La Naissance du monde moderne (1780

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La Naissance du monde moderne (1780
La Naissance du monde moderne (1780-1914)
[extraits]
Au début du XVIIIe siècle, la majorité de la production manufacturière était concentrée en Asie et la
productivité agricole était plus élevée en Chine et en Inde qu’en Europe. Pourquoi, alors, en un
siècle, les rapports de forces se sont-ils inversés et comment le Vieux continent est-il devenu le
centre du monde ?
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Plusieurs facteurs contribuèrent à donner à
l’Europe occidentale ce supplément de
dynamisme économique lui permettant
d’aller vers ce que les gens commençaient à
appeler la modernité. En premier lieu, […]
l’Europe possédait sur son propre continent
ou encore en Amérique d’énormes gisements
de richesses encore sous-exploités. De plus,
l’expansion d’un système esclavagiste de
plantations reposant sur la confiscation de
main-d’œuvre et de richesses lui permit de
s’approprier à bon compte une série de
vastes provinces agricoles. […] Dès le
XVIIIe siècle également, l’Europe commença
à exporter vers l’Amérique ses populations
excédentaires, réduisant du même coup les
problèmes dus à une densité de population
trop élevée. […]
la
productivité
de
Au
XVIIe siècle,
l’agriculture était vraisemblablement plus
élevée en Chine et en Inde qu’elle ne l’était
en Europe, et ce de manière significative.
Mais certaines variétés nouvelles de cultures
et des formes de production plus intensives
permirent à certaines régions d’Europe de
connaître un véritable bond en avant au
XVIIIe siècle, même si un décalage persistait
entre la production et la demande. À cela
vinrent s’ajouter les importations de denrées
alimentaires en provenance des îles
Caraïbes, de l’océan Atlantique ou des
Amériques, comme le sucre, ou le poisson
riche en protéines. L’Europe du Nord et de
l’Ouest put ainsi nourrir une population
urbaine croissante, laquelle s’accrut bien
plus rapidement au cours de ce siècle qu’elle
ne le fit en Chine, en Inde, ou dans le MoyenOrient. […]
l’Europe du Nord et de l’Ouest fut aussi très
vite capable de faire de son charbon un
usage efficace. […] Le charbon contribua à
mettre en branle une chaîne d’innovations
en
Grande-Bretagne.
Parce
qu’elles
s’enfonçaient à des profondeurs importantes,
les mines nécessitaient des pompes. Les
innovations technologiques en matière de
pompage
amenèrent
en
retour
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perfectionnement du travail du fer en
fonderie et une meilleure connaissance du
vide atmosphérique, toutes choses qui se
révélèrent décisives pour permettre un saut
qualitatif. […] Toutes ces innovations furent
pourtant en mesure de conférer aux
Européens un avantage supplémentaire en
matière de technologie militaire dès les
années 1820 et 1830.
L’Europe du Nord et de l’Ouest et ses
colonies américaines tirèrent un avantage
sans cesse accru de trois autres atouts, qui
[…] encouragèrent ses peuples à exporter
leur puissance au plan international. En
premier lieu, il existait dans ces régions des
institutions légales à peu près stables, qui
garantissaient que les progrès économiques
seraient récompensés. […] La common law
britannique et le droit romain en usage sur le
continent apportaient des garanties non
négligeables quant au respect des droits de
la famille et des individus en général. […]
Le deuxième avantage compétitif dont les
Européens du Nord et de l’Ouest ainsi que les
Américains tirèrent profit à moyen terme est
à rechercher au niveau de la sphère
commerciale. Ils avaient développé des
institutions financières qui étaient d’ores et
déjà relativement indépendantes, à la fois
de la fortune individuelle des grands
marchands
et
des
caprices
des
gouvernements. Les Hollandais avaient joué
un rôle pionnier dans la mise en place des
compagnies par actions, précisément afin
d’éviter les risques inhérents à toute
expédition commerciale de longue durée. […]
En Grande-Bretagne, la Banque d’Angleterre
exerçait un contrôle indépendant sur l’état
de l’économie. […] L’apparition du papiermonnaie et l’explosion du nombre des
banques régionales en Grande-Bretagne et en
Amérique du Nord facilitèrent prêts et
emprunts.
Le dernier avantage compétitif dont
certaines régions d’Europe tirèrent parti
concerne le rapport entre la guerre et les
finances. Pour dire les choses brutalement,
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les Européens devinrent rapidement les
meilleurs dès lors qu’il s’agissait de tuer. Les
guerres
idéologiques
meurtrières
du
XVIIe siècle avaient créé des liens entre la
guerre, les finances et les innovations
commerciales, qui accrurent leur avance
dans ce domaine. Cela conféra à ce
continent une force supérieure lors des
conflits qui éclatèrent dans le monde au
XVIIIe siècle. Les techniques de guerre
européennes
étaient
particulièrement
compliquées et coûteuses, en partie parce
qu’elles
étaient
amphibies.
Les
gouvernements devaient être capables
d’acheminer leurs forces à la fois par la voie
terrestre et par la voie maritime.
La valeur de la production agricole des
esclaves dans les Caraïbes était telle que
vers 1750 des sommes énormes furent
investies dans la mise en place de systèmes
destinés à ravitailler les navires affectés à la
protection de ces îles. Les Britanniques
notamment cherchèrent à prévenir tout
risque d’invasion en faisant continuellement
croiser une flotte importante au large de
leurs côtes occidentales.
Cela impliquait la mise en place d’un
système complexe de ravitaillement et de
contrôle, mais cela amena aussi la
constitution d’une flotte permanente de
navires pouvant être expédiés dans des eaux
plus lointaines, vers l’Est ou dans la mer des
Antilles. Toutes les marines européennes
susceptibles
de
devoir
affronter
militairement les Anglais, aussi loin que ce
soit des îles britanniques, furent obligées de
suivre. Le cas le plus célèbre est celui de
Pierre le Grand, qui modernisa son armée et
sa marine au début du XVIIIe siècle, tout
comme devaient le faire les Japonais un
siècle et demi plus tard. […]
Les conflits qui opposèrent en Europe les
États de taille moyenne constituèrent pour
leur part une incitation à innover en matière
de technologie militaire terrestre, à imaginer
des armes encore plus meurtrières, ainsi que
des systèmes de financement permettant
l’entretien d’un nombre croissant de soldats
de métier. Il en résulta qu’une fois encore le
commerce européen et le commerce
international contrôlé par les Européens
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bénéficièrent d’un avantage comparatif
notable. Ce furent les navires et les
compagnies commerciales appartenant à des
Européens qui s’approprièrent la plus grande
partie de la valeur ajoutée générée par
l’expansion du commerce mondial au
XVIIIe siècle, et non les Africains ou les
Asiatiques, qui produisaient des esclaves, des
épices, des calicots, ou encore des
porcelaines. La raison en est que les
Européens en contrôlaient le transport et la
vente sur les plus grands marchés du monde.
La spécificité de l’Europe ne fut pas
nécessairement dans l’existence d’États forts
et volontaristes, ou même de sentiments
identitaires d’attachement à la patrie hérités
du passé et encore flous. Ce qui frappe fut la
convergence de ces formes politiques avec le
dynamisme économique, la fabrication bien
rodée d’armes de guerre, et les rivalités
féroces qui opposèrent des États de taille
limitée. L’origine de cet « exceptionnalisme » européen, temporaire et relatif, ne
doit pas être recherchée dans un seul
facteur, mais dans l’accumulation aléatoire
de caractéristiques existant séparément dans
les autres régions du monde. Il est par
exemple significatif qu’une des régions
d’Asie où les sentiments identitaires
précoloniaux furent très forts ait été le cœur
de l’Asie du Sud-est, une région où les
conflits entre royaumes de taille moyenne
avaient déjà une longue histoire. Et de fait,
l’exceptionnalisme européen fut un avantage
empoisonné. Dès les années 1870, le Japon
avait entrevu la voie qui allait lui permettre
d’accéder à une forme parallèle de
modernité.
Si
l’on
se
concentre
exclusivement
sur
les
questions
de
contingences économiques, de sentiments
identitaires d’attachement à la patrie et de
pouvoir de l’État, il manque un élément. Il
s’agit du tissu social, qui, au XVIIIe siècle,
évolua très vite en Europe et en Amérique du
Nord, et permit aux individus de se réunir,
de débattre et de faire évoluer les
institutions, avant d’en faire par la suite
autant d’instruments efficaces qui permirent
d’accumuler richesses, pouvoir et savoirs.
C. A. BAYLY, La naissance du monde moderne (1780-1914), 2006