Lire - Institut d`histoire du temps présent - IHTP

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Les panthéonisations sous la Ve République :
redécouverte et métamorphoses d’un rituel.
Article publié in Maryline Crivello et Jean-Luc Bonniol (dir.), Façonner le passé, Aix-enProvence, Presses Universitaire de Provence, 2004, p. 101-118.
Patrick Garcia
Maître de conférences en histoire à l’IUFM de Versailles
Chercheur associé à l’IHTP
La multiplication des panthéonisations au cours des deux dernières décennies n’est pas
sans surprendre. Tombé en déshérence pendant près de vingt-trois ans le transfert au
Panthéon reprend soudainement place, à la fin des années 1980, parmi les grands
rituels républicains et, depuis lors, le rythme des cérémonies qui s’y déroulent excède
celui de toutes les époques précédentes1. Ce mouvement a bien sûr à voir avec la
vague patrimoniale et le nouveau regard porté sur l’histoire de la France –
l’envahissement mémoriel caractéristique de cette période et fréquemment
diagnostiqué2. Mais cette explication, à elle seule, ne suffit pas à rendre compte de
l’ampleur du phénomène. En effet, les panthéonisations ne sont pas uniquement une
opération de reconstruction de la mémoire, une actualisation du passé (à l’usage du
présent), à l’instar des commémorations qui se multiplient dans le même moment.
Elles visent aussi à relégitimer le politique, à produire, par une opération de
ritualisation, une certaine forme d’onction, de sacralité quand précisément tout convie
Cf. graphique en annexe. Cette étude se fonde sur le dépouillement et l’analyse des archives du ministère de la Culture.
Celles-ci n’étant pas cotées, la date d’émission tient lieu de référence. Je tiens à remercier Sarah Hurni, qui a en charge les
Célébrations nationales, pour l’aide qu’elle m’a apportée.
2 À commencer par les analyses développées par Pierre Nora dans Les lieux de mémoire. Pour analyse critique de cette
entreprise cf. Patrick Garcia, “Les lieux de mémoire : une poétique de la mémoire ?”, EspacesTemps, n° 74/75, “Transmettre
aujourd’hui. Retours vers le futur”, p. 122-142.
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les politiques à se montrer modestes et à faire de la proximité avec “les gens d’en bas”
l’axe de leur communication. Or, peut-on être sympathique et proche en
accomplissant un rituel – qui plus est politique ? Qu’attend-t-on, aujourd’hui, de la
répétition de ces cérémonies ? Peut-on déterminer l’investissement réel dont les
transferts au Panthéon bénéficient de la part du pouvoir politique ?
I. La réinvestissement d’un haut-lieu
Le Panthéon en déshérence
Au cours des années 70 le Panthéon est un lieu répulsif et déserté – aucune
panthéonisation n’intervient de 1964 à 1987 et le bâtiment lui-même, peu entretenu,
souffre du temps à tel point que des pierres se détachent de certaines parties de
l’édifice et rendent son utilisation et sa visite dangereuses3. En tant que lieu
symbolique, il semble irrémédiablement tombé en déshérence, trop marqué à la fois
par le souvenir de la IIIe République et celui du gaullisme qui l’investit en 1964 en y
faisant entrer Jean Moulin. À ce double titre il apparaît en décalage avec l’inventaire
critique du “mythe national” (Suzanne Citron), qui prend son essor dans les luttes
contre la guerre d’Algérie et se développe aux lendemains de mai 68, comme avec la
modernité affichée par les gouvernants de l’heure, qu’il s’agisse de Georges Pompidou
ou, plus encore, de Valéry Giscard d’Estaing.
L’époque est alors à l’exaltation de la modernité. Celle-ci affecte tous les domaines.
Elle s’exprime par la rénovation urbaine : aménagement des voies sur berges à Paris,
construction du Centre Pompidou (Beaubourg), réaménagement de quartiers entiers
des vieux centre-villes – Lyon Part-Dieu, Toulouse place occitane… Elle concerne
aussi le geste politique. “V.G.E.” s’efforce de déconstruire l’image hiératique du
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Il est d’ailleurs fermé pendant une longue période.
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président de la République4. Il renonce à poser en habit et à porter le collier de grand
maître de la légion d’honneur pour sa photographie officielle. Il multiplie les gestes
censés montrer un président plus proche des Français (invitation chez des Français,
réception des éboueurs à l’Élysée,…) dans la poursuite d’une campagne électorale new
style5.
Cette rupture s’exprime encore dans le rapport à l’histoire, discipline civique par
excellence depuis plus d’un siècle et marqueur des identités politiques. Celle-ci perd, à
l’école primaire, son statut cardinal et devient “discipline d’éveil”. Dans l’enseignement
secondaire les programmes cessent de se focaliser sur le récit national et s’ouvrent
largement à d’autres aires culturelles et à une histoire non-événementielle6. Le 8-Mai
lui-même n’est plus, un septennat durant, jour férié7…
Tout se passe comme si, en définitive, c’était en faisant table rase des conflits de
mémoire français et du roman national que les libéraux au pouvoir entendaient
rénover la France et construire l’Europe. C’est, en tout cas, bien ainsi que ces mesures
sont perçues, suscitant en retour une extraordinaire polémique qui unit, autour de la
défense de l’enseignement de l’histoire, l’ensemble des composantes de la vie politique
française contre les giscardiens et voit le dépôt de la première (et seule) proposition de
loi d’orientation concernant, en tant que tel, cet enseignement8.
Retours au Panthéon
C’est sans doute pour satisfaire une partie de son électorat et de l’opinion publique
française qu’à la veille de l’achèvement de son mandat, le 23 avril 1981, Valéry Giscard
4 Sur cette évolution lire : Denis Fleurdorge, Les rituels du président de la République, PUF, 2001 et, plus généralement, Yves
Deloye, Claudine Haroche et Olivier Ilh, Le protocole ou la mise en forme de l’ordre politique, L’Harmattan, 1996.
5 Voir Raymond Depardon, Partie de campagne, 1974, diffusé sur Arte en 2002.
6 Voir les chapitres 10 et 11 de Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien régime à nos jours,
Armand Colin, 2003.
7 De 1975 à 1981, seul le 8 mai 1975 est férié.
8 Projet de “loi d’orientation sur l’enseignement de l’histoire” déposé à l’Assemblée nationale le 25 juin 1980 par le
groupe RPR. Ce texte n’a jamais été discuté.
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d’Estaing répond positivement aux demandes répétées des anciens combattants et
signe le décret de transfert au Panthéon des cendres de René Cassin. La décision est
trop tardive pour être effective avant les élections… Et c’est François Mitterrand qui,
lors de son investiture, le 21 mai 1981, réintègre le Panthéon parmi les haut-lieux de la
mémoire française. En s’y rendant le jour de son investiture pour déposer une rose sur
les cercueils de Jean Jaurès, Victor Schœlcher et Jean Moulin, il prend le contre-pied de
son prédécesseur et pose en continuateur des grands combats émancipateurs, en
homme de fidélité à l’histoire9. Six ans plus tard, il préside à la seconde
panthéonisation de la Ve République, celle de René Cassin, à laquelle succèdent celle
de Jean Monnet (5 novembre 1988), puis celles de Monge, Grégoire et Condorcet (12
décembre 1989) et enfin celles de Marie et Pierre Curie (20 avril 1995)10. Jacques
Chirac lui emboîte le pas et fait à son tour entrer au Panthéon André Malraux (23
novembre 1996) puis Alexandre Dumas (2 décembre 2002). Jamais le Panthéon n’a
connu un telle fréquentation depuis que Napoléon l’avait transformé en nécropole
nationale en y faisant entrer de nombreux hauts dignitaires de l’Empire.
Son image s’est à tel point inversée que les demandes de panthéonisation se
multiplient. Des comités, des parlementaires se mobilisent pour y faire entrer Xavier
Bichat, Olympe de Gouges, Berthie Albrecht, Pierre Mendès-France ou encore Rouget
de l’Isle11… Le Panthéon est redevenu un lieu convoité12.
Ce réinvestissement se traduit aussi par des études sur le Panthéon, reconnu comme
“lieu de mémoire”, auquel Mona Ozouf consacre, dès 1984, un long article avant que
Jean-Claude Bonnet ne s’attache à en retracer les origines intellectuelles. Ces travaux –
tout spécialement celui de Mona Ozouf – participent, en retour, au réarmement
9 Cf. les deux articles que Christian-Marc Bosséno a consacré à ce sujet : “L’œil était dans la tombe : François Mitterrand
au Panthéon, 21 mai 1981”, Vertigo, n° 6/7, 1991, p. 173-186 et “Retour au Panthéon”, Vertigo, n° 13, 1995, p. 45-47.
10 François Mitterrand entendait ne pas achever son mandat sans avoir fait entrer une femme au Panthéon. Marie Curie
est la première (et pour l’heure la seule), à y être entrée ès qualité.
11 Pour se limiter aux demandes faisant l’objet d’un dossier ou d’une note aux archives du ministère de la Culture.
12 Autre indice de renouvellement du regard porté sur ce monument : c’est au Panthéon que choisissent de se rendre la
les étudiants et les professeurs de Science-Po qui manifestent dans l’entre deux tours des élections présidentielles de 2002
et expriment leur indignation de voir Jean-Marie Le Pen présent au second tour.
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symbolique du rituel et à l’attraction nouvelle exercée par le lieu13. La multiplication
des panthéonisations, la réouverture de l’édifice au public après des travaux
de
restauration encouragent aussi la direction du Panthéon14 à susciter ses propres
recherches. D’abord pour établir la liste exacte de ses hôtes, notamment ceux qui y
sont entrés sous le Ier Empire, puis pour nourrir son activité éditoriale et éditer des
guides à destination des visiteurs ou encore réunir la documentation nécessaire à des
expositions15.
Le Panthéon devient ainsi le symbole d’un nouveau regard porté sur l’histoire et d’un
changement d’attitude de la part du pouvoir politique français à l’égard de rituels que
l’on avait pu croire dépassés et obsolètes. Il ne s’agit cependant pas d’une simple
réutilisation : entre les cérémonies de la IIIe République et celles de la Ve République,
les conditions du geste comme les attentes formulées à son égard ont changé.
II. La réinvention d’un rituel
La présidentialisation du geste
La première rupture avec l’ancien dispositif intervient dès le transfert au Panthéon des
cendres de Jean Moulin. En effet, si la proposition de panthéoniser Moulin revient à
un parlementaire SFIO, Raoul Bayou, la commission des lois de l’Assemblée nationale
estime qu’en vertu du changement de constitution c’est désormais au président de la
République, et à lui seul, que revient l’initiative et la décision des transferts au
13 Mona Ozouf, “Le Panthéon. L’École normale des morts”, in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1, “La
République”, Paris, Gallimard, 1984, p. 139-166 et Jean-Claude Bonnet, Naissance du panthéon. Essai sur le culte des grands
hommes, Paris, Fayard, 1998.
14 L’administrateur du Panthéon a aussi en charge l’Arc de triomphe.
15 Les grands hommes au Panthéon, introduction de Jean-François Chanet, Éditions du patrimoine, 1996 ; François Macé de
Lépinay, Peintures et sculptures du Panthéon, Éditions du patrimoine, 1997 et Le Panthéon de Voltaire à Malraux, CD rom,
Éditions du patrimoine, 1996. Un autre signe de la volonté de promouvoir le site est la réinstallation temporaire, puis
permanente, du pendule de Foucault in situ.
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Panthéon. Le décret promulgué par Charles de Gaulle, le 11 décembre 1964, ne fait
donc aucune référence à la proposition parlementaire16.
La présidentialisation du geste a immédiatement des effets sur la mise en scène de la
cérémonie. Aux théories de parlementaires massés sur les marches du monument
succède un nouvel ordonnancement construit autour de la personne du président de la
République. Pour renforcer la sacralité de cette incarnation de l’hommage de la nation,
de Gaulle cède la parole à André Malraux et demeure muet. Puis il entre dans le
Panthéon, uniquement accompagné de quelques Compagnons de la Libération, et
accompagne Jean Moulin jusqu’à la crypte où il doit reposer.
Cette caractéristique ne fléchit pas. Bien que le gouvernement Balladur montre peu
d’empressement à exécuter la volonté d’un Mitterrand, affaibli par la maladie et au
terme de son mandat, de transférer Marie et Pierre Curie au Panthéon, il est obligé de
s’y résoudre. Consultée par le ministre de la Culture, Jacques Toubon, la directrice du
Patrimoine lui signifie que : “La décision de transfert de cendres au Panthéon, depuis
1958, est prise par décret du président de la République en conseil des ministres sur
proposition du Premier ministre […] Le ministère de la Culture est chargé de
l’organisation des cérémonies17”. Les panthéonisations font partie du domaine réservé
du chef de l’État et le gouvernement ne peut s’y opposer.
La prééminence du Président ne se manifeste pas seulement lors des périodes de
cohabitation. En 1989, Jacques Lang prononce le discours, mais François Mitterrand
pénètre seul dans l’édifice sans y associer son premier ministre, Michel Rocard18. En
1996, Jacques Chirac est seulement entouré de la famille d’André Malraux et ne fait
aucune place au ministre de la Culture, Philippe Douste-Blazy, qui considérait pourtant
cette cérémonie comme une sorte de commémoration de son ministère et aspirait, les
Cf. Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Points-Seuil, 2ème éd., 1990, p. 102.
Note au ministre de la Culture de Maryvonne de Saint-Pulgent, directrice du Patrimoine nommée sous la seconde
cohabitation. La phrase citée figure en gras dans le document original. Archives du ministère de la Culture.
18 Il s’agit, selon Maryvonne de Saint-Pulgent, de ne pas provoquer davantage l’église catholique qui a très mal accepté
l’entrée de Grégoire au Panthéon et dont les représentants ne sont d’ailleurs pas présents lors de cette cérémonie.
(Entretien du 15 février 1999)
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précédents de d’André Malraux en 1964 et de Jack Lang en 1989 aidant, à y figurer.
Enfin, en 2002, le président entre seul dans le Panthéon avant d’être rejoint, au terme
de la cérémonie, par son épouse, le Premier ministre et le ministre de Culture.
Tant et si bien que, progressivement, la panthéonisation devient l’un de ces gestes qui,
selon l’une des conseillères de Jacques Chirac, “font le président”19 et attestent qu’il est
bien l’incarnation de la nation, qu’il est non seulement le garant de son présent et de
son futur mais aussi celui de son passé. À ce titre cette cérémonie joue presque pour le
président le rôle d’une investiture symbolique comme le laisserait à penser le fait que
les deux mandats de Jacques Chirac ont été ouverts par cette cérémonie. Ainsi dès
1995, la directrice du Patrimoine, Maryvonne de Saint-Pulgent est saisie de l’intention
du président de procéder à une panthéonisation sans que l’identité du “panthéonisé”
soit précisée ni même, semble-t-il, arrêtée20. De même, bien que le projet de faire
entrer Dumas au Panthéon ait été conçu de longue date et le décret signé dès le 26
mars 2002, il est remarquable que ce transfert ait été différé pour coïncider avec
l’ouverture du second mandat de Jacques Chirac21.
À la recherche des modalités d’un rituel oublié
“Un genre dont a oublié les mécanismes22”. C’est en ces termes que le rapport,
commandé en 1988 par le ministère de la Culture à l’agence de communication
Ithaque, qualifie la cérémonie du transfert des cendres au Panthéon. En effet, quand,
en 1987, se pose la question des modalités de l’entrée de René Cassin au Panthéon,
Christine Albanel. Propos recueillis lors de l’enquête conduite sur la panthéonisation de Malraux. Cf. Patrick Garcia,
“Jacques Chirac au Panthéon. Le transfert des cendres d’André Malraux”, Sociétés & Représentations, n° 12, 2001, p. 205223.
20 Selon le témoignage de Maryvonne de Saint-Pulgent, entretien téléphonique, février 2001Résumant la panthéonisation
de Dumas au Journal de 20 h de France 2, Béatrice Schonberg souligne que Jacques Chirac “théâtralise [ainsi] son
deuxième mandat”.
21 La proposition est officiellement émise par Didier Decoin au nom de la Société des amis d’Alexandre Dumas le 19
avril 2001. Selon la conseillère pour la presse de l’Élysée la panthéonisation a été retardée en raison de la cohabitation :
“Dumas, c’est l’homme du lien national, il n’était pas question de faire cela dans une période troublée (sic)”. Propos cités
par Béatrice Gurrey, “Jacques Chirac célèbre un bâtisseur de ‘notre identité nationale’”. Le Monde, 1 décembre 2002.
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celles-ci suscitent bien des interrogations. En vingt-trois ans le savoir-faire s’est perdu
et on cherche vainement dans les archives un modus operandi. De surcroît, l’héritage de
la IIIe République, dont témoignent les coupures de presse rassemblées et
photocopiées par les services du ministère, paraît inadapté. La panthéonisation y est,
en effet, très proche du modèle funéraire et de ses pompes (corbillard, multiples
couronnes, Panthéon tendu de noir). Or celui-ci ne paraît plus en harmonie avec les
sensibilités contemporaines et l’attitude collective devant la mort aujourd’hui23.
La panthéonisation de Moulin est certes plus propre à nourrir la mémoire
administrative. Elle joue d’ailleurs ce rôle puisque c’est ce précédent qui sert de
référence pour fixer les prérogatives présidentielles. Mais elle-même est encore très
marquée par une conception datée du rituel funéraire. De plus la scénographie de
l’entrée de Moulin au Panthéon est toute entière construite autour de l’art oratoire et
de la présence physique des participants et non en fonction d’une retransmission
télévisée.
Les dossiers conservés au ministère de la Culture, à propos de la première
panthéonisation du septennat de François Mitterrand, rendent compte de la difficulté
de mettre en place de nouvelles modalités de panthéonisation. Trois cérémonies sont
successivement organisées : la première aux Invalides, la seconde au Conseil d’État et,
enfin, la dernière au Panthéon. Une vidéo amateur, vraisemblablement filmée par un
fonctionnaire du ministère de la Culture, témoigne d’une scénarisation très minimale
qui accumule de longs temps morts, insoutenables au petit écran24. Aucune d’elles
n’est d’ailleurs retransmise en direct à la télévision. Les hésitations sont nombreuses.
La fanfare de la cavalerie est écartée parce que “trop militaire” mais, finalement, les
Agence Ithaque, Étude sur la conception et l’organisation des cérémonies nationales, rapport dactylographié, 119 pages, 1988.
Lire, notamment, Michel Vovelle, La mort et l’occident de 1300 à nos jours, Gallimard, 1983.
24 Déposée aux archives du ministère de la Culture. Le cortège qui mène Cassin des Invalides au Conseil d’État provoque,
en outre, un grand embouteillage à tel point que la musique des timbaliers de la garde républicaine est parfois couverte
par le bruit des klaxons des automobilistes bloqués !
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timbaliers de la garde républicaine sont présents et le cercueil est transporté par un
char EBR détourellé. Un premier projet prévoit que René Cassin pénètre dans le
Panthéon au son de La Marseillaise accompagné du président de la République, du
Premier ministre, du ministre de la Culture, du secrétaire d’État aux Droits de
l’homme, du secrétaire d’État aux Anciens combattants, du général Simon – chancelier
de l’ordre de la Libération – et de Mme Cassin. Cet ordonnancement est abandonné25.
Seuls, le général Simon et Mme Cassin entrent au Panthéon, après que François
Mitterrand se soit recueilli devant le catafalque à l’extérieur de l’édifice. Ces embarras
tiennent autant à la sécurité du chef de l’État – en raison de la vétusté du bâtiment –
qu’à la cohabitation et à l’absence de normes définies.
Les variantes du projet déposé par l’agence Ithaque pour la cérémonie Cassin illustrent
aussi ce tâtonnement. L’avant-projet mentionne ainsi qu’une “zone déterminée,
suffisante, sera réservée aux chaînes de télévision et à la presse sur la place du
Panthéon afin qu’elles puissent accomplir leur travail dans de bonnes conditions26”.
Cette indication disparaît dans le document daté de juin 1987. Celui-ci contient, en
outre, des formulations très directives concernant l’allocution que doit prononcer le
président qui attestent de la réflexion en cours : “ce sont des discours ‘à effet’ et non
des discours narratifs” qui conviennent, selon l’agence, à ce genre de cérémonie.
In fine la mise en scène se limite au pavoisement des différentes institutions qui
reçoivent tour à tour les cendres de Cassin, à un jeu de lumière – des miroirs placés
derrière la colonnade du péristyle du Panthéon permettent que la lumière en jaillisse
lorsque le voile qui couvre la façade du monument est levé –, la décision d’entonner
l’hymne national à partir de la strophe “nous entrerons dans la carrière quand nos
aînés n’y seront plus” et le projet de procéder à un envol de colombes.
La cérémonie est d’abord réalisée à destination du public présent sur les lieux. Celui-ci
bénéficie de la retransmission sur écrans géants de documentaires évoquant la vie et
25
En marge du projet est inscrit au crayon la formule : “finalement non”.
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les combats de Cassin. Le mouvement des spectateurs envahissant les marches du
Panthéon est jugé de façon très positive dans l’évaluation produite a posteriori.
“Dès la fin de la cérémonie elle-même, il se produisit une manifestation spontanée qui
n’avait pas été prévue. Les tribunes se vidèrent, leurs occupants n’attendirent même
pas le départ des personnalités et se ruèrent littéralement vers les marches pour
monter et entrer à leur tour dans le Panthéon ce qui ne pouvait leur être offert pour
des raisons de sécurité, l’intérieur du monument étant en travaux.
Cet hommage spontané et inattendu, qu’aucun ordre ni dispositif ne put endiguer, apporta sans aucun
doute la dimension humaine qui avait manqué jusque là à la cérémonie, par manque de croyance en la
capacité de participation et d’émotion du public.27”
Après cette cérémonie le ministère de la Culture demande à l’agence Ithaque de
réaliser une “analyse du processus des décisions et de l’organisation des cérémonies
nationales à travers l’action de chacune des administrations concernées28”. La question
est donc de délimiter les compétences respectives des différents services de l’État ce
qui laisse supposer d’âpres débats et de nombreux chevauchements de compétences
(ou de revendications “territoriales”) pour l’organisation de cette manifestation29.
Le rapport remis par l’agence Ithaque, lourd de quelques 119 pages et intitulé “Étude
sur la conception et l’organisation des cérémonies nationales”, ne répond guère à cette
commande. Il choisit, après avoir signalé que le ministère de Culture a “la
responsabilité de l’organisation matérielle des lieux où celles-ci se déroulent”, de
réaffirmer le rôle et le besoin de telles cérémonies et de retracer leur histoire en
s’appuyant sur les travaux des historiens alors disponibles. À destination des pouvoirs
Souligné par moi. Ce pluriel montre que le choix d’un opérateur unique n’a pas encore est effectué.
Rapport Ithaque, op. cit., p. 33, en italiques dans le texte. Dans un autre contexte on retrouvera une appréciation
similaire à l’égard des spectateurs qui s’emparent des Champs-Élysées à la suite de la parade Goude.
28 Lettre de commande datée du 6 juin 1988 citée en introduction du rapport.
29 Cette question semble récurrente comme nous l’a appris l’enquête sur la panthéonisation d’André Malraux. Voir
Patrick Garcia, “Jacques Chirac au Panthéon…” op. cit.
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publics, il se propose d’analyser la “désaffection” et le “malaise” qui entourent les
cérémonies nationales et se montre, là encore, très prescriptif :
“Osant une métaphore avec le monde religieux, on pourrait résumer ce rapport de
cause à effet [entre la désaffection du public et l’attitude des représentants de l’État —
Valéry Giscard d’Estaing est nommément visé –] en disant qu’il semble difficile que les
fidèles aient la foi si les célébrants ne la manifestent plus30.”
Il appelle à une resacralisation du rituel politique contre toute évolution vers le
spectacle :
“La tendance à faire de la cérémonie un spectacle, qui peut apparaître comme un
mode salvateur de la cérémonie […] induit une confusion des genres. Pour plagier un
célèbre slogan, la cérémonie peut user des moyens scéniques, matériels, techniques du
spectacle, elle peut requérir, partiellement, les compétences du monde du spectacle,
mais elle ne doit pas être conçue, avant tout, comme un spectacle31.”
C’est aussi pour résister à cette tendance, qu’il propose de donner, nous l’avons vu,
un rôle actif au public et de privilégier la présence physique de celui-ci, dans une
conception étonnamment proche des premières élaborations de la fête
républicaine32. À ce titre, il est significatif d’une inflexion majeure qui réévalue, au
cours des années 1980, la valeur performative du rituel et du symbolique qu’illustre
l’entreprise des Lieux de mémoire conduite par Pierre Nora.
Rapport Ithaque, op. cit., p. 11.
Ibid. p. 44 (en gras et italiques dans le texte original)
32 “Donnez les spectateurs en spectacle, rendez-les eux-mêmes acteurs ; faites ainsi que chacun se voie et s’aime dans
les autres, afin que tous soient mieux unis.” Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, GarnierFlammarion, 1967, p. 234.
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La rupture scénographique
Même si la multiplication des panthéonisations témoigne du crédit retrouvé par ce
rituel, la voie préconisée par l’agence Ithaque n’est pas totalement suivie par les
pouvoirs publics. La procédure qui se fixe à l’occasion de ces panthéonisations reste
à mi-chemin des propositions formulées et s’engage vers l’élaboration d’un rituel
télévisé.
En effet, plutôt que le public présent sur les lieux de la cérémonie c’est celui qui se
trouve derrière le petit écran qui est nettement privilégié par les panthéonisations
suivantes. Cette option est définitivement retenue en 1989 par Jacques Attali qui met
en balance les quelques milliers d’individus qu’une cérémonie peut rassembler – il
s’agit en l’occurrence de la parade confiée à Jean-Paul Goude le 14 juillet 1989 – et
les millions de téléspectateurs potentiels et tranche délibérément en faveur de ces
derniers33. Il en découle que toutes les panthéonisations qui succèdent à celle de
Cassin – à l’exception de celle de Marie et Pierre Curie – sont, d’abord, destinées à
être retransmises en direct à la télévision – le moment du (ou des) discours et l’entrée
solennelle au Panthéon devant coïncider à la plus forte heure d’écoute et s’achever à
l’ouverture du journal télévisé à 20 heures qui résume aussitôt la cérémonie et en
retient les moments forts.
C’est cet impératif télévisuel qui devient le principe structurant des panthéonisations
et en fixe les normes.
La première d’entre elles est la volonté de garantir une “image propre” exempte de
tout “bruit”34 et donc la maîtrise totale de tous les mouvements, qu’il s’agisse de ceux
des photographes de presse ou du public. Ce dernier, sélectionné par des invitations,
est désormais strictement cantonné derrière des barrières d’un bout à l’autre de la rue
33
Cité par Christian-Marc Bosséno, op. cit.
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Soufflot – dont seule une portion accueille encore des spectateurs spontanés – ou
encore dans les tribunes installées sur la place du Panthéon. Ces citoyens,
drastiquement contingentés et pour la plupart invités, font figure de butte-témoin
des grandes mobilisations populaires suscitées par les premières panthéonisations35.
De même, après Cassin, les tribunes sont systématiquement couvertes pour éviter le
foisonnement des parapluies multicolores si le mauvais temps s’invite à la
cérémonie… là encore pour garantir la qualité de l’image.
En second lieu, la retransmission télévisée impose que la cérémonie se déroule à la
nuit tombée afin de permettre des effets lumineux exploitables par la télévision – ce
qui pose alors la question d’autres bruits comme ceux occasionnés par les enseignes
lumineuses des magasins...
En troisième et dernier lieu, elle exige une scénarisation totale de la cérémonie,
l’image télévisuelle ne supportant pas de temps morts. Il en résulte un rythme
nouveau et le découpage de la cérémonie en trois temps.
– Tout d’abord, une procession-spectacle de vingt à trente minutes rue Soufflot
introduit la cérémonie. Elle sert aussi de support visuel pendant que des invités de
l’émission exposent aux téléspectateurs les raisons qui ont conduit à retenir celui qui
va recevoir l’hommage de la nation et évoquent son œuvre et son action.
– Puis, c’est l’arrivée solennelle du corps (le silence puis la musique succèdent aux
commentaires). Le catafalque est alors déposé devant le Panthéon. Un ou plusieurs
discours brefs (avec une prise de parole éventuelle du président) explicitent le sens
assigné à la cérémonie et les titres du mort à rejoindre le temple de la nation.
– Enfin, intervient, après un moment de recueillement et tandis que s’élève une
musique solennelle, l’entrée au Panthéon et le dépôt du cercueil dans la nef, au
Ce qui n’avait pas pu être obtenu le 21 mai 1981.
Paradoxalement, ce dispositif n’exclut pas d’en appeler à la ferveur des participants. Lors de la panthéonisation de
Dumas, le comité d’organisation avait suggéré au public de se munir d’un livre de cet auteur (ce qui a été fort peu suivi) et
le commentaire sur France 2 a, plusieurs fois, insisté sur le grand nombre de personnes qui s’étaient déplacées pour
accompagner Dumas à sa dernière demeure quand bien même les images montraient-elles, derrière les barrières, des
rangs assez dégarnis.
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centre de la rosace marquée au sol. La descente dans la crypte est effectuée deux
jours plus tard afin de permettre un hommage populaire.
Le risque de routine (comment faire du neuf dans un espace identique et
surexploité ?), au demeurant inhérent à l’idée même de rituel, est le revers de ce
scénario. Mais les contraintes dominent et empêchent toute variation d’ampleur.
Ainsi, après la cérémonie Cassin, l’idée de transférer en cortège le corps vers le
Panthéon est abandonnée. Lorsqu’elle réapparaît pour celle de Dumas, elle est
rejetée par le préfet de police en raison des embarras de circulation qu’elle
occasionnerait36. De même, le transport par voie fluviale de ce dernier, de Port-Marly
au pont Saint-Michel, l’est aussi en raison des risques de crue de la Seine.
Ce dispositif conduit à confier chaque cérémonie à une seule chaîne de télévision,
qui en assure la retransmission et choisit un réalisateur, et la scénographie à un
professionnel associé à une agence de communication37. Pour Jean Monnet c’est
Patrick Bouchain qui est retenu38 ; pour les panthéonisations du Bicentenaire :
Christian Dupavillon39 ; pour Marie et Pierre Curie : Jean-Pascal Lévy-Trumet ; pour
André
Malraux :
Jean-Paul
Chambaz
et
Patrick
Legrand
de
Silence-
Productions ; enfin pour Alexandre Dumas : Ivan Morane et la société Shortcut
Events.
Au demeurant même ainsi circonscrite chaque cérémonie suscite les plaintes des commerçants du secteur du Panthéon
comme en témoignent les plaintes qui accompagne chaque dossier entreposé aux archives.
37 C’est parce que le ministère de la Culture ne disposait pas des ressources humaines et matérielles nécessaires qu’il est
fait appel au privé en 1987 (Rapport Ithaque, op. cit., p. 4). Par la suite, le recours au privé pour les cérémonies d’État se
généralise. Ainsi, en 1999, le ministère des Affaires étrangères se dote d’un service de la logistique diplomatique qui
choisit, pour un temps déterminé, un assistant de maîtrise d’ouvrage, issu du secteur privé, qui, entouré d’experts,
coordonne les différentes entreprises retenues sur la base d’appels d’offres. Selon le fondateur de ce service,
l’ambassadeur Thierry de Borja de Mozota, l’un des intérêts de ce dispositif est sa souplesse qui permet le recours à des
technologies en constant renouvellement et rend ainsi possible l’innovation. Voir : Patrick Garcia, “Une scénographie
d’État en mutation”, éditorial de La lettre de l’événement, Lettre d’information professionnelle, septembre 2001.
38 Il participe l’année suivante à la mise en scène de la commémoration de la bataille de Valmy. Cf. Patrick Garcia, Le
Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d’une commémoration, CNRS-éditions, 2000, p. 136-140.
39 Organisateur de la cérémonie du 21 mai 1981, il est, par la suite, devenu conseiller de Jack Lang, notamment lors du
Bicentenaire puis directeur du Patrimoine (1990-1993). Il est, en outre l’auteur, d’un projet pour la panthéonisation de
Dumas alors que celle-ci risquait d’échoir à Lionel Jospin. Ce projet a été retiré après la réélection de Jacques Chirac.
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Peu à peu une procédure d’appel d’offres sur cahier des charges se met en place afin
de sélectionner les scénographes. Les monuments historiques, le service national des
travaux, l’administrateur du Panthéon et les architectes des monuments historiques
et des bâtiments de France sont les composantes inamovibles de la commission de
sélection auxquelles sont adjointes les personnalités qui dirigent le comité créé pour
l’occasion. Ce jury a pour tâche de retenir deux projets qui sont soumis au chef de
l’État. C’est ce dernier qui, en dernier lieu, tranche. On assiste donc à la mise en
place d’un véritable processus de décision même si on peut remarquer qu’aucun
spécialiste de la scénographie ne figure parmi le jury ce qui limite singulièrement ses
capacités d’évaluation et fait porter quelques doutes sur les critères qui déterminent –
effectivement – le choix de l’agence et du projet. Le budget quant à lui oscille entre 3
et 4 millions de francs ce qui est une contrainte supplémentaire et participe à la
reconduction, d’une panthéonisation l’autre, d’un dispositif équivalent40.
Au-delà de ce premier aspect la retransmission télévisuelle impose des normes
esthétiques que redouble l’évolution de la sensibilité à l’égard du politique. En effet,
la cérémonie doit éviter lourdeur et didactisme tout en étant investie de sens. Ce
refus de tout pédagogisme n’est pas propre aux panthéonisations. Il fait partie
explicitement du cahier des charges que présente Christian Dupavillon à Jean-Paul
Goude lorsqu’il lui demande de concevoir la parade du 14 juillet 198941. Mais
l’espace balisé de la rue Soufflot et de la place du Panthéon pose un défi renouvelé
au scénographe : Comment allier, en même temps, une amorce de symbolisation
sans sombrer dans une illustration forcément sommaire en raison de la nature de
l’espace scénique et des contraintes budgétaires ? Comment donner l’image d’un
politique modeste et transparent tout en le mettant en valeur ? De ce point de vue
Pour la panthéonisation de Dumas, il a été de 629 500 Euros.
Lire : Philippe Dujardin, “La Marseillaise ou l’invention chimérique de Jean-Paul Goude”, Mots, n° 31, juin 1992, p. 2741.
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nous disposons de deux cérémonies exemplaires : les translations de Malraux et de
Dumas. Dans la première, le parti-pris de la mise en scène a été celui du
dépouillement. La rue Soufflot est transformée en piste d’atterrissage de fortune, qui
évoque tant l’Espagne que la Résistance, par la simple pose de lampes-tempête. Des
enfants porteurs de cirés transparents – qui montrent leur diversité vestimentaire
tout en créant une unité (et en les préservant de la pluie) – remontent la rue Soufflot
puis déposent devant le monument des photographies, qui illustrent les combats de
Malraux et composent une sorte de musée imaginaire, sur le parvis du Panthéon. La
scénographie sert ainsi le discours du président et, insistant sur les engagements de
Malraux, évite que la cérémonie ne soit trop ressentie comme une exaltation du
gaullisme42.
Pour Dumas, le choix a été fait d’une certaine déconnexion entre le sens de la
cérémonie délivré par Jacques Chirac et la mise en scène de la cérémonie. Tirés par
deux mules, et entourés d’un groupe de comédiens porteurs de flambeaux – figurant
le public et ses réactions –, des tréteaux ambulants effectuent des stations rue
Soufflot. Ils sont précédés de sept tambours et d’un cymbalier, têtes nues, revêtus
d’uniformes à la façon de l’époque révolutionnaire et impériale43. À chacun des sept
arrêts un extrait d’une pièce de théâtre de Dumas est joué. Chacune de ces saynètes
représente un moment dramatique, ponctué par un ou plusieurs décès et quelques
fois un combat à l’épée. Ce cortège est suivi par le cercueil d’Alexandre Dumas,
recouvert d’un linceul bleu à liseré blanc frappé de la devise “Un pour tous, tous
pour un44”, porté par quatre mousquetaires à pied encadrés de quatre autres à cheval.
42 Interviewé par Arte, Jean-Paul Chambaz, le scénographe retenu, précise qu’il a voulu donner le pas au Malraux
internationaliste sur le ministre gaulliste. Il y a dans la vie d’André Malraux, confie-t-il, “des épisodes que je ne veux pas
voir, qui ne m’intéressent pas” même si on ne peut, poursuit-il, les “passer sous silence”. “Malraux : la culture dans tous
ses états”, émission diffusée le 9 août 1996. Pour une analyse détaillée de cette scénographie voir : Patrick Garcia,
“Jacques Chirac au Panthéon…” op. cit.
43 Ils sont appuyés par un timbalier, portant le même costume, qui joue depuis le péristyle du Panthéon. En dépit, de leur
tenue la musique n’est nullement martiale et évoque plutôt le roulement des tambours appelant le public à venir assister à
venir assister à un spectacle.
44 Au rythme des commentaires télévisés cette devise devient équivalente à celle de la République…
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Selon Didier Decoin45, et aux yeux des conseillers de l’Élysée, la tonalité d’ensemble
devait être festive : “On voulait, écrit Le Monde citant l’un d’entre eux, quelque chose
de festif, de populaire, d’informel, dans la mesure du possible.” Et la journaliste
conclut, relayant le message élyséen : “L’anti-Malraux en quelque sorte46”. C’est le
même triptyque “festif, populaire et informel” qui est mis en avant par le
commentaire du reportage que diffuse France 2 au Journal de 20 heures. Toujours est-il
que ce découplage entre la scénographie et le message présidentiel exaltant l’idée de
métissage fût assez largement incompris du public présent sur les lieux, comme des
téléspectateurs, puisqu’il mettait en scène des personnages peu connus de l’œuvre de
Dumas – hormis les quatre mousquetaires – en se focalisant sur sa production
théâtrale alors que c’est son œuvre romanesque qui a assuré sa postérité. En outre,
trop sanguinolent, il n’a pas toujours été apprécié. Ainsi, Bernard Pivot, commentant
sur France 2, les scènes données à voir n’a pu s’empêcher de parler de “grand
guignol”47 ou de signaler avec amusement que l’une des scènes de meurtre – celle
extraite de La Tour de Nesle – se déroulait devant la librairie juridique Dalloz.
Libération, qui avait pourtant accueilli très favorablement l’événement, ne peut non
plus s’abstenir de ce commentaire ironique : “Six morts en vingt-trois minutes, rue
Soufflot à Paris. Ni les nombreux policiers, ni les témoins présents ne sont
intervenus48”. Au terme de ce spectacle, le cercueil de Dumas, est accueilli par une
jeune métisse, vêtue de blanc, montant en amazone un cheval de même couleur49 et
portant le bonnet phrygien. Le choix de cette tenue laisse un peu songeur : s’agit-il
d’une tunique virginale ou bien d’une robe nuptiale ? Ou bien encore ce blanc doit-il
se marier avec la tonalité bleue, dominante dans les jeux de lumière de la cérémonie,
45 président de la Société des amis d'Alexandre Dumas. Il participe en qualité de vice-président au comité scientifique,
constitué le 23 janvier 2002 et dont la présidence est revenue à Alain Decaux, qui a sélectionné les projets de
scénographie et défini le programme des cérémonies.
46 Béatrice Gurrey, Le Monde, art. cit.
47 Nous sommes, dit-il, “à la limite du théâtre et du grand guignol”.
48 Sorj Chalandon, “Faits divers”, Libération, 02 décembre 2002.
49 Celui chevauché par Christian Clavier dans le Napoléon, diffusé quelques semaines plus tôt à la télévision, selon le
commentaire de Patrick Lecoq (Retransmission télévisée sur France 2).
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pour évoquer les couleurs de l’ancienne France50 mise en scène par Dumas, non
pour l’exalter, mais pour la domestiquer et recomposer un roman national unitaire.
La volonté de limiter la symbolisation et de rejeter une cérémonie trop intellectuelle,
ce qui, dans l’esprit des concepteurs, n’aurait pu que nuire à son caractère “populaire
et festif”, trouve ici sa principale limite… Elle conduit à réduire le sens et la portée
du travail de Dumas sur l’histoire de la France alors que le discours de Jacques
Chirac les met en valeur en insistant sur le fait que cet écrivain ne produit pas
seulement des histoires mais qu’il contribue à forger, au-delà des crises, une “histoire
commune”. “Dumas ne cherche pas à rendre l’exactitude, mais le mouvement de
l’Histoire de France. Il donne un sens à cette longue suite de drames et de
convulsions violentes qui, à ses yeux, trouve son aboutissement naturel dans
l'avènement d'une République pacifiée et fraternelle51”.
Une opération de recomposition de l’identité nationale
Au-delà des choix esthétiques opérés pour la mise en scène des cérémonies, la
sélection des panthéonisés relève, depuis la Révolution, d’une volonté de construire
une certaine image de la France52. Elle s’apparente à la fois à un acte de reconnaissance
– en cela conforme avec la devise qui orne le fronton de l’édifice – et à un acte
réparation – dimension très présente dans les commentaires – dont celui du président
de la République – suscités par le transfert de Dumas53. À l’opposé de Wesminster, le
Que le présentateur Patrick Lecoq assimile lors de la retransmission télévisée sur France 2 à la “couleur de France”.
Discours de Jacques Chirac devant le Panthéon le 30 novembre 2002.
52 La lisibilité de ces choix est cependant brouillée par les panthéonisés de l’Empire qui forment le plus gros contingent
des hôtes du Panthéon. À plusieurs reprises, depuis André Malraux qui soutint cette option, il a été envisagé d’effectuer
un tri et d’extraire les notables impériaux du site. Mais cette procédure rappelle trop les dépanthéonisations
révolutionnaires, notamment celles de Mirabeau et de Marat, pour avoir été suivie d’effets.
53 On pourrait mettre en relation la reconnaissance par l’Assemblé nationale de l’esclavage comme génocide et l’entrée au
Panthéon d’un petit-fils d’esclave, fils d’un général rayé des cadres de l’armée à la suite du rétablissement de l’esclavage
par l’Empire. C’est le sens que confère à ce geste, lors de son allocution au Sénat, Claude Ribbe, biographe du général
Dumas, faisant, en même temps, de ce dernier et de ses ancêtres esclaves la figure éponyme du “sans papier” et
concluant : “Mais si nous disons cela, chaque fois qu’un étranger frappera à notre porte, ne faudra-t-il pas se demander
quand même, avant de la lui claquer au nez, si ce n’est pas le héros que la République appellera peut-être bientôt à son
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Panthéon obéit, en effet, à un principe de sélection, forcément signifiant, et force est
de constater, comme le faisait dès 1984 Mona Ozouf, que, passée la décennie
révolutionnaire le Panthéon, devient une sorte d’“École normale des morts”, sans être
pour autant le lieu d’un rapport pacifié de la France avec elle-même. Les “grands
hommes” retenus sont plutôt marqués à gauche et le Panthéon bien plus ouvert aux
intellectuels (hommes de culture et scientifiques) qu’aux dirigeants politiques54. Cette
caractéristique sort renforcée des panthéonisations survenues depuis l’instauration de
la Ve République. Ce qui conduit René Cassin a être admis au Panthéon est le fait
d’être le père de la Déclaration universelle des droits de l’homme ; Jean Monnet celui
de l’idée européenne et l’artisan des premiers pas de sa construction ; Condorcet,
Grégoire et Monge, d’avoir été des “intellectuels en révolution55” ; Marie Curie d’être
une femme de science de grande renommée ; André Malraux d’avoir été un intellectuel
engagé et Alexandre Dumas – outre son origine familiale – d’avoir fait de “l’Histoire
de France le levain de nos imaginaires [… d’avoir] façonné notre mémoire collective et
participé à l'édification de notre identité nationale56”.
En outre, en tant que geste présidentiel, le choix des panthéonisés sert aussi à forger
l’image du président. Comme le notait avec humour le Sunday Times à propos de la
première panthéonisation chiraquienne : “Il y a plus dans la résurrection de Malraux
opérée par Chirac que son désir d’honorer un grand gaulliste. Dans un pays qui révère
les intellectuels, le président, généralement présenté comme un homme qui aime plus
la bière que les livres, se sent vulnérable57”. C’est encore plus vrai de la récente
panthéonisation de Dumas, puisque celle-ci permet au président de mentionner dans
secours, s’il ne sera pas un jour le père d’un génie de l’Humanité ?” (Cérémonie au Sénat, 30 novembre 2002) La
dissonance n’est jamais loin…
54 Jean Jaurès et André Malraux peuvent se prévaloir des deux titres qui se conjuguent dans la formule très française de
l’intellectuel engagé. Jusqu’à présent aucun intellectuel de droite, authentifié comme tel, n’a été admis dans le temple de la
République.
55 “Par la pensée, le verbe, les actes – jamais par le sang –” précise Jack Lang lors de son discours.
56 Discours de Jacques Chirac (30 novembre 2002).
57 Cité par Arte, “Malraux : la culture dans tous ses états”, Revue de la presse européenne, émission diffusée le 9 août 1996.
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son discours pas moins de huit grands écrivains français58 sans pour autant rien perdre
de la simplicité et de la bonhomie qu’il affecte depuis longtemps. Comment, en effet,
être plus sympathique qu’en faisant entrer au Panthéon le père des trois
mousquetaires ? – un écrivain certes, mais un écrivain populaire, dont l’aura
contemporaine doit plus au cinéma qu’à l’école qui ne l’a jamais reconnu comme l’un
des grands auteurs de la langue française59.
Le choix du panthéonisé, celui de la mise en scène comme celui de l’angle privilégié
dans l’évocation du défunt relèvent donc de choix mûrement réfléchis. Ils tendent à
accréditer l’idée selon laquelle, ce rituel est pris très au sérieux par ses officiants.
Pourtant, force est de constater que s’il n’y a pas de relais dans le monde scolaire, du
type de ceux mis en œuvre à l’occasion de l’“Automne Malraux”, l’hommage rendu par
la nation s’achève avec la retransmission télévisée. Certes, quelques articles de presse
évoquent, au lendemain de la panthéonisation, la cérémonie et les discours prononcés,
mais ils sont généralement peu nombreux au regard de ceux qui l’ont annoncée et très
strictement limités dans le temps. L’écho de la cérémonie est relativement réduit,
comme si on craignait “de trop en faire” et d’indisposer les Français. Considérés sous
cet angle, les transferts au Panthéon deviennent un acte politique parmi beaucoup
d’autres et révèlent une défiance partagée envers un rituel dont on pense qu’il faut
s’acquitter mais sur lequel pèse néanmoins une certaine suspicion, d’où la volonté
constante de limiter les fastes déployés lors de la cérémonie et de s’en tenir à une
certaine sobriété60. Soit, la formule paradoxale d’un rite, dont on ne sait trop
58 Par ordre de citation : Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, Honoré Balzac, Gustave Flaubert (indirectement à travers
la mention de Bouvard et Pécuchet), Jules Michelet, Rabelais, Guy de Maupassant et Émile Zola. Et pour poser la stature de
Dumas dans la communauté internationale des lettres : Cervantes et Shakespeare. Liste à laquelle il faudrait encore
ajouter le peintre Philippe de Champaigne.
59 Cette dimension a du largement comptée dans la décision de Jacques Chirac de faire procéder à ce transfert.
60 C’est, au demeurant, le qualificatif employé par Robert Badinter pour caractériser la cérémonie de 1989, lors d’un
échange téléphonique avec l’auteur de cet article.
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qu’attendre et que l’on accomplit tenu par la crainte de s’inscrire en porte à faux avec
la sensibilité contemporaine mais auquel il semble toutefois nécessaire de procéder. Ce
paradoxe renvoie, à la fois, au dénuement cérémoniel contemporain et à la volonté de
promouvoir une politique symbolique créditée de vertus intégratrices61. Ce que traduit
l’oxymore qui pourrait résumer la panthéonisation de Dumas celui d’une “ cérémonie
informelle ”.
61 Cf. Pascal Ory, “L’histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement”, Revue d’histoire moderne et
contemporaine, 47-3, juillet-septembre 2000, p. 525-536.

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