toyo ito - Tvcablenet

Transcription

toyo ito - Tvcablenet
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ToYo Ito
Les couleurs du vent…
• En 1987, lorsqu’à l’occasion
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Influent, bien que loin d’être un architecte
prolifique, Toyo Ito met en place des stratégies minimalistes et développe une esthétique de légèreté, caractérisée par des
enveloppes perméables pour abriter un
mode de vie urbain “nomade”, mobile et
informel. La fascination de Toyo Ito pour la
dimension éphémère de la ville “simulée”,
en constante métamorphose, marque ses
œuvres d’un questionnement sur la nature
de l’architecture. Il a conçu, et conçoit, des
projets non seulement au Japon, mais aussi
aux Etats-Unis et en Europe, où sera prochainement réalisé un pavillon sur la Grand
Place de Bruges, Capitale européenne de la
culture en 2002.
La Tour des Vents © Tomio Ohashi
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ment, l’être humain n’est guère
d’Europalia Japon, vous
différent de ce qu’il était par le
travailliez sur le projet de
passé, nous sommes différents de
“pao pour la femme nomade”
nos ancêtres; l’être humain est l’en-
à suspendre sous la verrière
chevêtrement de lui-même et de
de Victor Horta, aux Magasins
l’influence des lieux qu’il fréquente
Wauquez, vous nous entrete-
et époques qu’il traverse.
niez du concept de “nomade”.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
• Votre architecture semble
questionner la relation à la
Si le concept n’a pas fondamenta-
tradition. Quelle est donc votre
lement changé, la composante
position par rapport à cet
“nomade” de notre société s’est
héritage culturel, du point de
amplifiée. Avec les téléphones et
vue de l’usage des couleurs ?
ordinateurs portables, nos semblables se déplacent de plus en
Personnellement, je n’éprouve pas
plus. Ils ont même des adresses
une attirance exclusive pour les
virtuelles… et sont donc de plus
couleurs traditionnelles. Toutefois,
en plus nomades. Cependant, ils
je pourrais décrire la beauté des
conservent un lieu où habiter.
couleurs japonaises traditionnelles
Nous avons donc deux visages.
par ces quelques images : la chau-
Moi-même qui n’arrête pas de me
mière silencieuse au milieu des
déplacer, je finis toujours par ren-
feuilles d’automne, l’écran doré
trer à la maison. D’un côté, je suis
d’un byobu plongé dans la
nomade, de l’autre j’habite Tokyo.
pénombre, la blancheur du papier
D’un point de vue architectural,
des shoji, les coussins teints en bleu
les deux aspects sont intéressants :
indigo et le mobilier laqué en
d’une part des habitats pour
rouge vermillon… Au Japon, les
“nomades”, de l’autre des domi-
couleurs traditionnelles sont
ciles pour les “habitants”.
extraites du monde de la nature…
Par le passé, toute communication
Même le rouge est considéré
nécessitait la présence de corps
comme une couleur naturelle, car
réels, matériels. Nous avons aujour-
on l’obtient à base de pigments
d’hui un corps supplémentaire, vir-
naturels. C’est pourquoi, dans le
tuel, par qui transite la communica-
Home pour personnes âgées de
tion. Bien qu’il permette de com-
Yatsushiro, je me réfère à d’anciens
muniquer aisément avec le monde
pigments traditionnels japonais.
entier, ce corps virtuel n’est pas la
Suite à l’ouverture de la culture
composante essentielle de l’être
japonaise aux influences occiden-
humain. Aussi, les technologies de
tales, d’autres couleurs ont fait leur
l’information nous obligent-elles à
apparition. Aujourd’hui, les
reconsidérer progressivement la
influences culturelles se mêlent :
matérialité de notre corps. C’est le
couleurs traditionnelles et couleurs
corps réel qui nécessite une archi-
du monde, tantôt se côtoient en un
tecture, le corps virtuel n’en a pas
chaos coloré, une spirale de cou-
besoin. Néanmoins, l’architecture
leurs, tantôt forment une palette
se doit d’évoluer, car si physique-
universellement uniforme, façon
Mac Donald. Et, tout comme ma
mère portait, à la fois, le kimono
et des vêtements européens, j’ai dû
aborder l’architecture au travers
Caserne des pompiers © Naoya Yatakeyama
du prisme synthétisant l’influence
la Villa Katsura et de l’Unité d'habi-
celui des autres étages par le biais de colonnes-
tation de Le Corbusier.
tubes qui laissent entrevoir l’animation stimulée par
À Tokyo, couleurs américaines,
européennes, asiatiques et japo-
le bâtiment. Ce sont ces colonnes-tubes qui génèCaserne des pompiers © Naoya Yatakeyama
naises traditionnelles se superpo-
rent une multiplicité d’espaces, d’une manière
similaire aux arbres dans la forêt. Sur ces vastes
sent, brillent et meurent instanta-
circulation, dont les couleurs vives
plateaux, le mobilier est déposé et peut être déplacé
nément dans un chaos sans fin.
soulignent l’importance. Les cou-
à volonté. Tout comme dans la nature, on choisit un
J’ai le sentiment qu’aujourd’hui les
leurs n’ont pas de significations
lieu pour y profiter au mieux des sensations et
couleurs se “consomment” et se
intrinsèques, c’est par associations
impressions du moment; ce lieu peut donc être dif-
“consument”. Le processus de
qu’elles prennent sens.
férent selon le moment de la journée. C’est le senti-
transformation de la vie urbaine est
La transformation perpétuelle de
ment de bien-être qui guide le choix du lieu où
tel que les couleurs disparaissent
toutes choses me semble essentiel-
s’installer et détermine l’activité ad hoc ; non l’inver-
aussitôt après être apparues; une
le. C’est pourquoi je désire sincère-
se. De la même manière, bien que la structure
fois disparues, d’autres apparais-
ment faire des objets
générale de la médiathèque de Sendai ne change
sent, et ainsi de suite...
d’architecture temporaire. Il en va
pas fondamentalement, elle permet à tout un cha-
de même pour la couleur, dont je
cun de choisir son lieu en fonction de l’instant,
veux qu’elle soit encore plus tem-
car l’usage n’est pas figé.
• Ceci nous renvoie à un
autre des concepts que vous
poraire; fonction de la lumière
avez développé, celui de
naturelle, des saisons,… Tout
“blurring architecture”.
comme les saisons, les lumières et
traditionnelle japonaise dans laquelle les
Qu’en est-il de la couleur ?
les couleurs, l’architecture doit par-
tatamis étaient, à l’origine, un élément de
ticiper de la transformation perpé-
mobilier que l’on déplaçait selon l’endroit où
tuelle des choses.
l’activité requérait de s’asseoir. Quelle est
Si dans notre société contemporaine, toutes les couleurs sont absorbées, c’est aussi ce mélange de
• Ceci est proche de l’esprit de l’architecture
votre attitude lorsque ce bâtiment doit-être
• Le temps semble être, pour
lumière et de couleurs qui compose
vous, une unité de mesure
la palette d’un lieu. Ainsi, la Tour
très restreinte, or la période
des Vents à Yokohama, organise
d’utilisation d’un bâtiment
le chaos apparent des lumières
se compte en décennies.
urbaines. Mon architecture est
Comment gérez-vous cette
semblable aux flux colorés du
apparente contradiction ?
construit hors du contexte culturel japonais ?
monde, tels celui de l’air ou de
l’eau, dans leurs entremêlements
La durée de vie d’un bâtiment est
de couleurs. Les fragments colorés
supérieure à celle de l’usage pour
se mélangent, et tout comme l’air
lequel il est conçu, il doit dès lors
ou le vent, disparaissent pour
permettre l’adaptation de l’espace
réapparaître sous forme d’autres
afin de permettre d’autres utilisa-
mélanges de couleurs…
tions. Prenons l’exemple de la
De la sorte, la Caserne des pom-
Médiathèque de Sendai, dans
piers de Yatsushiro est constituée
laquelle extrêmement peu de
extérieurement par les reflets du
cloisons fragmentent les vastes
métal et du verre et intérieurement
espaces intérieurs du bâtiment;
par le blanc des parois, avec les-
l’espace de chaque niveau est
quels contrastent les orifices de
grand ouvert et s'entremêle avec
Mediatheque Sendai © Naoya Yatakeyama
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Le pavillon conçu pour Bruges, capitale européenne de la culture en 2002, propose aussi un espace
intérieur “non-clos”, où la distinction entre intérieur et extérieur est inexistante. Ceci procure une
plus grande liberté d’utilisation. J’ignore comment
Pavillion pour Bruge 2002 © HIroyuki Hirai
le public fera usage du lieu, mais il me semble
intéressant de donner la possibilité de vivre
pareille expérience en Belgique. Pour ma part, je
• C’est de l’interaction entre per-
une “lumière blanche transparente”.
serais heureux d’y voir un défilé de mode… Un
sonnes que naît l’architecture.
Cette lumière blanche, transparen-
défilé de mode sur une place séculaire ! Si l’archi-
Dès lors, peut-on considérer
te, qui tel l’éclat de la sagesse, est
tecture contemporaine peut être plus légère que
que ce soit par l’habillement
absorbée et activée par toutes les
par le passé, voire quasi-évanescente, elle a néan-
que s’expriment la “couleur
couleurs, et dont l’âme humaine,
moins besoin d’un lieu palpable où s’établir…
locale” dans vos projets ?
selon les écritures tibétaines, est
imprégnée après la mort.
• Considérant l’individu
comme origine de
constituée d’espaces blancs, dans
toute architecture,
lesquels s’insèrent ensuite des cou-
de thé est un microcosme,
vous développez vos
leurs. C’est sans doute par l’habille-
dont l’harmonie avec la nature
projets depuis l’inté-
ment des usagers que se glisse la
est fonction de l’instant.
rieur. Dès lors, com-
couleur locale dans mon architectu-
Qu’en est-il de la perception
ment intégrez-vous
re. Néanmoins, la couleur fonda-
de votre architecture ?
les spécificités locales
mentale est toujours le blanc. Pour
de la couleur dans
moi, cela n’a pas de sens d’utiliser
On ne peut séparer la perception
vos réalisations ?
les couleurs en fonction d’affinités
nocturne et diurne des bâtiments.
personnelles. C’est pourquoi je crée
Selon l’heure, du jour ou de la
des espaces essentiellement blancs,
nuit, l’expression du bâtiment se
Personnellement, ce n’est pas par la couleur que je
ponctués de taches de couleurs.
modifie. Cette modification de
commence à concevoir un projet. On peut cher-
J’utilise largement du mobilier de
notre perception de l’architecture
cher à intégrer les spécificités locales par le recours
couleur, car dans un espace blanc,
est fondamentale. Ainsi, le jour la
aux matériaux du cru. Cette approche n’est cepen-
un siège rouge suggère déjà une
forêt réelle se reflète sur la façade
dant pas la mienne. Intégrer des couleurs de cette
silhouette humaine. Dès lors, tant
de la Médiathèque de Sendai… et
manière ne m’intéresse pas, je préfère alors me
un mobilier rouge, que des per-
à la tombée de la nuit, une forêt
passer de couleurs ! Ayant des projets dans divers
sonnes habillées de rouge crée le
d’arbres virtuels - les colonnes -
pays, je suis amené à voyager fréquemment et à
lieu. Couleurs du mobilier, couleurs
apparaît progressivement. A ce
changer de pays quasi quotidiennement : aujour-
des vêtements,… créent l’atmo-
moment là, le paysage intérieur
d’hui en Belgique, demain en Espagne, Pays-Bas,
sphère dans un espace essentielle-
n’est plus, à mes yeux, architectu-
France,… Et, bien que ces pays soient tous euro-
ment blanc.
re : c’est une autre forêt, une autre
péens, je perçois combien, en chaque lieu, les
Et de même que la couleur de base
nature. Cela me fascine !
habitants et les manières de communiquer sont
de mon architecture est le blanc,
différents. Où que ce soit dans le monde, mes pro-
mon habillement est fondamentale-
jets débutent de la même manière, car c’est la
ment noir. Néanmoins, et ainsi que
même personne qui les conçoit… moi-même.
dans mon architecture, certains
C’est au fil des échanges, à propos du projet, que
vêtements composant mon habille-
s’insèrent progressivement des “couleurs locales”.
ment apportent discrètement une
Ce processus m’enthousiasme : où que ce soit, au
touche de couleur. Les couleurs
Japon comme en Europe, la réalisation d’une idée
font aussi partie de la mode. Car la
personnelle, non enrichie par l’échange avec
mode est l’expression, ou le reflet,
autrui, ne m’intéresse guère. Ce qui m’intéresse,
d’une époque. Aussi, je rêve d’un
c’est l’évolution de mon mode de pensée selon
futur où la lumière de nos villes
les circonstances, dans un lieu donné.
chaotiques se métamorphosera en
Maison de retraite à Yatsushiro
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Mon architecture est à l’origine
• L’architecture du pavillon
• Interview de Toyo Ito, réalisée en
•
•
japonais, par Jean-Luc CAPRON,
Dr. Eng. Architect, et Marie-Hélène
HUYSMANS, artiste sérigraphe
(Hic et nunC), le 08 Novembre 2001,
Sigma Congres (Auditorium 2000,
Heysel-Bxl)