En France, une affaire de familles
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En France, une affaire de familles
MANIÈRE DE VOIR En France, une affaire de familles Etrange « modernité » : un régime dynastique gouverne les médias français. Les propriétaires de journaux peuvent invoquer la démocratie et la liberté de la presse ; sans la fortune de leur père, ils ne seraient rien. PAR MARIE BÉNILDE * E (1) L'Express, Paris, 31 octobre 2002. (2) Lire Olivier Toscer, Argent public, fortunes privées, Denoël, Paris, 2002, p. 109. * Journaliste. N 1936, LE FRONT POPULAIRE a libéré la Banque de France de la tutelle des 200 familles qui dominaient son assemblée générale. Une sorte de démocratie capitalistique fut instaurée en donnant le droit de vote aux 40 000 porteurs d'actions que comptait alors la France. Soixante-sept ans plus tard, faut-il espérer un nouveau Front populaire pour affranchir l'économie française de l'emprise de fortunes familiales singulièrement présentes dans les médias ? De fait, loin du nouvel âge du capitalisme qu'était censée produire la mondialisation des marchés financiers, ce début de XXIe siècle est marqué par la perpétuation de positions patrimoniales bien assises dans la presse, la télévision ou la radio. Cette situation conforte l'adhésion de la collectivité à un système de valeurs quasi dynastique sur lequel se fonde la légitimité de l'héritier. L'économie française se caractérise par l'importance de son capitalisme familial. En 2003, selon M. Claude Bébéar, « quinze familles contrôlent près de 35 % de la place de Paris, ce qui constitue un record européen ». Or, sur les quinze premières fortunes françaises, cinq ont des intérêts dans les médias : MM. Bernard Arnault (La Tribune, Investir, Radio Classique), François Pinault (Le Point, Historia, La Recherche), Serge Dassault (Valeurs actuelles, Le Figaro, L'Express, Le Progrès de Lyon, La Voix du Nord...), Jean-Claude Decaux (JC Decaux, Avenir) et Francis Bouygues (TF1, LCI, La chaîne Histoire, TPS...). Suivent, dans les premières places du classement, Pierre Fabre (Sud Radio), Jean-Paul Baudecroux (NRJ), Elisabeth Badinter (12 % de Publicis), Philippe Amaury (Le Parisien, L'Equipe), Claude Berda (RTL9), Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match, le Journal du dimanche...) et la famille Seydoux (Gaumont, Pathé). La plupart de ces grands noms, qui ont recours à la Bourse pour valoriser leur fortune professionnelle, sont des héritiers d'empires industriels : Dassault, Bouygues, Lagardère ou encore Schlumberger pour les Seydoux. D'autres, comme MM. Jean-Claude Decaux ou François Pinault, ont organisé leur succession en confiant les rênes de leur entreprise à leur descendance : MM. Jean-François et JeanCharles Decaux, ou François-Henri Pinault. Quant à M. Bernard Arnault, il a fait entrer au conseil d'administration de Louis VuittonMoët Hennessy (LVMH), qu'il préside, sa fille Delphine. Tous tirent profit de leur place dans les médias pour consolider leur position patrimoniale. Car un journal ou une télévision permettent aussi d'associer à une fortune des mots ou des images qui donnent du sens à l'arbitraire d'un héritage. L'EXEMPLE de M. Arnaud Lagardère est en cela un cas d'école. Son père, Jean-Luc, décédé en mars 2003, était fasciné par le modèle dynastique qui permet à un souverain de se survivre à lui-même. Objectif : faire de son héritier « un autre moi-même (1) ». Pour autant, ce n'est pas dans l'aéronautique, la défense ou l'automobile, ces métiers du groupe Lagardère où le père ingénieur s'était fait un nom, que le fils a fait valoir son héritage. C'est dans les médias, où le simple écho de son patronyme suffit à conquérir le pouvoir symbolique. Les lieux de médiatisation ont en effet pour avantage d'être avides d'images, perméables à l'iconolâtrie, et donc de conférer de la légitimité à bon compte. En tant que président de Lagardère Media, Arnaud Lagardère n'a eu aucune peine à s'imposer face aux barons d'Europe 1 ou d'Hachette. Par le jeu d'une astucieuse société en commandite, il préside aux destinées de Lagardère Group, dont il ne contrôle que 5,5 % des actions, mais prélève, dès 1988, 0,2% du chiffre d'affaires de Matra et Hachette (2). « Je suis un fils de En France, une affaire de familles paysan qui s'inscrit dans le temps, et pour lequel chaque sou compte, car c'est l'argent de la famille (3) », déclarait-il en mars 2003. Pendant longtemps, l'intérêt des milliardaires pour la presse a été assimilé aux égards d'un notable pour une danseuse. Mais, comme le souligne Olivier Toscer, leurs journaux sont «partie intégrante de leurs empires et jouent donc un rôle très précis : celui du mur de protection érigé autour de leurs intérêts personnels (4) ». En acquérant Le Point, en 1998, M. François Pinault n'avait pas d'autre visée. Il avait réussi à échapper à l'impôt de solidarité sur la fortune grâce à un artifice comptable et se préparait à batailler avec M. Bernard Arnault pour l'acquisition du géant italien du luxe Gucci. Auparavant, M. Pinault manquait singulièrement d'appuis dans le « cercle de grandes consciences de notre temps (5) ». Il trouvera dans Le Point, et son chroniqueur-ami Bernard-Henri Lévy, un relais d'influence zélé. 38 (3) Stratégies, Paris, 21 mars 2003. (4) Olivier Toscer, op. cit. (5) Ibid. (6) Cf« Pinault joue les censeurs », Le Canard enchaîné, Paris, 6 décembre 2000. (7) L'Humanité, Saint-Denis, 10 janvier 1998. Lire aussi Jean-Pierre Tailleur, « Journalistes économiques sous surveillance », Le Monde diplomatique, septembre 1999. (8) Fayard, Paris, 1997. LES MÉDIAS SONT EN EFFET un utile moyen de pression en cas de bras de fer avec un rival. Fin 2000, M. Bernard Arnault, propriétaire de La Tribune, accuse M. François Pinault, actionnaire de TF1, d'avoir fait censurer une de ses interviews sur LCI (groupe TF1) (6). En mai 2003, il tient sa revanche en lisant dans les colonnes de La Tribune, dont il est propriétaire, deux pages très acides sur la situation critique du groupe Pinault. La société des journalistes du quotidien démissionne en signe de protestation. De son côté, l'homme d'affaires Vincent Bolloré, qui avait bataillé avec M. Martin Bouygues en 1998, cherche à acquérir une chaîne de télévision : comment répliquer autrement à un magazine de TF1, « Le droit de savoir », qui s'est étendu sur les dérives de son patrimoine immobilier à Saint-Tropez (7) ? Rares sont les journalistes qui compromettent les intérêts d'un chef d'entreprise présent dans les médias. M. François Pinault n'a pas eu à subir les foudres de la presse pour son petit arrangement avec le fisc qui lui a permis de régler sa succession en toute discrétion. A 65 ans, afin d'assurer une donation-partage de sa fortune à ses trois enfants, et d'alléger ainsi son patrimoine soumis à l'impôt sur la fortune (ISF), l'homme d'affaires a en effet accepté de payer 450 millions d'euros de droits de succession. Par la même occasion, il a reconnu qu'une société de droit néerlandais, FPI, où il loge près du quart de sa fortune, avait été soustraite à l'impôt. De son côté, M. Philippe Hersant, fils de Robert, qui préside la société France-Antilles {Paris-Normandie, L'Union de Reims), s'est fait domicilier en Suisse... La propriété d'un journal peut être aussi motivée par l'idée d'y faire passer ses idées. Marcel Dassault comptait sur Jours de France et ses éditoriaux paternalistes. Son fils Serge et Olivier, fils de Serge, ont désormais table ouverte au Figaro. En novembre 1997, sur LCI, cinq ans avant son entrée dans la Socpresse (qui regroupe l'essentiel des titres du groupe Hersant), M. Serge Dassault avait avoué son ardent désir de « posséder un journal ou un hebdomadaire pour y exprimer son opinion » et « peut-être aussi répondre à quelques journalistes qui ont écrit de façon pas très agréable ». Pour autant, en ces temps de journalisme de révérence à l'égard des grands patrons (l'émission d'Anne Sinclair, « Les managers sont sur RTL », était une caricature du genre), la motivation idéologique semble marginale par rapport à la défense des intérêts patrimoniaux. Sous couvert d'ultralibéralisme, les idées de M. Olivier Dassault, député de l'Union pour la majorité (UMP) et président du groupe Valmonde {Valeurs actuelles, Journal des finances), se résument à des plaidoyers pro domo pour « simplifier et alléger la fiscalité sur les revenus » ou abaisser « l'impôt sur les successions en ligne directe ». Sitôt élu député de l'Oise, en 2002, il s'est empressé de déposer une proposition de loi visant à supprimer l'ISF. Une idée que son père s'emploie désormais à relayer en tant que sénateur UMP de l'Essone. L'exemple vient, il est vrai, de haut : M. Silvio Berlusconi, président de Mediaset (Canal 5, Italia 1...) et chef du gouvernement italien, n'a-t-il pas réduit, dès son accession au pouvoir, les impôts en général et les droits de succession en particulier ? AU-DELÀ DE LA FAMEUSE «création de valeur », chère aux financiers, les barons des médias sont des champions de la création de vases communicants entre patrimoine personnel et intérêts de leur groupe coté en Bourse. Pierre Péan et Christophe Nick ont montré dans TF1, un pouvoir (8) combien LCI, avec sa kyrielle d'invités et de directeurs de journaux responsables d'émissions, pouvait se révéler précieuse pour favoriser le lobbying du groupe Bouygues. Au sein de TF1, M. Martin Bouygues a tenté, après le décès de son père, de partager les rênes avec sa sœur Corinne, en lui confiant la présidence de la régie publici- MANIÈRE DE VOIR taire. Mais la fille héritière, qui menaçait l'autorité du fils héritier, a finalement été écartée. Comme son père, M. Martin Bouygues s'appuie désormais sur M. Patrick Le Lay, lequel assure l'ascension de son fils à lui, LaurentEric, directeur général d'Eurosport, au sein du groupe TF1. jeune fils, s'est également fait les dents au sein du groupe en présidant Star TW, bouquet de chaînes satellitaires en Asie. Avant de prendre les rênes de BSkyB. Quant à M. Berlusconi, il a confié à son fils Pier Silvio la vice-présidence de Mediaset. Sa fille Marina est, elle, présidente non executive du groupe d'édition Mondadori. Grâce à sa famille actionnaire de Fininvest, holding de Mediaset, M. Berlusconi ne contrôle pas directement ses entreprises audiovisuelles. Ce stratagème lui permet de rester sourd au conflit d'intérêts qu'induisent sa mainmise sur les principales chaînes privées du pays et, en tant que chef de gouvernement, le contrôle qu'il exerce parallèlement sur le groupe public de la RAI (lire, page 46). Peut-on évaluer l'enjeu d'une telle hégémonie familiale dans les médias ? M. Antonio Di Pietro, qui a mené en Italie l'opération « Mains propres », évoque la menace d'un « nouveau féodalisme » caractérisé par l'existence de «groupes détenant de grands pouvoirs dans l'économie et les médias, qu'ils utilisent ensuite pour placer leurs hommes à la tête de l'Etat ». Sans aller jusque-là, on peut s'interroger sur le rôle exercé par les grandes familles propriétaires de médias dans l'intériorisation par les médias eux-mêmes de l'ordre établi par la reproduction des élites. Des grandes familles perpétuent leur pouvoir à la façon d'une société aristocratique, en recherchant dans les leviers de communication le moyen de contrôler l'opinion. Jacques Bouveresse a montré, dans son livre sur Karl Kraus, que la presse est d'autant plus précieuse que son pouvoir n'est vraiment contestable que par elle-même. C'est, écrit-il, « le seul pouvoir réellement absolu (10) ». Le rêve de toute puissance dynastique. LES FAMILLES NE SONT JAMAIS à l'abri d'un conflit de fratrie comme en a connu M. Philippe Amaury autour de l'héritage de son père, Emilien. C'est ce qui permet parfois à un prédateur de prendre pied dans un média. Hachette a ainsi acquis 25 % du groupe Amaury en aidant l'héritier, Philippe, à racheter les parts de sa sœur Francine. Pour autant, la presse française reste marquée par une grande stabilité de son actionnariat familial. Si de nombreux journaux ont changé de mains, ce fut le plus souvent pour tomber sous la coupe de nouvelles familles : les Hersant, les Lagardère, les Dassault... Parallèlement, la presse fourmille encore de propriétaires-héritiers : les Prouvost à Marie Claire, les Pulh-Demange au Républicain lorrain, les Lemoine à Sud-Ouest, les Coudufier au Télégramme de Brest, les Varenne à La Montagne... Pour eux, le risque est parfois de confondre personne morale et personne physique. La famille Baylet, propriétaire de La Dépêche du Midi, a ainsi été condamnée, en 2002, «pour avoir illicitement bénéficié, à des fins personnelles, d'avantages domestiques liés à leur fonction industrielle ». Depuis l'éclatement de la bulle spéculative sur les valeurs Internet, la Bourse et ses (9) Welt a m Sonntag, « deal makers » à la Messier sont passés de février 2003. mode. Les valeurs familiales reviennent en (10) Jacques Bouveresse, Schmock, ou le Triomphe du force. Témoin, le groupe Bertelsmann, projournalisme, Seuil, Paris, priétaire de RTL Group (M6, RTL) ou de 2001, p. 75. Prisma Presse (Capital, VSD). En février 2003, M. Reinhard Mohn, son « patriarche », qui détient 75 % des LIVRES droits de vote de la holding de père, Clinton et Bush fils, on pourrait TOUS POUVOIRS CONFONDUS. contrôle de Bertelsmann, a déclaré sans effort les confondre ÉTAT, CAPITAL ET MÉDIAS À L'ÈRE vouloir « tenter de faire revivre une avec un (petit) annuaire des patrons DE LA MONDIALISATION. forme de management qui a fait ses de multinationales. Parfois, Geoffrey Geuens l'auteur force le trait - la Fondation • EPO, Anvers, 2003, 471 pages, preuves », en confiant à sa femme Liz Saint-Simon (créée en 1982, 29 euros. « la mission de veiller à l'influence et pas en 1985) ne céda pas familiale sur l'entreprise (9) ». « officieusement le relais à l'Institut Ils veulent de la transparence ? La famille s'affirme ainsi de plus en Montaigne » de Claude Bébéar -, Les voilà servis. Dans un gros volume mais il a raison d'étudier les forums plus comme un modèle de gouver- comprenant un index des noms et mondiaux, « boîtes à idées » et nance patronale. MM. Rupert Murdoch des sociétés cités de 64 pages... -, institutions où maîtres de l'économie, l'auteur dissèque l'hégémonie et Silvio Berlusconi ont d'ailleurs de la politique et des médias se du capital, c'est-à-dire d'un réseau placé leur progéniture aux commandes retrouvent pour parler de démocratie d'intérêts croisés où se mêlent de leurs groupes. M. Lachlan Muret d'avenir de l'humanité... Une telle financiers, intellectuels, médias et Etat. mise en lumière de la « connivence doch, 33 ans, directeur général de La liste des administrateurs organique » entre des pouvoirs qui, des grandes entreprises privées News Corporation, apparaît comme le de concert, pilotent la mondialisation européennes et américaines (le Japon dauphin désigné de son père et une réellement existante relativise n'a pas été étudié) recoupe en effet pièce maîtresse pour rassurer les marbeaucoup l'espoir en une hypothétique de manière presque caricaturale action de la puissance publique chés financiers. Il garantit à M. Rupert celle des responsables politiques contre la puissance du capital. et médiatiques. Quant aux noms Murdoch, 74 ans, sa propre pérennité à des membres des administrations Bush la tête de ses entreprises. James, le plus S. H. 39