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no15 − février 2014 actualités des Lettres et du LIvre en Nord − pas de calais à la bonne santé du CRLL ! V oilà un titre bien banal, un marronnier de saison comme disent les journalistes. Pourtant, en ce début d’année, je suis bien obligé de former ce vœu pour notre Centre régional des Lettres et du Livre. Dans mon dernier éditorial, je vous annonçais mon départ pour des raisons d’éthique et de morale, à l’aune de ma nouvelle fonction diplomatique. Parti par la porte, me voici à nouveau dans la maison en passant par la fenêtre ? Non, je partirai bien mais les membres du conseil d’administration m’ont demandé de prolonger le mandat de quelques mois afin de bien terminer le transfert dans nos nouveaux locaux (et les inaugurer) toujours à la Citadelle d’Arras, tout en préparant la succession dans l’intérêt de tous les acteurs de la chaîne du livre. J’écris bien de tous. Ceci étant dit et écrit, passons à ces fameux nouveaux locaux. Je dois d’abord saluer nos partenaires institutionnels, notamment la Direction régionale des affaires culturelles et le Conseil régional Nord – Pas de Calais, sans oublier le Département du Pas-de-Calais et le Département du Nord. Quant à la Communauté urbaine d’Arras qui pilote la rénovation de l’ensemble du site de la Citadelle, je tiens à féliciter toute l’équipe, du président Philippe Rapeneau à l’électricien, en passant par tous les services administratifs et techniques. Nous avions déjà un lieu prestigieux, nous voici désormais installés dans des locaux ultra-modernes. Mes successeurs auront à gérer un magnifique outil et un personnel qualifié remarquable. Les veinards ! Dans ce numéro d’Eulalie, vous découvrirez la densité éditoriale de notre région ainsi que quelques portraits. Vous apprécierez Nathalie De Meulemeester, directrice de RavetAnceau, jeune femme dynamique tournée vers l’avenir. Vous découvrirez Francis Marcoin, président de l’Université d’Artois et spécialiste de la littérature jeunesse. Vous vous régalerez du papier de Thierry Spas qui vous fera voler avec Saint-Exupéry… audessus d’Arras au début de la Seconde Guerre mondiale. Fabuleux ! Bonne année à tous, Directeur de la rédaction : Léon Azatkhanian Rédaction : Paul Aron, Faustine Bigeast, Geoffroy Deffrennes, Gaëtane Deljurie, Clotilde Deparday, Jean-Marie Duhamel, François-Xavier Farine, Marie-Laure Fréchet, Alexandre Haslin, Stéphanie Morelli, Caroline Pilarczyk, Paul Renard, Thierry Spas, Corinne Vanmeris, Aurélien Zaplana. L’article « Les sources belges de Dracula » est publié en partenariat avec Le Carnet & Les Instants, une revue éditée par le Service des Lettres et du Livre de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Secrétariat de rédaction : Caroline Pilarczyk Correctrice : Amélie Clément-Flet Photos : CRLL sauf mention contraire Diffusion : Affichage et Diffusion (Dunkerque), Culture et Communication (Lille). Avec le soutien des médiathèques départementales du Nord et du Pas-de-Calais Mise en page : Jane Secret Conception graphique : TL3> Alexie Hiles/ Sébastien Morel/Eric Rigollaud Imprimeur : Imprimerie Jean-Bernard, adhérent Imprim’vert, sur un papier certifié PEFC (provient de forêts gérées durablement) ISSN : 2101-5198 Dépôt légal : février 2014 La rédaction n’est pas responsable des articles qui lui sont envoyés spontanément. Couverture : « Sans titre 5 », Sylvain Dubrunfaut, 2011 Henri Dudzinski Président du CRLL Nord – Pas de Calais Eulalie la revue est une publication du Centre régional des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais, association loi 1901 Directeur de la publication : Henri Dudzinski Conseil d’administration : Membres de droit : Conseil régional Nord – Pas de Calais, Direction régionale des affaires culturelles Nord – Pas de Calais, Conseil général du Nord, Conseil général du Pas-de-Calais, Artois Comm., Communauté urbaine d’Arras. Membres associés : association Libr’Aire, groupe Nord – Pas de Calais de l’association des bibliothécaires de France (ABF), association des éditeurs du Nord – Pas de Calais. Membres élus : David-Jonathan Benrubi (médiathèque d’agglomération de Cambrai), Daniel Boys, Henri Dudzinski, Jean-Marc Flahaut, Philippe Gauchet, Stéphane Gornikowski (Compagnie générale d’imaginaire), Nathalie de Meulemeester (éditions Ravet-Anceau), Michel Quint. équipe : Léon Azatkhanian (directeur), Élisabeth Bérard (chargée d’administration), Caroline Pilarczyk (chargée d'information print/web), Aurélien Zaplana (chargé de mission). CRLL Nord – Pas de Calais : Quartier des 3 Parallèles, La Citadelle, Avenue du Mémorial des Fusillés, 62 000 Arras, [email protected] / www.eulalie.fr Le CRLL est subventionné par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles, le Conseil régional Nord – Pas de Calais, le Conseil général du Pas-de-Calais, le Conseil général du Nord. Il reçoit le soutien de la Communauté urbaine d'Arras. 2 Certifié PEFC. Provient de forêts gérées durablement www.pefc-france.org SOMMAIRE ¶ 4 26 38 Des auteurs et des livres l'autoédition, étincelle numérique patrimoine Parutions : Simon Allonneau, Denis Cordonnier et Philippe Frutier, Gérard Farasse, Naoya Hatakeyama, Didier Hermand, Blandine Lejeune, Bruno Martin, Zagam Milek, Laurent Petit, Michel Quint, Lucien Suel, Jean-Pascal Vanhove, Patrick Varetz, Dominique Viart. Les revues en revue 12 Dans l'enfer très capitonné des bibliothèques Dans ces lieux publics que sont les bibliothèques, la question s’est toujours posée de savoir comment gérer les ouvrages libertins, voire simplement coquins. Longtemps jugés sulfureux, ils redeviennent fréquentables. Et sortent d’un enfer désormais pavé de bonnes intentions. 20 édition/librairie LettMotif Jean-François Jeunet a fait naître une maison d’édition dédiée à l’amour du cinéma en général et aux scénarios en particulier. Libraire, contre vents et marées À l’heure où plusieurs librairies calaisiennes ont fermé leurs portes, une enseigne voisine, La Mouette liseuse, créée par Manuel Tinoco Vilchez, fait figure de résistante. Interview : Nathalie de Meulemeester On connaît l’enseigne depuis 1853. Les éditions RavetAnceau sont désormais en pleine ascension avec une collection phare, Polars en Nord. En pointe dans le monde anglo-saxon, fruit de la métamorphose numérique que connaît le livre, l’autoédition progresse en France et bouscule la pratique des acteurs traditionnels. Pour mieux comprendre les enjeux de ce nouveau circuit, il convient de l'interroger. 30 la seconde vie des livres Les bibliothèques sont de plus en plus nombreuses à organiser des ventes de livres désherbés. Pourquoi les voit-on désormais prendre largement place sur le marché du livre d’occasion ? 32 et aussi dans l'actualité Interview : Francis Marcoin Francis Marcoin, président de l’université d’Artois, mais surtout spécialiste de l'édition jeunesse, nous raconte un peu cette littérature d’un genre particulier, qui fera l'objet d'une journée d'étude le 11 février à Douai. Le Nord – Pas de Calais se livre Depuis 2012, les membres de l’association des libraires et ceux de l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais se retrouvent autour de l’opération « Le Nord – Pas de Calais se livre ». Interview : Frédéric Lambin En octobre dernier, le CESER a publié « Livre: mode d’emploiS en Nord – Pas de Calais », un rapport qui interroge la place du livre en région. Frédéric Lambin, rapporteur à l’origine de cet appel, a répondu à nos questions. René Ghil René Ghil, poète d’avant-garde avant la lettre, renoua avec la tradition de la poésie scientifique en composant une ample cosmogonie. Antoine de Saint-Exupéry L’auteur du Petit Prince fit connaître le nom de la ville d’Arras outre-Atlantique en y publiant la version américaine de Pilote de Guerre sous le titre Flight to Arras. éloge des loges Patrice Desdoit signe un ouvrage sur l’histoire du théâtre Sébastopol de Lille, ainsi que sur les plus remarquables théâtres de la région. 44 Belgique Les sources belges de Dracula à en croire l'historien Matei Cazacu, le Dracula de Bram Stoker pourrait avoir fait un détour par... la Belgique, pour s'aiguiser les canines. Jozef Bielik n’est pas un héros C’est un petit livre d’à peine soixante pages que l’historien belge Jean-François Füeg dédie à son grandpère, Jozef Bielik. Beau et envoûtant. 50 Actualité du CRLL état des lieux de la librairie et de l'édition, Les rencontres du CRLL : autour de la scénographie, prochains rendez-vous..., Les (co)éditions du CRLL : Guide de la formation continue destiné aux Bibliothèques territoriales du Nord – Pas de Calais... 3 ¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES roman jeunesse La Loge des âmes Zagam Milek Dofus Bruno Martin La Loge des âmes est une œuvre qui ne se laisse pas saisir d’emblée par le lecteur. Semblable à un roman gigogne, elle n’emboîte pas moins de trois histoires les unes dans les autres. Ses pre- mières pages nous plongent ainsi au cœur du XIVe siècle, dans l’univers d’Abraham le Juif, alchimiste douaisien et auteur d’un mystérieux livre éponyme, tandis que les suivantes nous ramènent au temps présent, sur les pas du romancier lui-même. Zagam Milek y narre la quête dans laquelle il se trouve entraîné presque malgré lui, quête qui débute par la découverte du journal intime de François Jollivet-Castelot, autre alchimiste douaisien, et se poursuit par celle d’une loge secrète, initiée à l’occultisme. De récit historique, La Loge des âmes devient donc rapidement thriller ésotérique, sinon fantastique. Mais, étonnamment, elle ne ménage pas le suspense à la manière de ce genre. Elle évolue à un rythme qui lui est propre, alternant passages lents, voire indolents, et passages plus rapides. Ce sont ces derniers, tantôt narratifs, tantôt introspectifs, qui lui confèrent sa valeur. Bousculant quelque peu les esprits cartésiens, ils parviennent, en effet, à lui imprimer une intensité appréciable. Faustine Bigeast Engelaere éditions mai 2013 ISBN : 978-2-917621-24-0 192 pages – 12 € biographie L’abbé Lemire Jean-Pascal Vanhove L’abbé Jules Lemire est surtout connu pour la création des jardins ouvriers. C’est oublier qu’il fut député d’Hazebrouck pendant trente-cinq ans (de 1893 à 1928) et qu’il défendit à la Chambre des 4 positions que l’on dirait maintenant centristes : il acceptait la République et défendait les positions de l’Église. Également maire d’Hazebrouck, il dirigea la reconstruction de la ville après la Première Guerre mondiale. Jean-Pascal Vanhove, s’appuyant avec sérieux sur la presse locale et nationale, sur la correspondance et le journal intime de l’abbé Lemire, consultés aux Archives municipales d’Hazebrouck, dresse, en tenant compte de la vie privée comme de la vie publique, un portrait attachant d’un ecclésiastique républicain, souvent critiqué par sa hiérarchie (évêques et pape), et il situe le trajet de celui-ci dans une époque où les affrontements entre laïcs et catholiques furent souvent violents. L’ouvrage est préfacé par Martin Hirsch, « ancien président d’Emmaüs France », qui fait un parallèle entre l’abbé Lemire et l’abbé Pierre, deux représentants du catholicisme social, et qui souhaite qu’apparaissent des successeurs à ces deux prêtres démocrates. Et si Ankama remettait au goût du jour le « livre dont vous êtes le héros » ? Très en vogue dans les années 80, le genre a progressivement perdu son public, se voyant voler la vedette par le jeu vidéo. Pourtant Ankama prend le chemin inverse en adaptant son jeu de rôle en ligne Dofus au genre romanesque. Premier tome d’une saga inédite, Les vents d’ émeraude entraîne le lecteur dans la quête de l’un des précieux œufs de dragon, le Dofus Emeraude. Selon le principe du livre-jeu, plusieurs choix sont proposés à la fin de chaque chapitre, personnalisant ainsi l’aventure. Imaginé par le scénariste et concepteur de jeux vidéo Bruno Martin, alias Halden, ce premier tome initiera peutêtre quelques gamers au monde du livre. Paul Renard Marais du Livre Éditions septembre 2013 ISBN : 978-2-9143-2711-4 373 pages – 22 € Alexandre Haslin Éditions Bayard Jeunesse octobre 2013 ISBN : 978-2-7470-4615-2 400 PAGES – 12,50 € DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ Beau-Livre Alchimie du Nord – Pas de Calais Denis Cordonnier et Philippe Frutier © Philippe Frutier C dr omment prendre son envol comme photographe à 38 ans, sans la moindre formation technique, après un métier de commercial dans l’innovation technique ? Eh bien… en volant vraiment. Plus exactement, en pilotant un ULM 3 axes, avec des yeux émerveillés braqués sur sa région natale, le Nord – Pas de Calais. Tel est Philippe Frutier Philippe Fruitier, fils d’agriculteurs de Rueil Saint-Martin, dans le Pas-de-Calais, qui se lança dans la photographie en 1996. L’Arrageois s’est ainsi spécialisé en photo aérienne. D’abord pour des collectivités, puis depuis 2007, pour le bonheur des éditions Degeorge qui l’ont révélé au grand public et ont publié cinq de ses sept « beaux-livres ». L’année 2013 s’est achevée à tire-d’aile : du 15 octobre au 17 décembre, Philippe Fruitier a publié Le Bassin minier vu du ciel aux éditions OuestFrance, puis Alchimie du Nord – Pas de Calais et enfin Visages et paysages, agriculture en Nord – Pas de Calais. L’Arrageois ne se reconnaît pas d’influences dans le métier. Sa passion n’a rien à voir avec les livres d’un Arthus-Bertrand. Le Nordiste a commencé à voler en 1992, soit sept ans avant que le médiatique reporter publie son best seller La Terre vue du ciel. « Tout de suite, j’ai ainsi redécouvert nos paysages, plages, champs, abbayes… Je suis curieux de tout, du patrimoine, de la nature. Selon moi il existe autant de photographes que de regards. L’appareil photo est un prolongement de l’œil. Je cours après les découvertes, après les lumières… » Pour saisir ces points de vue imprenables ou insoupçonnables, il faut se ruer sur la cinquantaine de journées dans l’année offrant une météo favorable. Philippe pilote son ULM, puis passe les commandes à un co-pilote au moment des prises de vue numériques. Au-dessus des villes, règlement oblige, l’avion ou l’hélicoptère s’impose, muni d’autorisations. La rencontre avec Denis Cordonnier, créateur des éditions Degeorge, a donné un élan au photographe. « Je venais de lancer ma maison d’édition avec un ouvrage sur la restauration du théâtre d’Arras, puis un autre sur la Bataille d’Arras, se souvient le patron de l’agence de communication Cituation. Nous avons enchaîné avec le premier livre sur le Nord – Pas de Calais vu du ciel, vendu depuis à 12 000 exemplaires. » Ce nouvel opus renouvelle le regard, privilégiant les mutations du territoire, cette alchimie qui donne son titre au livre mais qui reflète réellement la transformation d’un territoire, fascinant visiblement le Nordiste fier de ses racines : l’artiste fut ainsi le premier à photographier du ciel le Bassin minier, offrant de saisissants plans graphiques. « Je suis content que le dossier de candidature Unesco se soit appuyé en partie sur mon travail ! » Geoffroy Deffrennes Photographies : Philippe Frutier Textes : Denis Cordonnier éditions Degeorge novembre 2013 ISBN : 978-2-9169-9219-8 35 € 5 ¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES roman insolite Veuve noire Michel Quint La Ville sur le divan Laurent Petit Novembre 1918. Dans la triste liesse de l’armistice, tandis que l’on porte en terre Guillaume Apollinaire, Léonie, jeune veuve et journaliste débutante, naviguant dans les milieux de la bohème artistique et littéraire se trouve propulsée dans une enquête au long cours flanquée d’un photographe de presse joliment nommé Rameau. Disparitions, fantômes surgis des tranchées à chaque coin de rue, trafics, Michel Quint revient à ses fondamentaux du suspense avec ce polar noir sur fond de bleu horizon, comme la Chambre du même nom élue en 1919, « celle qui, justement, n’a aucun horizon ». écriture rugueuse, personnages complexes et attachants, intrigues à nœuds multiples, le romancier livre ici du solide, se jouant avec maestria de l’histoire de ces années 1918-1919 – dont il connaît parfaitement tous les soubresauts et toutes les émotions – et de la fiction, où le lever de rideau sur un monde nouveau en train d’émerger dans la douleur et les sacrifices ne masque pas les perversions des filous et des moins que rien. Jean-Marie Duhamel L’Archipel octobre 2013 ISBN : 978-2-8098-1255-8 230 PAGES – 17,95 € Ce livre prête à sourire ou à la grimace, façon « pour » ou « contre » dans Télérama. Des choses sérieuses passées au filtre du canular. Des concepts urbains soumis au tamis des névroses. L’auteur ? Un fils de médiéviste devenu ingénieur télécoms chez Matra puis comédien au théâtre de rue, puis psychanalyste ! Laurent Petit s’est lancé dans l’étude psy des villes du monde entier, un peu comme le chanteur Sufjan Stevens voulait composer un disque par état américain. Délire ? Si vous détestez les abus de points d’interrogation et d’exclamation, le style de l’ancien Lillois vous lassera. Dans ce cas, reste à picorer les instants d’humour à la Desproges qui parsèment ce livre. Petit taquine les sigles de nos urbanistes, l’A NRU devient l’ANPU, l’agence nationale de psychanalyse urbaine. La ZOB n’est autre que la zone d’occupation bucolique. Plus proche de nous, le voilà qui décortique en krypto-linguistique les noms de Roubaix, Tourcoing et Wattrelos. Chez Petit, le jeu de mots fait sens : ainsi, nous, journalistes, nous appliquant à gloser sur le CETI, ce Centre européen des textiles innovants supposé relancer la zone de l’Union à Roubaix-Tourcoing, nous adopterions volontiers son Centre extraordinaire des textiles incroyables. Une méthode Coué poétique. Geoffroy Deffrennes La Contre Allée octobre 2013 ISBN : 978-2-9178-1720-9 320 pages – 20 € nouvelles Flacons, flasques et fioles Lucien Suel éditions Louise Bottu 2013, ISBN : 979-10-92723-03-8 86 pages – 12 € 6 Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivres… que. Un brin d ’espièglerie qu’appréciera sans doute le facétieux Lucien Suel, pour résumer son dernier ouvrage. Si la dive bouteille est bien au centre de certaines de ses « histoires courtes », l ’auteur emmène surtout son lecteur dans son univers autour du thème du contenant/ contenu. Des textes gigognes, truffés de références, qu’on eut qualifiés dans un autre siècle de fantaisies littéraires. Récits à la manière d’une nouvelle, court dialogue ou monologue intérieur, Lucien Suel s’amuse. Au fil de ces quatre-vingts pages qui s’avalent cul sec, on garde en mémoire le touchant « Idiot d’Arras » ou le brillant « Bukowski au terril », efficace comme un shot de vodka. Lucien, la même chose ! Marie-Laure Fréchet DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ critique littéraire Usages du livre Gérard Farasse Gérard Farasse, dans la préface de ce recueil d’articles, fait son autoportrait de lecteur : il aime dresser et recopier des listes, feuilleter des catalogues ; est attiré par les images qu’il reproduit par des mots ; a des goûts divers pour des auteurs « singuliers » qu’il aborde par l’attention au détail et par la digression ; il est entraîné par le « principe de plaisir » venant de l’enfance et, peut-être, de l’amour maternel. Les textes, regroupés en quatre parties : « Voyager », « Dénombrer », « Rêver », « Interpréter », reflètent cet autoportrait. Consacrés à Nicolas Bouvier, à Quignard (Le Salon de Wurtenberg), à Pierre Dhainaut, à la Bibliographie de la France ou Journal général de l’imprimerie et de la librairie, à Cendrars (Feuilles de route), à Thomas Bernhard (deux récits : « La casquette » et « La cape de loden »), à la biographie, aux collages de Philippe Lemaire, à Sollers, à Pierre Michon vu par Jean-Pierre Richard, à Philippe Bonnefis et, enfin, à Claude Esteban légendant les tableaux de Hopper, ils manifestent une culture personnelle qui, parfois, est liée à l’amitié (ainsi, envers Philippe Bonnefis, qui vient de nous quitter) et une variété de goûts qui donne lieu à des promenades dans la poésie et dans la prose, dans la paralittérature et les œuvres classiques, dans l’écrit et dans l’image. Farasse clôt sa préface en se montrant en train de choisir un livre dans sa bibliothèque ; il commence à le lire et se produit alors un miracle : « Le livre endormi se réveille. Le lecteur vient de toucher un corps : celui de la Belle au bois dormant. » à lire Usages du livre, nous réveillons à notre tour les auteurs que Farasse nous aide à aimer. Paul Renard Presses Universitaires de Paris juillet 2013 ISBN : 978-2-84016-162-2 203 pages – 22 € histoire littéraire Anthologie de la littérature contemporaine française Dominique Viart Bien sûr on pourrait être professeur de lettres. Dans ce cas le livre, coédité par le CNDP, serait un ouvrage de référence destiné à enrichir un cours, voire à alimenter le plaisir de lire des auteurs contemporains chez des lycéens et étudiants parfois occupés à tout autre chose. Ce serait sans compter l’immense satisfaction qu’il y a à se plonger dans une anthologie, à pratiquer le saut de puce ou à s’essayer au grand écart. Et là, le dernier ouvrage de Dominique Viart, essayiste et professeur de littérature française, est une pépite pour tous. Il consacre cette anthologie (qui couvre 1980 à nos jours) à la littérature « déconcertante », composée de livres « inattendus qui amènent le lecteur à entrevoir des choses proprement iné- dites : des univers méconnus, des expériences singulières, portées par des voix à nulles autres pareilles, des phrasés inouïs ». La première partie décrit la queue de comète de la littérature de l’après-guerre, avec des auteurs ayant fait évoluer le formalisme de leur œuvre dans ces années 80 : Sarraute, Robbe-Grillet, Duras ou Modiano. Dans la deuxième partie, on trouvera ceux qui, aux yeux de Dominique Viart, ont le plus inventé, Carrère, Bon ou Ernaux, s’affranchissant du passé pour trouver leur voix. Enfin, avec Darrieussecq ou Philippe Forest, Dominique Viart analyse des œuvres en devenir, souvent plus libres que celles de leurs aînés. Pour chaque auteur, une courte biographie et l’extrait d’un texte « parlant » nous donnent à lire et à comprendre. Avec cette anthologie, D. Viart ne déroge pas à sa ligne : la littérature f rançaise contemporaine, ouverte au monde, est riche. Corinne Vanmerris A. Colin et Scéren CNDP octobre 2013 ISBN : 978-2-2002-8723-8 296 pages – 39 € 7 ¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES poésie Premier mille Patrick Varetz C’est le genre de projet qui vous tombe dessus un matin et contre lequel on ne peut rien si ce n’est se plier à l’impératif catégorique. Non pas écrire un poème, mais mille. Comme un chiffre canonique, un cap qui vaille seul d’être franchi. « J’ai pensé n’en voir jamais le bout, explique Patrick Varetz. Mais c’était la possibilité de pouvoir écrire un peu chaque jour, sans devoir m’asseoir à ma table quatre ou cinq heures, comme lorsqu’on écrit un roman. » C’est d’ailleurs le roman (et la signature avec l’éditeur P.O.L.) qui a déclenché la poésie. « C’était un an avant Jusqu’au bonheur. Elle avait toujours été en moi. Je me suis alors autorisé à l’écrire. » D’emblée, la for me s’est imposée. Poèmes numérotés, présentés sur deux colonnes, titre en bas de page. Métrique réduite à la seule longueur des vers, redécoupés après le premier jet. écriture frag- mentaire ou plutôt long poème fragmenté. « Je glisse le texte dans un corset, mais je veux que l’on sente les vertèbres. » écriture de nuit, du matin. En venant et revenant toujours sur les mêmes obsessions. Le père, « qui mange tes mots », la mort, la maladie. Avec l’urgence d’occuper non seulement le temps qui passe, mais aussi l’espace. Physiquement. Les deux cents premiers poèmes ayant d’ailleurs été présentés lors d’une installation, placardés au mur, dans le noir. On les découvrait à la lueur d’une lampe frontale. Une façon pour l’auteur de montrer ses « ténèbres intérieures et le chaos des ori- gines ». Car s’il se dissimule derrière le « tu », Patrick Varetz revendique une poésie lyrique. « Je parle de l’âme et du cœur. Et en partageant mon intimité, je cherche à toucher celle de l’autre. C’est l’inverse des lieux communs, qui eux ne parlent à personne. » L’exercice, lui, suit son cours, puisque deux cents autres poèmes sont déjà écrits. « Et je pense que je continuerai toute ma vie… » Marie-Laure Fréchet éditions P.O.L décembre 2013 ISBN : 978-2-8180-1933-7 528 pages – 29 € beau livre Kesengawa Naoya Hatakeyama Au Japon, après le tsunami de 2011, Naoya Hatakeyama retourne dans sa ville natale, 8 à la recherche de sa mère et de ses deux sœurs. Sur sa moto, il avance péniblement à travers les routes enneigées, en quête d'une trace, d'un espoir. Au bout du chemin il découvre l'absence : sa mère, sa ville, tout ou presque a été englouti dans la vague meurtrière. Après une exposition et un livre, Terrils, consacrés aux montag nes noires du Nord, le célèbre photographe publie chez Light Motiv Kesengawa. à travers un texte fleuve et des clichés personnels mais saisissants, il livre un témoignage intime, celui d'un survivant. Jusqu'à ce que s'achève le voyage, des photographies de Naoya Hatakeyama, prises bien avant la catastrophe, accompagnent le texte, comme autant de lieux et de visages convoqués car vivement espérés. Brutalement, les mots disparaissent pour laisser place aux images de ce qui n'est plus, de ce qui reste. Ce glissement, de visions ordinaires et sereines à celles de paysages fracassés, de ruines spectrales, mime avec justesse la traversée émotionnelle contée par l'auteur. En filigrane, l'œuvre interroge l'histoire des Hommes confrontés à l’arrachement et donne à son récit une portée plus universelle. Kesengawa, comme un livre mémoire, une confession poétique troublante. Caroline Pilarczyk Light Motiv novembre 2013 ISBN : 978-2-95379-085-6 136 pages – 35 € DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ roman roman Dernier tango à Lille Blandine Lejeune Le Marionnettiste Didier Hermand Le commandant Boulard reprend du service, pour une deuxième enquête pleine de profondeur. Après avoir pénétré le monde de la politique dans Embrouilles lilloises, il s’intéresse cette fois-ci de près à ceux de la psychanalyse et du tango. Car un thérapeute de renom est retrouvé sauvagement assassiné dans son cabinet du Vieux-Lille. Daniel Libbovitch, expert en maladies mentales et amateur de danse caliente, est un homme brillant. Un homme brillant, doublé d’un séducteur invétéré. Parce qu’il joue sans vergogne de son charme, il s’attire les inimitiés comme d’autres les amitiés. Sa femme Nadine, ses maîtresses d’hier et d’aujourd’hui, Barbara et Sonia, tous les membres de son entourage en somme, peuvent avoir désiré sa mort. Afin de rendre tangible les griefs de chacun à l’encontre de la victime, les rancunes que son comportement a nourries, et d’insinuer les possibles mobiles du crime, Blandine Lejeune use habilement du flash back, nous embarquant dans un distrayant et surprenant Cluedo. Faustine Bigeast Ravet-Anceau, octobre 2013 ISBN : 978-2-35973-362-4, 216 pages – 10,50 € Éprise de liberté, effarouchée à l’idée d’entraver celle d’autrui, Adèle aime David d’un amour muet, qu’elle se défend de déclarer au quotidien. Mais, peu de temps après avoir célébré cet amour à Venise, à défaut d’oser ne plus le taire, David disparaît sans explication, laissant Adèle seule face à ses interrogations et à ses contradictions. L’a-t-il quittée pour une autre ? Aurait-elle dû faire fi de ses craintes et lui dire combien il lui est essen- tiel ? Telles sont les questions qui la taraudent et la poussent à le retrouver. Au travers d’une intrigue a priori ordinaire, Didier Hermand sonde avec un savoirfaire évident les emballements du cœur qui unissent les êtres et les déceptions qui les désunissent. Témoignant d’une maîtrise indéniable de la narration, il mêle récits initiatique et policier pour mieux démêler les erreurs dans lesquelles on s’enferre. Si l’on peut regretter qu’il ne soit pas plus elliptique par moments, son Marionnettiste n’en est pas moins plaisant. Faustine Bigeast éditions Atria octobre 2013 ISBN : 978-2-918078-46-3 324 pages – 18 € poésie Un jour on a jamais rien vu Simon Allonneau Avec cette plaquette préfacée par Charles Pennequin, Simon Allonneau livre une écriture qui n’appartient qu’à lui : celle de brièvetés qui font mouche et de textes, plus amples, qui racontent, sous une apparente naïveté, des histoires quotidiennes. Bien qu’il s’agisse d’une première publication, ce jeune auteur de 28 ans a déjà un ton extrême- ment personnel. On rit jaune comme chez d’autres poètes adeptes de l’humour noir : André Frédérique ou Jean-Luc Caizergues. « On se serre la main pour savoir qui a la plus grosse main. » Ces poèmes dénoncent l ’absurdité du monde et l’horreur ordinaire. Ils font grincer la mort et rire l’auteur lui-même « agréablement étonné par la vie ». Leur non-conformisme et leur dérision éclatent à chaque page. Simon Allonneau publiera son premier recueil au Pédalo ivre en 2014. Il nous faudra, hélas, patienter jusque-là. François-Xavier Farine Polder no156 Coédition Décharge/Gros Textes juin 2013 ISBN : 978-2-35082-209-9 63 pages – 6 € 9 Les revues en revue RSH, la Revue des Sciences Humaines La Nouvelle Revue Moderne Géraldine Serbourdin, Sur un canapé d'encre Nouvelles sans récit, Une crise de la narration dans la fiction brève (1900-1939), No 35 no 312, décembre 2013 Ce numéro s’intéresse au premier vingtième siècle, en ce qui concerne la nouvelle, période injustement oubliée par la critique littéraire qui la perçoit comme une transition un peu atone entre Maupassant et le renouveau des années cinquante. Et pourtant ! Même si beaucoup d’écrivains se contentent de reprendre des recettes éprouvées, la nouvelle, dans l’ombre du roman, cherche sa voie, ses voix, tente de prendre ses distances avec l’encombrante tradition du siècle précédent. La nouvelle dans la première moitié du vingtième siècle se révèle être ainsi une formidable machine à déstabiliser le lecteur. ISBN : 978-2-913761-59-9 25 ¤ / www.septentrion.com 10 Galaxies No 26, novembre 2013 Le numéro 26 se consacre à la littérature italienne de l’imaginaire. Au programme, un demi-siècle de création. Le lecteur y trouvera « plusieurs des multiples facettes de cette littérature, jusqu’aux audaces de la dystopie et de l’extravagance, sans oublier la provocation, le sarcasme ou l’humour ». Des récits qui « font écho au questionnement qui fonde la sciencefiction : l’avenir de l’homme, des sociétés, de la planète et de l’univers »... ISSN : 1270-2382 11 ¤ / www.galaxies-sf.com Géraldine Serbourdin a choisi, dans ce numéro de la NRM qui lui est consacré, de placer ses mots sur des collages de Philippe Lemaire. Dans cette version moderne du palimpseste, il ne s’agit plus de gratter un texte antérieur pour le remplacer par un autre, mais de frotter les images et les mots. L’entrelacement des signes convoque la rencontre entre les temps, la culture, la mémoire des lieux, des livres, des paroles, des corps. Surgit alors un feu intérieur qui étincelle dans ces pages. « On n’invente jamais rien, mais mon geste redit l’origine du monde », écrit Géraldine Serboudin dans un texte/ manifeste. ISSN : 1632-1081 6 ¤ / http://nouvellerevuemoderne.free.fr écrit(s) du Nord No 23-24 Ce numéro propose une série d’échanges entre poètes, qu’ils soient de grands noms, de jeunes talents ou de modestes amateurs. Chacun a envoyé un poème et en a reçu un, sur lequel il écrit, du destinataire de son envoi. La question est, en somme : qu’accueillons-nous de l’autre quand nous le lisons, comment l’éprouvons-nous, que nous dit-il de lui, de nous ? Les pages suivantes font place à des nouvelles ou extraits de récits tous inédits, dus aussi bien à des voix nouvelles qu’à des auteurs reconnus. ISBN : 978-2-36469-030-1 12 ¤ / www.editionshenry.com Focus sur... L'Estracelle nord' Michel Butor No 62, décembre 2013 Butor est mond ialement célèbre depuis la parution de La Modification, en 1957. Mais il y a un paradoxe Michel Butor. Depuis dix ans, deux livres seulement ont été consacrés au dernier représentant du Nouveau roman, qui est aussi le plus grand écrivain français vivant. Autre paradoxe : on n’a jamais étudié l’imaginaire septentrional de Michel Butor, alors que l’auteur est né près de Lille et qu’il est fasciné par les grands créateurs belges, la culture allemande et le monde nordique. Le dernier numéro de la revue nord' vient combler cette lacune. Michel Butor a lui-même contribué au volume, avec trois poèmes dont un inédit et deux longs entretiens avec Bernard Noël et Mireille Calle-Gruber. ISBN : 978-2-913858-31-2 15 ¤ / www.revue-nord.com Pouvez-vous nous présenter la revue ? Arlette Chaumorcel : D’abord bulletin d’information, créé en même temps que la Maison de la Poésie, l’Estracelle doit son nom au manoir qui avait été, à l’époque, pressenti pour accueillir l’Association. Les premiers numéros comportaient trois rubriques de base : l’une à destination d’une revue, une autre pour un éditeur, la troisième était réservée à un traducteur. Le bulletin s’est peu à peu transformé : les rubriques se sont diversifiées, différenciées. Parole a été donnée à de nouveaux éditorialistes sous la responsabilité d’un journaliste – Hervé Leroy – rédacteur en chef. Des thèmes de réflexion, choisis par le Comité culturel permettent aujourd’hui aux poètes et aux adhérents-amis d’intervenir. Fondée en 1988 par Noël Josèphe, la Maison de la Poésie en région Nord – Pas de Calais fête ses 25 ans avec en cette fin d’année, la sortie d’un spécial Estracelle : des anecdotes, des images-souvenirs, marqueront ce numéro mais celui-ci s’ouvrira aussi sur l’actualité et les projets de l’Association. Quels sont ses objectifs et sa ligne éditoriale ? Hervé Leroy : Dans ses choix éditoriaux, l’Estracelle privilégie sans doute une poésie « à hauteur d’homme ». Loin des chapelles et des coteries, la revue se veut un lieu ouvert à toutes les formes d’écriture. Elle est attentive à toutes les formes d’expression. Des formes classiques aux recherches les plus contemporaines, il n’y a pas d’exclu. Seule ligne éditoriale : le goût de l’autre, de la rencontre, de l’échange. L’Estracelle privilégie ainsi la rencontre entre poètes et écrivains du Nord – Pas de Calais avec les « amis de partout » comme aime à le dire Arlette Chaumorcel. Enracinée en Nord – Pas de Calais, la revue agit comme un lieu de passage entre les grandes voix de la région et les poètes d’ailleurs. Par ailleurs, la revue témoigne des activités de la Maison de la poésie Nord – Pas de Calais : ateliers d’écriture, concerts, spectacles, débats, rencontres, collaborations avec les associations, villes ou entreprises, actions au sein de l’économie sociale et solidaire. Pour l’Estracelle, la poésie ne se sépare pas de la vie. L’Estracelle fête ses 25 ans : quel bilan ? Véronique Trinel, directrice : La Maison de la Poésie a pour but de développer, de promouvoir et de favoriser la poésie. Depuis toutes ces années, nos actions ont démontré que le but initial de l’association n’a cessé de croître. De 60 heures d’ateliers d’écriture en 1995, nous sommes passés à plus de 220 heures par an, nous avons édité à ce jour 38 ouvrages de poésie européenne en version bilingue. Nos projets annuels ont triplé. Nous avons instauré des temps forts dans l’année avec le Printemps des poètes en région, Poésie sur l’herbe, Les Automnales, Poète au coin du feu… Nous continuons à accueillir des poètes du monde entier et organisons des rencontres autour de leur écriture. Des partenariats se développent, la poésie s’associe à d’autres formes d’art, un Conservatoire de la poésie, destiné à sauvegarder et à protéger le patrimoine poétique, se développe. Aujourd’hui, notre ambition est de pérenniser des échanges européens, de permettre la création poétique en et hors région, de continuer la démocratisation de la poésie à travers un public élargi. Au sein de notre Maison, la poésie se vit comme un moyen d’émancipation pour chacun. Revue trimestrielle http://www.maisondelapoesienpdc.fr 11 Dans l’Enfer très capitonné des bibliothèques Le récent buzz médiatique autour de la trilogie érotique de la britannique S. L. James (Fifty Shades of Grey) a mis en lumière une littérature qui se lit d’ordinaire sous le manteau. Dans ces lieux publics que sont les bibliothèques, la question s’est toujours posée de savoir comment gérer les ouvrages libertins, voire simplement coquins. Longtemps jugés sulfureux, ils redeviennent fréquentables. Et sortent d’un enfer désormais pavé de bonnes intentions. C ’est un petit livre conservé dans le fonds d’histoire locale de la médiathèque d’Arras. La Chandelle d’Arras n’émoustille plus personne aujourd’hui. Il faut se pencher sur ses gravures jaunies par le temps pour observer que la Vierge arbore un décolleté suggestif. Et décoder la langue précieuse du XVIIIe siècle de ce poème « héroï-comique », pour découvrir que son auteur, l’abbé douaisien Henri-Joseph Dulaurens, était loin d’être un saint homme. Voué de son temps aux 12 gémonies, il a, trois siècles plus tard, sombré dans l’oubli le plus total et son ouvrage est devenu une simple curiosité qui ne quitte plus son étagère. L’histoire ne nous en apprendra pas plus sur l’existence à Arras de ce que l’on appelle pudiquement le « second rayon ». D’autant que le fonds a brûlé en 1915 avec l’abbaye Saint-Vaast. Les flammes d’un enfer bien réel qui ont ravagé les livres placés autrefois sous la vigilance du père abbé. Non seulement les livres libertins, mais aussi ceux qui trai- taient de la Réforme ou même les contes de fées, qu’on épargnait tout autant aux âmes sensibles… C’est en 1844 que la Bibliothèque nationale de France édicte une cote baptisée explicitement « Enfer » pour regrouper des ouvrages « contraires aux bonnes mœurs ». Elle sera utilisée jusqu’en 1969 (année érotique !), avant d’être réemployée en 1983 à la demande des chercheurs et des bibliothécaires. Un fonds riche de 1 700 ouvrages, qui est devenu aujourd’hui plus bibliothèques ¶ bibliophilique que pornographique, comme l’a illustré en 2007 l’exposition « L’Enfer de la Bibliothèque » organisée à la BNF. Si cet enfer supposé a pu susciter les fantasmes, il n’en incarne pas moins une réalité de terrain pour les professionnels du livre. Mettre à l’index L’heure de la censure est aujourd’hui révolue. Même si on observe encore ici et là quelques soubresauts de puritanisme. C’est le CSA qui sanctionne France Culture l’année dernière pour avoir lu en pleine journée des extraits du Marquis de Sade. Ou PayPal qui a tenté d’interdire certaines formes de littérature jugées immorales sur les plateformes de livres électroniques utilisant ses services de paiement. On n’en est heureusement plus là dans les biblio- thèques. Le discours commun étant plutôt de faire confiance au filtre de l’édition. à une réserve près. « La constitution du fonds d’une bibliothèque s’apparente à une prescription, explique Laurent Wiart, directeur de la médiathèque d’Arras. Nous n’achetons pas de romans Harlequin car ce n’est clairement pas le type de livres que nous souhaitons mettre en valeur. Nous avons aussi le devoir de coller à la réalité de la connaissance et de nous inscrire dans une valorisation des écrits. Il n’y a plus d’enfer, mais je mettrais clairement à l’index un ouvrage qui proposerait de guérir le cancer par la méditation. » Il en va de même par exemple de ces livres aux relents nauséabonds qui arrivent sans qu’on les ait commandés. Ceux-là partent d’emblée au pilon. Il en va autrement des ouvrages faisant l’apologie de la violence. Si Mein Kampf est désormais en accès libre, certains mangas sont soumis à une limite d’âge, voire conservés en magasin. Le magasin. Ou la réserve. Si l’enfer a aujourd’hui disparu, la réserve des bibliothèques s’apparente à son antichambre. Jusqu’il y a deux ans, la médiathèque de Roubaix tenait encore dans sa réserve une collection de près de trois cents BD, pastillées de bleu, à la seule initiative d’une bibliothécaire aujourd’hui à la retraite. Dans le rayon en accès libre, seul un « fantôme » (la photocopie de la couverture) indiquait leur existence. Ces BD sortaient peu, voire, pour certaines, jamais. Depuis, un groupe s’est constitué au sein de la médiathèque pour statuer sur leur sort. « On s’est demandé si c’était pertinent 13 ¶ bibliothèques collection, souligne-t-elle. « Un bibliothécaire est rassuré quand il sait ce qu’il prête. » Le diable au corps, œuvre posthume du très recommandable Docteur Gazzoné Bibliothèque Nat. de les retirer de l’accès libre et pourquoi, explique Céline Leclaire, responsable de la politique documentaire. Cela ne s’est pas révélé si évident. » Le groupe a lu tous les ouvrages et au final, 118 titres ont été remis en circulation en accès libre, pastillés « BD adultes » ; en face du bureau d’un bibliothécaire quand même, car la médiathèque adulte est accessible à tout public. Depuis, ces ouvrages sont réguliè14 rement empruntés, presque deux fois plus que les BD classiques. « Si on conserve des ouvrages, il faut y donner accès », conclue Céline Leclaire qui s’interroge sur ce qui motive un bibliothécaire à mettre ou non un ouvrage en rayon. « N’y a-t-il pas de censure inconsciente ? Ne préjuge-t-on pas du sens critique des lecteurs ? » D’où la nécessité de ne pas laisser décider seul un bibliothécaire dans le traitement d’une De la confidentialité à la visibilité Il faut dire que l’agent a, face à lui, un public versatile. Laurent Wiart raconte ces livres qui « se déplacent » dans les rayons et ces lecteurs qui viennent « faire leur apprentissage ». Ailleurs, on se souvient d’un lecteur qui découpait les photos qui le gênaient. Audrey Dufour, responsable des acquisitions à Dunkerque, évoque, elle, cette lectrice souhaitant emprunter Cinquante nuances de Grey, mais « surtout pas de romans érotiques ». Clotilde Deparday, responsable jeune public et action culturelle à la médiathèque de Roubaix témoigne des réactions des parents. « Certains ne veulent pas que leurs enfants lisent Titeuf, parce qu’ils estiment que c’est trop vulgaire. » Dans ces rayons, elle compte pourtant d’autres titres bien plus explicites. « Le Dico des filles explique par exemple clairement ce qu’est le plaisir sexuel. Et c’est un livre qui marche très bien. » La généralisation progressive du marquage RFID (identification par puces) des ouvrages va permettre de résoudre le problème de la confidentialité des emprunts et favoriser l’autonomie des publics. La numérisation prochaine des collections va aussi dans ce sens. Une étude menée dans les bibliothèques du Surrey, au RoyaumeUni, a ainsi montré que si la numérisation augmentait sensiblement les prêts, la littérature érotique intervenait à hauteur de 22 % dans cette hausse. Faciliter l’emprunt est une chose. Mettre en avant les ouvrages érotiques en est une autre. à Delft, aux Pays-Bas, les bibliothécaires ont choisi d’annoncer franchement la couleur en créant une « romance room » écarlate. à Roubaix, on s’interroge sur l’opportunité de distinguer ces ouvrages pour qu’ils ne se fondent pas dans la masse des quelque 30 000 que compte la médiathèque. Les romans d’amour, les contes ou les policiers ont ainsi déjà été séparés. « Mais se pose la question d’une masse critique, explique Céline Leclaire. Nous n’avons qu’une centaine d’ouvrages éro- bibliothèques ¶ Lettre à un amant… Laurent Wiart, Médiathèque d'Arras tiques et cela ne suffit pas à faire une collection. » à Dunkerque, l’expérience de la « Bibliothèque des sables » a montré que la visibilité des ouvrages les rendait effectivement plus accessibles. « Cet été, à la plage, dans notre bibliothèque mobile, nous avons isolé un petit fonds érotique, juste un peu plus en hauteur que les autres livres et pastillé de rouge, et ça a super bien fonctionné », s’enthousiasme Jean-Luc Du Val, chargé de l’action culturelle, sociale et éducative à la médiathèque de Dunkerque. Assurer une médiation autour de ces ouvrages est aussi une façon de les faire vivre. Comme la manifestation « Désirs furieux », qui se tiendra en février à Dunkerque (voir page 18). Ou à Roubaix, où l’on profitera du Printemps des poètes pour organiser des lectures publiques de poèmes érotiques du XVIe siècle. Audrey Dufour, a, quant à elle, entrepris une vraie politique d’acquisition d’œuvres érotiques, notamment à travers la BD. « En m’y intéressant, j’ai découvert des choses de qualité et j’en achète de plus en plus. » Pour « Désirs Furieux », qu’elle co-organise, elle imagine déjà, pour les feuilleter, un coin intime, des fauteuils confortables. En d’autres temps, on aurait appelé cela un boudoir… Marie-Laure Fréchet C’est l’histoire d’une belle rencontre. Ou plutôt de plusieurs belles rencontres. Elles aboutiront prochainement à la publication d’un objet littéraire insolite. Une lettre écrite probablement en 1962, par Jana Černá, la fille de Milena Jesenská, correspondante de Kafka (Lettres à Milena). Jana s’adresse à son amant Egon Bondy, figure emblématique de l’underground musical, littéraire et politique tchécoslovaque. Si le texte est un manifeste politique dénonçant l’oppression du stalinisme, c’est aussi le cri du cœur et du corps d’une femme profondément libre, qui veut également s’affranchir des codes dans sa vie sentimentale et sexuelle. C’est cru, mais puissamment vivant et extrêmement contemporain. C’est Anna Rizello, des éditions de la Contre-Allée qui a d’abord redécouvert ce texte en version italienne et l’a traduit pour qu’il soit lu lors du festival « Littérature, Love, etc. » à Lille en octobre dernier. Le texte a séduit Benoît Verhille, responsable des éditions La Contre-Allée. Il a alors fallu remettre la main sur les ayants droits et trouver une traductrice tchèque pour repartir du texte initial. La lettre sera publiée avant l'été dans une nouvelle collection de petits formats intitulée Les périphéries. Puis en octobre, paraîtra la réédition de Vie de Milena dans la collection La sentinelle, également par Jana Černá, qui livre dans ce texte une biographie de sa mère. Scène des Liaisons dangereuses par Lawrence 15 ¶ bibliothèques Interview Patrick Wald Lasowski « Le roman est le péché originel de la littérature » Spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle, enseignant à l’université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, Patrick Wald Lasowski s’intéresse au genre libertin depuis une trentaine d’années. De la redécouverte de Crébillon fils à la direction d’une anthologie des romanciers libertins du XVIIIe siècle pour la Pléiade, en passant par la rédaction d’un Dictionnaire libertin, il ne cesse de circonscrire une littérature fascinante, écho à travers les époques de ce que l’auteur (et le lecteur) a toujours eu de plus intime. Comment définir la littérature libertine ? Il y a toujours eu une littérature interdite ou, plus précisément, une littérature consacrée à la représentation de la scène sexuelle. C’est d’ailleurs tout l’enjeu littéraire et artistique du roman : qu’en est-il de la scène sexuelle ? Comment la représente-t-on ? Comment devient-elle l’enjeu du récit ? Tous les traités anciens de l’origine du roman rappellent que le roman se consacre à l’amour, pour l’idéaliser ou verser dans l’obscénité. C’est en cela qu’il est un genre discrédit, infâme, vulgaire alors que la tragédie et la poésie sont, elles, dignes d’éloges. Le roman est le péché originel de la littérature. Cette littérature s’inscrit-elle dans le temps ? Le roman lui-même est antique. C’est la petite monnaie de l’histoire littéraire, petits récits, petites aventures. Pensez au Satiricon de Pétrone, qui est un très beau roman érotique. On trouve déjà dans les fabliaux une forme d’obscénité avec une représentation des attributs sexuels 16 extrêmement violente, jusqu’au fantasme obsessionnel dans certains contes. Le Roman de Renart comporte des scènes d’adultère très fortes. Cette littérature a eu la volonté de prendre en charge ce que la littérature courtoise, dite noble, refoulait. Au XVIIIe siècle, c’est déjà devenu une tradition. Les récits et les situations ont évolué en fonction du contexte culturel et historique, et, parallèlement, dans le domaine de la peinture ou de la musique. Les musiciens, par exemple, sont énormément associés au plaisir sexuel, au théâtre ou dans la scène du boudoir. Peut-on parler d’une tradition française du roman libertin ? On le retrouve ailleurs, mais il est vrai que toute l’Europe a rapidement reconnu à la France une liberté de ton avec les femmes dans les salons, qui se retrouvait dans la culture du roman. Une certaine liberté à la discussion, à l’entretien galant en société. Il y a là une sorte de mystère culturel propre à la France, en particulier au XVIIIe siècle, après la mort de Louis XIV, où la Régence et le siècle de Louis XV vont incarner cette représentation de la galanterie française. Ce sera l’âge d’or du roman libertin. On en trouve également de très bons en Angleterre, mais dans un contexte culturel différent : il manque le champagne, le boudoir, la mêlée de musiques française et italienne, la peinture de Boucher et Fragonard. On peut même parler pour la première fois d’une culture du plaisir au XVIIIe siècle, à laquelle seront associés les arts décoratifs, la mode vestimentaire, la parfumerie ou la cuisine, toujours dans cette perspective d’amplification de la séduction et du plaisir. Le XVIIIe siècle a été reconnu comme celui de l’apothéose de la galanterie et de sa mise en scène, culturelle, sociale. En d’autres termes, du libertinage. bibliothèques ¶ Quel regard peut-on porter sur cette littérature aujourd’hui ? Notre rapport avec la sexualité, les formes de l’interdit évoluent. On est dans un curieux mélange de tolérance et de frilosité, une panne de la créativité. Mais la scène sexuelle reste un défi magnifique pour un auteur. On l’envisage à tort comme faisant partie d’un genre. Elle doit être écrite dans la foulée de son propre désir, de sa propre expérience, de son rapport à la langue, et non comme un passage obligé, un effet à produire. C’est ça la littérature. C’est la contrainte d’écrire. Chez Catherine Millet, par exemple, il y a un vrai retour sur une expérience et son importance dans une vie. Il y a une obligation à la manière dont Bataille disait qu’une œuvre n’est véritable que si l’écrivain y a été forcé. On tourne autour d’une nécessité supérieure, qui n’a plus rien à voir avec tel ou tel code. Ajoutez à ça que le sexuel est aussi un moyen de représenter le réel, un moyen d’accrocher la représentation de la réalité dans ce qu’elle a justement de plus interdit, de plus refoulé. C’est l’approche par laquelle le romancier ne s’en laisse pas conter par ce que la société veut nous faire croire dans son idéalisation d’elle-même. Comment est-on passé du roman libertin au roman érotique, tel qu’on le qualifie aujourd’hui ? L’art a toujours pris en charge cette sphère de sauvagerie irréductible que représente la sexualité. Mais progressivement, la littérature s’est affranchie de la censure. Dans les années 1960, on a commencé à parler de littérature érotique pour la distinguer de la littérature obscène ou pornographique. L’une sauvant l’autre dans une espèce de négociation : la littérature érotique légitimant la représentation de la nudité, comme au cinéma, en photographie. Une négociation également commerciale. C’est l’époque d’Emmanuelle ou de David Hamilton. Aujourd’hui, la littérature érotique recouvre l’ensemble des œuvres, de Sade à Cinquante nuances de Grey. C’est aussi flirter avec l’interdit… Le XVIIIe siècle montre une grande curiosité pour la chose, le goût d’y aller voir. On n’a pas connaissance d’un lectorat spécialement porté vers ce genre de littérature, même si dans le commerce des livres interdits on appelait de façon assez amusante « ouvrages philosophiques » ces fameux livres qu’on ne lit que d’une main, qui servent à produire un plaisir sexuel, de même que certaines gravures, remplacées aujourd’hui par le cinéma pornographique. C’est d’ailleurs dans ce dernier domaine que l’on peut, éventuellement, davantage imaginer un spectateur type. Le roman a participé à cette clandestinité, mais plus aujourd’hui. De fait, la censure même a disparu. Les derniers grands procès concernant la réédition de Sade, par Jean-Jacques Pauvert, remontent aux années 60. Il y a eu aussi une mon- tée de boucliers contre Éden, Éden, Éden, de Pierre Guyotat, en 1970. Aujourd’hui, Sade est publié en édition de poche. Cette année, on commémore sa mort et l’on va donc énormément parler de lui. Moimême, je viens d’écrire une préface à La Philosophie dans le boudoir qui ressort en 10/18. Mais sans interdire les auteurs, il est bon que la littérature continue de forcer la société à réfléchir, dans son évolution, sur le regard qu’elle porte sur la chose. On est dans une négociation permanente avec le sexuel et sa représentation. J’y vais pour voir ce que ça dit de moi, de mon rapport au monde. Propos recueillis par Marie-Laure Fréchet La sélection de Patrick Wald Lasowski – Pétrone, Le Satiricon – Martial, Les Épigrammes – Fabliaux érotiques (Anthologie, « Lettres gothiques », Le livre de poche, 1992) – Brantôme, Vies des dames galantes – Gervaise de Latouche, Le portier des Chartreux – Laclos, Les Liaisons dangereuses – Sade, Les Cent-Vingt journées de Sodome – Casanova, Histoire de ma vie – Georges Bataille, Le Bleu du ciel – Pauline Réage, Histoire d'O – Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. – Frédéric Ciriez, Des néons sous la mer Avec le regret de ne pouvoir citer John Cleland, Guillaume Apollinaire, Pierre Louÿs, Henry Miller, André Pieyre de Mandiargues... Gallimard février 2011 ISBN : 978-2-0701-3226-3 608 pages – 26,90 € 17 ¶ bibliothèques « Désirs furieux » à Dunkerque : furieusement tentant Féline Wonderjane Elle signe les aventures de Petit Yogi ou de Ptit chat Tigrou dans des collections jeunesse sous le pseudonyme de Wonderjane. Mais voilà quelques années que Wonderjane incarne une tout autre facette de l’illustratrice Hélène Dubois. Un double au profil félin qui s’est progressivement transformé en femme panthère. « Ce pseudo m’a aidée à assumer mon énergie créative », explique la jeune femme qui aime mettre en images ses propres questionnements personnels. Ainsi, à travers ses planches de BD, exprime-t-elle aussi bien sa quête de spiritualité, que l’expression de sa sensualité. « Je me retrouve dans cette veine érotique, voire pornographique. C’est un feu intérieur que j’ai besoin de canaliser dans une certaine créativité. J’apprends à mettre des formes pour que ce soit quelque chose de beau. Aujourd’hui le sexe est souvent associé à des choses négatives, à des tabous. Pour moi, c’est une fête, un hymne à la vie. J’y vois même un côté mystique. » Hélène Dubois a présenté son travail il y a quelques années lors d’une exposition baptisée « Dess(e)ins indécents » à Calais. Ses dessins sont visibles sur son blog, notamment la série des Danseurs cosmiques, un travail artistique sur les corps, ainsi que ses planches de BD érotico-comiques. www.janewonder.blogspot.fr 18 Durant un mois, le réseau des bibliothèques de Dunkerque se rapproche du Bateau Feu autour de sa manifestation « Corps furieux » et lui fait écho avec « Désirs furieux », une série de rencontres, de lectures et d’expositions autour de l’érotisme. Un fonds d’œuvres patrimoniales et de bibliophilie contemporaine sera notamment présenté au public. Le Studio 43 s’associe à la manifestation en projetant des courts métrages mettant en scène pulsions, fantasmes et désirs. à suivre également l’atelier de l’artiste Chantal Fochesato, qui travaille à l’aiguille et au fil sur le thème du rapport au corps. Programme CURIOSA FURIOSA Du mardi 4 février au samedi 1er mars Bibliothèque de Dunkerque centre Exposition de dessins inédits de Chantal Fochesato et des gravures de Mikio Watanabe DES FOURRURES ET DES AIGUILLES Samedi 8 février de 10 h à 17 h Bibliothèque de Dunkerque centre Un atelier dessin/couture avec Chantal Fochesato Studio 69 Lundi 10 février, 20 h 30 Studio 43 Un programme de courtsmétrages porno-érotiques. (interdit aux moins de 18 ans) ÊTES-VOUS LIVRE SAMEDI ? samedi 15 février, 15 h Bibliothèque de Dunkerque centre Speed dating littéraire SOIRÉE LOVE & FURIOUS Vendredi 21 février, 20 h Bibliothèque de Dunkerque centre Rencontre avec la maison d’édition La Musardine, représentée par Anne Hautecœur et Stéphane Rose. Vocabulaire des filles de Joie Pierre Ferran, 1970, R. Morel Des lectures placées sous le signe d’Eros mises en voix par Alice Popieul et en musique par Valentin Carette. Performance culinaire sensuelle par l’association Fructôse Détail du programme sur http://bibliotheques.ville-dunkerque.fr L'Arétin françois, Félix Nogaret, gravures de François-Roland Elluin, 1787 Jean-François Jeunet ©Delphine Chenu, 2009 édition ¶ LettMotif, quand le cinéma s'imprime Il n’a pas voulu être un éditeur de plus. Depuis qu’il a fait naître à La Madeleine une maison d’édition dédiée à l’amour du cinéma en général et au scénario en particulier, Jean-François Jeunet jongle avec grands classiques connus et petits trésors à peine sortis, défrichant parfois des textes restés jusqu’ici inédits en France. Rencontre avec un éditeur qui refuse décidément les conventions. I l est passionné de cinéma. Et adore les « beaux-livres ». Entre les deux, Jean-François Jeunet n’a pas eu envie de choisir. « En lançant en 2011 les éditions LettMotif consacrées exclusivement au cinéma, j’ai pu lier ces deux passions », explique le graphiste de métier, installé à La Madeleine, près de Lille. La collection Scenars laisse ainsi la part belle à des scénarios de films contemporains, souvent à peine sortis. « L’idée de départ était de proposer des titres complémentaires à ce que peut publier la revue L’Avant-Scène Cinéma, référence en la matière. » Jean-François Jeunet propose ainsi de petits chefs d’œuvre, restant trop souvent dans l’ombre. « Certains films de qualité sont malheureusement noyés dans l’industrie cinématographique », regrette-t-il, assumant le côté totalement subjectif de ses choix. « Il faut que l’écriture du scénario nous séduise. » Et que les droits soient accordés. « Nous mettons parfois jusqu’à un an à trouver le bon service ou à obtenir les autorisations », s’amuse Jean-François Jeunet, épaulé dans toutes les étapes par son épouse. En parallèle à Scenars, LettMotif imprime deux livres-revues à parution aléatoire, nés sur Internet et mobilisant de nombreux collaborateurs spécialisés. Mondes du Cinéma met en perspective des points de vue de « là-bas, d’un festival à Dharamsala au cinéma japonais ». Spectres de Cinéma s’intéresse quant à lui à des problématiques plus pointues, en interrogeant et déconstruisant les formes actuelles. « J’ai tout de suite pensé que ces revues en ligne méritaient une version print, pour toucher un autre public, notamment à travers les bibliothèques. » La petite maison d’édition nordiste a parfois la chance de pouvoir éditer des scénarios traduits pour la première fois en français par des passionnés, comme l’œuvre de science-fiction américaine The Girl from Monday de Hal Hartley ou encore Welcome in Vienna, une trilogie de l’Autrichien Axel Corti. Plus récemment, LettMotif s’est lancé dans la publication de thèses ou de recueil de textes et nouvelles autour d’un réalisateur ou d’un acteur. Comme John Cassavetes par exemple dont JeanFrançois Jeunet est fan. Loin de faire des choix commerciaux, LettMotif bouscule volontairement les codes de l’édition traditionnelle. « Nous ne lançons que des micro-tirages, quitte à réimprimer en fonction des ventes », explique-t-il. La distribution s’effectue essentiellement via le site internet (en version imprimée et numérique) et quelques librairies spécialisées. « Avant, les lecteurs de scénarios étaient d’abord des amateurs de films. Aujourd’hui, ce sont surtout des apprentis scénaristes qui souhaitent décortiquer le processus », analyse Jean-François Jeunet. Pour J’aime regarder les filles de Frédéric Louf (sorti en 2011), l’édition comprend ainsi les deux versions intégrales du scénario. « On y voit clairement les compromis consentis. » Même si tout est en français, certains titres cartonnent même à l’étranger, comme Le fabuleux destin d’Amélie Poulain par exemple. Si Jean-François a eu du mal à obtenir les droits ? Pas du tout, le réalisateur Jean-Pierre Jeunet n’est autre que… son frère ! Gaëtane Deljurie www.edition-lettmotif.com 21 ¶ librairie La Mouette liseuse, contre vents et marées À l’heure où plusieurs librairies calaisiennes ont fermé leurs portes, une enseigne voisine fait figure de résistante. La Mouette liseuse est une insoumise, à l’image de son propriétaire, Manuel Tinoco Vilchez. Malgré le vent mauvais qui souffle sur l’économie fragile des librairies indépendantes, La Mouette tient bon. Nous avons rencontré Manuel Tinoco Vilchez, un (paisible) libraire révolté. É ternel insoumis, âme rebelle, Manuel Tinoco Vilchez est libraire et auteur. Chérissant la désobéissance au capitalisme, il revendique la librairie comme un idéal, un lieu de vie et d’échange riant au nez d’un « capitalisme pourrissant ». Né à Casablanca, de parents espagnols exilés, il y débute une carrière de professeur de lettres. En France, avant de devenir libraire, il travaille dans le secteur socio-culturel. Il fonde, à Calais, sa ville d’adoption, une MJC (Maison des jeunes et de la culture) baptisée Nelson Mandela, en 1986. Manuel, sans mâcher ses mots nous raconte qu'à l'époque, « le désormais célèbre leader sud-africain ne l'était pas du tout et on ne parlait de lui qu'à la fête de l'Huma ». Il précise que « il y a onze ans, les politiques publiques se sont recentrées vers des économies de bouts de chandelles et vers les emplois précaires dans la fonction publique ; l’association gérée par les habitants de la ZUP est finalement liquidée par le haut, par suppression de subvention. Je vois mon poste menacé par un chantage avec une mutation forcée à la clef et je me trouve licencié par la FFMJC, mon employeur la fédération de MJC, pour désobéissance. Je me retrouve au chômage alors que j'ai créé 17 ans avant avec les habitants de la ZUP cette structure ouverte à tous ». La suite, c'est qu'il décide, à 51 ans par amour de la littérature, de réaliser un rêve 22 un peu fou et de créer sa librairie. À 60 ans il obtient gain de cause en justice contre son ex-employeur, mais, entre temps, la Mouette liseuse, située près de la place d’Armes de Calais, a ouvert sa petite porte vitrée en 2005, il y a neuf ans, et elle s'est mise à vivre. L'ambiance y est paisible, studieuse, amicale. Avec du café. Déployer ses ailes... et se débattre La librairie est un petit rez-de-chaussée où mouettes de bois et de métal se sont posées au milieu des livres. Des tableaux, des objets de décoration ou de collection offerts par des clients attirent l’œil entre les rayonnages de bois. Un rideau de perles s’ouvre sur un second espace au charme désuet, où deux tables de bistrot sont disposées au milieu des rayons. Par les fenêtres aux rideaux de dentelle bleu pervenche, on aperçoit le jardin de la librairie. Quand le ciel calaisien se fait clément, le libraire y organise « le jardin des lecteurs », rendez-vous où le libraire et quelques clients échangent autour d’un livre, d’un thème... et parfois partagent un repas convivial. De ces moments privilégiés entre libraire et lecteurs, naissent parfois des projets plus ambitieux, lorsque Manuel Tinoco Vilchez endosse à nouveau son costume de professeur. Selon les années, le libraire donne à cinq ou six personnes des cours d’écriture et d’histoire du livre durant quelques semaines. Notre homme de lettres et d’histoire(s) a même déjà accompagné ses élèves de l’écriture jusqu’à la publication, puisque l’un de ses groupes a écrit, autoédité et distribué le recueil Petites conversations entre amis. Aujourd’hui, à 60 ans, Manuel Tinoco Vilchez est à la tête d’un lieu atypique maintenu en vie par un équilibre fragile... et par la ténacité de son propriétaire. Dans l’impossibilité de se payer, le libraire ne souhaite pourtant pas couper les ailes de sa Mouette liseuse : « Je me remets en question depuis cinq ans. Tous les mois je me demande comment survivre face au danger financier que je ressens... mais cela me briserait le cœur de baisser les bras » confie-t-il. La librairie a pourtant connu des débuts encourageants et a su fidéliser une clientèle de passionnés. Mais La Mouette s’est progressivement retrouvée confrontée aux difficultés économiques auxquelles ont du mal à échapper les librairies indépendantes. Les vampires de la librairie Malgré ses problèmes de trésorerie, Manuel Tinoco Vilchez compte bien garder sa liberté et préserver la diversité des titres présents dans sa librairie. Certes homme de lettres, le libraire est aussi un militant qui ne mâche pas ses mots. Quand nous le rencontrons, il parle non sans humour librairie ¶ Manuel Tinoco Vilchez des « vampires de la librairie », pointant du doigt les grands groupes d’édition et de distribution... et s’indignant en citant Amazon : « Cette entreprise détruit le tissu livre, c’est un vrai scandale. Désormais, une partie de ma clientèle a quitté la librairie pour Amazon. Je ne comprends pas que le gouvernement ne réagisse pas. » Même colère lorsqu’il décrit ses relations avec certains grossistes, auxquels s’adressent en priorité les points de vente modestes : « Il faudrait une loi qui les empêche de faire du chantage à la remise. En tant que libraire indépendant, je n’ai pas les moyens de ce conflit, c’est une vraie dictature ! » Lutte pour un happy-end Tout en dissertant sur l’économie du livre – qu’il connaît sur le bout des doigts – le libraire imagine les solutions de demain pour donner de l’air à la librairie indépendante : nationaliser les grands groupes et, surtout, se révolter, ne pas se laisser faire. Manuel Tinoco Vilchez a d’ailleurs adressé un cri du cœur sous forme de lettre à différents chefs de partis politiques. Son but ? Les alarmer sur les conditions de vie de la librairie indépendante et faire bouger les choses. Malheureusement, cette bouteille à la mer est restée sans réponse... « Je vais essayer de résister, mais c’est difficile, face aux pratiques monopolistiques utilisées actuellement, s’inquiète le libraire. La solution serait de supprimer les gros groupes qui absorbent tout. » Militant pour une librairie citoyenne, Manuel Tinoco Vilchez explique qu’à ses yeux, « chacun doit se saisir du livre ». Et savoir prendre des risques. « Le capitalisme a aujourd’hui les mains libres et cela est nocif pour le livre, l’édition et la librairie. Les trusts ont une action néfaste sur la littérature et la lecture. Lecteurs, écrivains, libraires, éditeurs... il faut dire stop ! » Déçu par le manque d’investissement et d’actions culturelles sur le littoral, Manuel Tinoco Vilchez ironise sur sa propre situation et dit en souriant qu’un jour, peutêtre, les gens viendront voir « le dernier libraire », comme une curiosité, à travers sa vitrine... Il espère pourtant des jours meilleurs pour La Mouette et les autres librairies de la région. Le libraire souhaite vivement que ces dernières restent unies et solidaires afin d’affronter leurs difficultés économiques. « Il faut changer la société pour sauver la librairie, conclut le libraire. Si le système actuel constitue un réel danger, je ne désespère pas : la librairie est un lieu important, un centre de croisement entre différents acteurs du livre, c’est aussi un lieu de rencontre et de discussion. Les gens qui lisent et qui écrivent le savent, et j’ai confiance en eux. » Caroline Pilarczyk www.lamouetteliseuse.com 23 ¶ édition Entretien avec Nathalie De Meulemeester Ravet-Anceau ou la diversité On connaît l’enseigne depuis 1853. La vénérable maison a été la première à publier des annuaires et des cartographies alors que la mode était encore aux chapeaux melon et que les Brigades du Tigre (Clemenceau) régnaient sur la police. Et puis, la technologie et une certaine idée de la modernité à la fin du XXe siècle – le GPS et les applications web – sont venues bouleverser le paysage de la cartographie. Intégrées dans le groupe Nord-Compo au milieu des années 90, les éditions Ravet-Anceau sont désormais en pleine ascension avec une collection phare, Polars en Nord. à leur tête depuis une dizaine d’années, Nathalie De Meulemeester, une administratrice-éditrice qui aime croire à l’avenir du livre papier. Le polar est en pointe chez Ravet-Anceau... Nous marquons ce mois de janvier 2014 la sortie du 150e numéro. Quand nous avons lancé la collection, en 2005, nous nous sommes aperçus qu’il y avait une attente. J’en veux pour preuve les discussions avec les lecteurs que je peux rencontrer dans les salons, les libraires qui me font remonter leurs observations. Qu’attendent leurs clients ? Des polars, des romans historiques, des livres de cuisine, des livres jeunesse. à quelles exigences faut-il répondre pour être édité chez vous ? Pour la collection Polars en Nord, l’intrigue, policière, doit avoir pour cadre le grand nord : Nord – Pas de Calais, Picardie, Champagne, Normandie. Nous sommes en train de réfléchir à un élargissement des paramètres notamment pour une diffusion nationale. Nous recevons plusieurs manuscrits chaque semaine, quelque deux cents par an. Nous en publions une trentaine. Qui sont les auteurs ? Des écrivains dont ce n’est pas forcément le métier à l’origine, même s’il y a parmi eux des enseignants, des journalistes. On trouve des avocats, des médecins, des psychologues, des illustrateurs, qui écrivent sur leur temps de loisirs. Ils ont entre 30 et 80 ans ! Certains d’entre eux ont déjà 24 édition ¶ plusieurs titres à leur actif, signe qu’ils peuvent y prendre goût ! Que répondez-vous aux critiques considérant que vous faites dans le chauvinisme régional ? Les lecteurs adorent les histoires qui se passent près de chez eux, ils aiment pouvoir identifier les lieux. Nombre de titres sont suffisamment appréciés pour qu’on puisse envisager rapidement de nouveaux tirages. Nous rencontrons régulièrement des lecteurs qui tiennent absolument à acquérir les nouveaux titres. Lors d’un récent salon, j’ai discuté avec un collectionneur qui a les 146 polars publiés à ce jour : il lui en manque un, un titre épuisé ! Je lui ai promis de le lui envoyer si j’arrive à récupérer un exemplaire. Refusez-vous beaucoup de textes ? Nous avons un comité de lecture attentif d’une trentaine de personnes, deux collaborateurs indépendants et deux salariés permanents travaillant à la relecture éditoriale. Mais bien sûr on peut considérer que des manuscrits ne rentrent pas dans la ligne éditoriale. Cela posé, un polar peut aussi comporter des scènes dures, je pense notamment à des textes écrits par des policiers qui empruntent directement à leur expérience. Les éditions Ravet-Anceau sont en train de s’étoffer et se développer... Les premières années, nous avons publié six à dix nouveautés par an. Depuis quatre ou cinq ans, nous sommes montés en puissance pour atteindre une trentaine de nouveautés par an. Nous travaillons à plusieurs chantiers. Des Polars en Nord juniors : deux titres ont été publiés à titre d’essai, quatre nouveaux titres sont prévus pour 2014. Des romans historiques tels que celui signé par Jacques Messiant, Le Prisonnier flamand, dont l'histoire est ancrée dans la Grande Guerre. Des livres pratiques sur la région, le patrimoine, le tourisme. Pour tout dire, nous aimons la diversité chez Ravet-Anceau et nous ne nous interdisons pas de nouvelles opportunités ! En outre, nous souhaitons, cette année 2014, développer la diffusion nationale, et donc se donner les moyens pour que nos livres soient aussi facilement disponibles à Lyon et Marseille qu'à Lille ou Lens. Au-delà du polar, quelles sont les autres activités éditoriales de Ravet-Anceau ? Nous publions beaucoup de plans, de cartographie sur-mesure, de brochures pour les offices de tourisme ou les collectivités. Nous souhaitons aussi développer un créneau « beaux-livres » destiné notamment aux entreprises qui souhaitent marquer un anniversaire, écrire l’histoire de leur maison. Nous pouvons, dans ce cas, proposer de trouver des auteurs autant qu’éditer. Vous pariez sur le livre ? Nous parions sur le livre ! Nous aimons afficher une vision ambitieuse quant à l’avenir du livre, même si nous portons un regard attentif sur le numérique. Aujourd’hui, le livre numérique c’est 3 % au plan national, 2 % du CA édition chez Ravet-Anceau. On part de très loin mais les développements sont exponentiels ! Je pense sincèrement qu’il n’y a pas vraiment de concurrence entre le papier et le numérique : c’est juste le support qui change. Tous nos livres numériques sont disponibles sur les plateformes Numilog, Epagine, Amazon et autres. Maintenant, la réflexion nous mène aussi à envisager des publications en deux temps, d’abord en numérique puis en format papier. Le fait d’être au sein d’un groupe comme Nord-Compo, en contact avec des équipes de professionnels du livre, nous permet de développer nos réflexions. Quelle lectrice est la directrice de RavetAnceau ? Je lis les polars que nous publions ! Mais j’aime les romans historiques et je ne déteste pas les best sellers. Par manque de temps, je ne peux pas trop me disperser. Mais je lis aussi les manuscrits quand on me demande mon avis. Propos recueillis par Jean-Marie Duhamel www.ravet-anceau.f Ravet-Anceau L’activité de la maison Ravet-Anceau se répartit comme suit : 50 % pour les livres, 25 % pour les éditions pour les collectivités, 25 % pour la cartographie. L’équipe est composée de six personnes (une chargée d'édition, Agnès Manteaux, une assistante d'édition, un commercial, une cartographe, une secrétaire et une directrice). Quelque 90 auteurs ont, à ce jour, signé les 150 premiers titres de la collection Polars en Nord. Le concours des Bleuets Ravet-Anceau lance, avec le Furet du Nord, un concours d’écriture, un roman ayant pour décor la Grande Guerre (manuscrits à envoyer avant le 31 janvier, le jury est présidé par Annie Degroote). Le lauréat sera publié à la fin mai. Signes de Croix Donat Nobilé janvier 2014 ISBN : 978-2-359-73-370-9 184 pages – 10 € Le Prisonnier flamand Jacques Messiant avril 2013 ISBN : 978-2-35973-328-0 344 pages – 18 € 25 L’autoédition, étincelle numérique En pointe dans le monde anglo-saxon, fruit de la métamorphose numérique que connaît le livre, l’autoédition progresse en France et bouscule la pratique des acteurs traditionnels. Auteurs, revendeurs, éditeurs, tous sont concernés et s’adaptent à un modèle économique dont les codes restent encore à bâtir. Pour mieux comprendre les enjeux de ce nouveau circuit, il convient de l’interroger. En un mot comme en cent, lui donner l’espace de se dévoiler. N om de plume : E.L. James. Fait d’armes : avoir publié un texte sur une plateforme d’édition en ligne et écoulé plus de 40 millions d’exemplaires de sa série littéraire en moins de 18 mois. L’histoire de cette écrivaine britannique demeure moins célèbre que le titre de son œuvre, Cinquante nuances de Grey. Véritable symbole du nouveau statut influent acquis par l’autoédition, E.L. James regroupe à elle seule les qualités principales d’une nouvelle génération d’écrivains : autodidacte, agile et qui a le sens des affaires. Son succès, elle le doit notamment à l’éditeur américain Vintage Books, qui repéra le texte sur Internet et le publia à la fois comme livre numérique et livre papier. En six semaines, la série dépassa les 10 millions d’exemplaires vendus, une courbe de vente jamais encore obtenue pour une série littéraire. Depuis, l’idée a fait son chemin, et les auteurs autoédités pullulent. Parmi eux, une poignée seulement parvient à rencontrer le succès financier (voir encadré). En France, le phénomène progresse. Agnès Martin-Lugand, auteure rouennaise lassée par les refus des maisons d’édition, s’est employée à reproduire la situation amorcée par E.L. James, 26 à plus petite échelle. Mis en ligne sur Amazon en octobre 2012 au prix de 0,89 euro, Les Gens heureux lisent et boivent du café bénéficia d’un succès immédiat qui ne tarda pas à attirer l’attention des éditeurs. Depuis acquis par Michel Lafon, le titre a été imprimé à 20 000 exemplaires tandis que les droits de l’ouvrage ont déjà été achetés dans 18 pays. La version numérique n’a quant à elle reçu aucune modification, pas même concernant la couverture, si ce n’est l’apposition du logo de l’éditeur. Pendant quelque temps, l‘ouvrage occupa même la tête des meilleures ventes de livres numériques d'Amazon, devant un certain Cinquante nuances de Grey. Le principe d’une autoédition préalable avant publication par un éditeur a modifié la pratique des professionnels du livre qui voient dans l’autoédition un terrain de chasse supplémentaire, ou « l’autre service des manuscrits », comme le qualifiait Florian Lafani, responsable du développement numérique chez Michel Lafon. Le phénomène est en cela bénéfique aux éditeurs qu’il permet de recruter des auteurs disposant avant même publication d’un lectorat captif. Ce concept, désormais connu sous le nom de « co-publishing » sous l’impulsion de Marcello Vena, directeur du développement numérique chez RCS Libri, a fait l’objet d’une © bloomua numérique ¶ conférence au Labo de l’édition au début du mois de décembre. Il y était question de son modèle économique, fruit d’une complémentarité entre les forces de l’édition traditionnelle et l’agilité de l’autoédition. La fronde des revendeurs L’autoédition est très tôt apparue comme un enjeu décisif dans la stratégie de développement des revendeurs en ligne. Ces derniers mois, les plus grands d’entre eux ont engagé une véritable course à l’armement dans ce domaine, faisant preuve d’une concurrence acharnée. Leur objectif : court-circuiter l’intermédiaire que constitue l’éditeur dans la chaîne du livre et recruter en direct des auteurs, les distribuer en exclusivité et améliorer leur rentabilité. Chaque revendeur en ligne ou presque dispose désormais de son propre service d’autoédition : Amazon et son Kindle Direct Publishing (KDP), Apple et l’iBooks Author, Kobo avec Writing Life et Nook Press pour Barnes & Noble. Tandis que des rayons virtuels spécifiquement destinés à la mise en avant des titres autoédités sont inaugurés chez des revendeurs comme Amazon ou Apple, la confrontation se dirige principalement aux fonctionnalités des plateformes. Chaque revendeur cherche à améliorer son service et à supplanter son concurrent au moyen de mises à jour, nouvelles propriétés ou changements de communication. L’année 2013 a particulièrement été riche en nouveautés. En avril dernier, Barnes & Noble, Amazon et Kobo annonçaient tous trois dans le même temps de nouvelles dispositions liées à leur stratégie d’autoédition. KDP se dotait pour la première fois d’un gestionnaire de couverture intégré à sa plateforme et modifiait les termes de paiement de ses auteurs en reversant leurs royalties sur une base mensuelle. Dans le marché ultra compétitif de l’autoédition numérique, Amazon fait figure de précurseur et s’attaque à la fois à ses concurrents en ligne et aux éditeurs dont la trésorerie ne permet pas d’offrir des conditions de paiement aussi rapides. De son côté, Kobo améliorait son outil de conversion EPUB de façon à optimiser la lecture des livres publiés sur sa plateforme. Mais la concurrence ne s’arrête pas uniquement à cela. Elle passe aussi par le système des commissions. Tandis que dans l’édition traditionnelle, 5 % à 10 % du prix public hors taxes (PPHT) est reversé à l’auteur, la rémunération se situe entre 30 % et 85 % dans le cadre de l’autoédition numérique, selon le prix de vente appliqué au livre. Ainsi, la politique tarifaire d’Amazon reverse à l’auteur 70 % du PPHT pour un livre autoédité proposé entre 2,99 ¤ et 9,99 ¤, contre 30 % dans le cas où le prix serait inférieur ou supérieur à cette fourchette. Sur ce terrain, la firme de Seattle est notamment battue par Smashwords, une plateforme d’autoédition américaine pensée par et pour les auteurs indépendants, qui reverse 85 % du PPHT à ses utilisateurs. Mais si Smashwords permet de distribuer librement son ouvrage autoédité sur l’ensemble des points de vente, il n’en est pas de même pour tous. Il s’agit d’un principe phare de la lecture numérique : la question de l’interopérabilité, c’est-à-dire la capacité d’un fichier à être lu sur des appareils différents. Amazon, en « Leur objectif : court-circuiter l’intermédiaire que constitue l’éditeur » 27 ¶ numérique Éditeurs : se réapproprier le phénomène Menacée, l’édition a rapidement su adapter son modèle économique et tirer profit de l’engouement naissant suscité par les textes autoédités afin d’en faire des succès de librairie. Pour les auteurs, c’est l’assurance d’obtenir un contrat d’édition pouvant parfois atteindre six chiffres et une force de distribution sans commune mesure. Pour les éditeurs, c’est l’opportunité de ne pas perdre un écrivain au potentiel économique certain. Mais le modèle est depuis peu mis à mal par la généralisation d’une nouvelle pratique apparue avec le développement de l’autoédition numérique : une gestion des droits hybride qui consiste pour un auteur à remettre ses droits papier à un éditeur et à conserver dans le même temps ses droits numériques. Dans le monde anglosaxon, cette nouvelle figure prend à juste titre le nom d’« hybrid author ». Il s’agit pour l’auteur de tirer parti du meilleur des deux formats en fonction des publications et des attentes qui y sont liées. L’autoédition apporte à l’écrivain la possibilité de choisir. Il lui convient de déterminer le système qui s’adapte le mieux à ses besoins. La célèbre auteure de la série Harry Potter, J.K. Rowling, a illustré de manière remarquable cette pratique en choisissant d’autoéditer les livres numériques de sa série sur le site internet Pottermore, mais en ayant fait le choix de revenir vers des éditeurs traditionnels pour ses récentes publications adultes. La communication de sa série littéraire jeunesse avait en effet déjà pu être menée par l’éditeur Bloomsbury et ses homologues 28 étrangers pour la version papier, ce qui a facilité la mise en vente numérique sans l’aide de ces derniers et amélioré ses marges. Une démarche rendue possible en raison de l’absence dans certains contrats d’édition de toute mention concernant la cession de droits numériques. En revanche, il a paru plus judicieux à l’auteure de faire appel à l’éditeur Little, Brown pour des titres dont la promotion n’a pu être assurée et dans un domaine d’écriture qui lui était alors étranger. Pour les auteurs hybrides, privilégier l’autoédition lorsqu’il s’agit de publier la version numérique de leurs ouvrages s’explique fréquemment par les avantages économiques qu’elle apporte. Le magazine Digital Book World révélait dans une étude menée en mai 2013 ( « Why do you want to self-publish your next book ? ») que ce facteur constituait la deuxième raison pour un auteur hybride d'autoéditer son livre, derrière le contrôle créatif et devant la facilité du processus d’autoédition, soit 40 % des auteurs interrogés. Plusieurs éditeurs anglophones, et quelques homologues allemands, espagnols ou néerlandais, ne se contentent donc plus uniquement d’observer les ventes des auteurs issus de l’autoédition afin de les attirer avec un à-valoir. Pour faire face à cette concurrence acharnée, beaucoup ont lancé leur propre filiale ou marque, par le biais d’un rachat ou d’un partenariat avec des plateformes déjà existantes. En juillet 2012, l’éditeur Penguin, au travers de son groupe Pearson, rachetait pour 116 millions de dollars l’entreprise d’autoédition Author Solutions, leader du secteur et fort de 1 600 employés. De la même façon, Simon & Schuster lançait en novembre 2012 le service d’autoédition Archway Publishing, en partenariat avec Author Solutions. Le service, qui repose principalement sur des prestations éditoriales et promotionnelles offertes aux auteurs, provoque cependant de nombreux mécontentements en raison des tarifs pratiqués et du manque de résultat commercial. Pour être publié, l’auteur doit s’acquitter d’un droit d’entrée compris entre 1 600 et 25 000 dollars (1 180 à 18 470 euros), qui correspond à l’une des formules de prestation proposées. Pour la publication de son titre Earth, Air, Fire and Water, l’écrivaine Jean Rikhoff obtint un devis avoisinant les 400 dollars de la part du service iUniverse (marque dérivée d’Author Solutions). À la réception de sa facture, ses charges excédaient néanmoins 4 000 dollars. L’upload des fichiers du manuscrit sur la plateforme se chargeaient en effet avec des erreurs, induisant la facturation de prestations onéreuses en correction et relecture. Le mécontentement de nombreux utilisateurs de la plateforme ou de ses marques dérivées a donné lieu en mars 2013 à une action en justice par le cabinet d’avocats Giskan Solotaroff Anderson & Stewart. Un recours collectif contre la société est aujourd’hui à l’étude et dénonce des pratiques trompeuses et l’absence régulière de versement de droits d’auteur. Cette situation préoccu© Arap raison de son format de fichier propriétaire (.azw), n’autorise pas ses livres numériques à être lus sur des appareils autres que le Kindle. De même, un auteur produisant un livre sur iBooks Author obtient un fichier .ibooks pouvant uniquement être vendu par Apple. La question de l’interopérabilité entre formats numériques fut soulevée à l’occasion de deux journées mises en place par l’EIBF (Fédération européenne et internationale des libraires) en mai 2013. Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne, déclarait à ce sujet que « l’interopérabilité est une exigence majeure de la construction d’une société véritablement numérique, exigence qui s’applique également aux livres numériques. Lorsqu’un client achète un livre imprimé, il est libre de l’emporter où bon lui semble. Il devrait en être de même avec un livre numérique. S’il est désormais possible d’ouvrir un document sur des ordinateurs différents, pourquoi ne pas pouvoir ouvrir un livre numérique sur différentes plateformes et dans des applications différentes ? La lecture d’un livre numérique devrait être possible n’importe où, n’importe quand et sur n’importe quel appareil ». L’utilisation d’un format ouvert et standard, comme l’EPUB 3, est notamment privilégiée par l’EIBF comme une norme garantissant l’interopérabilité. numérique ¶ pante de la politique menée par les éditeurs dans le domaine de l’autoédition est telle qu’elle ne concerne plus uniquement Penguin ou Simon & Schuster, mais aussi toute une liste de groupes ou d’éditeurs partenaires parmi lesquels Harlequin (littérature sentimentale), Hay House (développement personnel) ou Thomas Nelson (édition religieuse, filiale d’HarperCollins). DR Connaître et faire connaître En France, les marques d’autoédition se limitent bien souvent à l’impression à la demande. Seul Place des éditeurs, au sein du groupe Editis, a souhaité franchir le pas en travaillant à la mise en place d’un label, Chemin vert. Pensé suite au lancement réussi de son concours « Nos lecteurs ont du talent », la marque réunira sur un même site Web de nombreux textes mis en ligne à partir du printemps prochain. Dans certains cas, il est même prévu que ces textes puissent faire l’objet d’une édition traditionnelle. Mais alors que l’édition reprend à son compte l’autoédition, le contraire est également vrai. Edilivre, adhérent du SNE, est une structure d’autoédition française fondée en 2007 qui présente les traits d’une maison d’édition, jusque dans sa communication. L’entreprise, qui repose sur une équipe de trente personnes, cherche à développer sa marque et ses services en améliorant la visibilité de ses auteurs. Travail promotionnel auprès des médias et sur les réseaux sociaux constitue une première démarche vers la reconnaissance des auteurs indépendants. La structure organise également des clubs de rencontres en région, comme celui qui se tint à Cambrai le 11 janvier dernier, et qui vise à faire se rencontrer les auteurs de la maison et les amener à réfléchir sur leur propre statut. Le rendez-vous engage ainsi une véritable réflexion sur la vie du livre et son rapport au territoire. C’est aussi l’opportunité de rencontrer les libraires et de négocier pour l’introduction du catalogue en librairie. Pour l’autoédition numérique, l’heure est à la concertation. En 2012, nous assistions à la formation d’une Alliance des auteurs indépendants au Royaume-Uni. Aujourd’hui, plusieurs syndicats d’auteurs voient le jour et nombreux sont ceux qui interviennent collectivement au sein des salons du livre. Mieux coordonnée, mais aussi, dès lors, plus traditionnelle, l’autoédition cherche à faire ressortir ses pépites. En l’absence de filtres, il est parfois difficile pour les lecteurs d’obtenir satisfaction. De plus en plus, des sites Web se consacrent à garantir une certaine qualité littéraire en sélectionnant pour les lecteurs des œuvres autoéditées, à la manière du site américain Awesome Indies qui regroupe des titres évalués par des professionnels de l’édition. Longtemps ignorée, la romance autoéditée dispose désormais d’une offre recensée et sélectionnée par le site Rock it Reads. Une façon pour l’autoédition de valoriser ses cinquante nuances. Indépendants, avec talent Ces dernières années, la démocratisation des outils et plateformes en ligne dédiés à l’écriture et au livre a permis au marché de l’autoédition de croître brusquement. En cinq ans, le nombre de publications autoéditées a augmenté de 422 % aux États-Unis*. Au même titre que l’édition, l’autoédition connaît un phénomène de concentration : aux États-Unis, huit sociétés se partagent 80 % de l’autoédition. Chaque année, nombreux sont les auteurs à franchir le pas de l’autoédition mais peu sont ceux qui réussissent véritablement à en tirer profit. Philippe Pestanes, au cours du Forum d’Avignon 2013**, estimait à 25 ¤ le chiffre d’affaires moyen généré par un livre autoédité. Sélection d’auteurs incontournables : Aux États-Unis John Locke, premier écrivain autoédité à vendre plus d’un million de livres numériques sur le Kindle d’Amazon, en juin 2011. Amanda Hocking, première écrivaine autoéditée à rejoindre le « Kindle Million Club », le groupe des auteurs ayant vendu plus d’un million d’exemplaires sur Kindle. Hugh Howey, ancien libraire et auteur d’un roman de science-fiction adapté prochainement à la télévision et au cinéma, directement paru en France chez Actes Sud sous le titre Silo. En France David D. Forrest, auteur de 4 livres vendus à 27 000 exemplaires sur différentes plateformes. Chris Costantini, auteur de Lames de fond, meilleure vente Amazon Kindle durant 10 semaines, écoulé à plus de 15 000 exemplaires. Jacques Vandroux, auteur de 8 livres vendus à plus de 20 000 exemplaires sur le Kindle d’Amazon. *Rapport Bowker, « Self-publishing in the United States,2007-2012 », en partenariat avec ProQuest / **Étude Kurt Salmon, « Comment le numérique entraine-t-il une redistribution des pouvoirs ? » Quelle place pour la librairie indépendante ? De plus en plus, des livres à l’origine autoédités prennent place dans les rayons des librairies indépendantes. Et si, à l’instar des revendeurs en ligne, la librairie traditionnelle profitait elle aussi de l’attrait public que connaît actuellement l’autoédition pour proposer sa propre sélection de livres autoédités ? Une initiative numérique originale pourrait également permettre à la librairie de pénétrer activement le marché du livre numérique et démarquer clairement son offre de celle des géants du Web. Aurélien Zaplana 29 ¶ lecture durable La seconde vie des livres Les bibliothèques sont de plus en plus nombreuses à organiser des ventes de livres désherbés. Avec un succès toujours renouvelé. Ainsi, à l’automne 2013, on recensait dans la seule agglomération lilloise de telles initiatives à Lille, Lomme, Roubaix, Wambrechies et Wattrelos tandis que paraissait en début d’année dans le Bulletin des Bibliothèques de France un article intitulé « Vente de livres déclassés1 ». Qu’elles soient annuelles ou trimestrielles, qu’elles proposent principalement des romans et des documentaires ou également des bandes dessinées, des disques et des livres pour enfants, qu’elles soient nommées avec recherche comme à Tourcoing (C’est d’occaz) ou tout naturellement « vente », ces braderies visent principalement pour les institutions de lecture publique à désengorger leurs rayons afin de faire de la place aux nouveautés. Mais pourquoi, alors que les bibliothèques ont toujours régulièrement approvisionné leurs fonds, les voit-on désormais prendre largement place sur le marché du livre d’occasion ? P our Isabelle Vervust, directrice de la bibliothèque municipale de Wattrelos, la raison tient d’abord à l’évolution des pratiques de désherbage. Longtemps limitée à l’élimination ponctuelle d’ouvrages abîmés ou très obsolètes, cette activité est devenue plus régulière grâce à la structuration et à la formalisation des politiques documentaires. Au même titre que les acquisitions, le désherbage fait aujourd’hui partie intégrante du travail du bibliothécaire. Retirant chaque année un nombre planifié de documents afin de stabiliser, voire de diminuer le volume total de la collection dont il a la responsabilité, ce dernier veille à ne plus surcharger les étagères pour, au contraire, présenter les fonds au sein d’espaces plus aérés et plus fluides. Ainsi les associations caritatives et humanitaires ou encore les bibliothèques d’écoles auxquelles étaient souvent donnés les livres « sortis d’inventaires » – quand ils n’étaient pas recyclés ou simplement jetés – ne suffisent plus à absorber les quantités aujourd’hui extraites des rayonnages. 30 Affranchis du « fétichisme du livre », les bibliothécaires affichent un rapport décomplexé aux collections, à l’instar de leurs collègues néerlandais, auprès de qui Esther De Climmer, directrice de la médiathèque de Roubaix, avoue d’ailleurs avoir pris l’idée de la vente pour l’importer dans son établissement il y a quelques années. Témoignant d’une conception renouvelée du métier, ils savent convaincre les élus de l’intérêt de telles actions pour la qualité du service rendu aux usagers tout en justifiant de la nécessité de crédits d’acquisition annuels. Au-delà de ce changement des pratiques bibliothéconomiques, le développement de ces ventes pourrait bien, selon Jean Vanderhaegen, responsable de la politique documentaire du réseau des bibliothèques municipales de Lille, être le signe tangible d’une profonde évolution des mentalités. Face aux tensions économiques croissantes et à des préoccupations écologiques sans précédent, le bibliothécaire se doit de faire la meilleure utilisation possible des collections qu’il gère. En offrant ainsi la possibilité d’une seconde vie pour les documents, il ne voue à la destruction qu’une minorité d’entre eux. Bien plus, en permettant à la population de les acquérir pour une somme symbolique (le plus souvent entre 0,50 cts lecture durable ¶ et 2 euros suivant les bibliothèques), il lui restitue en quelque sorte un bien public. Un geste de « redistribution » très apprécié des usagers qui, d’après Jean Vanderhaegen est vécu comme un juste retour des choses, légitime et équitable. Parmi les acheteurs qui se pressent à ces ventes, la moitié, en effet, serait des utilisateurs habituels de la bibliothèque. Les autres y viennent grâce à la communication ou au bouche à oreille, n’hésitant pas à accomplir parfois de longues distances pour saisir les bonnes affaires. Outre la finalité immédiate de « déstockage », ces braderies sont donc une bonne occasion pour les bibliothèques de se faire connaître auprès de lecteurs qui ne les fréquentent pas et de valoriser leurs services. Un certain nombre d’acheteurs se définit encore comme « habitué », preuve que le phénomène gagne et qu’il a réussi à fidéliser un public de bradeux avertis et d’amoureux des livres. Leurs motivations sont diverses, reflets éclatants du « polymorphisme culturel de la lecture2 ». Une rapide enquête menée en septembre à la médiathèque de Roubaix nous a ainsi permis de rencontrer des grandsparents en quête d’albums pour leurs petits-enfants, des étudiants curieux, des Médiathèque de Roubaix instituteurs venus enrichir la bibliothèque de leur école, une dame ravie d’avoir déniché des livres en allemand pour apprendre la langue du pays où réside sa fille ou encore un monsieur d’origine polonaise, désireux de constituer une bibliothèque française dans sa maison de Pologne et se disant profondément européen. On y croisait aussi de nombreux amateurs de musique, attirés par le simple « plaisir de la découverte ». Parmi les genres les plus recherchés figurent en premier lieu les bandes dessinées, les livres d’art ainsi que les livres pour enfants. Si les romans trouvent toujours preneurs, il est intéressant de remarquer que certains documentaires, n’ayant pas bougé des rayons depuis des années, séduisent par leur caractère « vintage ». à l’inverse, les romans pour enfants et adolescents sont, de loin et partout, les moins prisés. Alors que beaucoup s’interrogent sur la mort du livre, il est réjouissant de voir les acheteurs repartir le sourire aux lèvres, parfois lestés de plusieurs kilos d’ouvrages. Lors de la vente de l’automne 2013 à Roubaix, le panier moyen des personnes ayant payé par chèque s’élevait à 30 euros, pour des prix unitaires compris entre 50 cts et 1 euro. à Lille, le rapport entre le nombre de visiteurs et le nombre de livres vendus donnait une moyenne de 10 documents achetés par visiteur. Pour les professionnels qui organisent ces événements, les sources de satisfaction sont donc nombreuses et compensent largement les lourdes tâches administratives et logistiques qui les précèdent. Outre la délibération qui s’impose pour déclasser les documents, ces braderies nécessitent une organisation rigoureuse et une manutention importante. Il s’agit dans un premier temps de sélectionner les documents afin de ne proposer que les plus attractifs pour ensuite les stocker de manière à faciliter leur transfert vers les espaces de vente où ils sont le plus souvent présentés par genre. à l’issue de la vente, une nouvelle opération de tri a lieu pour éliminer les « invendables » et remettre en carton ceux qui auront une nouvelle chance de se voir adoptés. Mais à l’évidence, cette activité permet de créer une réelle émulation au Médiathèque de Roubaix sein des équipes qui s’y impliquent. Chacun se prend au jeu d’un défi collectif afin de réaliser la recette la plus élevée. En organisant ces braderies et en vendant des biens matériels, le bibliothécaire se place ainsi dans une relation inédite à l’usager, à la frontière entre la gratuité du service public et le rapport marchand sanctionné par le gain au profit de la collectivité. Un signe des temps qui vient assurément enrichir la réflexion sur l’accueil et les services proposés en bibliothèques. Clotilde deparday 1. BBF 2013 – t. 58, no 3 L’article est signé par Christine Carrier, directrice du réseau des bibliothèques municipales de Grenoble. 2. Jean-Claude Passeron, « Le polymorphisme culturel de la lecture » in Le raisonnement sociologique, Nathan, 1991. 31 ¶ et aussi... édition jeunesse Francis Marcoin : « On est jeune de plus en plus longtemps » L’université d’Artois, première université française à s’intéresser à ce genre littéraire, s’enorgueillit d’une expérience reconnue, d’une recherche efficace, sur la littérature de jeunesse. Depuis septembre, l’université propose d’ailleurs un nouveau master recherche à distance sur le sujet. Francis Marcoin, président de l’université, mais surtout spécialiste de la question, nous raconte un peu cette littérature d’un genre particulier, qui fera l'objet d'une journée d'étude le 11 février à Douai. La littérature de jeunesse, peu étudiée à l’université ? Ce domaine de recherche est présent à l’université de façon récente, il a relevé de la littérature comparée durant longtemps. Un domaine peu travaillé en France, à l’inverse des pays anglo-saxons. Mais cet enseignement spécifique arrive désormais dans toutes les universités françaises (notamment à Lille 3 – NDLR). C’est vrai, nous avons été précurseurs à l’Artois. Francis Marcoin 32 Quelle image véhicule la littérature de jeunesse ? En France, même encore aujourd’hui, on sent un certain mépris pour cette littérature. Cela peut se justifier dans certains cas, mais comme pour toute littérature. Dans les années 60, elle revêt un aspect éducatif, travaillée dans le cadre de la psychologie du développement de l’enfant à l’université. L’accent est mis sur le rôle moral, éducatif, pas sur le côté artistique. Aujourd’hui, les écrivains jeunesse ont une ambition littéraire, tandis qu’au XIXe siècle on parle de librairie de l’éducation, et non de littérature. Le but reste de donner aux enfants des livres qui leur apprennent quelque chose, et en même temps les distraient. Cela reste toujours vrai, mais avec un changement d’ambition chez les auteurs et les éditeurs, poursuivant également un but esthétique. Littérature pour ado, théâtre pour la jeunesse, le message éthique, l’objectif moral se cachent tout de même dans les pages ! Il ne faut pas démoraliser la jeunesse ! Justement, tous les thèmes peuvent-ils être développés ? La censure existe toujours un peu, c'est plus de l’autocensure, moins le critique-censeur du départ. Jusqu’où peut-on dire les choses à des enfants et des adolescents ? Le curseur de la censure remonte aujourd’hui, sur les questions de sexe par exemple. Parler d’homosexualité était auparavant impensable, par contre, l’apologie du racisme ne passera pas, alors qu’avant, la présentation des Noirs se teintait d’une supériorité des ...dans l'actualité ¶ Européens sur les Africains. Aujourd’hui, on supporte mal la vision de la femme cantonnée aux tâches ménagères, qui ne choquait personne dans les années 50. Les interdits se déplacent. La littérature jeunesse reflète, avec un léger décalage, qui se réduit de plus en plus, les débats de l’époque. De plus en plus, les livres jeunesse sont dans l’actualité de l’idéologie du moment. La jeunesse se trouve au contact direct des discours ambiants, avec les nouveaux médias. Auparavant, même les adultes étaient plus éloignés de l’actualité. Désormais, par le biais de l’image, télévision, magazines, affiches, Internet, les enfants perçoivent sexe, guerre, violence... Plus en contact avec la culture adulte qu’auparavant. Malgré tout, l’autocensure est là, on ne parle jamais à un enfant exactement comme on parle à un adulte. Cette personne en construction, il faut faire attention à ce qu’on lui dit. Personne n’écrit à un enfant comme il écrirait à un adulte, même si certains s’en défendent. Racontez nous un peu l’histoire de ce genre littéraire, si c’en est bien un ! Au XIXe siècle, on n’avait aucun problème à dire que l’on écrivait pour la jeunesse, de la littérature de gouvernante : produire un texte le mieux écrit possible, mais pour être utile à l’enfant. En 1949, une loi sur la publication pour la jeunesse interdit de montrer des fusils, on se doit de donner une image positive de l’Humanité. La censure ne vient pas seulement des réacs de droite, mais beaucoup des idéalistes de gauche ! Après la Seconde Guerre mondiale, on veut une littérature positive, qui lutte pour la paix, donner une image consensuelle du monde, et, du coup, il est vrai que cette littérature est un peu édulcorée. Cela part des meilleures intentions, d’un idéal de partage, de paix, sans volonté d’embrigadement. La solution la plus raisonnable reste d’offrir une diversité de productions, des livres à l’ambition littéraire, artistique ou morale, des magazines plus légers... Nous avons tous lu Mickey ou Le Club des cinq, ce qui n’empêche pas de parcourir d’autres choses, des albums avec une grande dimension artistique... Les Pieds nickelés, au début du XXe siècle, représentaient l’horreur absolue, surtout pour les éducateurs : ils sont violents, parlent argot... Aujourd’hui, on apprécie cette forme esthétique, l’aspect graphique, les jugements se font positifs, Sartre et Pagnol les ont lus étant jeunes ! journée d'étude L’éDITION JEUNESSE : L’APPRENTISSAGE DU MONDE Mardi 11 février 2014 9h15 – 16h30 Bibliothèque municipale de Douai 117 rue de la Fonderie, Douai Cette idée des niveaux de lecture est-elle récente ? La littérature de jeunesse donne également des modèles d’éducation aux adultes : Les petites filles modèles de la Comtesse de Ségur pourrait s’appeler les mamans modèles. Aujourd’hui, les albums modernes remettent en cause le modèle parental traditionnel, en s’adressant aux adultes. Cette littérature est écrite par les adultes, choisie par les adultes, lue, critiquée par les adultes. Le lectorat est double, et de plus en plus d’ouvrages le prennent en compte : Harry Potter était publié aux états-Unis, simultanément en collection adulte et en collection jeunesse, le même texte, sous une couverture et un format différents. Les Britanniques nomment cela de la littérature cross-over, qui existe depuis longtemps en France : Henri Bosco, L’enfant et la rivière. Pour certaines œuvres, ce double public s’avère être déjà présent de longue date. La littérature de jeunesse n’existe pas, il faudrait plus parler d’édition pour la jeunesse. Sauf pour les ouvrages pour les tout-petits, abécédaires, livres à toucher, là, pas d’ambiguïté ! Ce qui fonde un ouvrage pour la jeunesse, c’est l’édition, la collection. La fantasy par exemple, est-ce pour les adultes, les ados, les enfants ? La barrière se fait de plus en plus floue (on parle de kidult aux états-Unis). On est jeune de plus en plus longtemps, les collections pour les jeunes adultes les concernent jusque 25/30 ans, les frontières sont mouvantes. On donne aussi plus à lire aux jeunes enfants, jusqu’à l'école élémentaire, ils lisent plus qu’avant, moins par contre en collège et lycée. Puis la lecture revient lorsque les jeunes s’installent, que leur vie est moins branchée sur le groupe. Le documentaire jeunesse dans tous ses états et sous ses multiples formes sera au centre d’une grande journée de rencontres et de débats en présence de nombreux professionnels, auteurs, éditeurs, illustrateurs, libraires… Organisée par le groupe Jeunesse du SNE et le CRLL, en collaboration avec la Bibliothèque de Douai et en partenariat avec l’association « Brouillons de culture », la journée portera notamment sur la transmission du savoir et de son acquisition au travers des livres. Propos recueillis par Stéphanie Morelli Programme : 9h15 – 10h15 : Acquisition et transmission du savoir Agnès Petit-Lauras, Cécile Térouanne 10h15 – 11h15 : Les livres pour les tout-petits, premières notions documentaires Charlotte Roederer, Lolita Pacreau-Godefroy, Brigitte Leblanc, Laetitia Carré Modération : Natalie Vock-Verley 11h25 – 12h45 : Comment fait-on un documentaire ? Béatrice Decroix, Marcus Osterwalder Elisabeth Dumont-Lecornec, Nathalie Trodjman 14h – 14h50 : Le documentaire dans tous ses états Thomas Dartige, Delphine Grinberg, Jean-Baptiste de Panafieu 14h50 – 15h45 : La fiction documentaire Philippe Nessmann, Annie Collognat, Dominique Tourte, Chantal Lapeyre-Desmaison 15h45 – 16h30 : Animations autour des documentaires Sandrine Desmazières, Danielle Couchot et Edouard Kluska, Virginie Mullet Entrée gratuite dans la limite des places disponibles Contact : [email protected] 33 ¶ et aussi... Le Nord – Pas de Calais se livre Libraires et éditeurs : la synergie Quels liens entre libraires et éditeurs en région ? Pour les adhérents de l’association des libraires et ceux de l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais, l’heure semble être à l’union des forces. Objectif : valoriser et promouvoir la production littéraire de la région. Depuis 2012, les membres des deux associations se retrouvent autour de l’opération « Le Nord – Pas de Calais se livre » afin de communiquer auprès du public, mais aussi d’échanger davantage entre professionnels. De gauche à droite : Dominique Tourte, Janine Pillot, Benoît Verhille, Elisabeth Chombart et Emily Vanhée à quelques pas de l’hôtel de ville d’Hazebrouck, dans une petite rue commerçante, se tient depuis bientôt 20 ans la librairie Le Marais du livre. Entre ses murs chaleureux, où foisonnent livres, disques et dvd, la libraire Elisabeth Chombart recevait mardi 19 novembre la visite d’éditeurs et d’une autre libraire. Le but de cette conviviale réunion ? Discuter d’un futur partenariat entre Le Marais du livre et les éditions Invenit, dans le cadre de l’opération « Le Nord – Pas de Calais se livre ». 34 Dominique Tourte des éditions Invenit, était venu sensibiliser la libraire aux enjeux du projet organisé par l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais et celle des libraires. L’accompagnaient Benoît Verhille, fondateur des éditions La Contre-Allée et président de l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais, Emily Vanhée, gérante de la librairie Les Lisières et présidente de l’association des libraires, et Janine Pillot, fondatrice des éditions La Fontaine et référente de l’événement. « Le Nord – Pas de Calais se livre », qui se déroulera en 2014 du 13 au 30 mars, propose de (re)découvrir la production littéraire de la région grâce à des binômes libraire-éditeur. Dans le Nord et le Pas-de-Calais, les librairies participantes mettent en avant le travail d’une maison d’édition à travers des rencontres, des tables et vitrines dédiées. « L’objectif, explique Benoît Verhille, est de s’adresser au public, de sensibiliser les collectivités et de développer un maximum de partenariats avec les bibliothèques, les écoles, etc. Cette manifestation permet d’affirmer l’existence des deux associations d'une manière dynamique. C’est également un temps d’échanges et de communication entre libraires et éditeurs qui permet d’animer le réseau, de solliciter ou de maintenir l’implication des uns et des autres au sein des deux associations. » Et Emily Vanhée de préciser : « Car même si ces acteurs de la chaîne du livre appartiennent à la même région, ils ne se connaissent pas forcément. » Comme l’explique Elisabeth Chombart, ce sont les libraires qui choisissent les maisons d’édition avec lesquelles ils souhaitent travailler. Pour sa première participation au « Nord – Pas de Calais se livre », la librairie réservera une table et une partie de sa vitrine aux éditions Invenit et plus parti- ...dans l'actualité ¶ culièrement à leur collection Ekphrasis. Une rencontre avec le public sera également organisée en présence de l’auteure Colette Nys-Mazure (Vallotton le soleil ni la mort) et Dominique Tourte. Des partenariats tels que celui-ci ont vu le jour lors de la première édition de l’opération en 2012, principalement dans la Métropole lilloise. Depuis, ces échanges privilégiés entre libraires et éditeurs s’étendent au reste de la région, les professionnels des deux associations étant de plus en plus séduits par l’événement. « Cette année, le nombre de libraires participants devrait doubler, une quinzaine de libraires ont manifesté leur intérêt pour l’événement et une trentaine d’éditeurs participeront » confirme Benoît Verhille. Mais si l’opération est dédiée au livre en région, elle s’exporte également à Paris le temps du Salon du livre, où plusieurs libraires et éditeurs se retrouvent pour représenter le Nord – Pas de Calais. C’est d’ailleurs de ce rendez-vous qu’est née l’envie de mutualiser les énergies des deux associations. « 2011 marque la première collaboration entre l’association des édi- teurs et celle des libraires autour du Salon du livre de Paris, relate Benoît Verhille. Ce salon nous a donné envie de faire quelque chose en commun. Depuis, nous avons peaufiné l’organisation afin d’étendre cette collaboration, de générer des rencontres et rendre davantage visible l’action des libraires et des éditeurs. C’est aussi l’occasion pour le public d’investir les librairies et pour nous, de toucher un lectorat différent, plus large. » Pour les neuf binômes de la dernière édition, le bilan est positif. Car si l’événement est source d’échanges humains, il favorise également les ventes en librairie : « Concrètement, cette opération représente des ventes effectives pour les libraires et les éditeurs, c’est une action rentable » affirme Benoît Verhille. Emily Vanhée évoque son expérience : en 2013, sa librairie Les Lisières présentait au public les éditions Les Lumières de Lille, également roubaisiennes. De leur collaboration, l’éditeur et la libraire sont ravis. « Cette rencontre a eu des retombées commerciales positives pour nous deux et m’a permis de découvrir un public friand de livres sur le sport que je ne connaissais pas forcément. » Et si le projet permet de faire se rapprocher les professionnels, il cherche également à sensibiliser le public universitaire. Quatre étudiantes de l’IUT métiers du livre de Tourcoing mèneront ainsi un projet sur l’année en lien avec la communication de l’événement (voir encadré). Pour l’heure, libraires et éditeurs préparent leurs actions, main dans la main : « Cela fait du bien de pouvoir s’inscrire dans une opération comme celle-ci, où l’on travaille ensemble. Cela permet de sortir de son isolement, d’échanger et de voir ce que fait chacun. Ce partenariat va permettre de mettre en lumière différents métiers liés au livre en réunissant trois acteurs importants de la chaîne du livre : auteur, libraire et éditeur » conclut Elisabeth Chombart. Caroline Pilarczyk Association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais : Estelle Vilcot, 06 85 07 16 07 Association Libr'Aire : Nolwenn Vandestien, 06 23 53 48 16 http://www.libr-aire.fr étudiantes et mobilisées pour le livre Amélie Delattre, Camille Grenaille, Chloé Fasquel et Lucie Chipy, étudiantes à l'IUT métiers du livre de Tourcoing, se joignent aux éditeurs et aux libraires à l'occasion du « Nord – Pas de Calais se livre ». reportage photographique et si possible filmographique. Notre projet se terminera par le Salon du livre de Paris. Nous participerons à l'agencement du stand et à l'organisation des éditeurs sur place. Pouvez-vous me décrire de quelle façon vous intervenez dans le projet ? Nous participons au « Nord – Pas de Calais se livre » dans le cadre de notre projet tuteuré. Notre objectif est de voir comment un tel événement s’organise et de quelles manières les éditeurs et les libraires de la région communiquent ensemble. à l’heure actuelle, nous travaillons à la programmation, la communication et la logistique. Nous serons présentes lors des rencontres durant lesquelles nous effectuerons un Que pensez-vous de cette initiative de l'association des éditeurs ? Selon nous, elle ne peut qu’être bénéfique pour les éditeurs et pour les libraires. C’est l’opportunité de se faire connaître et de mettre en avant les productions éditoriales de notre région. à travers les diverses manifestations, ils nous montrent que le Nord – Pas de Calais est une région pleine de ressources et qu’elle peut étonner. C’est une manière de faire connaitre l’objet livre en proposant des événements qui se déroulent dans nos librairies de quartier. C’est également une belle façon de dire aux gens qu’on est présent sur le Salon du livre de Paris. Comment envisagez-vous les relations entre libraires et éditeurs de la région ? Nous pensons qu’il est indispensable que les éditeurs et les libraires de la région s’unissent afin de montrer toute la richesse éditoriale régionale. « Le Nord – Pas de Calais se livre » est un parfait exemple de cette collaboration. Ensemble, ils montrent que tous les acteurs de la chaîne du livre ont un objectif commun : faire vivre le livre. Propos recueillis par C. P. 35 ¶ et aussi... Rencontre avec Frédéric Lambin « Se mobiliser pour le livre est un combat d’avant-garde » En octobre dernier, le CESER* a publié « Livre : mode d’emploiS en Nord – Pas de Calais », un rapport qui interroge la chaîne du livre en région. Au cœur de l’actualité, il pointe du doigt les difficultés des libraires et éditeurs indépendants, et préconise de mettre en marche une politique du livre efficace en région. Frédéric Lambin, rapporteur à l’origine de cet appel, a répondu à nos questions. Qu’est-ce qui vous a conduit à endosser le rôle de rapporteur pour « Livre : mode d’emploiS en Nord – Pas de Calais » ? Frédéric Lambin : Je suis président fondateur de l’École de la deuxième chance Grand Lille. Le livre m’a toujours intéressé, je dirais même que j’ai une addiction aux livres ! Je me suis donc naturellement approprié le sujet et ai eu pour rôle celui de rapporteur, mais il s’agissait avant tout d’un travail de groupe. Dans quel contexte est né ce rapport et quel était votre objectif de départ ? Ce rapport fait écho à l’actualité : la politique pour le livre menée par la ministre de la culture Aurélie Filippetti, l’ensemble des questions autour du numérique et de la vente en ligne... Bien sûr, ce rapport ne traite pas la question du livre en région de façon exhaustive. C’est plutôt une invitation, un appel à se mobiliser. D’ailleurs, nous voulions que ce rapport ne soit pas trop consensuel, qu’il ait un impact. Au départ nous souhaitions parler de lecture mais c’était un trop vaste sujet. Notre objectif était de produire quelque chose de court, concret, clair et simple, quelque chose de facile à appréhender. Nous avons finalement choisi de nous concentrer sur la réalité économique du livre en région, 36 en dépassant le tabou autour de la dimension économique du livre. Car c’est une réalité : le livre est un produit culturel mais pour exister il faut bien qu’il se vende. Notre travail concerne donc l’ensemble des maillons de la chaîne du livre. Enfin, si rapidement nous avons constaté qu’une action en faveur des libraires et des éditeurs était indispensable, nous n’avons pas fait de ce rapport un plaidoyer. Nous avons Fr ...dans l'actualité ¶ également pris soin de ne pas faire passer le numérique pour le grand méchant loup. Je regrette d’ailleurs de ne pas avoir pu aborder cette question plus précisément dans le rapport car le numérique représente une opportunité d’emplois pour les jeunes qui peuvent se diriger vers de nouveaux métiers plus techniques. Quelles ont été vos méthodes de travail ? Le groupe de travail qui s’est penché sur ce rapport était composé de personnes d’horizons très différents qui ont apporté des avis variés, mais il n’y a pas eu de désaccords, seulement des débats. Concrètement, nous avons auditionné des professionnels : le rapport est le reflet de ce que le groupe de travail a entendu. Il représente l’opinion générale du secteur du livre en région avec, bien entendu, certaines prises de positions propres au CESER. Avez-vous rencontré des difficultés particulières ? Nous avons dû éviter la dispersion pour être le plus percutant possible. Mais globalement, les différents acteurs du livre que nous avons rencontrés étaient très investis et mobilisés. Lors des premières auditions, si certains libraires ou éditeurs Ce sont des résistants passionnés ! On pourrait s’attendre à un discours larmoyant de leur part mais ils se prennent en main et sont très actifs. J’aimerais également rappeler que ce rapport n’est pas une étude mais une « préconisation ». Notre souhait ? Que la région mette en place un contrat de filière pour le livre, qu’elle accompagne davantage les éditeurs et les libraires. Notre groupe de travail n’a jamais perdu de vue qu’il s’adressait aux élus et aux décideurs de la région et voulait donc que le rapport ait des répercussions auprès d’eux. Le Conseil régional s’est aujourd’hui appuyé sur nos travaux et j’en suis ravi : le rapport a pour vocation d’être un outil, un « mode d’emploi ». « Les acteurs du livre sont les résistants passionnés » rédéric Lambin (à gauche) et Alain Dawson, chargé de mission au CESER semblaient frileux face au numérique, j’ai senti une prise de conscience de leur part durant l’année. Aujourd’hui ils ont compris qu’ils devaient se fédérer. Finalement, quel constat sur le livre en région ? Ce qui est évident, c’est que le Nord – Pas de Calais est une région riche en initiatives : il y a de nombreuses manifestations littéraires, des salons... Bref, une belle vivacité territoriale. La région possède un réseau d’auteurs et d’éditeurs dynamique. Cependant, s’il existe une mobilisation pour le livre, elle demande à être renforcée. Ce manque d’investissement s’explique par des raisons historiques et des choix politiques. Nous avons écrit ce rapport dans un contexte où l’on entend beaucoup parler de fermetures de librairies alors même que le taux d’illettrisme est de 15 % dans le Nord – Pas de Calais contre une moyenne de 9 % en France. Il faut aujourd’hui impulser une vraie politique du livre en région car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, se mobiliser pour le livre est un combat d’avant-garde. Propos recueillis par Aurélien Zaplana et Caroline Pilarczyk www.ceser.nordpasdecalais.fr Retrouvez « Livre : Mode d'emploi(s) » sur le site Eulalie.fr (Rubrique Autres acteurs > Actu) *Conseil économique, social et environnemental régional Nord – Pas de Calais Le CESER est, aux côtés du Conseil régional, une assemblée élue constituée de représentants socioprofessionnels. Véritable laboratoire d’idées et composante à part entière de la Région, il conduit des études afin d’apporter aux élus et autres acteurs de la région la vision et l’analyse de la société civile sur tout sujet d’intérêt régional. Que retenez-vous de cette année de travail ? J’ai été étonné par l’enthousiasme général des acteurs du livre. Malgré leur situation difficile, les libraires ne se sont pas plaints. 37 ¶ PATRIMOINE René Ghil, mon bel oublié DR René Ghil (Tourcoing, 1862 – Niort, 1925) est surtout connu de façon oblique : par l’« Avant-dire » que Mallarmé écrivit pour son Traité du verbe. Poète exigeant et ambitieux, il ne se contenta pas de rêver d’une langue musicale, mais renoua avec la tradition de la poésie scientifique en composant une ample cosmogonie. Poète d’avant-garde avant la lettre, il ne craindra pas, dans le Pantoun des Pantoun, de truffer la langue française de javanais. Photo par Choumoff I l est possible d’entendre encore René Ghil. Grâce au grammairien Ferdinand Brunot qui créa à la Sorbonne les Archives de la parole. Le 27 mai 1914, le public est invité à venir écouter les poètes symbolistes qu’il a enregistrés : Pierre Louÿs, Jean Royère, Gustave Kahn, André Spire, Paul Fort, Émile Verhaeren… Il y a là aussi Guillaume Apollinaire avec « Le 38 Pont Mirabeau », « Le Voyageur » et « Marie ». Ce dernier rapporte, dans Anecdotiques, l’impression qu’a provoquée l’audition du poème de René Ghil, « Chant dans l’espace » : « Comme je fais mes poèmes en les chantant sur des rythmes qu’a notés mon ami Max Jacob, écrit-il, j’aurais dû les chanter comme fit René Ghil, qui fut avec Verhaeren, le véritable triomphateur de cette séance. Le chant vertigineux de René Ghil, on eût dit des harpes éoliennes vibrant dans un jardin d’Italie, ou encore que l’Aurore touchait la statue de Memnon et surtout l’hymne télégraphique que les fils et les poteaux ne cessent d’entonner sur les grandes routes. » André Breton le confirme, qui dira dans ses Entretiens avec André Parinaud : « Quand les poèmes de Ghil déferlaient sur une salle (au cours d’une de ces “matinées poétiques” comme il y en avait alors), leur volume musical dominait tous les autres. » René Ghil, à mi-chemin de la parole et du chant, scande le vers, étire les voyelles en les tenant longuement, frappe les consonnes, et restitue à la langue son rythme et son épaisseur sonore. Essayant de justifier le titre qu’il a donné à ses billets consacrés à la poésie dans la revue Europe, Chroniques du bel canto, Aragon en vient à citer, comme allant de soi, et longuement, « René Ghil, mon bel oublié », et s’emporte contre la « poésie sans voix à laquelle on voudrait nous confiner ». C’est en 1886 que paraît son Traité du verbe, un an après Légende d’âmes et de sangs, traité précédé d’un « Avant-dire » de Mallarmé, dont René Ghil fréquentait les mardis. Chacune des phrases de cette préface du Maître de la rue de Rome demeure dans les mémoires : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… » Aussitôt René Ghil est célèbre. Toute la presse européenne débat de « l’instrumentation verbale », tantôt pour la condamner parce qu’elle représenterait une menace pour la clarté française, tantôt pour en louer les ressources dans une époque préoccupée par la recherche de nouvelles formes poétiques. René Ghil refait le sonnet des « Voyelles » en le corrigeant : « A, noir ; E, blanc ; I, bleu ; O, rouge ; U, jaune » ; et le complète, avec pour ambition, en ces temps de wagnérisme, de réaliser une synthèse des arts : « A, les orgues ; E, les harpes ; I, les violons, O, les cuivres ; U, les flûtes ». Chaque voyelle est un instrument de musique et le poète, devant la langue, est semblable à un chef d’orchestre : « Vous phrasez, lui PATRIMOINE ¶ dira Mallarmé, en compositeur, plutôt qu’en écrivain. » Au fil des diverses versions du fameux Traité (1886, 1887, 1888, 1891, 1904), sa théorie s’affine et se conforte des recherches de Helmholz sur la voix. René Ghil en arrive à dresser des tableaux où voyelles et consonnes, couleurs, instruments de musique, notions se correspondent et s’échangent : le « u » suggérera par exemple le jaune, les petites flûtes et l’ingénuité. Qui s’étonnerait que l’ingénuité soit jaune ? Les sonorités le prouvent. De la poésie scientifique Célèbre pour « l’instrumentation verbale », René Ghil l’est aussi pour avoir voulu promouvoir une poésie scientifique. Renouant avec une longue tradition qui va du De la nature des choses de Lucrèce à la Petite cosmogonie portative de Queneau, en passant par La Seconde Semaine de du Bartas, il entreprend une œuvre de longue haleine (Dire du Mieux, Dire des Sangs, Dire de la Loi) dans laquelle il se propose de retracer l’histoire du monde, depuis sa création jusqu’à la révolution industrielle, en se fondant sur l’apport des sciences illuminées par l’intuition poétique. Sa vision est tout imprégnée des philosophies du XIXe siècle présentant l’histoire comme une ascension progressive vers plus de conscience et d’harmonie, philosophies nourries par les théories de l’évolution. C’est donc une seule œuvre – l’Œuvre – qu’il écrira et non une série de poèmes disparates, une épopée grandiose dont André Breton dira : « Ses ouvrages […] me plongeaient dans une sorte de nuit verbale ponctuée de rares étincelles. » Il est vrai. Mais parmi les différents chants de cette épopée qui multiplie les difficultés de lecture se glissent parfois des merveilles, comme cette strophe de ce naïf nocturne aux allures de chanson populaire, « Les Ételles » : En m’en venant au tard de nuit se sont éteintes les ételles ; ah ! que les roses ne sont-elles tard au rosier de mon ennui et mon Amante que n’est-elle morte en m’aimant dans un minuit. En dansant la javanaise Lorsque Breton et Aragon, conseillers littéraires du couturier Jacques Doucet, lui suggèrent, en 1922, d’enrichir sa bibliothèque, ils lui proposent, bien sûr, les Illuminations, Les Chants de Maldoror, le Coup de dés, La Prose du Transsibérien et Les Ardoises du toit, œuvres prestigieuses, mais aussi Le Pantoun des Pantoun, poème javanais (Paris & Batavia, Mercure de France, 1902). À l’Exposition universelle de 1900, René Ghil a pu admirer les danses exotiques et a fait la connaissance d’une jeune danseuse javanaise. Depuis longtemps il est intéressé par les cultures et les langues orientales. Il entreprend de composer un long poème élégiaque qui met en scène une danseuse javanaise et son amant parisien que la fin de l’Exposition a condamnés à la séparation et qui tour à tour le déplorent. Voilà un poncif, dirat-on, et le poème en effet risquerait de verser dans la banalité et l’exotisme de pacotille, si cette rencontre n’était aussi celle de deux langues, français et javanais, qui ici se côtoient, se frôlent, s’éloignent ou se rapprochent, dans une danse de séduction langagière bien singulière. Qu’on en juge : Mais, – d’un vent dont tanguent les ediong’ sur la mer toute en vagues : dien’ ggour ! Mais, – d’un vent dont tanguent les ediong’ sur la mer toute en vagues pon’ tang’ ! à ma poitrine le heurt du gong’ A tonné sa détresse : et, – va-t-en ! Toi qui m’entoures en palpitant D’un vol lent-endormeur de lôwô !... René Ghil nous fournit, en fin de volume, un lexique javanais du langage « “Ngoko” ou commun », bien utile pour traduire ediong’ (c’est une jonque chinoise) ou lôwô (c’est une chauve-souris). Qui soupçonnerait que le mot gong vient de Java et qu’il s’est acclimaté à la langue française dès le XVIIe siècle ? Quant à dien’ ggour et pon’tang’, ce sont des onomatopées qui imitent le son de ce dernier. René Ghil, dans la rubrique « Du même auteur », précise que son poème est à situer « à part de l’Œuvre ». À part de la poésie scientifique, s’entend, car Le Pantoun des Pantoun relève de l’instrumentation verbale qu’il amplifie en accouplant deux langues. La voix de René Ghil éveille aujourd’hui encore bien des échos. Tournée vers le monde, impersonnelle, soupçonneuse à l’égard des images, plus que sensible à la matière sonore, son œuvre semble annoncer les modernes performer et tout un courant matérialiste de la poésie. C’est du moins ce que prétend Jean-Pierre Bobillot, ce « poète bruyant », qui, pour notre curiosité et parfois notre plaisir, a fait rééditer, ces dernières années, quelques-uns des livres du « bel oublié », du beau revenant. Gérard Farasse René Ghil, Traité du Verbe, éd. Tiziana Goruppi, Paris, Nizet, 1978 Jacques Jouet, Échelles et papillons, Le Pantoum, avec en fac-similé Le Pantoun des Pantoun de René Ghil, Paris, Les Belles-Lettres, 1998 René Ghil, Lille, Revue nord’, no 40, décembre 2002 René Ghil, Le Vœu de Vivre et autres poèmes, avec le CD des Archives sonores, éd. Jean-Pierre Bobillot, Presses universitaires de Rennes, 2004 René Ghil, De la Poésie scientifique & autres écrits, éd. Jean-Pierre Bobillot, Grenoble, Ellug, 2008 39 ¶ PATRIMOINE Antoine de Saint-Exupéry Mission sur Arras Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) auteur, avec Le Petit Prince, de l’ouvrage de littérature française le plus traduit dans le monde, connut la célébrité grâce aux succès du roman Vol de Nuit (prix Femina, 1931) et de Terre des Hommes (Grand Prix du roman de l’Académie française, 1939). Ce que l’on sait moins, c’est qu’il fit connaître le nom de la ville d’Arras outre-Atlantique en y publiant la version américaine de Pilote de Guerre sous le titre Flight to Arras en 1942. L e 3 septembre 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Saint-Exupéry est mobilisé et obtient d’être affecté dans la reconnaissance aérienne où il accomplit cinq missions d’observation du 29 mars au 9 juin 1940. Le 20 juin, son escadrille se replie à Alger. Démobilisé, Saint-Exupéry s’exile fin décembre aux états-Unis où sa célébrité le précède. C’est à New York qu’il écrira une grande partie de Pilote de Guerre, ébauché dès septembre. Il y fera le récit du vol d’observation accompli le 23 mai entre Bapaume et Arras encerclée par les Panzers, bombardée par les Dornier, décrivant les interminables files de l’exode vues d’avion, les absurdités engendrées par la guerre, l’humiliation d’une défaite inenvisageable par l’état major qui jugeait « hallucinatoire » l’observation par les pilotes de l’avancée des blindés allemands dans les Ardennes dès le 12 mai. Mission sacrifiée, pense Saint-Exupéry : « Quand une mission est facile, il en rentre une sur trois. Quand elle est un peu “embêtante”, il est plus difficile, évidemment, de revenir. […] Je songe à l’absurde d’un survol d’Arras à sept cents mètres. à la vanité des renseignements souhaités de nous […] Je m’habille pour le service d’un dieu mort. » Avec pudeur, prolongeant étrangement Terre des Hommes et préfigurant logiquement les thèmes de Citadelle, SaintExupéry rend hommage, contre les détracteurs collaborationnistes, aux anonymes qui engagent leur chair pour le salut de leur communauté. Il signe ainsi le manifeste d’une France qui refuse la défaite. Il croit à la victoire, rappelant inlassablement que 40 PATRIMOINE ¶ l’épanouissement de l’homme n’est possible que si l’on offre à chacun des raisons de croître, de se dépasser, de s’échanger pour bâtir le monde. La découverte d’une vérité intérieure à travers la mission sur Arras et le partage souvent collectif de conditions matérielles précaires mais spirituellement enrichissantes, constituent les fils conducteurs de Pilote de Guerre. Au cœur de l’Exode, le Groupe de grande reconnaissance aérienne 2/33 dévoile, malgré la débâcle, la magie d’une communauté qui lutte dans le même esprit pour le même idéal : c’est au retour du vol au-dessus des lignes allemandes que Saint-Exupéry ressentira son étroite parenté spirituelle avec ceux que l’action a noués. Avec la mission sur Arras où la vie et la mort se mêlent un peu, écrit-il, Saint-Exupéry se nouera un peu plus à ses camarades : « De cette promenade d’aujourd’hui, je ne devais pas revenir non plus. Elle me donne un peu plus le droit de m’asseoir à leur table, et de me taire avec eux. » Aux États-Unis, le récit paraît en janvier 1942 en trois livraisons dans The Atlantic Monthly, le mois suivant en librairie dans la traduction de Lewis Galantière chez Reynal & Hitchcock avec les illustrations du peintre Bernard Lamotte ; enfin, en français aux Éditions de la Maison Française. Flight to Arras devient aussitôt un best seller et obtient dès sa parution le prix du meilleur livre du mois. Il contribue à rectifier l’image de la défaite française aux yeux de l’opinion publique et à permettre de comprendre l’ampleur du désastre de mai-juin 1940. Edward Weeks ne s’y trompera guère quand il écrira, dans The Atlantic d’avril 1942, que Flight to Arras représentait, avec les discours de Churchill « la meilleure réponse que les démocraties aient trouvée jusqu’ici à Mein Kampf ». Les Américains sont bouleversés par le récit même si, deux mois après Pearl Harbor, l’appel de l’écrivain à l’entrée en guerre des états-Unis y apparaît comme anachronique. Saint-Exupéry n’en a cure car il tient surtout à ce que son livre soit imprimé à Paris. Eu égard à son message, il est parfaitement conscient que son souhait relève d’une gageure qui justifierait à elle seule une diffusion plus restreinte voire sous le manteau. Mais Gaston Gallimard choisit de publier l’ouvrage dans la NRF, au grand jour. Le livre est soumis au service de propagande allemand qui, contre toute attente, autorise sa publication à la seule condition que soit retiré dans une phrase « Hitler qui a déclenché cette guerre démente ». L’aura dont bénéficiait SaintExupéry en Allemagne ne justifie pas à elle seule une telle indulgence. On estime en effet que, parmi les centaines de titres que les censeurs avaient à vérifier, seuls 5 % des livres étaient examinés. La commission de contrôle du papier d’édition, qui exerçait avec la Propaganda Abteilung une véritable fonction de censure, autorisera un tirage de 24 539 volumes, fait unique sous l’occupation où le tirage moyen chez Gallimard était de 5 398 exemplaires. Comble de l’ironie, Pilote de Guerre sera fabriqué à l’Imprimerie moderne de Montrouge, alors sous capitaux et gérance allemands ! 20 000 exemplaires ordinaires arriveront effectivement aux Messageries Hachette et le livre paraît le 14 décembre 1942, un mois après l’occupation de la zone Sud. Mais la presse collaborationniste réserve à Pilote de Guerre un accueil haineux, en raison de l’éloge au courage du lieutenant juif Jean Israël, à l’instar de Pierre-Antoine Cousteau dans Je suis partout le 8 janvier 1943 : « Et voilà ! Notre homme est tombé sur le mouton à cinq pattes, le veau à deux têtes : le Juif courageux ! Nous, on veut bien, mais enfin il nous semble qu’il y a autre chose à faire pour un écrivain que de monter en épingle le “courage d’un Juif’’ : nous ne sommes plus au temps de la Grande Illusion. » Trois jours plus tard, la Propaganda Abteilung demande à Gallimard le retrait des ventes et décrète que Pilote de Guerre sera « suspendu jusqu’à ce que les bruits concernant le passage à la dissidence de Saint-Exupéry auront été vérifiés ». Gaston Gallimard ne semble pas réagir, si bien qu’une nouvelle lettre en date du 8 février lui parvient : le livre doit être retiré de la vente, les volumes joints aux invendus. Or, au vu de l’inventaire de l’entrepôt Hachette à la date du 30 juin 1943, il ne reste que quatre exemplaires, sans trace de mise au pilon, 21 874 ventes fermes de Pilote de Guerre ont été déclarées… en 29 jours ! Deux éditions clandestines verront le jour : à Lyon en décembre 1943, tiré à un millier d’exemplaires par l’Imprimerie nouvelle lyonnaise, et Lille, en 1944, par les presses de la SILIC, rue de Metz. Des artisans de l’édition lyonnaise, seule une personne finira paisiblement ses jours. Quant aux gaullistes de New York, ils déclareront Pilote de Guerre fasciste et reprocheront à son auteur d’avoir tenu des propos défaitistes et pro-vichyssois, n’ayant apparemment pas compris que les dernières lignes du livre constituaient un appel au combat, une résistance en devenir, une victoire en germe : « Demain, pour les témoins, nous serons les vaincus. Les vaincus doivent se taire. Comme les graines. » Incompris outre-Atlantique, Saint-Exupéry se réfugiera à la recherche de son enfance : Le Petit Prince sortira en librairie deux semaines avant que son auteur, ayant enfin trouvé un uniforme de l’Armée de l’Air, n’embarque pour l’Afrique du Nord. Thierry Spas Président d’Artois Saint-Exupéry Différentes éditions de Flight to Arras, de gauche à droite : Reynal & Hitchcock, Mariner Books, Harvest/HBJ 41 ¶ PATRIMOINE éloge des loges « Passionné, mais carré ». C’est ainsi que Patrice Desdoit se définit. Après avoir consacré six ans de son activité professionnelle au théâtre Sébastopol de Lille, il signe un ouvrage de référence mêlant souvenirs personnels et recherches d’archiviste, sur l’histoire de cette salle attachante, ainsi que sur les autres théâtres de la région. Théâtre de Douai (photo : Philippe Debeerst) 42 PATRIMOINE ¶ en quatre mois. Encore que Patrice Desdoit s’attache à bousculer quelques vérités avancées jusqu’ici. Non le théâtre n’a pas été construit en 103 jours, comme il est inscrit sur ses murs, mais en 129 jours. Et non, l’incendie du Grand Théâtre n’est peut-être pas accidentel… Mais plus que la grande Histoire, l’auteur aime les petites anecdotes qui courent sur un lieu aussi attachant. « C’est un univers qui garde une forte identité comme celui de l’aviation ou de la marine, avec ses codes et ses légendes. » Lui-même a cédé aux charmes de son théâtre en y passant toute une nuit, sur les conseils d’un technicien. « J’ai entendu la scène craquer. C’était magique et j’ai compris qu’il y avait ici une âme », s’émeut-il. Théâtre d'Anzin (photo : Philippe Debeerst) C ’est à sa façon un enfant de la balle. Trimballé de théâtre en théâtre par des parents fervents admirateurs de la chanson et du spectacle vivant. Sauf que la passion pour cet art lui est venue dans les rangs des spectateurs. « Je connais le frisson de la scène, reconnaît Patrice Desdoit, avouant une petite expérience en amateur. Mais les planches, ce n’est pas mon truc. » Son truc à lui, c’est avant tout l’esprit des lieux. Et l’émotion qu’il a toujours ressentie dans les salles de spectacles, au point d’avoir achevé comme chef de salle du théâtre Sébastopol une carrière professionnelle démarrée dans la banque. Il vient surtout de consacrer à cet établissement un ouvrage qui a nécessité trois années de recherche assidues. « Je ne suis pas un chercheur, mais un cherchant », précise-t-il. C’est pourtant avec une rigueur de bénédictin qu’il a fouillé les Archives municipales et départementales, ainsi que celles de la bibliothèque municipale Jean Lévy de Lille, avant de prendre chaque jour son poste à la billetterie du Sébasto. Traquant comme un fin limier la moindre information concernant son cher théâtre. « Les archives ont disparu en 1995 lors du coup de sang d’un directeur un peu vite remercié », raconte Patrice Desdoit. Tout était alors parti à la benne, jusqu’au moindre programme. Petites et grandes histoires épluchant la presse d’époque, cet ancien journaliste passé par Radio France (dont il a été le directeur des programmes à Lille jusqu’en 2005) a retracé toute l’histoire de ce théâtre appelé longtemps provisoire. Celui-ci devait en effet assurer l’intérim entre le Grand Théâtre, parti en fumée dans la nuit du 5 au 6 avril 1903, et un projet plus conséquent qui se concrétisera dans l’Opéra. Un théâtre qui fut surtout construit presque miraculeusement Portraits et anecdotes Patrice Desdoit a confié à l’éditeur de Pourparler éditions, Christian Delcambre, le fruit de ses recherches, complété de fiches sur les autres salles que compte la région, que ce soit ses douze théâtres à l’italienne ou des salles plus récentes comme le Colisée de Lens ou le théâtre de l’hôtel Casino Barrière. Dans son livre, s’intercalent également de beaux portraits de quelques grandes figures de la scène comme Bourvil ou Annie Cordy, Philippe Noiret ou Jenny Clève, réalisés par le photographe tourquennois JeanRené Eblagon. L’ensemble est, avouons-le, un peu disparate, mais l’ouvrage se feuillette plus comme un album de souvenirs personnels qu’une monographie. On aurait aimé y trouver aussi un aperçu de la vitalité de ces théâtres et quelques artistes contemporains aux côtés des monstres sacrés. C’est sans doute une autre histoire. D’autant que le passé recèle encore des secrets. Patrice Desdoit vient ainsi de créer une association des amis du théâtre Sébastopol. « Son but est de poursuivre les recherches, explique-t-il. Mais aussi de créer une dynamique autour des autres théâtres. » Pour l’heure, lui reste le grand conteur qu’il a toujours été, notamment lors des visites guidées qu’il a régulièrement organisées au Sébastopol, avec des spectateurs qu’il emmenait dans ses coins les plus secrets, derrière ou dessous la scène. Et il ne résiste pas à une dernière anecdote. « Savez-vous ce qu’est une servante au théâtre ? C’est une petite lumière qui reste allumée toute la nuit quand le rideau est tombé. Elle veille sur les âmes qui répètent sur scène et qui jouent le lundi quand c’est relâche. » Comme cette lueur dans le noir, il est bien que des passionnés éclairent le savoir. Marie-Laure Fréchet Place du théâtre, les théâtres du Nord et du Pas-de-Calais Texte : Patrice Desdoit Photos : Philippe Debeerst Pourparler éditions novembre 2013 ISBN : 978-2-916655-25-3 192 pages – 34,90 € 43 Les sources belges de Dracula Le roman Dracula publié en 1897 par l’écrivain irlandais Bram Stoker (1847-1912) a fait naître un des derniers grands mythes littéraires modernes. Par mythe littéraire, on entend non seulement un personnage de référence, comme Don Juan ou Frankenstein, mais aussi un scénario-type, une structure narrative relativement stable, que l’on retrouve dans la plupart des occurrences ultérieures. Mais à en croire l'historien Matei Cazacu, le Dracula de Stoker pourrait avoir fait un détour par... la Belgique, avant de nous parvenir. Retour sur le célèbre vampire et ses surprenantes origines. E n personnifiant le vampire sous les traits d’un prince roumain et en disposant autour de lui un ou plusieurs personnages féminins qui en sont les Dracula,Bram Stoker victimes (plus ou moins soumises) et un enquêteur (le docteur Van Helsing) spécialisé dans la lutte contre les morts-vivants et versé dans l’ésotérisme, Stoker a fourni un modèle repris par des dizaines de romans, des pièces de théâtre, des ballets, des bandes dessinées et, surtout, des dizaines de films, de Friedrich Wilhelm Murnau (1922) à Francis Ford Coppola (1992). Non moins considérable est la littérature critique qui accompagne cette production. 44 Entre autres intérêts, celle-ci s’est penchée sur les sources du mythe et sur les récits qui ont pu influencer Bram Stoker. Car, bien entendu, celui-ci n’a pas inventé les vampires, ni même plusieurs des personnages de son roman. Le héros a réellement existé. Il s’agit du prince Vlad Tepes (Vlad l’Empaleur), fils de Vlad Dracul (Vlad le démon) qui a régné en Valachie de 1456 à 1462. Au milieu du XIXe siècle, le mouvement national en Roumanie en a fait la figure mythique de son identité naissante. Rien ne prouve qu’il ait eu des tendances hémophiles, mais sa cruauté est attestée. Un célèbre poème de Mihai Eminescu, en 1881, implore le héros mythique de revenir pour assainir la vie politique de son pays. Pour Stoker, toutefois, la Roumanie était surtout un décor exotique. Il ne s’est pas intéressé à l’histoire réelle. Mais il doit beaucoup au genre fantastique, et en particulier au roman de vampires, qui a des sources dans les légendes celtiques irlandaises, avec ses personnages de démons buveurs de sang, comme Droch-Fhola. Dans la littérature anglaise, le thème du mort-vivant (et de la morte-vivante en particulier) est ancien et bien représenté à la période élisabéthaine. Le romantisme lui donnera un élan définitif. En 1819, l’ancien médecin de Lord Byron, l’italoanglais John Polidori écrit The Vampyre, une nouvelle qui a même été attribuée à Byron lorsqu’elle a paru dans The New Monthly Magazine. Elle a aussitôt été traduite en français et en allemand, puis adaptée pour la scène (Charles Nodier, Lord Ruthwen ou Les Vampires, Théâtre de la Porte Saint-Martin, juin 1820). Aux États-Unis, plusieurs contes d’Edgar Allan Poe manifestent les penchants nécrophiles BELGIQUE ¶ de l’auteur (Ligeia, 1838) ou sa fascination pour l’hypnose (Le Cas de M. Valdemar, 1845). On sait que Ligeia, notamment, n’est pas sans influence sur Rodenbach. Parmi les autres textes littéraires dont l’influence sur Stoker est avérée, on cite notamment le Melmoth de Charles Robert Maturin (1820) et Carmilla, une nouvelle de Sheridan Le Fanu (1871). Ce dernier était également irlandais ; il dirigeait la revue Dublin University Magazine de 1861 à 1869, dans laquelle plusieurs auteurs mentionnent des histoires de vampires et soulignent le lien entre le mesmérisme et le vampirisme. Carmilla est une belle jeune femme, vampire de son état, mais avant tout séductrice, et le récit baigne dans un érotisme saphique qui explique son succès. Par ailleurs, Stoker s’est intéressé à la science de son temps pour dessiner le personnage de Van Helsing. Il y a condensé plusieurs références, comme son contemporain, le professeur allemand Friedrich Max Müller (1823-1900), philologue et mythologue qui fut professeur à Oxford. Mais le roman fait aussi appel à nombre de mouvements plus ou moins scientifiques en vogue à l’époque, comme l’hypnose, le mesmérisme, la théorie de l’hérédité des criminels et, de ce fait, il convoque bien d’autres figures de savants, comme celle de Cesare Lombroso (1835-1909), par exemple. Les Nizet, inspiration belge de Stoker ? Dans son ouvrage fondamental sur le mythe de Dracula, l’historien roumain Matei Cazacu a attiré l’attention sur d’autres sources possibles du roman de Stoker. Il est en effet persuadé que Stoker, qui lisait le français (et dont la femme était francophile), a lu Le Capitaine Vampire de Marie Nizet (1879) ainsi que Suggestion… de son frère Henri, publié en 1891. Il va même jusqu’à évoquer un » Stoker plagiaire ». Marie Nizet est en effet la première à avoir placé le récit de vampire dans un espace géographique précis et à lui avoir donné une dimension politique, puisqu’elle fait écho à la guerre de 1877 qui permit à la Roumanie de s’émanciper de la tutelle ottomane. Les séjours de son frère dans la région, ainsi que la fréquentation d’émi- Vlad Tepes (dit Vlad l'Empaleur) grées roumaines à Paris, et peut-être même un voyage personnel à Bucarest, lui ont donné une connaissance de première main du pays. Son récit abonde ainsi en détails concrets qui en renforcent l’intérêt. Son héros, un aristocrate étranger venu en Roumanie, serait « le chaînon manquant » entre les vampires nobles comme Lord Ruthwen et le Dracula de Stoker. Même si l’hypothèse de Cazacu n’est pas confirmée par les spécialistes anglais de la question, elle présente le mérite d’attirer l’attention sur deux écrivains belges méconnus. Les Nizet ont été peu étudiés chez nous, en particulier Marie qui ne figure même pas dans la Bibliographie des écrivains français de Belgique. Pour sa part, Henri a suscité l’intérêt de Gustave Vanzype, qui l’a bien connu, et de Raymond Trousson qui lui a consacré plusieurs articles. Henri et Marie Nizet sont les enfants de François Joseph Nizet (Joubiéval, 18 septembre 1829, Ixelles, 19 janvier 1899) et, sans doute, de la très discrète Marie Émilie Devleeshouwer. Cet ancien professeur de littérature, autodidacte à ses débuts, est engagé à la Bibliothèque royale le 1er mai 1863. D’abord employé, il reprend ensuite des études à partir de 1868 à l’Université de Bruxelles pour obtenir son doctorat en philosophie et lettres en 1872, un doctorat en droit en 1873, et un doctorat en sciences politiques et administratives l’année sui45 ¶ belgique vante. Il gravit ensuite tous les échelons pour achever sa carrière au rang de conservateur. Outre un cours public de littérature destiné aux jeunes filles, qu’il inaugure en novembre 1883, on lui doit quelques opuscules poétiques et patriotiques (Premiers Chants de ma lyre, 1857 ; Belgique. Celebrare domestica facta, 1880). Il n’est pas interdit de penser que les poèmes dédiés aux autorités belges aient facilité sa carrière administrative. Ce catholique fervent y défend aussi des idées généreuses quoiqu’abstraites. Il avertit le riche qu’il doit partager ses biens ou craindre la révolte du pauvre, même si, en Belgique, les excès de « l’anarchie » sont peu à craindre, en raison de la sagesse de la royauté et de la modération de ses compatriotes. Le Capitaine Vampire, Dracula belge ? Sa fille Marie, née à Bruxelles le 19 janvier 1859, a bénéficié d’un des meilleurs parcours scolaires possibles pour une femme de sa génération. Elle a fréquenté le Cours d’Éducation d’Isabelle Gatti de Gamond à Bruxelles, avant de partir à Paris en 1877 où le débat pour permettre aux femmes d’accéder à l’enseignement supérieur bat son plein. Elle sera d’ailleurs membre de la Ligue du droit des femmes en 1897. À Paris, elle fréquente Euphrosyna et Virgilia, les filles d’Ion Heliade Radulescu, un poète révolutionnaire roumain assez connu, exilé à Paris entre 1850 et 1854. Elle épouse littéralement leur cause et partage leurs émotions nationalistes. C’est par elles que Marie a très probablement lu Zburàtorul (1843), une poésie de Radulescu, qui évoque l’éveil érotique d’une jeune fille hantée par un incube. Plusieurs recueils de poèmes sont consacrés à la Roumanie : Moscou et Bucharest (1877), Pierre le Grand à Iassi (1878) rassemblés dans le recueil Romania (Chants de la Roumanie), 1878. Indignée par la rétrocession de la Bessarabie, elle déclare : « Belges, nous nous faisons un devoir de soutenir la cause de ces Roumains dont l’histoire, trop ignorée, présente tant de points de similitudes avec la nôtre ». Le Capitaine Vampire (Paris, Auguste Ghio, 1879) n’est pas un chef-d’œuvre de la littérature, même si le jeune âge de l’auteur 46 excuse pour une part les naïvetés du style et de la construction. Les héros du livre sont de jeunes Roumains qui luttent contre les Ottomans aux côtés des Russes. Mais entre ces alliés la méfiance règne, et elle se concrétise par l’opposition entre le noble Liakoutine, officier du Tsar, et le paysan roumain Isacesco. Liakoutine se comporte comme un maître en pays conquis, il blesse le père de Isacesco et détruit la réputation de sa fiancée Mariora. Les parallèles entre Le Capitaine Vampire et Dracula sont assez nombreux et probants. Dès sa première apparition, Boris Liatoukine semble annoncer le comte, autre ancien héros de la guerre contre les janissaires : « Il réalisait, avec une exactitude surprenante, le type légendaire du Vampire slave. Sa taille, démesurément longue et maigre, projetait derrière lui une ombre gigantesque qui allait se perdre dans l’obscurité du plafond. Avec un geste empreint d’une dignité un peu froide, il présenta aux jeunes officiers sa main décharnée, mais soignée et chargée de bagues, et daigna prendre le siège qu’ils lui offraient respectueusement. Sa chevelure et sa barbe, d’un noir intense, faisaient ressortir la pâleur livide de son visage allongé dont les lignes correctes et glaciales semblaient moins appartenir à une physionomie humaine qu’à un marbre funéraire. » (p. 15) Marie Nizet lui accorde également le don d’ubiquité, l’immortalité, une extraordinaire résistance au froid, un regard qui tue, et de nombreuses épouses qui meurent mystérieusement, exsangues. Dans une forêt, il hypnotise Mariora pour lui prendre l’anneau de son fiancé. Apparaissent également des feux follets bleuâtres (p. 66) tout à fait comparables à ceux que mentionne Jonathan Harker dans son journal. On a souligné à juste titre que Marie Nizet ne donne pas le dernier mot de la légende du vampire, et que son récit reste « en suspens », ce qui est également le cas de Stoker. En face du Vampire, la présence de deux jeunes couples amoureux accentue également la parenté de structure entre les deux œuvres, même si Bram Stoker maîtrise évidemment beaucoup mieux son propos. Marie Nizet épouse ensuite un certain Mercier, dont on ne sait rien sinon qu’elle a divorcé et élevé seule un enfant. Sa grande œuvre littéraire est un recueil de poèmes qui a été publié après sa mort par Georges Rency. Dédié à son amant CécilAxel Veneglia, un capitaine au long cours qui a vécu en Indonésie et qui a sans doute péri en mer, Pour Axel de Missie (1923) est, à l’époque, un des rares ouvrages où s’exprime une passion amoureuse féminine qui reconnaît le désir charnel. Henri Nizet est né à Bruxelles le 13 décembre 1863. Élève brillant, lui aussi, il obtient à moins de vingt ans les diplômes de docteur en philosophie et lettres avec la plus grande distinction (1881) et de docteur en droit (1883) à l’Université libre de Bruxelles. Pendant ses études, il livre à l’impression les vers de L’Épopée du canon (1879), un long poème dans la manière romantique qui affiche son pacifisme. Henri aurait été répétiteur pour un jeune Moldave de Falticeni en 1883. Il dirige aussi la Revue artistique avec Franz Mahutte. La même année, il publie Bruxelles rigole… Mœurs exotiques chez Kistemaeckers. BELGIQUE ¶ Le personnage principal de ce roman est un étudiant grec venu faire son droit à Bruxelles. Il décrit ses condisciples et la vie que mènent les jeunes gens aisés dans les lieux de plaisir de la capitale. En 1885, Nizet publie Les Béotiens. C’est également une œuvre satirique. Il s’en prend aux écrivains belges contemporains des revues La Jeune Belgique ou L’Art moderne et, surtout, à Camille Lemonnier dont il espérait manifestement un adoubement littéraire qui n’a pas eu lieu. Pour qui connaît un peu l’époque, la lecture de ce texte féroce est réjouissante. Tous les auteurs du temps en prennent pour leur grade, révélant leurs mesquineries et les petites haines de la vie littéraire. Aucune valeur ne résiste au pessimisme féroce de l’auteur. Nizet saborde ainsi durablement sa carrière littéraire : il se coupe de tous ceux qui pourraient le soutenir et se condamne à rester un marginal dans les lettres belges. Selon Cazacu, il part alors à Paris, puis à nouveau en Roumanie, et il en revient avec le roman Suggestions… En 1893, il publie un dernier essai : L’Hypnotisme, étude critique, qui, sur un ton apaisé, fait le point sur les phénomènes d’hypnose et de suggestion psychique tels que les pratiquent les écoles de Nancy (Liébault, Delboeuf) et de la Salpêtrière (Charcot). Il présente une partie de ce livre sous la forme d’une conférence au Cercle artistique et littéraire en février 1892. Après quelques affaires malheureuses, il entreprend une longue carrière journalistique pour La Chronique, La Nation, Le Soir et, surtout, La Dernière Heure. André Baillon, qui l’a bien connu, le décrit dans Par fil spécial (1924), sous le nom de Louis Sinet. Son parcours est résumé en trois lignes : « Jeune, il a suivi des cours. Il voulait devenir un savant, à l’exemple de son père, un grand professeur. Il a voyagé ; il est docteur en beaucoup de choses. Il a écrit deux livres. Il en a rêvé quelques autres. Et maintenant, son pot à colle, son crayon, ses ciseaux… il est ici. Il ne sera plus jamais qu’ici. » (p. 52) L’homme est amer, et même en compagnie d’amis, au café : « Il s’y trouve aussi seul que s’il n’y avait personne. » (p. 56) C’est aussi un homme divisé. Il y a eu un Louis Sinet écrivain, qui a deux livres signés de son nom dans la bibliothèque : « Celui-là, qui le connaît ? » (p. 53) Mais désormais, explique Baillon, s’il rédige une étude, il se borne à n’être plus qu’un plagiaire sans originalité aucune. Il meurt à Rhode-Saint-Genèse le 16 avril 1925. Hypnotique vampire Suggestion… en 1891 est une sorte de catalogue complet des thèmes en vogue dans la littérature décadente. Il commence par la relation d’un très long voyage en train qui conduit le jeune Paul Lebarrois vers Czernowitz, dans ce qui est alors la grande Roumanie. Il doit y travailler dans une usine dirigée par un énergique Allemand. Dans le compartiment, Paul hypnotise une jeune femme, qui deviendra rapidement ensuite son amante. Commence alors une longue histoire d’amour, pimentée par un peu de tératologie, puisque Séphorah, la jeune femme, est dépourvue d’utérus. Pour sa part, Paul apprécie d’autant plus cette bizarrerie qu’il est habité par des fantasmes érotico-morbides que le narrateur attribue à une hérédité particulière, celle de sa « lignée d’ancêtres féminins » (p. 24) qui prend possession de lui quand il fait l’amour. Après plusieurs semaines d’échanges passionnés, Paul rentre à Paris pour toucher un héritage. Il est alors initié par un ami aux pratiques ésotériques d’une loge rosicrucienne. Songeant à Séphorah qui est restée au loin, il souhaite expérimenter l’hypnose à distance au moyen du téléphone, ce qui constitue un intéressant mélange de pratiques traditionnelles et modernes. Dans ce milieu, un de ses amis médecins, le Dr Rigaud, présente des pantomimes érotiques réalisées par Lucie, une jeune Parisienne délurée, mais qui ne se souvient de rien après les séances. On y aura reconnu l’équivalent des démonstrations animées par Charcot à la Salpêtrière, auxquelles la jeune femme semble d’ailleurs promise lorsqu’elle atteint « la grande hystérie ». Ensuite, Paul ramène Séphorah à Paris. Le couple dépérit progressivement, parce qu’il abuse des séances d’hypnose. Paul est poursuivi par des idées fixes, tantôt érotiques, tantôt morbides. C’est ici qu’apparaît la figure du vampire, qui matérialise les cauchemars de Séphorah. Elle craint de mourir égorgée et songe aux superstitions de son enfance, aux « nocturnes maraudes » des morts-vivants qu’on ne peut arrêter qu’en les clouant au sol avec Abbaye de Whitby, Angleterre. Décor du naufrage dans le Dracula de Bram Stoker, ©Brian Snelson 47 ¶ belgique Jean-Baptiste Van Helmont, Bruxelles un pieu fiché dans la poitrine. Les ennuis d’argent s’ajoutent ensuite aux ennuis de santé. Tout en participant de plus en plus activement aux rencontres de la secte ésotérique, Paul invente le crime parfait : le suicide par hypnose. Il convainc Séphorah d’ouvrir le gaz pendant son sommeil… L’hypnose est bien présente dans Dracula. Le journal de Jonathan Harker décrit en détail l’état de Mina, qui fait penser aux expériences du docteur Rigaud. La manière dont le comte l’influence à distance est également très proche des scènes décrites par Nizet. Une même fascination, typique de l’époque, pour ce que Nizet appelle la « Galathée de caoutchouc » (p. 83), une femme-pantin à la fois soumise aux fantasmes de l’homme et active, place en tout cas Stoker et l’écrivain belge dans le même monde. Mais Stoker est plus modéré dans ses descriptions ; son texte est dépourvu des excès érotico-morbides dont Nizet use et abuse et sa vision de la femme est nettement plus positive. De Van Helmont à Van Helsing Une troisième « piste belge » pourrait être liée au médecin et philosophe Jean-Baptiste Van Helmont. Né à Bruxelles en 1579, fils de Marie de Stassart et époux de Marguerite Van Ranst, issue de la grande famille des Mérode, ce notable a abordé presque toutes 48 les branches scientifiques que l’on enseignait alors à l’Université de Louvain. Il aurait aussi fréquenté l’enseignement de Martin Delrio (1551-1608) qui donnait des cours chez les Jésuites de Louvain concurrents de l’Université. Delrio rédigeait alors ses ouvrages sur la magie et la sorcellerie. Docteur en médecine, Van Helmont voyagea en Suisse et en Italie avant d’exercer à Vilvorde. Il mena de nombreuses recherches sur la chimie des gaz – on lui doit la création de ce mot formé sur le latin chaos. Il pratiquait la dissection et l’anatomie ainsi que des recherches alchimiques. à partir de 1624, il fut poursuivi par l’Officialité de l’Archevêché de Malines pour cause d’hérésie et il dut subir pendant une dizaine d’années un procès et des contraintes diverses (assignation à résidence). Il mourut en 1644, laissant à son fils, le bien nommé François-Mercure, le soin de publier ses œuvres, dont l’Ortus Medicinae (1648). Au-delà de l’homophonie, Cazacu ne développe pas de lien entre Van Helmont et Van Helsing. Pourtant plusieurs raisons plaident en faveur du rapprochement. Son nom figure dans l’ouvrage de Thomas Joseph Pettigrew, On Superstitions Connected with the History and Nature of Medicine and Surgery (1844) qui est une des sources attestées de Bram Stoker. Mais surtout, l’écrivain irlandais ne pouvait ignorer un médecin alchimiste et néo-paracelsien bénéficiant d’un éclairage médiatique considérable. En effet, Van Helmont fait l’objet d’une véritable campagne de réhabilitation en Belgique depuis le milieu du XIXe siècle. En 1821, un certain colonel d’Elmotte (probabement François Martin Poultier d’Elmotte, 1753-1826/7) publie un Essai philosophique et critique sur la vie et les ouvrages de J.B. Van Helmont. Plusieurs médecins s’emparent ensuite de cet illustre ancêtre, dont on fait un égal de Vésale. Le Dr Joseph Guislain (1797-1860), précurseur de la psychiatrie moderne et fondateur de l’asile qui porte son nom à Gand, lui dédie une étude dans les Annales de la société de médecine de Gand (1846, pp. 5 à 204) ; le Dr Corneille Broeckx (1807-1869) publie peu après des extraits d’œuvres de Van Helmont, ainsi que plusieurs pièces retrouvées de son procès par l’Officialité de Malines. Le Dr Marinus fait son éloge à l’Académie de Médecine en 1851. Le Père Catoire, un Jésuite, souligne ensuite que Van Helmont était autant un « théori- Séance d'hypnose, Richard Bergh, 1887 BELGIQUE ¶ pratiques. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas un hasard si Dracula vient d’une région où coulent « des eaux aux étranges vertus » et règnent des «gaz qui peuvent aussi bien tuer que vivifier ». Chez Bram Stoker, Van Helsing est un personnage profondément ambigu, mi-savant, mi-illuminé. En tant que savant, il conclut son enquête sur les vampires en déclarant : « Il ne nous faut pas de preuve pas plus que de personnes pour nous croire. » C’est bien l’impossibilité de séparer chez Van Helmont l’expérience scientifique du projet hermétiste qui en fait un prédécesseur de Van Helsing. En ce sens, Dracula n’est pas seulement le moment fondateur d’un mythe, il est aussi un roman en prise directe avec son époque, et avec des débats qui restent encore actuels. Le père de Carmilla, David Henry Friston cien fantasque », un métaphysicien, qu’un savant moderne. On songe alors à lui élever un monument et, en 1863, l’Académie de médecine se voit confier le soin de dresser un bilan des recherches biographiques. Le Dr Rommelaere écrit un mémoire qui est couronné par l’Académie. Il renforce la dimension scientifique de l’œuvre, mais insiste aussi sur ses doctrines philosophiques. Le 15 juillet 1889 est inaugurée la statue que l’on peut encore voir sur la place du Nouveau Marché aux grains, à Bruxelles (voir photo page 48). À cette occasion, l’usage politique de cette figure apparaît clairement. L’échevin de l’instruction publique de Bruxelles fait l’éloge d’une victime de l’Inquisition, un savant naturaliste en butte à l’obscurantisme. Pour le secrétaire de l’Académie de médecine, Van Helmont est un « pionnier de la science », un expérimentateur audacieux, un véritable savant au sens moderne du terme. À l’inverse, le monde catholique célèbre la dimension spiritualiste de son œuvre, ses connaissances hermétistes, développées dans le respect du dogme et des convictions chrétiennes. Entre les deux guerres, et même encore de nos jours, plusieurs articles et ouvrages prolongent ce débat, que l’on trouvera exposé, avec une grande clarté, dans l’ouvrage de Paul Nève de Mevergnies (1882-1959), professeur de philosophie à l’Université de Liège, qui ne dissimule pas son souhait de réhabiliter le Van Helmont occultiste. Les expériences de Charcot et de ses confrères ont suscité des discussions médicales mais également juridiques acharnées. Innombrables sont les articles et les études parus dans la dernière décennie du XIXe siècle qui évoquent la question de savoir si la suggestion psychique peut être reconnue comme une technique médicale, si elle doit être réservée aux médecins ou si elle peut être utilisée par tous, si elle peut résoudre les problèmes de l’humanité, amender les criminels, excuser « l’impulsion irrésistible » d’un assassin, aider les étudiants ou atténuer les peines de cœur. L’hypnose est au cœur de ces débats. Ainsi, pour les sectes artistiques mystiques, plus ou moins rosicruciennes, qui sont alors actives en France et en Belgique et dont Henri Nizet est un fervent adepte, il devrait être permis de développer « l’hypnotisme curatif » tel que l’ont suggéré les médecins Rodolphe Goclénius et Van Helmont. Paul Cet article est initialement paru dans le no 178 de la revue Le Carnet et les Instants Aron On trouve des vampires dans d’autres romans belges, généralement inspirés par Dracula ou par les films qui dérivent de ce roman. Voici quelques références : Jean Ray, Le Vampire qui chante, in Harry Dickson, no1, Bibliothèque Marabout, 1966, rééd. Le Cri, 2007. Rosny Ainé, Le Vampire de Bethnal Green ou la jeune vampire, Paris, éd. Wilson, 1935. Nadine Teffi, Vourdalak le Vampire, Liège, Éditions Maréchal, 1956. Tel est précisément le point où Van Helsing et Van Helmont se rejoignent : l’un et l’autre sont à la fois médecins et adeptes de l’occultisme, et donc des symboles forts d’une lutte de légitimité sur le statut de leurs 49 ¶ belgique (suite) ¶ actu du CRLL biographie Jozef Bielik n’est pas un héros Jean-François Füeg C’est un petit livre d’à peine soixante pages qu’un historien belge – directeur du Service de la lecture publique à la Fédération Wallonie Bruxelles –, dédie à son grand-père, Jozef Bielik, mort en 1978. Un homme un peu mystérieux pour l’enfant qu’il était et sur lequel il se met en tête d’enquêter avec la vague intuition qu’il a pu être un de ces héros méconnus mais authentiques durant l’Occupation. En croisant souvenirs intimes et personnels, explorations dans les archives et méthodes de l’historien, ce qu’il exhume n’est pas vraiment à la hauteur de ses espérances : arrivé de sa Slovaquie natale en 1930 pour s’installer dans le Hainaut belge, Jozef Bielik aura vécu l’existence passablement difficile et cahotique – les premières années – des émigrés, pas vraiment délinquant mais pas « enfant de chœur » non plus, créant une famille avec femme et enfants, vivant comme beaucoup de gens du petit peuple sans démesure ni largesse. Quant à son implication supposée dans la résistance durant l’Occupation, son petit-fils va finalement découvrir qu’elle se sera limitée à une brève détention – pour imprudence fanfaronne – et quelques aides – souvent bien inconscientes – à de vagues connaissances véritablement engagées, elles, dans le combat clandestin contre les Allemands. Ce grand-père n’aura donc pas été le héros que le petit-fils avait espéré dévoiler mais un homme ordinaire dont l’héroïsme se sera limité à bâtir une famille et donner respectabilité à ses enfants et petits-enfants qui, eux, « ne sont plus des étrangers ». Peut-être peu de choses, mais, écrit Jean-François Füeg, « ils n’ont plus peur, n’ont plus faim ». Les Territoires de la Mémoire octobre 2013 ISBN : 978-2-930408-29-3 72 pages - 7 € 50 Jean-Marie Duhamel état des lieux de la librairie et de l’édition Fabien Eloire En 2014, le CRLL lance une grande étude socio-économique sur le paysage de la librairie et de l’édition dans la région Nord – Pas de Calais. Pour mener à bien ce travail de longue haleine, le CRLL a sollicité Fabien Eloire, sociologue, enseignant-chercheur au laboratoire Clersé/CNRS de l’université de Lille 1. Mais de quoi s’agira-t-il au juste ? Quels sont les enjeux de l’étude que vous allez mener ? Les données concernant la filière livre en Nord − Pas de Calais sont peu nombreuses. Il s’agirait donc de réaliser un panorama exhaustif des librairies et des éditeurs de la région, incluant, par exemple, des informations sur les emplois, les volumes de ventes, ou les types de livres prisés par les lecteurs régionaux. Au-delà des chiffres, il s’agirait aussi d’écouter ce qu’ont à dire les libraires et éditeurs à propos des évolutions, difficultés et contraintes que rencontre actuellement la filière livre, marquée par l’arrivée du livre numérique (ebook) et la montée en puissance de la vente en ligne. Quelle sera votre méthode de travail ? Je vais aller à la rencontre des libraires et des éditeurs. J’espère obtenir l’aide des associations de libraires et éditeurs pour élaborer mes questionnements et mes grilles d’entretiens. La réussite d’une telle démarche est évidemment soumise à la bonne volonté de coopérer des libraires et éditeurs ! En tant que sociologue, quelle dimension votre discipline apportera-t-elle à l’étude ? Compte tenu de la situation, il est légitime que les acteurs de la filière livre se préoccupent plus des questions économiques, de la concurrence, de l’emploi ou des prix. Cependant, il ne me semble pas du tout hors sujet de s’intéresser aussi à la coopération, à l’entraide informelle, ou à la façon de mettre en place des actions collectives. Comment faire, sans s’allier, pour s’opposer à un géant tel qu’Amazon ? Comment faire, sans s’organiser, pour être un interlocuteur légitime auprès des pouvoirs publics ? Ces questions m’apparaissent d’autant plus pertinentes qu’un récent rapport du CESER[1], sensible au sort du livre en Nord − Pas de Calais, a suggéré à la Région d’être animatrice d’un Contrat de Progrès avec la filière : une fenêtre est donc ouverte pour les acteurs du livre qui souhaitent obtenir un soutien de la part des pouvoirs publics locaux. [1] Livre : mode d’emplois, Conseil économique, social et environnemental régional Nord – Pas de Calais, 8 octobre 2013. actu du CRLL¶ Les rencontres du CRLL Autour de la scénographie… Le 26 novembre 2013, le CRLL, en partenariat avec la médiathèque d’Arras et la médiathèque départementale du Pasde-Calais, proposait une journée d’étude autour de la mise en scène et de la scénographie des collections en bibliothèque. Professionnels et étudiants étaient venus nombreux pour écouter les interventions de Serge Chaumier, Isabelle Roussel-Gillet, Laurent Matejko, Alain Fleisher, Philippe Gauchet, Fabienne Dorey, Aubane Lunel, Valérie Delacroix et Alain Friant, Laurent Wiart et Pascal Allard. Les initiatives et les projets mis en avant, innovants chacun à leur façon, ont inspiré le public qui a posé de nombreuses questions et ainsi participé activement à la discussion. Prochain rendez-vous… Le mardi 11 février à Douai : autour du documentaire jeunesse, en partenariat avec le SNE, la bibliothèque municipale de Douai et l’association Brouillons de Culture. (Voir programme page 33) Le jeudi 22 mai à Tourcoing : pour les 2es rencontres de l’édition numérique, en partenariat avec la Plaine Images, le PILEn et l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais. (Plus d’infos dans le prochain numéro d’Eulalie) Les (co)éditions du CRLL Bibliothèques territoriales : Guide pratique de la formation continue en Nord – Pas de Calais. Se former tout au long de la vie est une nécessité, rendue urgente par l’évolution rapide des métiers et des outils dans le secteur de la lecture publique. Ce guide est destiné à faciliter l’orientation des personnels salariés et bénévoles des bibliothèques de la région. Il a été élaboré par un groupe de travail dans le cadre d’un protocole d’accord signé, sous l’égide du CRLL, entre les départements du Nord, du Pas-de-Calais et le CNFPT. Ce guide existe en version imprimée et numérique sur le site Eulalie.fr. Tout savoir sur la conservation partagée ! Pourquoi, comment participer à un plan de conservation partagée des collections pour la jeunesse (PCPJ) ou des périodiques (PCPP) ? Quels sont les enjeux, les objectifs, les acteurs et les cadres contractuels de ces plans en France et en Fédération WallonieBruxelles ? Un guide en quatre parties se propose de donner des repères et des outils essentiels, mais aussi des astuces et des pièges à éviter, pour mettre en œuvre et faire fonctionner un PCPP dans la durée. Ce document, qui fera référence en la matière, est le fruit d’une coédition exceptionnelle entre le Centre régional des lettres et du livre Nord – Pas de Calais, la Fédération interrégionale du livre et de la lecture et le service de la Lecture publique du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles. De nombreux professionnels y ont contribué dans le cadre de groupes de travail en France et en Belgique. Les deux premiers volumes sont d’ores et déjà accessibles en ligne sur le site Eulalie.fr. Il s’agit des guides sur la conservation partagée des périodiques (PCPP) et sur la conservation partagée des collections pour la jeunesse (PCPJ). Suivront, en mars 2014 les volumes Désherbage/ÉlagageP et DépouillementP. L’ensemble fera l’objet d’une édition imprimée dans le courant du 2e trimestre 2014. 51 ©Bertrand Sion, 2014 Sylvain Dubrunfaut, Vue de l’esprit jeune La peinture de Sylvain Dubrunfaut est faite de visages, de regards. à 34 ans, il se consacre depuis presque dix ans à la figure humaine, en témoignent les individus colorés qui peuplent sont atelier, chez lui, à Ronchin. Pourtant, il a fallu au peintre passionné vagabonder pour se construire en tant que tel. Dès le lycée, il entreprend des études d'arts appliqués (ESA AT − Roubaix) qui le destinent plutôt à la scénographie, puis étudie le théâtre à l'université. De sa formation en arts appliqués, il retient la rigueur de l'enseignement technique, très présente dans sa peinture aujourd'hui, un langage subtil « qu'il faut savoir dépasser bien sûr, mais qui est nécessaire pour s'exprimer ». Longtemps « en recherche », l'artiste enchaîne les projets : il organise des festivals, travaille pour le cinéma. Et vers 25 ans, il décide de s'assumer en tant que peintre. Aujourd'hui, lorsqu'il quitte ses pinceaux, c'est pour donner des cours d'arts plastiques, activité « complémentaire et épanouissante » qui lui permet de garder assez de temps pour la peinture, pour avancer comme il le souhaite. Épris du portrait, Sylvain Dubrunfaut rend hommage à l'individu dans chacun de ses tableaux : « C'est plus fort que moi. J’entretiens une relation émotionnelle avec mon sujet. Ce qui m'anime le plus sont les émotions humaines », confie-t-il. à travers ses tableaux réalistes, il questionne le portrait en exploitant les codes de la photographie et de la vidéo. « On peut considérer que je réalise des images peintes, explique-t-il. Ce sont des portraits saisis, spontanés. » Au-delà des visages, l'artiste s'intéresse particulièrement aux adolescents, à leur image et à leurs contradictions : « à cet âge, le corps est à la fois tellement important et fragile... Il n'est pas encore complétement développé, il peut être maladroit, c'est un corps en devenir. » Connecté aux âmes adolescentes, le peintre a d'ailleurs beaucoup utilisé Internet et ses banques de données d'images pour s'inspirer. « Des jeunes se prennent en photo et mettent en ligne ces images. J'essaye de prendre de la distance par rapport au cliché de départ, en recadrant par exemple sur une partie du corps. » Les séries de tableaux de Sylvain Dubrunfaut ont de fait quelque chose du témoignage, de la restitution d'un regard adolescent porté sur soi. Si le peintre a fait des jeunes son sujet de prédilection, il ne se contente pas de les observer de loin puisque pour la deuxième fois, il travaille avec des élèves de la région sur un projet artistique. En 2012, il a recréé avec des lycéens et un vidéaste des « tableaux vivants » à partir de toiles déjà existantes. Sa démarche est d'ailleurs fortement imprégnée par sa culture du spectacle vivant : « La dimension théâtrale va et vient dans ma peinture. Dans le théâtre comme dans la peinture, il y a quelque chose d'artificiel, un mélange entre réalité et fiction. On trouve également l'idée de composition, un dialogue entre l'espace vide et l'espace occupé dans le tableau. » Cette année il s'investit dans une résidence à la MAC (maison de l'art et de la communication) de Sallaumines et travaille depuis septembre avec des collégiens qui deviendront les sujets de futurs tableaux. Dans la démarche du peintre, quelque chose de pédagogique sans doute : « Je veux faire prendre conscience aux adolescents qu'être peint aujourd'hui n'est pas quelque chose de commun, alors même que nous sommes submergés par des images éphémères. » Caroline Pilarczyk http://www.dubrunfaut.info Sans titre 19, 2012