RiccardoMuti Lapartitionpatriotiquedumaestro
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RiccardoMuti Lapartitionpatriotiquedumaestro
18 0123 Mardi 19 août 2014 RiccardoMuti Lapartitionpatriotiquedumaestro Gestes rebelles 1/6 Le 12mars2011, le chef d’orchestre dirige «Nabucco», de Verdi, à l’Opéra de Rome, pour les 150 ans de l’unité italienne. Jusqu’au moment où il fait chanter la salle et le chœur d’une même voix, transformant l’opéra en brûlot contre la politique culturelle de Silvio Berlusconi Riccardo Muti, le 12 mars 2011, lors de son coup d’éclat et, ci-dessus, en juillet 2014. RAI, ALBERTO CONTI/CONTRASTO POUR « LE MONDE » Annick Cojean C ’est un de ces moments qui resteront dans la légende de l’opéra. Un instant de grâce, comme on dit parfois. Mais d’uneferveur etd’une intensité telles que son souvenir suffit à faire naître des larmes aux yeux de ceux qui vous le racontent, et des regrets chez ceux qui l’ont raté. Un instant de communion et de fraternité. Un instant patriotique, ce mot tellement étrange lorsqu’on parle de musique. Un instant… révolutionnaire. C’était imprévisible, encore moins planifiable. Certes, l’affiche de ce concert du 12 mars 2011 à l’Opéra de Rome était superbe, la distribution prestigieuse, et la direction du maestro Riccardo Muti prometteuse. Quant au programme – l’opéra Nabucco, de Giuseppe Verdi –, il ne pouvait mieux convenir à un événement destiné à célébrer le 150e anniversaire de l’unité italienne. Lors de sa création, le 9 mars 1842 à la Scala, la population milanaise, encore sous domination autrichienne, avait reconnu dans cette fresque, contant l’histoire des Hébreux réduits à l’esclavage et à l’exil, la quête d’un peuple oppressé et avide de liberté qui résonnait en eux. Et le « Chœur des esclaves », en réalité « Va, pensiero », de l’acte III, s’était vite imposé comme l’air de ralliement des républicains, fréquemment proposé pour servir d’hymne national à la jeune Italie. Mais, enfin, qui pouvait prédire que Verdi, par-delà les décennies, ferait se lever toute une salle contre les dirigeants du pays et au nom d’une certaine idée de la culture et d’une patrie perdue ? C’est là que le geste de Riccardo Muti prend son importance. Muti l’ombrageux, Muti le magnifique. Muti qui pour rien au monde n’aurait manqué cette soirée, dût-il désobéir à ses médecins qui lui recommandaient le repos après un évanouissement au cours d’une répétition, et la pose récente d’un pacemaker. Muti le natif de Naples, couvert de prix, d’honneurs, et réclamé par tous les théâtres du monde, dirigeant l’Orchestre symphonique de Chicago mais habitant Ravenne (Emilie-Romagne), infatigable défenseur de la musique, militant pour son enseignement et sa diffusion auprès de toutes les couches sociales, y compris en prison. Alors faufilons-nous, ce 12 mars 2011, dans les coulisses de l’Opéra de Rome pour observer la salle. Les 1 600 places ont été louées des mois à l’avance. Ministres, artistes, industriels, banquiers et personnalités en vue se congratulent et se pressent à l’orchestre et dans les premières loges. On salue la présence du président de la République, l’octogénaire Giorgio Napolitano, mais les sourires se teintent d’ironie à l’arrivée du président du conseil Silvio Berlusconi, englué dans de pitoyables affaires – fraude fiscale, corruption, prostitution – et plus réputé pour ses soirées « bunga-bunga » que pour sa passion de l’opéra. Qu’importe. L’événement se veut historique. C’est l’Italie tout entière que l’on célèbre ce soir. «Quelque chose de sacré» Solennel, visage fermé, le maire de Rome, Gianni Alemanno, monte sur scène et, en quelques mots sévères, dénonce les coupes dans le budget de l’Etat consacré à la culture. Des choix, dit-il, qui mettent en péril des joyaux du patrimoine italien, des ruines de Pompéi aux théâtres, orchestres et opéras. Le public réagit avec chaleur. Et, des loges situées tout en haut, tombent des tracts proclamant : « Italie, tu renais dans la défense du patrimoine de la culture. » La salle est chargée d’électricité. Commence alors Nabucco. Le public est concentré et vibre, Muti le sent bien. Quand, au troisième acte, retentissent les premières mesures de « Va, pensiero », le silence devient fervent. « Comme si, se souvientMuti,quelquechosedesacréallaitarriver. » Inexplicable avec des mots. « Cette page d’opéra ne parle pas à la conscience mais à l’ADN secret des Italiens. Je percevais latensiondupublicdansmon dos,et j’observais sur scène l’extraordinaire émotion du chœur qui chantait avec ses tripes et pleurait, comme les esclaves juifs de Verdi, leur patria si bella e perduta, cette patrie si belle et perdue. Leur théâtre, leurs emplois, leur art risquaient bel et bien d’être anéantis par l’obscurantisme de ce gouvernement. » Des cris et une salve d’applaudissements explosent à la fin du chant. « Bis ! Bis ! » « Viva Italia ! Viva Verdi ! » « Encore ! Encore ! » Des papiers tournoient, porteurs de messages patriotiques. Les applaudissements continuent. Les chanteurs, assis sur la scène, semblent médusés. « Bis ! », insiste le public. Muti est stupéfait. « Le chœur avait divinement chanté, c’est vrai, nous raconte-t-il. Mais pourquoi accorder le bis à ces politiciens qui se bousculaient dans la loge royale et qui assassinaient notre culture ? Pourquoi leur accorder ce plaisir en faisant comme si tout allait bien, alors que l’ère Berlusconi sonnait le glas de nos valeurs et de nos racines ? J’étais en colère contre eux. En colère ! Et puis je suis de l’école Toscanini : on ne bisse pas un opéra ! On doit respecter le compositeur et la cohérence de la dramaturgie. » Le public insiste, Muti feuillette ses partitions, jette un regard vers le chœur qui est au bord des larmes. « Que vive l’Italie ! », crie une voix au-dessus des applaudissements. Alors le maestro redresse la tête et pivote lentement vers le public, les avant-bras appuyés sur la cloison de la fosse d’orchestre. « Je suis d’accord avec ça : Que vive l’Italie. Mais… » La salle explose de joie et de hourras. Muti baisse la tête, concentré. Et poursuit, d’une voix grave : « Je n’ai plus 30 ans et j’ai vécu ma vie. Mais en tant qu’Italien qui a beaucoup parcouru le monde, j’ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Donc, j’acquiesce à votre demande de bis pour le “Va, pensiero”. Ce n’est pas seulement pour la joie patriotique que je ressens, mais parce que ce soir, alors que je dirigeais le chœur qui chantait “Ô ma patrie, si belle et perdue”, j’ai pensé que si nous continuions ainsi, nous allions tuer la culture sur laquelle l’histoire de l’Italie est bâtie. Auquel cas, notre patrie ellemême serait en effet “si belle et perdue”. » «Au tempo, s’il vous plaît» Les acclamations l’interrompent. Les chanteursse redressent unà un,applaudissent à tout rompre. Public et scène sont au diapason. Muti observe, impassible. Puis saisit sa baguette, fait signe à l’orchestre de se tenir prêt. Les chanteurs reprennent leur position et le silence s’installe. Mais Mutise ravise.Bisser, d’accord. Encore fautil que cela ait un sens. Encore faut-il que chacun fasse siennes les paroles des esclaves, ressente leur désespoir et pleure, avec eux, une patrie perdue. « Il fallait envoyer un message à la classe politique responsable du désastre, nous raconte-t-il. Il fallait leur crier : vous assassinez la culture ! Vous ébranlez les fondations du pays de MichelAnge, de Vinci, de Dante, de Verdi ! » Alors, il se tourne à nouveau vers le public, rappelle que cela fait des années que lui, Muti (« muets », en italien), parle devant des sourds. Et enjoint à l’auditoire de chanter, d’un même élan, avec l’orchestre et le chœur, dans ce théâtre de la capitale qui, dit-il, est bien «notre maison, non? ». Les applaudissements crépitent. Muti sourit: «Mais au tempo, s’il vous plaît !» La salle tout entière se lève, du parterre au poulailler, tandis que les violons entament l’introduction. Monte, enfle, le « Va, pensiero, sull’ali dorate… » (Va, pensée, sur tes ailes dorées…), écrit par le poète Solera, sous la conduite d’un maestro qui regarde le chœur et dirige en même temps le public. « Je ne voulais quand même pas que cela tourne en désastre musical ! » Nul désastre mais, au contraire, « un moment magique, dit Muti. Bourré d’émotion. Seul le fond des loges était éclairé et je distinguais toutes ces silhouettes debout, ardentes, la main sur le cœur, qui semblaient dire : “Voilà qui nous sommes !” 80 % connaissaient les paroles. N’est-ce magnifi- que ? » Des milliers de petits papiers tombent des dernières loges, les larmes glissent sur le visage du public et des chanteurs qui, debout, finissent par applaudir, eux aussi, puis par s’enlacer. « Viva Italia ! » «Viva Verdi ! » « Muti, sénateur à vie ! » Le chef éclate de rire à l’évocation de ce dernier slogan. « Non non, cela ne m’a pas grisé ! J’étais simplement heureux d’avoir su saisir l’occasion et transformer le moment. Oh, je ne risquais pas ma vie ! Juste l’ire d’un mélomane qui aurait pu crier : “La ferme maestro ! On est ici pour entendre de la musique et pas un discours politique !” Une seule intervention de ce genre et j’étais ridicule et le message ruiné ! » Mais, sur le coup, il n’y a pas pensé. «J’agissais avec mon cœur, conduit par une force mystérieuse. Et le public, qui est un animal, a perçu la justesse de la situation. » Deux jours après, le ministre des financesitalien, Giulio Tremonti, est venu voir le maestro. Les deux hommes ont longuement parlé, Muti reprenant avec force son plaidoyer pour la musique, le maintien des orchestres,lesoutienaux conservatoires et aux nombreux théâtres. «C’est un homme cultivé, il comprenait ce que je disais quand j’évoquais la musique comme pilier du temple Italie.» Alors, dit Muti, dans la foulée de cette soirée exceptionnelle, « il a ouvert le portefeuille de son ministère et s’est engagé à renflouer théâtres et opéras meurtris ». Le concert du 12 mars 2011, filmé par Arte, a fait le tour de monde. Et Muti n’a cessé de relayer le message. « De Sarajevo à Ground Zero, la musique unit les hommes comme aucun autre art. C’est une médecine de l’âme. Elle n’est pas politique. Mais mon geste, ce soir-là, l’était éminemment. Un artiste vit au milieu d’une société. Pas dans une tour d’ivoire ! » p Sur le Web La vidéo du 12 mars 2011 www.youtube.com/watch?v=the9_fs1Za0 Prochain article : Rebiya Kadeer : Le discours d'une vie, au nom du peuple ouïghour