rienzi et le hollandais volant - Cercle Richard Wagner
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rienzi et le hollandais volant - Cercle Richard Wagner
RIENZI ET LE HOLLANDAIS VOLANT : SI ELOIGNES ET POURTANT SI PROCHES par Pascal Bouteldja Le 20 octobre 1842, le théâtre de cour de Dresde crée Rienzi, grand opéra tragique en cinq actes, d’un jeune compositeur allemand inconnu, Richard Wagner. Le succès est immédiat. Ferdinand Heine écrit: « Avec cet opéra, Wagner s’est placé immédiatement dans la lignée des plus grands maîtres de tous les temps. » Wagner devient à Dresde un homme célèbre. Le Hollandais Volant est représenté trois mois plus tard. L’œuvre est accueillie sans enthousiasme, si bien qu’après quatre représentations la direction de l’Opéra réinscrit Rienzi à l’affiche. Entre ces deux ouvrages, l’écart est immense. Le Hollandais représente « un tournant décisif » sur la voie de la création wagnérienne. Tous les commentateurs s’accordent pour y voir l’émergence d’une forme portant la marque originale du génie wagnérien dont l’aboutissement sera le drame musical; alors que Rienzi ne marque encore clairement aucune phase essentielle du développement artistique de Wagner qui d’ailleurs se détachera rapidement de ce « péché de jeunesse », n’y voyant qu’une pièce à effet, apte à lui procurer des gains. Le Vaisseau Fantôme est la première œuvre du Wagner qui touche profondément notre cœur. L’ouvrage provoque chez le spectateur séduit cette impression particulière et indéfinissable, que faute de mieux on peut appeler émotion ; alors qu’en dépit de sa séduction musicale, Rienzi n’éveille pas en nous de tels échos. Pourtant, le fossé qui sépare ces deux opéras est plus profond que large. D’où provient le caractère novateur de cet opéra romantique qu’est le Vaisseau Fantôme? Nombre de commentateurs ont essayé de répondre à cette question, sans jamais y parvenir de façon satisfaisante. A notre tour de relever ce défi, à la mesure de celui jeté par Wagner à l’Art de son temps, en composant de Hollandais Volant. Nous étudierons les différences entre les deux opéras, qui porteront successivement sur la forme dramatico-musicale, les circonstances de création et la perception de ces ouvrages par les contemporains. Il est devenu classique de dire qu’avec le Vaisseau Fantôme, Wagner quitte le terrain de l’Histoire pour s’établir sur celui de la Légende. Cette affirmation mérite d’être nuancée. Le Hollandais Volant n’est pas un véritable sujet légendaire. Le fantastique est la dimension majeure de l’œuvre. La légende, telle que nous la découvrons avec Tannhäuser et Lohengrin, est un sujet moyenâgeux qui met en scène des personnages de haut-lignage (rois, princes ou chevaliers) et des héros légendaires (Lohengrin) voire mythologiques (Vénus). Point de cela dans le Vaisseau Fantôme. L’action, se situant au tournant du XIXème siècle, est presque contemporaine de la composition. Le poème fait vivre des personnages simples et enracinés dans la vie populaire. Les chœurs sont des corps de métiers, incarnés dans le travail quotidien (marins, fileuses). Le sujet permet ainsi la réalisation de tableaux de genre comme on en trouve chez Weber ou Lortzing : pensons à la fête des matelots, au troisième acte. La seule exception parmi la création wagnérienne, où les héros sont issus du peuple, est -comédie oblige- Les Maîtres Chanteurs. Le fantastique est donc le caractère dominant de l’œuvre. Le Hollandais Volant est issu d’un fond commun qui a donné naissance aux opéras romantiques allemands depuis le Vampire de Marschner jusqu’au Freischütz de Weber. Ce n’est qu’un thème qui continue toute une tradition: le Don Giovanni a lui aussi, au dénouement, sa scène infernale. Le choix d’un tel sujet, très à la mode, n’est donc pas d’une grande originalité. Cette union de l’opéra et du fantastique, en visant au mystérieux, permet la création d’effets pittoresques frappant l’imagination du spectateur. Ainsi, Richard Wagner fait paraître sur scène le Vaisseau maudit avec ses voiles rouge-sang et son équipage fantomatique. Par l’évocation de la Nature, absente de Rienzi, le livret exploite le second thème fondamental du Romantisme. Le Vaisseau Fantôme est le poème de l’océan. La mer est là avec ses éléments déchaînés: sur scène, le vent de la tempête hurle et siffle dans les cordages, tandis que des vagues violentes soulèvent les navires. Usant de procédés analogues aux musiciens romantiques, Wagner recourt pour construire ce cadre à la richesse orchestrale et à certains rythmes et instruments privilégiés, aptes à recréer les sonorités naturelles. La musique permet ainsi la création d’une atmosphère envoûtante qu’elle seule peut susciter. Néanmoins, en dépit de la nature du sujet traité, le Vaisseau se situe en marge des opéras romantiques habituels où la nature n’est qu’un simple décor et le surnaturel un simple prétexte musical. Alors que la mer apparaît, chez Wagner, comme un véritable élément constitutif du drame, participant aux événements humains. Par ailleurs, l’opéra possède un sens symbolique. Schématisons à l’extrême: Le Freischütz est une histoire de sorcellerie et non un drame spirituel. Rienzi est la seule création wagnérienne à prendre l’Histoire pour thème. Wagner n’eut pleinement conscience que l'Histoire ne convenait « ni à la forme, ni à l’essence du drame » qu’en 1848. Auparavant, il pensa, à deux reprises, s’inspirer d’un sujet historique. Le semiéchec du Hollandais éveilla en lui le désir d’écrire une œuvre capable d’amener le succès. Il reprit le canevas d’un drame, tiré de l’histoire des Hohenstaufen et conçu à Paris en 1842 : La Sarrazine. Mais cette épopée chevaleresque en cinq actes fut vite abandonnée au profit de Tannhäuser. En 1846 et 1848, le choix devait de faire entre un drame parlé sur Frédéric Barberousse et un drame musical sur la Mort de Siegfried. Sentant que son génie dramatique ne pouvait se développer que « sous l’influence de l’esprit de la Musique », Wagner rejeta le drame parlé et par là-même le seul sujet, d’après lui, susceptible de lui convenir: l’Histoire. En 1838, le drame de Rienzi se présenta spontanément à son imagination créatrice, sous forme d’un Grand Opéra Historique. Il « ne voyait pas autrement qu’en cinq actes avec cinq brillants finales ». Les dimensions de cette œuvre sont imposantes. La durée de la représentation est de cinq heures. L’ouvrage parut si long que la direction de l’Opéra de Dresde, après la création, imposa des coupures et donna la pièce en deux soirées pour réduire le spectacle à des proportions normales. Sa forme est à la démesure de sa longueur. L’opéra qui réunit de manière excessive tous les numéros obligés du Grand Opéra est conçu pour une mise en scène grandiose et somptueuse. Sur scène, c’est une floraison de cortèges, d’ensembles massifs et de tableaux spectaculaires. Les chœurs sont omniprésents, les finales sont hypertrophiés et le ballet ne manque point. Le nombre de personnages est à la mesure de l’importance du drame: cinq protagonistes principaux, autant de rôles secondaires, sans compter les chœurs et les figurants. De plus, Rienzi est un opéra de ténor, toute l’œuvre repose sur ses épaules. A l’opposé, le Hollandais Volant est un ouvrage de courte durée, en trois actes joués sans interruption et dont la richesse scénique est moindre, même si, par ses tableaux d’apparitions et de tempête, il peut apparaître comme une pièce à effets. Les scènes, se jouant entre un petit nombre de protagonistes, ont un caractère plus intimiste. Les finales sont traités sans excès. Toutefois, les chœurs conservent une place prépondérante. Enfin, le rôle principal n’est plus confié à un ténor, mais à une tessiture absente de Rienzi, le baryton. A ces deux dimensions radicalement opposées, correspondent deux livrets qui, bien que fort différents, possèdent néanmoins une structure dramatique commune. Ces pièces conservent la forme traditionnelle de l’opéra. Les partitions se subdivisent en numéros, mais leur ordonnance s’accorde avec la distribution des scènes. Ainsi, de nombreux airs de Rienzi, le chant du Pilote ou la ballade de Senta ne sont pas en eux-mêmes des numéros. La forme n’est pas figée en airs, récitatifs et chœurs. Il existe des numéros isolés, tels que la prière de Rienzi ou le monologue du Hollandais; mais ils sont insérés dans le contexte dramatique général et ils n’existent pas en tant que tels, comme des morceaux destinés à être applaudis. Cette rupture avec « la dichotomisation traditionnelle entre récitatif et aria » (Beaufils) aboutit à une unité et à une continuité du drame. A la différence du Grand Opéra Historique français, Rienzi n’est donc pas une pièce développée selon les seules exigences de la musique, sacrifiant le drame au chant Rienzi est une œuvre, qui « vit de l’action ». Afín de ne pas nuire à l’effet théâtral et pour ne pas estomper l’efficacité de la musique, Wagner néglige délibérément la versification de son sujet Son expérience théâtrale lui a appris que le succès ne provient pas de la qualité des vers, mais d’un livret efficace où la musique peut donner vie au drame, il n’apporte donc pas plus de soin à la langue qu’il n’en faut pour produire « un bon livret d’opéra sans trivialité », ni invraisemblance. En regard des livrets de l’époque, le résultat est convenable. Par ailleurs, l’exposition des détails de l’intrigue présente quelques imperfections. Le quatrième acte reste en partie inintelligible au spectateur, auquel échappent les raisons de la chute de Rienzi: Wagner n’a pu embrasser la totalité des circonstances politiques nécessaires à la compréhension parfaite du sujet. Ces insuffisances dramatiques disparaissent avec le Vaisseau Fantôme. Wagner se rend maître de son sujet. Le drame possède une unité que lui confèrent la simplicité et la clarté de l’intrigue. Toute complication arbitraire et extérieure au sujet est exclue. L’exposition des événements est rigoureuse. La pièce obéit à la règle des trois unités: temps, lieu et action; elle se déroule en moins de vingt-quatre heures dans un périmètre limité. La versification du livret est réalisée avec beaucoup plus de soin (c’est un euphémisme) que dans le texte de Rienzi. Wagner écrit: « Ce moment marque le début de ma carrière de poète et l'abandon de celle de librettiste d’opéra. » Wagner, en écrivant le texte du Vaisseau, abandonne une prosodie dépourvue de personnalité pour une langue poétique qui confère au poème une valeur artistique. En maints passages, l'expression poétique expose le drame en le rendant saisissable aux sentiments. Le contenu d’entendement s’élargit pour devenir un contenu de sentiments, dira Wagner. Le drame peut ainsi contenir toute l’expression musicale. La distinction entre le versificateur et le poète ne tient pas tant à la nature des vers qu’à la conception du sujet à partir de la « légende » populaire. Pour rédiger son livret, Wagner suit la nouvelle de Heine que complètent des récits de marins; il se contente de transposer sur les côtes de Norvège l’action qui se déroule en Ecosse, tout en augmentant la distribution d’Erik et du Pilote. Certes, il accomplit un travail considérable en réalisant le livret de Rienzi à partir du volumineux roman de Bulwer-Lytton. Mais cette création demeure tributaire d’une forme déterminée: le Grand Opéra est «la lunette» à travers laquelle il voit son sujet. Rien dans ce sujet ne lui paraît important hormis ce que la lunette lui permet de voir. Aussi se contente-t-il de choisir les épisodes du drame uniquement en fonction des possibilités musicales qu’ils comportent. En créant le poème du Hollandais Volant, Wagner confère à son œuvre une valeur humaine, absente de Rienzi. L’opéra devient pour la première fois un drame psychologique. Les personnages de Rienzi sont sans grande épaisseur psychologique. Wagner a considérablement simplifié les caractères parfois forts complexes des héros de BulwerLytton. Ainsi, les patriciens romains sont dépourvus de toute personnalité, le caractère d’Irène est seulement esquissé et le conflit cornélien d’Adriano reste superficiel. Seul le rôletitre semblerait faire exception; chaque situation de l’opéra vise à décrire une facette du caractère de Rienzi. Toutefois, la figure du tribun manque de netteté et de précision. Wagner n’a conservé du roman qu’un petit nombre de traits de caractère, essentiels à la physionomie morale de son héros, qu’il retranscrit sous une forme idéalisée sans jamais les approfondir. Au contraire dans le Hollandais, Wagner crée des figures humaines vivantes : le pâle navigateur, rongé par une maladie originelle de l’âme, à la poursuite de son salut; Senta et la force prodigieuse de son désir de sauver le damné; Erik, le fiancé impulsif et sombre. Il nous initie à leur vie intérieure et au drame qui se joue au fond de leur âme. Parallèlement au drame psychologique, le Hollandais Volant est aussi un drame symbolique. L’œuvre possède le grand thème dramatique wagnérien de la rédemption par l’amour, certes présent dans la nouvelle de Heine, mais qui se trouve déjà en germe dans Les Fées en tant qu’invention dramatique du jeune Wagner qui, rompant avec la fin du conte de Gozzi, résout son drame par l’accession du couple élu à un monde supraterrestre. Etudions à présent le délicat problème des différences musicales. Pour chaque création, Wagner, poète des mots et des sons, est d’abord écrivain, puis musicien ; mais « un écrivain conscient de ses possibilités d’expression musicale, quand il s’agit de composer à partir du texte.» La matière poétique est toujours « vue avec les yeux de la musique. » La composition du monologue du Hollandais, de la ballade de Senta, ainsi que de la prière de Rienzi sont des moments déterminants de cette évolution. Ces morceaux ne témoignent d’aucune influence; la mélodie ne cherche pas à paraître originale; c’est la valeur dramatique de la scène qui détermine la musique. Mais en dehors des pages où Wagner « trouve l’expression la plus adéquate à son sujet », la musique du Vaisseau Fantôme comme celle de Rienzi est parfois discordante par rapport au texte. La mélodie, plaquée sur la situation dramatique, orne l’action sans exprimer la profondeur des sentiments humains. Les exemples les plus typiques demeurent le duo du premier acte, entre Daland et le Hollandais et le final du duo du second acte entre Senta et le héros. Par ailleurs, la mélodie populaire, telle qu’on la trouve chez Weber imprègne en maints passages (chœurs, cavatine...) la partition. Wagner abandonne le pathos musical de Rienzi pour une mélodie définie par son caractère facile et sa vivacité rythmique. Le Hollandais Volant se caractérise aussi par l’émergence d’une atmosphère musicale issue de l’évocation sonore de la mer. Pour dépeindre ce tableau musical, Wagner déploie toute la puissance de l’orchestre symphonique et use d’effets suggestifs. Ces structures orchestrales sont ensuite étendues à toute la partition, là où l’œuvre comporte la situation dramatique les justifiant. Néanmoins, cette « couleur musicale », propre au Vaisseau Fantôme n’est que l’esquisse des fresques symphoniques à venir. Ces différences que nous venons d’évoquer ne restent que partielles et non systématiques. Le Hollandais est une partition composite par la fusion en un tout d’éléments stylistiques hétérogènes. Aux côtés de ces structures novatrices, persistent encore de nombreux éléments présents dans Rienzi. Si nous faisons abstraction de certains finales laborieux, des séquences musicales rendant le fracas des armes et de l’ambiance des grandes scènes, qui l’obligent à une couleur permanente de fanfares, il apparaît alors que l’orchestration des scènes « intimes » de Rienzi est proche, par la chaleur et la richesse de son coloris musical, de celle du Vaisseau Fantôme. De même, les motifs thématiques des deux opéras n’ont pas d’autre caractère que celui de simple réminiscence. Weber et Berlioz avaient déjà utilisé ces idées fixes, qui éveillent le souvenir de ce qui s’est produit. Imitant ses prédécesseurs, Wagner ne donne pas plus d’unité à leur développement. Enfin, l’enchaînement des airs et récitatifs des deux opéras procède d’une même continuité musicale. Rienzi ébauche cette abolition des frontières, tout en conservant encore de nombreux points finaux. De même, les enchaînements musicaux du Vaisseau Fantôme ne sont que les premiers balbutiements de cet art que Wagner définira plus tard comme celui de la transition. Les ouvertures des deux opéras obéissent à la construction classique de type sonate. Il s’agit d’un mouvement symphonique, rassemblant les principaux thèmes et recréant les divers climats de l’ouvrage. Certains exégètes wagnériens ont écrit que le sentiment dramatique domine le développement symphonique de l’ouverture du Hollandais Volant. En un sens, ils ont raison; Wagner s’imprègne de l’atmosphère du drame; il en extrait les idées caractéristiques et il les rend avec des thèmes musicaux indépendants. Mais ne fait-il pas la même chose pour Rienzi ? La ballade de Senta, qui contient l’essence musicale du Vaisseau Fantôme, inaugure un langage sonore jusqu’à présent inconnu à l’opéra. Car Wagner redécouvre à Paris ce qu’il dénomme son « Bon ange », à l’origine de ses premières impressions artistiques de jeunesse qui lui révélèrent sa vocation musicale. Il renoue avec la musique symphonique qu’il avait, en visant le succès, reniée au profit du style dominant. Les premiers mois de son séjour parisien sont déterminants pour son évolution future par les émotions musicales qu’il connaît. Il s’agit principalement de la double expérience musicale et littéraire concernant Beethoven. En novembre 1839, Wagner est profondément ému en assistant à une répétition des trois premiers mouvements de la Neuvième Symphonie par l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de Habeneck. Il se rend compte, pour la première fois, de la réelle grandeur de l’œuvre. Wagner écrit: « je vis tout à coup, devant mes yeux, l’image devinée dans mes rêves de jeunesse ». Le résultat de ce bouleversement est la composition, en janvier 1840, de la Faust-Ouverture qui est, dans l’esprit de Wagner le premier mouvement d’une grande symphonie sur Faust. Cette « expérience sonore » préfigure le matériau orchestral qui apparaîtra un an plus tard, dans le Hollandais Volant Wagner publie par ailleurs, le 19 novembre 1840, au lendemain de l’achèvement de la partition de Rienzi, sa fameuse « Visite à Beethoven ». Wagner, faisant parler le maître de Bonn, développe dans cette nouvelle sa conception du drame lyrique: dans cette œuvre où ne serait présent « ni ariette, ni duo, ni tout ce bagage convenu qui sert aujourd’hui à fabriquer un opéra », voix et orchestre fusionneraient pour nef aire plus qu’un, aidés en cela par un texte poétique digne de ce nom. Wagner entrevoit de manière imprécise une forme lyrique novatrice dont le modèle à suivre serait l’ultime symphonie de Beethoven, transposée dans le domaine de l’opéra. Pour nous, ces propos laissent pressentir le futur drame wagnérien. Mais pour les contemporains, il s’agit d’idées poétiques bien dans l’esprit romantique du temps mais néanmoins obscures. Par cette expérience à la fois musicale et littéraire, Wagner comprend le véritable sens de la poésie des sois: la musique est capable d’évoquer sans intermédiaire le mouvement des passions et les aspirations du cœur. Celle-ci exprime donc ce que le poète est incapable de rendre. «Là, où le domaine du langage poétique cesse, commence celui de la musique» écrit Wagner dans sa nouvelle : « Une soirée heureuse ». Toutefois, une telle conception de l’expression musicale n’est pas nouvelle. Les romantiques voulaient aussi faire jaillir la musique des «plus intimes et plus puissantes profondeurs de la nature humaine». Ainsi, des enchaînements harmoniques inattendus ont d’abord été qualifiés de romantiques puis, plus tard, de wagnériens! Après Beethoven, la seconde influence parisienne déterminante est la musique symphonique d’Hector Berlioz. Wagner assiste subjugué à plusieurs concerts donnés par le compositeur, au programme desquels figurent la Symphonie Fantastique et Harold en Italie. Il est aussi présent à la création de « Roméo et Juliette » et de la Symphonie funèbre et triomphale. Wagner retire de l’orchestration de ces œuvres un enseignement considérable. Il écrira plus tard qu’il se sentait « presque comme un petit écolier » devant ces ouvrages. Ainsi, dès les premiers mois de son séjour parisien, il acquiert, par ces émotions musicales successives, la maîtrise d’un nouveau langage orchestral dont la richesse est inépuisable. Il écrit: « J’avais désormais appris complètement la langue de la musique; elle était vraiment pour moi comme une langue maternelle ». Wagner évolue aussi bien musicalement que psychologiquement. En arrivant dans la capitale du monde artistique, il croit naïvement trouver une juste considération. La désillusion va être complète. La misère sera, après quelques mois, sa seule compagne. On ne s’étendra pas sur ce trop célèbre épisode qui bénéficie toujours de l’engouement des commentateurs; mais il ne faut pas le banaliser. Cette épreuve est terrible. Sa souffrance physique est aussi grande que sa tourmente psychique. En dépit des privations, des humiliations, des corvées de « manœuvre musical » auxquelles il est astreint pour vivre, Wagner parvient à achever son Rienzi. Un an plus tard, « dans le péril et les soucis », il met un point final à la partition du Hollandais Volant. Cette indigence engendre chez Wagner une crise intérieure. Sa nature d’artiste évolue. Tel Wieland le Forgeron, c’est au plus profond du besoin qu’il parvient à forger les ailes qui lui permettent d’atteindre son idéal artistique. Cette maturation psychologique lui permet de prendre conscience, pour la première fois, de la décadence de l’art contemporain. La plupart de ses écrits parisiens le démontrent. Wagner entre donc dans une voie nouvelle, fruit de ses expériences douloureuses à Paris, « celle de la révolte contre le statut public imposé à l’Art par l’époque ». Il écrit: « Elle succédait aux efforts que j’avais fait jusqu’ici pour m’accommoder de ce statut, au point de venir en chercher jusqu’à Paris la plus brillante expression ». Toutefois, Wagner transcende sa révolte en composant le Hollandais Volant. Rienzi, au contraire, est né d’un rêve de gloire. Wagner désire entamer une brillante carrière d’artiste. Il veut « s’échapper de la médiocre routine des théâtres allemands ». Où obtenir un succès ailleurs que sur l’une des plus grandes scènes d’Europe avec une œuvre grandiose nécessitant des moyens considérables? Wagner vise donc l’Académie Royale de Musique de Paris qui est dans une de ses phases les plus brillantes. Il avait déjà tenté sa chance en 1836 en envoyant à Scribe le canevas de Die Hohe Brau. Il le priait de mettre son esquisse en vers conformes aux usages et goût parisiens afin qu’il puisse en composer la musique : vaine requête ! Mais en 1839, la certitude de pouvoir un jour triompher à Paris, avec une œuvre dépassant le Grand Opéra en éclat scénique et musical, le pousse dans la capitale française. Wagner met à profit quatre semaines de cours de français pour traduire son livret. Il quitte Riga pour « l’inconnu, l’absolument étranger » qui lui apparaît comme la seule possibilité de délivrance. Mais malgré les démarches et les lettres de recommandation, les portes de la « Grande Boutique » restent closes devant lui et son grand opéra tragique inachevé. Il abandonne tout espoir de faire monter Rienzi à Paris. En le révoltant, les effets extérieurs de l’Opéra et la prétention des virtuoses lui apprennent la valeur de l’Art véritable et sacré. Ainsi, la première conception wagnérienne de l’art dramatique apparaît dans le Hollandais Volant Le talent exceptionnel de Wilhelmine Schröder-Devrient, créatrice future des tôles d’Adriano, Senta et Vénus, oriente Wagner dans cette nouvelle direction. En avril 1829 à Leipzig, il voit Fidelio avec, dans le rôle principal, cette jeune cantatrice. Bouleversé, l’adolescent décidé à devenir compositeur, lui écrit une lettre enthousiaste qu’il dépose à son hôtel. Quelques années s’écoulèrent avant la deuxième révélation: la représentation des Capulets et Montaigus de Bellini. La Schröder-Devrient, par son interprétation, fournissait à la musique un contenu absent à la simple lecture de la partition. A cette époque la cantatrice était dans la maturité de son talent qui unissait un tempérament dramatique considérable à un art du chant parfait. La Schröder-Devrient lui montra la puissance du chanteur et de l’acteur réunis en une même personne qui, par une interprétation véritablement dramatique, transcende la musique. Wagner comprit le pouvoir de la scène et la suprématie du théâtre chanté dans le domaine des arts. L’œuvre d’art lyrique, servie par de tels interprètes, possède un pouvoir incomparable par l’impression produite sur le spectateur. L’opéra peut alors prendre une dimension nouvelle en procurant plus qu’un simple plaisir musical. Aussi, Wagner apporte-t- il un soin considérable à l’interprétation dramatique de son œuvre. On trouve pour la première fois une réelle direction d’acteur dans les indications scéniques. Ainsi Wagner s’est beaucoup préoccupé de la mimique du Hollandais dans sa scène d’entrée, décrite en détail dans les indications du livret. Cette conception de l’art dramatique est absente de Rienzi. La seule influence de la SchröderDevrient semble se retrouver dans le rôle travesti d’Adriano, réminiscence du rôle de Roméo; mais lors de sa création scénique, Rienzi bénéficie de cette évolution: Wagner demande ainsi à Tichatschek d’être en accord psychologiquement et dramatiquement avec les exigences du rôle. Autant l'évolution du Wagner, de Rienzi au Hollandais, est considérable, autant n’a-t-il pas conscience de celle-ci tant sur le plan psychologique que sur celui de la forme dramaticomusicale. Et lorsque Wagner écrit que la création du Vaisseau Fantôme « provient d’un bouleversement profond de sa personnalité », n’oublions pas qu’une dizaine d’années sépare ces propos de la création artistique. En effet, en rédigeant le livret et en composant la musique de son opéra, il n’a pas conscience et il n’a pas le désir d’écrire un ouvrage novateur. L’intrication de la composition de l’œuvre à celle de Rienzi, la quête d’une commande, la longue genèse de l’opéra le démontre. Revoyons la chronologie : Désespérant de ne jamais voir représenter à Paris une œuvre mettant en jeu des moyens importants, Wagner cherche à représenter un ouvrage de dimensions plus modestes et avec un sujet à la mode. Ainsi il se souvient de la légende du navigateur errant qu’il avait découverte au début de l’été 1838. A l’origine ce sujet ne stimula pas sa verve poétique, il ne le destinait pas à l’opéra. Dès l’hiver 1840, il obtient l’accord d’Henri Heine pour qu’un opéra soit tiré de son œuvre, mais dans le même temps, Wagner pense à une représentation de « La défense d’aimer ». Ainsi pour être reconnu, il ressort une vieille ouvre dont il est loin depuis longtemps. Le théâtre de la Renaissance s’engage, en mars 1840, à monter cet ouvrage. Il n’est pas improbable que Wagner songe, en cas de succès, à représenter dans un second temps, ce Vaisseau Fantôme encore à l’état de projet. Mais un mois plus tard, le théâtre fait faillite. Wagner cherche alors à obtenir commande auprès de Léon Pillet, directeur de l’Académie Royale. Il lui donne, à l'été 1840, le résumé en prose du Vaisseau. En même temps il compose la ballade de Senta alors que Rienzi n’est pas encore achevé et qu’il publie son article sur « La Musique allemande » témoignage de tous ses espoirs en France. En mai 1841, Wagner écrit la version primitive du poème du Vaisseau; mais la direction de l’Académie se refuse à lui en confier la musique. Le théâtre de Cour de Dresde, auquel Wagner avait envoyé la partition de Rienzi s’engage, le 29 juin 1841, à représenter cet ouvrage. D cède donc le sujet du Vaisseau pour la somme de 500 francs et il décide d’écrire pour l’Allemagne, un Hollandais Volant, abandonnant à son triste sort le Vaisseau français. L’opéra est composé en sept semaines. Nul doute que Wagner ait longtemps porté l’œuvre en tête. Sa rapidité et sa facilité d’écriture le confirment. L’élan créateur a été contenu pendant près de deux ans mais il a fallu des expériences musicales et extra musicales déterminantes pour qu’il trouve la forme et le style appropriés. La grandeur de Richard Wagner repose pour une large part sur l’identification transcendante à ses héros. Ce processus qui atteint son point culminant dans Tristan et Isolde débute à partir du Vaisseau Fantôme. Le Hollandais est le premier héros qui lui ressemble: « Je n’ai eu d’autre compagne que la souffrance. Et ma patrie, je ne puis la trouver » chante « le pâle navigateur ». Il est clair que Wagner, fuyant Riga pour l’inconnu, sans argent avec pour seuls biens ses partitions, se reflète dans la figure du Hollandais. Wagner expliquera plus tard que le poème exprime un trait primordial de la Nature Humaine: « le désir de repos qui saisit l’âme au milieu des orages de la vie ». Cette aspiration à une sorte de paradis perdu hante la mémoire de l’artiste fugitif. L’investissement du poète apparaît aussi au travers du vécu de la tempête. Les trois tempêtes successives, essuyées pendant le voyage de Pillau à Londres, lui laissent une forte impression. On sait maintenant, par expérience personnelle, ce qu’est la fureur des éléments. La traversée qui aurait pu être fatale aux passagers permet au sujet de prendre, dans l’esprit de Wagner, une couleur poétique et musicale qui réapparaîtra lors de la composition de l’œuvre. Ainsi, Wagner entrelace la plus intime inspiration et les apports de la nature pour donner vie à son drame. Semblable à Lohengrin, le Hollandais est l’incarnation de l’Artiste à la poursuite chimérique d’un nouvel idéal « inconnu, invisible encore, mais pressenti ». Ce poème marque l’apparition d’une composante constante des œuvres suivantes. L’élément autobiographique est nécessaire à la création de l’œuvre par l’intermédiaire d’une communion entre le sujet poétique et une expérience des plus intimes de la vie de Wagner. Le poème communique alors un état d’esprit particulier à un moment décisif de la vie de l’auteur. Rien de tel dans Rienzi. Wagner n’est pas le dernier des tribuns. Certes il préside au destin des personnages qu’il crée, mais il pratique une distinction objective. Nous achèverons cette longue étude par l’analyse de la perception de ces ouvrages par le public. La création de Rienzi fut un franc succès. Wagner ne devait jamais plus remporter de triomphe aussi unanime et spontané. Celui-ci reposa en partie sur la prestation du ténor Tichatschek. Bien que restant en deçà des exigences dramatiques du rôle, le caractère exultant et rayonnant qu’il conféra à son personnage déclencha l’enthousiasme. Rienzi fit toujours salle comble. Ce fut l’œuvre de Wagner longtemps la plus populaire. Et la marche de Rienzi fit les beaux jouis des concerts de fanfare. Le Vaisseau Fantôme fut accueilli sans passion. La performance de la Schröder-Devrient sauva l’ouvrage d’une incompréhension totale. La représentation fut pour l’essentiel un échec. L’opéra fut ôté de l’affiche après quatre soirées. Par ailleurs, celui-ci fut peu joué par rapport à Rienzi et Tannhäuser, représentés assez rapidement à partir des années 1850 dans toute l’Allemagne. Les dates de création parisiennes de ces ouvrages illustrent ce phénomène. Tannhäuser fut la première œuvre à être représentée en l861 à la salle Le Peletier (avec le succès que l’on connaît!), suivi de Rienzi en 1869 au Théâtre Lyrique. Mais ce n’est qu’en 1897 que le rideau de l’Opéra Comique se leva sur la Baie de Sandwike. Le public dresdois, qui assista successivement aux représentations de Rienzi et du Hollandais Volant, ne vit pas l’évolution de Wagner d’une œuvre à l’autre. Nul n’a senti tout le caractère novateur de cet ouvrage. Les spectateurs et la critique le considérèrent comme un opéra romantique de plus dans la lignée des ouvrages de Weber et Marschner. Les grands compositeurs de l’époque dont Mendelssohn et Meyerbeer ont été aussi peu clairvoyants que leurs contemporains. Hector Berlioz, qui fut présent à une représentation de la Chute de Rienzi et à la première du Hollandais Volant, n’eut pas conscience de la mutation de Wagner. Il reconnut néanmoins «le jeune artiste doué de précieuses qualités». Berlioz écrit dans ses Mémoires: « La partition du Vaisseau Hollandais (sic) m’a semblé remarquable par son coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet; mais j’ai dû y reconnaître aussi un abus de trémolo, d’autant plus fâcheux qu’il m’avait déjà frappé dans Rienzi et qu’il indique chez l’auteur une certaine paresse d’esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en garde ». Seul le chef d’orchestre de Berlin, Carl Wilhelm Hennig, semble avoir été plus perspicace, parlant le 9 janvier 1842 dans un compte-rendu d’une œuvre aussi géniale qu’originale. Enfin, une dernière différence fondamentale mérite d’être évoquée: Rienzi est absent du programme du Festival de Bayreuth, conformément aux vœux de Wagner qui s’est déclaré hostile à la création de ses trois opéras de jeunesse sur la scène du Festspielhaus. Le Hollandais Volant fut la dernière œuvre introduite par Cosima, en 1901, au programme des représentations de Bayreuth. Wieland Wagner, doutant de la pérennité d’un festival tournant exclusivement sur un répertoire d’une dizaine d’ouvrages, a été tenté d’inscrire Rienzi à l’affiche. Il testa ce projet en montant une version abrégée de l’œuvre à Stuttgart en 1957, mais ce fut un échec. La raison de cette absence est simple pour ne pas dire simpliste : Rienzi n'a pas sa place sur la scène du Festspielhaus. Il ne s’agit pas d’une question de forme; l’œuvre ne s’inscrit pas dans la continuité des drames de Wagner dont le dénominateur commun est l’exploration du « purement humain ». Nous voici donc revenus à notre point de départ. Les éléments de divergence du Hollandais Volant par rapport à Rienzi permettent-ils de répondre à notre question initiale ? En partie, il me semble. Mais la réponse n’est certainement pas univoque. Voici une tentative d’explication. La compréhension de l’œuvre d’art lyrique passe par le sentiment et la joie qu’elle procure aux sens. Rienzi offre un plaisir purement musical. La sympathie du spectateur est éveillée exclusivement par l’expression mélodique. Bien évidemment, la puissance et la richesse de la musique du Hollandais Volant impressionne et envoûte l’auditeur. Mais, en plus de la magie du verbe orchestral wagnérien, l’œuvre possède une authenticité d’inspiration, exclusive de toute imitation. Le Hollandais Volant est un drame où l’on goûte la vie dans son jaillissement le plus libre et le plus émouvant. L’œuvre possède un intérêt humain. Wagner exprime, au travers de figures humaines, les sentiments, les passions et les aspirations qui ont de tout temps, et encore aujourd’hui, agité le cœur de l’Homme. Ces personnages, immédiatement compréhensibles en dépit de multiples contingences, sont proches du spectateur. Celui-ci peut alors s’intéresser profondément au sort des héros et partager leurs sentiments. Ceci explique les échos sympathiques éveillés en nous par les formes conventionnelles de l’œuvre. A la séduction du discours musical s’ajoute l’émotion engendrée par la présence de traits fondamentaux de l’Homme, exprimés de façon poignante. Par ailleurs, l’intention artistique tire sa force de moments particuliers de la vie du créateur. Wagner aurait-il composé le Vaisseau Fantôme si la Thétis avait paisiblement gagné Londres en huit jours comme elle aurait dû le faire et si les orages de la vie ne l’avaient pas ainsi déplacé? Peut-être. Mais il est peu probable que l’œuvre eut alors un tel impact. En même temps que nous nous identifions aux personnages, nous sentons l’engagement émotionnel intime du créateur dans son œuvre. Alors que nous percevons Wagner parfaitement étranger à Rienzi, car aucun élan poétique et vital n’a soulevé le poète, le compositeur porte à la scène une légende et en fait le symbole de sentiments purement humains que lui même a éprouvés et dont il a souffert. Le spectateur peut s’identifier au poète. Il peut alors aimer cet artiste. Et ne devient-il pas wagnérien? La meilleure preuve est que si Wagner n’avait composé que le Hollandais Volant, nous serions malgré tout wagnériens alors que s’il avait écrit dix Rienzi, aucun d’entre nous ne serait ici aujourd’hui! En fin de compte, avons-nous résolu notre problème? Peut-être. Mais n’était-ce pas une gageure de répondre à cette question car n'était-ce pas se demander pourquoi nous sommes wagnériens. Vaste sujet. Ne cherchons pas à dévoiler le secret que le jeune Maître, âgé seulement de 28 ans a placé dans le Hollandais Volant « Qu'il y repose de nombreux siècles. Aussi longtemps que l’œuvre le conservera, il se révélera au Monde » aurait pu dire le « Vieil Enchanteur. »