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no15 − février 2014
actualités des Lettres et du LIvre en Nord − pas de calais
à la bonne santé du CRLL !
V oilà un titre bien banal, un marronnier de saison comme disent les journalistes.
Pourtant, en ce début d’année, je suis bien obligé de former ce vœu pour notre
Centre régional des Lettres et du Livre. Dans mon dernier éditorial, je vous
annonçais mon départ pour des raisons d’éthique et de morale, à l’aune de ma
nouvelle fonction diplomatique.
Parti par la porte, me voici à nouveau dans la maison en passant par la fenêtre ? Non, je
partirai bien mais les membres du conseil d’administration m’ont demandé de prolonger
le mandat de quelques mois afin de bien terminer le transfert dans nos nouveaux locaux
(et les inaugurer) toujours à la Citadelle d’Arras, tout en préparant la succession dans
l’intérêt de tous les acteurs de la chaîne du livre. J’écris bien de tous.
Ceci étant dit et écrit, passons à ces fameux nouveaux locaux. Je dois d’abord saluer nos
partenaires institutionnels, notamment la Direction régionale des affaires culturelles
et le Conseil régional Nord – Pas de Calais, sans oublier le Département du Pas-de-Calais
et le Département du Nord. Quant à la Communauté urbaine d’Arras qui pilote la rénovation de l’ensemble du site de la Citadelle, je tiens à féliciter toute l’équipe, du président
Philippe Rapeneau à l’électricien, en passant par tous les services administratifs et
techniques. Nous avions déjà un lieu prestigieux, nous voici désormais installés dans
des locaux ultra-modernes. Mes successeurs auront à gérer un magnifique outil et un
personnel qualifié remarquable. Les veinards !
Dans ce numéro d’Eulalie, vous découvrirez la densité éditoriale de notre région ainsi
que quelques portraits. Vous apprécierez Nathalie De Meulemeester, directrice de RavetAnceau, jeune femme dynamique tournée vers l’avenir. Vous découvrirez Francis Marcoin, président de l’Université d’Artois et spécialiste de la littérature jeunesse. Vous
vous régalerez du papier de Thierry Spas qui vous fera voler avec Saint-Exupéry… audessus d’Arras au début de la Seconde Guerre mondiale. Fabuleux !
Bonne année à tous,
Directeur de la rédaction :
Léon Azatkhanian
Rédaction : Paul Aron, Faustine Bigeast,
Geoffroy Deffrennes, Gaëtane Deljurie,
Clotilde Deparday, Jean-Marie Duhamel,
François-Xavier Farine, Marie-Laure Fréchet,
Alexandre Haslin, Stéphanie Morelli,
Caroline Pilarczyk, Paul Renard, Thierry Spas,
Corinne Vanmeris, Aurélien Zaplana.
L’article « Les sources belges de Dracula »
est publié en partenariat avec Le Carnet &
Les Instants, une revue éditée par le Service
des Lettres et du Livre de la Fédération
Wallonie-Bruxelles.
Secrétariat de rédaction :
Caroline Pilarczyk
Correctrice : Amélie Clément-Flet
Photos : CRLL sauf mention contraire
Diffusion : Affichage et Diffusion
(Dunkerque), Culture et Communication
(Lille). Avec le soutien des médiathèques
départementales du Nord et du Pas-de-Calais
Mise en page : Jane Secret
Conception graphique : TL3> Alexie Hiles/
Sébastien Morel/Eric Rigollaud
Imprimeur : Imprimerie Jean-Bernard,
adhérent Imprim’vert, sur un papier
certifié PEFC (provient de forêts
gérées durablement)
ISSN : 2101-5198
Dépôt légal : février 2014
La rédaction n’est pas responsable des
articles qui lui sont envoyés spontanément.
Couverture : « Sans titre 5 »,
Sylvain Dubrunfaut, 2011
Henri Dudzinski
Président du CRLL Nord – Pas de Calais
Eulalie la revue est une publication du Centre régional
des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais, association loi 1901
Directeur de la publication : Henri Dudzinski
Conseil d’administration : Membres de droit : Conseil régional Nord – Pas de Calais, Direction régionale
des affaires culturelles Nord – Pas de Calais, Conseil général du Nord, Conseil général du Pas-de-Calais,
Artois Comm., Communauté urbaine d’Arras. Membres associés : association Libr’Aire, groupe Nord – Pas de Calais
de l’association des bibliothécaires de France (ABF), association des éditeurs du Nord – Pas de Calais.
Membres élus : David-Jonathan Benrubi (médiathèque d’agglomération de Cambrai), Daniel Boys,
Henri Dudzinski, Jean-Marc Flahaut, Philippe Gauchet, Stéphane Gornikowski (Compagnie générale
d’imaginaire), Nathalie de Meulemeester (éditions Ravet-Anceau), Michel Quint.
équipe : Léon Azatkhanian (directeur), Élisabeth Bérard (chargée d’administration),
Caroline Pilarczyk (chargée d'information print/web), Aurélien Zaplana (chargé de mission).
CRLL Nord – Pas de Calais : Quartier des 3 Parallèles, La Citadelle, Avenue du Mémorial des Fusillés,
62 000 Arras, [email protected] / www.eulalie.fr
Le CRLL est subventionné par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles,
le Conseil régional Nord – Pas de Calais, le Conseil général du Pas-de-Calais, le Conseil général
du Nord. Il reçoit le soutien de la Communauté urbaine d'Arras.
2
Certifié PEFC. Provient de
forêts gérées durablement
www.pefc-france.org
SOMMAIRE ¶
4
26
38
Des auteurs et des livres
l'autoédition,
étincelle numérique
patrimoine
Parutions : Simon Allonneau, Denis Cordonnier et
Philippe Frutier, Gérard Farasse, Naoya Hatakeyama,
Didier Hermand, Blandine Lejeune, Bruno Martin,
Zagam Milek, Laurent Petit, Michel Quint, Lucien Suel,
Jean-Pascal Vanhove, Patrick Varetz, Dominique Viart.
Les revues en revue
12
Dans l'enfer très capitonné
des bibliothèques
Dans ces lieux publics que sont les bibliothèques,
la question s’est toujours posée de savoir comment
gérer les ouvrages libertins, voire simplement coquins.
Longtemps jugés sulfureux, ils redeviennent fréquentables. Et sortent d’un enfer désormais pavé de
bonnes intentions.
20
édition/librairie
LettMotif
Jean-François Jeunet a fait naître une maison d’édition dédiée à l’amour du cinéma en général et aux
scénarios en particulier.
Libraire, contre vents et marées
À l’heure où plusieurs librairies calaisiennes ont fermé leurs portes, une enseigne voisine, La Mouette
liseuse, créée par Manuel Tinoco Vilchez, fait figure
de résistante.
Interview : Nathalie de Meulemeester
On connaît l’enseigne depuis 1853. Les éditions RavetAnceau sont désormais en pleine ascension avec une
collection phare, Polars en Nord.
En pointe dans le monde anglo-saxon, fruit de la métamorphose numérique que connaît le livre, l’autoédition
progresse en France et bouscule la pratique des acteurs
traditionnels. Pour mieux comprendre les enjeux de ce
nouveau circuit, il convient de l'interroger.
30
la seconde vie des livres
Les bibliothèques sont de plus en plus nombreuses
à organiser des ventes de livres désherbés. Pourquoi
les voit-on désormais prendre largement place sur le
marché du livre d’occasion ?
32
et aussi dans l'actualité
Interview : Francis Marcoin
Francis Marcoin, président de l’université d’Artois, mais
surtout spécialiste de l'édition jeunesse, nous raconte
un peu cette littérature d’un genre particulier, qui fera
l'objet d'une journée d'étude le 11 février à Douai.
Le Nord – Pas de Calais se livre
Depuis 2012, les membres de l’association des libraires
et ceux de l’association des éditeurs du Nord et du
Pas-de-Calais se retrouvent autour de l’opération « Le
Nord – Pas de Calais se livre ».
Interview : Frédéric Lambin
En octobre dernier, le CESER a publié « Livre: mode
d’emploiS en Nord – Pas de Calais », un rapport qui
interroge la place du livre en région. Frédéric Lambin,
rapporteur à l’origine de cet appel, a répondu à nos
questions.
René Ghil
René Ghil, poète d’avant-garde avant la lettre, renoua
avec la tradition de la poésie scientifique en composant une ample cosmogonie.
Antoine de Saint-Exupéry
L’auteur du Petit Prince fit connaître le nom de la ville
d’Arras outre-Atlantique en y publiant la version américaine de Pilote de Guerre sous le titre Flight to Arras.
éloge des loges
Patrice Desdoit signe un ouvrage sur l’histoire du
théâtre Sébastopol de Lille, ainsi que sur les plus
remarquables théâtres de la région.
44
Belgique
Les sources belges de Dracula
à en croire l'historien Matei Cazacu, le Dracula de
Bram Stoker pourrait avoir fait un détour par... la Belgique, pour s'aiguiser les canines.
Jozef Bielik n’est pas un héros
C’est un petit livre d’à peine soixante pages que l’historien belge Jean-François Füeg dédie à son grandpère, Jozef Bielik. Beau et envoûtant.
50
Actualité du CRLL
état des lieux de la librairie et de l'édition, Les rencontres du CRLL : autour de la scénographie, prochains
rendez-vous..., Les (co)éditions du CRLL : Guide de la
formation continue destiné aux Bibliothèques territoriales du Nord – Pas de Calais...
3
¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES
roman
jeunesse
La Loge des âmes Zagam Milek
Dofus
Bruno
Martin
La Loge des âmes est une
œuvre qui ne se laisse pas
saisir d’emblée par le lecteur. Semblable à un roman
gigogne, elle n’emboîte pas
moins de trois histoires les
unes dans les autres. Ses pre-
mières pages nous plongent
ainsi au cœur du XIVe siècle,
dans l’univers d’Abraham
le Juif, alchimiste douaisien
et auteur d’un mystérieux
livre éponyme, tandis que les
suivantes nous ramènent au
temps présent, sur les pas du
romancier lui-même. Zagam
Milek y narre la quête dans
laquelle il se trouve entraîné
presque malgré lui, quête qui
débute par la découverte du
journal intime de François Jollivet-Castelot, autre alchimiste
douaisien, et se poursuit par
celle d’une loge secrète, initiée
à l’occultisme.
De récit historique, La Loge des
âmes devient donc rapidement
thriller ésotérique, sinon fantastique. Mais, étonnamment,
elle ne ménage pas le suspense
à la manière de ce genre. Elle
évolue à un rythme qui lui est
propre, alternant passages
lents, voire indolents, et passages plus rapides. Ce sont
ces derniers, tantôt narratifs,
tantôt introspectifs, qui lui
confèrent sa valeur. Bousculant quelque peu les esprits
cartésiens, ils parviennent, en
effet, à lui imprimer une intensité appréciable.
Faustine Bigeast
Engelaere éditions
mai 2013
ISBN : 978-2-917621-24-0
192 pages – 12 €
biographie
L’abbé Lemire Jean-Pascal Vanhove
L’abbé Jules Lemire est surtout connu pour la création
des jardins ouvriers. C’est
oublier qu’il fut député d’Hazebrouck pendant trente-cinq
ans (de 1893 à 1928) et qu’il
défendit à la Chambre des
4
positions que l’on dirait maintenant centristes : il acceptait
la République et défendait les
positions de l’Église. Également maire d’Hazebrouck, il
dirigea la reconstruction de la
ville après la Première Guerre
mondiale.
Jean-Pascal Vanhove, s’appuyant avec sérieux sur la
presse locale et nationale, sur
la correspondance et le journal
intime de l’abbé Lemire,
consultés aux Archives municipales d’Hazebrouck, dresse, en
tenant compte de la vie privée
comme de la vie publique, un
portrait attachant d’un ecclésiastique républicain, souvent
critiqué par sa hiérarchie
(évêques et pape), et il situe
le trajet de celui-ci dans une
époque où les affrontements
entre laïcs et catholiques furent
souvent violents.
L’ouvrage est préfacé par
Martin Hirsch, « ancien président d’Emmaüs France », qui
fait un parallèle entre l’abbé
Lemire et l’abbé Pierre, deux
représentants du catholicisme
social, et qui souhaite qu’apparaissent des successeurs à ces
deux prêtres démocrates.
Et si Ankama remettait au
goût du jour le « livre dont
vous êtes le héros » ? Très en
vogue dans les années 80, le
genre a progressivement perdu
son public, se voyant voler la
vedette par le jeu vidéo. Pourtant Ankama prend le chemin
inverse en adaptant son jeu de
rôle en ligne Dofus au genre
romanesque.
Premier tome d’une saga inédite, Les vents d’ émeraude
entraîne le lecteur dans la
quête de l’un des précieux œufs
de dragon, le Dofus Emeraude.
Selon le principe du livre-jeu,
plusieurs choix sont proposés
à la fin de chaque chapitre, personnalisant ainsi l’aventure.
Imaginé par le scénariste
et concepteur de jeux vidéo
Bruno Martin, alias Halden,
ce premier tome initiera peutêtre quelques gamers au monde
du livre.
Paul Renard
Marais du Livre Éditions
septembre 2013
ISBN : 978-2-9143-2711-4
373 pages – 22 €
Alexandre Haslin
Éditions Bayard Jeunesse
octobre 2013
ISBN : 978-2-7470-4615-2
400 PAGES – 12,50 €
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
Beau-Livre
Alchimie du Nord – Pas de Calais
Denis Cordonnier et Philippe Frutier
© Philippe Frutier
C
dr
omment prendre son envol comme
photographe à 38 ans, sans la
moindre formation technique,
après un métier de commercial dans
l’innovation technique ? Eh bien… en
volant vraiment. Plus exactement, en
pilotant un ULM 3 axes, avec des yeux
émerveillés braqués sur sa région
natale, le Nord – Pas de Calais. Tel est
Philippe Frutier
Philippe Fruitier, fils d’agriculteurs de
Rueil Saint-Martin, dans le Pas-de-Calais, qui se lança dans la
photographie en 1996. L’Arrageois s’est ainsi spécialisé en photo
aérienne. D’abord pour des collectivités, puis depuis 2007, pour
le bonheur des éditions Degeorge qui l’ont révélé au grand public
et ont publié cinq de ses sept « beaux-livres ». L’année 2013 s’est
achevée à tire-d’aile : du 15 octobre au 17 décembre, Philippe
Fruitier a publié Le Bassin minier vu du ciel aux éditions OuestFrance, puis Alchimie du Nord – Pas de Calais et enfin Visages et
paysages, agriculture en Nord – Pas de Calais.
L’Arrageois ne se reconnaît pas d’influences dans le métier. Sa
passion n’a rien à voir avec les livres d’un Arthus-Bertrand. Le
Nordiste a commencé à voler en 1992, soit sept ans avant que le
médiatique reporter publie son best seller La Terre vue du ciel.
« Tout de suite, j’ai ainsi redécouvert nos paysages, plages,
champs, abbayes… Je suis curieux de tout, du patrimoine, de
la nature. Selon moi il existe autant de photographes que de
regards. L’appareil photo est un prolongement de l’œil. Je cours
après les découvertes, après les lumières… » Pour saisir ces points
de vue imprenables ou insoupçonnables, il faut se ruer sur la cinquantaine de journées dans l’année offrant une météo favorable.
Philippe pilote son ULM, puis passe les commandes à un co-pilote
au moment des prises de vue numériques. Au-dessus des villes,
règlement oblige, l’avion ou l’hélicoptère s’impose, muni d’autorisations.
La rencontre avec Denis Cordonnier, créateur des éditions
Degeorge, a donné un élan au photographe. « Je venais de lancer
ma maison d’édition avec un ouvrage sur la restauration du
théâtre d’Arras, puis un autre sur la Bataille d’Arras, se souvient le patron de l’agence de communication Cituation. Nous
avons enchaîné avec le premier livre sur le Nord – Pas de Calais
vu du ciel, vendu depuis à 12 000 exemplaires. » Ce nouvel opus
renouvelle le regard, privilégiant les mutations du territoire,
cette alchimie qui donne son titre au livre mais qui reflète réellement la transformation d’un territoire, fascinant visiblement
le Nordiste fier de ses racines : l’artiste fut ainsi le premier à
photographier du ciel le Bassin minier, offrant de saisissants
plans graphiques. « Je suis content que le dossier de candidature
Unesco se soit appuyé en partie sur mon travail ! »
Geoffroy Deffrennes
Photographies : Philippe Frutier
Textes : Denis Cordonnier
éditions Degeorge
novembre 2013
ISBN : 978-2-9169-9219-8
35 €
5
¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES
roman
insolite
Veuve noire
Michel Quint
La Ville sur le divan
Laurent Petit
Novembre 1918. Dans la
triste liesse de l’armistice,
tandis que l’on porte en terre
Guillaume Apollinaire, Léonie,
jeune veuve et journaliste
débutante, naviguant dans les
milieux de la bohème artistique et littéraire se trouve
propulsée dans une enquête au
long cours flanquée d’un photographe de presse joliment
nommé Rameau. Disparitions,
fantômes surgis des tranchées
à chaque coin de rue, trafics,
Michel Quint revient à ses fondamentaux du suspense avec
ce polar noir sur fond de bleu
horizon, comme la Chambre
du même nom élue en 1919,
« celle qui, justement, n’a aucun
horizon ». écriture rugueuse,
personnages complexes et
attachants, intrigues à nœuds
multiples, le romancier livre ici
du solide, se jouant avec maestria de l’histoire de ces années
1918-1919 – dont il connaît parfaitement tous les soubresauts
et toutes les émotions – et de
la fiction, où le lever de rideau
sur un monde nouveau en train
d’émerger dans la douleur et
les sacrifices ne masque pas
les perversions des filous et des
moins que rien.
Jean-Marie Duhamel
L’Archipel
octobre 2013
ISBN : 978-2-8098-1255-8
230 PAGES – 17,95 €
Ce livre prête à sourire ou à
la grimace, façon « pour » ou
« contre » dans Télérama. Des
choses sérieuses passées au
filtre du canular. Des concepts
urbains soumis au tamis des
névroses. L’auteur ? Un fils de
médiéviste devenu ingénieur
télécoms chez Matra puis comédien au théâtre de rue, puis
psychanalyste ! Laurent Petit
s’est lancé dans l’étude psy
des villes du monde entier, un
peu comme le chanteur Sufjan
Stevens voulait composer un
disque par état américain.
Délire ? Si vous détestez les
abus de points d’interrogation
et d’exclamation, le style de
l’ancien Lillois vous lassera.
Dans ce cas, reste à picorer les
instants d’humour à la Desproges qui parsèment ce livre.
Petit taquine les sigles de nos
urbanistes, l’A NRU devient
l’ANPU, l’agence nationale de
psychanalyse urbaine. La ZOB
n’est autre que la zone d’occupation bucolique. Plus proche
de nous, le voilà qui décortique
en krypto-linguistique les
noms de Roubaix, Tourcoing
et Wattrelos. Chez Petit, le jeu
de mots fait sens : ainsi, nous,
journalistes, nous appliquant
à gloser sur le CETI, ce Centre
européen des textiles innovants supposé relancer la zone
de l’Union à Roubaix-Tourcoing, nous adopterions volontiers son Centre extraordinaire
des textiles incroyables. Une
méthode Coué poétique.
Geoffroy Deffrennes
La Contre Allée
octobre 2013
ISBN : 978-2-9178-1720-9
320 pages – 20 €
nouvelles
Flacons, flasques et fioles Lucien Suel
éditions Louise Bottu
2013, ISBN :
979-10-92723-03-8
86 pages – 12 €
6
Qu’importe le flacon, pourvu
qu’on ait l’ivres… que. Un brin
d ’espièglerie qu’appréciera
sans doute le facétieux Lucien
Suel, pour résumer son dernier
ouvrage. Si la dive bouteille
est bien au centre de certaines
de ses « histoires courtes »,
l ’auteur emmène surtout
son lecteur dans son univers
autour du thème du contenant/
contenu. Des textes gigognes,
truffés de références, qu’on eut
qualifiés dans un autre siècle
de fantaisies littéraires. Récits
à la manière d’une nouvelle,
court dialogue ou monologue
intérieur, Lucien Suel s’amuse.
Au fil de ces quatre-vingts
pages qui s’avalent cul sec, on
garde en mémoire le touchant
« Idiot d’Arras » ou le brillant
« Bukowski au terril », efficace comme un shot de vodka.
Lucien, la même chose !
Marie-Laure Fréchet
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
critique littéraire
Usages du livre Gérard Farasse
Gérard Farasse, dans la préface de ce recueil d’articles,
fait son autoportrait de lecteur : il aime dresser et recopier des listes, feuilleter des
catalogues ; est attiré par les
images qu’il reproduit par
des mots ; a des goûts divers
pour des auteurs « singuliers »
qu’il aborde par l’attention au
détail et par la digression ; il
est entraîné par le « principe de
plaisir » venant de l’enfance et,
peut-être, de l’amour maternel.
Les textes, regroupés en quatre
parties : « Voyager », « Dénombrer », « Rêver », « Interpréter »,
reflètent cet autoportrait.
Consacrés à Nicolas Bouvier,
à Quignard (Le Salon de Wurtenberg), à Pierre Dhainaut, à
la Bibliographie de la France ou
Journal général de l’imprimerie
et de la librairie, à Cendrars
(Feuilles de route), à Thomas
Bernhard (deux récits : « La
casquette » et « La cape de
loden »), à la biographie, aux
collages de Philippe Lemaire, à
Sollers, à Pierre Michon vu par
Jean-Pierre Richard, à Philippe
Bonnefis et, enfin, à Claude
Esteban légendant les tableaux
de Hopper, ils manifestent une
culture personnelle qui, parfois, est liée à l’amitié (ainsi,
envers Philippe Bonnefis, qui
vient de nous quitter) et une
variété de goûts qui donne
lieu à des promenades dans la
poésie et dans la prose, dans la
paralittérature et les œuvres
classiques, dans l’écrit et dans
l’image. Farasse clôt sa préface en se montrant en train de
choisir un livre dans sa bibliothèque ; il commence à le lire
et se produit alors un miracle :
« Le livre endormi se réveille.
Le lecteur vient de toucher un
corps : celui de la Belle au bois
dormant. » à lire Usages du
livre, nous réveillons à notre
tour les auteurs que Farasse
nous aide à aimer.
Paul Renard
Presses Universitaires de Paris
juillet 2013
ISBN : 978-2-84016-162-2
203 pages – 22 €
histoire littéraire
Anthologie de la littérature
contemporaine française Dominique Viart
Bien sûr on pourrait être professeur de lettres. Dans ce cas
le livre, coédité par le CNDP,
serait un ouvrage de référence
destiné à enrichir un cours,
voire à alimenter le plaisir de
lire des auteurs contemporains
chez des lycéens et étudiants
parfois occupés à tout autre
chose. Ce serait sans compter
l’immense satisfaction qu’il y
a à se plonger dans une anthologie, à pratiquer le saut de
puce ou à s’essayer au grand
écart. Et là, le dernier ouvrage
de Dominique Viart, essayiste
et professeur de littérature
française, est une pépite pour
tous.
Il consacre cette anthologie
(qui couvre 1980 à nos jours) à
la littérature « déconcertante »,
composée de livres « inattendus
qui amènent le lecteur à entrevoir des choses proprement iné-
dites : des univers méconnus,
des expériences singulières,
portées par des voix à nulles
autres pareilles, des phrasés
inouïs ».
La première partie décrit la
queue de comète de la littérature de l’après-guerre, avec
des auteurs ayant fait évoluer
le formalisme de leur œuvre
dans ces années 80 : Sarraute, Robbe-Grillet, Duras ou
Modiano. Dans la deuxième
partie, on trouvera ceux qui,
aux yeux de Dominique Viart,
ont le plus inventé, Carrère,
Bon ou Ernaux, s’affranchissant du passé pour trouver leur
voix. Enfin, avec Darrieussecq
ou Philippe Forest, Dominique
Viart analyse des œuvres en
devenir, souvent plus libres
que celles de leurs aînés. Pour
chaque auteur, une courte biographie et l’extrait d’un texte
« parlant » nous donnent à lire
et à comprendre. Avec cette
anthologie, D. Viart ne déroge
pas à sa ligne : la littérature
f rançaise contemporaine,
ouverte au monde, est riche.
Corinne Vanmerris
A. Colin et Scéren CNDP
octobre 2013
ISBN : 978-2-2002-8723-8
296 pages – 39 €
7
¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES
poésie
Premier mille
Patrick Varetz
C’est le genre de projet qui
vous tombe dessus un matin
et contre lequel on ne peut rien
si ce n’est se plier à l’impératif
catégorique. Non pas écrire un
poème, mais mille. Comme un
chiffre canonique, un cap qui
vaille seul d’être franchi. « J’ai
pensé n’en voir jamais le bout,
explique Patrick Varetz. Mais
c’était la possibilité de pouvoir
écrire un peu chaque jour, sans
devoir m’asseoir à ma table
quatre ou cinq heures, comme
lorsqu’on écrit un roman. »
C’est d’ailleurs le roman (et la
signature avec l’éditeur P.O.L.)
qui a déclenché la poésie.
« C’était un an avant Jusqu’au
bonheur. Elle avait toujours été
en moi. Je me suis alors autorisé à l’écrire. »
D’emblée, la for me s’est
imposée. Poèmes numérotés,
présentés sur deux colonnes,
titre en bas de page. Métrique
réduite à la seule longueur
des vers, redécoupés après
le premier jet. écriture frag-
mentaire ou plutôt long poème
fragmenté. « Je glisse le texte
dans un corset, mais je veux
que l’on sente les vertèbres. »
écriture de nuit, du matin. En
venant et revenant toujours sur
les mêmes obsessions. Le père,
« qui mange tes mots », la mort,
la maladie. Avec l’urgence d’occuper non seulement le temps
qui passe, mais aussi l’espace. Physiquement. Les deux
cents premiers poèmes ayant
d’ailleurs été présentés lors
d’une installation, placardés au
mur, dans le noir. On les découvrait à la lueur d’une lampe
frontale. Une façon pour l’auteur de montrer ses « ténèbres
intérieures et le chaos des ori-
gines ». Car s’il se dissimule
derrière le « tu », Patrick Varetz
revendique une poésie lyrique.
« Je parle de l’âme et du cœur.
Et en partageant mon intimité,
je cherche à toucher celle de
l’autre. C’est l’inverse des lieux
communs, qui eux ne parlent à
personne. »
L’exercice, lui, suit son cours,
puisque deux cents autres
poèmes sont déjà écrits. « Et je
pense que je continuerai toute
ma vie… »
Marie-Laure Fréchet
éditions P.O.L
décembre 2013
ISBN : 978-2-8180-1933-7
528 pages – 29 €
beau livre
Kesengawa Naoya Hatakeyama
Au Japon, après le tsunami
de 2011, Naoya Hatakeyama
retourne dans sa ville natale,
8
à la recherche de sa mère et de
ses deux sœurs. Sur sa moto,
il avance péniblement à travers les routes enneigées, en
quête d'une trace, d'un espoir.
Au bout du chemin il découvre
l'absence : sa mère, sa ville, tout
ou presque a été englouti dans
la vague meurtrière. Après une
exposition et un livre, Terrils,
consacrés aux montag nes
noires du Nord, le célèbre photographe publie chez Light
Motiv Kesengawa. à travers
un texte fleuve et des clichés
personnels mais saisissants,
il livre un témoignage intime,
celui d'un survivant. Jusqu'à
ce que s'achève le voyage,
des photographies de Naoya
Hatakeyama, prises bien avant
la catastrophe, accompagnent
le texte, comme autant de lieux
et de visages convoqués car
vivement espérés.
Brutalement, les mots disparaissent pour laisser place aux
images de ce qui n'est plus, de
ce qui reste. Ce glissement, de
visions ordinaires et sereines
à celles de paysages fracassés,
de ruines spectrales, mime
avec justesse la traversée émotionnelle contée par l'auteur.
En filigrane, l'œuvre interroge l'histoire des Hommes
confrontés à l’arrachement et
donne à son récit une portée
plus universelle. Kesengawa,
comme un livre mémoire, une
confession poétique troublante.
Caroline Pilarczyk
Light Motiv
novembre 2013
ISBN : 978-2-95379-085-6
136 pages – 35 €
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
roman
roman
Dernier tango à Lille
Blandine Lejeune
Le Marionnettiste
Didier Hermand
Le commandant Boulard
reprend du service, pour une
deuxième enquête pleine
de profondeur. Après avoir
pénétré le monde de la politique
dans Embrouilles lilloises, il
s’intéresse cette fois-ci de près
à ceux de la psychanalyse et
du tango. Car un thérapeute
de renom est retrouvé sauvagement assassiné dans son
cabinet du Vieux-Lille. Daniel
Libbovitch, expert en maladies mentales et amateur de
danse caliente, est un homme
brillant. Un homme brillant,
doublé d’un séducteur invétéré.
Parce qu’il joue sans vergogne
de son charme, il s’attire les
inimitiés comme d’autres les
amitiés. Sa femme Nadine,
ses maîtresses d’hier et d’aujourd’hui, Barbara et Sonia,
tous les membres de son entourage en somme, peuvent avoir
désiré sa mort. Afin de rendre
tangible les griefs de chacun à
l’encontre de la victime, les rancunes que son comportement a
nourries, et d’insinuer les possibles mobiles du crime, Blandine Lejeune use habilement du
flash back, nous embarquant
dans un distrayant et surprenant Cluedo.
Faustine Bigeast
Ravet-Anceau, octobre 2013
ISBN : 978-2-35973-362-4, 216 pages – 10,50 €
Éprise de liberté, effarouchée
à l’idée d’entraver celle d’autrui, Adèle aime David d’un
amour muet, qu’elle se défend
de déclarer au quotidien.
Mais, peu de temps après avoir
célébré cet amour à Venise, à
défaut d’oser ne plus le taire,
David disparaît sans explication, laissant Adèle seule face
à ses interrogations et à ses
contradictions. L’a-t-il quittée
pour une autre ? Aurait-elle dû
faire fi de ses craintes et lui
dire combien il lui est essen-
tiel ? Telles sont les questions
qui la taraudent et la poussent
à le retrouver.
Au travers d’une intrigue a
priori ordinaire, Didier Hermand sonde avec un savoirfaire évident les emballements
du cœur qui unissent les êtres
et les déceptions qui les désunissent. Témoignant d’une
maîtrise indéniable de la narration, il mêle récits initiatique et
policier pour mieux démêler les
erreurs dans lesquelles on s’enferre. Si l’on peut regretter qu’il
ne soit pas plus elliptique par
moments, son Marionnettiste
n’en est pas moins plaisant.
Faustine Bigeast
éditions Atria
octobre 2013
ISBN : 978-2-918078-46-3
324 pages – 18 €
poésie
Un jour on a jamais rien vu Simon Allonneau
Avec cette plaquette préfacée par Charles Pennequin,
Simon Allonneau livre une
écriture qui n’appartient
qu’à lui : celle de brièvetés qui
font mouche et de textes, plus
amples, qui racontent, sous
une apparente naïveté, des
histoires quotidiennes. Bien
qu’il s’agisse d’une première
publication, ce jeune auteur de
28 ans a déjà un ton extrême-
ment personnel. On rit jaune
comme chez d’autres poètes
adeptes de l’humour noir :
André Frédérique ou Jean-Luc
Caizergues. « On se serre la
main pour savoir qui a la plus
grosse main. » Ces poèmes
dénoncent l ’absurdité du
monde et l’horreur ordinaire.
Ils font grincer la mort et rire
l’auteur lui-même « agréablement étonné par la vie ». Leur
non-conformisme et leur dérision éclatent à chaque page.
Simon Allonneau publiera son
premier recueil au Pédalo ivre
en 2014. Il nous faudra, hélas,
patienter jusque-là.
François-Xavier Farine
Polder no156
Coédition Décharge/Gros Textes
juin 2013
ISBN : 978-2-35082-209-9
63 pages – 6 €
9
Les revues en revue
RSH, la Revue
des Sciences
Humaines
La Nouvelle
Revue Moderne
Géraldine Serbourdin,
Sur un canapé d'encre
Nouvelles sans récit,
Une crise de la narration
dans la fiction brève
(1900-1939),
No 35
no 312, décembre 2013
Ce numéro s’intéresse au premier vingtième siècle, en ce qui
concerne la nouvelle, période
injustement oubliée par la critique littéraire qui la perçoit
comme une transition un peu
atone entre Maupassant et le renouveau des années cinquante.
Et pourtant ! Même si beaucoup
d’écrivains se contentent de reprendre des recettes éprouvées,
la nouvelle, dans l’ombre du roman, cherche sa voie, ses voix,
tente de prendre ses distances
avec l’encombrante tradition
du siècle précédent. La nouvelle dans la première moitié du
vingtième siècle se révèle être
ainsi une formidable machine
à déstabiliser le lecteur.
ISBN : 978-2-913761-59-9
25 ¤ / www.septentrion.com
10
Galaxies
No 26, novembre 2013
Le numéro 26 se consacre à la
littérature italienne de l’imaginaire. Au programme, un
demi-siècle de création. Le lecteur y trouvera « plusieurs des
multiples facettes de cette littérature, jusqu’aux audaces de la
dystopie et de l’extravagance,
sans oublier la provocation, le
sarcasme ou l’humour ». Des récits qui « font écho au questionnement qui fonde la sciencefiction : l’avenir de l’homme,
des sociétés, de la planète et de
l’univers »...
ISSN : 1270-2382
11 ¤ / www.galaxies-sf.com
Géraldine Serbourdin a choisi,
dans ce numéro de la NRM qui
lui est consacré, de placer ses
mots sur des collages de Philippe Lemaire. Dans cette version moderne du palimpseste,
il ne s’agit plus de gratter un
texte antérieur pour le remplacer par un autre, mais de frotter
les images et les mots. L’entrelacement des signes convoque
la rencontre entre les temps, la
culture, la mémoire des lieux,
des livres, des paroles, des
corps. Surgit alors un feu intérieur qui étincelle dans ces
pages. « On n’invente jamais
rien, mais mon geste redit l’origine du monde », écrit Géraldine Serboudin dans un texte/
manifeste.
ISSN : 1632-1081
6 ¤ / http://nouvellerevuemoderne.free.fr
écrit(s) du Nord
No 23-24
Ce numéro propose une série
d’échanges entre poètes, qu’ils
soient de grands noms, de
jeunes talents ou de modestes
amateurs. Chacun a envoyé
un poème et en a reçu un, sur
lequel il écrit, du destinataire
de son envoi. La question est,
en somme : qu’accueillons-nous
de l’autre quand nous le lisons,
comment l’éprouvons-nous,
que nous dit-il de lui, de nous ?
Les pages suivantes font place
à des nouvelles ou extraits de
récits tous inédits, dus aussi
bien à des voix nouvelles qu’à
des auteurs reconnus.
ISBN : 978-2-36469-030-1
12 ¤ / www.editionshenry.com
Focus sur...
L'Estracelle
nord'
Michel Butor
No 62, décembre 2013
Butor est mond ialement
célèbre depuis la parution de
La Modification, en 1957. Mais
il y a un paradoxe Michel Butor.
Depuis dix ans, deux livres
seulement ont été consacrés
au dernier représentant du
Nouveau roman, qui est aussi
le plus grand écrivain français
vivant. Autre paradoxe : on n’a
jamais étudié l’imaginaire
septentrional de Michel Butor,
alors que l’auteur est né près
de Lille et qu’il est fasciné par
les grands créateurs belges, la
culture allemande et le monde
nordique. Le dernier numéro
de la revue nord' vient combler
cette lacune. Michel Butor a
lui-même contribué au volume,
avec trois poèmes dont un inédit et deux longs entretiens
avec Bernard Noël et Mireille
Calle-Gruber.
ISBN : 978-2-913858-31-2
15 ¤ / www.revue-nord.com
Pouvez-vous nous présenter la revue ?
Arlette Chaumorcel : D’abord bulletin d’information, créé en même temps que la Maison de la
Poésie, l’Estracelle doit son nom au manoir qui
avait été, à l’époque, pressenti pour accueillir
l’Association. Les premiers numéros comportaient trois rubriques de base : l’une à destination d’une revue, une autre pour un éditeur, la
troisième était réservée à un traducteur.
Le bulletin s’est peu à peu transformé : les
rubriques se sont diversifiées, différenciées.
Parole a été donnée à de nouveaux éditorialistes sous la responsabilité d’un journaliste
– Hervé Leroy – rédacteur en chef. Des thèmes
de réflexion, choisis par le Comité culturel permettent aujourd’hui aux poètes et aux adhérents-amis d’intervenir. Fondée en 1988 par
Noël Josèphe, la Maison de la Poésie en région
Nord – Pas de Calais fête ses 25 ans avec en cette
fin d’année, la sortie d’un spécial Estracelle :
des anecdotes, des images-souvenirs, marqueront ce numéro mais celui-ci s’ouvrira aussi sur
l’actualité et les projets de l’Association.
Quels sont ses objectifs et sa ligne éditoriale ?
Hervé Leroy : Dans ses choix éditoriaux, l’Estracelle privilégie sans doute une poésie « à
hauteur d’homme ». Loin des chapelles et des
coteries, la revue se veut un lieu ouvert à toutes
les formes d’écriture. Elle est attentive à toutes
les formes d’expression. Des formes classiques
aux recherches les plus contemporaines, il n’y
a pas d’exclu. Seule ligne éditoriale : le goût de
l’autre, de la rencontre, de l’échange.
L’Estracelle privilégie ainsi la rencontre entre
poètes et écrivains du Nord – Pas de Calais avec
les « amis de partout » comme aime à le dire
Arlette Chaumorcel. Enracinée en Nord – Pas de
Calais, la revue agit comme un lieu de passage
entre les grandes voix de la région et les poètes
d’ailleurs. Par ailleurs, la revue témoigne des
activités de la Maison de la poésie Nord – Pas
de Calais : ateliers d’écriture, concerts, spectacles, débats, rencontres, collaborations avec
les associations, villes ou entreprises, actions
au sein de l’économie sociale et solidaire. Pour
l’Estracelle, la poésie ne se sépare pas de la vie.
L’Estracelle fête ses 25 ans : quel bilan ?
Véronique Trinel, directrice : La Maison de la
Poésie a pour but de développer, de promouvoir et de favoriser la poésie. Depuis toutes ces
années, nos actions ont démontré que le but
initial de l’association n’a cessé de croître. De
60 heures d’ateliers d’écriture en 1995, nous
sommes passés à plus de 220 heures par an,
nous avons édité à ce jour 38 ouvrages de poésie européenne en version bilingue. Nos projets annuels ont triplé. Nous avons instauré
des temps forts dans l’année avec le Printemps
des poètes en région, Poésie sur l’herbe, Les
Automnales, Poète au coin du feu… Nous continuons à accueillir des poètes du monde entier et
organisons des rencontres autour de leur écriture. Des partenariats se développent, la poésie
s’associe à d’autres formes d’art, un Conservatoire de la poésie, destiné à sauvegarder et à
protéger le patrimoine poétique, se développe.
Aujourd’hui, notre ambition est de pérenniser
des échanges européens, de permettre la création poétique en et hors région, de continuer la
démocratisation de la poésie à travers un public
élargi. Au sein de notre Maison, la poésie se vit
comme un moyen d’émancipation pour chacun.
Revue trimestrielle
http://www.maisondelapoesienpdc.fr
11
Dans l’Enfer
très capitonné
des bibliothèques
Le récent buzz médiatique autour de la trilogie érotique de la britannique S. L. James (Fifty Shades of Grey) a mis en
lumière une littérature qui se lit d’ordinaire sous le manteau. Dans ces lieux publics que sont les bibliothèques, la
question s’est toujours posée de savoir comment gérer les ouvrages libertins, voire simplement coquins. Longtemps
jugés sulfureux, ils redeviennent fréquentables. Et sortent d’un enfer désormais pavé de bonnes intentions.
C
’est un petit livre conservé dans le
fonds d’histoire locale de la médiathèque d’Arras. La Chandelle d’Arras n’émoustille plus personne
aujourd’hui. Il faut se pencher sur ses gravures jaunies par le temps pour observer
que la Vierge arbore un décolleté suggestif.
Et décoder la langue précieuse du XVIIIe
siècle de ce poème « héroï-comique », pour
découvrir que son auteur, l’abbé douaisien
Henri-Joseph Dulaurens, était loin d’être
un saint homme. Voué de son temps aux
12
gémonies, il a, trois siècles plus tard, sombré dans l’oubli le plus total et son ouvrage
est devenu une simple curiosité qui ne
quitte plus son étagère. L’histoire ne nous
en apprendra pas plus sur l’existence à
Arras de ce que l’on appelle pudiquement
le « second rayon ». D’autant que le fonds
a brûlé en 1915 avec l’abbaye Saint-Vaast.
Les flammes d’un enfer bien réel qui ont
ravagé les livres placés autrefois sous la
vigilance du père abbé. Non seulement les
livres libertins, mais aussi ceux qui trai-
taient de la Réforme ou même les contes
de fées, qu’on épargnait tout autant aux
âmes sensibles…
C’est en 1844 que la Bibliothèque nationale de France édicte une cote baptisée
explicitement « Enfer » pour regrouper des
ouvrages « contraires aux bonnes mœurs ».
Elle sera utilisée jusqu’en 1969 (année
érotique !), avant d’être réemployée en
1983 à la demande des chercheurs et des
bibliothécaires. Un fonds riche de 1 700
ouvrages, qui est devenu aujourd’hui plus
bibliothèques ¶
bibliophilique que pornographique, comme
l’a illustré en 2007 l’exposition « L’Enfer de
la Bibliothèque » organisée à la BNF. Si cet
enfer supposé a pu susciter les fantasmes,
il n’en incarne pas moins une réalité de
terrain pour les professionnels du livre.
Mettre à l’index
L’heure de la censure est aujourd’hui
révolue. Même si on observe encore ici et
là quelques soubresauts de puritanisme.
C’est le CSA qui sanctionne France Culture
l’année dernière pour avoir lu en pleine
journée des extraits du Marquis de Sade.
Ou PayPal qui a tenté d’interdire certaines
formes de littérature jugées immorales
sur les plateformes de livres électroniques
utilisant ses services de paiement. On n’en
est heureusement plus là dans les biblio-
thèques. Le discours commun étant plutôt
de faire confiance au filtre de l’édition.
à une réserve près. « La constitution du
fonds d’une bibliothèque s’apparente à
une prescription, explique Laurent Wiart,
directeur de la médiathèque d’Arras. Nous
n’achetons pas de romans Harlequin car ce
n’est clairement pas le type de livres que
nous souhaitons mettre en valeur. Nous
avons aussi le devoir de coller à la réalité
de la connaissance et de nous inscrire dans
une valorisation des écrits. Il n’y a plus
d’enfer, mais je mettrais clairement à l’index un ouvrage qui proposerait de guérir
le cancer par la méditation. » Il en va de
même par exemple de ces livres aux relents
nauséabonds qui arrivent sans qu’on les
ait commandés. Ceux-là partent d’emblée
au pilon. Il en va autrement des ouvrages
faisant l’apologie de la violence. Si Mein
Kampf est désormais en accès libre, certains mangas sont soumis à une limite
d’âge, voire conservés en magasin.
Le magasin. Ou la réserve. Si l’enfer a
aujourd’hui disparu, la réserve des bibliothèques s’apparente à son antichambre.
Jusqu’il y a deux ans, la médiathèque de
Roubaix tenait encore dans sa réserve une
collection de près de trois cents BD, pastillées de bleu, à la seule initiative d’une
bibliothécaire aujourd’hui à la retraite.
Dans le rayon en accès libre, seul un « fantôme » (la photocopie de la couverture)
indiquait leur existence. Ces BD sortaient
peu, voire, pour certaines, jamais. Depuis,
un groupe s’est constitué au sein de la
médiathèque pour statuer sur leur sort.
« On s’est demandé si c’était pertinent
13
¶ bibliothèques
collection, souligne-t-elle. « Un bibliothécaire est rassuré quand il sait ce qu’il
prête. »
Le diable au corps, œuvre posthume du très recommandable Docteur Gazzoné Bibliothèque Nat.
de les retirer de l’accès libre et pourquoi,
explique Céline Leclaire, responsable de
la politique documentaire. Cela ne s’est
pas révélé si évident. » Le groupe a lu tous
les ouvrages et au final, 118 titres ont
été remis en circulation en accès libre,
pastillés « BD adultes » ; en face du bureau
d’un bibliothécaire quand même, car la
médiathèque adulte est accessible à tout
public. Depuis, ces ouvrages sont réguliè14
rement empruntés, presque deux fois plus
que les BD classiques. « Si on conserve des
ouvrages, il faut y donner accès », conclue
Céline Leclaire qui s’interroge sur ce qui
motive un bibliothécaire à mettre ou non
un ouvrage en rayon. « N’y a-t-il pas de
censure inconsciente ? Ne préjuge-t-on pas
du sens critique des lecteurs ? » D’où la
nécessité de ne pas laisser décider seul un
bibliothécaire dans le traitement d’une
De la confidentialité à la visibilité
Il faut dire que l’agent a, face à lui, un public
versatile. Laurent Wiart raconte ces livres
qui « se déplacent » dans les rayons et ces
lecteurs qui viennent « faire leur apprentissage ». Ailleurs, on se souvient d’un lecteur
qui découpait les photos qui le gênaient.
Audrey Dufour, responsable des acquisitions à Dunkerque, évoque, elle, cette
lectrice souhaitant emprunter Cinquante
nuances de Grey, mais « surtout pas de
romans érotiques ». Clotilde Deparday, responsable jeune public et action culturelle à
la médiathèque de Roubaix témoigne des
réactions des parents. « Certains ne veulent
pas que leurs enfants lisent Titeuf, parce
qu’ils estiment que c’est trop vulgaire. »
Dans ces rayons, elle compte pourtant
d’autres titres bien plus explicites. « Le
Dico des filles explique par exemple clairement ce qu’est le plaisir sexuel. Et c’est
un livre qui marche très bien. »
La généralisation progressive du marquage RFID (identification par puces) des
ouvrages va permettre de résoudre le problème de la confidentialité des emprunts
et favoriser l’autonomie des publics. La
numérisation prochaine des collections va
aussi dans ce sens. Une étude menée dans
les bibliothèques du Surrey, au RoyaumeUni, a ainsi montré que si la numérisation
augmentait sensiblement les prêts, la littérature érotique intervenait à hauteur de
22 % dans cette hausse.
Faciliter l’emprunt est une chose. Mettre
en avant les ouvrages érotiques en est une
autre. à Delft, aux Pays-Bas, les bibliothécaires ont choisi d’annoncer franchement
la couleur en créant une « romance room »
écarlate. à Roubaix, on s’interroge sur
l’opportunité de distinguer ces ouvrages
pour qu’ils ne se fondent pas dans la masse
des quelque 30 000 que compte la médiathèque. Les romans d’amour, les contes
ou les policiers ont ainsi déjà été séparés.
« Mais se pose la question d’une masse
critique, explique Céline Leclaire. Nous
n’avons qu’une centaine d’ouvrages éro-
bibliothèques ¶
Lettre à un amant…
Laurent Wiart, Médiathèque d'Arras
tiques et cela ne suffit pas à faire une
collection. » à Dunkerque, l’expérience
de la « Bibliothèque des sables » a montré
que la visibilité des ouvrages les rendait
effectivement plus accessibles. « Cet été, à
la plage, dans notre bibliothèque mobile,
nous avons isolé un petit fonds érotique,
juste un peu plus en hauteur que les autres
livres et pastillé de rouge, et ça a super bien
fonctionné », s’enthousiasme Jean-Luc Du
Val, chargé de l’action culturelle, sociale et
éducative à la médiathèque de Dunkerque.
Assurer une médiation autour de ces
ouvrages est aussi une façon de les faire
vivre. Comme la manifestation « Désirs
furieux », qui se tiendra en février à
Dunkerque (voir page 18). Ou à Roubaix,
où l’on profitera du Printemps des poètes
pour organiser des lectures publiques de
poèmes érotiques du XVIe siècle.
Audrey Dufour, a, quant à elle, entrepris
une vraie politique d’acquisition d’œuvres
érotiques, notamment à travers la BD. « En
m’y intéressant, j’ai découvert des choses
de qualité et j’en achète de plus en plus. »
Pour « Désirs Furieux », qu’elle co-organise, elle imagine déjà, pour les feuilleter,
un coin intime, des fauteuils confortables.
En d’autres temps, on aurait appelé cela
un boudoir…
Marie-Laure Fréchet
C’est l’histoire d’une belle rencontre.
Ou plutôt de plusieurs belles rencontres.
Elles aboutiront prochainement à la
publication d’un objet littéraire insolite. Une lettre écrite probablement en
1962, par Jana Černá, la fille de Milena
Jesenská, correspondante de Kafka
(Lettres à Milena). Jana s’adresse à son
amant Egon Bondy, figure emblématique
de l’underground musical, littéraire et
politique tchécoslovaque. Si le texte est
un manifeste politique dénonçant l’oppression du stalinisme, c’est aussi le cri
du cœur et du corps d’une femme profondément libre, qui veut également s’affranchir des codes dans sa vie sentimentale
et sexuelle. C’est cru, mais puissamment
vivant et extrêmement contemporain.
C’est Anna Rizello, des éditions de la
Contre-Allée qui a d’abord redécouvert
ce texte en version italienne et l’a traduit pour qu’il soit lu lors du festival
« Littérature, Love, etc. » à Lille en octobre
dernier. Le texte a séduit Benoît Verhille,
responsable des éditions La Contre-Allée.
Il a alors fallu remettre la main sur les
ayants droits et trouver une traductrice
tchèque pour repartir du texte initial.
La lettre sera publiée avant l'été dans
une nouvelle collection de petits formats
intitulée Les périphéries. Puis en octobre,
paraîtra la réédition de Vie de Milena
dans la collection La sentinelle, également par Jana Černá, qui livre dans ce
texte une biographie de sa mère.
Scène des Liaisons dangereuses
par Lawrence
15
¶ bibliothèques
Interview
Patrick Wald Lasowski
« Le roman est le péché
originel de la littérature »
Spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle, enseignant à l’université
Paris VIII Vincennes Saint-Denis, Patrick Wald Lasowski s’intéresse au genre
libertin depuis une trentaine d’années. De la redécouverte de Crébillon fils à
la direction d’une anthologie des romanciers libertins du XVIIIe siècle pour
la Pléiade, en passant par la rédaction d’un Dictionnaire libertin, il ne cesse de
circonscrire une littérature fascinante, écho à travers les époques de ce que
l’auteur (et le lecteur) a toujours eu de plus intime.
Comment définir la littérature libertine ?
Il y a toujours eu une littérature interdite ou, plus précisément, une littérature
consacrée à la représentation de la scène
sexuelle. C’est d’ailleurs tout l’enjeu littéraire et artistique du roman : qu’en est-il
de la scène sexuelle ? Comment la représente-t-on ? Comment devient-elle l’enjeu
du récit ? Tous les traités anciens de l’origine du roman rappellent que le roman
se consacre à l’amour, pour l’idéaliser ou
verser dans l’obscénité. C’est en cela qu’il
est un genre discrédit, infâme, vulgaire
alors que la tragédie et la poésie sont,
elles, dignes d’éloges. Le roman est le
péché originel de la littérature.
Cette littérature s’inscrit-elle dans le
temps ?
Le roman lui-même est antique. C’est la
petite monnaie de l’histoire littéraire,
petits récits, petites aventures. Pensez
au Satiricon de Pétrone, qui est un très
beau roman érotique. On trouve déjà dans
les fabliaux une forme d’obscénité avec
une représentation des attributs sexuels
16
extrêmement violente, jusqu’au fantasme
obsessionnel dans certains contes. Le
Roman de Renart comporte des scènes
d’adultère très fortes. Cette littérature a
eu la volonté de prendre en charge ce que
la littérature courtoise, dite noble, refoulait. Au XVIIIe siècle, c’est déjà devenu une
tradition. Les récits et les situations ont
évolué en fonction du contexte culturel
et historique, et, parallèlement, dans le
domaine de la peinture ou de la musique.
Les musiciens, par exemple, sont énormément associés au plaisir sexuel, au
théâtre ou dans la scène du boudoir.
Peut-on parler d’une tradition française
du roman libertin ?
On le retrouve ailleurs, mais il est vrai
que toute l’Europe a rapidement reconnu
à la France une liberté de ton avec les
femmes dans les salons, qui se retrouvait dans la culture du roman. Une certaine liberté à la discussion, à l’entretien
galant en société. Il y a là une sorte de
mystère culturel propre à la France, en
particulier au XVIIIe siècle, après la mort
de Louis XIV, où la Régence et le siècle de
Louis XV vont incarner cette représentation de la galanterie française. Ce sera
l’âge d’or du roman libertin. On en trouve
également de très bons en Angleterre,
mais dans un contexte culturel différent :
il manque le champagne, le boudoir, la
mêlée de musiques française et italienne,
la peinture de Boucher et Fragonard. On
peut même parler pour la première fois
d’une culture du plaisir au XVIIIe siècle, à
laquelle seront associés les arts décoratifs,
la mode vestimentaire, la parfumerie ou la
cuisine, toujours dans cette perspective
d’amplification de la séduction et du plaisir. Le XVIIIe siècle a été reconnu comme
celui de l’apothéose de la galanterie et de
sa mise en scène, culturelle, sociale. En
d’autres termes, du libertinage.
bibliothèques ¶
Quel regard peut-on porter sur cette littérature aujourd’hui ?
Notre rapport avec la sexualité, les formes
de l’interdit évoluent. On est dans un
curieux mélange de tolérance et de frilosité, une panne de la créativité. Mais
la scène sexuelle reste un défi magnifique pour un auteur. On l’envisage à tort
comme faisant partie d’un genre. Elle doit
être écrite dans la foulée de son propre
désir, de sa propre expérience, de son rapport à la langue, et non comme un passage
obligé, un effet à produire. C’est ça la
littérature. C’est la contrainte d’écrire.
Chez Catherine Millet, par exemple, il y a
un vrai retour sur une expérience et son
importance dans une vie. Il y a une obligation à la manière dont Bataille disait
qu’une œuvre n’est véritable que si l’écrivain y a été forcé. On tourne autour d’une
nécessité supérieure, qui n’a plus rien à
voir avec tel ou tel code. Ajoutez à ça que le
sexuel est aussi un moyen de représenter
le réel, un moyen d’accrocher la représentation de la réalité dans ce qu’elle a justement de plus interdit, de plus refoulé. C’est
l’approche par laquelle le romancier ne
s’en laisse pas conter par ce que la société
veut nous faire croire dans son idéalisation d’elle-même.
Comment est-on passé du roman libertin
au roman érotique, tel qu’on le qualifie
aujourd’hui ?
L’art a toujours pris en charge cette sphère
de sauvagerie irréductible que représente
la sexualité. Mais progressivement, la
littérature s’est affranchie de la censure.
Dans les années 1960, on a commencé à
parler de littérature érotique pour la distinguer de la littérature obscène ou pornographique. L’une sauvant l’autre dans
une espèce de négociation : la littérature
érotique légitimant la représentation de la
nudité, comme au cinéma, en photographie.
Une négociation également commerciale.
C’est l’époque d’Emmanuelle ou de David
Hamilton. Aujourd’hui, la littérature érotique recouvre l’ensemble des œuvres, de
Sade à Cinquante nuances de Grey.
C’est aussi flirter avec l’interdit…
Le XVIIIe siècle montre une grande curiosité pour la chose, le goût d’y aller voir.
On n’a pas connaissance d’un lectorat
spécialement porté vers ce genre de littérature, même si dans le commerce des
livres interdits on appelait de façon assez
amusante « ouvrages philosophiques » ces
fameux livres qu’on ne lit que d’une main,
qui servent à produire un plaisir sexuel,
de même que certaines gravures, remplacées aujourd’hui par le cinéma pornographique. C’est d’ailleurs dans ce dernier
domaine que l’on peut, éventuellement,
davantage imaginer un spectateur type.
Le roman a participé à cette clandestinité, mais plus aujourd’hui. De fait, la
censure même a disparu. Les derniers
grands procès concernant la réédition de
Sade, par Jean-Jacques Pauvert, remontent
aux années 60. Il y a eu aussi une mon-
tée de boucliers contre Éden, Éden, Éden,
de Pierre Guyotat, en 1970. Aujourd’hui,
Sade est publié en édition de poche. Cette
année, on commémore sa mort et l’on
va donc énormément parler de lui. Moimême, je viens d’écrire une préface à La
Philosophie dans le boudoir qui ressort
en 10/18. Mais sans interdire les auteurs,
il est bon que la littérature continue de
forcer la société à réfléchir, dans son évolution, sur le regard qu’elle porte sur la
chose. On est dans une négociation permanente avec le sexuel et sa représentation.
J’y vais pour voir ce que ça dit de moi, de
mon rapport au monde.
Propos recueillis par
Marie-Laure Fréchet
La sélection de
Patrick Wald Lasowski
– Pétrone, Le Satiricon
– Martial, Les Épigrammes
– Fabliaux érotiques
(Anthologie, « Lettres gothiques », Le livre de poche, 1992)
– Brantôme, Vies des dames galantes
– Gervaise de Latouche, Le portier des Chartreux
– Laclos, Les Liaisons dangereuses
– Sade, Les Cent-Vingt journées de Sodome
– Casanova, Histoire de ma vie
– Georges Bataille, Le Bleu du ciel
– Pauline Réage, Histoire d'O
– Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M.
– Frédéric Ciriez, Des néons sous la mer
Avec le regret de ne pouvoir citer John Cleland, Guillaume
Apollinaire, Pierre Louÿs, Henry Miller, André Pieyre de
Mandiargues...
Gallimard
février 2011
ISBN : 978-2-0701-3226-3
608 pages – 26,90 €
17
¶ bibliothèques
« Désirs furieux »
à Dunkerque :
furieusement
tentant
Féline Wonderjane
Elle signe les aventures de Petit Yogi ou de Ptit chat
Tigrou dans des collections jeunesse sous le pseudonyme de Wonderjane. Mais voilà quelques années que
Wonderjane incarne une tout autre facette de l’illustratrice Hélène Dubois. Un double au profil félin qui
s’est progressivement transformé en femme panthère.
« Ce pseudo m’a aidée à assumer mon énergie créative »,
explique la jeune femme qui aime mettre en images
ses propres questionnements personnels. Ainsi, à travers ses planches de BD, exprime-t-elle aussi bien sa
quête de spiritualité, que l’expression de sa sensualité. « Je me retrouve dans cette veine érotique, voire
pornographique. C’est un feu intérieur que j’ai besoin
de canaliser dans une certaine créativité. J’apprends
à mettre des formes pour que ce soit quelque chose
de beau. Aujourd’hui le sexe est souvent associé à des
choses négatives, à des tabous. Pour moi, c’est une fête,
un hymne à la vie. J’y vois même un côté mystique. »
Hélène Dubois a présenté son travail il y a quelques
années lors d’une exposition baptisée « Dess(e)ins indécents » à Calais. Ses dessins sont visibles sur son blog,
notamment la série des Danseurs cosmiques, un travail
artistique sur les corps, ainsi que ses planches de BD
érotico-comiques.
www.janewonder.blogspot.fr
18
Durant un mois, le réseau des bibliothèques de Dunkerque se rapproche
du Bateau Feu autour de sa manifestation « Corps furieux » et lui
fait écho avec « Désirs furieux », une
série de rencontres, de lectures et
d’expositions autour de l’érotisme.
Un fonds d’œuvres patrimoniales
et de bibliophilie contemporaine
sera notamment présenté au public.
Le Studio 43 s’associe à la manifestation en projetant des courts
métrages mettant en scène pulsions,
fantasmes et désirs. à suivre également l’atelier de l’artiste Chantal
Fochesato, qui travaille à l’aiguille
et au fil sur le thème du rapport au
corps.
Programme
CURIOSA FURIOSA
Du mardi 4 février au samedi 1er mars
Bibliothèque de Dunkerque centre
Exposition de dessins inédits
de Chantal Fochesato et des
gravures de Mikio Watanabe
DES FOURRURES
ET DES AIGUILLES
Samedi 8 février de 10 h à 17 h
Bibliothèque de Dunkerque centre
Un atelier dessin/couture
avec Chantal Fochesato
Studio 69
Lundi 10 février, 20 h 30
Studio 43
Un programme de courtsmétrages porno-érotiques.
(interdit aux moins de 18 ans)
ÊTES-VOUS LIVRE SAMEDI ?
samedi 15 février, 15 h
Bibliothèque de Dunkerque centre
Speed dating littéraire
SOIRÉE LOVE & FURIOUS
Vendredi 21 février, 20 h
Bibliothèque de Dunkerque centre
Rencontre avec la maison
d’édition La Musardine,
représentée par Anne
Hautecœur et Stéphane Rose.
Vocabulaire des filles de Joie
Pierre Ferran, 1970, R. Morel
Des lectures placées sous
le signe d’Eros mises en voix
par Alice Popieul et en musique
par Valentin Carette.
Performance culinaire
sensuelle par l’association
Fructôse
Détail du programme sur
http://bibliotheques.ville-dunkerque.fr
L'Arétin françois, Félix Nogaret, gravures de François-Roland Elluin, 1787
Jean-François Jeunet ©Delphine Chenu, 2009
édition ¶
LettMotif,
quand le cinéma s'imprime
Il n’a pas voulu être un éditeur de plus. Depuis qu’il a fait naître à La Madeleine une maison d’édition dédiée à
l’amour du cinéma en général et au scénario en particulier, Jean-François Jeunet jongle avec grands classiques connus
et petits trésors à peine sortis, défrichant parfois des textes restés jusqu’ici inédits en France. Rencontre avec un
éditeur qui refuse décidément les conventions.
I
l est passionné de cinéma. Et adore
les « beaux-livres ». Entre les deux,
Jean-François Jeunet n’a pas eu envie
de choisir. « En lançant en 2011 les éditions LettMotif consacrées exclusivement
au cinéma, j’ai pu lier ces deux passions »,
explique le graphiste de métier, installé à
La Madeleine, près de Lille. La collection
Scenars laisse ainsi la part belle à des scénarios de films contemporains, souvent
à peine sortis. « L’idée de départ était de
proposer des titres complémentaires à ce
que peut publier la revue L’Avant-Scène
Cinéma, référence en la matière. »
Jean-François Jeunet propose ainsi de
petits chefs d’œuvre, restant trop souvent
dans l’ombre. « Certains films de qualité
sont malheureusement noyés dans l’industrie cinématographique », regrette-t-il,
assumant le côté totalement subjectif de
ses choix. « Il faut que l’écriture du scénario nous séduise. » Et que les droits soient
accordés. « Nous mettons parfois jusqu’à
un an à trouver le bon service ou à obtenir
les autorisations », s’amuse Jean-François
Jeunet, épaulé dans toutes les étapes par
son épouse.
En parallèle à Scenars, LettMotif imprime
deux livres-revues à parution aléatoire,
nés sur Internet et mobilisant de nombreux collaborateurs spécialisés. Mondes
du Cinéma met en perspective des points de
vue de « là-bas, d’un festival à Dharamsala
au cinéma japonais ». Spectres de Cinéma
s’intéresse quant à lui à des problématiques plus pointues, en interrogeant et
déconstruisant les formes actuelles. « J’ai
tout de suite pensé que ces revues en ligne
méritaient une version print, pour toucher
un autre public, notamment à travers les
bibliothèques. »
La petite maison d’édition nordiste a parfois la chance de pouvoir éditer des scénarios traduits pour la première fois en français par des passionnés, comme l’œuvre de
science-fiction américaine The Girl from
Monday de Hal Hartley ou encore Welcome
in Vienna, une trilogie de l’Autrichien Axel
Corti. Plus récemment, LettMotif s’est
lancé dans la publication de thèses ou
de recueil de textes et nouvelles autour
d’un réalisateur ou d’un acteur. Comme
John Cassavetes par exemple dont JeanFrançois Jeunet est fan.
Loin de faire des choix commerciaux,
LettMotif bouscule volontairement les
codes de l’édition traditionnelle. « Nous
ne lançons que des micro-tirages, quitte
à réimprimer en fonction des ventes »,
explique-t-il. La distribution s’effectue
essentiellement via le site internet (en version imprimée et numérique) et quelques
librairies spécialisées. « Avant, les lecteurs de scénarios étaient d’abord des
amateurs de films. Aujourd’hui, ce sont
surtout des apprentis scénaristes qui souhaitent décortiquer le processus », analyse
Jean-François Jeunet. Pour J’aime regarder
les filles de Frédéric Louf (sorti en 2011),
l’édition comprend ainsi les deux versions
intégrales du scénario. « On y voit clairement les compromis consentis. » Même
si tout est en français, certains titres
cartonnent même à l’étranger, comme
Le fabuleux destin d’Amélie Poulain par
exemple. Si Jean-François a eu du mal à
obtenir les droits ? Pas du tout, le réalisateur Jean-Pierre Jeunet n’est autre que…
son frère !
Gaëtane Deljurie
www.edition-lettmotif.com
21
¶ librairie
La Mouette liseuse,
contre vents et marées
À l’heure où plusieurs librairies calaisiennes ont fermé leurs portes, une enseigne voisine fait figure de résistante.
La Mouette liseuse est une insoumise, à l’image de son propriétaire, Manuel Tinoco Vilchez. Malgré le vent mauvais
qui souffle sur l’économie fragile des librairies indépendantes, La Mouette tient bon. Nous avons rencontré Manuel
Tinoco Vilchez, un (paisible) libraire révolté.
É
ternel insoumis, âme rebelle,
Manuel Tinoco Vilchez est libraire
et auteur. Chérissant la désobéissance au capitalisme, il revendique
la librairie comme un idéal, un lieu de vie et
d’échange riant au nez d’un « capitalisme
pourrissant ». Né à Casablanca, de parents
espagnols exilés, il y débute une carrière de
professeur de lettres. En France, avant de
devenir libraire, il travaille dans le secteur
socio-culturel. Il fonde, à Calais, sa ville
d’adoption, une MJC (Maison des jeunes
et de la culture) baptisée Nelson Mandela,
en 1986. Manuel, sans mâcher ses mots
nous raconte qu'à l'époque, « le désormais
célèbre leader sud-africain ne l'était pas
du tout et on ne parlait de lui qu'à la fête
de l'Huma ». Il précise que « il y a onze ans,
les politiques publiques se sont recentrées
vers des économies de bouts de chandelles
et vers les emplois précaires dans la fonction publique ; l’association gérée par les
habitants de la ZUP est finalement liquidée
par le haut, par suppression de subvention.
Je vois mon poste menacé par un chantage avec une mutation forcée à la clef et
je me trouve licencié par la FFMJC, mon
employeur la fédération de MJC, pour désobéissance. Je me retrouve au chômage alors
que j'ai créé 17 ans avant avec les habitants
de la ZUP cette structure ouverte à tous ».
La suite, c'est qu'il décide, à 51 ans par
amour de la littérature, de réaliser un rêve
22
un peu fou et de créer sa librairie. À 60 ans
il obtient gain de cause en justice contre
son ex-employeur, mais, entre temps, la
Mouette liseuse, située près de la place
d’Armes de Calais, a ouvert sa petite porte
vitrée en 2005, il y a neuf ans, et elle s'est
mise à vivre. L'ambiance y est paisible,
studieuse, amicale. Avec du café.
Déployer ses ailes... et se débattre
La librairie est un petit rez-de-chaussée
où mouettes de bois et de métal se sont
posées au milieu des livres. Des tableaux,
des objets de décoration ou de collection
offerts par des clients attirent l’œil entre
les rayonnages de bois. Un rideau de perles
s’ouvre sur un second espace au charme
désuet, où deux tables de bistrot sont disposées au milieu des rayons. Par les fenêtres
aux rideaux de dentelle bleu pervenche, on
aperçoit le jardin de la librairie. Quand le
ciel calaisien se fait clément, le libraire
y organise « le jardin des lecteurs », rendez-vous où le libraire et quelques clients
échangent autour d’un livre, d’un thème...
et parfois partagent un repas convivial.
De ces moments privilégiés entre libraire
et lecteurs, naissent parfois des projets
plus ambitieux, lorsque Manuel Tinoco
Vilchez endosse à nouveau son costume
de professeur. Selon les années, le libraire
donne à cinq ou six personnes des cours
d’écriture et d’histoire du livre durant
quelques semaines. Notre homme de lettres
et d’histoire(s) a même déjà accompagné
ses élèves de l’écriture jusqu’à la publication, puisque l’un de ses groupes a écrit,
autoédité et distribué le recueil Petites
conversations entre amis.
Aujourd’hui, à 60 ans, Manuel Tinoco
Vilchez est à la tête d’un lieu atypique
maintenu en vie par un équilibre fragile...
et par la ténacité de son propriétaire. Dans
l’impossibilité de se payer, le libraire ne
souhaite pourtant pas couper les ailes
de sa Mouette liseuse : « Je me remets en
question depuis cinq ans. Tous les mois
je me demande comment survivre face au
danger financier que je ressens... mais cela
me briserait le cœur de baisser les bras »
confie-t-il. La librairie a pourtant connu des
débuts encourageants et a su fidéliser une
clientèle de passionnés. Mais La Mouette
s’est progressivement retrouvée confrontée
aux difficultés économiques auxquelles
ont du mal à échapper les librairies indépendantes.
Les vampires de la librairie
Malgré ses problèmes de trésorerie, Manuel
Tinoco Vilchez compte bien garder sa
liberté et préserver la diversité des titres
présents dans sa librairie. Certes homme
de lettres, le libraire est aussi un militant
qui ne mâche pas ses mots. Quand nous
le rencontrons, il parle non sans humour
librairie ¶
Manuel Tinoco Vilchez
des « vampires de la librairie », pointant
du doigt les grands groupes d’édition et
de distribution... et s’indignant en citant
Amazon : « Cette entreprise détruit le tissu
livre, c’est un vrai scandale. Désormais,
une partie de ma clientèle a quitté la librairie pour Amazon. Je ne comprends pas que
le gouvernement ne réagisse pas. » Même
colère lorsqu’il décrit ses relations avec
certains grossistes, auxquels s’adressent
en priorité les points de vente modestes : « Il
faudrait une loi qui les empêche de faire du
chantage à la remise. En tant que libraire
indépendant, je n’ai pas les moyens de ce
conflit, c’est une vraie dictature ! »
Lutte pour un happy-end
Tout en dissertant sur l’économie du livre
– qu’il connaît sur le bout des doigts – le
libraire imagine les solutions de demain
pour donner de l’air à la librairie indépendante : nationaliser les grands groupes et,
surtout, se révolter, ne pas se laisser faire.
Manuel Tinoco Vilchez a d’ailleurs adressé
un cri du cœur sous forme de lettre à différents chefs de partis politiques. Son but ?
Les alarmer sur les conditions de vie de la
librairie indépendante et faire bouger les
choses. Malheureusement, cette bouteille
à la mer est restée sans réponse... « Je vais
essayer de résister, mais c’est difficile,
face aux pratiques monopolistiques utilisées actuellement, s’inquiète le libraire.
La solution serait de supprimer les gros
groupes qui absorbent tout. » Militant pour
une librairie citoyenne, Manuel Tinoco
Vilchez explique qu’à ses yeux, « chacun
doit se saisir du livre ». Et savoir prendre des
risques. « Le capitalisme a aujourd’hui les
mains libres et cela est nocif pour le livre,
l’édition et la librairie. Les trusts ont une
action néfaste sur la littérature et la lecture.
Lecteurs, écrivains, libraires, éditeurs... il
faut dire stop ! »
Déçu par le manque d’investissement et
d’actions culturelles sur le littoral, Manuel
Tinoco Vilchez ironise sur sa propre situation et dit en souriant qu’un jour, peutêtre, les gens viendront voir « le dernier
libraire », comme une curiosité, à travers
sa vitrine... Il espère pourtant des jours
meilleurs pour La Mouette et les autres
librairies de la région. Le libraire souhaite
vivement que ces dernières restent unies et
solidaires afin d’affronter leurs difficultés
économiques. « Il faut changer la société
pour sauver la librairie, conclut le libraire.
Si le système actuel constitue un réel danger, je ne désespère pas : la librairie est un
lieu important, un centre de croisement
entre différents acteurs du livre, c’est aussi
un lieu de rencontre et de discussion. Les
gens qui lisent et qui écrivent le savent, et
j’ai confiance en eux. »
Caroline Pilarczyk
www.lamouetteliseuse.com
23
¶ édition
Entretien avec Nathalie De Meulemeester
Ravet-Anceau ou la diversité
On connaît l’enseigne depuis 1853. La vénérable maison a été la première à publier des annuaires et des cartographies alors que la mode était encore aux chapeaux melon et que les Brigades du Tigre (Clemenceau) régnaient sur la
police. Et puis, la technologie et une certaine idée de la modernité à la fin du XXe siècle – le GPS et les applications
web – sont venues bouleverser le paysage de la cartographie. Intégrées dans le groupe Nord-Compo au milieu des
années 90, les éditions Ravet-Anceau sont désormais en pleine ascension avec une collection phare, Polars en Nord.
à leur tête depuis une dizaine d’années, Nathalie De Meulemeester, une administratrice-éditrice qui aime croire à
l’avenir du livre papier.
Le polar est en pointe chez Ravet-Anceau...
Nous marquons ce mois de janvier 2014 la
sortie du 150e numéro. Quand nous avons
lancé la collection, en 2005, nous nous
sommes aperçus qu’il y avait une attente.
J’en veux pour preuve les discussions avec
les lecteurs que je peux rencontrer dans
les salons, les libraires qui me font remonter leurs observations. Qu’attendent leurs
clients ? Des polars, des romans historiques, des livres de cuisine, des livres
jeunesse.
à quelles exigences faut-il répondre pour
être édité chez vous ?
Pour la collection Polars en Nord, l’intrigue, policière, doit avoir pour cadre le
grand nord : Nord – Pas de Calais, Picardie,
Champagne, Normandie. Nous sommes en
train de réfléchir à un élargissement des
paramètres notamment pour une diffusion
nationale. Nous recevons plusieurs manuscrits chaque semaine, quelque deux cents
par an. Nous en publions une trentaine.
Qui sont les auteurs ?
Des écrivains dont ce n’est pas forcément
le métier à l’origine, même s’il y a parmi
eux des enseignants, des journalistes. On
trouve des avocats, des médecins, des psychologues, des illustrateurs, qui écrivent
sur leur temps de loisirs. Ils ont entre 30
et 80 ans ! Certains d’entre eux ont déjà
24
édition ¶
plusieurs titres à leur actif, signe qu’ils
peuvent y prendre goût !
Que répondez-vous aux critiques considérant que vous faites dans le chauvinisme
régional ?
Les lecteurs adorent les histoires qui se
passent près de chez eux, ils aiment pouvoir
identifier les lieux. Nombre de titres sont
suffisamment appréciés pour qu’on puisse
envisager rapidement de nouveaux tirages.
Nous rencontrons régulièrement des lecteurs qui tiennent absolument à acquérir
les nouveaux titres. Lors d’un récent salon,
j’ai discuté avec un collectionneur qui a
les 146 polars publiés à ce jour : il lui en
manque un, un titre épuisé ! Je lui ai promis
de le lui envoyer si j’arrive à récupérer un
exemplaire.
Refusez-vous beaucoup de textes ?
Nous avons un comité de lecture attentif
d’une trentaine de personnes, deux collaborateurs indépendants et deux salariés
permanents travaillant à la relecture éditoriale. Mais bien sûr on peut considérer
que des manuscrits ne rentrent pas dans
la ligne éditoriale. Cela posé, un polar
peut aussi comporter des scènes dures, je
pense notamment à des textes écrits par
des policiers qui empruntent directement
à leur expérience.
Les éditions Ravet-Anceau sont en train
de s’étoffer et se développer...
Les premières années, nous avons publié
six à dix nouveautés par an. Depuis quatre
ou cinq ans, nous sommes montés en puissance pour atteindre une trentaine de nouveautés par an. Nous travaillons à plusieurs
chantiers. Des Polars en Nord juniors :
deux titres ont été publiés à titre d’essai,
quatre nouveaux titres sont prévus pour
2014. Des romans historiques tels que celui
signé par Jacques Messiant, Le Prisonnier
flamand, dont l'histoire est ancrée dans la
Grande Guerre. Des livres pratiques sur
la région, le patrimoine, le tourisme. Pour
tout dire, nous aimons la diversité chez
Ravet-Anceau et nous ne nous interdisons
pas de nouvelles opportunités ! En outre,
nous souhaitons, cette année 2014, développer la diffusion nationale, et donc se donner
les moyens pour que nos livres soient aussi
facilement disponibles à Lyon et Marseille
qu'à Lille ou Lens.
Au-delà du polar, quelles sont les autres
activités éditoriales de Ravet-Anceau ?
Nous publions beaucoup de plans, de cartographie sur-mesure, de brochures pour
les offices de tourisme ou les collectivités.
Nous souhaitons aussi développer un créneau « beaux-livres » destiné notamment
aux entreprises qui souhaitent marquer
un anniversaire, écrire l’histoire de leur
maison. Nous pouvons, dans ce cas, proposer de trouver des auteurs autant qu’éditer.
Vous pariez sur le livre ?
Nous parions sur le livre ! Nous aimons afficher une vision ambitieuse quant à l’avenir
du livre, même si nous portons un regard
attentif sur le numérique. Aujourd’hui, le
livre numérique c’est 3 % au plan national,
2 % du CA édition chez Ravet-Anceau. On
part de très loin mais les développements
sont exponentiels ! Je pense sincèrement
qu’il n’y a pas vraiment de concurrence
entre le papier et le numérique : c’est juste
le support qui change. Tous nos livres
numériques sont disponibles sur les plateformes Numilog, Epagine, Amazon et
autres. Maintenant, la réflexion nous
mène aussi à envisager des publications
en deux temps, d’abord en numérique puis
en format papier. Le fait d’être au sein d’un
groupe comme Nord-Compo, en contact
avec des équipes de professionnels du livre,
nous permet de développer nos réflexions.
Quelle lectrice est la directrice de RavetAnceau ?
Je lis les polars que nous publions ! Mais
j’aime les romans historiques et je ne
déteste pas les best sellers. Par manque de
temps, je ne peux pas trop me disperser.
Mais je lis aussi les manuscrits quand on
me demande mon avis.
Propos recueillis par
Jean-Marie Duhamel
www.ravet-anceau.f
Ravet-Anceau
L’activité de la maison Ravet-Anceau
se répartit comme suit : 50 % pour les
livres, 25 % pour les éditions pour les
collectivités, 25 % pour la cartographie. L’équipe est composée de six personnes (une chargée d'édition, Agnès
Manteaux, une assistante d'édition,
un commercial, une cartographe, une
secrétaire et une directrice). Quelque
90 auteurs ont, à ce jour, signé les 150
premiers titres de la collection Polars
en Nord.
Le concours des Bleuets
Ravet-Anceau lance, avec le Furet
du Nord, un concours d’écriture, un
roman ayant pour décor la Grande
Guerre (manuscrits à envoyer avant le
31 janvier, le jury est présidé par Annie
Degroote). Le lauréat sera publié à la
fin mai.
Signes de Croix
Donat Nobilé
janvier 2014
ISBN : 978-2-359-73-370-9
184 pages – 10 €
Le Prisonnier flamand
Jacques Messiant
avril 2013
ISBN : 978-2-35973-328-0
344 pages – 18 €
25
L’autoédition,
étincelle numérique
En pointe dans le monde anglo-saxon, fruit de la métamorphose numérique que connaît le livre, l’autoédition progresse en France et bouscule la pratique des acteurs traditionnels. Auteurs, revendeurs, éditeurs, tous sont concernés et s’adaptent à un modèle économique dont les codes restent encore à bâtir. Pour mieux comprendre les enjeux
de ce nouveau circuit, il convient de l’interroger. En un mot comme en cent, lui donner l’espace de se dévoiler.
N
om de plume : E.L. James. Fait d’armes : avoir publié
un texte sur une plateforme d’édition en ligne et
écoulé plus de 40 millions d’exemplaires de sa série
littéraire en moins de 18 mois. L’histoire de cette
écrivaine britannique demeure moins célèbre que le titre de
son œuvre, Cinquante nuances de Grey. Véritable symbole du
nouveau statut influent acquis par l’autoédition, E.L. James
regroupe à elle seule les qualités principales d’une nouvelle
génération d’écrivains : autodidacte, agile et qui a le sens des
affaires. Son succès, elle le doit notamment à l’éditeur américain
Vintage Books, qui repéra le texte sur Internet et le publia à la
fois comme livre numérique et livre papier. En six semaines, la
série dépassa les 10 millions d’exemplaires vendus, une courbe
de vente jamais encore obtenue pour une série littéraire. Depuis,
l’idée a fait son chemin, et les auteurs autoédités pullulent.
Parmi eux, une poignée seulement parvient à rencontrer le succès financier (voir encadré).
En France, le phénomène progresse. Agnès Martin-Lugand,
auteure rouennaise lassée par les refus des maisons d’édition,
s’est employée à reproduire la situation amorcée par E.L. James,
26
à plus petite échelle. Mis en ligne sur Amazon en octobre 2012
au prix de 0,89 euro, Les Gens heureux lisent et boivent du café
bénéficia d’un succès immédiat qui ne tarda pas à attirer l’attention des éditeurs. Depuis acquis par Michel Lafon, le titre a été
imprimé à 20 000 exemplaires tandis que les droits de l’ouvrage
ont déjà été achetés dans 18 pays. La version numérique n’a quant
à elle reçu aucune modification, pas même concernant la couverture, si ce n’est l’apposition du logo de l’éditeur. Pendant quelque
temps, l‘ouvrage occupa même la tête des meilleures ventes
de livres numériques d'Amazon, devant un certain Cinquante
nuances de Grey.
Le principe d’une autoédition préalable avant publication par
un éditeur a modifié la pratique des professionnels du livre qui
voient dans l’autoédition un terrain de chasse supplémentaire,
ou « l’autre service des manuscrits », comme le qualifiait Florian
Lafani, responsable du développement numérique chez Michel
Lafon. Le phénomène est en cela bénéfique aux éditeurs qu’il
permet de recruter des auteurs disposant avant même publication
d’un lectorat captif. Ce concept, désormais connu sous le nom de
« co-publishing » sous l’impulsion de Marcello Vena, directeur
du développement numérique chez RCS Libri, a fait l’objet d’une
© bloomua
numérique ¶
conférence au Labo de l’édition au début du mois de décembre. Il
y était question de son modèle économique, fruit d’une complémentarité entre les forces de l’édition traditionnelle et l’agilité
de l’autoédition.
La fronde des revendeurs
L’autoédition est très tôt apparue comme un enjeu décisif dans la
stratégie de développement des revendeurs en ligne. Ces derniers
mois, les plus grands d’entre eux ont engagé une véritable course
à l’armement dans ce domaine, faisant preuve d’une concurrence
acharnée. Leur objectif : court-circuiter l’intermédiaire que constitue l’éditeur dans la chaîne du
livre et recruter en direct des
auteurs, les distribuer en exclusivité et améliorer leur rentabilité.
Chaque revendeur en ligne ou presque dispose désormais de
son propre service d’autoédition : Amazon et son Kindle Direct
Publishing (KDP), Apple et l’iBooks Author, Kobo avec Writing
Life et Nook Press pour Barnes & Noble. Tandis que des rayons
virtuels spécifiquement destinés à la mise en avant des titres
autoédités sont inaugurés chez des revendeurs comme Amazon
ou Apple, la confrontation se dirige principalement aux fonctionnalités des plateformes. Chaque revendeur cherche à améliorer
son service et à supplanter son concurrent au moyen de mises
à jour, nouvelles propriétés ou changements de communication.
L’année 2013 a particulièrement été riche en nouveautés.
En avril dernier, Barnes & Noble, Amazon et Kobo annonçaient
tous trois dans le même temps de nouvelles dispositions liées à
leur stratégie d’autoédition. KDP se dotait pour la première fois
d’un gestionnaire de couverture intégré à sa plateforme et modifiait les termes de paiement de ses auteurs en reversant leurs
royalties sur une base mensuelle. Dans le marché ultra compétitif
de l’autoédition numérique, Amazon fait figure de précurseur et
s’attaque à la fois à ses concurrents en ligne et aux éditeurs dont
la trésorerie ne permet pas d’offrir des conditions de paiement
aussi rapides. De son côté, Kobo améliorait son outil de conversion EPUB de façon à optimiser la lecture des livres publiés sur
sa plateforme. Mais la concurrence ne s’arrête pas uniquement à
cela. Elle passe aussi par le système des commissions. Tandis
que dans l’édition traditionnelle, 5 % à 10 % du prix public
hors taxes (PPHT) est reversé à l’auteur, la rémunération se situe
entre 30 % et 85 % dans le cadre de l’autoédition numérique, selon
le prix de vente appliqué au livre. Ainsi, la politique tarifaire
d’Amazon reverse à l’auteur 70 % du PPHT pour un livre autoédité
proposé entre 2,99 ¤ et 9,99 ¤, contre 30 % dans le cas où le prix
serait inférieur ou supérieur à cette fourchette. Sur ce terrain, la
firme de Seattle est notamment battue par Smashwords, une plateforme d’autoédition américaine pensée par et pour les auteurs
indépendants, qui reverse 85 % du PPHT à ses utilisateurs.
Mais si Smashwords permet de distribuer librement son ouvrage
autoédité sur l’ensemble des points de vente, il n’en est pas de
même pour tous. Il s’agit d’un principe phare de la lecture numérique : la question de l’interopérabilité, c’est-à-dire la capacité
d’un fichier à être lu sur des appareils différents. Amazon, en
« Leur objectif : court-circuiter
l’intermédiaire que constitue l’éditeur »
27
¶ numérique
Éditeurs : se réapproprier le phénomène
Menacée, l’édition a rapidement su adapter
son modèle économique et tirer profit de
l’engouement naissant suscité par les textes
autoédités afin d’en faire des succès de librairie. Pour les auteurs, c’est l’assurance d’obtenir un contrat d’édition pouvant parfois
atteindre six chiffres et une force de distribution sans commune mesure. Pour les éditeurs,
c’est l’opportunité de ne pas perdre un écrivain au potentiel économique certain. Mais
le modèle est depuis peu mis à mal par la généralisation d’une
nouvelle pratique apparue avec le développement de l’autoédition
numérique : une gestion des droits hybride qui consiste pour un
auteur à remettre ses droits papier à un éditeur et à conserver
dans le même temps ses droits numériques. Dans le monde anglosaxon, cette nouvelle figure prend à juste titre le nom d’« hybrid
author ». Il s’agit pour l’auteur de tirer parti du meilleur des deux
formats en fonction des publications et des attentes qui y sont
liées. L’autoédition apporte à l’écrivain la possibilité de choisir. Il
lui convient de déterminer le système qui s’adapte le mieux à ses
besoins. La célèbre auteure de la série Harry Potter, J.K. Rowling,
a illustré de manière remarquable cette pratique en choisissant
d’autoéditer les livres numériques de sa série sur le site internet Pottermore, mais en ayant fait le choix de revenir vers des
éditeurs traditionnels pour ses récentes publications adultes.
La communication de sa série littéraire jeunesse avait en effet
déjà pu être menée par l’éditeur Bloomsbury et ses homologues
28
étrangers pour la version papier, ce qui a facilité la mise en vente
numérique sans l’aide de ces derniers et amélioré ses marges. Une
démarche rendue possible en raison de l’absence dans certains
contrats d’édition de toute mention concernant la cession de
droits numériques. En revanche, il a paru plus judicieux à l’auteure de faire appel à l’éditeur Little, Brown pour des titres dont
la promotion n’a pu être assurée et dans un domaine d’écriture
qui lui était alors étranger.
Pour les auteurs hybrides, privilégier l’autoédition lorsqu’il s’agit
de publier la version numérique de leurs ouvrages s’explique
fréquemment par les avantages économiques qu’elle apporte. Le
magazine Digital Book World révélait dans une étude menée en
mai 2013 ( « Why do you want to self-publish your next book ? ») que
ce facteur constituait la deuxième raison pour un auteur hybride
d'autoéditer son livre, derrière le contrôle créatif et devant la facilité du processus d’autoédition, soit 40 % des auteurs interrogés.
Plusieurs éditeurs anglophones, et quelques homologues allemands, espagnols ou néerlandais, ne se contentent donc plus uniquement d’observer les ventes
des auteurs issus de l’autoédition afin de les
attirer avec un à-valoir. Pour faire face à cette
concurrence acharnée, beaucoup ont lancé leur
propre filiale ou marque, par le biais d’un rachat
ou d’un partenariat avec des plateformes déjà
existantes. En juillet 2012, l’éditeur Penguin,
au travers de son groupe Pearson, rachetait pour
116 millions de dollars l’entreprise d’autoédition Author Solutions, leader du secteur et fort
de 1 600 employés. De la même façon, Simon &
Schuster lançait en novembre 2012 le service
d’autoédition Archway Publishing, en partenariat avec Author Solutions.
Le service, qui repose principalement sur des prestations éditoriales et promotionnelles offertes
aux auteurs, provoque cependant de nombreux
mécontentements en raison des tarifs pratiqués et du manque
de résultat commercial. Pour être publié, l’auteur doit s’acquitter
d’un droit d’entrée compris entre 1 600 et 25 000 dollars (1 180 à
18 470 euros), qui correspond à l’une des formules de prestation
proposées. Pour la publication de son titre Earth, Air, Fire and
Water, l’écrivaine Jean Rikhoff obtint un devis avoisinant les 400
dollars de la part du service iUniverse (marque dérivée d’Author
Solutions). À la réception de sa facture, ses charges excédaient
néanmoins 4 000 dollars. L’upload des fichiers du manuscrit sur
la plateforme se chargeaient en effet avec des erreurs, induisant
la facturation de prestations onéreuses en correction et relecture.
Le mécontentement de nombreux utilisateurs de la plateforme ou
de ses marques dérivées a donné lieu en mars 2013 à une action
en justice par le cabinet d’avocats Giskan Solotaroff Anderson
& Stewart. Un recours collectif contre la société est aujourd’hui
à l’étude et dénonce des pratiques trompeuses et l’absence régulière de versement de droits d’auteur. Cette situation préoccu© Arap
raison de son format de fichier propriétaire (.azw), n’autorise
pas ses livres numériques à être lus sur des appareils autres
que le Kindle. De même, un auteur produisant un livre sur
iBooks Author obtient un fichier .ibooks pouvant uniquement
être vendu par Apple. La question de l’interopérabilité entre
formats numériques fut soulevée à l’occasion de deux journées
mises en place par l’EIBF (Fédération européenne et internationale des libraires) en mai 2013. Neelie Kroes, vice-présidente de
la Commission européenne, déclarait à ce sujet que « l’interopérabilité est une exigence majeure de la construction d’une société
véritablement numérique, exigence qui s’applique également aux
livres numériques. Lorsqu’un client achète un livre imprimé,
il est libre de l’emporter où bon lui semble. Il devrait en être de
même avec un livre numérique. S’il est désormais possible d’ouvrir un document sur des ordinateurs différents, pourquoi ne pas
pouvoir ouvrir un livre numérique sur différentes plateformes
et dans des applications différentes ? La lecture d’un livre numérique devrait être possible n’importe où, n’importe quand et sur n’importe quel appareil ».
L’utilisation d’un format ouvert et standard,
comme l’EPUB 3, est notamment privilégiée
par l’EIBF comme une norme garantissant
l’interopérabilité.
numérique ¶
pante de la politique menée par les éditeurs dans le domaine
de l’autoédition est telle qu’elle ne concerne plus uniquement
Penguin ou Simon & Schuster, mais aussi toute une liste de
groupes ou d’éditeurs partenaires parmi lesquels Harlequin (littérature sentimentale), Hay House (développement personnel) ou
Thomas Nelson (édition religieuse, filiale d’HarperCollins).
DR
Connaître et faire connaître
En France, les marques d’autoédition se limitent bien souvent à l’impression à la demande. Seul Place
des éditeurs, au sein du groupe
Editis, a souhaité franchir le pas en
travaillant à la mise en place d’un
label, Chemin vert. Pensé suite au
lancement réussi de son concours
« Nos lecteurs ont du talent », la marque réunira sur un même
site Web de nombreux textes mis en ligne à partir du printemps
prochain. Dans certains cas, il est même prévu que ces textes
puissent faire l’objet d’une édition traditionnelle. Mais alors que
l’édition reprend à son compte l’autoédition, le contraire est également vrai. Edilivre, adhérent du SNE, est une structure d’autoédition française fondée en 2007 qui présente les traits d’une
maison d’édition, jusque dans sa communication. L’entreprise,
qui repose sur une équipe de trente personnes, cherche à développer sa marque et ses services en améliorant la visibilité de
ses auteurs. Travail promotionnel auprès des médias et sur les
réseaux sociaux constitue une première démarche vers la reconnaissance des auteurs indépendants. La structure organise également des clubs de rencontres en région, comme celui qui se tint
à Cambrai le 11 janvier dernier, et qui vise à faire se rencontrer
les auteurs de la maison et les amener à réfléchir sur leur propre
statut. Le rendez-vous engage ainsi une véritable réflexion sur la
vie du livre et son rapport au territoire. C’est aussi l’opportunité
de rencontrer les libraires et de négocier pour l’introduction du
catalogue en librairie.
Pour l’autoédition numérique, l’heure est à la concertation. En
2012, nous assistions à la formation d’une Alliance des auteurs
indépendants au Royaume-Uni. Aujourd’hui, plusieurs syndicats
d’auteurs voient le jour et nombreux sont ceux qui interviennent
collectivement au sein des salons du livre. Mieux coordonnée,
mais aussi, dès lors, plus traditionnelle, l’autoédition cherche à
faire ressortir ses pépites. En l’absence de filtres, il est parfois
difficile pour les lecteurs d’obtenir satisfaction. De plus en plus,
des sites Web se consacrent à garantir une certaine qualité littéraire en sélectionnant pour les lecteurs des œuvres autoéditées,
à la manière du site américain Awesome Indies qui regroupe des
titres évalués par des professionnels de l’édition. Longtemps
ignorée, la romance autoéditée dispose désormais d’une offre
recensée et sélectionnée par le site Rock it Reads. Une façon pour
l’autoédition de valoriser ses cinquante nuances.
Indépendants, avec talent
Ces dernières années, la
démocratisation des outils et
plateformes en ligne dédiés à
l’écriture et au livre a permis
au marché de l’autoédition de
croître brusquement. En cinq
ans, le nombre de publications autoéditées a augmenté
de 422 % aux États-Unis*. Au
même titre que l’édition, l’autoédition connaît un phénomène de concentration : aux
États-Unis, huit sociétés se
partagent 80 % de l’autoédition.
Chaque année, nombreux
sont les auteurs à franchir
le pas de l’autoédition mais
peu sont ceux qui réussissent véritablement à en tirer
profit. Philippe Pestanes, au
cours du Forum d’Avignon
2013**, estimait à 25 ¤ le
chiffre d’affaires moyen
généré par un livre autoédité.
Sélection d’auteurs
incontournables :
Aux États-Unis
John Locke, premier écrivain autoédité
à vendre plus d’un million de livres
numériques sur le Kindle d’Amazon,
en juin 2011.
Amanda Hocking, première écrivaine
autoéditée à rejoindre le « Kindle Million
Club », le groupe des auteurs ayant vendu
plus d’un million d’exemplaires sur Kindle.
Hugh Howey, ancien libraire et auteur
d’un roman de science-fiction adapté
prochainement à la télévision et au
cinéma, directement paru en France
chez Actes Sud sous le titre Silo.
En France
David D. Forrest, auteur de 4 livres
vendus à 27 000 exemplaires sur
différentes plateformes.
Chris Costantini, auteur de Lames
de fond, meilleure vente Amazon Kindle
durant 10 semaines, écoulé à plus
de 15 000 exemplaires.
Jacques Vandroux, auteur de 8 livres
vendus à plus de 20 000 exemplaires
sur le Kindle d’Amazon.
*Rapport Bowker, « Self-publishing in the United States,2007-2012 », en partenariat
avec ProQuest / **Étude Kurt Salmon, « Comment le numérique entraine-t-il une
redistribution des pouvoirs ? »
Quelle place pour la
librairie indépendante ?
De plus en plus, des livres à l’origine autoédités prennent
place dans les rayons des librairies indépendantes. Et si, à
l’instar des revendeurs en ligne, la librairie traditionnelle
profitait elle aussi de l’attrait public que connaît actuellement l’autoédition pour proposer sa propre sélection
de livres autoédités ? Une initiative numérique originale
pourrait également permettre à la librairie de pénétrer
activement le marché du livre numérique et démarquer
clairement son offre de celle des géants du Web.
Aurélien Zaplana
29
¶ lecture durable
La seconde vie des livres
Les bibliothèques sont de plus en plus nombreuses à organiser des ventes de livres désherbés. Avec un succès toujours renouvelé. Ainsi, à l’automne 2013, on recensait dans la seule agglomération lilloise de telles initiatives à Lille,
Lomme, Roubaix, Wambrechies et Wattrelos tandis que paraissait en début d’année dans le Bulletin des Bibliothèques
de France un article intitulé « Vente de livres déclassés1 ». Qu’elles soient annuelles ou trimestrielles, qu’elles proposent principalement des romans et des documentaires ou également des bandes dessinées, des disques et des livres
pour enfants, qu’elles soient nommées avec recherche comme à Tourcoing (C’est d’occaz) ou tout naturellement
« vente », ces braderies visent principalement pour les institutions de lecture publique à désengorger leurs rayons
afin de faire de la place aux nouveautés. Mais pourquoi, alors que les bibliothèques ont toujours régulièrement
approvisionné leurs fonds, les voit-on désormais prendre largement place sur le marché du livre d’occasion ?
P
our Isabelle Vervust, directrice
de la bibliothèque municipale de
Wattrelos, la raison tient d’abord
à l’évolution des pratiques de
désherbage. Longtemps limitée à l’élimination ponctuelle d’ouvrages abîmés ou
très obsolètes, cette activité est devenue
plus régulière grâce à la structuration
et à la formalisation des politiques documentaires. Au même titre que les acquisitions, le désherbage fait aujourd’hui partie
intégrante du travail du bibliothécaire.
Retirant chaque année un nombre planifié
de documents afin de stabiliser, voire de
diminuer le volume total de la collection
dont il a la responsabilité, ce dernier veille
à ne plus surcharger les étagères pour, au
contraire, présenter les fonds au sein d’espaces plus aérés et plus fluides. Ainsi les
associations caritatives et humanitaires
ou encore les bibliothèques d’écoles auxquelles étaient souvent donnés les livres
« sortis d’inventaires » – quand ils n’étaient
pas recyclés ou simplement jetés – ne
suffisent plus à absorber les quantités
aujourd’hui extraites des rayonnages.
30
Affranchis du « fétichisme du livre », les
bibliothécaires affichent un rapport décomplexé aux collections, à l’instar de leurs collègues néerlandais, auprès de qui Esther De
Climmer, directrice de la médiathèque de
Roubaix, avoue d’ailleurs avoir pris l’idée
de la vente pour l’importer dans son établissement il y a quelques années. Témoignant
d’une conception renouvelée du métier, ils
savent convaincre les élus de l’intérêt de
telles actions pour la qualité du service
rendu aux usagers tout en justifiant de la
nécessité de crédits d’acquisition annuels.
Au-delà de ce changement des pratiques
bibliothéconomiques, le développement
de ces ventes pourrait bien, selon Jean
Vanderhaegen, responsable de la politique
documentaire du réseau des bibliothèques
municipales de Lille, être le signe tangible
d’une profonde évolution des mentalités.
Face aux tensions économiques croissantes
et à des préoccupations écologiques sans
précédent, le bibliothécaire se doit de faire
la meilleure utilisation possible des collections qu’il gère. En offrant ainsi la possibilité d’une seconde vie pour les documents,
il ne voue à la destruction qu’une minorité
d’entre eux. Bien plus, en permettant à la
population de les acquérir pour une somme
symbolique (le plus souvent entre 0,50 cts
lecture durable ¶
et 2 euros suivant les bibliothèques), il lui
restitue en quelque sorte un bien public.
Un geste de « redistribution » très apprécié
des usagers qui, d’après Jean Vanderhaegen
est vécu comme un juste retour des choses,
légitime et équitable.
Parmi les acheteurs qui se pressent à ces
ventes, la moitié, en effet, serait des utilisateurs habituels de la bibliothèque. Les
autres y viennent grâce à la communication ou au bouche à oreille, n’hésitant pas
à accomplir parfois de longues distances
pour saisir les bonnes affaires. Outre la
finalité immédiate de « déstockage », ces
braderies sont donc une bonne occasion
pour les bibliothèques de se faire connaître
auprès de lecteurs qui ne les fréquentent
pas et de valoriser leurs services. Un certain nombre d’acheteurs se définit encore
comme « habitué », preuve que le phénomène gagne et qu’il a réussi à fidéliser un
public de bradeux avertis et d’amoureux
des livres.
Leurs motivations sont diverses, reflets
éclatants du « polymorphisme culturel de la
lecture2 ». Une rapide enquête menée en septembre à la médiathèque de Roubaix nous
a ainsi permis de rencontrer des grandsparents en quête d’albums pour leurs
petits-enfants, des étudiants curieux, des
Médiathèque de Roubaix
instituteurs venus enrichir la bibliothèque
de leur école, une dame ravie d’avoir déniché des livres en allemand pour apprendre
la langue du pays où réside sa fille ou encore
un monsieur d’origine polonaise, désireux
de constituer une bibliothèque française
dans sa maison de Pologne et se disant
profondément européen. On y croisait aussi
de nombreux amateurs de musique, attirés
par le simple « plaisir de la découverte ».
Parmi les genres les plus recherchés figurent en premier lieu les bandes dessinées,
les livres d’art ainsi que les livres pour
enfants. Si les romans trouvent toujours
preneurs, il est intéressant de remarquer
que certains documentaires, n’ayant pas
bougé des rayons depuis des années, séduisent par leur caractère « vintage ». à l’inverse, les romans pour enfants et adolescents sont, de loin et partout, les moins
prisés. Alors que beaucoup s’interrogent
sur la mort du livre, il est réjouissant de
voir les acheteurs repartir le sourire aux
lèvres, parfois lestés de plusieurs kilos
d’ouvrages. Lors de la vente de l’automne
2013 à Roubaix, le panier moyen des personnes ayant payé par chèque s’élevait à
30 euros, pour des prix unitaires compris
entre 50 cts et 1 euro. à Lille, le rapport
entre le nombre de visiteurs et le nombre
de livres vendus donnait une moyenne de
10 documents achetés par visiteur.
Pour les professionnels qui organisent ces
événements, les sources de satisfaction
sont donc nombreuses et compensent largement les lourdes tâches administratives
et logistiques qui les précèdent. Outre la
délibération qui s’impose pour déclasser les
documents, ces braderies nécessitent une
organisation rigoureuse et une manutention importante. Il s’agit dans un premier
temps de sélectionner les documents afin
de ne proposer que les plus attractifs pour
ensuite les stocker de manière à faciliter
leur transfert vers les espaces de vente
où ils sont le plus souvent présentés par
genre. à l’issue de la vente, une nouvelle
opération de tri a lieu pour éliminer les
« invendables » et remettre en carton ceux
qui auront une nouvelle chance de se voir
adoptés. Mais à l’évidence, cette activité
permet de créer une réelle émulation au
Médiathèque de Roubaix
sein des équipes qui s’y impliquent. Chacun
se prend au jeu d’un défi collectif afin de
réaliser la recette la plus élevée. En organisant ces braderies et en vendant des biens
matériels, le bibliothécaire se place ainsi
dans une relation inédite à l’usager, à la
frontière entre la gratuité du service public
et le rapport marchand sanctionné par le
gain au profit de la collectivité. Un signe
des temps qui vient assurément enrichir
la réflexion sur l’accueil et les services
proposés en bibliothèques.
Clotilde deparday
1.
BBF 2013 – t. 58, no 3
L’article est signé
par Christine Carrier,
directrice du réseau
des bibliothèques municipales
de Grenoble.
2.
Jean-Claude Passeron,
« Le polymorphisme
culturel de la lecture »
in Le raisonnement sociologique,
Nathan, 1991.
31
¶ et aussi...
édition jeunesse
Francis Marcoin : « On est jeune
de plus en plus longtemps »
L’université d’Artois, première université française à s’intéresser à ce genre littéraire, s’enorgueillit d’une expérience
reconnue, d’une recherche efficace, sur la littérature de jeunesse. Depuis septembre, l’université propose d’ailleurs
un nouveau master recherche à distance sur le sujet. Francis Marcoin, président de l’université, mais surtout spécialiste de la question, nous raconte un peu cette littérature d’un genre particulier, qui fera l'objet d'une journée
d'étude le 11 février à Douai.
La littérature de jeunesse, peu étudiée à
l’université ?
Ce domaine de recherche est présent à
l’université de façon récente, il a relevé de la
littérature comparée durant longtemps. Un
domaine peu travaillé en France, à l’inverse
des pays anglo-saxons. Mais cet enseignement spécifique arrive désormais dans
toutes les universités françaises (notamment à Lille 3 – NDLR). C’est vrai, nous
avons été précurseurs à l’Artois.
Francis Marcoin
32
Quelle image véhicule la littérature de
jeunesse ?
En France, même encore aujourd’hui, on
sent un certain mépris pour cette littérature. Cela peut se justifier dans certains
cas, mais comme pour toute littérature.
Dans les années 60, elle revêt un aspect
éducatif, travaillée dans le cadre de la
psychologie du développement de l’enfant
à l’université. L’accent est mis sur le rôle
moral, éducatif, pas sur le côté artistique.
Aujourd’hui, les écrivains jeunesse ont
une ambition littéraire, tandis qu’au XIXe
siècle on parle de librairie de l’éducation,
et non de littérature. Le but reste de donner
aux enfants des livres qui leur apprennent quelque chose, et en même temps les
distraient. Cela reste toujours vrai, mais
avec un changement d’ambition chez les
auteurs et les éditeurs, poursuivant également un but esthétique. Littérature pour
ado, théâtre pour la jeunesse, le message
éthique, l’objectif moral se cachent tout de
même dans les pages ! Il ne faut pas démoraliser la jeunesse !
Justement, tous les thèmes peuvent-ils
être développés ?
La censure existe toujours un peu, c'est plus
de l’autocensure, moins le critique-censeur
du départ. Jusqu’où peut-on dire les choses à
des enfants et des adolescents ? Le curseur
de la censure remonte aujourd’hui, sur
les questions de sexe par exemple. Parler
d’homosexualité était auparavant impensable, par contre, l’apologie du racisme ne
passera pas, alors qu’avant, la présentation
des Noirs se teintait d’une supériorité des
...dans l'actualité ¶
Européens sur les Africains. Aujourd’hui,
on supporte mal la vision de la femme
cantonnée aux tâches ménagères, qui ne
choquait personne dans les années 50.
Les interdits se déplacent. La littérature
jeunesse reflète, avec un léger décalage,
qui se réduit de plus en plus, les débats
de l’époque. De plus en plus, les livres jeunesse sont dans l’actualité de l’idéologie du
moment. La jeunesse se trouve au contact
direct des discours ambiants, avec les
nouveaux médias. Auparavant, même les
adultes étaient plus éloignés de l’actualité.
Désormais, par le biais de l’image, télévision, magazines, affiches, Internet, les
enfants perçoivent sexe, guerre, violence...
Plus en contact avec la culture adulte qu’auparavant. Malgré tout, l’autocensure est là,
on ne parle jamais à un enfant exactement
comme on parle à un adulte. Cette personne
en construction, il faut faire attention à ce
qu’on lui dit. Personne n’écrit à un enfant
comme il écrirait à un adulte, même si certains s’en défendent.
Racontez nous un peu l’histoire de ce
genre littéraire, si c’en est bien un !
Au XIXe siècle, on n’avait aucun problème
à dire que l’on écrivait pour la jeunesse, de
la littérature de gouvernante : produire un
texte le mieux écrit possible, mais pour être
utile à l’enfant. En 1949, une loi sur la publication pour la jeunesse interdit de montrer
des fusils, on se doit de donner une image
positive de l’Humanité. La censure ne vient
pas seulement des réacs de droite, mais
beaucoup des idéalistes de gauche ! Après la
Seconde Guerre mondiale, on veut une littérature positive, qui lutte pour la paix, donner une image consensuelle du monde, et,
du coup, il est vrai que cette littérature est
un peu édulcorée. Cela part des meilleures
intentions, d’un idéal de partage, de paix,
sans volonté d’embrigadement. La solution la plus raisonnable reste d’offrir une
diversité de productions, des livres à l’ambition littéraire, artistique ou morale, des
magazines plus légers... Nous avons tous
lu Mickey ou Le Club des cinq, ce qui n’empêche pas de parcourir d’autres choses,
des albums avec une grande dimension
artistique... Les Pieds nickelés, au début
du XXe siècle, représentaient l’horreur
absolue, surtout pour les éducateurs : ils
sont violents, parlent argot... Aujourd’hui,
on apprécie cette forme esthétique, l’aspect
graphique, les jugements se font positifs,
Sartre et Pagnol les ont lus étant jeunes !
journée d'étude
L’éDITION JEUNESSE :
L’APPRENTISSAGE DU MONDE
Mardi 11 février 2014
9h15 – 16h30
Bibliothèque municipale de Douai
117 rue de la Fonderie, Douai
Cette idée des niveaux de lecture est-elle
récente ?
La littérature de jeunesse donne également des modèles d’éducation aux adultes :
Les petites filles modèles de la Comtesse
de Ségur pourrait s’appeler les mamans
modèles. Aujourd’hui, les albums modernes
remettent en cause le modèle parental
traditionnel, en s’adressant aux adultes.
Cette littérature est écrite par les adultes,
choisie par les adultes, lue, critiquée par les
adultes. Le lectorat est double, et de plus
en plus d’ouvrages le prennent en compte :
Harry Potter était publié aux états-Unis,
simultanément en collection adulte et en
collection jeunesse, le même texte, sous
une couverture et un format différents.
Les Britanniques nomment cela de la littérature cross-over, qui existe depuis longtemps en France : Henri Bosco, L’enfant et
la rivière. Pour certaines œuvres, ce double
public s’avère être déjà présent de longue
date. La littérature de jeunesse n’existe
pas, il faudrait plus parler d’édition pour
la jeunesse. Sauf pour les ouvrages pour les
tout-petits, abécédaires, livres à toucher, là,
pas d’ambiguïté ! Ce qui fonde un ouvrage
pour la jeunesse, c’est l’édition, la collection. La fantasy par exemple, est-ce pour les
adultes, les ados, les enfants ? La barrière
se fait de plus en plus floue (on parle de
kidult aux états-Unis). On est jeune de plus
en plus longtemps, les collections pour les
jeunes adultes les concernent jusque 25/30
ans, les frontières sont mouvantes. On
donne aussi plus à lire aux jeunes enfants,
jusqu’à l'école élémentaire, ils lisent plus
qu’avant, moins par contre en collège et
lycée. Puis la lecture revient lorsque les
jeunes s’installent, que leur vie est moins
branchée sur le groupe.
Le documentaire jeunesse dans
tous ses états et sous ses multiples
formes sera au centre d’une grande
journée de rencontres et de débats en
présence de nombreux professionnels,
auteurs, éditeurs, illustrateurs,
libraires… Organisée par le groupe
Jeunesse du SNE et le CRLL, en
collaboration avec la Bibliothèque
de Douai et en partenariat avec
l’association « Brouillons de culture »,
la journée portera notamment sur
la transmission du savoir et de son
acquisition au travers des livres.
Propos recueillis par
Stéphanie Morelli
Programme :
9h15 – 10h15 : Acquisition
et transmission du savoir
Agnès Petit-Lauras, Cécile Térouanne
10h15 – 11h15 :
Les livres pour les tout-petits,
premières notions documentaires
Charlotte Roederer, Lolita Pacreau-Godefroy,
Brigitte Leblanc, Laetitia Carré
Modération : Natalie Vock-Verley
11h25 – 12h45 : Comment fait-on
un documentaire ?
Béatrice Decroix, Marcus Osterwalder
Elisabeth Dumont-Lecornec, Nathalie Trodjman
14h – 14h50 : Le documentaire
dans tous ses états
Thomas Dartige, Delphine Grinberg,
Jean-Baptiste de Panafieu
14h50 – 15h45 :
La fiction documentaire
Philippe Nessmann, Annie Collognat,
Dominique Tourte, Chantal Lapeyre-Desmaison
15h45 – 16h30 : Animations
autour des documentaires
Sandrine Desmazières, Danielle Couchot
et Edouard Kluska, Virginie Mullet
Entrée gratuite dans la limite des places disponibles
Contact : [email protected]
33
¶ et aussi...
Le Nord – Pas de Calais se livre
Libraires et éditeurs :
la synergie
Quels liens entre libraires et éditeurs en région ? Pour les adhérents de l’association des libraires et ceux de l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais, l’heure semble être à l’union des forces. Objectif : valoriser et
promouvoir la production littéraire de la région. Depuis 2012, les membres des deux associations se retrouvent
autour de l’opération « Le Nord – Pas de Calais se livre » afin de communiquer auprès du public, mais aussi d’échanger
davantage entre professionnels.
De gauche à droite : Dominique Tourte, Janine Pillot, Benoît Verhille, Elisabeth Chombart et Emily Vanhée
à
quelques pas de l’hôtel de ville
d’Hazebrouck, dans une petite
rue commerçante, se tient depuis
bientôt 20 ans la librairie Le
Marais du livre. Entre ses murs chaleureux, où foisonnent livres, disques et dvd,
la libraire Elisabeth Chombart recevait
mardi 19 novembre la visite d’éditeurs
et d’une autre libraire. Le but de cette
conviviale réunion ? Discuter d’un futur
partenariat entre Le Marais du livre et
les éditions Invenit, dans le cadre de l’opération « Le Nord – Pas de Calais se livre ».
34
Dominique Tourte des éditions Invenit,
était venu sensibiliser la libraire aux
enjeux du projet organisé par l’association
des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais
et celle des libraires. L’accompagnaient
Benoît Verhille, fondateur des éditions La
Contre-Allée et président de l’association
des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais,
Emily Vanhée, gérante de la librairie Les
Lisières et présidente de l’association
des libraires, et Janine Pillot, fondatrice
des éditions La Fontaine et référente de
l’événement.
« Le Nord – Pas de Calais se livre », qui se
déroulera en 2014 du 13 au 30 mars, propose
de (re)découvrir la production littéraire de
la région grâce à des binômes libraire-éditeur. Dans le Nord et le Pas-de-Calais, les
librairies participantes mettent en avant le
travail d’une maison d’édition à travers des
rencontres, des tables et vitrines dédiées.
« L’objectif, explique Benoît Verhille, est
de s’adresser au public, de sensibiliser les
collectivités et de développer un maximum
de partenariats avec les bibliothèques,
les écoles, etc. Cette manifestation permet d’affirmer l’existence des deux associations d'une manière dynamique. C’est
également un temps d’échanges et de communication entre libraires et éditeurs qui
permet d’animer le réseau, de solliciter ou
de maintenir l’implication des uns et des
autres au sein des deux associations. » Et
Emily Vanhée de préciser : « Car même si
ces acteurs de la chaîne du livre appartiennent à la même région, ils ne se connaissent
pas forcément. »
Comme l’explique Elisabeth Chombart, ce
sont les libraires qui choisissent les maisons d’édition avec lesquelles ils souhaitent
travailler. Pour sa première participation
au « Nord – Pas de Calais se livre », la librairie réservera une table et une partie de sa
vitrine aux éditions Invenit et plus parti-
...dans l'actualité ¶
culièrement à leur collection Ekphrasis.
Une rencontre avec le public sera également
organisée en présence de l’auteure Colette
Nys-Mazure (Vallotton le soleil ni la mort)
et Dominique Tourte. Des partenariats tels
que celui-ci ont vu le jour lors de la première
édition de l’opération en 2012, principalement dans la Métropole lilloise. Depuis,
ces échanges privilégiés entre libraires et
éditeurs s’étendent au reste de la région, les
professionnels des deux associations étant
de plus en plus séduits par l’événement.
« Cette année, le nombre de libraires participants devrait doubler, une quinzaine de
libraires ont manifesté leur intérêt pour
l’événement et une trentaine d’éditeurs
participeront » confirme Benoît Verhille.
Mais si l’opération est dédiée au livre en
région, elle s’exporte également à Paris
le temps du Salon du livre, où plusieurs
libraires et éditeurs se retrouvent pour
représenter le Nord – Pas de Calais. C’est
d’ailleurs de ce rendez-vous qu’est née
l’envie de mutualiser les énergies des deux
associations. « 2011 marque la première
collaboration entre l’association des édi-
teurs et celle des libraires autour du Salon
du livre de Paris, relate Benoît Verhille. Ce
salon nous a donné envie de faire quelque
chose en commun. Depuis, nous avons peaufiné l’organisation afin d’étendre cette
collaboration, de générer des rencontres
et rendre davantage visible l’action des
libraires et des éditeurs. C’est aussi l’occasion pour le public d’investir les librairies
et pour nous, de toucher un lectorat différent, plus large. »
Pour les neuf binômes de la dernière édition, le bilan est positif. Car si l’événement est source d’échanges humains, il
favorise également les ventes en librairie :
« Concrètement, cette opération représente
des ventes effectives pour les libraires et
les éditeurs, c’est une action rentable »
affirme Benoît Verhille. Emily Vanhée
évoque son expérience : en 2013, sa librairie Les Lisières présentait au public les
éditions Les Lumières de Lille, également
roubaisiennes. De leur collaboration, l’éditeur et la libraire sont ravis. « Cette rencontre a eu des retombées commerciales
positives pour nous deux et m’a permis de
découvrir un public friand de livres sur
le sport que je ne connaissais pas forcément. » Et si le projet permet de faire se
rapprocher les professionnels, il cherche
également à sensibiliser le public universitaire. Quatre étudiantes de l’IUT métiers
du livre de Tourcoing mèneront ainsi un
projet sur l’année en lien avec la communication de l’événement (voir encadré). Pour
l’heure, libraires et éditeurs préparent
leurs actions, main dans la main : « Cela
fait du bien de pouvoir s’inscrire dans une
opération comme celle-ci, où l’on travaille
ensemble. Cela permet de sortir de son
isolement, d’échanger et de voir ce que fait
chacun. Ce partenariat va permettre de
mettre en lumière différents métiers liés
au livre en réunissant trois acteurs importants de la chaîne du livre : auteur, libraire
et éditeur » conclut Elisabeth Chombart.
Caroline Pilarczyk
Association des éditeurs
du Nord et du Pas-de-Calais :
Estelle Vilcot, 06 85 07 16 07
Association Libr'Aire :
Nolwenn Vandestien, 06 23 53 48 16
http://www.libr-aire.fr
étudiantes et mobilisées pour le livre
Amélie Delattre, Camille Grenaille, Chloé
Fasquel et Lucie Chipy, étudiantes à l'IUT
métiers du livre de Tourcoing, se joignent
aux éditeurs et aux libraires à l'occasion du
« Nord – Pas de Calais se livre ».
reportage photographique et si possible
filmographique. Notre projet se terminera par le Salon du livre de Paris. Nous
participerons à l'agencement du stand et
à l'organisation des éditeurs sur place.
Pouvez-vous me décrire de quelle façon
vous intervenez dans le projet ?
Nous participons au « Nord – Pas de Calais
se livre » dans le cadre de notre projet
tuteuré. Notre objectif est de voir comment
un tel événement s’organise et de quelles
manières les éditeurs et les libraires de la
région communiquent ensemble. à l’heure
actuelle, nous travaillons à la programmation, la communication et la logistique.
Nous serons présentes lors des rencontres
durant lesquelles nous effectuerons un
Que pensez-vous de cette initiative de
l'association des éditeurs ?
Selon nous, elle ne peut qu’être bénéfique
pour les éditeurs et pour les libraires. C’est
l’opportunité de se faire connaître et de
mettre en avant les productions éditoriales
de notre région. à travers les diverses
manifestations, ils nous montrent que le
Nord – Pas de Calais est une région pleine de
ressources et qu’elle peut étonner. C’est une
manière de faire connaitre l’objet livre en
proposant des événements qui se déroulent
dans nos librairies de quartier. C’est également une belle façon de dire aux gens qu’on
est présent sur le Salon du livre de Paris.
Comment envisagez-vous les relations
entre libraires et éditeurs de la région ?
Nous pensons qu’il est indispensable que
les éditeurs et les libraires de la région
s’unissent afin de montrer toute la richesse
éditoriale régionale. « Le Nord – Pas de
Calais se livre » est un parfait exemple de
cette collaboration. Ensemble, ils montrent
que tous les acteurs de la chaîne du livre ont
un objectif commun : faire vivre le livre.
Propos recueillis
par C. P.
35
¶ et aussi...
Rencontre avec Frédéric Lambin
« Se mobiliser pour le livre
est un combat d’avant-garde »
En octobre dernier, le CESER* a publié « Livre : mode d’emploiS en Nord – Pas de Calais », un rapport qui interroge
la chaîne du livre en région. Au cœur de l’actualité, il pointe du doigt les difficultés des libraires et éditeurs indépendants, et préconise de mettre en marche une politique du livre efficace en région. Frédéric Lambin, rapporteur à
l’origine de cet appel, a répondu à nos questions.
Qu’est-ce qui vous a conduit à endosser
le rôle de rapporteur pour « Livre : mode
d’emploiS en Nord – Pas de Calais » ?
Frédéric Lambin : Je suis président fondateur de l’École de la deuxième chance
Grand Lille. Le livre m’a toujours intéressé, je dirais même que j’ai une addiction
aux livres ! Je me suis donc naturellement
approprié le sujet et ai eu pour rôle celui
de rapporteur, mais il s’agissait avant tout
d’un travail de groupe.
Dans quel contexte est né ce rapport et
quel était votre objectif de départ ?
Ce rapport fait écho à l’actualité : la politique pour le livre menée par la ministre
de la culture Aurélie Filippetti, l’ensemble
des questions autour du numérique et de
la vente en ligne... Bien sûr, ce rapport ne
traite pas la question du livre en région
de façon exhaustive. C’est plutôt une invitation, un appel à se mobiliser. D’ailleurs,
nous voulions que ce rapport ne soit pas
trop consensuel, qu’il ait un impact. Au
départ nous souhaitions parler de lecture
mais c’était un trop vaste sujet. Notre
objectif était de produire quelque chose
de court, concret, clair et simple, quelque
chose de facile à appréhender. Nous avons
finalement choisi de nous concentrer sur
la réalité économique du livre en région,
36
en dépassant le tabou autour de la dimension économique du livre. Car c’est une
réalité : le livre est un produit culturel
mais pour exister il faut bien qu’il se vende.
Notre travail concerne donc l’ensemble
des maillons de la chaîne du livre. Enfin,
si rapidement nous avons constaté qu’une
action en faveur des libraires et des éditeurs était indispensable, nous n’avons pas
fait de ce rapport un plaidoyer. Nous avons
Fr
...dans l'actualité ¶
également pris soin de ne pas faire passer
le numérique pour le grand méchant loup.
Je regrette d’ailleurs de ne pas avoir pu
aborder cette question plus précisément
dans le rapport car le numérique représente
une opportunité d’emplois pour les jeunes
qui peuvent se diriger vers de nouveaux
métiers plus techniques.
Quelles ont été vos méthodes de travail ?
Le groupe de travail qui s’est penché sur
ce rapport était composé
de personnes d’horizons
très différents qui ont
apporté des avis variés,
mais il n’y a pas eu de désaccords, seulement des débats. Concrètement, nous
avons auditionné des professionnels : le
rapport est le reflet de ce que le groupe de
travail a entendu. Il représente l’opinion
générale du secteur du livre en région avec,
bien entendu, certaines prises de positions
propres au CESER.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
Nous avons dû éviter la dispersion pour
être le plus percutant possible. Mais globalement, les différents acteurs du livre
que nous avons rencontrés étaient très
investis et mobilisés. Lors des premières
auditions, si certains libraires ou éditeurs
Ce sont des résistants passionnés ! On pourrait s’attendre à un discours larmoyant
de leur part mais ils se prennent en main
et sont très actifs. J’aimerais également
rappeler que ce rapport n’est pas une étude
mais une « préconisation ». Notre souhait ?
Que la région mette en place un contrat de
filière pour le livre, qu’elle accompagne
davantage les éditeurs et les libraires.
Notre groupe de travail n’a jamais perdu
de vue qu’il s’adressait aux élus et aux décideurs de la région
et voulait donc
que le rapport ait
des répercussions
auprès d’eux. Le Conseil régional s’est
aujourd’hui appuyé sur nos travaux et j’en
suis ravi : le rapport a pour vocation d’être
un outil, un « mode d’emploi ».
« Les acteurs du livre sont les résistants passionnés »
rédéric Lambin (à gauche) et Alain Dawson, chargé de mission au CESER
semblaient frileux face au numérique, j’ai
senti une prise de conscience de leur part
durant l’année. Aujourd’hui ils ont compris
qu’ils devaient se fédérer.
Finalement, quel constat sur le livre en
région ?
Ce qui est évident, c’est que le Nord – Pas
de Calais est une région riche en initiatives : il y a de nombreuses manifestations
littéraires, des salons... Bref, une belle
vivacité territoriale. La région possède un
réseau d’auteurs et d’éditeurs dynamique.
Cependant, s’il existe une mobilisation
pour le livre, elle demande à être renforcée.
Ce manque d’investissement s’explique par
des raisons historiques et des choix politiques. Nous avons écrit ce rapport dans
un contexte où l’on entend beaucoup parler
de fermetures de librairies alors même que
le taux d’illettrisme est de 15 % dans le
Nord – Pas de Calais contre une moyenne de
9 % en France. Il faut aujourd’hui impulser
une vraie politique du livre en région car,
contrairement à ce que l’on pourrait penser, se mobiliser pour le livre est un combat
d’avant-garde.
Propos recueillis par
Aurélien Zaplana et Caroline Pilarczyk
www.ceser.nordpasdecalais.fr
Retrouvez « Livre : Mode d'emploi(s) »
sur le site Eulalie.fr
(Rubrique Autres acteurs > Actu)
*Conseil économique,
social et environnemental
régional Nord – Pas de Calais
Le CESER est, aux côtés du Conseil
régional, une assemblée élue constituée de représentants socioprofessionnels. Véritable laboratoire d’idées et
composante à part entière de la Région,
il conduit des études afin d’apporter
aux élus et autres acteurs de la région
la vision et l’analyse de la société civile
sur tout sujet d’intérêt régional.
Que retenez-vous de cette année de travail ?
J’ai été étonné par l’enthousiasme général
des acteurs du livre. Malgré leur situation
difficile, les libraires ne se sont pas plaints.
37
¶ PATRIMOINE
René Ghil, mon bel oublié
DR
René Ghil (Tourcoing, 1862 – Niort, 1925) est surtout connu de façon oblique : par l’« Avant-dire » que Mallarmé écrivit
pour son Traité du verbe. Poète exigeant et ambitieux, il ne se contenta pas de rêver d’une langue musicale, mais renoua
avec la tradition de la poésie scientifique en composant une ample cosmogonie. Poète d’avant-garde avant la lettre,
il ne craindra pas, dans le Pantoun des Pantoun, de truffer la langue française de javanais.
Photo par Choumoff
I
l est possible d’entendre encore René Ghil. Grâce au grammairien Ferdinand Brunot qui créa à la Sorbonne les
Archives de la parole. Le 27 mai 1914, le public est invité
à venir écouter les poètes symbolistes qu’il a enregistrés :
Pierre Louÿs, Jean Royère, Gustave Kahn, André Spire, Paul Fort,
Émile Verhaeren… Il y a là aussi Guillaume Apollinaire avec « Le
38
Pont Mirabeau », « Le Voyageur » et « Marie ». Ce dernier rapporte,
dans Anecdotiques, l’impression qu’a provoquée l’audition du
poème de René Ghil, « Chant dans l’espace » : « Comme je fais mes
poèmes en les chantant sur des rythmes qu’a notés mon ami Max
Jacob, écrit-il, j’aurais dû les chanter comme fit René Ghil, qui
fut avec Verhaeren, le véritable triomphateur de cette séance. Le
chant vertigineux de René Ghil, on eût dit des harpes éoliennes
vibrant dans un jardin d’Italie, ou encore que l’Aurore touchait
la statue de Memnon et surtout l’hymne télégraphique que les
fils et les poteaux ne cessent d’entonner sur les grandes routes. »
André Breton le confirme, qui dira dans ses Entretiens avec
André Parinaud : « Quand les poèmes de Ghil déferlaient sur une
salle (au cours d’une de ces “matinées poétiques” comme il y en
avait alors), leur volume musical dominait tous les autres. » René
Ghil, à mi-chemin de la parole et du chant, scande le vers, étire
les voyelles en les tenant longuement, frappe les consonnes, et
restitue à la langue son rythme et son épaisseur sonore. Essayant
de justifier le titre qu’il a donné à ses billets consacrés à la poésie
dans la revue Europe, Chroniques du bel canto, Aragon en vient
à citer, comme allant de soi, et longuement, « René Ghil, mon bel
oublié », et s’emporte contre la « poésie sans voix à laquelle on
voudrait nous confiner ».
C’est en 1886 que paraît son Traité du verbe, un an après
Légende d’âmes et de sangs, traité précédé d’un « Avant-dire » de
Mallarmé, dont René Ghil fréquentait les mardis. Chacune des
phrases de cette préface du Maître de la rue de Rome demeure
dans les mémoires : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un
mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… »
Aussitôt René Ghil est célèbre. Toute la presse européenne débat
de « l’instrumentation verbale », tantôt pour la condamner parce
qu’elle représenterait une menace pour la clarté française, tantôt
pour en louer les ressources dans une époque préoccupée par
la recherche de nouvelles formes poétiques. René Ghil refait le
sonnet des « Voyelles » en le corrigeant : « A, noir ; E, blanc ; I, bleu ;
O, rouge ; U, jaune » ; et le complète, avec pour ambition, en ces
temps de wagnérisme, de réaliser une synthèse des arts : « A, les
orgues ; E, les harpes ; I, les violons, O, les cuivres ; U, les flûtes ».
Chaque voyelle est un instrument de musique et le poète, devant
la langue, est semblable à un chef d’orchestre : « Vous phrasez, lui
PATRIMOINE ¶
dira Mallarmé, en compositeur, plutôt qu’en écrivain. » Au fil des
diverses versions du fameux Traité (1886, 1887, 1888, 1891, 1904),
sa théorie s’affine et se conforte des recherches de Helmholz sur
la voix. René Ghil en arrive à dresser des tableaux où voyelles et
consonnes, couleurs, instruments de musique, notions se correspondent et s’échangent : le « u » suggérera par exemple le jaune,
les petites flûtes et l’ingénuité. Qui s’étonnerait que l’ingénuité
soit jaune ? Les sonorités le prouvent.
De la poésie scientifique
Célèbre pour « l’instrumentation verbale », René Ghil l’est aussi
pour avoir voulu promouvoir une poésie scientifique. Renouant
avec une longue tradition qui va du De la nature des choses de
Lucrèce à la Petite cosmogonie portative de Queneau, en passant
par La Seconde Semaine de du Bartas, il entreprend une œuvre
de longue haleine (Dire du Mieux, Dire des Sangs, Dire de la Loi)
dans laquelle il se propose de retracer l’histoire du monde, depuis
sa création jusqu’à la révolution industrielle, en se fondant sur
l’apport des sciences illuminées par l’intuition poétique. Sa
vision est tout imprégnée des philosophies du XIXe siècle présentant l’histoire comme une ascension progressive vers plus de
conscience et d’harmonie, philosophies nourries par les théories
de l’évolution. C’est donc une seule œuvre – l’Œuvre – qu’il écrira
et non une série de poèmes disparates, une épopée grandiose dont
André Breton dira : « Ses ouvrages […] me plongeaient dans une
sorte de nuit verbale ponctuée de rares étincelles. » Il est vrai.
Mais parmi les différents chants de cette épopée qui multiplie les
difficultés de lecture se glissent parfois des merveilles, comme
cette strophe de ce naïf nocturne aux allures de chanson populaire, « Les Ételles » :
En m’en venant au tard de nuit
se sont éteintes les ételles ;
ah ! que les roses ne sont-elles
tard au rosier de mon ennui
et mon Amante que n’est-elle
morte en m’aimant dans un minuit.
En dansant la javanaise
Lorsque Breton et Aragon, conseillers littéraires du couturier
Jacques Doucet, lui suggèrent, en 1922, d’enrichir sa bibliothèque, ils lui proposent, bien sûr, les Illuminations, Les Chants
de Maldoror, le Coup de dés, La Prose du Transsibérien et Les
Ardoises du toit, œuvres prestigieuses, mais aussi Le Pantoun des
Pantoun, poème javanais (Paris & Batavia, Mercure de France,
1902). À l’Exposition universelle de 1900, René Ghil a pu admirer les danses exotiques et a fait la connaissance d’une jeune
danseuse javanaise. Depuis longtemps il est intéressé par les
cultures et les langues orientales. Il entreprend de composer un
long poème élégiaque qui met en scène une danseuse javanaise
et son amant parisien que la fin de l’Exposition a condamnés à
la séparation et qui tour à tour le déplorent. Voilà un poncif, dirat-on, et le poème en effet risquerait de verser dans la banalité et
l’exotisme de pacotille, si cette rencontre n’était aussi celle de
deux langues, français et javanais, qui ici se côtoient, se frôlent,
s’éloignent ou se rapprochent, dans une danse de séduction langagière bien singulière. Qu’on en juge :
Mais, – d’un vent dont tanguent les ediong’
sur la mer toute en vagues : dien’ ggour !
Mais, – d’un vent dont tanguent les ediong’
sur la mer toute en vagues pon’ tang’ !
à ma poitrine le heurt du gong’
A tonné sa détresse : et, – va-t-en !
Toi qui m’entoures en palpitant
D’un vol lent-endormeur de lôwô !...
René Ghil nous fournit, en fin de volume, un lexique javanais du
langage « “Ngoko” ou commun », bien utile pour traduire ediong’
(c’est une jonque chinoise) ou lôwô (c’est une chauve-souris). Qui
soupçonnerait que le mot gong vient de Java et qu’il s’est acclimaté à la langue française dès le XVIIe siècle ? Quant à dien’ ggour
et pon’tang’, ce sont des onomatopées qui imitent le son de ce
dernier. René Ghil, dans la rubrique « Du même auteur », précise
que son poème est à situer « à part de l’Œuvre ». À part de la poésie
scientifique, s’entend, car Le Pantoun des Pantoun relève de l’instrumentation verbale qu’il amplifie en accouplant deux langues.
La voix de René Ghil éveille aujourd’hui encore bien des échos.
Tournée vers le monde, impersonnelle, soupçonneuse à l’égard
des images, plus que sensible à la matière sonore, son œuvre
semble annoncer les modernes performer et tout un courant matérialiste de la poésie. C’est du moins ce que prétend Jean-Pierre
Bobillot, ce « poète bruyant », qui, pour notre curiosité et parfois
notre plaisir, a fait rééditer, ces dernières années, quelques-uns
des livres du « bel oublié », du beau revenant.
Gérard Farasse
René Ghil, Traité du Verbe,
éd. Tiziana Goruppi, Paris, Nizet, 1978
Jacques Jouet, Échelles et papillons,
Le Pantoum, avec en fac-similé
Le Pantoun des Pantoun de René Ghil,
Paris, Les Belles-Lettres, 1998
René Ghil, Lille, Revue nord’, no 40,
décembre 2002
René Ghil, Le Vœu de Vivre et autres poèmes,
avec le CD des Archives sonores,
éd. Jean-Pierre Bobillot,
Presses universitaires de Rennes, 2004
René Ghil, De la Poésie scientifique
& autres écrits, éd. Jean-Pierre Bobillot,
Grenoble, Ellug, 2008
39
¶ PATRIMOINE
Antoine de Saint-Exupéry
Mission sur Arras
Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) auteur, avec Le Petit Prince, de l’ouvrage
de littérature française le plus traduit dans le monde, connut la célébrité grâce
aux succès du roman Vol de Nuit (prix Femina, 1931) et de Terre des Hommes
(Grand Prix du roman de l’Académie française, 1939). Ce que l’on sait moins,
c’est qu’il fit connaître le nom de la ville d’Arras outre-Atlantique en y publiant
la version américaine de Pilote de Guerre sous le titre Flight to Arras en 1942.
L
e 3 septembre 1939, la France
déclare la guerre à l’Allemagne.
Saint-Exupéry est mobilisé et
obtient d’être affecté dans la reconnaissance aérienne où il accomplit cinq
missions d’observation du 29 mars au
9 juin 1940.
Le 20 juin, son escadrille se replie à Alger.
Démobilisé, Saint-Exupéry s’exile fin
décembre aux états-Unis où sa célébrité
le précède. C’est à New York qu’il écrira
une grande partie de Pilote de Guerre,
ébauché dès septembre. Il y fera le récit
du vol d’observation accompli le 23 mai
entre Bapaume et Arras encerclée par les
Panzers, bombardée par les Dornier, décrivant les interminables files de l’exode vues
d’avion, les absurdités engendrées par la
guerre, l’humiliation d’une défaite inenvisageable par l’état major qui jugeait « hallucinatoire » l’observation par les pilotes
de l’avancée des blindés allemands dans
les Ardennes dès le 12 mai.
Mission sacrifiée, pense Saint-Exupéry :
« Quand une mission est facile, il en rentre
une sur trois. Quand elle est un peu “embêtante”, il est plus difficile, évidemment, de
revenir. […] Je songe à l’absurde d’un survol
d’Arras à sept cents mètres. à la vanité des
renseignements souhaités de nous […] Je
m’habille pour le service d’un dieu mort. »
Avec pudeur, prolongeant étrangement
Terre des Hommes et préfigurant logiquement les thèmes de Citadelle, SaintExupéry rend hommage, contre les détracteurs collaborationnistes, aux anonymes
qui engagent leur chair pour le salut de leur
communauté. Il signe ainsi le manifeste
d’une France qui refuse la défaite. Il croit
à la victoire, rappelant inlassablement que
40
PATRIMOINE ¶
l’épanouissement de l’homme n’est possible que si l’on offre à
chacun des raisons de croître, de se dépasser, de s’échanger pour
bâtir le monde.
La découverte d’une vérité intérieure à travers la mission sur
Arras et le partage souvent collectif de conditions matérielles précaires mais spirituellement enrichissantes, constituent les fils
conducteurs de Pilote de Guerre. Au cœur de l’Exode, le Groupe de
grande reconnaissance aérienne 2/33 dévoile, malgré la débâcle,
la magie d’une communauté qui lutte dans le même esprit pour
le même idéal : c’est au retour du vol au-dessus des lignes allemandes que Saint-Exupéry ressentira son étroite parenté spirituelle avec ceux que l’action a noués.
Avec la mission sur Arras où la vie et la mort se mêlent un peu,
écrit-il, Saint-Exupéry se nouera un peu plus à ses camarades :
« De cette promenade d’aujourd’hui, je ne devais pas revenir non
plus. Elle me donne un peu plus le droit de m’asseoir à leur table,
et de me taire avec eux. »
Aux États-Unis, le récit paraît en janvier 1942 en trois livraisons
dans The Atlantic Monthly, le mois suivant en librairie dans la
traduction de Lewis Galantière chez Reynal & Hitchcock avec les
illustrations du peintre Bernard Lamotte ; enfin, en français aux
Éditions de la Maison Française.
Flight to Arras devient aussitôt un best seller et obtient dès sa
parution le prix du meilleur livre du mois. Il contribue à rectifier
l’image de la défaite française aux yeux de l’opinion publique et à
permettre de comprendre l’ampleur du désastre de mai-juin 1940.
Edward Weeks ne s’y trompera guère quand il écrira, dans The
Atlantic d’avril 1942, que Flight to Arras représentait, avec les
discours de Churchill « la meilleure réponse que les démocraties
aient trouvée jusqu’ici à Mein Kampf ».
Les Américains sont bouleversés par le récit même si, deux mois
après Pearl Harbor, l’appel de l’écrivain à l’entrée en guerre des
états-Unis y apparaît comme anachronique. Saint-Exupéry n’en
a cure car il tient surtout à ce que son livre soit imprimé à Paris.
Eu égard à son message, il est parfaitement conscient que son
souhait relève d’une gageure qui justifierait à elle seule une diffusion plus restreinte voire sous le manteau.
Mais Gaston Gallimard choisit de publier l’ouvrage dans la NRF,
au grand jour. Le livre est soumis au service de propagande
allemand qui, contre toute attente, autorise sa publication à la
seule condition que soit retiré dans une phrase « Hitler qui a
déclenché cette guerre démente ». L’aura dont bénéficiait SaintExupéry en Allemagne ne justifie pas à elle seule une telle
indulgence. On estime en effet que, parmi les centaines de titres
que les censeurs avaient à vérifier, seuls 5 % des livres étaient
examinés. La commission de contrôle du papier d’édition, qui
exerçait avec la Propaganda Abteilung une véritable fonction de
censure, autorisera un tirage de 24 539 volumes, fait unique sous
l’occupation où le tirage moyen chez Gallimard était de 5 398
exemplaires. Comble de l’ironie, Pilote de Guerre sera fabriqué
à l’Imprimerie moderne de Montrouge, alors sous capitaux et
gérance allemands !
20 000 exemplaires ordinaires arriveront effectivement aux
Messageries Hachette et le livre paraît le 14 décembre 1942, un
mois après l’occupation de la zone Sud.
Mais la presse collaborationniste réserve à Pilote de Guerre un
accueil haineux, en raison de l’éloge au courage du lieutenant
juif Jean Israël, à l’instar de Pierre-Antoine Cousteau dans Je suis
partout le 8 janvier 1943 : « Et voilà ! Notre homme est tombé sur
le mouton à cinq pattes, le veau à deux têtes : le Juif courageux !
Nous, on veut bien, mais enfin il nous semble qu’il y a autre chose
à faire pour un écrivain que de monter en épingle le “courage d’un
Juif’’ : nous ne sommes plus au temps de la Grande Illusion. »
Trois jours plus tard, la Propaganda Abteilung demande à
Gallimard le retrait des ventes et décrète que Pilote de Guerre
sera « suspendu jusqu’à ce que les bruits concernant le passage
à la dissidence de Saint-Exupéry auront été vérifiés ». Gaston
Gallimard ne semble pas réagir, si bien qu’une nouvelle lettre en
date du 8 février lui parvient : le livre doit être retiré de la vente,
les volumes joints aux invendus. Or, au vu de l’inventaire de l’entrepôt Hachette à la date du 30 juin 1943, il ne reste que quatre
exemplaires, sans trace de mise au pilon, 21 874 ventes fermes de
Pilote de Guerre ont été déclarées… en 29 jours !
Deux éditions clandestines verront le jour : à Lyon en
décembre 1943, tiré à un millier d’exemplaires par l’Imprimerie
nouvelle lyonnaise, et Lille, en 1944, par les presses de la SILIC,
rue de Metz. Des artisans de l’édition lyonnaise, seule une personne finira paisiblement ses jours.
Quant aux gaullistes de New York, ils déclareront Pilote de Guerre
fasciste et reprocheront à son auteur d’avoir tenu des propos
défaitistes et pro-vichyssois, n’ayant apparemment pas compris
que les dernières lignes du livre constituaient un appel au combat, une résistance en devenir, une victoire en germe : « Demain,
pour les témoins, nous serons les vaincus. Les vaincus doivent se
taire. Comme les graines. »
Incompris outre-Atlantique, Saint-Exupéry se réfugiera à la
recherche de son enfance : Le Petit Prince sortira en librairie deux
semaines avant que son auteur, ayant enfin trouvé un uniforme
de l’Armée de l’Air, n’embarque pour l’Afrique du Nord.
Thierry Spas
Président d’Artois Saint-Exupéry
Différentes éditions de Flight to Arras,
de gauche à droite : Reynal & Hitchcock,
Mariner Books, Harvest/HBJ
41
¶ PATRIMOINE
éloge des loges
« Passionné, mais carré ». C’est ainsi que Patrice Desdoit se définit. Après avoir consacré six ans de son activité professionnelle au théâtre Sébastopol de Lille, il signe un ouvrage de référence mêlant souvenirs personnels et recherches
d’archiviste, sur l’histoire de cette salle attachante, ainsi que sur les autres théâtres de la région.
Théâtre de Douai (photo : Philippe Debeerst)
42
PATRIMOINE ¶
en quatre mois. Encore que Patrice Desdoit s’attache à bousculer
quelques vérités avancées jusqu’ici. Non le théâtre n’a pas été
construit en 103 jours, comme il est inscrit sur ses murs, mais en
129 jours. Et non, l’incendie du Grand Théâtre n’est peut-être pas
accidentel… Mais plus que la grande Histoire, l’auteur aime les
petites anecdotes qui courent sur un lieu aussi attachant. « C’est
un univers qui garde une forte identité comme celui de l’aviation
ou de la marine, avec ses codes et ses légendes. » Lui-même a cédé
aux charmes de son théâtre en y passant toute une nuit, sur les
conseils d’un technicien. « J’ai entendu la scène craquer. C’était
magique et j’ai compris qu’il y avait ici une âme », s’émeut-il.
Théâtre d'Anzin (photo : Philippe Debeerst)
C
’est à sa façon un enfant de la balle. Trimballé de théâtre
en théâtre par des parents fervents admirateurs de la
chanson et du spectacle vivant. Sauf que la passion pour
cet art lui est venue dans les rangs des spectateurs. « Je
connais le frisson de la scène, reconnaît Patrice Desdoit, avouant
une petite expérience en amateur. Mais les planches, ce n’est pas
mon truc. » Son truc à lui, c’est avant tout l’esprit des lieux. Et
l’émotion qu’il a toujours ressentie dans les salles de spectacles,
au point d’avoir achevé comme chef de salle du théâtre Sébastopol
une carrière professionnelle démarrée dans la banque. Il vient surtout de consacrer à cet établissement un ouvrage qui a nécessité
trois années de recherche assidues. « Je ne suis pas un chercheur,
mais un cherchant », précise-t-il. C’est pourtant avec une rigueur
de bénédictin qu’il a fouillé les Archives municipales et départementales, ainsi que celles de la bibliothèque municipale Jean Lévy
de Lille, avant de prendre chaque jour son poste à la billetterie du
Sébasto. Traquant comme un fin limier la moindre information
concernant son cher théâtre. « Les archives ont disparu en 1995
lors du coup de sang d’un directeur un peu vite remercié », raconte
Patrice Desdoit. Tout était alors parti à la benne, jusqu’au moindre
programme.
Petites et grandes histoires
épluchant la presse d’époque, cet ancien journaliste passé par
Radio France (dont il a été le directeur des programmes à Lille
jusqu’en 2005) a retracé toute l’histoire de ce théâtre appelé longtemps provisoire. Celui-ci devait en effet assurer l’intérim entre
le Grand Théâtre, parti en fumée dans la nuit du 5 au 6 avril 1903,
et un projet plus conséquent qui se concrétisera dans l’Opéra.
Un théâtre qui fut surtout construit presque miraculeusement
Portraits et anecdotes
Patrice Desdoit a confié à l’éditeur de Pourparler éditions, Christian Delcambre, le fruit de ses recherches, complété de fiches
sur les autres salles que compte la région, que ce soit ses douze
théâtres à l’italienne ou des salles plus récentes comme le Colisée
de Lens ou le théâtre de l’hôtel Casino Barrière. Dans son livre,
s’intercalent également de beaux portraits de quelques grandes
figures de la scène comme Bourvil ou Annie Cordy, Philippe Noiret
ou Jenny Clève, réalisés par le photographe tourquennois JeanRené Eblagon. L’ensemble est, avouons-le, un peu disparate, mais
l’ouvrage se feuillette plus comme un album de souvenirs personnels qu’une monographie. On aurait aimé y trouver aussi un aperçu
de la vitalité de ces théâtres et quelques artistes contemporains
aux côtés des monstres sacrés. C’est sans doute une autre histoire.
D’autant que le passé recèle encore des secrets. Patrice Desdoit
vient ainsi de créer une association des amis du théâtre Sébastopol. « Son but est de poursuivre les recherches, explique-t-il. Mais
aussi de créer une dynamique autour des autres théâtres. »
Pour l’heure, lui reste le grand conteur qu’il a toujours été, notamment lors des visites guidées qu’il a régulièrement organisées au
Sébastopol, avec des spectateurs qu’il emmenait dans ses coins les
plus secrets, derrière ou dessous la scène. Et il ne résiste pas à une
dernière anecdote. « Savez-vous ce qu’est une servante au théâtre ?
C’est une petite lumière qui reste allumée toute la nuit quand le
rideau est tombé. Elle veille sur les âmes qui répètent sur scène et
qui jouent le lundi quand c’est relâche. » Comme cette lueur dans le
noir, il est bien que des passionnés éclairent le savoir.
Marie-Laure Fréchet
Place du théâtre, les théâtres
du Nord et du Pas-de-Calais
Texte : Patrice Desdoit
Photos : Philippe Debeerst
Pourparler éditions
novembre 2013
ISBN : 978-2-916655-25-3
192 pages – 34,90 €
43
Les sources
belges de Dracula
Le roman Dracula publié en 1897 par l’écrivain irlandais Bram Stoker (1847-1912) a fait naître un des derniers grands
mythes littéraires modernes. Par mythe littéraire, on entend non seulement un personnage de référence, comme Don
Juan ou Frankenstein, mais aussi un scénario-type, une structure narrative relativement stable, que l’on retrouve dans
la plupart des occurrences ultérieures. Mais à en croire l'historien Matei Cazacu, le Dracula de Stoker pourrait avoir
fait un détour par... la Belgique, avant de nous parvenir. Retour sur le célèbre vampire et ses surprenantes origines.
E
n personnifiant le vampire sous les
traits d’un
prince roumain et en
disposant autour de
lui un ou plusieurs
personnages féminins qui en sont les
Dracula,Bram Stoker
victimes (plus ou
moins soumises) et un enquêteur (le docteur Van Helsing) spécialisé dans la lutte
contre les morts-vivants et versé dans l’ésotérisme, Stoker a fourni un modèle repris
par des dizaines de romans, des pièces
de théâtre, des ballets, des bandes dessinées et, surtout, des dizaines de films, de
Friedrich Wilhelm Murnau (1922) à Francis
Ford Coppola (1992).
Non moins considérable est la littérature
critique qui accompagne cette production.
44
Entre autres intérêts, celle-ci s’est penchée
sur les sources du mythe et sur les récits
qui ont pu influencer Bram Stoker. Car,
bien entendu, celui-ci n’a pas inventé les
vampires, ni même plusieurs des personnages de son roman.
Le héros a réellement existé. Il s’agit du
prince Vlad Tepes (Vlad l’Empaleur), fils
de Vlad Dracul (Vlad le démon) qui a régné
en Valachie de 1456 à 1462. Au milieu du
XIXe siècle, le mouvement national en
Roumanie en a fait la figure mythique de
son identité naissante. Rien ne prouve qu’il
ait eu des tendances hémophiles, mais sa
cruauté est attestée. Un célèbre poème de
Mihai Eminescu, en 1881, implore le héros
mythique de revenir pour assainir la vie
politique de son pays.
Pour Stoker, toutefois, la Roumanie était
surtout un décor exotique. Il ne s’est pas
intéressé à l’histoire réelle. Mais il doit
beaucoup au genre fantastique, et en particulier au roman de vampires, qui a des
sources dans les légendes celtiques irlandaises, avec ses personnages de démons
buveurs de sang, comme Droch-Fhola.
Dans la littérature anglaise, le thème du
mort-vivant (et de la morte-vivante en
particulier) est ancien et bien représenté
à la période élisabéthaine. Le romantisme
lui donnera un élan définitif. En 1819,
l’ancien médecin de Lord Byron, l’italoanglais John Polidori écrit The Vampyre,
une nouvelle qui a même été attribuée à
Byron lorsqu’elle a paru dans The New
Monthly Magazine. Elle a aussitôt été traduite en français et en allemand, puis
adaptée pour la scène (Charles Nodier,
Lord Ruthwen ou Les Vampires, Théâtre
de la Porte Saint-Martin, juin 1820). Aux
États-Unis, plusieurs contes d’Edgar Allan
Poe manifestent les penchants nécrophiles
BELGIQUE ¶
de l’auteur (Ligeia, 1838) ou sa fascination
pour l’hypnose (Le Cas de M. Valdemar,
1845). On sait que Ligeia, notamment, n’est
pas sans influence sur Rodenbach.
Parmi les autres textes littéraires dont
l’influence sur Stoker est avérée, on cite
notamment le Melmoth de Charles Robert
Maturin (1820) et Carmilla, une nouvelle
de Sheridan Le Fanu (1871). Ce dernier
était également irlandais ; il dirigeait la
revue Dublin University Magazine de 1861
à 1869, dans laquelle plusieurs auteurs
mentionnent des histoires de vampires et
soulignent le lien entre le mesmérisme et
le vampirisme. Carmilla est une belle jeune
femme, vampire de son état, mais avant
tout séductrice, et le récit baigne dans un
érotisme saphique qui explique son succès.
Par ailleurs, Stoker s’est intéressé à la
science de son temps pour dessiner le personnage de Van Helsing. Il y a condensé
plusieurs références, comme son contemporain, le professeur allemand Friedrich
Max Müller (1823-1900), philologue et
mythologue qui fut professeur à Oxford.
Mais le roman fait aussi appel à nombre de
mouvements plus ou moins scientifiques
en vogue à l’époque, comme l’hypnose, le
mesmérisme, la théorie de l’hérédité des
criminels et, de ce fait, il convoque bien
d’autres figures de savants, comme celle de
Cesare Lombroso (1835-1909), par exemple.
Les Nizet, inspiration belge de Stoker ?
Dans son ouvrage fondamental sur le mythe
de Dracula, l’historien roumain Matei
Cazacu a attiré l’attention sur d’autres
sources possibles du roman de Stoker. Il
est en effet persuadé que Stoker, qui lisait
le français (et dont la femme était francophile), a lu Le Capitaine Vampire de Marie
Nizet (1879) ainsi que Suggestion… de son
frère Henri, publié en 1891. Il va même
jusqu’à évoquer un » Stoker plagiaire ».
Marie Nizet est en effet la première à avoir
placé le récit de vampire dans un espace
géographique précis et à lui avoir donné
une dimension politique, puisqu’elle fait
écho à la guerre de 1877 qui permit à la
Roumanie de s’émanciper de la tutelle
ottomane. Les séjours de son frère dans la
région, ainsi que la fréquentation d’émi-
Vlad Tepes (dit Vlad l'Empaleur)
grées roumaines à Paris, et peut-être même
un voyage personnel à Bucarest, lui ont
donné une connaissance de première main
du pays. Son récit abonde ainsi en détails
concrets qui en renforcent l’intérêt. Son
héros, un aristocrate étranger venu en
Roumanie, serait « le chaînon manquant »
entre les vampires nobles comme Lord
Ruthwen et le Dracula de Stoker.
Même si l’hypothèse de Cazacu n’est pas
confirmée par les spécialistes anglais de
la question, elle présente le mérite d’attirer l’attention sur deux écrivains belges
méconnus. Les Nizet ont été peu étudiés
chez nous, en particulier Marie qui ne
figure même pas dans la Bibliographie des
écrivains français de Belgique. Pour sa
part, Henri a suscité l’intérêt de Gustave
Vanzype, qui l’a bien connu, et de Raymond
Trousson qui lui a consacré plusieurs
articles.
Henri et Marie Nizet sont les enfants de
François Joseph Nizet (Joubiéval, 18 septembre 1829, Ixelles, 19 janvier 1899) et,
sans doute, de la très discrète Marie Émilie
Devleeshouwer. Cet ancien professeur de
littérature, autodidacte à ses débuts, est
engagé à la Bibliothèque royale le 1er mai
1863. D’abord employé, il reprend ensuite
des études à partir de 1868 à l’Université
de Bruxelles pour obtenir son doctorat en
philosophie et lettres en 1872, un doctorat
en droit en 1873, et un doctorat en sciences
politiques et administratives l’année sui45
¶ belgique
vante. Il gravit ensuite tous les échelons
pour achever sa carrière au rang de conservateur. Outre un cours public de littérature
destiné aux jeunes filles, qu’il inaugure en
novembre 1883, on lui doit quelques opuscules poétiques et patriotiques (Premiers
Chants de ma lyre, 1857 ; Belgique. Celebrare
domestica facta, 1880). Il n’est pas interdit
de penser que les poèmes dédiés aux autorités belges aient facilité sa carrière administrative. Ce catholique fervent y défend
aussi des idées généreuses quoiqu’abstraites. Il avertit le riche qu’il doit partager ses biens ou craindre la révolte du
pauvre, même si, en Belgique, les excès
de « l’anarchie » sont peu à craindre, en
raison de la sagesse de la royauté et de la
modération de ses compatriotes.
Le Capitaine Vampire, Dracula belge ?
Sa fille Marie, née à Bruxelles le 19 janvier 1859, a bénéficié d’un des meilleurs parcours scolaires possibles pour une femme
de sa génération. Elle a fréquenté le Cours
d’Éducation d’Isabelle Gatti de Gamond à
Bruxelles, avant de partir à Paris en 1877
où le débat pour permettre aux femmes
d’accéder à l’enseignement supérieur bat
son plein. Elle sera d’ailleurs membre de la
Ligue du droit des femmes en 1897. À Paris,
elle fréquente Euphrosyna et Virgilia, les
filles d’Ion Heliade Radulescu, un poète
révolutionnaire roumain assez connu, exilé
à Paris entre 1850 et 1854. Elle épouse
littéralement leur cause et partage leurs
émotions nationalistes. C’est par elles que
Marie a très probablement lu Zburàtorul
(1843), une poésie de Radulescu, qui évoque
l’éveil érotique d’une jeune fille hantée par
un incube. Plusieurs recueils de poèmes
sont consacrés à la Roumanie : Moscou et
Bucharest (1877), Pierre le Grand à Iassi
(1878) rassemblés dans le recueil Romania
(Chants de la Roumanie), 1878. Indignée
par la rétrocession de la Bessarabie, elle
déclare : « Belges, nous nous faisons un
devoir de soutenir la cause de ces Roumains
dont l’histoire, trop ignorée, présente tant
de points de similitudes avec la nôtre ».
Le Capitaine Vampire (Paris, Auguste Ghio,
1879) n’est pas un chef-d’œuvre de la littérature, même si le jeune âge de l’auteur
46
excuse pour une part les naïvetés du style
et de la construction. Les héros du livre
sont de jeunes Roumains qui luttent contre
les Ottomans aux côtés des Russes. Mais
entre ces alliés la méfiance règne, et elle
se concrétise par l’opposition entre le noble
Liakoutine, officier du Tsar, et le paysan
roumain Isacesco. Liakoutine se comporte
comme un maître en pays conquis, il blesse
le père de Isacesco et détruit la réputation
de sa fiancée Mariora.
Les parallèles entre Le Capitaine Vampire
et Dracula sont assez nombreux et probants. Dès sa première apparition, Boris
Liatoukine semble annoncer le comte,
autre ancien héros de la guerre contre les
janissaires :
« Il réalisait, avec une exactitude surprenante, le type légendaire du Vampire slave.
Sa taille, démesurément longue et maigre,
projetait derrière lui une ombre gigantesque qui allait se perdre dans l’obscurité
du plafond. Avec un geste empreint d’une
dignité un peu froide, il présenta aux
jeunes officiers sa main décharnée, mais
soignée et chargée de bagues, et daigna
prendre le siège qu’ils lui offraient respectueusement. Sa chevelure et sa barbe, d’un
noir intense, faisaient ressortir la pâleur
livide de son visage allongé dont les lignes
correctes et glaciales semblaient moins
appartenir à une physionomie humaine
qu’à un marbre funéraire. » (p. 15)
Marie Nizet lui accorde également le don
d’ubiquité, l’immortalité, une extraordinaire résistance au froid, un regard qui
tue, et de nombreuses épouses qui meurent
mystérieusement, exsangues. Dans une
forêt, il hypnotise Mariora pour lui prendre
l’anneau de son fiancé. Apparaissent également des feux follets bleuâtres (p. 66) tout
à fait comparables à ceux que mentionne
Jonathan Harker dans son journal. On a
souligné à juste titre que Marie Nizet ne
donne pas le dernier mot de la légende du
vampire, et que son récit reste « en suspens », ce qui est également le cas de Stoker.
En face du Vampire, la présence de deux
jeunes couples amoureux accentue également la parenté de structure entre les deux
œuvres, même si Bram Stoker maîtrise
évidemment beaucoup mieux son propos.
Marie Nizet épouse ensuite un certain
Mercier, dont on ne sait rien sinon qu’elle
a divorcé et élevé seule un enfant. Sa
grande œuvre littéraire est un recueil de
poèmes qui a été publié après sa mort par
Georges Rency. Dédié à son amant CécilAxel Veneglia, un capitaine au long cours
qui a vécu en Indonésie et qui a sans doute
péri en mer, Pour Axel de Missie (1923) est,
à l’époque, un des rares ouvrages où s’exprime une passion amoureuse féminine qui
reconnaît le désir charnel.
Henri Nizet est né à Bruxelles le
13 décembre 1863. Élève brillant, lui aussi,
il obtient à moins de vingt ans les diplômes
de docteur en philosophie et lettres avec
la plus grande distinction (1881) et de
docteur en droit (1883) à l’Université libre
de Bruxelles. Pendant ses études, il livre à
l’impression les vers de L’Épopée du canon
(1879), un long poème dans la manière
romantique qui affiche son pacifisme.
Henri aurait été répétiteur pour un jeune
Moldave de Falticeni en 1883. Il dirige aussi
la Revue artistique avec Franz Mahutte. La
même année, il publie Bruxelles rigole…
Mœurs exotiques chez Kistemaeckers.
BELGIQUE ¶
Le personnage principal de ce roman est
un étudiant grec venu faire son droit à
Bruxelles. Il décrit ses condisciples et la
vie que mènent les jeunes gens aisés dans
les lieux de plaisir de la capitale. En 1885,
Nizet publie Les Béotiens. C’est également
une œuvre satirique. Il s’en prend aux
écrivains belges contemporains des revues
La Jeune Belgique ou L’Art moderne et, surtout, à Camille Lemonnier dont il espérait
manifestement un adoubement littéraire
qui n’a pas eu lieu.
Pour qui connaît un peu l’époque, la lecture
de ce texte féroce est réjouissante. Tous les
auteurs du temps en prennent pour leur
grade, révélant leurs mesquineries et les
petites haines de la vie littéraire. Aucune
valeur ne résiste au pessimisme féroce de
l’auteur. Nizet saborde ainsi durablement sa
carrière littéraire : il se coupe de tous ceux
qui pourraient le soutenir et se condamne à
rester un marginal dans les lettres belges.
Selon Cazacu, il part alors à Paris, puis
à nouveau en Roumanie, et il en revient
avec le roman Suggestions… En 1893, il
publie un dernier essai : L’Hypnotisme,
étude critique, qui, sur un ton apaisé, fait
le point sur les phénomènes d’hypnose
et de suggestion psychique tels que les
pratiquent les écoles de Nancy (Liébault,
Delboeuf) et de la Salpêtrière (Charcot). Il
présente une partie de ce livre sous la forme
d’une conférence au Cercle artistique et
littéraire en février 1892. Après quelques
affaires malheureuses, il entreprend une
longue carrière journalistique pour La
Chronique, La Nation, Le Soir et, surtout,
La Dernière Heure.
André Baillon, qui l’a bien connu, le décrit
dans Par fil spécial (1924), sous le nom de
Louis Sinet. Son parcours est résumé en
trois lignes : « Jeune, il a suivi des cours. Il
voulait devenir un savant, à l’exemple de
son père, un grand professeur. Il a voyagé ; il
est docteur en beaucoup de choses. Il a écrit
deux livres. Il en a rêvé quelques autres. Et
maintenant, son pot à colle, son crayon, ses
ciseaux… il est ici. Il ne sera plus jamais
qu’ici. » (p. 52) L’homme est amer, et même
en compagnie d’amis, au café : « Il s’y trouve
aussi seul que s’il n’y avait personne. »
(p. 56) C’est aussi un homme divisé. Il y a eu
un Louis Sinet écrivain, qui a deux livres
signés de son nom dans la bibliothèque :
« Celui-là, qui le connaît ? » (p. 53) Mais
désormais, explique Baillon, s’il rédige
une étude, il se borne à n’être plus qu’un
plagiaire sans originalité aucune. Il meurt
à Rhode-Saint-Genèse le 16 avril 1925.
Hypnotique vampire
Suggestion… en 1891 est une sorte de catalogue complet des thèmes en vogue dans
la littérature décadente. Il commence par
la relation d’un très long voyage en train
qui conduit le jeune Paul Lebarrois vers
Czernowitz, dans ce qui est alors la grande
Roumanie. Il doit y travailler dans une
usine dirigée par un énergique Allemand.
Dans le compartiment, Paul hypnotise une
jeune femme, qui deviendra rapidement
ensuite son amante. Commence alors une
longue histoire d’amour, pimentée par
un peu de tératologie, puisque Séphorah,
la jeune femme, est dépourvue d’utérus.
Pour sa part, Paul apprécie d’autant plus
cette bizarrerie qu’il est habité par des
fantasmes érotico-morbides que le narrateur attribue à une hérédité particulière,
celle de sa « lignée d’ancêtres féminins »
(p. 24) qui prend possession de lui quand
il fait l’amour. Après plusieurs semaines
d’échanges passionnés, Paul rentre à Paris
pour toucher un héritage. Il est alors initié
par un ami aux pratiques ésotériques d’une
loge rosicrucienne. Songeant à Séphorah
qui est restée au loin, il souhaite expérimenter l’hypnose à distance au moyen du
téléphone, ce qui constitue un intéressant
mélange de pratiques traditionnelles et
modernes. Dans ce milieu, un de ses amis
médecins, le Dr Rigaud, présente des pantomimes érotiques réalisées par Lucie,
une jeune Parisienne délurée, mais qui ne
se souvient de rien après les séances. On y
aura reconnu l’équivalent des démonstrations animées par Charcot à la Salpêtrière,
auxquelles la jeune femme semble d’ailleurs
promise lorsqu’elle atteint « la grande hystérie ». Ensuite, Paul ramène Séphorah à
Paris. Le couple dépérit progressivement,
parce qu’il abuse des séances d’hypnose.
Paul est poursuivi par des idées fixes,
tantôt érotiques, tantôt morbides. C’est
ici qu’apparaît la figure du vampire, qui
matérialise les cauchemars de Séphorah.
Elle craint de mourir égorgée et songe aux
superstitions de son enfance, aux « nocturnes maraudes » des morts-vivants qu’on
ne peut arrêter qu’en les clouant au sol avec
Abbaye de Whitby, Angleterre. Décor du naufrage dans le Dracula de Bram Stoker, ©Brian Snelson
47
¶ belgique
Jean-Baptiste Van Helmont, Bruxelles
un pieu fiché dans la poitrine. Les ennuis
d’argent s’ajoutent ensuite aux ennuis de
santé. Tout en participant de plus en plus
activement aux rencontres de la secte ésotérique, Paul invente le crime parfait : le
suicide par hypnose. Il convainc Séphorah
d’ouvrir le gaz pendant son sommeil…
L’hypnose est bien présente dans Dracula.
Le journal de Jonathan Harker décrit en
détail l’état de Mina, qui fait penser aux
expériences du docteur Rigaud. La manière
dont le comte l’influence à distance est
également très proche des scènes décrites
par Nizet. Une même fascination, typique
de l’époque, pour ce que Nizet appelle la
« Galathée de caoutchouc » (p. 83), une
femme-pantin à la fois soumise aux fantasmes de l’homme et active, place en tout
cas Stoker et l’écrivain belge dans le même
monde. Mais Stoker est plus modéré dans
ses descriptions ; son texte est dépourvu
des excès érotico-morbides dont Nizet use
et abuse et sa vision de la femme est nettement plus positive.
De Van Helmont à Van Helsing
Une troisième « piste belge » pourrait être
liée au médecin et philosophe Jean-Baptiste
Van Helmont. Né à Bruxelles en 1579, fils de
Marie de Stassart et époux de Marguerite
Van Ranst, issue de la grande famille des
Mérode, ce notable a abordé presque toutes
48
les branches scientifiques que l’on enseignait alors à l’Université de Louvain. Il
aurait aussi fréquenté l’enseignement de
Martin Delrio (1551-1608) qui donnait des
cours chez les Jésuites de Louvain concurrents de l’Université. Delrio rédigeait alors
ses ouvrages sur la magie et la sorcellerie.
Docteur en médecine, Van Helmont voyagea en Suisse et en Italie avant d’exercer à
Vilvorde. Il mena de nombreuses recherches
sur la chimie des gaz – on lui doit la création
de ce mot formé sur le latin chaos. Il pratiquait la dissection et l’anatomie ainsi que
des recherches alchimiques. à partir de
1624, il fut poursuivi par l’Officialité de
l’Archevêché de Malines pour cause d’hérésie et il dut subir pendant une dizaine d’années un procès et des contraintes diverses
(assignation à résidence). Il mourut en
1644, laissant à son fils, le bien nommé
François-Mercure, le soin de publier ses
œuvres, dont l’Ortus Medicinae (1648).
Au-delà de l’homophonie, Cazacu ne développe pas de lien entre Van Helmont et
Van Helsing. Pourtant plusieurs raisons
plaident en faveur du rapprochement.
Son nom figure dans l’ouvrage de Thomas
Joseph Pettigrew, On Superstitions
Connected with the History and Nature
of Medicine and Surgery (1844) qui est
une des sources attestées de Bram Stoker.
Mais surtout, l’écrivain irlandais ne pouvait ignorer un médecin alchimiste et
néo-paracelsien bénéficiant d’un éclairage
médiatique considérable.
En effet, Van Helmont fait l’objet d’une
véritable campagne de réhabilitation en
Belgique depuis le milieu du XIXe siècle.
En 1821, un certain colonel d’Elmotte
(probabement François Martin Poultier
d’Elmotte, 1753-1826/7) publie un Essai
philosophique et critique sur la vie et les
ouvrages de J.B. Van Helmont. Plusieurs
médecins s’emparent ensuite de cet illustre
ancêtre, dont on fait un égal de Vésale. Le
Dr Joseph Guislain (1797-1860), précurseur
de la psychiatrie moderne et fondateur
de l’asile qui porte son nom à Gand, lui
dédie une étude dans les Annales de la
société de médecine de Gand (1846, pp. 5 à
204) ; le Dr Corneille Broeckx (1807-1869)
publie peu après des extraits d’œuvres de
Van Helmont, ainsi que plusieurs pièces
retrouvées de son procès par l’Officialité
de Malines. Le Dr Marinus fait son éloge
à l’Académie de Médecine en 1851. Le
Père Catoire, un Jésuite, souligne ensuite
que Van Helmont était autant un « théori-
Séance d'hypnose, Richard Bergh, 1887
BELGIQUE ¶
pratiques. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas
un hasard si Dracula vient d’une région où
coulent « des eaux aux étranges vertus » et
règnent des «gaz qui peuvent aussi bien
tuer que vivifier ». Chez Bram Stoker, Van
Helsing est un personnage profondément
ambigu, mi-savant, mi-illuminé. En tant
que savant, il conclut son enquête sur les
vampires en déclarant : « Il ne nous faut
pas de preuve pas plus que de personnes
pour nous croire. » C’est bien l’impossibilité
de séparer chez Van Helmont l’expérience
scientifique du projet hermétiste qui en fait
un prédécesseur de Van Helsing. En ce sens,
Dracula n’est pas seulement le moment fondateur d’un mythe, il est aussi un roman en
prise directe avec son époque, et avec des
débats qui restent encore actuels.
Le père de Carmilla, David Henry Friston
cien fantasque », un métaphysicien, qu’un
savant moderne. On songe alors à lui élever
un monument et, en 1863, l’Académie de
médecine se voit confier le soin de dresser
un bilan des recherches biographiques. Le
Dr Rommelaere écrit un mémoire qui est
couronné par l’Académie. Il renforce la
dimension scientifique de l’œuvre, mais
insiste aussi sur ses doctrines philosophiques.
Le 15 juillet 1889 est inaugurée la statue
que l’on peut encore voir sur la place du
Nouveau Marché aux grains, à Bruxelles
(voir photo page 48). À cette occasion,
l’usage politique de cette figure apparaît clairement. L’échevin de l’instruction
publique de Bruxelles fait l’éloge d’une
victime de l’Inquisition, un savant naturaliste en butte à l’obscurantisme. Pour le
secrétaire de l’Académie de médecine, Van
Helmont est un « pionnier de la science »,
un expérimentateur audacieux, un véritable savant au sens moderne du terme.
À l’inverse, le monde catholique célèbre
la dimension spiritualiste de son œuvre,
ses connaissances hermétistes, développées dans le respect du dogme et des
convictions chrétiennes. Entre les deux
guerres, et même encore de nos jours, plusieurs articles et ouvrages prolongent ce
débat, que l’on trouvera exposé, avec une
grande clarté, dans l’ouvrage de Paul Nève
de Mevergnies (1882-1959), professeur de
philosophie à l’Université de Liège, qui ne
dissimule pas son souhait de réhabiliter le
Van Helmont occultiste.
Les expériences de Charcot et de ses
confrères ont suscité des discussions médicales mais également juridiques acharnées.
Innombrables sont les articles et les études
parus dans la dernière décennie du XIXe
siècle qui évoquent la question de savoir si
la suggestion psychique peut être reconnue
comme une technique médicale, si elle doit
être réservée aux médecins ou si elle peut
être utilisée par tous, si elle peut résoudre
les problèmes de l’humanité, amender les
criminels, excuser « l’impulsion irrésistible » d’un assassin, aider les étudiants
ou atténuer les peines de cœur. L’hypnose
est au cœur de ces débats. Ainsi, pour les
sectes artistiques mystiques, plus ou moins
rosicruciennes, qui sont alors actives en
France et en Belgique et dont Henri Nizet
est un fervent adepte, il devrait être permis
de développer « l’hypnotisme curatif » tel
que l’ont suggéré les médecins Rodolphe
Goclénius et Van Helmont.
Paul
Cet article est initialement paru
dans le no 178 de la revue Le Carnet et les Instants
Aron
On trouve des vampires dans d’autres romans belges,
généralement inspirés par Dracula ou par les films
qui dérivent de ce roman.
Voici quelques références :
Jean Ray, Le Vampire qui chante, in Harry Dickson, no1,
Bibliothèque Marabout, 1966, rééd. Le Cri, 2007.
Rosny Ainé, Le Vampire de Bethnal Green ou la jeune vampire,
Paris, éd. Wilson, 1935.
Nadine Teffi, Vourdalak le Vampire, Liège,
Éditions Maréchal, 1956.
Tel est précisément le point où Van Helsing
et Van Helmont se rejoignent : l’un et l’autre
sont à la fois médecins et adeptes de l’occultisme, et donc des symboles forts d’une
lutte de légitimité sur le statut de leurs
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¶ belgique (suite)
¶ actu du CRLL
biographie
Jozef Bielik
n’est pas un héros
Jean-François Füeg
C’est un petit livre d’à peine
soixante pages qu’un historien belge – directeur
du Service de la lecture
publique à la Fédération
Wallonie Bruxelles –, dédie
à son grand-père, Jozef
Bielik, mort en 1978. Un
homme un peu mystérieux
pour l’enfant qu’il était et
sur lequel il se met en tête d’enquêter avec la vague
intuition qu’il a pu être un de ces héros méconnus
mais authentiques durant l’Occupation. En croisant souvenirs intimes et personnels, explorations
dans les archives et méthodes de l’historien, ce
qu’il exhume n’est pas vraiment à la hauteur de ses
espérances : arrivé de sa Slovaquie natale en 1930
pour s’installer dans le Hainaut belge, Jozef Bielik
aura vécu l’existence passablement difficile et
cahotique – les premières années – des émigrés, pas
vraiment délinquant mais pas « enfant de chœur »
non plus, créant une famille avec femme et enfants,
vivant comme beaucoup de gens du petit peuple
sans démesure ni largesse. Quant à son implication
supposée dans la résistance durant l’Occupation,
son petit-fils va finalement découvrir qu’elle se
sera limitée à une brève détention – pour imprudence fanfaronne – et quelques aides – souvent bien
inconscientes – à de vagues connaissances véritablement engagées, elles, dans le combat clandestin
contre les Allemands. Ce grand-père n’aura donc
pas été le héros que le petit-fils avait espéré dévoiler
mais un homme ordinaire dont l’héroïsme se sera
limité à bâtir une famille et donner respectabilité
à ses enfants et petits-enfants qui, eux, « ne sont
plus des étrangers ». Peut-être peu de choses, mais,
écrit Jean-François Füeg, « ils n’ont plus peur, n’ont
plus faim ».
Les Territoires de la Mémoire
octobre 2013
ISBN : 978-2-930408-29-3
72 pages - 7 €
50
Jean-Marie Duhamel
état des lieux de la
librairie et de l’édition
Fabien Eloire
En 2014, le CRLL lance une grande étude
socio-économique sur le paysage de la librairie et de l’édition dans la région Nord – Pas
de Calais. Pour mener à bien ce travail de longue haleine, le CRLL a sollicité Fabien Eloire,
sociologue, enseignant-chercheur au laboratoire Clersé/CNRS de l’université de Lille 1.
Mais de quoi s’agira-t-il au juste ?
Quels sont les enjeux de l’étude que
vous allez mener ?
Les données concernant la filière
livre en Nord − Pas de Calais sont
peu nombreuses. Il s’agirait donc
de réaliser un panorama exhaustif
des librairies et des éditeurs de la
région, incluant, par exemple, des
informations sur les emplois, les
volumes de ventes, ou les types de
livres prisés par les lecteurs régionaux. Au-delà des chiffres, il s’agirait aussi d’écouter ce qu’ont à dire
les libraires et éditeurs à propos des
évolutions, difficultés et contraintes
que rencontre actuellement la filière
livre, marquée par l’arrivée du livre
numérique (ebook) et la montée en
puissance de la vente en ligne.
Quelle sera votre méthode de travail ?
Je vais aller à la rencontre des
libraires et des éditeurs. J’espère
obtenir l’aide des associations de
libraires et éditeurs pour élaborer
mes questionnements et mes grilles
d’entretiens. La réussite d’une telle
démarche est évidemment soumise
à la bonne volonté de coopérer des
libraires et éditeurs !
En tant que sociologue, quelle
dimension votre discipline apportera-t-elle à l’étude ?
Compte tenu de la situation, il
est légitime que les acteurs de la
filière livre se préoccupent plus
des questions économiques, de la
concurrence, de l’emploi ou des
prix. Cependant, il ne me semble
pas du tout hors sujet de s’intéresser
aussi à la coopération, à l’entraide
informelle, ou à la façon de mettre
en place des actions collectives.
Comment faire, sans s’allier, pour
s’opposer à un géant tel qu’Amazon ?
Comment faire, sans s’organiser,
pour être un interlocuteur légitime
auprès des pouvoirs publics ? Ces
questions m’apparaissent d’autant
plus pertinentes qu’un récent rapport du CESER[1], sensible au sort
du livre en Nord − Pas de Calais, a
suggéré à la Région d’être animatrice d’un Contrat de Progrès avec la
filière : une fenêtre est donc ouverte
pour les acteurs du livre qui souhaitent obtenir un soutien de la part des
pouvoirs publics locaux.
[1] Livre : mode d’emplois,
Conseil économique,
social et environnemental
régional Nord – Pas de Calais,
8 octobre 2013.
actu du CRLL¶
Les rencontres du CRLL
Autour de la scénographie…
Le 26 novembre 2013, le CRLL, en partenariat avec la médiathèque d’Arras et
la médiathèque départementale du Pasde-Calais, proposait une journée d’étude
autour de la mise en scène et de la scénographie des collections en bibliothèque.
Professionnels et étudiants étaient venus
nombreux pour écouter les interventions
de Serge Chaumier, Isabelle Roussel-Gillet,
Laurent Matejko, Alain Fleisher, Philippe
Gauchet, Fabienne Dorey, Aubane Lunel,
Valérie Delacroix et Alain Friant, Laurent
Wiart et Pascal Allard. Les initiatives et les
projets mis en avant, innovants chacun à
leur façon, ont inspiré le public qui a posé
de nombreuses questions et ainsi participé
activement à la discussion.
Prochain rendez-vous…
Le mardi 11 février à Douai : autour du
documentaire jeunesse, en partenariat avec
le SNE, la bibliothèque municipale de Douai
et l’association Brouillons de Culture.
(Voir programme page 33)
Le jeudi 22 mai à Tourcoing : pour les
2es rencontres de l’édition numérique, en
partenariat avec la Plaine Images, le PILEn
et l’association des éditeurs du Nord et du
Pas-de-Calais.
(Plus d’infos dans le prochain numéro d’Eulalie)
Les (co)éditions du CRLL
Bibliothèques territoriales : Guide pratique de
la formation continue en Nord – Pas de Calais.
Se former tout au long de la vie est une
nécessité, rendue urgente par l’évolution
rapide des métiers et des outils dans le
secteur de la lecture publique. Ce guide est
destiné à faciliter l’orientation des personnels salariés et bénévoles des bibliothèques
de la région. Il a été élaboré par un groupe
de travail dans le cadre d’un protocole d’accord signé, sous l’égide du CRLL, entre les
départements du Nord, du Pas-de-Calais et
le CNFPT. Ce guide existe en version imprimée et numérique sur le site Eulalie.fr.
Tout savoir sur la conservation partagée !
Pourquoi, comment participer à un plan
de conservation partagée des collections
pour la jeunesse (PCPJ) ou des périodiques
(PCPP) ? Quels sont les enjeux, les objectifs,
les acteurs et les cadres contractuels de ces
plans en France et en Fédération WallonieBruxelles ? Un guide en quatre parties se
propose de donner des repères et des outils
essentiels, mais aussi des astuces et des
pièges à éviter, pour mettre en œuvre et
faire fonctionner un PCPP dans la durée. Ce
document, qui fera référence en la matière,
est le fruit d’une coédition exceptionnelle
entre le Centre régional des lettres et du
livre Nord – Pas de Calais, la Fédération
interrégionale du livre et de la lecture et le
service de la Lecture publique du Ministère
de la Fédération Wallonie-Bruxelles. De
nombreux professionnels y ont contribué
dans le cadre de groupes de travail en
France et en Belgique.
Les deux premiers volumes sont d’ores
et déjà accessibles en ligne sur le site
Eulalie.fr. Il s’agit des guides sur la conservation partagée des périodiques (PCPP) et
sur la conservation partagée des collections pour la jeunesse (PCPJ).
Suivront, en mars 2014 les volumes
Désherbage/ÉlagageP et DépouillementP.
L’ensemble fera l’objet d’une édition imprimée dans le courant du 2e trimestre 2014.
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©Bertrand Sion, 2014
Sylvain Dubrunfaut, Vue de l’esprit jeune
La peinture de Sylvain
Dubrunfaut est faite de
visages, de regards. à 34 ans,
il se consacre depuis presque
dix ans à la figure humaine, en
témoignent les individus colorés qui peuplent sont atelier,
chez lui, à Ronchin. Pourtant,
il a fallu au peintre passionné
vagabonder pour se construire
en tant que tel. Dès le lycée, il
entreprend des études d'arts
appliqués (ESA AT − Roubaix)
qui le destinent plutôt à la
scénographie, puis étudie le
théâtre à l'université. De sa
formation en arts appliqués, il
retient la rigueur de l'enseignement technique, très présente
dans sa peinture aujourd'hui,
un langage subtil « qu'il faut
savoir dépasser bien sûr, mais
qui est nécessaire pour s'exprimer ». Longtemps « en recherche », l'artiste enchaîne les projets :
il organise des festivals, travaille pour le cinéma. Et vers 25 ans,
il décide de s'assumer en tant que peintre. Aujourd'hui, lorsqu'il
quitte ses pinceaux, c'est pour donner des cours d'arts plastiques,
activité « complémentaire et épanouissante » qui lui permet de
garder assez de temps pour la peinture, pour avancer comme il
le souhaite.
Épris du portrait, Sylvain Dubrunfaut rend hommage à l'individu
dans chacun de ses tableaux : « C'est plus fort que moi. J’entretiens
une relation émotionnelle avec mon sujet. Ce qui m'anime le plus
sont les émotions humaines », confie-t-il. à travers ses tableaux
réalistes, il questionne le portrait en exploitant les codes de la
photographie et de la vidéo. « On peut considérer que je réalise des
images peintes, explique-t-il. Ce sont des portraits saisis, spontanés. » Au-delà des visages, l'artiste s'intéresse particulièrement
aux adolescents, à leur image et à leurs contradictions : « à cet
âge, le corps est à la fois tellement important et fragile... Il n'est
pas encore complétement développé, il peut être maladroit, c'est
un corps en devenir. » Connecté aux âmes adolescentes, le peintre
a d'ailleurs beaucoup utilisé Internet et ses banques de données
d'images pour s'inspirer. « Des jeunes se prennent en photo et
mettent en ligne ces images. J'essaye de prendre de la distance
par rapport au cliché de départ, en recadrant par exemple sur une
partie du corps. » Les séries de tableaux de Sylvain Dubrunfaut
ont de fait quelque chose du témoignage, de la restitution d'un
regard adolescent porté sur soi.
Si le peintre a fait des jeunes son sujet de prédilection, il ne
se contente pas de les observer de loin puisque pour la deuxième fois, il travaille avec des élèves de la région sur un projet
artistique. En 2012, il a recréé avec des lycéens et un vidéaste
des « tableaux vivants » à partir de toiles déjà existantes. Sa
démarche est d'ailleurs fortement imprégnée par sa culture du
spectacle vivant : « La dimension théâtrale va et vient dans ma
peinture. Dans le théâtre comme dans la peinture, il y a quelque
chose d'artificiel, un mélange entre réalité et fiction. On trouve
également l'idée de composition, un dialogue entre l'espace vide
et l'espace occupé dans le tableau. » Cette année il s'investit
dans une résidence à la MAC (maison de l'art et de la communication) de Sallaumines et travaille depuis septembre avec des
collégiens qui deviendront les sujets de futurs tableaux. Dans la
démarche du peintre, quelque chose de pédagogique sans doute :
« Je veux faire prendre conscience aux adolescents qu'être peint
aujourd'hui n'est pas quelque chose de commun, alors même que
nous sommes submergés par des images éphémères. »
Caroline Pilarczyk
http://www.dubrunfaut.info
Sans titre 19, 2012

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