Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains
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Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains
a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 1 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains Malika Zeghal* I am a self-proclaimed Muslim feminist cowgirl, category I created. Asma Gull Hassan, American Muslims. The New Generation, Continuum, 2001. A UX États-Unis, les étudiants et les jeunes professionnels musulmans revendiquent souvent aujourd’hui une éthique de l’islam inscrite « dans le monde ». Contrairement à leurs parents, ils vivent leur identité religieuse comme une évidence. Dès lors, l’expression de la foi n’est pas explicitement liée à des revendications identitaires. La religion n’est plus, comme elle l’était pour la génération des parents, un des modes d’expression d’une communauté migrante insérée dans un environnement non islamique. Elle se rapporte plutôt à des émotions religieuses qui, en s’extériorisant, se présentent comme partie de la religiosité américaine. L’ancienne question de la réconciliation des identités (comment vivre en tant que musulman dans un environnement non islamique ?), est, pour beaucoup d’entre eux, dépassée. L’insertion dans l’espace étudiant ou professionnel, un certain rapport au corps et à la présentation de soi, ainsi qu’un rapport ambivalent aux organisations religieuses et séculières, offrent une version de l’islam dans laquelle celui-ci, reformulé, est vécu et perçu explicitement, voire revendiqué comme l’un des fils d’une toile d’appartenances multiples (ethnique/professionnelle/sexuelle/idéologique, etc.). Il ne s’agit pas ici de présenter l’ensemble de la jeune génération musulmane aux États-Unis. D’une part, une large majorité des musul* The University of Chicago. 1 Juillet 2008 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 2 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains mans américains n’est pas « pratiquante1 ». D’autre part, les pratiques de l’islam sont très différenciées. Je décris ici une minorité qui s’exprime publiquement et qui, par son ancrage universitaire et professionnel, sa maîtrise de la culture américaine, gagne aujourd’hui en visibilité. Il s’agit donc de retracer la vision de l’islam de ces jeunes générations américaines acquises à l’ethos de la middle class. Nées le plus souvent aux États-Unis, ou y ayant suivi la majeure partie de leur cursus éducatif, éloignées de l’islamisme comme revendication politique, elles refusent de « s’enfermer » dans des enclaves communautaires. La référence à l’islam passe par de nouveaux créneaux, parfois totalement opposés à ceux qui furent mobilisés par leurs parents immigrés aux États-Unis à partir des années 1960. C’est cette nouvelle version de l’islam, animée par la nouvelle génération américaine, que je voudrais décrire ici. Je soulignerai le contraste avec les attitudes des générations plus anciennes qui, au moment où elles construisaient des organisations musulmanes sur le sol américain, ont développé une conception conservatrice et défensive de l’islam. Le 11 septembre 2001 et ses conséquences aux États-Unis pour les communautés musulmanes ont aiguisé les oppositions entre un discours assimilateur et universaliste d’une part et, d’autre part, un discours plus ancré sur la reproduction de la communauté religieuse. Cependant, ces deux discours ne sont pas toujours clairement opposés : les acteurs peuvent passer de l’un à l’autre selon les moments. La surveillance accrue des communautés musulmanes depuis l’automne 2001 et les problèmes de discrimination auxquels elles se heurtent n’ont fait qu’accélérer l’éclosion d’un mouvement qui s’annonçait dans les années 1980 au sein des communautés musulmanes : un questionnement interne sur l’interprétation de l’islam qui ne recourt pas nécessairement aux textes sacrés et, surtout, sur la manière de vivre l’islam en Amérique ; un islam défini d’abord par la piété et l’expérience religieuse plutôt que par le rituel et l’organisation politique. Pour autant, ce tournant vers l’intériorité ne se passe pas d’interventions publiques sur les grands thèmes politiques qui divisent l’opinion publique américaine. Les « guerres culturelles » qui se jouent au sein de nombreuses confessions et concernent des sujets éthiques comme l’avortement, l’homosexualité, les valeurs familiales, le rapport à la violence physique, etc. concernent aussi cette nouvelle génération de musulmans. S’il y a donc pluralisme et non monolithisme, il faut bien souligner que ce pluralisme ne se vit pas sans heurts. Le segment représenté par cette nouvelle génération musul1. Les observateurs de l’islam américain considèrent en général que seule 10 % de la population musulmane aux États-Unis serait « pratiquante ». Mais, à ma connaissance, aucun travail, quantitatif ou qualitatif, n’a été effectué dans ce champ sur le concept de pratique ou de son absence. 2 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 3 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains mane ne vit pas dans l’irénisme intégrateur : il doit se faire entendre par le reste de la communauté musulmane et il est, de plus, animé par des idées politiques fortes. Celles-ci ne se résument pas comme celles de leurs pères au souci d’ancrer l’islam dans des enclaves ayant fonction de préservation ou à un militantisme islamique ou nationaliste tel qu’il fut vécu dans le pays d’origine de leurs parents. Cette nouvelle tranche d’âge se lance dans la construction difficile d’un islam américain, qui use en partie de la réalisation individuelle et de l’activisme social, pour dépasser la stricte vision communautaire et pour rechercher la reconnaissance du public américain. L’identité islamique aux États-Unis : la génération des parents À partir des années 1960, la population musulmane aux États-Unis s’accroît, suite à l’annulation des quotas à l’immigration2. Des étudiants et des professionnels venus du Moyen-Orient et d’Asie, essentiellement de l’Inde et du Pakistan, veulent créer des conditions de pratique religieuse adéquates, installent des lieux de prière, qui deviennent des mosquées, et surtout des institutions représentatives de l’islam. La Muslim Students Association (MSA), créée en 1963 dans le Midwest, réussit à mobiliser nombre d’étudiants musulmans sur les campus universitaires, où ses branches se multiplient. Arrivés sur le marché du travail, ces anciens étudiants qui avaient créé la MSA deviennent des professionals. Dans le temps libre que leur laisse leur profession d’ingénieurs ou de médecins, ils transforment cette première association étudiante en une institution qui, 20 ans plus tard, chapeautera tout un ensemble d’organisations professionnelles et étudiantes. Ce sera l’Islamic Society of North America (ISNA), créée en 1983. Cette création institutionnelle n’est pas une première pour les musulmans américains mais elle prend racine et devient l’institution de référence. Surtout, elle motive la constitution d’autres organisations3 qui se développent dans les années 1980 et 1990. Certains fondateurs de l’ISNA sont issus de générations idéologiques qui font référence à l’islam politique, ou du moins à l’islam comme religion 2. L’Immigration Act de 1965 fait disparaître les quotas à l’immigration et introduit de nouveaux critères qui permettent aux élites professionnelles venues de l’étranger d’entrer aux États-Unis. Aujourd’hui, la population musulmane aux États-Unis est estimée à 6 millions de personnes, mais ce chiffre reste l’objet de controverses, car il n’est pas issu du Census, qui ne pose pas de questions sur l’appartenance religieuse. Voir Tom Smith, “The Muslim population of the United States: the methodology of estimates”, Public Opinion Quarterly, vol. 66, no 3, automne 2002, p. 404-417. 3. Pour une description détaillée de ces constructions de l’islam institutionnel aux ÉtatsUnis, voir Steve Johnson, “Political activity of muslims in America”, dans Yvonne Haddad, The Muslims of America, Oxford University Press, 1991, p. 111-124. Agha Saeed, “The American muslim paradox”, dans Yvonne Haddad et Jane Smith, Muslim Minorities in the West, Visible and Invisible, New York, Altamira Press, 2002. 3 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 4 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains « totalisatrice » (dîn châmil), parce qu’ils ont été influencés par l’idéologie des Frères musulmans ou par celle de Mawdûdi par exemple. Comment adapter une telle vision au terreau américain ? Jusqu’au milieu des années 1980, cette génération se pose la question de savoir s’il faut « participer » à la société américaine, et finit par répondre que cette participation est souhaitable, économiquement et politiquement. Ce passage à une vision participative se remarque particulièrement à la génération des enfants. La génération des pères perçoit son ancrage aux États-Unis en termes de hijra, d’exil, vers une terre qui, si elle est accueillante matériellement et offre des opportunités positives à certains d’entre eux, reste moralement dangereuse, en particulier lorsqu’il s’agit de s’assurer de la religiosité de leurs enfants. Très inquiets face à une société qui, en plus d’être non islamique est perçue comme trop permissive, ils créent des enclaves où leurs enfants peuvent être protégés de ce qu’ils considèrent comme les maux de la société américaine. Ainsi, quand ils en ont les moyens, pour éviter l’école publique, ils envoient leurs enfants dans des écoles religieuses, chrétiennes ou parfois juives. Lorsque les premières écoles islamiques sont établies, en particulier dans les années 1990, c’est en leur sein que les enfants font leur scolarité pour ensuite poursuivre leurs études supérieures dans les colleges américains, parfois les plus quotés. De la sorte, les familles peuvent à la fois participer au système4 éducatif et social, et préserver croyance et pratiques musulmanes. C’est ainsi qu’à partir des années 1980 apparaissent les hijabs et les lieux de prière sur les campus américains et que, à côté des organisations étudiantes chrétiennes ou juives, émergent aussi les associations étudiantes musulmanes, réunies sous le vieux sigle MSA. Toutefois, cette participation à la vie religieuse des campus n’est pas nécessairement perçue avec inquiétude par la société américaine, comme elle peut l’être en France, par exemple. Cette nouvelle génération étudiante ne se considère pas en exil mais se vit et se revendique comme américaine et musulmane croyante. Paru en 2001, avant les attentats du 11 septembre, American Muslims, d’Asma Gull Hassan, offre le portrait – souvent euphorique – de cette jeune génération de musulmans américains éduqués aux ÉtatsUnis, issus des classes moyennes-supérieures. Son sous-titre est exemplaire d’un nouveau type de discours : American Muslims précise qu’il s’agit de décrire The New Generation. Sur la couverture, elle pose, avec sa sœur, sans hijab, un snowboard sous le bras, sourire aux lèvres et allure décontractée. Le livre est écrit à la première personne, et adopte le ton de la conversation. L’islam, loin d’être pré4. Ce passage par les écoles confessionnelles, ou publiques puis par les collèges n’est qu’un exemple de la participation au « système ». D’autres indicateurs sont parlants, comme le passage à l’idée de la participation politique vers la fin des années 1980 et la création de comités politiques qui agissent comme groupes de pression. 4 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 5 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains senté de manière théorique à partir d’une série de textes ou de règles, est décrit comme l’expression d’une foi individuelle (celle de l’auteur), l’énoncé de valeurs (celles de l’islam), mais aussi comme l’expérience d’une communauté inscrite dans le monde, qui interprète et vit sa religion comme un choix. Le discours est marqué d’un style confiant, extrêmement positif. Elle marque clairement la différence avec la génération des immigrants : La première fois que j’ai assisté à une conférence de l’ISNA, je me rappelle que des musulmans immigrants qui avaient les cheveux bien gris m’ont dit surtout de garder mes distances par rapport à la culture américaine et de préserver notre islam. Dans son discours, le conférencier nous […] a dit de nous éloigner de la culture américaine de MTV. Ma sœur et moi nous nous sommes regardées l’une et l’autre embarrassées. Nous venions de regarder MTV dans notre chambre d’hôtel ! Et vivre dans le pays d’où mes parents viennent, le Pakistan, ne m’éloignerait pas de MTV. Ils ont, eux aussi, la télévision satellite ! Et que dire alors de MTV Asie ? Je sais aussi que vivre au Pakistan ne ferait pas de moi une meilleure musulmane que je ne le suis ici. En plus, je suis américaine, et je n’ai pas l’intention de rentrer au Pakistan, physiquement ou mentalement5. Ce discours, cependant, ne fait pas l’unanimité au sein de l’ancienne génération ni dans la plus jeune, comme le montre un message électronique diffusé au printemps 20036, sous le titre « Pourquoi je ne reviendrai plus en Amérique, un article à méditer pour les parents d’Amérique ». La lettre, apparemment écrite par une jeune américaine musulmane, est fort critique vis-à-vis de la société américaine, et remet en question toute volonté d’intégration à un système considéré comme a-religieux, permissif en termes sexuels, et immoral. Puisque je suis née, ai grandi et ai été éduquée à l’université aux États-Unis, parle l’urdu comme une gora-saab (une étrangère), j’ai contracté une grave allergie aux moustiques et je possède un passeport bleu, mais ce n’est pas ma faute. Souvent, lors des fêtes, en particulier lors des mariages, les gens (qui ont des garçons de mon âge qui mangent, boivent et rêvent en rouge, blanc et bleu) demandent sournoisement7 si je compte rentrer [aux États-Unis]. Je dis non, pas du tout, à moins que, dans la même journée, les poules aient des dents, les semaines aient quatre jeudis, ou que le club des Cubs gagne le championnat8. Puis, ils m’en deman5. Asma Gull Hassan, American Muslims. The New Generation, Continuum, 2001, p. 46-47. 6. Ce courrier électronique, qui porte la date du 10 mai 2003, a été diffusé vers plusieurs listes, et n’est pas forcément véridique, mais il reflète bien le discours d’une partie de la jeunesse américaine musulmane. 7. C’est une référence au marché matrimonial, un système « fermé » qui perdure dans la communauté musulmane et ethnique (dans ce cas indo-pakistanaise). Voir l’analyse de Aminah Mohammad-Arif dans Salam America. L’islam indien en diaspora, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 47-57. 8. Depuis 1908, le club de baseball des Cubs, basé à Chicago, n’a jamais gagné le championnat (World Series). 5 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 6 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains dent la raison, et je ne peux jamais leur répondre, car j’ai trop honte. C’est que la nature véritable de la société américaine est obscène, et que les tabous islamiques ne sont que des rites de passage qui ramènent à God bless America. Les péchés que les Américains propagent sont tellement fahosh (obscènes), que je peux à peine les évoquer en chuchotant dans une assemblée mixte. Les raisons du départ de cette jeune citoyenne des États-Unis sont de trois ordres : l’immoralité de la société américaine, qui se traduit par la permissivité sexuelle (éducation sexuelle à l’école, tolérance pour l’homosexualité, etc.) et morale, l’absence de religion dans l’espace public, particulièrement dans l’espace scolaire, où, par exemple, elle cite l’enseignement des thèses darwiniennes dans la plupart des écoles, et enfin la politique étrangère américaine vis-à-vis du monde musulman. Les deux dernières raisons sont particulièrement intéressantes : […] Dieu est banni des écoles publiques. Oui, Dieu est officiellement banni des écoles publiques. La prière à l’école soulève des controverses, là-bas, à God Bless America. La religion est affaire privée, et comme les maladies sexuellement transmissibles, on est censés la garder pour soi […]. Les temps changent. Là où jadis on faisait sincèrement appel à Dieu pour bénir l’Amérique, on ne l’utilise maintenant que pour la propagande guerrière, et occasionnellement, pour rendre irresponsables les criminels : « Je suis un criminel sociopathe, Dieu m’a fait ainsi » ou « je suis gay, c’est Dieu qui m’a fait comme ça » […] Plus loin, c’est précisément sur le plan politique que notre essayiste s’exprime : Des milliers d’Afghans sont morts pour que vous puissiez payer moins cher l’essence de vos belles voitures de sport, des milliers d’Irakiens sont morts pour que votre voiture puisse rouler à moindre prix, que votre facture de chauffage soit moins chère, et que votre salaire soit plus élevé. Des milliers de Palestiniens ont été tués par des balles que vos impôts ont payées, et mille autres mourront encore si vous restez et devenez l’immigrant idéal. Être la Desi qui parle anglais, qui paye ses impôts, qui agite son drapeau, que les notions attardées de religion répulsent, et qui envoie ses enfants recevoir une bonne éducation dans une école catholique, c’est être parfaitement assimilé, c’est être le parfait hypocrite. On le voit, son discours se partage, dans une tension extrême et probablement intenable dans l’environnement politique américain, entre le conservatisme de la droite chrétienne et la critique issue de la gauche américaine sur le plan de la politique étrangère. Mais ce sont surtout ses coreligionnaires de la génération de ses parents (les aunties, qui passent une grande partie de leur temps à marier les jeunes filles et les jeunes gens en reproduisant leur enclave ethnicoreligieuse) qu’elle critique, les accusant de ne pas avoir clairement 6 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 7 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains choisi leur camp, et d’être restés aux États-Unis pour les bienfaits matériels qu’ils pouvaient en retirer. Les nouvelles générations et l’universalisation de l’islam Les États-Unis sont souvent représentés comme un modèle qui favorise l’épanouissement de communautés religieuses séparées. Les minorités religieuses se développent dans des enclaves socio-culturelles que l’on retrouve dans les dispositions spatiales des communautés, une situation qui serait facilitée par les deux grands principes exprimés par le premier amendement de la constitution : liberté religieuse (free exercise) et séparation de l’État et des Églises (non establishment). Pourtant, le mode de construction des communautés musulmanes par la génération des années 1960-1970 est remis en question par une partie de la jeune génération musulmane, en se fondant précisément sur ces deux principes. La jeune génération musulmane diplômée tente ainsi de réintégrer l’identité musulmane dans l’identité américaine. Revenons un instant au livre d’Asma Gull Hassan : pour celle-ci, les musulmans firent leur entrée aux États-Unis avant même Christophe Colomb. Les esclaves noirs musulmans représentèrent ensuite la première grande migration, retraduite en termes de hijra, vers l’Amérique postcolombienne. « Les musulmans pourraient-ils avoir vécu en Amérique, disons, depuis des siècles ? », écrit-elle9. Partant d’une construction imaginaire qui insère l’islam dans l’Amérique précolombienne, elle opère ensuite un travail symbolique. Elle se réfère à l’esclavage des musulmans de l’Afrique de l’Ouest, qui introduit l’identité musulmane dans l’histoire et les origines de la construction de la nation américaine. Pour prolonger cette construction des origines, elle souligne avec fierté la réussite de nombre de musulmans et de musulmanes ayant réalisé leurs œuvres profanes, au sein même de l’Amérique : la structure métallique de ce qui fut jusqu’à récemment la plus haute tour du monde, la Sears Tower, et que dessina un musulman ; ou encore de grands sportifs comme Shareef Abdurrahim ou Tariq Abdul-Wahad, ou des PDG de grandes compagnies. Le rap est aussi un motif de fierté : Busta Rhymes, Q-Tip, ou Tupac Shakur qui, s’il n’est pas officiellement devenu musulman, chante ses kicking lyrics like the Holy Qur`an10. Ainsi, ayant déjà pour elle la « lignée croyante11 » familiale représentée par la génération des parents, elle la renforce par des 9. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 14. 10. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 6. Voir sur le rap islamique, Samir Amghar, « Rap et islam : quand le rappeur devient imam », Hommes et migrations, no 1243, maijuin 2003, p. 78-86. 11. Voir Danièle Hervieu-Léger, la Religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993. 7 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 8 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains « lignées » plus anciennes, qui ne se réfèrent pas à l’appartenance familiale mais aux appartenances religieuse (l’islam) et territoriale (l’Amérique), qu’elle lie étroitement. La religion s’ancre ainsi dans le territoire à travers les motifs de l’exil, réalisé dès la colonisation de l’Amérique, et à travers des valeurs partagées au-delà de l’appartenance religieuse, en particulier par la culture populaire (pop culture). En effet, banalisant l’identité musulmane en la rendant proche, ordinaire, ou extraordinaire par ses réalisations, mais aussi moralement droite, à travers des valeurs reconnues, comme le travail, ou le self-control, le texte d’Asma Gull Hassan évite d’emblée d’enfermer l’islam dans une doctrine ou des règles spécifiques. Il tente ainsi de l’universaliser : John Lennon nous a demandé un jour Imagine all the people, living life in peace. Je vais vous demander de faire quelque chose de semblable. Imaginez six millions d’Américains. Imaginez qu’ils pensent qu’il est un devoir de payer ses impôts, et qu’ils croient aux échanges. Imaginez que ce groupe de personnes ne boive pas d’alcool et ne consomme pas de drogue parce qu’ils croient au self-control. Imaginez qu’il leur faille maintenir un emploi du temps où ils consacrent cinq moments dans la journée pour la prière, ainsi que le temps qu’il faut pour travailler, s’occuper de leur famille et se distraire. Imaginez un groupe de six millions de gens qui croient au respect des femmes, particulièrement à leurs droits à l’éducation, au consentement au mariage, au divorce, au vote, au travail politique, parmi maintes choses. Trop beau pour être vrai ? Vous n’avez pas à chercher bien loin, ce groupe existe. Ce sont les musulmans d’Amérique12. Alors que la génération des pères construisait des espaces islamiques pour leur progéniture, leurs enfants veulent montrer leur proximité à la société américaine tout en affirmant leur identité musulmane. La réconciliation identitaire se fait donc par l’égalisation de deux termes : être musulman, c’est être américain : Nombre de musulmans américains sont persuadés que les valeurs américaines et les valeurs islamiques, telles qu’issues du Coran et des hadiths […], sont similaires : le respect de soi, l’importance de la famille, de l’éducation, de la responsabilité, de la contribution apportée à la société, et de l’individualisme. Par essence, être musulman peut souvent dire être américain13. Sans rejeter la « communauté », qu’elle veut religieuse et interethnique, et en particulier les mariages en son sein qui lui assurent sa reproduction, son ethos s’ancre dans la valorisation de la famille et du confort économique : Pour plusieurs raisons, il est bon que la communauté prenne l’initiative de marier les jeunes. Grâce à la flexibilité des parents et à la per12. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 3. 13. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 12. 8 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 9 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains ception de la rareté de musulmans du même âge, les mariages interethniques sont devenus plus appréciés, particulièrement les mariages inter-raciaux. Cela m’apparaît bien comme le rêve américain : des jeunes mariés, qui viennent de milieux différents, dotés d’un fondement financier solide et d’un fort sens de la famille14. Pour elle, l’Amérique doit passer de « judéo-chrétienne » à « judéochrétienne-islamique » et reconnaître ainsi l’islam comme religion abrahamique et monothéiste. Ce n’est pas tant une vision d’intégration totale que la demande de reconnaissance qui s’exprime ici, à l’image de la communauté juive américaine dans l’après Deuxième Guerre mondiale15. Cette égalisation de deux termes identitaires (le religieux et la citoyenneté) ne mène pas à la dilution de l’identité religieuse dans l’identité nationale, mais plutôt à la réinterprétation de ce que peuvent être les contenus du message religieux et de la pratique rituelle. On trouve, en particulier chez les étudiants musulmans américains, un grand intérêt pour le travail social, qui est par ailleurs remarquablement absent des mosquées construites par la génération de leurs parents. Reprochant aux lieux de rituels et aux imams d’avoir négligé cet aspect que les congrégations chrétiennes ont su quant à elle développer, leur reprochant de s’être attachés uniquement au confort des enclaves qu’ils ont constituées dans les suburbs pour des clientèles de professionals, ils partent eux-mêmes à la recherche et à la construction d’organisations vouées au travail social, qui doivent pour eux toucher musulmans comme non musulmans. Ainsi, ce segment de la jeune génération musulmane américaine vit son islam sans lien étroit avec les mosquées, considérées comme le lieu d’une « communauté fermée16 ». L’organisation Inner City Muslim Action Network (IMAN) – qui, par son sigle même, relie travail social et foi (imân, en arabe) – fut créée à Chicago au printemps 1997 par des étudiants musulmans de différentes appartenances ethniques. Ils réagirent ainsi à la mort par balles d’un jeune garçon du ghetto noir qui enserre le campus de l’université de Chicago. Il s’agissait alors d’effectuer un travail social dans les quartiers pauvres de la ville en prenant en compte les besoins éducatifs des enfants tout en réalisant un travail de prosélytisme (da`wa). Cette importance que revêt le travail social pour une partie de la jeune génération se traduit par la critique acerbe des anciens et de leurs organisations religieuses. La mosquée, en particulier, est vue comme un établissement qui n’a pas su développer l’ouverture sur l’extérieur et est restée marquée par l’identité culturelle et ethnique. Pour une jeune américaine originaire d’Amérique latine, 14. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 114. 15. Voir Will Herberg, Protestant, Catholic, Jew, New York, Doubleday, 1945. 16. Entretien du 23 mai 2003. 9 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 10 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains convertie à l’islam en 2001, étudiante en master de communication, les espaces musulmans sont construits par la culture des communautés qui y sont attachées. Après sa conversion, elle reste perplexe : Je ne savais pas quoi faire, [à part prier, et pratiquer] […]. N’y a-t-il pas quelque chose que je suis censée faire ? Je ne comprends pas moi-même pourquoi je pensais ainsi, […] je pensais qu’il y avait quelque chose à faire. J’étais vraiment frustrée de n’avoir rien à faire. Je veux dire, bien sûr, je pouvais aller à un mariage, puis encore à un autre mariage… Mais n’y a-t-il pas des groupes de jeunes, je ne sais pas moi, quelque chose, je ne comprenais pas, et eux non plus [les musulmans de l’Asie du Sud qui l’entouraient] ne comprenaient pas17. Elle quitte alors cet islam qu’elle dit « culturel » et « ethnique », caractérisé par les coutumes de sociabilité de la communauté indopakistanaise au sein de laquelle elle vit, pour s’engager dans le travail social, celui que représente l’organisation IMAN. Cela lui permet aussi de « des-ethniciser » sa pratique de l’islam, en travaillant avec des musulmans de toutes origines nationales et ethniques. Ce refus de l’ethnicité dans la définition de l’islam est très courant : il s’agit de différencier religion et culture, dans une dichotomie qui permet, par un détour qui devient parfois tactique, de se défaire de ce qui ne convient pas (ou plus) en le qualifiant de « culturel ». Cette différenciation existe tant chez ceux qui interprètent l’islam de manière libérale que chez les fondamentalistes. Mais pour une partie des jeunes américains musulmans, elle s’accompagne d’une distinction entre règle et norme18 : si l’on évacue le culturel, ce n’est pas pour construire une religion abstraite et juridiquement définie par des règles qu’il faut suivre à la lettre mais pour construire une religion définie par des valeurs, reconnaissables partout et de ce fait universalisées. Asma Gull Hassan explicite ainsi l’importance du social et du charitable par rapport à certains rituels de base : Je ne pense pas que je serai condamnée le jour du jugement dernier pour n’avoir pas mangé entièrement halâl. Je peux avoir tort, mais pour moi, il y a d’autres choses plus centrales pour mon identité en tant que musulmane, particulièrement contribuer en temps et en argent à des causes charitables et jeûner durant ramadan19. La question du port du hijâb est elle aussi ramenée à une question de valeurs, non de règles. Ainsi récuse-t-elle le port du voile comme argument féministe, et explicite son choix de ne pas le porter, tout en s’affirmant musulmane, croyante et pieuse20. 17. Entretien du 23 mai 2003, Chicago, États-Unis. 18. Baudoin Dupret, Au nom de quel droit, CEDEJ/MSH, 2000, et Olivier Roy, l’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002. 19. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 170. 20. Voir son chapitre « Le hijab et la célibataire. Quand les hommes apprendront-ils à se contrôler ? », American Muslims…, op. cit., p. 35. 10 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 11 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains Qu’est-ce que l’islam américain ? [demande-t-elle.] Je pense que c’est un retour au Coran sans l’influence de la culture arabe pré-islamique. La volonté d’annihiler l’influence de la culture asiatique ou arabe est partagée par les discours fondamentalistes, dont elle se distancie pourtant clairement. Je crois que l’islam américain est une forme plus pure d’islam que celle pratiquée dans certains pays islamiques, à cause de l’absence d’amplifications culturelles. La culture américaine a poussé les musulmans américains à être de meilleurs musulmans21. Comme le souligne Olivier Roy dans le cas de l’islam européen, l’islam […] se donne comme « désincarné » culturellement et socialement, c’est-à-dire comme refusant d’être une religion « ethnique » et l’expression d’une culture d’importation22. Pour Asma Hassan et d’autres Américains musulmans de sa génération, l’acculturation ne doit pas simplement avoir pour conséquence la création d’un islam comme « forme pure » – qui se retrouverait ainsi partout de manière homogène –, elle doit permettre d’insérer l’islam dans le terreau américain. L’existence de l’islam en terre américaine est vue comme une chance, qui va permettre de faire fi de la culture ethnique et nationale étrangère à l’Amérique et de trouver le dénominateur commun à toutes ces communautés musulmanes. Voilà tout ce que représente l’islam en Amérique : des musulmans venus du monde entier, qui se retrouvent, perdent en intensité vis-àvis de leur culture d’origine, et travaillent ensemble pour trouver une compréhension de l’islam sur laquelle nous pouvons tous nous entendre. Les jeunes musulmans sont partie intégrale de cet Islam du nouveau monde. C’est ma génération, les enfants des immigrants et de convertis, certains convertis eux-mêmes, qui doivent décider ce que signifie être musulman en Amérique23. Loin de ce que Danièle Hervieu-Léger appelle un régime de validation institutionnelle du croire, A. Hassan propose un régime de validation « mutuel », qui se réalise dans l’intersubjectivité. Il n’y a pas, pour notre jeune auteur, d’islam en soi : Nous devons distinguer entre culture et religion. Pour être à la fois Américains et musulmans, nous allons devoir abandonner certains aspects de notre culture ethnique, certains aspects de l’islam, et de notre culture américaine. Si nous ne faisons pas ces choix difficiles, nous finirons désorientés et malhonnêtes avec nous-mêmes. Je ne peux ignorer le fait que je suis pakistanaise, musulmane ou américaine. Cependant, c’est un grand défi que de trouver un équilibre en choisissant ce qui est important pour nous parmi nos différents systèmes de valeur24. 21. A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 56. 22. O. Roy, l’Islam mondialisé, op. cit., p. 12. 23. A. G. Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 131. 24. A. G. Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 132. 11 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 12 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains Son discours, qui souligne l’existence de divers référentiels de valeurs et reconnaît la possibilité de les combiner, n’est pas sans contradictions et elle en relève elle-même les difficultés. Un islam réformé en Amérique ? L’une des marques et l’un des prolongements de la création d’un New World Islam sont l’évocation par de jeunes intellectuels musulmans d’un islam « réformé », qui prendrait en compte la pluralité interne de la communauté musulmane. Ils n’hésitent pas à le comparer au judaïsme réformé25, l’insérant par là même dans les grandes matrices religieuses américaines. Il est frappant sur ce point de remarquer combien l’ancienne génération, souvent crispée sur ses enclaves, a pu – parfois – développer le thème du dialogue interreligieux, mais n’a pas été jusqu’à discuter du pluralisme interne à la communauté musulmane ou de la notion de liberté religieuse. Une partie de la jeune génération est en revanche prête à poser la question du pluralisme interne. Ce questionnement n’est pas nouveau en Islam mais il s’exprime publiquement et librement aux États-Unis, et s’accompagne de prises de positions religieuses qui entrecroisent les grands thèmes du champ politique et du débat public américains (les questions de l’avortement, de l’homosexualité, ou de la politique étrangère par exemple). Le libéralisme est devenu aujourd’hui partie prenante du champ des diverses idéologies qui traversent l’islam américain. Ainsi, Sarah Eltantawi, directrice de la communication du Muslim Public Affairs Council, propose une approche de l’islam « plus ouverte, plus inclusive et plus curieuse », et fait explicitement référence au judaïsme réformé : Je n’oublierai jamais, assise dans un « espace de détention », ou plus simplement dans une cellule de prison, à l’aéroport Ben Gourion à Tel Aviv, avoir commencé à bavarder avec des activistes juifs-américains, qui en même temps que moi, allaient être déportés d’Israël pour avoir « soutenu le terrorisme » puisque la rive gauche du Jourdain et Gaza faisaient partie de notre itinéraire. Nous avons commencé à parler de leur synagogue à Washington. Ils m’ont parlé des débats qu’ils avaient là-bas, des discussions sur la signification des versets, des discussions avec des poètes, des théologiens, des musiciens. […] J’étais totalement captivée par l’ouverture d’esprit de ces femmes qui étaient d’une grande intelligence. Elles avaient une relation sincère et sans dogmatisme avec leur religion. Elles étaient à la fois juives et universelles, religieuses et séculières et elles avaient des valeurs tout en étant ouvertes aux autres26. 25. Par exemple voir A. Gull Hassan, American Muslims…, op. cit., p. 143-144. 26. Sarah Eltantawi, “Toward a thriving muslim left”, The Minaret, mars 2003, p. 11-12. A. Gull Hassan propose la même comparaison avec le judaisme réformé, American Muslims…, op. cit. 12 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 13 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains Cette tendance qui se définit comme « islam libéral » n’est pas incarnée par des agnostiques ou des personnes qui se sont défaites de leur appartenance religieuse. Elle se réclame totalement de l’islam et le pratique. Sarah Eltantawi l’exprime à sa façon, parlant d’une gauche musulmane : Elle existe déjà, mais l’establishment musulman ne la voit pas. Ce sont les musulmans qui aiment l’art, la poésie, la beauté, l’irrévérence, et la contradiction. Ce sont les musulmans qui n’ont pas de haine pour des styles de vie différents, pour la critique de l’autorité – même religieuse – pour l’esprit critique, ou pour le welfare pour les pauvres. Ils veulent répondre aux questions qu’ils se posent, et s’approprient nombre de valeurs occidentales27. Elle relève qu’on peut trouver des arguments théologiques pour ou contre l’avortement, mais que ce qui importe est la question du libre choix. « Pour certaines femmes, mener une grossesse jusqu’au bout, c’est détruire le reste de leur vie. Cela est-t-il important pour un musulman ? Je crois que oui. » « En tant que musulmans, nous disons vouloir être inclus dans le pluralisme américain. Et cela est certain, nous devrions l’être. Mais que dire du pluralisme parmi nous ? Existe-t-il ? Est-il désirable ? » La question du pluralisme interne à l’islam est devenue importante : elle est d’ailleurs relayée et revendiquée par les écrits d’intellectuels28 qui s’ancrent surtout dans le champ académique. Il existe aussi un décalage important entre ces nouveaux intellectuels réformateurs, qui ont un projet explicite de « modernité » théologique, et la jeune génération, qui semble n’avoir que faire de théologie. Elle « réforme » l’islam hérité de ses parents à travers ses propres pratiques et ses énoncés, sans faire appel – du moins pour l’instant – à une validation institutionnelle (par l’académie ou la mosquée par exemple) de ses comportements. Bien plutôt, elle « témoigne » directement face au public américain et réclame de la sorte une validation plus élargie, elle-même collective et publique. Ce fossé entre la jeune génération et les intellectuels libéraux est probablement en train de se combler aujourd’hui par l’intermédiaire d’intellectuels qui mettent directement en relation nouvelles réflexions théologiques et nouvelles pratiques religieuses. Les prières mixtes dirigées par des femmes imams aux États-Unis ont ainsi eu des répercussions importantes (et provoqué des débats houleux) parce qu’elles réunissaient une théologie (en particulier celle de l’universitaire Amina Wadud) et son application publique (notamment lors d’une prière du vendredi à New York le 18 mars 2005). 27. Sarah Eltantawi, “Toward a thriving muslim left”, art. cité. 28. Sur ce point, voir Malika Zeghal, « Nouvelles contraintes discursives et réformismes religieux : les intellectuels musulmans dans la sphère publique américaine », dans Malika Zeghal (sous la dir. de), Intellectuels de l’Islam contemporain. Nouvelles générations, nouveaux débats, dans Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 123, 2008. 13 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 14 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains James Piscatori et Dale Eickelman définissent un mécanisme d’objectification qui touche les musulmans de manière massive à partir des années 1980. Ils le relient à un processus de perte de l’évidence : Des questions fondamentales émergent dans la conscience de nombre de croyants : « qu’est-ce que ma religion ? » et « comment ma croyance guide-t-elle mon comportement29 ? ». En un sens, cette jeune génération a dépassé ce stade de la remise en question. Elle s’interroge sur l’islam, par exemple en suivant des cours d’histoire des religions dans les universités qu’elle fréquente. Cependant, plutôt que de rechercher la définition de l’islam comme idéal de « forme pure » (ce qui n’empêche pas qu’elle en parle), elle se pose la question suivante : « Je suis musulman, comment vivre heureux en tant que musulman dans le contexte qui m’est donné ? » Alors que pour les parents il y avait perte d’évidence, pour les enfants, cette évidence est acquise, bien que secouée par le 11 septembre, qui a aussi parfois poussé paradoxalement à la réaffirmer. On voit donc se dessiner ici deux grands motifs : d’une part, la reterritorialisation de l’islam qui, par son occidentalisation et plus spécifiquement son américanisation, n’est pas vivable comme communauté « virtuelle30 » et se trouve donc raccrochée à des lignées « américaines » et détachée en partie – mais en partie seulement – des cultures d’origine ; d’autre part, la spécification libre des contenus religieux à partir d’une matrice très simplifiée (les cinq piliers, par exemple, ou les interdits alimentaires) qui se déclinent en rapport à des valeurs perçues comme universelles (la modestie pour le port du vêtement, la moralité, le travail, mais aussi l’esthétique ou les valeurs liées à la politique) mais qui suivent les grandes lignes de fracture du champ religieux américain. De plus, en conséquence du 11 septembre, l’islam est devenu plus que jamais aux États-Unis objet de questionnement et de discours. Il est réapproprié par maints acteurs, musulmans ou non, en particulier par l’administration américaine. Le travail des communautés musulmanes sur l’image qu’elles produisent et leur définition de l’islam est devenu un enjeu politique primordial. L’évidence de l’identité « musulmane américaine », son intégration dans le champ religieux américain et sa banalisation, s’en sont paradoxalement trouvées renforcées. La nouvelle génération accepte et chante cette identité (parfois dans la douleur ou la critique, quand le décalage entre « musulman » et « américain » est trop visible31) ou la 29. James Piscatori, Dale Eickelman, Muslim Politics, New York, Princeton University Press, 1996, p. 38. 30. O. Roy, l’Islam mondialisé, op. cit. 31. Comme la critique acerbe que fait A. Gull Hassan de la politique américaine au MoyenOrient, critique qui est d’ailleurs explicitement présentée comme son droit en tant que citoyenne américaine, American Muslims…, op. cit., p. 155-156. On peut aussi citer en exemple une tirade du spectacle d’Azhar Osman, un jeune musulman américain d’origine pakistanaise, avocat, mais aussi comique à ses heures perdues : « Allez quoi ! Détendez-vous ! Je suis musul- 14 a-Zeghal:Mise en page 1 4/06/08 10:49 Page 15 Les toiles identitaires des jeunes musulmans américains rejette entièrement, comme le montrait la lettre électronique citée plus haut. Les divers modes d’expression de l’individualisme religieux dont nous venons de décrire un cas particulier (en l’occurrence les expressions individuelles d’un islam qui se veut libéral et américain) sont ainsi canalisés et retranscrits dans des formes sociales et idéologiques, voire institutionnelles, qui leur donnent sens. Ils montrent que les formes contemporaines de la religiosité ne sont pas réductibles à des simples phénomènes cependant bien réels – « d’individualisation » du religieux, où chaque croyant « bricole » pour créer ses références religieuses. Elles se rapportent à des dynamiques d’inscription de ces expressions individuelles dans des structures collectives et des matrices idéologiques qui peuvent se lire comme « synthèses inachevées32 » et par là même changeantes. Celles-ci restent spécifiques aux contextes étudiés et en recomposition constante, du fait même des multiples expressions individuelles qui peuvent mener à leur transformation. Malika Zeghal man, mais Américain musulman. En fait, je me considère musulman très patriote : j’irais mourir pour ce pays en me faisant exploser dans un magasin de Dunkin Donuts ! », Redeye, Chicago Tribune, “Laughter helps with identity crisis”, 11 septembre 2003, p. 4. 32. Voir André Mary, le Bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000, p. 110-114. 15