le new deal revisité - Institut de l`entreprise
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Politiques économique Le New Deal revisité Florin Aftalion 1 Professeur émérite à l’Essec Si l’idée selon laquelle les hommes n’apprennent rien de l’histoire est trop pessimiste, il faudrait se demander s’ils apprennent toujours la vérité 2. Un tel questionnement est particulièrement approprié s’agissant de la nature et des résultats de la politique du président Roosevelt au cours de la crise des années 1930. F ranklin D. Roosevelt entre à la Maison-Blanche le 4 mars 1933. Que vat-il faire alors que le chômage atteint 25 % de la population active et que la production industrielle n’est plus qu’à la moitié de son niveau de 1929 ? Pendant la campagne électorale, il avait promis une « nouvelle donne » (un New Deal) dont le contenu restait à définir. Mais, surtout, il avait pris un engagement très précis, l’élimination du déficit budgétaire laissé par son prédécesseur ! Le brain trust et les cent jours Sans doute Roosevelt comptait-il sur le brain trust réuni autour de lui pour concrétiser son programme. Néanmoins, ses conseillers, choisis parmi les plus brillants esprits des États-Unis, étaient loin de s’accorder entre eux. Le juge à la Cour suprême Louis Brandeis et son disciple Felix Frankfurter voyaient dans les monopoles et les trusts des concentrations de pouvoirs qu’il fallait morceler. Raymond Moley et ses collègues universitaires défendaient des points de vue opposés. Pour eux, le rétablissement de l’économie passait par la régulation étatique des entreprises et un contrôle de la concurrence. Une forme d’interventionnisme plus autoritaire était préconisée par l’agronome Rexford Tugwell, fortement sceptique quant au fonctionnement des marchés et admirateur de la planification soviétique. En fin de compte, qui allait-il écouter ? 1. Auteur de Crise, Dépression, New Deal, Guerre, Economica, 2012. 2. Friedrich Hayek, Capitalism and the Historians, University of Chicago Press, 1963. 116 • Sociétal n°79 1-Societal 79_interieur.indd 116 16/01/13 16:37 Le New Deal revisité Ayant convoqué le Congrès en une séance extraordinaire, Roosevelt consacra les premiers cent jours de sa présidence à une activité législative frénétique. Aucun fil directeur ne semble avoir alors guidé son action. Son pragmatisme lui fit prendre toute une série de décisions, certaines heureuses, d’autres qui le furent beaucoup moins. Naissance de la TVA Parmi les réalisations du New Deal, celle de la Tennessee Valley Authority (TVA) est souvent citée comme inspirée par des idées keynésiennes. Mais qu’en est-il vraiment ? Des entrepreneurs privés avaient depuis le début du siècle conçu et financé les centrales électriques qui fournissaient à l’Amérique – particulièrement à ses grands centres urbains – l’énergie nécessaire à son développement économique. Chez les hommes politiques qualifiés de progressistes (progressives), la génération et la distribution d’électricité par des entreprises privées étaient à proscrire. Roosevelt partageait ce point de vue. Il se trouve qu’au cours de la Première Guerre mondiale le gouvernement fédéral avait entrepris la construction d’un complexe hydroélectrique à Muscle Shoals, sur la rivière Tennessee. Destiné à l’origine à la production d’explosifs, il ne fut en fait achevé qu’une fois la paix revenue, ce qui rendait sa finalité incertaine. Le sénateur George Norris s’était fait le champion de sa prise en main par les autorités de Washington, mais s’était heurté à l’intransigeance des présidents Coolidge et Hoover, les prédécesseurs de Roosevelt. Tout allait changer avec ce dernier. Parmi les réalisations du New Deal, celle de la Tennessee Valley Authority (TVA) est souvent citée comme inspirée par des idées keynésiennes Le 10 avril 1933 – en pleine période des « cent jours » –, le nouvel occupant de la Maison-Blanche annonçait au Congrès son intention d’établir une entreprise publique d’un type nouveau dépendant directement de la présidence et chargée de générer et de distribuer de l’électricité bon marché. Avantages supplémentaires, 1 1-Societal 79_interieur.indd 117 er trimestre 2013 • 117 16/01/13 16:37 Politiques économique cette entreprise contrôlerait les cours des rivières dans le Tennessee et dans six États voisins, fabriquerait des engrais, lutterait contre l’érosion des sols et la déforestation, creuserait une voie navigable, développerait des zones récréatives, attirerait des industries dans la région et contribuerait à l’amélioration des conditions de vie dans un territoire déshérité, gravement atteint par la Grande Dépression 3. Le Congrès allait voter la création de la TVA dès le 18 mai. Les progressistes étaient comblés. Insistons bien sur le fait que la relance de l’économie américaine au moyen de dépenses et de déficits n’apparaît pas dans les objectifs du président. En 1933, les investissements publics dans des infrastructures n’étaient conçus que pour bénéficier à des catégories bien déterminées de la population et, dans le cas de la TVA, pour supplanter la production privée d’électricité. L’idée que des investissements publics puissent constituer un but par eux-mêmes – celui de relancer l’économie – restait à venir. Roosevelt, Keynes et les politiques keynésiennes En 1933, Keynes publiait The Means to Prosperity, ouvrage où apparaissait sa nouvelle prescription pour vaincre le chômage : augmenter au maximum les dépenses publiques pour les substituer aux dépenses privées défaillantes. Une telle idée n’est alors pas vraiment répandue chez les économistes américains pour lesquels Keynes est encore peu connu. Il ne l’est pas du tout parmi les membres du brain trust rooseveltien dont aucun n’a de formation d’économiste. La TVA implique bien des dépenses fédérales, mais certainement pas, répétons-le, dans un objectif de relance. D’ailleurs, aucune des autres mesures des cent premiers jours n’implique de dépenses massives, bien au contraire, Roosevelt s’efforçant d’équilibrer son budget, y compris par la réduction de 15 % des salaires des fonctionnaires fédéraux La TVA implique (mesure évidemment contraire à la hausse du poubien des dépenses voir d’achat préconisée par Keynes). fédérales, mais certainement pas, dans un objectif de À la fin de sa session exceptionnelle, le Congrès relance vota le National Industrial Recovery Act (Nira), « la loi la plus importante jamais votée » (Roosevelt dixit). Elle prévoyait que les firmes, grandes et 3. David M. Kennedy, Freedom from Fear, Oxford University Press, 1999. 118 • Sociétal n°79 1-Societal 79_interieur.indd 118 16/01/13 16:37 Le New Deal revisité petites, de chaque branche industrielle détermineraient par concertation avec les syndicats les prix et En 1933, Keynes a les salaires les concernant. Les « codes » ainsi obtemontré dans une lettre ouverte au nus s’imposeraient à toutes les entreprises d’un secprésident américain teur, une police spéciale veillant à leur application, que le New Deal les contrevenants pouvant être sévèrement punis. s’était en fait donné L’idée, derrière cette législation, était qu’elle deux objectifs contradictoires : la empêcherait la concurrence et maintiendrait des reprise économique prix élevés, donc, d’après des conseillers tels que et les réformes Moley, un pouvoir d’achat également élevé. Le sociales. Nira provoqua de nombreux mécontents et finit (en mai 1935) par être aboli par la Cour suprême qui le jugea inconstitutionnel. Comme nous le verrons plus loin, Keynes le trouva, lui, antiéconomique. La tournure prise par le New Deal – en particulier la création des cartels par le Nira – inquiétait Felix Frankfurter. Professeur de droit visitant à Oxford au cours de l’année académique 1933-1934, admirateur et ami de Keynes, il aurait voulu que celui-ci explique à Roosevelt ce qu’il devait faire et ne pas faire. Keynes, qui s’était tu jusqu’alors sur ce sujet, publia le 31 décembre 1933 dans le New York Times une lettre ouverte au président américain. Il y montrait que le New Deal s’était en fait donné deux objectifs contradictoires : la reprise économique et les réformes sociales. Or, le Nira était un programme de réforme déguisé en programme de reprise reposant sur des idées fausses. Dans sa lettre, Keynes expliquait que la reprise signifiait l’augmentation de la production. La hausse des prix découlait naturellement d’une production en hausse. Mais essayer de faire grimper les prix en restreignant la production était l’inverse de ce qu’il fallait faire 4. Il fallait donc abroger le Nira. En juin 1934, Keynes rendit une brève visite à Roosevelt. Celui-ci confia à Frances Perkins, sa secrétaire au Travail d’alors : « J’ai vu votre ami Keynes. Il m’a laissé un tas de chiffres. Ce doit être un mathématicien plutôt qu’un économiste. » Quant à Keynes, il avoua à la même Perkins qu’il avait cru le président « économiquement plus instruit ». Au cours du même voyage à New York et à Washington, en plusieurs occasions, Keynes expliqua à ses interlocuteurs que si les dépenses fédérales, qui à l’époque avoisinaient, croyait-on, 300 millions de dollars par mois, étaient aug4. Robert Skidelsky, John Maynard Keynes, The Economist as Savior, 1920-1937, Penguin Books, 1992. 1 1-Societal 79_interieur.indd 119 er trimestre 2013 • 119 16/01/13 16:37 Politiques économique mentées à 400 millions, les États-Unis connaîtraient une reprise satisfaisante. Or, il apparaît aujourd’hui que les dépenses du gouvernement américain en 1934 se montaient en moyenne à 545 millions de dollars par mois 5. Cette somme est donc bien supérieure à celle que Keynes estimait nécessaire ! En 1936, Roosevelt remporte les élections avec un score encore jamais atteint par un candidat à la présidence des États-Unis. L’une des raisons de ce succès tient à l’espoir suscité par l’évolution de l’économie. Depuis quatre ans les principaux indicateurs s’étaient améliorés, sans toutefois avoir atteint leur niveau d’avant la dépression. Le taux de chômage se situait encore à 13 % au moment des élections. Ce succès tout relatif était considéré par Roosevelt comme celui du New Deal. Les mesures d’urgence ayant donné leurs fruits après avoir coûté très cher, il était temps de revenir à un budget en équilibre. Cet objectif auquel le président tenait beaucoup ne devait jamais être atteint. En octobre 1937 un krach boursier allait marquer le début d’une nouvelle crise qui vit l’économie américaine s’effondrer encore plus rapidement qu’après octobre 1929. Quelles pouvaient être les causes de cette crise dans la crise ? Dans l’entourage du président on les attribua soit à une « grève des investisseurs », soit à la toute-puissance des monopoles. Il en résulta un renforcement appréciable des mesures antitrust et de la rhétorique anti-business 6. En 1938, il adressa une lettre personnelle à Roosevelt pour l’inciter à dépenser davantage et non à revenir à l’équilibre budgétaire Keynes ne partageait pas ces points de vue. En février 1938, il adressa une lettre, cette fois-ci personnelle, à Roosevelt pour l’inciter à dépenser davantage et non à revenir à l’équilibre budgétaire comme il le souhaitait. Et aussi à se montrer plus conciliant avec le monde patronal. En février 1936, Keynes avait publié la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Des idées déjà connues par ses proches y sont dévoilées au public des spécialistes. Dans l’administra- 5. Historical Tables, dans The Budget for Fiscal Year 2008. 6. Il est probable que la véritable cause de la « crise dans la crise » résidait dans une réglementation obligeant les banques à augmenter leurs réserves obligatoires et, par conséquent, à diminuer leurs crédits à l’économie. 120 • Sociétal n°79 1-Societal 79_interieur.indd 120 16/01/13 16:37 Le New Deal revisité tion américaine, elles sont acclamées par plusieurs jeunes fonctionnaires. Mais elles trouvent également des opposants parmi les tenants de l’orthodoxie budgétaire (dont le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau). Roosevelt tergiverse, donnant raison tantôt aux uns tantôt aux autres. En fin de compte, au cours des années qui suivirent les déficits sont réduits et non aggravés puisqu’ils se montent à – 5,5 %, – 2,5 %, – 0,1 % de la production nationale respectivement en 1936, 1937 et 1938. Roosevelt n’a donc pas écouté Keynes. Ce que nous apprend l’histoire L’histoire nous apprend que Roosevelt tenait trop à l’équilibre budgétaire pour que ses conseillers réussissent à lui faire adopter les politiques préconisées par Keynes. En outre, il est peu probable qu’il en ait compris les fondements. Son but en engageant les dépenses importantes entraînées par la TVA était de promouvoir la production publique d’électricité et non de relancer l’économie du pays. Économie que le New Deal n’a d’ailleurs pas sortie de la crise. En effet, à la veille des élections de 1940, le chômage dépassait encore les 12 %, après avoir fluctué autour de 16 % pendant les huit années précédentes (loin des 3 % d’avant la crise), tandis que la production industrielle se situait 20 % en dessous de son niveau de 1929 (alors que la population avait augmenté de 10 %). L’échec du président Roosevelt selon Keynes : l’absence La raison de l’échec du président Roosevelt a été d’une politique donnée par Keynes lui-même : l’absence d’une polivisant la reprise tique visant la reprise économique et, en revanche, économique et l’adoption de l’adoption de mesures réduisant la concurrence et mesures réduisant 7 contrariant de ce fait cette reprise – telle le Nira la concurrence et qui faisait croître le coût du travail. contrariant de ce fait cette reprise Difficile dans ces conditions de prétendre que Roosevelt était keynésien et que le New Deal fut un succès. 7. Du moins jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis lorsque, dans des conditions particulières, de nouvelles politiques économiques sont mises en œuvre. 1 1-Societal 79_interieur.indd 121 er trimestre 2013 • 121 16/01/13 16:37