Points de repère - Avant Scène Opéra

Transcription

Points de repère - Avant Scène Opéra
Points de repère
par Christian Merlin
Fantastique et surnaturel
« Vous connaissez certainement la légende du Hollandais volant. C’est
l’histoire de ce vaisseau maudit qui ne peut jamais toucher au port et
qui erre en mer depuis des temps déjà immémoriaux. » C’est dans un récit du poète romantique allemand Heinrich Heine, Mémoires du Seigneur de Schnabelewopski, que Wagner trouva cette amorce d’une légende qui le fascina : celle d’un navigateur qui se crut un instant l’égal
de Dieu en criant en pleine tempête qu’il franchirait un cap, « dût-il rester sous les voiles jusqu’au jour du Jugement Dernier ». Pris au mot, il fut
condamné à naviguer sans repos jusqu’à ce que la fidélité d’une femme
le sauvât. Wagner ne pouvait qu’être séduit par ce climat surnaturel qui
est l’une des composantes essentielles du romantisme littéraire allemand, représenté par des auteurs comme Hoffmann ou Tieck. Il n’est
d’ailleurs pas le premier à transposer le fantastique à l’opéra : Weber,
déjà, avait montré la voie dans Le Freischütz, avec en particulier la scène
« de la Gorge aux Loups » où la forêt allemande devient le théâtre
d’apparitions toutes plus effrayantes les unes que les autres, sur fond de
pacte avec le démon. Et n’oublions pas Heinrich Marschner, auteur aujourd’hui méconnu de l’opéra Le Vampire, dont le personnage principal
possède plusieurs points communs avec le Hollandais. L’impossibilité de
communication entre le monde d’ici-bas et l’univers des esprits est l’une
des principales constantes du romantisme allemand.
Une tempête providentielle
En 1839, Wagner occupait un poste de chef d’orchestre au Théâtre de
Riga, dans l’actuelle Lettonie. Décidé à tenter sa chance comme compositeur, il résolut de s’imposer à Paris, capitale de musique. Il envoya au
grand librettiste Eugène Scribe la partition d’un ouvrage achevé
quelques années avant, La Défense d’aimer, et le scénario d’un opéra intitulé La Sublime Fiancée. Bien que n’ayant pas reçu d’encouragement
explicite ou d’invitation de Scribe, Wagner, poursuivi comme toujours
par ses créanciers, se mit en route pour la France avec son épouse Minna
Planer et son chien, le terre-neuve Robber : trop gros pour entrer dans
une diligence, ce dernier contraignit le couple Wagner à prendre le bateau sur la Baltique. C’est là qu’ils essuyèrent une tempête si violente
qu’elle les força à faire escale à Sandwike, petit port de pêche
norvégien : le cadre de l’action du Vaisseau fantôme était désormais
fixé, d’autant que Wagner s’était fait confirmer par les marins
l’existence de la légende du Hollandais volant qu’il avait lue chez Heine.
Les instructions de navigation que se lançaient les marins au milieu du
vacarme de la tempête lui inspirèrent ses chœurs de matelots et le
terme « tjenta » (servante), entendu à Sandwike, lui dicta le prénom de
son héroïne : Senta.
En couverture :
Lisbeth Balslev (Senta),
Simon Estes
(le Hollandais) et
Matti Salminen
(Daland). Production
de Harry Kupfer,
Festival de Bayreuth
1978. S. Lauterwasser.
Ci-contre :
Hans Hotter
(le Hollandais).
H. Holdt, Munich.
L’Avant-Scène Opéra n° 30
Points de repère
Scène finale lors de la
création à Dresde,
lithographie parue
dans le LEIPZIGER
ILLUSTRIERTE
le 3 janvier 1843.
Archives Opéra de Dresde.
Les avatars de la création
Arrivé à Paris le 17 septembre 1839, Wagner connaît le premier d’une
longue série d’échecs dans la capitale française. Petit musicien obscur, il ne
parvient à convaincre personne de le prendre au sérieux. Mais Heine le reçoit et l’autorise à exploiter le sujet du navigateur maudit pour en faire un
opéra : ce sera Le Vaisseau fantôme (Der fliegende Holländer, soit Le Hollandais volant en allemand), composé à Meudon en 1840-1841. Wagner parvient à vendre son œuvre à Léon Pillet, directeur de l’Opéra, mais celui-ci
n’en retient que le canevas, confiant une nouvelle musique à un musicien
tombé depuis dans l’oubli le plus total : Louis-Philippe Dietsch ! On ignore
tout de sa musique aujourd’hui, d’autant qu’elle ne fut jouée que douze fois
en 1842. Dégoûté par le dédain parisien, Wagner rentre en Allemagne pour
superviser les répétitions et la création à Dresde de son Rienzi. Le succès en
est si grand que le Théâtre Royal de Saxe veut représenter tout de suite un
autre ouvrage de Wagner : ce sera Le Vaisseau fantôme, le vrai cette fois-ci,
créé le 2 janvier 1843. C’est un échec.
L’opéra de l’avenir
Malgré l’existence de trois opéras de jeunesse, Le Vaisseau fantôme est
considéré d’ordinaire comme le premier véritable opéra wagnérien, même
si sa place est intermédiaire dans la création de Wagner. On y reconnaît encore bien des traits communs au romantisme musical allemand, mais aussi
4
L’Avant-Scène Opéra n° 30
certains italianismes (très critique à l’égard de Rossini, Wagner admirait toutefois beaucoup Bellini).
Mais on y trouve aussi nombre d’éléments prémonitoires du futur style wagnérien qui trouvera son
apogée dans Tristan et Isolde, Parsifal et les quatre
opéras de L’Anneau du Nibelung, le fameux
« Ring ». Au premier abord, on est frappé par le recours à des conventions que Wagner s’emploiera
ensuite à enfreindre, comme la présence de morceaux séparés les uns des autres (airs, duos, chœurs,
etc.). On sait en effet que l’ambition de Wagner
sera de réaliser un opéra entièrement écrit en
continu, sans morcellement. Or, les contours déjà
s’effacent, et Wagner parvient dans Le Vaisseau
fantôme à intégrer ces pièces closes dans des ensembles à l’architecture beaucoup plus vaste. En
outre, le compositeur confie à l’orchestre un rôle
beaucoup plus considérable que celui d’un accompagnateur des voix : torrentiel ou amoureux, il
commente ou précède l’action et devient partie
prenante du drame, pas seulement dans
l’ouverture (devenue entre-temps morceau de
concert à succès). Du point de vue de l’architecture
musicale, il tente pour la première fois dans sa carrière le recours systématique à des thèmes caractéristiques associés à un personnage ou à une
situation, et qui sont entendus lorsque l’intrigue le requiert : c’est en
quelque sorte une ébauche du « leitmotiv » qui deviendra un véritable
procédé d’écriture dans la Tétralogie. Enfin, signalons que Wagner a tenu
à écrire lui-même le livret de son opéra : il ne procédera plus jamais autrement, poursuivant toujours le but d’une union intime entre la musique et
le verbe. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’opéra mais le « drame musical ».
C.M.
Richard Wagner
à Paris en 1842.
Portrait au crayon
par Ernst B. Kietz.
BnF, Paris.
Costumes de la création :
le Hollandais, Erik,
Daland, Senta, Mary.
Coll. ASO.
L’Avant-Scène Opéra n° 30
5

Documents pareils