L`usage des cadavres

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L`usage des cadavres
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le 23 mars 2004
Le 23 mars 2004
10 L’USAGE DES CADAVRES
« Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si
délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? »
Ce sont les mots de Bossuet, au début de son Sermon sur la mort, prononcé au Louvre, il y a
trois cent quarante deux ans et un jour, le 22 mars 1662. Vos yeux, je l’espère, ne sont pas si
délicats que ceux de la cour du Louis quatorze XIV, mais je peux tout de même aborder le
sujet des cadavres en paraphrasant ses mots :
« Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant ce cours, et vos yeux
ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? »
Bossuet n’a pas ouvert un tombeau, moi non plus, mais pour des raisons assez différentes,
nous parlons des corps morts, des cadavres. Je reviendrai en quelques minutes à Bossuet luimême. Mais je veux vous faire une promesse. Depuis le début du mois, nous avons vous
montré des images désagréables. Des images inquiétantes, comme celles de Bellmer. Des
images provocantes ou dégoûtantes, comme celles d’Orlan ou de Sterlac. Nous n’avons pas
montré les pires, les images de l’auto-amputation. Et aujourd’hui nous avons des images
macabres, des images de cadavres ou de mort. (PP Valdés Leal, « En un clin d’œil). Je
voudrais donc vous assurer, qu’aujourd’hui c’est la dernière leçon avec des images de ce
genre. Il n’y aura pas d’images, ou peu, dans la prochaine leçon sur la vente de leurs codes
génétique par la population de l’Islande. Mais la leçon du 6 avril prend pour texte le mot de
Wittgenstein, « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine. » Pour le corps
humain nous reviendrons à des représentations de la beauté du corps. En particulier, le corps
et les visages des femmes dont leurs amants ont aimé leurs âmes, et ont fait des tableaux. La
Fornarina de Raphaël, PP et Jacqueline de Picasso PP. Il existe aussi des œuvres moins
personnelles, plus allégoriques, par exemple ce portrait allégorique de l’abondance, par
Botticelli. PP. C'est dommage que la belle exposition de Botticelli au Luxembourg soit
terminée en janvier.
Je signale à ce propos qu’on peut en ce moment voir une soixantaine de tableaux de
Jacqueline par Picasso, à la Pinacothèque de Paris, 30 bis, rue de Paradis dans le dixième
arrondissement. Dépêchez-vous, l’exposition se termine le dimanche 28 mars.
Il y a aussi deux autres expositions qu’un auditeur nous avons signalé.
Nous avons parlé des poupées bizarres de Hans Bellmer. Il y a une exposition
« Poupées », à la Halle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard dans le 18ème arrondissement de Paris,
jusqu’au 24 juillet. Au premier étage c’est « les poupées d’artistes », Hans Bellmer inclus.
Et nous avons parlé d’Orlan. Il y a une exposition d’Orlan au centre national de la
photographie, à l’Hôtel Salomon de Rothschild, 11, rue Berryer, Paris 8ème (jusqu'au 28 juin).
1 Le cadavre comme objet rituel
Pourquoi nous nous occupons des cadavres ? L’hypothèse de ce cours, c’est que de plus
en plus, grâce à des innovations techniques, nous créons une distance entre « nous-mêmes » et
notre corps. Le cas limite, c’est le cadavre. Selon notre hypothèse, le cadavre, le corps mort,
devrait avoir, au maximum, une signification symbolique. Mon cadavre n’est pas « moi ». Par
conséquent, je ne devrais pas avoir à me soucier de mon corps après la mort. Dans mon cas
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personnel, mon testament indique que mon cadavre est disponible pour des usages
scientifiques, soit pour la recherche, soit pour la formation des étudiants en médecine, soit
pour le prélèvement d’organes à transplanter – ce dernier cas est peu probable, je crois, parce
que mes organes sont trop vieux, trop usés, trop abîmés pour être réutilisables. Les gens qui
me connaissent sont probablement du même avis. Dans cette leçon je voudrais examiner les
pratiques du cadavre de nos jours, et en particulier les pratiques qui sont moins connues et
moins faciles à accepter que les nobles usages auxquels tout le monde pense quand on parle
de l’usage des cadavres.
Rappelons d'abord qu’il y a une grande variété dans les usages des cadavres dans
l’histoire humaine. En fait, ils sont trop nombreux pour qu’on puisse les énumérer. Dans
chaque société, dans chaque civilisation, le cadavre joue un rôle dans le deuil et la
commémoration du défunt. Les rituels de la mort sont eux-mêmes le sujet de beaucoup de
livres d’anthropologie comparative. La première affirmation du relativisme culturel est peutêtre celle d’Hérodote, qui note avec zèle les coutumes diverses concernant les morts. Il dit des
« Issedoniens » qu’ils mangent leur morts :
« Quand le père d’un homme meurt, la famille proche apporte des moutons à sa
maison. On les sacrifie, et leur chair est découpée en morceaux, tandis qu’en même
temps le cadavre subit le même traitement. Les deux sortes de viandes sont ensuite
mélangées, et on sert le tout lors d’un banquet. » (Livre IV)
Ni les Perses ni les Égyptiens brûlent des cadavres, mais pour des raisons assez différentes.
Les Perses croient que le feu est un dieu, et en aucun cas ils ne brûlent leurs morts.
Cette pratique est même interdite par la loi, chez eux comme chez les égyptiens.
Chez eux …, parce qu’ils jugent que ce n’est pas bien de livrer à un dieu le corps
d’un homme. Chez les égyptiens, parce qu’ils croient que le feu est un animal vivant
qui mange tout ce dont il peut s’emparer, puis, une fois rassasié, meurt avec l’aliment
dont il s’est nourri.
Les Égyptiens momifiaient leurs morts. Selon Hérodote c’est parce que « exposer le corps
d’un homme à être dévoré par les bêtes ne sied aucunement à leurs mœurs, et c’est la raison
pour laquelle en effet ils embaument leurs morts, notamment pour éviter qu’ils ne soient
dévorés dans la tombe par les vers. »
Nous, nous préférons être dévoré par les vers ! Habituellement, les peuples du livre,
c’est à dire les Juifs, les Chrétiens, et les Musulmans, enterrent les cadavres. Néanmoins les
chrétiens sauvegardent des parties du corps des saints, et les vénèrent, une pratique que
beaucoup de non-catholiques trouvent répugnante. On a aussi retiré le cœur des rois et des
reines de France pour les conserver. Depuis seize cent soixante deux 1662, on déposait le
cœur des membres de la famille royale et des Orléans dans la chapelle Saint-Louis à l’Église
du Val-de-Grâce, à moins d’un kilomètre d’ici. Seize cent soixante deux, c’est l’année des
sermons du carême de Bossuet. À l’époque de la révolution, quand la chapelle a été profanée,
il y avait là 45 cœurs. La plupart ont disparu.
On trouve mention d’une pharmacologie des cadavres dans un ouvrage chinois de LiShih-chen (Li Shizhen) (quinze cent dix huit – quinze cent quatre vingt treize 1518-1593). Li
Shizhen est considéré comme le naturaliste le plus exceptionnel de la Dynastie Ming. Il a
produit une véritable encyclopédie de cinquante deux 52 volumes, Les données générales sur
les plantes médicinales. On y lit :
« En Arabie, il y a des hommes de soixante dix à quatre-vingts ans qui souhaitent
donner leur corps pour sauver d’autres personnes. La personne ne prend aucune
nourriture : elle se contente de se baigner dans le miel est de manger du miel. Au
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bout d’un mois, tout ce qu’elle excrète est du miel (les urines et les fèces ne sont plus
que du miel), et la mort survient rapidement. Ses compagnons déposent alors le corps
dans un cercueil de pierre rempli de miel où on le laisse macérer. On inscrit sur le
cercueil l’année et le mois. Après cent ans, on retire les sceaux. On réalise une
préparation qui sera utilisée pour traiter les membres brisés ou blessés. L’absorption
d’une petite quantité de ce produit guérit immédiatement la blessure. »
Le maître est un peu sceptique en ce qui concerne ce renseignement sur le procédé de
la « mellification », la transformation du corps par la fermentation du miel. Mais l’usage
médical de corps humains momifiés est bien répertorié dans les livres de chimie au seizième,
au dix-septième et au dix-huitième siècle en Europe. On disait que les momies les plus
recherchées étaient celles des caravaniers surpris par des tempêtes de sable dans le désert
libyen. « Cette suffocation soudaine concentre les esprits dans toutes les parties (du corps) à
cause de la crainte et de la surprise brutale qui saisissent le voyageur », écrivait Nicolas Le
Fèvre, auteur d’un Traité de la chymie, publié en seize cent soixante quatre 1664. La
soudaineté de la mort diminuait également le risque d’infection ou de maladie.
Et ainsi de suite. J’en ai assez dit sur la variété des usages rituels et pharmaceutiques des
cadavres et de leurs parties dans l’histoire humaine. C’est une des choses, dit-on, qui nous
distingue des animaux.
On peut faire mention de l’usage du cadavre pour renforcer la loi : en Angleterre on
pendait les bandits de grands chemins près des carrefours et on laissait leur cadavre suspendu
au gibet. À Carthage, les criminels étaient crucifiés sur des croix le long des routes, et on les
laissait se putréfier là, comme une leçon et un avertissement pour qui aurait envie de les
imiter. Peut-être est-il une cas spécial de Memento Mori, le crâne qui paraît sur une table de
milliers de tableaux – parmi les fruits, les épées, ou des livres. Ou sur le sol. Le memento mori
le plus impressionante, pour moi, c’est l’allégorie de la mort de Valdés Lean, « En un clin de
l’œil » dont nous avons commencé. PP
Dans les guerres d’autrefois, les morts étaient enterrés près du champ de bataille. On
m’a dit, que quelques années après la bataille de Waterloo, une société qui produisait des
engrais a déterré les os pour les moudre et en faire un engrais vraiment « organique ». Notre
sensibilité a un peu changé. Dans les petites guerres continuelles de notre temps, les nations
occidentales s’efforcent de rapporter les cadavres ou les restes des soldats à leurs familles
pour qu’elles procèdent à l’enterrement ou à d’autres cérémonies. Le cas extrême s’est produit
après la destruction du World Trade Center à New York. On a fouillé les décombres jusqu'à
en retirer les traces d’ADN des victimes, pour les envoyer à leurs familles.
Ça suffit. J’ai voulu simplement vous rappeler la variété extraordinaire de nos usages
des cadavres.
2 Le cadavre comme objet primaire dans l’histoire des sciences médicales
Nous parlons des usages actuels des cadavres, en France et dans le monde industrialisé,
« au début du XXIe siècle ». Mais la plupart de ces usages ont une histoire. Je ne veux pas
entrer dans les détails, mais pour rappeler pratiques assez connues, il est utile de faire une liste
avec quelques dates indicatives :
1. Dissection des cadavres humains à des fins de recherche sur l’anatomie humaine.
Hérophile (344-300 av. J. C.), et Érasistrate (320-250 av. J. C.), à Alexandrie.
Hérophile ne s’est pas limité aux cadavres. Il a découvert le rôle des nerfs, et même du
système nerveux, par la vivisection des criminels condamnés à mort, une pratique tout
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à fait atroce à nos yeux. Galien (131-201) à Rome : il a utilisé les cadavres des
gladiateurs. André Vésale, (1514-1564), anatomiste à Padoue. Xavier Bichat (17711802), à Paris, publie ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800 :
« Ouvrez quelques cadavres »).
2. La leçon d’anatomie. Elle devient une partie de la formation des anatomistes depuis
Vésale. Le problème, à l’époque, est la pénurie de cadavres : il y a donc beaucoup
d’histoires de vols de cadavres après leur enterrement au cimetière.
3. Autopsie médico-légale. On dit qu’en 1302 un magistrat de Bologne a commandé
qu’un corps soit ouvert afin d’établir une « faute ». Au quinzième siècle XVe, Antonio
Benivieni a conduit 15 autopsies pour déterminer la cause de la mort. Mais l’autopsie
est surtout l’affaire du XIXe siècle. Nous avons beaucoup plus de ressources
chimiques et biologiques aujourd'hui, mais l’essentiel des procédures médico-légales
d’aujourd’hui remontent au XIXe siècle.
3 Le cadavre comme objet secondaire
Lorsque je parle d’objet secondaire, je veux dire que le cadavre lui-même n’est pas
utilisé comme objet de recherche ou d’enseignement en tant que tel, mais qu’on fait quelque
chose du cadavre ou avec le cadavre, littéralement – par conservation – ou figurativement,
dans les arts plastiques, les belles lettres, ou les sciences morales.
4. L’anatomie artistique. L’exemple le plus célèbre est le tableau de Rembrandt « La
leçon d’anatomie de docteur Tulp » en 1632 .PP.– Le thème est assez répandu parmi
les artistes de l’époque. L’anatomie est enseignée à l’École des beaux-arts à partir de
1773. Elle a été introduite par Jean-Joseph Sue. Théodore Géricault (1791-1824) est
allé chercher dans un amphithéâtre d’hôpital des parties de corps pour les utiliser chez
lui comme des modèles pour « Le radeau de la Méduse », peint 1819 (se trouve au
Louvre). PP
5. La conservation des cadavres pour l’enseignement, en anatomie, mais aussi pour les
cabinets de curiosités. Frederick Ruysch (1638-1731) était professeur d’anatomie à
Amsterdam. Honoré Fragonard (1732-1799) a perfectionné les techniques de
conservation lorsqu’il travaillait sur les animaux à l’école Vétérinaire d’Alfort. PP.
C’est l’un des plus vieux musées de France. Pour un ticket au Métro Maisons-Alfort,
et la prix d’entrée de 5 euros, vous pouvez voir ses animaux conservés au musée de
l’école vétérinaire, écorchés afin qu’on puisse voir les organes.
6. Des mots sur les morts. Je reviens dans un instant à mon exemple célèbre, le sermon
sur la mort de 1662. Sur la mort, oui, mais surtout sur les cadavres.
Il est évident que les usages (1)-(3) se perpétuent de nos jours. C’est la même chose avec
(4)-(6). Il n’y a pas besoin de chercher loin pour un exemple de (6) : Je pense cette leçonci, la mienne, comme un usage secondaire des cadavres, des mots sur les morts, ou mme
les mots sur les mots sur les morts.
Quant à (4) la leçon d’anatomie, comme sujet de tableaux, continue. Voici deux œuvres
qui continuent la tradition de la leçon de l’anatomie. L’un est un tableau récente de
l’artiste (et l’activiste gauchiste) anglais, qui habite à Paris, William Ayton. PP.
L’autre est plus ancienne, de 1972, de l’Américain Edward Sorel : le docteur Tulp de
Rembrandt est remplacé par Fidel Castro. PP. L’assistance se compose de personnalités très
connues à l’époque. L’auteur explique :
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« À l’époque des manifestations contre la guerre du Vietnam, il y eut un mouvement
de défiance vis-à-vis de la science. L’astrologie revint sur le devant de la scène.
J’avais peu de patience envers les gens ordinairement rationnels qui se mettaient à la
prendre au sérieux. Je me moquais de leur crédulité en rassemblant des types
disparates nés sous le même signe. Les « docteurs », ici, sont tous natifs du lion.
Andy Warhol [pop’artiste], James Baldwin [romancier], George Meany
[syndicaliste], Stanley Kubrik et Alfred Hitchcock [des cinéastes] observent Fidel
Castro en train de disséquer un cadavre dans un pastiche de la Leçon d’anatomie de
Rembrandt. »
Et bien sûr, il ne manque pas de contributions bien françaises dans ce genre du pastiche
PP Astérix..
Finalement, concernant la conservation des cadavres, il faut évoquer les corps
« plastinés » de Gunther von Hagens, dont je voudrais parler un plus en détail, parce
que je crois que c’est un exemple extraordinaire de notre confusion actuelle entre le
corps comme nôtre, et le corps comme « autre-que-nous ».
4 Bossuet sur la mort
Mardi dernier, après la leçon, je suis allé assister à une lecture publique du « Sermon sur
la mort » de Bossuet, à Notre Dame de Paris. (Voici l’affiche). Cette année, c’est le
tricentenaire de la mort de Bossuet : né en mille six cent vingt sept 1627, il est mort en dix
sept cent quatre 1704. Bossuet était un grand conservateur en matière de foi, mais c’était aussi
un fervent défenseur du gallicanisme. Sa Déclaration des Quatre Articles est restée comme
une charte de la foi gallicane. L’Universalis dit qu’il a décelé le danger que représentaient les
synthèses nouvelles proposées par bon nombre de ses contemporains illustres : Rubens et
Rembrandt, Descartes et Pascal, Spinoza et Leibniz. Le baroque, le doute méthodique, le
jansénisme : autant d’idées subversives qui manifestent et provoquent une dangereuse
diversité d'opinions, l'irrégularité des mœurs, etc. En un mot : le désordre dans la vie des
fidèles.
Mais pourquoi devrions-nous réfléchir sur Bossuet au début du vingt et unième XXIe
siècle ? Que l’on donne son sermon à l’occasion du tricentenaire, cela se comprend. Dans les
manuels d'histoire littéraire française, le nom de Bossuet a pris place au rang des grands
classiques, à côté de ceux de Racine et de Molière. Mais si nous parlons de Bossuet cet aprèsmidi, c’est pour deux raisons moins classiques. Premièrement, il nous conduit à réfléchir non
seulement à la mort, mais aussi aux cadavres. Deuxièmement, il nous présente, sous la forme
la plus claire mais aussi la plus crue, une distinction nette entre deux substances : l'âme et le
corps.
Je mets ici l'accent sur l'idée de substance. Par rapport à la tradition cartésienne, la
doctrine de Bossuet exprime et vulgarise la « distinction réelle » de Descartes. Dans ma
lecture du livre I des Principes de 1644, que j’ai évoqué dans la deuxième leçon du cours, j'ai
prétendu que cette distinction n’est pas ontologique. Elle ne se fonde pas sur l'idée d'une
chose ultime. Il s’agit de logique et de grammaire. Il est utile de lire directement le texte de
Bossuet, où l’on retrouve la plus simple et la plus traditionnelle distinction entre l’âme et le
corps.
Le sermon sur la mort est l’un des treize 13 sermons que Bossuet a prononcés à la cour,
au Louvre, pendant le carême de 1662. À la cour du roi ? Oui et non. À la cour, oui, mais sans
le roi, qui n’avait pas aimé certaines allusions contenues dans des sermons précédents.
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Bossuet avait reproché au roi ses infidélités conjugales. Le roi n’est pas revenu écouter ses
sermons.
Le 22 mars, voici comment Bossuet commence son sermon :
« Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si
délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? »
Ces mots devraient être les mots mêmes sur lesquels s’ouvre cette leçon, parce que je vais en
effet vous présenter des objets funèbres, voire macabres. Mes raisons ne sont pas si éloignées
de celles de Bossuet. Je prétends que, de nos jours, nous regardons le corps de plus en plus
comme « autre » que nous. Aujourd’hui je voudrais attirer l’attention sur les usages du
cadavre, le corps après la mort. Quand je dis « l’usage des cadavres », vous pensez sans doute
à deux ou trois choses. Le prélèvement d’organes sur des gens qui viennent de mourir –
mourir de cette mort cérébrale dont nous avons parlé plus tôt. Deuxièmement, l’autopsie, qui
permet de déterminer la cause de la mort. Troisièmement, l’usage des cadavres à l’École de
Médecine, pour la formation des jeunes médecins. Selon une tradition bien établie, chaque
étudiant doit avoir son corps humain à disséquer. Ces pratiques ont quelque chose
d’inquiétant. Comme nous l’avons vu, les autopsies sont très rares au Japon, et il n’y a que
peu de transplantations d’organes provenant de cadavres. (alors qu’il n’y a pas ou peu de
problèmes de transplantion de reins provenant de donneurs vivants.) Il y a probablement dans
cette assistance aujourd'hui quelques personnes qui s’inquiètent de la perspective que de
jeunes étudiants ou étudiantes puissent découper leur corps. « Mon corps, c’est quelque chose
de privé, quelque chose qui m’est propre » se dit-on, « je ne veux pas que quelqu’un inconnu
joue avec mes doigts, mon cœur, mes organes génitaux. » Je crois néanmoins, que sauf quand
il y a des objections de nature religieuse, la plupart des français acceptent bien ces usages qui
sont fait des cadavres.
Mais il y a d’autres usages des cadavres que les trois que je viens d’évoquer. Je vais
vous les présenter cette après-midi. Il y a de l’ironie chez Bossuet, je crois, quand il parle des
« yeux si délicats » des gens de cour, en 1662. Mais ce n’est pas de l’ironie quand je dis que
mes yeux sont assez délicats pour que je sois inquiet de certains usages du corps pour l’art ou
pour les sciences. Je pensais être tout à fait résolu à léguer mon corps à la recherche
scientifique. Maintenant je n’en suis plus si sûr.
Bossuet continue :
« Je ne pense pas, Messieurs, que des chrétiens doivent refuser d’assister à ce
spectacle avec Jésus-Christ. C’est à lui que l’on dit dans notre évangile : « Seigneur,
venez, et voyez où l’on a déposé le corps du Lazare ; c’est lui qui ordonne qu’on lève
la pierre, et qui semble nous dire à son tour : Venez et voyez vous-mêmes. »
La référence est à l’évangile de Saint Jean, 11 : 34. Dans une traduction du XXe siècle : « Et
il dit: Où l’avez-vous mis? Seigneur, lui répondirent-ils, viens et vois. 35 Jésus pleura. »
« Venez et voyez » : Je pense que Bossuet n’a pas assez souligné qu’il n’est pas facile
ou confortable de venir et de voir le tombeau ouvert de Lazare. Je cite encore de l’évangile.
« C’était une grotte, et une pierre était placée devant. 39 Jésus dit : Ôtez la pierre. Marthe, la
sœur du mort, lui dit: Seigneur, il sent déjà, car il y a quatre jours qu’il est là. » La traduction
autorisée en anglais est plus franche : Martha dit, « By this time he stinketh ». Il pu.
Les exemples que je vais évoquer ne sont que des mots, donc ils ne sentent pas
littéralement, mais vous pouvez penser qu’ils sentent dans un sens métaphorique.
Le thème évoqué par Bossuet a inspiré un tableau, qui fut peint en seize cent soixante et
onze 1671, neuf ans après le sermon de Bossuet. Sans doute c’est indépendant de Bossuet ;
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c’est simplement dans l’esprit religieux du temps. Le tableau se trouve à Séville, à l’Hôpital
de la Charité. Le fondateur et mécène de cette institution a commandé un tableau aux deux
artistes les plus célèbres de la ville. L’un était Murillo. L’autre, moins connu aujourd'hui, était
Juan de Valdés Leal (seize-cent vingt trois - seize cent soixante douze 1623-1672). Le mécène
a confié à ce dernier le thème de la mort. Nous commençons aujourd’hui avec son allégorie de
la mort, in ictu oculi, « En un clin d’œil ». PP. C’est un tableau assez connu. Le deuxième
tableau est très rarement reproduit, et nous ne le montrons pas aujourd’hui. Il représente un
« Archevêque et un chevalier mort », couchés dans leurs cercueils et envahis par les vers et
d’autre insectes dégoûtants. C’est vraiment le « tombeau ouvert » dont parle Bossuet. Murillo
disait de cette terrible peinture qu’il fallait se boucher le nez pour le regarder. De vrais
cadavres, qui puent..
Bossuet continue :
« L’accident ne peut pas être plus noble que la substance ; ni l’accessoire plus
considérable que le principal ; ni le bâtiment plus solide que le fonds sur lequel il est
élevé ; ni enfin ce qui est attaché à notre être plus grand ni plus important que notre
être même. Maintenant, qu’est-ce que notre être ? Pensons-y bien, Chrétiens : qu’estce que notre être ? Dites-le-nous, ô Mort ; car les hommes superbes ne m’en
croiraient pas. Mais ô Mort, vous êtes muette, et vous ne parlez qu’aux yeux… »
On peut dire aussi, comme Matha et Murillo le savent bien, que La Mort parle aussi au nez.
L’idée, ici, est la suivante : notre être, c’est l’âme, et le corps est moins que l’âme,
moins noble, moins considérable, moins solide. Souvenons-nous des degrés de la perfection
que Descartes distingue dans sa preuve de l’existence de Dieu. La chose corruptible, le corps,
est moins noble que ma substance. « Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? C’est
La Mort qui parle de la corruption, qu’elle montre à nos yeux dans le tombeau, et Dieu est
celui qui doit parler de notre substance.
Du temps de Bossuet, un sermon avait trois parties : l’introduction avec une esquisse de
l’argumentation, une première partie qui présente la problématique, et une deuxième parte qui
offre la résolution. La résolution ici parle de la résurrection. Mais pas de la chair. Une telle
chair, « chair de péché » doit être détruite. Dans la théorie Aristotélicienne,
« Il faut donc qu’elle change sa première forme afin d’être renouvelée, et qu’elle
perde tout son premier être, pour en recevoir un second de la main de Dieu. Comme
un vieux bâtiment irrégulier qu’on néglige, afin de dresser le nouveau dans un bel
ordre d’architecture ; ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise,
Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et selon le premier plan
de sa création ; elle doit être réduite en poudre, parce qu’elle a servi au péché. »
Il cite saint Paul, l’épître aux Corinthiens (V, 1)
« Nous savons … que si cette maison de terre et de boue, dans laquelle nous
habitons, est détruite, nous avons une autre maison qui nous est préparée au ciel. »
Nous avons actuellement deux substances, l’âme éternelle et le corps corruptible. Et on
envisage encore une autre substance, immatérielle, un nouveau corps qui sera la
nouvelle maison de l’âme.
Le contenu de ce système des croyances n’a plus de sens pour l’athée au début du XXIe
siècle. Mais sa structure n’est pas si étrangère. L’athée rejette l’âme éternelle. Il rejette
la résurrection et le deuxième corps immatériel. Ce qui persiste, c’est l’idée de l’esprit
possèdant un ensemble d’attributs d’un caractère logiquement différent de l’ensemble
des attributs du corps. Le corps vivant peut puer, le corps mort doit puer. L’esprit ne
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pue jamais. Pas parce qu’il est éternel ou qu’il sentirait toujours bon : parce que dans
notre logique et dans notre grammaire les attributs de l’odorat ne s’appliquent pas à
l’esprit.
5 Des usages des cadavres les plus récentes
Revenons au présent. Les usages des cadavres comme objets primaires, (1)-(3) -dissection, leçon, et autopsie -- continuent à sous peu près les mêmes formes qu’autrefois.
Plus ça change, plus c’est la même chose. La différence la plus importante est qu’il y a
abondance de cadavres légaux, et que les vols ne sont plus nécessaires.
De même, les usages des cadavres comme objets secondaires se poursuivent. Nous
avons montré des pastiches contemporains de la leçon d’anatomie. Je conclurai cette leçon
avec un exemple aujourd'hui assez connu de la conservation des cadavres : l’oeuvre du
docteur Gunther von Hagens. Rien de vraiment nouveau dans l’ensemble, je pense. Mais il y a
tout de même certaines choses nouvelles, par ailleurs. Nous avons parlé longuement de l’une
d’entre elles : la transplantation d’organes. Il y en a d’autres, moins agréables. Ce n’est pas la
peine de les discuter en détail – et les détails sont de très mauvais goût. Voici ma liste.
7. Les transplantions d’organes.
8. Les tests militaires sur l’effet produit sur le corps humain par les balles, les bombes et
sur l’efficacité des matériels de protection contre les projectiles.
9. Les tests sur la sécurité des passagers en cas d’accident de voiture ou de catastrophe
aérienne.
10. Les expériences médico-légales, par exemple du taux d’infestations par des insectes
ou des parasites de cadavres laissés en plein air ou sous terre.
Inutile de s’attarder davantage sur (8) et (9) – sauf pour une question : pourquoi ne pas
utiliser, plutôt que de vrais corps, des poupées ou des mannequins ? La réponse, c’est que le
mannequin ne permet pas de connaître avec assez de précision les effets d’un accident. Les
effets d’un choc frontal à 130 kilomètres/heures sur un homme portant une ceinture de
sécurité, ne sont connus avec précision que si on peut les constater sur la chair et les os d’un
cadavre.
Il est intéressant qu’on essaie aujourd'hui de remplacer les expériences des étudiants sur
« leur » cadavres à l’école. On fait des simulations de dissections sur une machine
électronique qui simule le corps en trois dimensions. Une machine plus avancée que les
simulateurs de vol pour la formation des pilotes, mais la conception est la même. Mais pour
les accidents, rien n’est aussi adéquat qu’un vrai cadavre humain. Pourquoi ? Dans l’autopsie,
tous les faits pertinents sont connus, et on peut créer un simulateur avec cette connaissance.
Mais dans le cas d’un accident avec une nouvelle voiture, c’est précisément les choses qu’on
ne peut pas prévoir qu’il faut découvrir.
L’exemple (10) est évident pour les gens qui lisent des romans policiers. On trouve un
cadavre dans une forêt ou dans une tombe peu profonde. Combien d’heures, de jours, de
semaines ou de mois est-il resté enterré ? On sait à quelle vitesse la chair se putréfie. Mais il y
a aussi une succession d’insectes et de parasites qui se développent sur le corps dans des
conditions de température et d’humidité données. Il y a, dans la campagne, des endroits
discrets où les spécialistes de médecine légale font des expériences avec de vrais cadavres.
Je vous propose une échelle pour évaluer votre distance vis-à-vis de votre chair, vis-àvis de votre corps. Attribuez-vous une note de 5 si vous êtes satisfaits de l’idée que votre
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cadavre soit utilisé pour un test militaire de l’efficacité d’une nouvelle balle, ou dans un
champs dans la campagne pour une expérimentation médico-légale. Et – 5 si vous refusez
absolument dans toute circonstance. Moi, je ne suis pas très heureux à cette idée, mais je reste
sur un score positif, avec une note de +2.
6 Gunther von Hagens: Körperwelten (Mondes des corps)
J’en viens maintenant à un mélange assez particulier de science médicale et d’art. La
première fois que j’en ai entendu parler, c’était une chose peu connue en Europe, en dehors de
l’Allemagne. Aujourd'hui, on en parle beaucoup. Le Monde et Libération lui ont consacré de
longs articles.
PP
Le Docteur Gunther von Hagens commence par se procurer des cadavres. Il les écorche
des pieds à la tête, et les soumet à un procédé qu’il nomme « plastination », et qui permet de
les exposer tout entiers, les organes complètement offerts à l’œil. Je dirai un mot de la
technique tout à l’heure. Quand on visite une de ses expositions, on passe de corps exposé en
corps exposé : c’est un troublant étalage. Ici, on a un cadavre penché sur un jeu d’échecs,
pensif, tous ses organes exposés à la vue. Là, c’est un chevalier plastiné sur son destrier tout
aussi plastiné. Une mère et son fœtus, plastinés. Des pièces emplies de cadavres-statues. Ces
dernier temps, Von Hagens s’est pavané sur les télévisions du monde entier, vantant les
infinies précautions qu’il prend à préserver les corps après la mort. Sa devise : Endlich
Unsterblichkeit. Une sorte d’immortalité ultime. Pas l’immortalité de l’âme, mais celle d’un
corps incorruptible.
Quatorze millions de personnes à travers le monde ont visité ses expositions. Mais cela
n’a pas toujours été facile. En Europe, Von Hagens a dû surmonter beaucoup d’obstacles pour
obtenir l’autorisation de présenter ses œuvres au public. En fait, il avait commencé au Japon,
où ses créations ont été exposées de dix neuf cent quatre vingt seize 1996 à dix neuf cent
quatre vingt dix huit 1998. Au Japon, il n’y a pas eu de problème particulier. Plus de deux
millions et demi de japonais sont allés voir ces gens plastinés.
En Europe, après beaucoup de tergiversation et de menaces d’interdiction, les expositions
ont finalement commencé en 1997. D'abord dans des villes de langue allemande : Mannheim,
Vienne, Bâle. Les grands événements furent Cologne en 2000 et Berlin en 2001, avec chaque
fois plus d’un million de visiteurs. Ce n’est pas faute de protestations. À Mannheim, en mille
neuf cent quatre vingt dix sept 1997, pasteurs et curés ont dénoncé von Hagens comme «
détrousseur de cadavres ». La Société anatomique allemande, de son côté, a saisi l'occasion
pour tenter d'exclure ce mouton à cinq pattes de ses rangs. A quelques voix près, elle a
échoué. Son arrivée à Berlin en février dernier a été saluée par une messe des morts
réprobatrice, et le quotidien « Bild » a présenté l'exposition sous le titre : « Laissez-les aller à
Dieu ».
Ensuite, il y eut des oppositions farouches en Belgique. La veille de l'ouverture de
l’exposition, un habitant du quartier a tenté de la faire interdire au prétexte que la présence de
tous ces cadavres, même momifiés, risquait de nuire à la grossesse de sa femme. Quant à
l'Ordre des Médecins belge, il a appelé au boycott. À Bruxelles, au cours de l’hiver 2001, un
demi million de personnes visitèrent l’exposition. À Busan, en Corée du Sud, une exposition
s’est en même déroulée sans problème et a attiré plus d’un million de visiteurs.
Protestations identiques en Angleterre, mais là aussi, le spectacle continue, en dépit des
tracasseries juridiques de toutes sortes. Le problème est que dans aucun pays il n’existe une
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loi qui interdirait de telles expositions publiques. À Londres, après le 21 mars 2002, il y a eu
huit cent mille 800,000 visiteurs en un an.
Aujourd'hui, il y a deux expositions simultanées et itinérantes, l’une en Asie et l’autre en
Europe. L’exposition européen est présentée actuellement à Francfort. L’exposition asiatique
vient de fermer, il y a deux jours à Singapour, après 6 mois. Le site web de Von Hagens ne
donne aucune information sur les expositions à venir.
Dans la mesure où un grand nombre d’européens éprouvent de la répulsion pour ces
activités, les gouvernements occidentaux s’efforcent de les freiner. Ils n’ont pas réussi à
empêcher les expositions. Non seulement il n’existe aucune loi à laquelle on pourrait se
référer, mais il y a une longue tradition d’utilisation des cadavres et des parties du corps
conservés, pour l’enseignement et la formation des médecins. On les exposait dans des
endroits consacrés, des théâtres d’anatomie où tout le monde avait accès. Nous avons déjà
indiqué qu’il y a quelques années, Jean-Pierre Changeux avait organisé au Grand Palais une
exposition où figuraient des corps et des parties de corps ainsi conservés et préparés. Cette
exposition était tout à fait publique. Von Hagens n’a pas mis longtemps à remarquer que les
parties du corps font l’objet d’une pieuse vénération de la part des églises à travers toute
l’Europe. Il est donc assez difficile d’interdire son exposition Körperwelten.
Nous avons là un nouveau sujet pour l’anthropologie comparée. Un nombre énorme de
gens vont voir cette exposition en Europe et en Asie. En Europe, ils poussent des cris
d’horreur ; en Asie, il n’y a pas de problème. En fait, au moment même où l’Europe refusait
l’exposition, elle avait son premier grand succès au Japon.
Qui est Von Hagens ? il est né en dix neuf cent quarante cinq dans un village d’Allemagne
de l’Est. Il a essayé de passer à l’Ouest : il s’est fait prendre et a fait deux ans de prison. Le
gouvernement Est-allemand a fini par l’échanger, avec d’autres dissidents : en dix neuf cent
soixante dix 1970, il s’est retrouvé en Allemagne de l’Ouest. Il a fait des études à Heidelberg,
s’est spécialisé en anatomie et dans les techniques de conservation des organes humains. Il a
obtenu un diplôme de médecine, et a inventé ses propres techniques, à partir de ce qu’il avait
appris à l’université. Il a établi à Heidelberg un institut de plastination, géré par sa femme. Il a
des usines de plastination de cadavres au Kirghistan et à Dalian, en Chine, à proximité de
deux prisons et d’un camp de travail.
Il faut dire un mot du procédé employé par Von Hagens. Il s'agit de retirer sous vide l'eau
et la graisse des tissus et de les remplacer par du caoutchouc au silicone ou de la résine époxy.
Les corps entiers ou les organes gardent ainsi leur plasticité, sont inodores et se conservent
pour l'éternité. Le principe est simple, la réalisation plus délicate, qui nécessite pour un corps
entier plus de 1 000 heures de travail. Débarrassé de sa peau, celui-ci est littéralement «
écorché mort ». Il apparaît dans toute sa complexité musculaire, veineuse et artérielle, ou
encore viscérale.
Mais von Hagens va plus loin. Il dédouble os et masse musculaire, fait jouer les
articulations, ouvre les ventres et recompose des attitudes. Ici, une baigneuse nage le crawl.
Là, un homme fait son jogging pendant qu'un autre joue aux échecs. Une femme enceinte, le
ventre ouvert, laisse entrevoir son fœtus. Une fabuleuse statue équestre est la pièce centrale de
l'exposition : tel un spectre, un cavalier, qu'un gigantesque coup de sabre aurait tranché en
deux de la tête au pied, monte la montagne de muscles et de tendons dénudés d'un puissant
destrier et l'enflamme en lui présentant son cerveau dans sa main droite tendue. « Le cavalier
sur son cheval cabré ». Mais ce n’est pas une représentation originale : on a déjà vu cette
image, réalisée avec la technologie disponible à la fin du dix huitième siècle siècle : c’est
l’homme à cheval de Honoré Fragonard, qu’on peut voir au musée vétérinaire à Alfort : « le
Cavalier de l’Apocalypse. » PP alfort.
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Von Hagens subit peut-être des tracasseries de la part des autorités européennes qui
tentent d’interdire ses expositions. Pour autant, nous ne devrions pas être enclins à trop de
sympathie à son égard, comme s’il était un homme innocent et honorable s’efforçant de
former le public ou de lui offrir une nouvelle forme d’art. Par exemple, il s’est longtemps
désigné lui-même comme le : « Professor Doctor von Hagens”. En Allemagne, Professor est
un titre plus élevé que Docteur. Au début de ce mois, à l’issue d’un procès intenté par
l’université, un Tribunal de Heidelberg lui a infligé une amende de cent quarante quatre mille
144,000 euros pour usage d’un titre usurpé. On reproche à von Hagens d’avoir usurpé le titre
de Professeur. Le tribunal a considéré qu’il n’avait pas le droit de revendiquer le statut de
professeur sans préciser l’origine de ce titre. Von Hagens dit que l’université de Dalian, en
Chine, lui a donné le titre de professeur, et que le ministère de la science de Westphalie du
Nord l’a autorisé en 2001 à en faire usage en Allemagne.
Reste la question de l’origine des cadavres. Sur le site web, on peut lire que :
« tous les spécimens anatomiques présentés dans les expositions de Body Worlds …
appartiennent à des personnes qui ont déclaré de leur vivant qu’on pouvait utiliser
leurs corps après leur décès pour la formation des médecins et l’instruction du public.
Beaucoup de donneurs sous-estiment l’utilité qu’ils peuvent avoir même après leur
mort en faisant don de leur corps. Leurs dons désintéressés permettent d’ouvrir à tous
l’accès à l’intérieur du corps humain, qui était réservé jusque là aux seuls médecins.
Nous tenons donc à remercier les personnes qui font don de leur corps ».
Malheureusement, ce qu’on a pu lire récemment dans le quotidien populaire allemand Bild, le
plus gros tirage de la presse allemande, ou dans l’hebdomadaire Der Spiegel, très influent
dans le pays, laisse entendre un autre son de cloche. Ces articles sont la source des histoires
qui ont été rapportées par Le Monde et Libération. Dans Der Spiegel, on traite Von Hagens de
« docteur de mort ». Il est établi aujourd'hui que certains au moins de ses cadavres ont été
achetés en Chine. Il s’agissait de prisonniers exécutés. Il est assez étrange que la presse n’ait
eu vent de cette histoire et n’en ait recherché les preuves que tout récemment, alors que tous
ceux qui s’intéressaient à la question le savaient depuis des années – c’est du moins ce que
disait la rumeur. Von Hagens a annoncé qu’il avait renvoyé sept corps en Chine.
Ainsi, von Hagens n’est probablement pas un homme si honorable. Mais ce n’est pas tant
son éthique qui nous intéresse ici, mais plutôt ce que ses expositions nous apprennent sur
nous-mêmes. Je suis d’accord avec lui sur un point : en Europe, cela fait très longtemps que
nous exposons des parties du corps, dans les églises et les écoles de médecine, en utilisant les
techniques disponibles à chaque époque. Inutile de chercher bien loin : il suffit de se rendre au
Musée de l’école de médecine, Quai de la Tournelle, pour voir quantité de parties du corps en
état de conservation. La seule différence, c’est que Von Hagens a lancé une nouvelle
technique – à moins qu’il n’ait simplement un peu amélioré une technique existante. C’est une
technique adaptée à une société qui pense le corps comme quelque chose de différent de
l’âme.
Von Hagens expose des parties de vrais corps. Ou de corps presque vrais. On pourrait dire
qu’ils sont cartésiens : étendus, occupant l’espace. Les organes et les corps plastinés sont
inodores. Comme le corps cartésien, ils peuvent être vus, mais pas sentis. En tout cas, voilà un
point sur lequel les corps de cette exposition diffèrent de celui de Lazare. Ils ne puent pas.
« They do not stink ».
C’est une curieuse manière de répondre à Bossuet. Ses attaques contre le corps viennent
de ce que le corps se putréfie après la mort. Von Hagens, selon certains de ses admirateurs, a
donné au corps une existence éternelle. Dans le mot de von Hagens, Endlich Unsterblichkeit
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Une autre observation curieuse : j’ai été frappé par une affiche publicitaire pour
l’exposition de Londres. On y cite des fragments de remarques faites par des visiteurs. Un
adolescent, en particulier, qui déclare : « on peut vraiment voir à quel point le corps est
totalement différent de l’esprit ». Qui était donc ce jeune homme si spontanément cartésien ?
7 Une question finale
Ce que je demande à chacun de vous, en conclusion de cette leçon. Est de réfléchir sur
vos propres attitudes. Pensez : Moi, j’ai des réactions viscérales aux exemples que M.
Hacking viennent de présenter. Sont elles si différentes des réactions viscérale d’un
individu. D’âge et de statut semblable aux miens, du temps de Bossuet ?