Katherine Mansfield
Transcription
Katherine Mansfield
Littératures d'outre-tombe, André Brincourt Katherine Mansfield 1888-1923 « La flamme vacillante » Cas unique, non. Cas limite, sûrement. Katherine Mansfield est la femme faite écrivain. Un avatar où se rendent indissociables les notions de supplice et de salut. C'est un choix. Il conduit à la mort – et, par là même, à la vie dans le surmonde de l'Art. J'ai lu dans la présentation de son Journal, récemment réédité, que toute son oeuvre était « recherche de vérité… quête de la vraie vie à travers l'art et l'amour » ; je crois qu'il est fondamental de retourner le propos : nous trouvons chez elle, et d'une manière dramatique, tendre, généreuse et forcenée, une quête de l'art à travers la vie. Alors seulement pouvons-nous essayer de comprendre la nature de son art, et le caractère de sa vie. D'autres se contentent d'entrer en littérature comme en religion. Avec Katherine Mansfield, nous entrons dans l'ordre du sacrifice. « Dieu soit béni de nous avoir accordé la grâce d'écrire ! J'éprouve une si grande terreur…» Elle n'ignore pas le prix de son talent. C'est en écrivant qu'elle creuse sa tombe. A cet égard, les rapports de Katherine Mansfield et de son mari, John Middleton Murry, sont très révélateurs. L'amour n'est entre eux qu'une complicité d'écriture. Elle a trouvé son interlocuteur, celui qui accepte non le jeu mais la réalité même d'un contrat qui renverse le monde pour permettre, en priorité, à l'oeuvre de s'accomplir. Les fervents de Katherine Mansfield – et elle n'en a pas manqué – se sont offusqués à la fois du déballage des lettres publiées par John Middleton Murry et de son remariage un an après l'inhumation de l'auteur de L'Homme sans tempérament dans le petit cimetière d'Avon. N'était-ce pas répondre d'abord aux exigences de l'art, puis à celles de la vie, être deux fois fidèle – à lui-même et à Katherine ? « Nous sommes tous les deux des anormaux », lui avaitelle écrit. Certes. Le caractère monstrueux de leurs seuls échanges avait déjà effrayé le meilleur, le plus sûr de leurs amis : D.H. Lawrence. Mais justement, c'est le monstre qui nous intéresse ; l'écrivain qui, à la présence de l'être cher, préfère l'absence qui justifiera les lettres, c'est-à-dire le vrai contact, la vraie communion ; celle qui reconnaît la tuberculose comme sa muse redoutable mais supportable « tant qu'elle ne prend pas le galop ». « Je suis tentée de m'agenouiller devant mon travail, de me prosterner…» Nous connaissons par ses confidences, par le ton d'une voix qui ne trompe pas, le nom de ceux qui vivent en intimité avec elle : « Qui comprendrait cela mieux que toi, Coleridge ?…» « Ah, Tchekhov, pourquoi ne puis-je vous parler ce soir, dans cette chambre un peu sombre ?…» Sa réalité est la littérature comme la maladie est le signe de son destin : son chemin de croix vers l'Ecriture. Ce n'est qu'au pied du calvaire qu'elle tentera l'impossible : sortir de sa maladie pour trouver un autre chemin. Pas seulement guérir mais changer. « Le seul remède était une renaissance… Je lui devenais inutile », confiera J. Middleton Murry. Le prieuré d'Avon (près de Fontainebleau) et Gurdjieff, le gourou des « philosophes de la forêt » ne parviendront pas à la libérer de la crainte de la mort. C'était pourtant cela l'« apprentissage » de Gurdjieff : échapper à la peur, gagner « une volonté de conscience », se tenir à une certaine distance de soi-même, mériter son âme. « Si je sauve mon âme, je sauverai mon corps…Que cela suffise. Etre une enfant du soleil. » Mais, nous dit-on, au dernier Noël, dans sa chambre du prieuré, contemplant la flamme vacillante d'une bougie accrochée au sapin, elle murmura : « C'est moi. » Elle s'était toujours reconnue dans les signes que lui faisaient les objets familiers. A nous désormais de poser la question qui efface toutes les autres : quelle était donc cette « grâce d'écrire » offerte à Katherine Mansfield en échange, pour ne pas dire en compensation, de la « grâce de vivre » ? Il serait insuffisant d'évoquer une sensibilité particulière à l'environnement quotidien. Art impressionniste, certes. Mais il faut aller plus loin dans le rapport qu'elle établit entre l'instant choisi et la durée du surmonde qu'elle exprime, entre les petits faits vrais qui jouent entre eux à se superposer. Il serait beaucoup plus tentant de mettre en évidence un schème de la « touche fondue » : à la ligne sûre, au tracé volontaire, succèdent la ligne indéfinie, le tracé flottant. Les éléments qui composent chacune de ses nouvelles ne sont recherchés que dans une interaction. Ils réagissent les uns sur les autres, se modifient selon l'éclairage, le voisinage d'un ton chaud ou froid. Le tableau n'est plus que ce jeu d'influences. « Peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit » – ce mot (divinatoire) de Mallarmé semble lui être destiné. Il ne définit pas seulement un art des nuances, ni même cette « fluidité musicale » caractéristique de son style, cet écoulement retenu des faits, cette transparence si nouvelle de la langue – il nous confronte à un secret. Car, c'est bien pour le saisir que, dans ses tableaux, les mieux réussis – Prélude, Sur la baie, La Maison de poupées, Garden Party –, Katherine Mansfield intervient au juste «moment » : une coupe dans le temps, non dans le temps de crise, exceptionnel, mais dans celui de la banalité où les êtres et les choses sont détectables, vulnérables – j'allais dire : ne se doutent de rien. C'est, en effet, sur ce rien que son art s'éveille et nous chuchote l'indicible à l'oreille. Voilà la leçon de Tchekhov. Mais elle y ajoute, corps et âme, sa féminité – une qualité d'appel, de refus, de préhension, d'accueil, d'échange avec l'environnement qui, pour la première fois peut-être en littérature, se réfère aussi authentiquement à son sexe. En ce sens, elle se garde de l'intellectualisme de Virginia Woolf dont les recherches techniques seront parallèles aux siennes, notamment pour se libérer de la tyrannie du « sujet » et pour gagner par d'autres voies secrètes et non moins interdites, la réalité romanesque. Il n'est pas si simple d'oser être une femme jusqu'au bout d'une plume. Le sentimentalisme colle aux mots. Mais la vérité de Katherine Mansfield reste intérieure. Elle est elle-même lorsque, libérant sa sensibilité propre, elle se rapproche de Tchekhov, et, réfrénant quelques vulgarités, s'éloigne de Maupassant ; lorsqu'elle nous invite innocemment à une garden-party où la mort se mêle à la fête, où le silence fait irruption dans le bruit, où la laideur des sentiments accompagne distraitement la beauté et la jeunesse. La « touche fondue » traduit le mystère profond et permanent de la vie où tout, merveilleusement et scandaleusement, se mélange et miroite. La tendresse et la ténacité de Katherine Mansfield, cette double et si féminine présence, en elle, de patience et d'impatience, nous en retrouvons en effet le symbole dans cette flamme faible et obstinée du dernier Noël. « Je tremble toujours au bord de la poésie. » Le temps d'éclairer le mystère des choses qui nous entourent. Le temps d'entrevoir. « Il faut se soumettre. Ne résiste pas. » Mourir, pour elle, c'était s'éteindre. Mais elle avait écrit auparavant : « Toute l'aube est dans une chandelle que l'on éteint. » © novembre 2010 Grasset