Du renouveau dans la littérature marocaine d`écriture française.

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Du renouveau dans la littérature marocaine d`écriture française.
Du renouveau dans la littérature
marocaine d’écriture française.
Le cas du roman de Mahi Binebine : L’Ombre du poète
BOUGDAL Lahsen Professeur assistant - Université Cadi Ayad
Faculté des lettres de Beni Mellal
Maroc
Cette étude s’intéresse à la question du renouveau dans la littérature
marocaine d’écriture française des années quatre-vingt dix. Quel est le bien fondé de
cette problématique ? Y a -t-il vraiment du nouveau dans celle-ci ou s’agit-il d’une
simple agitation qui fait le jeu des maisons d’édition ? La publication d’un nombre
important de jeunes écrivains est-elle le signe d’un nouveau souffle ?
Telles sont les questions qui semblent occuper les chercheurs ces derniers temps.
Pour me situer dans ce champs, je vais tenter d’interroger l’œuvre de l’un de ces
jeunes écrivains. Il s’agit de l’ombre du poète de Mahi Binebine. Avant de préciser
mon angle d’attaque, je reviens sur le débat qui caractérise actuellement le champ
critique de cette littérature. Trois articles ont retenu mon attention. D’une part, «
paysages algériens des années quatre-vingt dix et post-modernisme littéraire
maghrébin » et « les aléas d’une reconnaissance littéraire problématique » de
Charles Bonn. D’autre part, l’article “ Renouveau” de Abdeljalil Lahjomri.
Née avec la dynamique de la décolonisation, cette littérature atteint son apogée
avec l’attribution du prix Goncourt en 1987 à Tahar Ben Jelloun. Le nombre
important de livres publiés ces années considérées comme période postcoloniale,
s’explique, selon Charles Bonn, par l’actualité de l’époque caractérisée par un très
profond souci d’engagement politique. Cependant la consécration de Ben Jelloun
marque paradoxalement la fin de cette ascension.
« On peut dire à présent que le prix Goncourt attribué à un texte aussi
atypique, lui aussi, que la nuit sacrée, en même temps que la fin d’un débat
essentiellement idéologique, marque aussi la fin d’une dynamique collective des
grands auteurs maghrébins iconoclastes, au profit d’un éclatement, d’une
parcellarisation qui, certes, ne sont pas propres à cette littérature et relèvent peutêtre, selon certains, d’un état plutôt que d’une dynamique « postmoderne »
Selon Bonn, il s’agirait d’une «entrée de la réception de ces textes dans une
ère post-coloniale ou tout simplement, d ‘un «déplacement de la focalisation
événementielle de cette lecture prise en charge directe de la lourdeur du réel ». La
multiplication des écrivains nouveaux à partir des années quatre-vingt dix marque
ainsi, l'émiettement de cette littérature, sa banalisation, l'émergence d ‘une
perception nouvelle et la multiplication des maisons d'édition. Ce qui caractérise les
textes de ces écrivains, c’est bien le poids de la réalité et l’urgence des témoignages
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qui se ressemblent tous. Si tel est le cas pour la littérature algérienne marquée par la
violence de la guerre, je me demande si tel est le cas pour la littérature marocaine ?
Je reviendrai plus loin sur cette question.
Cette multiplication d’éditeurs entraîne un autre phénomène à savoir la banalisation
de cette écriture qui, désormais, déborde toute appartenance géographique. Ces
écrivains s’inscrivent plus que jamais dans une sorte d’universalité où ils sont perçus
comme des créateurs à part entière.
L’émergence de ces singularités ne semble pas convaincre Lahjomri qui rejoint, me
semble-t-il, le discours tenu par certains arabisants sur cette littérature depuis sa
naissance. Il dit :
Il est à craindre que parler de nouveau d’un roman maghrébin ou de littérature maghrébine,
n’entraîne de nouvelles méprises, de nouveaux malentendus. Il semblerait même qu’une
profusion de publications ne signifie nullement l’existence d’une dynamique de la création
littéraire, mais plutôt le contraire, en particulier en langue française, surtout quant les talents
encore en herbe n’offrent au public que des écrits hésitants quant à la langue, à la thématique,
à l’esthétique. La frénésie actuelle dans le domaine de l’édition n’est pas signe de renouveau, ni
une rupture dans la lente maturation du processus créateur.
Si la profusion des publications n’est, certes, pas le signe de renouveau dans
une littérature telle qu’elle soit, pourquoi serait-il spécialement le cas de celle écrite
en langue française comme le postule Lahjomri ?
L’hésitation des jeunes talents ne concerne -t-elle pas également ceux qui écrivent
en langue arabe ?
Il est incontestable qu’il s’agit là d’un procès d’intention qui n’est fondé sur aucune
justification scientifique. Comment peut-on ignorer toutes les œuvres parues ces
dernières années et dont une grande partie est de qualité incontestable ?
Faut-il rappeler également à ce chercheur qu’il serait intéressant de voir l’évolution
de l’écriture de certains ténors de la littérature marocaine pour comprendre que la
question du renouveau ne concerne pas uniquement les jeunes écrivains mais aussi
leurs prédécesseurs? ceci nous amène à définir ce concept avant de commencer
toute analyse.
Le renouveau est, à mon sens, un souffle de rajeunissement. La décomposition du
mot « re-nouveau » est intéressante. En effet, cette littérature, relativement jeune,
est nouvelle dans la mesure où elle s’est crée son propre champ. Par la préfixation,
c’est l’effervescence qui la caractérise aujourd’hui qui est mise en exergue. Le
renouveau est donc loin de se réduire à une simple opposition au passé. C’est les
changements de regards, de perspectives et de formes s’inscrivant dans une
évolution littéraire, sociale et historique qui est à mettre en lumière dans l’évocation
de ce concept. Après la lutte pour la libération suivie d’une longue période de
maturation et de décapage, la société marocaine négocie sa place parmi les nations
en devenir. Les différents bouleversements socio-économiques, politiques et
culturels constituent un nouveau terrain d’investigation pour la littérature. Il est donc
fondamental, pour moi, d’inscrire cette problématique dans cette manière de
réinventer le
sens subjectivement au niveau du langage. Autrement dit, ces écrivains, reconnus
en dehors de toute appartenance collective, doivent être appréciés dans ce qu’ils
sont ; dans leurs individualités. Comment l’écrivain qui m’intéresse ici, Mahi Binebine
, s’inscrit-il dans cette problématique ?
D’emblée, il faut préciser que ce qui retient mon attention dans le texte - l’ombre du
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poète -, c’est le mode de relations que l’œuvre entretient avec la société. Mieux
encore, l’organisation du monde dans le langage. Il n’est pas question de chercher
un certain réel dans le texte, ni de reproduire les circonstances de la production de
l’œuvre, mais comme le précise Alain Viala :
« …sera donc particulièrement pris en compte tout ce qui touche aux
procédures textuelles qui engagent la façon de programmer l’attribution de sens, les
zones névralgiques des textes, où cette conférence de sens est inscrite dans les
matières dont le texte pose un type de représentation du réel, un type de validation
des représentations. »
Il s’agit là « des carrefours de sens » qui ont déjà fait l’objet d’une étude par
Philippe Hamon. Cette théorie est fondée sur une typologie d’évaluation dont
l’objectif est de détecter « les degrés d'implication du narrateur dans sa narration ».
Elle se décline à travers quatre classes : les intensifications, les comparaisons, les
parallélismes et les explications. Toute évaluation nécessite alors une mise en
corrélation d’un sujet et d’un objet ou d’un sujet avec un autre sujet. Une relation qui
passe par une médiation.
« La relation objet et point d’application de l’évaluation tendra donc à se
présenter en texte comme savoir-faire, savoir-dire, savoir-vivre et savoir-jouir des
actants sémiotiques, et les points d’affleurement privilégiés de l’effet-idéologie se
définiront en texte comme points de discours, mises au point (techniques), points de
vue et points d’honneur, ces points névralgiques ou points identiques du texte,
pouvant éventuellement (c’est la dimension syntagmatique de l’effet) se déployer et
s’articuler en lignes de discours, lignes d’action, lignes de mire et lignes de conduite.
»
Comment s’organise cet effet-idéologie dans le texte de Binebine ?
Dès la page de garde le lecteur est interpellé par la cohabitation du nom de l’auteur
et du titre du roman. L’usage de l’article défini contracté « du » instaure une relation
d’intimité. Les rapports de l’ombre et de la lumière sont également inscrits dans ce
titre en tant que clé de lecture possible pouvant se décliner à travers tout le récit.
Toujours est-il qu’il y a là une programmation et une anagrammisation d’un
parallélisme fondamental. L’évaluation de la relation se présente comme un
parallèle. La compétence langagière occupe une place inaugurale et se donne à lire
comme une norme implicite laissant supposer la structuration ultérieure du récit.
Pour mieux comprendre cette stratégie, je vais m’intéresser aux programmes
narratifs des personnages. La première phrase du roman met en scène et reprend le
schéma inscrit dans le titre. Le parallélisme embraye le texte sur l’extra-textuel en
mettant en corrélation deux programmes narratifs. Celui du narrateur principal et de
son ami Yamou.
« Sur le mont des esclaves, nous nous sentions grands, Yamou et moi. A nos
pieds , au sein des remparts bordés de hauts palmiers, dans le creux des terrasses
bariolées de linge, la ville fourmillait. En silence. La sensation de grandeur nous
prenait dès que nous passions la muraille, le vendredi, après la prière. Les puisards
des terrains vague attenant nous intriguait ; nous y jetions pierres et injures, crachats
et frissons. Une fois Satan lapidé, nous poursuivions, victorieux, notre chemin vers
l'oliveraie du pacha. »
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Ce premier passage est structuré par un ensemble de parallélismes et donc
par des foyers névralgiques. Les classes se déclinent comme suit : mont/plaine,
esclaves/libres, grands/petits, haut/bas, creux/plein, silence/parole, Satan/bien,
victoire/défaite. Le programme narratif des deux personnages est ici en
concordance. L’évaluation qui porte sur leurs états inaugure le texte par des
positivités. Le projet romanesque est ainsi précisé dès le départ. L’évolution du récit
vient confirmer ou modifier ces paramètres. Ainsi le deuxième chapitre vient
renforcer le parallélisme entre Nayel et Yamou. Leurs rapports permettent de
dégager une autre évaluation qui porte sur le savoir-vivre, le savoir-dire, le savoirfaire et le savoir-jouir. La convocation de l’ensemble de ces savoirs se concentre sur
le même personnage
«Yamou avait réponse à tout. Et s'il usait parfois d'arguments cornus, je
prenais plaisir à me laisser convaincre. Et j'en redemandais.»
De ce fait, elle concourt à la construction d’un foyer idéologique. Cette intensification
a pour conséquence la création d’un horizon d’attente chez le lecteur. L’exemple du
grand poète arabe Abou Zaïd Essarougi et de son compagnon de route, un érudit
célèbre, crée une densité sémantique pour mettre en relief l’histoire première (de
Nayel et de Yamou). L’intertextualité, comme réservoir de modèles, établit ainsi un
second parallèle dans le texte et renforce la première évaluation qui se pose
désormais comme carrefour normatif et comme idéal.
« Yamou prit conscience de l'enflure de ses propos, nota que mon attention
s'en détachait ; alors, il enchaîna, comme il savait le faire, sur un vieux poème arabe.
Il y était question de deux voyageurs. Le premier était un illustre poète du nom
d'Abou Zaïd Essarouji, un homme d'âge mûr qui, sans jamais dévoiler son identité,
parcourait le pays, déclamant çà et là des vers, selon l'humeur et la situation. Le
second était un grand érudit, fasciné par le génie d'Abou Zaïd, et dont le plaisir
extrême consistait à reconnaître celui-ci entre mille autres poètes, sous ses
déguisements les plus singuliers. »
Si Yamou a la maîtrise des subtilités de la langue par l’usage d’un langage
philosophico-poétique, Nayel se met en situation d’écoute et d’infériorité. Cette
opposition du silence et de la parole pointe une discordance qui va évoluer
progressivement tout au long du récit. Ce changement de programme commence à
se manifester dès le troisième chapitre. En effet, Nayel, à la suite de la mort de son
père, va bénéficier de la protection du pacha, un personnage redoutable qui s’est
illustré pendant la période du protectorat français.
« Si ma mère n’avait, par instinct, sollicité la protection du pacha, notre logis
aurait à coup sûr brûlé durant la nuit(…). Ainsi étais-je encore au berceau lorsque je
devins officiellement pupille du pacha. »
Quant àYamou, il va évoluer dans le salon de coiffure de son père avec un
parcours scolaire très limité.
« Après trois ans d'école coranique, plutôt que de l'envoyer faire des études
coûteuses en vue d'un hypothétique emploi de fonctionnaire, M. Marwane avait
préféré garder son fils à ses côtés. «Quand on sait lire et écrire, soutenait-il, le reste
n'est que perte de temps. Et d'argent bien entendu. Savoir compter est certes
important, mais dès qu'il s "agit de sa propre mitraille, n’importe quel abruti apprend
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en un tournemain l'art des additions, des multiplications. » Lui-même avait appris sur
le tas, si bien que certaines lacunes subsistaient… »
L’ espace extérieur au palais est doté, aux yeux du narrateur, d’une valeur négative.
Cette dégradation est confirmée par la nature de l’habillement comme médiateur
renforçant ce lieu de «l’effet-idéologie ».
« Je revois encore Yamou enveloppé dans sa djellaba marron. Il ne s'en
séparait jamais. Je l'ai vu poussé dedans. A quinze ans, elle lui arrivait déjà aux
genoux, ses bras dépassant largement des manches. « Une vraie tortue en
confiance », souriait-il en allongeant le cou. »
Car, à l’opposé l’accès au collège seigneurial, est aussi un accès au savoir et
aux privilèges du palais. La description de cet univers permet d’établir une autre
dualité au niveau des espaces : intérieur/extérieur. La relation au premier est positive
alors qu’elle est négative par rapport au second. La valeur normative de départ
concentrée sur le personnage de Yamou, va être momentanément suspendue. Le
pacha et son espace vont devenir dorénavant l’objet de toutes les évaluations.
« Le pacha est un homme singulier, tout le monde, en ville, vous le
confirmera. Contrairement à celles des notables, son oliveraie n’est pas entourée de
clôture. Et nul décret n’en interdit l'accès. Seul un vieux Bédouin, à moitié sourd et
aux trois quarts aveugle, y fait office de gardien. Cependant, pour se rendre au souk
du village voisin, les gens préfèrent la contourner. Une vieille habitude (…)moins on
a affaire au pacha, mieux on se porte…Ainsi au fil des années il s’est tissée autour
du pacha une aura divine, que lui-même entretenait avec subtilité, mesurant ses
apparitions en public, cultivant le mystère autour de sa seigneurie, faisant de
l’imprévisibilité une arme redoutable où l’extrême générosité succédait à la violence
la plus barbare. »
La relation de ce dernier à ses sujets obéit à un certain nombre de rituels, de
préséances, de lois, de comportements et de conduites qui font une norme
dominante. La manipulation de ces valeurs régit les relations d’un sujet supérieur à
des sujets inférieurs. C’est le cas par exemple de la convocation du narrateur à une
entrevue imprévue qui devient rapidement un objet d’angoisses et d’inquiétudes.
« On frappa un matin à la porte de mon bureau. L’un des valets du pacha
entra :
-Son excellence te demande.
-Maintenant ? lui demandais-je, effaré.
-Maintenant.
-Rien de grave ?
Il se tut. Verrouilla son visage de sorte que je n’y puisse rien lire. Les valets du pacha
s’amusaient beaucoup de nos appréhensions, de nos effrois. »
L’appel simultané de l’ensemble de ces foyers de médiation se solde par une
intensification stylistique qui signifie l’affleurement de «l’effet idéologie » dans le
texte. Par ces constructions textuelles, le récit traverse des faits de l’histoire sans
avoir à justifier son lieu d’ancrage.
L’évolution des programmes narratifs de Nayel, de Yamou et de son père, monsieur
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Marwane, obéit à une logique paradoxale qui s’inscrit tantôt en concordance, tantôt
en discordance avec ce que j’appelle la norme primaire. C’est à dire, l’ensemble des
foyers idéologiques portant sur le pacha. Cette norme ne peut pas prétendre à une
profondeur sémantique, en dehors du temps historique sur lequel est fondé le roman,
à savoir la période coloniale. Monsieur Marwane fait son entrée au palais par le biais
d’une compétence technique -un barbier réputé dans le souk-. Néanmoins, cette
promotion n’engendre qu’un plaisir larvé.
« Dans l'entourage du pacha, on considérait avec pitié le brave Marwane, cet
homme pour qui, chaque matin que Dieu fait, revoir le soleil est un miracle (…)sous
ses paupières retombantes, prêtes à se refermer pour l'éternité, il avait le regard
terne, les orbites caves, la mine d'outre tombe, et bon nombre de signes funèbres
qui, à l'évidence, ne laissaient le moindre doute sur l'imminence de son trépas. »
Car le passage d’un espace à l’autre n’entraîne pas automatiquement
l’effacement de toutes les traces d’appartenance sociale des personnages. Les
différents carrefours normatifs, comme l’habit, l’éthique (l’apparence en société )
rappellent par exemple son appartenance sociale au narrateur principal qui en
souffre terriblement.
« Vendredi, jour béni de la délivrance…A midi tapant, le collège seigneurial
libérait ses pensionnaires. Au milieu des notables venus en automobile récupérer
leurs chérubins, je remarquais de loin la silhouette chétive de ma mère. Enveloppée
comme un fantôme dans un vieux haïk blanc, elle agitait ses bras maigres, souriait à
pleines dents. Passé le second portail, le rang que nous formions se rompait. »
La construction de ce lieu névralgique (douleur, souffrance ), devient le moteur
du récit. L’état du narrateur l’incite à chercher une sortie d’honneur dans le travail de
l’imagination. Il invente ainsi une autre histoire parallèle qui transforme l’enfant
misérable qu’il était, en personne issue d’une famille noble. De ce fait, sa mère
biologique devient une simple servante.
« Je déployai le vaste mouchoir brodé par ma servante mère, me mouchai.
Alors, rassemblant mes forces fléchissantes, je m'éclaircis la gorge, fis claquer mes
doigts. »
Par ailleurs, cette affabulation dans laquelle s’enlise le narrateur, permet de mettre
en scène le rapport à la parole comme la charpente maîtresse du roman. Celle-ci
n’est pas uniquement d’ordre poétique, mais aussi politique. D’où la comparaison du
narrateur au conteur de la grande place. La parole libératrice et salvatrice est celle
de Chehrazade, mais aussi de tout un peuple luttant pour sa libération. C’est parce
qu’il a trahi la cause noble que le narrateur Nayel fait de sa vie une histoire inventée.
Une condition nécessaire pour se faire admettre dans un milieu qui n’est pas le sien.
Il est de ce fait tiraillé entre son être et son paraître. Malgré ses privilèges et sa
promotion, caïd, toutes les évaluations esthétiques ou d’états portant sur lui,
retracent des négativités. Il en est de même pour monsieur Marwane qui, en dépit de
son savoir-faire qui lui a valu un bon traitement au sein du palais, étouffe dans cet
univers.
La relation des deux programmes (pacha /ses sujets ) est donc disjonctive même
dans les situations les plus positives.
Contrairement à ce parcours, celui de Yamou est avant tout celui d’un poète avide de
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savoir. Le narrateur est complètement hypnotisé par le pouvoir de manipulation des
mots dont son copain fait preuve en toutes circonstances.
«Le bureau de l'écrivain public devint rapidement célèbre. Les gens affluaient
de toute part ; analphabètes ou pas, tous venaient magnifier leurs pensées sous la
plume de yamou. Une plume dans la verve enchantée réconciliait les êtres les plus
farouchement brouillés : amants, amis, enfants, parents, fonctionnaires,
commerçants, hommes de loi, mouchards, tous se voyaient contraints, un jour ou
l’autre, de se mettre à nu devant le jeune prodige.»
Les évaluations portant sur Yamou nous sont présentées à travers le regard de
Nayel. Elles portent sur des compétences, des performances et des états distribuant
des positivités. Par conséquent, elles s’opposent, en tant que site idéologique, aux
programmes du pacha et de ses acolytes. Ainsi par exemple au chapitre neuf où la
relation de yamou et de son ami l’instituteur au pouvoir est, on ne peut plus,
conflictuelle. Par l’organisation de la résistance, Yamou se met du côté du peuple et
de la liberté. Il incarne la figure par excellence du poète engagé. Sa ligne de
conduite, contrairement à Nayel, préserve sa cohérence du début jusqu’à la fin.
Il est intéressant de signaler que les rapports des personnages déterminent les
évaluations qui changent de valeur selon l’organisation des programmes narratifs
dans le temps et dans l’espace.
« Et je pris le chemin du Palais. Yamou resta longtemps devant la porte, me
regardant partir. Chacun de nous avait choisi son camp. Moi, le côté régnant,
Yamou, celui, ô combien incertain, de la liberté. »
Par ailleurs, c’est au moment où le narrateur arrive à l’apogée de son
ascension sociale, que tout ce qui est présenté comme positivité, selon lui, va se
métamorphoser en négativité. Ceci est mis en exergue dans le texte par
l’affleurement d’un ensemble de valeurs contradictoires portant sur le même
personnage. Le travail accompli(la promotion de Nayel) est en concordance avec la
norme (celle du pouvoir). Les valeurs esthétiques, quant à elles, retracent un
sentiment de culpabilité, de déception, de douleur et de solitude.
« ce pouvoir-là, je le confesse, me donnait le tournis »
La routine avait eu raison de mes états d'âmes, de mes incertitudes. Je m’étais coulé
avec résignation dans ma destinée. Et je m’y étais fait. On se fait à tout. »
Le tiraillement entre les deux espaces qui se solde par l’échec du programme
présenté comme idéal, illustre le projet global. Les parallélismes ne sont pas
uniquement d’ordre typographique, mais concernent également la structure narrative
même. Ainsi, la norme primaire occupe une place centrale dans le récit. Elle est
encadrée par une norme secondaire concernant les programmes de Yamou et de
l’instituteur. Celle-ci ouvre et clôt en même temps le récit. La libération du Maroc sur
laquelle se termine le roman redouble de sens parce qu’elle épouse celle du récit. La
dernière page fait écho à la première. Entre les deux c’est une histoire mensongère
qui est dévoilée et dénoncée. Celle des collaborateurs. La vérité est, de ce fait, liée à
la libération. Elle germe dans la marge en attendant d’occuper le centre. C’est pour
cette raison que le programme narratif du poète encercle celui de Nayel en
l’étouffant.
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Il appert de ceci que le vrai renouveau dans la littérature marocaine d’écriture
française réside dans la prise en charge de la socialité dans toute sa brutalité. Nous
rentrons avec ces jeunes écrivains dans une période postcoloniale où la motivation
du discours littéraire n’est plus de s’opposer au colonisateur, mais de révéler la
complexité des relations sociales. C’est le sujet marocain qui occupe le devant de la
scène. Il permet à la même occasion à l’écrivain de s’affirmer en tant que tel et de
jouer son rôle à part entière en dehors de toute appartenance collective. Mais cette
innovation est à chercher dans les montages textuels qui prennent pour socle une
logique d’échange entre l’objet-livre, l’histoire, l’auteur et le lecteur.
C’est ce que j’ai essayé de faire en analysant les rapports de l’écriture et de «
l'effet-idéologie » à travers notamment les parallélismes.
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NOTES
1- Ce texte est une reprise de ma communication lors du colloque prganisé
par l’Université de Limoges et qui a été consacré à la littérature marocaine
d’expression française aujourd’ui ( du 27 au 28/09/99 ).
2- Etudes littéraires maghrébines, N° 14, Paris, l’Harmattan, 1999.
3- Prologues, N° 13-14, Casablanca, 1998.
4- Ibid
5- Charles Bonn, ibid, p. 17.
6- Abdeljalil Lahjomri, ibid, p. 12.
7- A titre indicatif : A. Djemaï ( sable rouge, un été de cendres, 31 rue de l’aigle,
mémoires de nègre ), Mahi Binebine ( le someil de l’esclave, les funérailles du lait,
l’omre du poète, cannibales ), Fouad Laroui ( les dents du topographe…), Yasmina
Khadra ( les agneaux du seigneur, double blanc, morituri, l’automne des chimères ),
Rachid O ( l’enfant ébloui, plusieurs vies, chocolat chaud ), Siham Benchakhroun (
oser vivre )…etc.
8- Alain Viala, Approches de la réception, Paris, P.U.F, 1993, p. 156.
9- Philippe hamon, Texte et idéologie, Paris, P.U.F, 1984.
10, “texte et idéologie”, in poétique, N° 49, Paris, Seuil, 1982, p.115
11- Mahi Binebine, L’ombre du poète, Paris, Stock, 1997, p.9
12- Ibid, p.15
13- Ibid, p.19
14- Ibid, pp.30-31
15- Ibid, p.38
16- Ibid, p.57
17- Ibid, pp.85-86
18- Ibid, p.215
19- Ibid,p.63
20- Ibid, p.107
21- Ibid, pp.129-130
22- Ibid, p.177
23- Ibid, p.195
24- Ibid, p.199
25- Ibid, p.200
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