Version intégrale pdf - Centre d`Histoire Locale de Tourcoing

Transcription

Version intégrale pdf - Centre d`Histoire Locale de Tourcoing
MANGER HORS DE CHEZ SOI
CAFÉS ET ESTAMINETS
En 1900, à Tourcoing, on compte environ 1 estaminet pour 50
habitants…
Des lieux de convivialité et de détente
Au 19ème siècle, l’« estaminet » est le lieu de rassemblement privilégié des ouvriers. Le midi, le
travailleur y apporte sa gamelle : « On avait là une assiette de soupe et on mangeait la viande et le pain qu’on avait apportés. C’était toujours du lard cuit dans la soupe du dimanche pour toute la semaine. » Témoignage d’une ouvrière du textile d’Hazebrouck en 1898.[1]
Le soir, on s’y rassemble pour boire un verre et discuter des nouvelles. Le dimanche, on s’y
détend en famille autour de fléchettes, de jeux de cartes et de jeux traditionnels flamands. Un
nombre important d’associations de loisirs choisissent l’estaminet comme lieu de réunion et de
siège pour leur activité. Si bien que l’estaminet apparait comme un lieu de sociabilité
incontournable, un deuxième « chez soi », à une époque où les logements sont exigus et la
plupart du temps insalubres. La rue de Menin à Tourcoing compte ainsi 22 estaminets en 1898.
L’estaminet, tel qu’on le connait aujourd’hui dans les Flandres, présente-t-il une continuité
historique avec ce lieu de restauration et de retrouvailles du 19 ème siècle ? Il fait aujourd’hui partie
de la catégorie des établissements « traditionnels », appréciés pour leur convivialité familiale et
leur cuisine typique. La carte (carbonnade flamande, potjevleesch et welsh) comme le mobilier
(tables en bois vernis et vaisselle rustique) fonctionnent comme des signaux de reconnaissance
et renvoient à l’imaginaire que l’on se fait du territoire.
[1] MESSIANT Jacques, 1983.
Estaminet, Milieu 20ème siècle, Photographie,
Fonds H. Coutart, Coll. C.H.L.
Au 19ème siècle, cabarets et estaminets se
multiplient dans la région du Nord et en
Belgique aux abords des mines et des
usines. En 1900, à Tourcoing, on compte
environ un estaminet pour 50 habitants.
Plus qu’un lieu de consommation, c’est
un lieu de rencontre et d’échange, siège
d’associations variées, ici peut-être celui
d’une chorale.
Estaminet le Vert Baudet, Fin 19ème siècle,
Photographie, Coll. C.H.L.
Cet estaminet tourquennois a été créé en
1836. Il se situait à la lisière de la ville et
on y venait en famille les beaux soirs
d’été. L’enseigne indiquait : « Ici l’on bot
des verres », ce qui s’est transformé peu
à peu en « le Baudet Vert ». La firme
industrielle textile le « Vertbaudet » »,
localisée au même endroit, a repris cette
enseigne et l’a fait connaître à la France
entière.
Estaminet de Tourcoing, Fin 19ème siècle, Photographie, Coll. C.H.L.
L’origine du mot estaminet est incertaine. « Staminé » est un terme wallon qui signifie une « salle à
piliers », « stamm » signifie en flamand « famille ». L'estaminet serait alors un endroit où peut se
réunir la famille. On désigne aujourd’hui sous ce terme un type d’établissement offrant une
restauration « traditionnelle » dans une ambiance conviviale.
Le mot cabaret vient quant à lui du néerlandais « cabret » signifiant « petite chambre » et désigne les
anciennes auberges relais. Au 19ème siècle, cabarets et estaminets se multiplient dans la région et en
Belgique, aux abords des fosses et des usines. Ils désignent un débit de boissons où l’on peut
consommer sur place. Le mot « café » remplace à partir des années 1960 les terminologies
antérieures.
Pichet à bière, Etain, 19ème siècle, Coll. C.H.L.
Ce type de pichet à bière, en étain, est
très répandu dès le 16ème siècle en
Allemagne, en Belgique et dans le Nord
de la France. Son utilisation domestique
décline à partir du 17ème siècle car les
brasseurs commencent à vendre la bière
en bouteille. Ce modèle est surtout
utilisé pour le service dans les
estaminets et les auberges.
Vaclette, laiton, fer, bois, Fin 19ème siècle, Coll.
C.H.L.
La vaclette, couvée ou vierpot en
flamand, est une « chaufferette à pipe ».
On y posait les pipes pour en chauffer le
fourneau et les allumer avec la braise.
Objet indissociable de l’estaminet, il a
donné son nom à un journal satirique
« la Vaclette » paru pour la première fois
en 1891 à Lille. Le titre est, quant à lui,
repris par le chansonnier et peintre lillois
Leopold Simons dans ses
saynètes :"Acoutez l'vaclette !". Ecoutez
la vaclette signifie s’informer car il n’était
pas rare dans les estaminets qu’une
personne lise le journal à voix haute.
Cafetière bain-marie, Laiton nickelé,
porcelaine, fer et corde, Début 20ème
siècle, Coll. C.H.L.
Trois récipients de modèle réduit sont
placés sur un réchaud rempli d’eau :
ce type d’objet était fréquemment
utilisé dans les estaminets pour
garder le café ou d’autres boissons
au chaud.
Percolateur ou grande cafetière bainmarie, Fin 19ème siècle, Cuivre chromé,
Coll. C.H.L.
Le percolateur apparaît sur les
comptoirs des grands établissements
à partir de la fin du 19ème siècle. Il
permet de préparer en quantité et de
servir rapidement les « petits noirs »
aux clients. Cette machine
représente un changement majeur
dans la préparation de cette boisson :
le café n’est plus bouilli mais obtenu
par condensation de la vapeur d’eau
chaude sous pression. Dans les
cafés bourgeois, il était généralement
décoré de plaques de porcelaines
peintes.
Des lieux d’échange et d’activités militantes
Lieu de rencontre, l’estaminet est un espace d’échange d’idées politiques et militantes au 19 ème
siècle. Certains chansonniers d’obédience socialiste, comme Victor Capart (1839-1908) à
Tourcoing, tiennent des estaminets qui sont surveillés par la police, car considérés comme de
dangereux foyers de propagande. Si tous les propriétaires d’estaminets ne sont pas socialistes,
il existe néanmoins une empathie naturelle entre ces derniers et les ouvriers, notamment en
temps de grève.[2]
La bourgeoisie industrielle se montre méfiante devant ces lieux où se retrouve une
communauté ouvrière qui « vit comme elle l’entend, en dehors des contraintes du travail ».
Dans un roman de Maxence Van der Meersch, la description du café, point de ralliement des
ouvriers grévistes, à l’atmosphère lourde et triste, témoigne de cette inquiétude :
« C’était une étroite et longue salle triste […] au papier peint décoloré, au plafond fumeux, aux tables de bois brun graisseuses. On se groupa tout de suite autour du poêle de faïence, qui ronflait. On commanda des chopes et des genièvres. On ralluma cigarettes et pipes. Une lourde fumée montait dans l’atmosphère malsaine, jusqu’aux deux lyres à gaz d’où tombait une sale clarté jaune ». Les sirènes se taisent, 1933.
[2] Un quart des militants du Parti ouvrier français sont constitués par des cabaretiers au 19 ème
siècle. DELSALLE Paul, 1991.
Aujourd’hui, le nombre de ces cafés a beaucoup diminué mais ils continuent à animer la vie de
quartier. L’un d’eux, situé rue de Menin, où l’on comptait jusqu’à 25 bistrots quand les usines
étaient en activité, a été un lieu de ralliement pour les anciens ouvriers de La Tossée :
« Il y a un café ici qui s’appelle Chez Salah. Quand on faisait grève […] parfois on occupait l’usine H24 pendant 15 jours et bien on allait se restaurer chez lui, il y avait tout ce qu’on voulait. Les gens qui n’avaient pas de quoi payer et bien parfois il disait ‘C’est pas grave, tu me paieras le mois prochain’». Bouzid, 57 ans, ancien ouvrier de La Tossée, usine textile de Tourcoing.
Café Chez Salah, Zone de l’Union entre Roubaix et
Tourcoing, 2013, Photographie, Coll. C.H.L.
Salah est arrivé en France en 1949 à l’âge de neuf
ans. A 12 ans, il entre comme ouvrier dans les usines
textiles Caulliez-Delaoutre et Desurmont. En 1965, il
ouvre son café au bord du canal, à la jonction de
Roubaix et de Tourcoing. Ce vieil immeuble de deux
étages est toujours présent face au CETI (Centre des
Textiles Innovants). Chez Salah, on continue de servir
demis et petits noirs dans un intérieur des années
1960.
Bibliographie
BARRAU Jacques Barrau, « Café boisson, café institution », Terrain, n°13, 1989, p. 92-97.
Ressource accessible en ligne: http://terrain.revues.org/2958
DELSALLE Paul, « Cabaret : refuge ouvrier et vie associative », Lille-Roubaix-Tourcoing : la communauté urbaine et ses environs, terroir, histoire, patrimoine, traditions, Condé-surNoireau, Editions Charles Corlet, 1991.
DHALLUIN Sébastien, « Victor Capart, le chansonnier aux deux visages (1839-1908) »,
Revue du Nord, 2012/2, n°395, p. 473-502.
MESSIANT Jacques, Traditions culinaires de l'Houtland, Morbecque, J. Messiant, 1983.
MESSIANT Jacques, Estaminets des Pays du Nord, Lille, La Voix du Nord, 2003.
NADOLSKI Dieter, Les étains anciens usuels : leur aspect et leur fonction pendant six siècles,
Nouvelles éditions Latines, Paris, 1986.
PETILLON Chantal, La population de Roubaix : industrialisation, démographie et société, 1750-1880, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.