Les Murchidât au Maroc Entre islam d`État et islam au féminin

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Les Murchidât au Maroc Entre islam d`État et islam au féminin
Karima Dirèche*
Les Murchidât au Maroc
Entre islam d’État et islam au féminin
Résumé. Avec l’émergence des murchidât dans l’espace religieux marocain, c’est la reconnaissance
inédite du rôle religieux d’éducatrice des femmes dans la sphère publique. Elles sont présentées,
par l’État et relayé en cela par la presse nationale, comme un des vecteurs de diffusion d’un islam
marocain moderne et féministe. Ces nouvelles prédicatrices, soumises à une formation en droit
musulman et en sciences sociales sont actives dans le cadre des prisons, des hôpitaux, des lieux
de travail et des espaces associatifs et s’adressent à un public de femmes principalement. Mais à y
regarder de plus près, ces assistantes sociales, éducatrices et guides des préceptes islamiques et du
nouveau code de la famille, se retrouvent au carrefour de toutes les contradictions et paradoxes liés
aux exigences de la bonne gouvernance et de la volonté de préserver l’identité religieuse du pays
des emprunts fondamentalistes.
Mots-clés : Maroc, Islam, féminisme, Murchidât
Abstract. The Murchidât in Morocco: Between State islam and feminist islam. Since the murchidât
appeared, the religious role of education by women in the public sphere is originally recognized.
The State, and hence the national media, present them as a way of spreading a modern and feminist
moroccan islam. These new preachers have followed a degree course in the fields of islamic law
and social sciences. They are active in prisons, hospitals, professional and associative places where
they mainly deal with women. But if we look closer, these social assistants, instructors, guides of
the islamic precepts and the new family code, stand in an ambivalent situation. On one side, they
are supposed to attest good governance, and on the other side, they promote the religious identity
of the country as a protection from the fundamentalist borrowings.
Keywords: Morocco, Islam, Feminism, Murchidât
*
CNRS/Centre Jacques Berque, Rabat.
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En mai 2005, la presse marocaine présentait la première promotion officielle
des murchidât comme « le nouveau visage de l’islam marocain, modéré, tolérant
et moderne ». Âgées de moins de 40 ans et titulaires d’un diplôme universitaire,
ces nouvelles prédicatrices, soumises à une formation en chari‘a et en psychologie sociale, sont affectées dans des mosquées. Elles sont amenées à transmettre
les valeurs religieuses à un public de femmes et d’enfants dans le cadre des prisons,
des hôpitaux, des lieux de travail et des espaces associatifs. Au-delà de la reconnaissance inédite du rôle religieux d’éducatrice des femmes dans la sphère
publique, l’émergence des murchidât dans la société marocaine répond, avant tout,
à une double lecture liée à un double contexte socio-politique :
– celui dans lequel s’inscrivent les actions entreprises par l’État marocain
au lendemain des attentats de Casablanca du 16 mai 20031 pour imposer un « islam
marocain » officiel, éloigné des dérives intégristes islamistes. Actions qui impulsent une dynamique de modernisation du champ du religieux et de la valorisation
d’un islam national ;
– celui de la promotion des droits des femmes liée à la réforme de la moudawana2,
instaurée en 2004, faisant ainsi du Maroc (après la Tunisie) l’un des très rares pays
musulmans à instituer l’égalité juridique entre les hommes et les femmes.
Les murchidât apparaissent ainsi et selon les discours officiels comme un
des vecteurs de diffusion d’un islam moderne et féministe. Mais à y regarder de
plus près, ces assistantes sociales, éducatrices, accompagnatrices et guides des
préceptes islamiques et du nouveau code de la famille, se retrouvent au carrefour de
toutes les contradictions et paradoxes liés aux exigences de la bonne gouvernance
et de la volonté de préservation de l’identité religieuse du pays des emprunts fondamentalistes. Modernisation et professionnalisation du champ religieux, certes, mais
parfois au prix de subtiles négociations avec les mouvements islamistes et surtout
au prix de multiples compositions avec la vague de religiosité conservatrice qui
prédomine dans la société marocaine. Les femmes commencent donc à occuper la
scène religieuse, jusque là réservée à quelques rares ‘alimât, mais sous des conditions sévères. Des conditions de recrutement et de formation qui les obligent à
composer, en permanence, avec les poussées conservatrices et les dynamiques de
retraditionnalisation3 et les aspirations d’autonomie et d’aspiration des femmes
de plus en plus présentes sur la scène publique. Le Maroc, à l’instar des autres
pays musulmans, est confronté aux mêmes phénomènes socio-démographiques
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Série d’attentats suicides qui ont provoqué la mort de 45 personnes et une centaine de blessés.
Il faut rappeler rapidement les points principaux du code de la Famille que la réforme a transformés :
la levée de la tutelle pour les femmes au moment du mariage ; l’égalité d’âge pour le mariage et l’égalité
des droits et des devoirs de chacun des époux ; le partage des biens des époux ; le divorce par consentement
mutuel ; la garde des enfants confiée à la mère même en cas de remariage de cette dernière ; l’obligation
du test de paternité, en cas de litige ; la polygamie soumise à des conditions draconiennes.
Par retraditionnalisation, nous entendons le processus qui consiste à remettre au goût du jour et à valoriser
les valeurs et principes liés à l’identité culturelle et religieuse d’un groupe et qu’il faut protéger d’une occidentalisation jugée menaçante et intrusive pour la société concernée.
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(baisse de la fécondité des femmes et lente émancipation juridique et économique)
mais surtout à l’élévation du niveau d’instruction des femmes. Ces dernières sont
en train de rattraper leur retard dans l’accès aux diplômes, elles dépassent le niveau
d’instruction de leurs mères et de plus en plus celui de leurs pères. Elles investissent des registres d’activités et des domaines professionnels où elles sont appelées à côtoyer et à fréquenter des hommes dans un rapport de concurrence et de
performance sur le marché du travail. Avec les murchidât, c’est l’univers religieux
– considéré, jusque là, comme un espace exclusivement masculin – qui commence
à être investi.
Allah, al watan, al mâlik Pour la défense d’un « islam marocain »
L’émergence des murchidât sur la scène publique intervient dans un contexte plus
global de la réorganisation de l’islam marocain et de la modernisation de l’appareil religieux. La réforme commence avec la nomination, en novembre 2002, d’un
ministre des affaires islamiques et des habous, Ahmed Tawfiq, qui n’est ni théologien ni ‘alim 4. Ahmed Tawfiq est historien5, écrivain et auteur de plusieurs romans
à succès. Disciple de la confrérie soufie de la Boutchouchiya, il représente à la fois
une figure marquante du système politico-administratif du Makhzen mais également
une figure intellectuelle et politique en rupture avec celles de ses prédécesseurs. La
nomination du nouveau ministre s’accompagne du déploiement de la réforme de
l’appareil religieux et de l’élaboration d’un discours sur l’islam marocain. Ahmed
Tawfiq est un des promoteurs de cette identité religieuse nationale qui affirme à la
fois la spécificité d’un islam national fondée sur le respect du rite malékite et sur
l’importance du soufisme mais également sur des caractères historiques propres au
pays. Des caractères historiques qui auraient forgé un islam national authentiquement
marocain. En somme un islam marocain qui serait, avant tout, le produit de l’histoire
du pays et de son peuple et distant de toutes les influences radicales apportées par
l’Orient. L’importance accordée à l’expérience historique du Maroc pour identifier
et définir une pratique religieuse nationale est en quelque sorte un gage d’authenticité, mais surtout d’indépendance à l’égard des modèles religieux du reste du monde
musulman. Une définition qui entre dans la droite ligne de la volonté politique royale :
« Est-il donc besoin pour le peuple marocain, fort de l’unicité de son rite religieux et
de l’authenticité de sa civilisation d’importer des rites étrangers à ses traditions ? »6.
Cette thèse de la défense et de la promotion de l’islam marocain constitue le socle
idéologique de la nouvelle politique religieuse instaurée par le roi Mohamed VI.
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Docteur en sciences islamiques.
Professeur à l’université de Rabat, il fut directeur de l’Institut d’Études Africaines puis directeur
de la Bibliothèque Nationale du Royaume et auteur de plusieurs romans écrits en arabe.
Discours du trône, 30 juillet 2003.
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Les attentats de Casablanca en 2003 ont rendu la réforme encore plus urgente,
et la reprise en main par l’État, prioritaire. C’est la fin du modèle de « l’exception
marocaine »7 au regard du voisin algérien, répulsif et effrayant. Contrer le Salafisme
jihâdiste devient indispensable, mais c’est aussi l’occasion rêvée de faire reculer l’opposition islamiste8 représentée par le PJD9, principale force conservatrice bloquant
notamment la réforme de la moudawana. C’est dans un contexte de surveillance
étroite des mouvements islamistes10 et de chasse aux intégristes wahhâbites que
le texte de réforme du statut personnel et de la famille a été adopté en 2004. Avec
une opposition islamiste muselée (mais en même temps sollicitée comme force
d’opinion représentative), le roi, avec sa légitimité d’amîr al-mu’minîn, devient
premier fqih11 du royaume et impose les changements juridiques souhaités12.
Mais cela est le résultat d’une gestion étatique habile des stratégies du pouvoir
avec les mouvements conservateurs. Le long processus de la moudawana a souligné l’impossibilité pour la monarchie marocaine de sortir de l’univers sémantique
religieux dans la réforme du Code du statut Personnel (Ramirez, 2007). C’est en
tant que Commandeur des croyants que le roi Mohammed VI est légitime dans
l’arbitrage concernant les changements juridiques, même si les changements apportés s’éloignent considérablement de la jurisprudence traditionnelle des fuqaha13.
L’État prêche donc un islam modéré, conforme à un islam traditionnel marocain qu’on doit protéger des assauts du fondamentalisme, mais qui doit également
convaincre les islamistes du PJD. La guerre contre les islamismes radicaux demeure
une priorité et s’est concrétisée encore récemment, en mars 2009, par la rupture
diplomatique avec l’Iran, accusé de prosélytisme shiite14. Car la « menace shiite » est
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Une « exception marocaine » qui s’expliquerait également par le caractère sacré de l’autorité du
roi ; à la fois chef religieux mais également chef politique du royaume. Consensus matérialisé par
la bey’a, acte d’allégeance des fidèles envers le roi. Une « exception marocaine » qui désignerait
également un modèle de stabilité sociale et politique dans le monde arabe surtout au regard de
l’Algérie voisine meurtrie par une guerre civile qui a duré près de dix ans. Un modèle politique qui,
aux yeux de l’opinion internationale et jusqu’aux attentats de Casablanca, avait su se préserver de
l’extrémisme religieux et des idées jihâdistes.
Dans Les islamistes marocains. Le défi à la monarchie (Zeghal, 2005), Malika Zeghal répertorie l’islamisme marocain en trois grandes familles :
- Un islamisme légaliste représenté par Le Parti de la Justice et du Développement (PJD) crée officiellement en 1998.
- Un islamisme mystique/rebelle représenté par l’association Justice et Bienfaisance de cheikh Yassine qui
refuse jusqu’à présent de se constituer en parti officiel.
- Un islamisme salafiste/jihadiste lié aux réseaux transnationaux d’un islamisme mondialisé.
Parti de la Justice et du Développement et principale force d’opposition au Parlement.
Al ‘adl wa-al-ihsân et le PJD.
Jurisconsulte.
Souleimane Bencheikh, « Religion, le premier imam », Tel Quel, 25-31 juillet 2009.
Pluriel de fqih.
« La raison principale de cette rupture diplomatique est liée au soutien du Maroc (à l’instar de la Turquie et
de la Russie) à la principauté de Bahreïn dont l’intégrité territoriale est remise en cause par l’Iran. Les autorités iraniennes reprochent au royaume chérifien son engagement qu’ils qualifient « d’erreur ». C’est l’occasion pour le Maroc de rappeler son ambassadeur et de condamner l’activisme shiite (…) Cette attitude
inadmissible dirigée contre le seul Maroc est doublé au demeurant d’un activisme avéré des autorités de
ce pays (l’Iran) et notamment de sa représentation diplomatique à Rabat, visant à altérer les fondamentaux
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prise très au sérieux par les instances politiques et religieuses du pays qui déploient
des dispositifs de surveillance et de prévention auprès de la population marocaine.
Cette réforme passe donc par une série d’opérations de modernisation notamment
en matière de communication et de transformations de l’enseignement traditionnel.
Car il s’agit, avant tout, d’éduquer la population selon un islam d’État. Le Ministère
des affaires religieuses est la première institution religieuse à effectuer sa mue15,
suivi par une révision de la législation sur les lieux de culte qui permet le contrôle,
par l’État, de toutes les mosquées. Une des grandes innovations de la réorganisation
des structures religieuses a consisté à placer directement les conseils régionaux des
oulémas sous la tutelle du roi et non plus sous le contrôle du ministère des affaires
islamiques et, fait révolutionnaire, des femmes y participent16. La réforme permet,
à terme, la subordination des autorités religieuses et cléricales à l’autorité monarchique et profite au personnage du roi, seul détenteur de l’arbitrage final.
Pour concurrencer les chaînes religieuses satellitaires du Moyen-Orient, l’État
a lancé une radio coranique et une chaîne de télévision toutes les deux nommés
assadissa17, en rappel du nom du roi. Mais ces nouveaux médias ont du mal à rivaliser avec les records d’audience que certaines chaînes de prédication égyptiennes
ou saoudiennes enregistrent18.
Si Mohamed VI ne révolutionne pas le système clérical marocain, il prend, néanmoins ses distances avec la politique religieuse d’Hassan II. Ce dernier, à la fin des
années 1970, avait réprimé tous les mouvements de gauche et d’extrême-gauche
en accentuant un nationalisme musulman, seul garant à ses yeux d’une identité en
danger. Un processus de traditionalisation qui va de pair avec une arabisation et
une islamisation du système éducatif marocain19 qui soulignent un véritable fondamentalisme d’État (El Ayadi, 1997 ; Tozy, 1999). Mohamed VI se démarque, certes,
de cette politique qui a fait le terreau du salafisme et de l’extrémisme religieux, mais
la dynamique d’une religion d’État est plus que jamais présente, même si elle se
décline parfois sur des thématiques de citoyenneté et de tolérance.
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religieux du royaume, à s’attaquer aux fondements de l’identité ancestrale du peuple marocain et à tenter
de menacer l’unicité du culte et le rite malékite sunnite du Maroc dont le garant est le roi Mohamed VI » ;
dépêche AFP du 6 mars 2009. Ceci dit, les relations entre le Maroc et l’Iran ont toujours été tumultueuses
depuis le renversement du shah et la révolution de Khomeiny en 1979.
Un des sites web ministériels les plus performants en matière d’informations.
Quatre femmes siègent au Conseil Supérieur des ‘Oulémas et une femme au moins, sinon deux, dans les
conseils locaux.
La sixième (chaîne).
Le monde arabe compte aujourd’hui 489 chaînes satellitaires dont 80 exclusivement religieuses, Rissâla,
Hidâya ou Iqra’ sont régulièrement accusées d’alimenter les attitudes sectaires et de diffuser l’intégrisme
religieux. Cette religiosité cathodique anarchique a fait l’objet de bien des débats à la huitième édition du
forum des médias arabes en mai 2009 à Dubaï.
En 1979, l’enseignement de la philosophie (dispensé dans les universités de Rabat et de Fès) est concurrencé
très fortement par l’importance considérable accordée à l’enseignement des études islamiques (tarbiyya el
islâmiyya). Les nouvelles universités, créées au cours des années 1980, voient l’ouverture des départements
d’études islamiques au détriment des départements de philosophie. Il faudra attendre le début des années
2000 pour que la philosophie soit à nouveau enseignée dans les facultés de lettres du Maroc.
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Contrer les intégrismes de tout poil, occuper l’espace public, promouvoir un
islam de proximité, en finir avec un personnel religieux mal formé et sans diplômes,
rajeunir les cadres sont autant de dossiers ouverts et autant de défis. Car l’espace
public marocain est occupé depuis longtemps par les prédicateurs indépendants
et les mouvements radicaux qui ont une longueur d’avance ; les mouvements fondamentalistes ont leurs propres imams et prédicatrices. Ces derniers ont un point
commun : le rite wahhabite comme source de jurisprudence. Certains ont séjourné
en Arabie saoudite et ont parfois suivi des études de théologie dans les universités du pays. Ils rayonnent dans les périphéries urbaines, dans les bidonvilles de
Casablanca, de Rabat et de Marrakech et investissent principalement les écoles
publiques, abandonnées aux classes populaires et défavorisées. C’est une bataille
de terrain que les imams et murchidât mènent pied à pied avec eux dans une surenchère de légitimité de leurs actions.
Un des grands volets de cette réforme est le rajeunissement, la formation et l’ouverture au monde du personnel clérical. Les imams et les murchidât, qui achèvent
leur formation correspondent à une génération toute inédite au Maroc. La formation
des imams et des murchidât exige avant tout de s’adapter au monde actuel et d’utiliser de nouveaux instruments pédagogiques et de communication. La concurrence
avec les autres prédicateurs impose de nouvelles stratégies et exige surtout un changement d’image ; notamment celle associée à l’austérité du malékisme maghrébin
et aux « vieilles barbes ». Il s’agit de prouver que l’on peut être pieux et moderne
à l’instar de ces prédicateurs télégéniques qui viennent du Moyen-Orient et qui
fascinent le public20. Le Maroc commence à produire des imams-stars comme
Omar Kasabri21, imam de la Mosquée Hassan II de Casablanca qui attire des foules
immenses lors des prières de tarâwih22 pendant le mois du Ramadan.
La féminisation du personnel religieux participe de cette politique de modernisation et de proximité voulu par le roi Mohamed VI. C’est à la fois un gage de
la promotion d’un islam sunnite et tolérant dont le Maroc serait un des meilleurs
représentants mais surtout un gage de démocratisation de la société marocaine.
La valorisation du statut de la femme23 étant, pour l’État marocain, la meilleure
preuve de sa volonté de démocratisation et de modernisation de la société.
Les murchidât comme les imams, nouvellement formés, font partie des générations de diplômés-chômeurs qui apostrophent depuis plus de dix ans l’État
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Comme l’Égyptien, ‘Amr Khaled qui, en utilisant les méthodes des télé-évangélistes américains, a transformé les prêches télévisés en véritables shows. Sa notoriété a dépassé l’Égypte et il se produit dans l’ensemble du monde musulman.
Surnommé le « rossignol des minbars », il est la star de la psalmodie coranique. Il déchaine une ferveur
populaire aussi bien auprès des femmes que des hommes et ses passages à la télévision marocaine enregistrent des pics d’audience élevés.
Prières surérogatoires du soir pendant la période du ramadan.
Nous avons choisi d’utiliser le singulier « la femme » dans cet article plutôt que le pluriel « les femmes »
selon l’expression arabe ici employée.
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marocain. Si en 2004, le taux de chômage au Maroc s’élevait à 10,8 % de
la population active, il touchait près de 27 % des jeunes diplômés universitaires.
Ce chômage a créé un mouvement social très organisé, dont les revendications pour
une intégration dans la fonction publique24 imposent des stratégies très élaborées
(Emperador, 2007 et 2008) avec les représentants de l’État. Les diplômés dont
le cursus est entièrement arabophone et strictement littéraire sont les premiers à être
touchés par le chômage. Ainsi, l’ouverture du concours d’imams et de murchidât
et le type de profils exigés correspondent à une offre de compétences disponibles
sur le marché de l’emploi. Pourrait-on dès lors parler de reconnaissance à l’égard
de l’État marocain qui les emploie à des conditions qui restent décentes25 et surtout
prometteuses pour l’avenir ?
La critique est sévère du côté des mouvements islamistes, notamment celle qui
émane de ‘Adl wa al Ihsân26. Elle souligne l’entreprise de dépolitisation d’une
jeunesse en perte de repères, critique à l’égard de l’islam traditionnel mais qui ne
sort pas du référentiel islamique. Il est alors facile de mobiliser et de séduire ces
compétences, souvent contestataires, en en faisant des agents zélés d’un islam national et révérencieux à l’égard du pouvoir monarchique.
Des femmes dans le champ religieux : un gage réel de modernité et d’ouverture ?
Présentées par les autorités religieuses comme le résultat d’une volonté de féminiser le champ religieux, les murchidât vont faire l’objet d’une publicité ultra médiatisée, notamment dans la presse internationale qui les présente trop hâtivement
comme des imâms au féminin. Cette publicité se traduit, à l’échelle nationale, par
une polémique dès la sortie de la première promotion. Accusées par certains ‘oulama
de vouloir diriger la prière dans une mosquée au même titre que les imams, elles font
l’objet d’une fatwa express édictée (le 26 mai 2005) par le Conseil Supérieur des
‘Oulama : « le rite malékite et la jurisprudence islamique sont unanimes à proscrire
la direction par la femme de la prière des hommes. Il n’a jamais été prouvé, que
ce soit dans l’histoire du Maroc et chez ses ‘oulama, qu’une femme ait dirigé à la
mosquée la prière des hommes ou des femmes »27. Il est intéressant de souligner à
la fois la rapidité de la promulgation du texte mais également son extrême sévérité
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Le refus de la précarité de l’emploi dans le privé est un des arguments de ces diplômés-chômeurs qui avancent leur formation universitaire comme incompatible avec les exigences du secteur privé.
Les murchidât, en début de carrière, perçoivent 5000 dirhams par mois (460 euros) alors que le SMIG
marocain est à 2000 dirhams (180 euros).
Al ‘Adl wa-al-Ihsân, dirigé par Abdeslam Yassine, représente un courant important de l’islam marocain
dont l'action politique cible des couches populaires les plus défavorisées. Ses actions privilégient la dimension caritative et l’éducation religieuse et scolaire avec une forte moralisation de la société. Organisé
sous forme d’association, il ne tient pas encore, à l’instar du PJD, à se transformer en parti politique.
Texte de la fatwa, 26 mai 2005.
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qui tranche définitivement la question de l’imâmat au Maroc28. Question qui n’a par
ailleurs jamais été posée et encore moins revendiquée par les nouvelles recrues.
La mobilisation d’un discours ultra conservateur à l’égard des femmes et le déploiement du dispositif juridique traditionnel viennent illustrer la difficile gestion des
grands équilibres de la société marocaine dans laquelle le religieux à dominante
conservatrice (El Ayadi, Rachik, Tozy, 2007), aidé en cela par l’État, rappelle à
l’ordre quiconque tente de le remettre en question, sinon le contester29.
Il faut rappeler que cette interdiction de l’imâmat de la femme renvoie au scandale suscité par Amina Wadud30 qui, en mars 2005, sur l’invitation de l’association
Muslims Wake up, a mené une prière mixte dans une cathédrale à New York. Même
acte accompli en Italie, en avril 2005, par une infirmière d’origine marocaine,
Naima Gouhaï, qui a dirigé une prière dans la région de Sienne. Ces actes jugés
transgressifs par les milieux conservateurs ont soulevé la question de la réforme de
l’islam et celle de la femme comme autorité religieuse. Et de nombreuses personnalités religieuses du monde sunnite ont exprimé leur désapprobation31 sur la question
tout en rappelant que l’imam ne pouvait être qu’un homme : « La femme imam fera
la prière devant les hommes. Ceux-ci vont être distraits en la voyant. La spiritualité
de ce moment de communication avec Dieu disparaîtra »32.
La fatwa express a été formulée à la fois pour éviter des dérapages médiatiques
et politiques mais surtout pour anticiper une récupération par les milieux fondamentalistes. L’État compose avec la vague de conservatisme religieux qui frappe le
Maroc et plus généralement l’ensemble du Maghreb. Il détient, à lui seul, le monopole du contrôle du champ religieux national.
C’est, donc, dans un cadre théologique et politique étroitement balisé qu’opèrent
les murchidât. Il n’est pas question pour elles de soulever la question de l’ijtihâd33
et encore moins du droit à l’interprétation du fiqh34 par les femmes. Et a fortiori
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Ce qui fait intervenir Asma Lamrabet, sociologue et fondatrice du groupe de travail sur les questions
de la femme et du dialogue interculturel : « (…) L’inconvenance de la fatwa, c’est qu’en plus d’être franchement inopportune, elle vient verrouiller de façon préventive, le champ du débat religieux en prétendant de trancher de façon absolue sur une problématique qui n’a pas eu lieu. (…) Il est malheureux de
constater que cette fatwa donne l’impression que les détenteurs du discours officiel sur l’islam ont eu
besoin de « re-délimiter » les lignes de démarcation très masculines contre toute tentative de réforme
réelle et profonde du débat sur l’islam notamment concernant la problématique du statut de la femme »,
[http://www.asma-lamrabet.com]
Ainsi le MALI (Mouvement Alternatif pour les Libertés) qui avait lancé, à la fin du ramadhan 2009 une
opération de « dé-jeûneurs » a vu plusieurs de ses membres arrêtés. Ou alors l’affaire des « homosexuels »
du Ksar el Kébir en novembre 2007 qui avait déchaîné des émeutes populaires et la pression des médias.
Professeure d’études islamiques à l’université du Commonwealth de l’État de Virginie et auteure de Inside
the Gender jiha. Women’s reform in Islam (oneworld Publisher, 2006) et Qur’an and women: rereading the
sacred text from a woman, (1999).
Mohamed Sayyid Tantaoui, grand sheikh d’El Azhar, Sheikh al Qaradawwi, Omar abou Namous du Centre
Culturel Islamique de New York…
Mohamed Sayyid Tantaoui.
Effort de réflexion et de raisonnement sur le droit islamique afin d’y trouver la règle à appliquer au cas posé.
Droit musulman.
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de remettre en question les inégalités de genre dans la pratique de leurs fonctions.
Aucune prédicatrice ne s’indigne, par exemple, des conditions de recrutement qui
exigent des candidats imams l’apprentissage de la totalité du Coran et des candidates celui de la moitié seulement35. Cela semble aller de soi. Et la fatwa n’a fait
l’objet d’aucune discussion ni d’aucun remous parmi elles. Nous sommes très loin
des propos d’Amina Wadud :
« Je propose un jihâd antisexiste parce que le temps est venu pour les musulmanes de
revendiquer leurs droits. C’est une tâche titanesque car c’est un vrai défi aux ultra-orthodoxes qui monopolisent l’interprétation des textes. (…) Au-delà du travail contre l’ignorance et la pauvreté, il faut que la musulmane surmonte le conflit entre la cellule familiale
et son autonomie propre. La famille ne doit pas être tout pour une femme »36.
Une formation new look
La formation dont bénéficient les murchidât s’effectue en un an et aborde plus
d’une trentaine de matières. Sur les 1350 heures d’enseignement, la moitié est
consacrée aux sciences religieuses et à l’art de la khutba37 (le prêche) ; l’autre moitié
du volume horaire illustre la volonté d’ouverture et de modernisation du cursus :
histoire comparée des religions, psychologie, langues étrangères, informatique,
sciences humaines…
Le programme est lourd et exigeant mais la fonction à laquelle elles sont destinées est encore plus difficile. Car la murchida se doit d’être, à la fois, une prédicatrice, une guide, une conseillère auprès de groupes sociaux populaires et plutôt
défavorisés. Elle se doit d’aborder aussi bien les questions proprement théologiques liées à la pratique quotidienne de l’islam que les questions de société, de
sexualité ou d’alphabétisation. Chargées de la paix des âmes, certes, mais leurs
tâches renvoient à des réalités sociales et psychologiques autrement plus difficiles :
déviances et délinquance des jeunes, isolement et analphabétisme des femmes,
pauvreté, chômage, souffrances multiples des individus… la tâche est rude (et elles
n’y sont pas forcément préparées) et exige de l’expérience. Une fonction polyvalente
qui exige des capacités d’adaptation et un réel talent de communication dans les
langues populaires, la dârija et le tamazight. La dimension pédagogique en arabe
dialectal et en berbère de la fonction de murchida est essentielle et elle répond de
35
Conditions d’admission : pour les candidats, être titulaire de la licence ou du certificat d’Al-Alamiyya ;
apprendre la totalité du Coran ; être âgé de moins de 40 ans. Pour les candidates, être titulaire de
la licence ; apprendre la moitié du Coran ; être âgée de moins de 40 ans. Programme de Formation
des Imams et des Morchidates (prédicatrices). Conditions d’admission, durée de formation et matières,
[http://www.habous.gov.ma]
36
37
Amina Wadud, « Nous voulons être des musulmanes modernes », propos rapportés par François Musseau
dans Libération du 2 novembre 2005.
L’art de l’éloquence et la communication sont privilégiés dans la formation ; car il s’agit pour les imams
comme pour les murchidât de convaincre et de persuader leurs ouailles.
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très près à « l’islam de proximité » prôné par l’État. L’éducation religieuse dans
la langue maternelle permet d’aller plus loin dans la relation et permet d’aborder
des aspects plus intimes de l’existence des femmes et de leurs familles. Lâ hay’a fi
l-dînn (nulle gêne dans la religion), les associations féministes islamistes (notamment celles relevant de Al ‘Adl wa al-ihsân) l’avaient compris depuis longtemps en
investissant de façon très active les classes populaires, et l’une des missions des
murchidât consiste précisément à ne plus leur laisser le champ libre.
Les militants féministes de la LDDF38 s’étaient déjà engagés sur le terrain
des prédicateurs islamistes en n’hésitant pas à utiliser les mêmes rhétoriques. Pour
mieux informer et diffuser les droits acquis par la moudawana et atteindre des
publics de femmes analphabètes et vivant en milieu rural, des cassettes de prêches,
enregistrés avec l’aide de certains ‘oulamas, en dârija et en tamazight sont écoutées
très loin, dans les espaces les plus enclavés. Les prêches proposent des lectures ou
relectures de certains hadiths sur la condition des femmes musulmanes : le prophète
a dit « je vous interdis de battre vos femmes le jour et de leur être amical la nuit ».
Le prophète Mohamed était contre la polygamie. La preuve : lorsque son gendre Ali
voulut prendre une deuxième épouse, il lui répondit : « Fatima est ma fille, je l’aime
plus que tout, si tu veux une deuxième épouse, divorce d’abord de Fatima ».
Ces prêches reprennent la dimension moralisatrice chère aux islamistes : l’oisiveté,
l’alcool, la drogue, le mépris, la condescendance ou la maltraitance à l’égard des
femmes… L’ensemble de ces maux est expliqué par l’ignorance ou le non respect
du Coran et des hadîth.
Quelle légitimité religieuse ? Quel modèle d’émancipation ?
Les murchidât arrivent donc sur un terrain déjà occupé par les islamistes radicaux et, dans une moindre mesure, par les militants féministes pour défendre
un « islam tolérant et moderne et c’est ce message que ces prédicatrices devront
prêcher »39. Comme les prédicatrices islamistes, elles sont des vecteurs de moralisation de la société. Elles se doivent d’être convaincantes, et à la différence des
précédentes, d’être reconnues légitimes dans leurs fonctions.
Cette légitimité sur le terrain est acquise, contrairement aux prédicatrices islamistes et aux militantes féministes, par une valeur ajoutée accordée par l’État.
Elles bénéficient d’une publicité considérable et toutes les manifestations politiques
qui les entourent sont couvertes par les médias nationaux40. Il faut sans doute s’in38
39
40
Ligue Démocratique pour les Droits de la Femme.
Ainsi, la visite aux États-Unis d’une délégation de trois murchidât auprès des représentantes des Églises
réformées et du Rabbinat a fait l’objet d’un documentaire diffusé sur la chaîne nationale Médi1. Ce voyage
« diplomatique » est le fruit d’un partenariat entre le Centre Culturel marocco-américain, fondé en 2003,
après les attentats de Casablanca et de l’American Jewish Committee.
Ainsi, la visite aux États-Unis d’une délégation de trois murchidât auprès des représentantes des
Les Murchidât au Maroc : entre islam d'État et islam au féminin / 109
terroger sur l’écho de leurs activités lorsqu’elles auront à investir les régions rurales
et les espaces montagneux, au sein de groupes de femmes isolées et à la périphérie de tout (car jusqu’à présent, elles n’interviennent que dans les agglomérations
urbaines). Même si les murchidât ne révolutionnent pas pour l’instant les pratiques
de l’encadrement religieux et ne remettent pas en cause la doxa, elles sont dotées,
par leur formation et leur visibilité politique, d’une légitimité qui leur accorde déjà
une reconnaissance sociale et professionnelle. Et même si elles sont éloignées
de la tradition des fqihât41 à qui on confiait, au sein de certains groupes sociaux,
l’éducation des jeunes filles, elles bénéficient d’un capital de confiance quasi-équivalent. Elles peuvent ainsi représenter un modèle d’émancipation féminine, voire
d’affirmation féministe. Modernes par leurs études et leur formation, autonomes
professionnellement, enviées pour leur statut de « fonctionnaires », elles représentent un modèle de réussite féminine et féministe telle que la tradition marocaine
peut le concevoir et surtout le valoriser. C’est, sans aucun doute, un réel succès
pour les femmes notamment celles qui ont suivi un itinéraire d’études supérieures
exclusivement arabophone.
Les murchidât rassurent car elles contribuent à maintenir l’ordre social et politique dans le respect des valeurs nationales et familiales. Enseigner le respect
entre les époux, lutter contre toutes les formes de charlatanisme et de bigotisme,
conseiller… Elles représentent un gage de respectabilité pour les franges les plus
conservatrices de la société marocaine. Leur champ d’activités permet toutes les
formes d’action possibles, du moment qu’elles n’outrepassent pas et ne contestent
pas les limites de leur fonction. Ainsi, le respect du malékisme fait partie du devoir
patriotique de chaque Marocain et contribue au renforcement de la cohésion nationale ; rite malékite considéré, pourtant, comme un des plus réactionnaires du monde
musulman42.
L’arrivée de murchidât dans la sphère religieuse marocaine ne correspond pas
à une volonté de visibilité de féministes islamistes qui proposeraient une relecture
du Coran à l’aune d’une contestation du patriarcat méditerranéen. Il ne s’agit pas de
prendre de la distance avec les interprétations radicales et encore moins d’accorder
la légitimité théologique aux femmes. Elles représentent, avant tout, une des courroies de transmission du dispositif de normalisation et de promotion d’un islam
d’État orthodoxe.
Il semblerait pourtant que la présence des murchidât au cœur de la société marocaine pourrait, à terme, valoriser un modèle de féminisme islamique qui serait une
41
42
Églises réformées et du Rabbinat a fait l’objet d’un documentaire diffusé sur la chaîne nationale
Médi1. Ce voyage « diplomatique » est le fruit d’un partenariat entre le Centre Culturel maroccoaméricain, fondé en 2003, après les attentats de Casablanca et de l’American Jewish Committee.
Femmes lettrées, dotées d’une légitimité concernant l’éducation islamique. Sollicitées par les familles pour
apporter des solutions et des réponses à un certain nombre de questions concernant la famille, les relations
de couple, l’éducation religieuse des filles, la famille…
« Aimer sa patrie fait partie de la foi. Respecter le rite malékite du pays est un devoir », propos d’une
murchida, in « Profession Morchida », Tel Quel, 5 août au 4 septembre 2009.
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voie moyenne entre intégrisme religieux/subordination des femmes et modèle occidental. La société marocaine est travaillée depuis déjà longtemps par des mouvements féministes43 qui posent la question de la femme dans l’islam. Qu’ils soient
issus de la gauche laïque, des partis islamistes modérés (comme le PJD), de l’opposition islamiste (comme Al adl wa-al-ihsân) ou des radicaux, et quelles que soient
leur rhétorique, c’est une question familière dans le débat social et politique.
Le nombre croissant des femmes instruites et diplômées sur le marché du travail,
les nouveaux modèles familiaux (pratique fréquente de la contraception, moindre
natalité, meilleure qualité de vie, plus de temps accordé aux loisirs) sont intégrés
dans les modes de vie de la société marocaine (et plus généralement des sociétés
musulmanes) et ne sont pas du tout incompatibles avec les conservatismes religieux
et culturels. Mais ces changements induisent lentement des effets de contestation
du système patriarcal traditionnel. Ils renouvellent également les normes familiales
traditionnelles et déstabilisent la force des systèmes patriarcaux adossés au soutien
des institutions religieuses et politiques.
Il se joue, au Maroc, des enjeux sociaux et religieux cruciaux autour du statut de
la femme. Les changements apportés par la Moudawana montrent une volonté politique réelle d’une plus grande adaptation du droit aux mutations sociales que le pays
a connues ces deux dernières décennies. Les plus hautes instances de l’État mènent
un réel travail de lutte contre les discriminations et de promotion du statut de la
femme. Mais ce travail se heurte également aux conservatismes maintenus dans la
sphère privée et publique, au machisme patriarcal, à la pauvreté, à l’analphabétisme
et aux intégrismes idéologiques. Ce qui explique, en partie, l’extrême difficulté à
sortir le droit de la femme du référentiel juridique islamique.
Avec les murchidât, c’est la féminisation du personnel clérical qui est en jeu
mais, à terme, une marge de manœuvre sans doute de plus en plus élargie des
femmes dans le champ religieux et politique. Ce qui fait dire à Nadia Yassine 44,
leader féministe du mouvement islamiste toléré Al ‘Adl wa-al-Ihsân, « si le pouvoir
marocain prend au sérieux ces initiatives féminines, c’est qu’il y a de plus en plus un
transfert social de la dissidence en terre d’islam »45. Les initiatives qu’elle évoque
(celles qui s’affirment autour du port du voile) sont analysées, selon elle, comme
un mode de contestation, sinon de rébellion, de l’ordre établi. Il semblerait que
l’analyse mériterait un traitement plus nuancé car le port du voile, s’il peut se révé43
44
45
Le Parti de l’Indépendance avait déjà son aile féminine créée, en 1946, et appelée Akwât assafa ; elle sera
dissoute aux débuts des années 1960. D’autres associations verront le jour au cours des années 1980 comme
l’UAf (L’Union de l’Action Féminine), l’ADFM (Association démocratique des Femmes du Maroc), la
LDDF (Ligue de Défense pour les Droits de la Femme)…
Nadia Yassine, auteure de Toutes voiles dehors (paru en 2003 aux Éditions Alter) s’oppose clairement au
wahhabisme qu’elle juge très réactionnaire notamment à l’égard des femmes. Sa position politique à l’égard
de la monarchie marocaine (elle plaide pour l’établissement d’une république islamique) lui a valu d’être
poursuivie à plusieurs reprises par la justice.
Nadia Yassine, « Modernité, femme musulmane et politique en Méditerranée », mai 2009,
[http://www.nadiayassine.net].
Les Murchidât au Maroc : entre islam d'État et islam au féminin / 111
ler être un mode d’affirmation contestataire à l’ordre dominant (qu’il soit politique,
patriarcal, familial…), peut tout autant renvoyer à d’autres lectures sociologiques
assez éloignées du politique et du religieux.
Les murchidât sont certes voilées mais elles sont le relais féminin, auprès des
classes moyennes et populaires, de la doxa d’État. Pour l’instant, il n’est question
ni de revendications de parité avec leurs collègues imâms et encore moins de dissidence. L’État a réussi à officialiser et surtout à faire accepter un clergé féminin
qui répond à des attentes de la société marocaine. Mais ce clergé féminin vient
s’ajouter et/ou conforter une visibilité de plus en plus grande des dynamiques féminines/féministes d’affirmation et d’appropriation d’autorité politique et religieuse46.
Musulmanes modernes, féministes islamiques, féministes islamistes, femmes
croyantes mais laïques, autant de dénominations pour décrire une configuration
politico-religieuse marocaine où l’État reste encore le seul acteur légitime d’actions
et d’arbitrages concernant la lente émancipation des femmes.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Emperador Montserrat, 2007, « Diplômés chômeurs au Maroc : dynamiques
de pérennisation d’une action collective plurielle », L’Année du Maghreb 2007,
éditions du CNRS, Paris, p. 297-311.
— 2008, « Les diplômés chômeurs de troisième cycle au Maroc : des expériences
d’engagement revendicatif », in P.-R. Baduel, Alfa, L’enseignement supérieur
dans la mondialisation libérale, Tunis, IRMC.
El ayadi Mohamed, 1997, Religion, État et société dans le Maroc contemporain,
doctorat d’État, université Denis-Diderot.
Tozy Mohamed, 1999, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de
Sciences Po, 319 p.
El ayadi Mohamed, Rachik Hassan, Tozy Mohamed, 2007, L’islam au quotidien.
Enquêtes sur les pratiques religieuses au Maroc, Casablanca, éditions Prologue,
272 p.
Ramirez Angeles, 2007, « Paradoxes et consensus : le long processus de changements de la Moudawwana au Maroc », L’Année du Maghreb 2005-2006, Paris,
éditions du CNRS, p. 23-34.
Zeghal Malika, 2005, Les islamistes marocains. Le défi à la monarchie, Paris,
La Découverte, 332 p.
46
Sans oublier les interactions avec les mouvements d’affirmation constatés auprès d’autres pays musulmans
(comme l’Iran, la Turquie, le Pakistan, l’Égypte…) ou auprès d’autres mouvements issus de l’immigration
maghrébine ou de l’islam européen plus généralement (bien que les pays concernés présentent des enjeux
politiques et des dispositifs législatifs totalement différents).
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