Ecrire l`au-delà : les pouvoirs de la synesthésie

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Ecrire l`au-delà : les pouvoirs de la synesthésie
Intellectica, 2008/3, 50, pp. 73-91
Ecrire l’au-delà : les pouvoirs de la synesthésie sémiotique
Webb Keane (traduit de l’anglais par Jean Lassègue)
RÉSUMÉ : L'article montre sur des exemples anthropologiques éloignés les uns des
autres (New York et Sumba d'aujourd'hui, empire byzantin) la prégnance du rôle
cognitif de la lecture et de l'écriture dans le rapport qu'elles instituent avec l'au-delà.
La lecture et l’écriture ne sont pas seulement des vecteurs pour un au-delà qui aurait
une existence indépendante ; elles sont au cœur de l’élaboration du contenu religieux
lui-même et de la nature symbolique qu’on lui prête.
Mots-clés: écriture comme manifestation de l'au-delà ; logos et iconoclasme ;
signification intrinsèque de la forme écrite ; synesthésie sémiotique.
ABSTRACT: On Spirit Writing: The Powers of Transduction across Semiotic
Modalities. Through anthropological examples which are taken from contexts that are
far from one another (contemporary New York and Sumba, Byzantine empire), the
article shows the importance of the cognitive role played by reading and writing in
the relationship they have with what is considered as the realm of the beyond.
Reading and writing are not only channels through which the realm of the beyond
appears as having already an independent existence ; they are at the heart of the
religious content itself and of the symbolic nature it is endowed with.
Keywords: writing as a manifestation of the beyond; logos and iconoclasm ; intrinsic
signification of the written form ; semiotic synesthesia.
La pensée universitaire focalise tellement son étude de la religion sur
l’Ecriture, la liturgie et les textes s’y rapportant qu’elle a tendance à oublier
toutes les autres fonctions que l’écriture peut remplir et qui ne relèvent pas de
la communication d’information, de l’expression de la foi ou de l’illustration
d’une esthétique. Il ne faut pas chercher bien loin toutefois pour trouver ceux
qui savent exploiter les multiples possibilités offertes par l’écriture, bien audelà de celles que nous venons d’énumérer. Rappelons ce qui se produisit à
New York en décembre 2007 :
« Ils étaient venus de partout, ayant emporté avec eux ce qui
leur rappelait leurs plus mauvais souvenirs : des photos
d’anciens amants, de patrons démoniaques et même d’organes
atteints par la maladie. Elles étaient destinées à un broyeur de
taille industrielle, traîné jusqu’au cœur de Times Square pour
permettre aux gens de se débarrasser de leur souvenirs les plus
désagréables de 2007. “Je veux l’effacer de ma mémoire pour
toujours” disait Pierre Lucien à propos de son ex-fiancée, juste
avant de déchiqueter l’une de ses photos. “Maintenant, elle va
comprendre que c’est sérieux”. Lucien était venu participer,
comme des douzaines d’autres, au “Jour du Bon Débarras” et
dire précisément cela à tous les souvenirs indésirables qu’il ne
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voulait pas avoir à traîner tout au long de la nouvelle année.
Un autre, Bob Esposito, âgé de 63 ans, avait apporté le prêt
immobilier de sa maison de Staten Island, qu’il avait finit de
payer en février. Jodi Sandman, âgée de 23 ans, allait dire
adieu à ses trois résultats d’examen de comptabilité, si
décevants. Quant à Jose Sœgaard, un musicien de Brooklyn
âgé de 23 ans, il jeta quelque chose d’encore plus répugnant :
des photos de son propre appendice, qu’on lui avait enlevé en
mai. “Maintenant, je l’ai éliminé de mon corps”, disait
Sœgaard à propos de ce qui ressemblait à une limace. “Je n’en
gardais que cette horrible photo”. » (Shapiro, 2007).
C’est l’aspect proprement physique de l’écriture et des images qui semble
avoir poussé ces new-yorkais ordinaires à réinventer une forme de pratique
rituelle largement répandue dans la littérature ethnographique.
Dans cet article, je me pencherai sur la façon dont, selon des contextes religieux profondément différents, un rapport mystique au monde des dieux et des
esprits est médiatisé par des opérations portant sur la matérialité des signes.
Typiquement, ces opérations reviennent à matérialiser quelque chose
d’immatériel ou à dématérialiser quelque chose de matériel. Mais elles peuvent
aussi impliquer d’autres activités qui se concentrent sur la matérialité de
l’écriture et tirer parti des propriétés physiques spécifiques du texte écrit,
comme le fait d’être durable, transportable, périssable, etc.
Je voudrais défendre l’idée que de telles pratiques – que j’appellerai, par
souci de brièveté, « écriture mystique »1 – constituent le matériau d’une phénoménologie de l’écriture. Autrement dit, tout en tenant compte de leur
spécificité culturelle et historique, les pratiques de matérialisation et de dématérialisation s’appuient cependant sur des éléments partout présents dans
l’expérience et, peut-être, dans la cognition. Ceci ne veut pas dire pourtant que
nous devons immédiatement en venir à défendre des thèses universalisantes
concernant la religion, l’écriture, l’expérience ou les implications culturelles de
la cognition.
Tout d’abord, parce que le caractère historique inhérent à tout phénomène
culturel est implicite dans la matérialité – et partant, la socialité – de la pratique
religieuse en général. J’ai défendu ailleurs (Keane, 2007 ; 2008) l’idée que
nous passons à côté de certaines dimensions capitales de la religion si nous
l’interprétons comme un ensemble de croyances, comme cela a été la tendance
générale dans les approches cognitives.
Ensuite, une autre raison qui me ferait hésiter à tirer des conclusions universalisantes à propos du rôle que l’expérience pourrait jouer dans les pratiques
est l’intuition, si familière aux anthropologues, qu’une expérience n’est pas
suffisante pour déterminer la pratique. C’est un point de vue que de nombreux
anthropologues ont défendu avant moi : expérimenter exige une médiation
pour avoir un sens ou susciter des réactions.
J’aimerais montrer ici que l’écriture mystique opère une médiation entre
expérience et pratique en s’appuyant sur une certaine conception de la relation
sémiotique : je défendrai l’idée que de nombreuses pratiques de ce genre cher-
1
L’expression « écriture mystique » en français traduit l’expression « spirit writing » en anglais. Il faut
donc entendre « mystique » au sens étymologique de « faire apparaître les esprits », c’est-à-dire de ce
qui ouvre une relation à l’invisible (note du traducteur).
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chent à évoquer des puissances mystiques en passant d’une modalité
sémiotique à une autre.
LIRE LES ENTRAILLES
Certains aspects des pratiques d’écriture qui m’intéressent sont susceptibles
de se développer sans qu’il y ait écriture au sens strict du terme. C’est ce qui
semble se produire, par exemple, dans certaines formes de divination, comme
la pratique des aruspices, que l’on traduit en anglais – sans doute n’est-ce pas
un hasard – par la « lecture » des entrailles. La divination par les entrailles était
assez répandue à Sumba à l’époque où je faisais mes recherches de terrain,
pendant les deux dernières décennies du 20ème siècle (Keane, 1997a). Le
medium qui rendait possible l’interaction entre les vivants et les esprits ancestraux était la parole. Ces derniers n’étaient pas représentés sous forme d’image
et il n’était pas clair non plus qu’ils fussent localisés dans l’espace, sauf à
l’occasion d’un dialogue avec les vivants. Ce dialogue exigeait aussi une
condition matérielle particulière : toute communication verbale avec les esprits
ancestraux devait être accompagnée du sacrifice d’un animal. Il pouvait aussi
bien s’agir d’un poulet juste éclos que d’un buffle d’eau. La dépouille de
l’animal, une fois que les paroles lui avaient été transmises, servait de véhicule
à ces paroles jusqu’à la plaine des morts. Quant aux morts, ils étaient situés
quelque part au-delà du royaume de l’expérience humaine, sans que les vivants
puissent les voir, les sentir ou les toucher. Ainsi se posait à celui qui pratiquait
le rituel un problème récurrent dans les religions, à savoir : comment ceux qui
existent par-delà l’expérience, ceux que nous ne pouvons ni voir, ni sentir, ni
percevoir peuvent-ils nous répondre ? A Sumba, la solution consacrée par
l’usage consistait à ouvrir l’animal après le sacrifice et à rechercher des signes
dans ses intestins ou, dans le cas d’animaux plus grands, dans leur foie.
Les marques sur les entrailles sont des réponses visibles à des questions
énoncées. Remarquons que l’une des propriétés fondamentales de ces marques
matérielles, celle sur laquelle repose le rituel, consiste à traverser les modalités
sémiotiques. Tout d’abord, ces marques matérielles répondent à la parole dans
un médium autre que la parole. La différence sémiotique entre question et
réponse est analogue à celle qui existe entre les plans ontologiques dans lesquels se situent les agents : les marques sur les entrailles sont des signes
physiques qui proviennent d’un monde qui n’est pas physique, un monde qui,
sans leur présence, resterait invisible et silencieux. Leur propre matérialité
enveloppe le problème ontologique auquel ils sont confrontés, car, au début du
rituel, la présence des esprits n’est jamais assurée. La lecture dans les entrailles
est une réponse pratique au problème de l’interaction : comment entrons-nous
en contact avec les esprits et eux avec nous ? Les esprits pénètrent dans le
monde de l’expérience via l’intérieur caché du corps, en l’occurrence, celui de
l’animal sacrificiel. L’acte consistant à ouvrir le corps pour en lire les entrailles
aide à rendre palpable la nature invisible des sources d’où ces signes matériels
proviennent.
Mais quel rapport avec l’écriture ? Tout d’abord, les habitants de Sumba
eux-mêmes disent souvent de façon tout à fait explicite que leur divination est
une sorte d’écriture. Pour corroborer leurs dires, ils font remarquer la séduisante coïncidence lexicale entre uratu, qui veut dire « entrailles » et huratu, un
mot dérivé du malais surat, qui veut dire « écriture ». Bien que, lors de mon
travail de terrain, de nombreux habitants de Sumba fussent capables de lire et
que la plupart d’entre eux eussent une certaine expérience de l’écriture,
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l’histoire du rapport des habitants de Sumba à l’écriture est relativement
courte, puisqu’elle a moins d’un siècle. A l’inverse, leurs pratiques divinatoires
sont beaucoup plus anciennes et furent développées dans le cadre d’une société
sans écriture. Les habitants de Sumba sont tout à fait conscients du fait que
d’autres peuples de l’archipel indonésien, en particulier ceux établis à Bali ou
Java ou encore les Malais, pour ne rien dire des Hollandais qui les colonisèrent,
peuvent revendiquer de longues traditions d’écriture dont eux-mêmes ne sont
pas dotés. Gardant ces faits présents à l’esprit, ils disent parfois à propos de la
lecture des entrailles : « Ils ont leur écriture et c’est celle-là la nôtre ». Revendiquer une variante d’une technologie, elle-même liée à l’autorité et au
pouvoir, n’a rien d’inhabituel dans des situations de domination politique. Et
assurément, quand les habitants de Sumba disent qu’ils ont leur propre tradition d’écriture, ils pensent en même temps au caractère marginal de leur place
au sein de l’État indonésien. Comme ailleurs, la maîtrise de l’écriture est largement considérée, en Indonésie, comme un trait essentiel de la modernité,
tandis que son absence est un signe d’arriération primitive. Dans le cas spécifique de l’Indonésie, le fait de posséder des Ecritures est une condition légale
pour qu’une religion soit reconnue par l’Etat. Tout ceci semblera familier à
ceux qui travaillent dans des sociétés coloniales ou post-coloniales, comme
dans les autres contextes où le caractère asymétrique du pouvoir se fonde sur
l’idée d’un progrès dans la faculté de connaître (voir Bauman et Briggs, 2003 ;
Collins et Blot, 2003 ; Silverstein et Urban, 1996). L’écriture est souvent associée à ceux qui ont le pouvoir et on peut attribuer à celle-ci des propriétés particulières qui expliquent ce pouvoir. Mais les pratiques qui cherchent à
s’approprier les puissances de l’écriture, qu’elle soit matérialisée ou dématérialisée, vont bien au-delà de l’analyse politique.
La lecture des entrailles montre à quel type de problèmes fondamentaux
l’écriture mystique permet de répondre : comment s’accommode-t-on, dans la
pratique, d’un monde invisible et silencieux et quel bénéfice peut-on espérer en
tirer ? Il s’agit de l’expression pratique d’un dilemme ontologique qui peut se
concevoir de la façon suivante : dans la mesure où les êtres humains cherchent
à entrer en contact avec un monde invisible et silencieux, ils auront tendance à
rencontrer des difficultés quand il s’agira de cerner leur propre matérialité,
celle du monde dont ils font l’expérience ainsi que celle des moyens d’actions
qui leur sont accessibles. Deux approches sont alors possibles quand on étudie
la religion. La première se place du point de vue de la personne qui manifeste
un comportement religieux, tandis que la seconde l’évite, mais les deux approches sont symétriques. Si, d’un côté, nous commençons par considérer comme
donné l’existence d’un monde transcendant, alors la question prend la forme
suivante : comment ce monde spirituel nous atteint-il ? Comment peut-on
l’atteindre ? Si, de l’autre, nous partons de l’idée que c’est l’expérience matérielle qui est donnée et que nous sommes des observateurs en position
d’extériorité essayant de rendre intelligibles les pratiques religieuses des autres,
alors la question peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui, dans cette expérience,
compte pour un signe de quelque chose au-delà ? Comment les pratiques matérielles peuvent-elles utiliser le monde invisible comme une hypothèse
fondamentale rendant compte de l’expérience ? Comment produit-on de
l’immatériel par le biais des moyen matériels à portée ? Je vais m’engager dans
cette seconde approche mais il est important de garder à l’esprit le lien logique
qu’elle entretient avec la première.
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La lecture des entrailles est une réponse pragmatique à la question :
« Esprits, êtes-vous là ? M’entendez-vous ? Est-ce que je peux vous entendre ? ». En elle-même, la lecture des entrailles met en exergue trois thèmes qui
parcourent les pratiques d’écriture dont il est ici question : la communication,
la présence et la transformation. Il est à noter que la communication n’est que
l’un des ces thèmes. Comme le suggère l’exemple du broyeur à papier de New
York, l’écriture peut servir à alimenter des fonctions qui vont bien au-delà de
la communication ou de l’enregistrement d’information. Par exemple, la logique qui se déploie dans la lecture des entrailles est analogue à l’une des
logiques qui rend possible la manifestation des esprits par l’écriture proprement dite : les deux pratiques semblent traiter l’écriture comme un moyen
permettant d’attirer quelque chose dans le monde de l’expérience empirique
par le biais d’un processus d’externalisation.
La société balinaise offre un autre exemple de la façon dont on peut considérer l’écriture comme l’externalisation de quelque chose qui, s’il restait caché
à l’intérieur du corps, serait inaccessible à l’expérience. Là-bas aussi, certaines
pratiques font usage de l’écriture comme d’un moyen pour acquérir un pouvoir, moyen qui n’est pas principalement fondé sur la fonction
communicationnelle du langage. Les Balinais considèrent traditionnellement
que le langage est contenu dans le corps de celui qui parle, idée dont l’origine
dénote sans doute une influence d’Asie du sud. Contrairement à l’hypothèse
généralement reçue en linguistique selon laquelle la parole précède logiquement et ontologiquement l’écriture, les Balinais considèrent que les lettres sont
contenues dans le corps et qu’elles sont écrites sur la langue ; la parole est une
manifestation postérieure et dérivée de cette écriture première. Aussi « les
syllabes sacrées prononcées par le prêtre […] véhiculent un pouvoir et peuvent
affecter le monde extérieur parce qu’elles y distillent le langage écrit dans le
corps, langage conçu comme une exhalaison littérale ou ex-pression, poussée
en force, d’un pouvoir interne dirigé vers un but externe. » (Mary Zurbuchan,
citée dans Rubinstein, 2000, p. 59). Cet exemple illustre bien certains aspects
relevant du problème de l’écriture mystique. Premièrement, il dépeint le langage comme émergeant d’un espace intérieur fermé et, partant, invisible. C’est
ce qui permet de rendre intelligible, en termes concrets, la relation existant
entre les mondes non-manifeste et manifeste ; ou, pour le dire autrement,
l’exemple semble permettre de trouver, dans l’expérience vécue, un corrélat
objectif à l’idée d’un monde non-manifeste. Deuxièmement, les Balinais semblent, à parts égales, considérer le langage en termes de corporéité matérielle et
en termes d’esprit2. Troisièmement, le cas balinais décrit l’externalisation de ce
qui est caché comme la source d’un pouvoir. Je reviendrai sur ces points plus
bas. Je voudrais, pour l’heure, m’en tenir à un second aspect de la question.
Car si l’écriture illustre bien le problème très général que pose à la religion la
matérialité, elle illustre également quelque chose de plus précis, à savoir des
problèmes concernant le langage.
LE LOGOS ET LES ICONOCLASTES
En 726 après J.-C., l’empereur byzantin Léon III interdit le culte des icônes ; commença alors une période d’iconoclasme dans l’Eglise byzantine.
L’analyse politique et théologique de cette interdiction dépasse le cadre de cet
2
Pour l’élaboration culturelle et les implications politiques de l’idée selon laquelle les pensées d’une
personne sont cachées à l’intérieur de son corps, voir les articles dans (Rumsey & Robbins, 2008).
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article. Mais il est souhaitable de réfléchir au fondement de la logique iconoclaste que cette interdiction rendit effective. Car l’interdiction portant sur le
culte des images visuelles, qui ne sont que des objets physiques, dérive en
grande partie de la conception que l’on se fait de la transcendance divine (voir
Belting, 1994). En effet, quel que soit ce que provoque l’iconoclasme par ailleurs, celui-ci renforce la distinction entre le spirituel et ce qui peut se manifester dans l’expérience. Cette distinction caractérise précisément l’écart que
l’écriture mystique doit franchir. En réponse à l’interdiction iconoclaste, SaintJean Damascène écrivit un traité prenant la défense du culte des images divines. Il s’agissait, entre autres, d’une défense de la matérialité elle-même. En
distinguant ce que les iconoclastes cherchaient à identifier, à savoir la dévalorisation de la matière par rapport à l’esprit comme celle du bien par rapport au
mal, il admonestait son lecteur « de ne pas mépriser la matière, car elle n’est
pas méprisable. Rien de ce que Dieu a fait ne l’est. Penser le contraire conduit
à l’hérésie manichéenne. » (Saint Jean Damascène, 1994, § 16).
L’argumentation de Saint Jean Damascène repose sur l’un des traits distinctifs de la théologie chrétienne : la doctrine de l’incarnation. Comme il le dit
lui-même, cette doctrine soutient que Dieu, conscient des limites humaines,
condescendit à se faire chair sous la forme de Jésus. Mais si la doctrine a trait à
la matérialité, la moralité et l’expérience, elle peut aussi prendre un tour plus
spécifiquement linguistique. Selon l’apôtre Jean, « le verbe s’est fait chair et il
a habité parmi nous » (Jean 1, 14). Ainsi, bien que Saint Jean Damascène se
soit principalement intéressé aux représentations visuelles, il s’appuyait aussi
sur le langage pour nourrir sa thèse quand il écrivait :
« De même que le Verbe devenu chair resta verbe, de même la
chair devint le verbe tout en demeurant chair, une avec le
Verbe par l’union. C’est pourquoi je me hasarde à tracer une
image du Dieu invisible, non pas en tant qu’invisible, mais en
tant qu’il est devenu visible pour notre rémission par la chair et
le sang. Je ne trace pas une image de Dieu immortel. Je peins
la chair visible de Dieu, car s’il est impossible de représenter
un esprit, cela doit l’être plus encore dans le cas de Dieu qui
donne le souffle à l’esprit. » (Jean Damascène 1994, p. 5-6).
Par « Verbe », saint Jean Damascène faisait évidemment référence au
Logos. Si l’on tente de réduire la complexité de discussions théologiques à une
forme rudimentaire, les références aux termes comme Logos se sont souvent
produites dans les traditions chrétiennes quand il s’est agi de comprendre le
rapport entre divinité et incarnation. Dans la pensée d’Augustin, par exemple,
les allusions au langage visent à développer l’idée que la pensée intérieure est à
l’expression extérieure ce que Dieu est à l’incarnation. L’analogie augustinienne s’appuie sur une compréhension particulière de l’expérience du
langage. Dans celle-ci, le langage a un caractère dual, existant à la fois comme
pensée intérieure immatérielle et comme expression externe matérielle. Sans
confondre le point de vue d’Augustin avec celui de St Jean Damascène,
l’allusion au langage dans laquelle se lance ce dernier au moment de défendre
les icônes n’en reste pas moins suggestive. En tant qu’expression externe, saint
Jean Damascène considère le langage, sous certains aspects fondamentaux,
comme n’importe quelle substance physique. En extrapolant quelque peu à
partir de la lettre de son texte, on peut faire l’hypothèse que l’analogie repose
sur le fait que la parole possède une forme (phonologique, morphologique et
syntaxique) et une substance (sonore). L’écriture repousse cette matérialité un
cran plus loin en lui donnant une forme orthographique ainsi que d’autres pro-
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priétés physiques, si l’on inclut ce avec quoi l’on écrit et la surface sur laquelle
on écrit. Comme d’autres artefacts, le mot écrit possède des caractéristiques
particulières qui le distinguent de la parole : le fait, par exemple, d’être portable, durable et destructible.
Parce que la matérialité affecte le langage parlé lui-même, on peut aussi,
sous certaines conditions, faire l’expérience du fait qu’il est extérieur au locuteur, et, quelque fois, séparable de lui : cela peut être vrai même pour les
propres mots que quelqu’un prononce. Et si la pensée intérieure se trouve dans
la personne, peut-être sous la forme d’un discours silencieux développé à
l’intérieur des limites de la conscience, le discours extérieur est potentiellement
interactif et dialogique. Encore une fois, l’écriture semble étendre les possibilités sociales du discours extérieur par le biais de sa capacité à étendre la portée
temporelle, spatiale et, partant, sociale, du langage au-delà de l’ici et du maintenant propre à une personne particulière.
On peut envisager le concept de Logos comme une façon de répondre au
problème religieux très général consistant à comprendre la relation existant
entre le monde immanent de l’expérience familière et le monde transcendant de
la divinité. Le terme résout ce problème à la fois conceptuel et pratique, potentiellement obscur, en se reposant sur l’intuition familière selon laquelle le
langage est à la fois pensée intérieure et substance externe. Cependant, du point
de vue des exigences de l’orthodoxie chrétienne, la séparation de l’esprit et de
la matière exige aussi une constance vigilance pour lutter contre l’idolâtrie.
C’est pourquoi, tout en prenant le risque de tomber dans le Manichéisme qu’il
tenta d’éviter même quand il cherchait à défendre la matière contre toute association dichotomique avec le mal, saint Jean Damascène se devait toutefois de
marquer cette frontière ; aussi écrit-il : « Je n’adore pas la matière, j’adore le
Dieu de la matière, qui devint matière pour ma rémission et daigna habiter la
matière, qui œuvra à mon salut par la matière. » (Jean Damascène, 1994, p. 1516). Mais comme le suggèrent les accès d’iconoclasme qui apparurent à intervalles réguliers dans l’histoire du christianisme, si l’esprit veut dire
transcendance, alors la matérialisation et notre expérience des choses menacent
constamment de devenir des difficultés. Les gens doivent apprendre à regarder
au-delà du signe matériel vers un monde qui existe par-delà l’expérience.
L’image et le mot doivent être conçus comme pointant vers autre chose
qu’eux-mêmes. Le besoin, théologiquement motivé, de distinguer entre le
signe et ce qui est signifié souligne une vision sémiotique du monde dont
l’influence dépasse de loin la théologie (un point que j’ai défendu ailleurs, cf.
Keane, 2007). Pour notre propos, il suffit de souligner qu’une vision sémiotique du monde n’est pas seulement une question d’idées : c’est aussi une
question de pratiques. L’écriture se prête à des pratiques qui s’appliquent au
monde invisible comme elle prête au langage certaines propriétés communes
aux artefacts matériels.
La doctrine chrétienne de l’incarnation se heurte aux problèmes que rencontrent généralement ceux qui veulent entrer en contact avec le monde
spirituel : sous quelles modalités exactement un être, transcendant l’expérience,
peut-il être véritablement présent dans le monde dont les humains font
l’expérience ? L’idée du Logos est une réponse très abstraite à cette question,
bien qu’elle fasse usage d’une analogie fondée sur l’expérience ordinaire. Mais
il y a de nombreuses façons de répondre à cette question, non en théorie mais
en pratique.
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Les trois exemples que j’ai introduits jusqu’à présent, la destruction de
documents, la lecture des entrailles et l’identification rhétorique du langage et
des icônes illustrent un ensemble de problèmes apparentés pour lequel
l’écriture mystique apporte une réponse. Le premier problème, très général du
point de vue religieux, est celui de la matérialisation de l’esprit. Il s’agit d’un
problème auquel répond une large palette de pratiques, comme l’expression
linguistique, la fabrication d’images et d’autels et la conservation des reliques.
A l’intérieur de ce problème, on peut isoler un problème plus spécifique qui est
celui de la matérialisation de l’esprit dans le langage. Les pratiques qui traitent
de ce problème incluent l’usage des Ecritures, les prières, les mantras, les sermons, les hymnes, etc. (cf. Keane, 1997b). De façon encore plus spécifique, se
pose le problème de la matérialisation du spirituel dans l’écriture. Dans ce cas,
nous trouvons des pratiques comme le tatouage, l’utilisation d’amulettes, certaines espèces de divination basées sur l’écriture, l’ingestion d’écrits sous
forme de potions, la production de calligraphies obscures et vivantes
d’apparence, l’inscription monumentale, les drapeaux et les moulins à prière, le
maniement physique des textes sacrés et beaucoup d’autres pratiques qui traitent l’écriture comme une substance matérielle ayant une forme spécifique. La
destruction des documents à New York montre comment des opérations sur
l’écriture peuvent participer de la notion plus commune selon laquelle ce qui
affecte physiquement les signes peut affecter les choses dont elles sont signes.
La lecture des entrailles illustre la façon dont l’écriture et d’autres marques
sémiotiques peuvent servir de moyens de communication entre le monde de
l’expérience et celui dont on suppose qu’il existe au-delà de l’expérience. La
doctrine du Logos illustre la façon dont l’écrit peut aider à rendre matériel un
esprit immatériel, le rendant ainsi présent à ceux pour qui il serait autrement
resté absent. Mais les pratiques de l’écriture mystique vers lesquelles je vais
maintenant me tourner alimentent des fonctions qui se situent au-delà de la
communication et de la mise en présence. Elles reposent sur le fait que toute
matérialisation doit avoir une forme. Et toute forme rend possible plus d’une
signification ou d’un usage (voir Keane, 2003).
MATERIALISATION ET DEMATERIALISATION DU MOT
Comme je l’ai déjà remarqué, pour les traditions qui ne partagent pas la
doctrine des linguistes concernant l’arbitraire du signe, les formes d’écriture
peuvent être iconiques pour des raisons intrinsèques et non accidentelles. La
forme même de l’écriture peut en elle-même manifester l’immanence divine.
Ainsi, dans certains enseignements mystiques islamiques,
« Les lettres elles-mêmes forment une part importante du langage symbolique, que ce soit dans la poésie mystique ou
profane ou même en prose : certaines d’entre elles sont chargées d’intenses tonalités religieuses. Alif, la première lettre,
une ligne droite, dont la valeur numérique est 1, est le chiffre
de la stature gracieuse et fine de l’être aimé, mais en même
temps, et bien plus, il s’agit du symbole d’Allah, le Dieu unique, indépendant de toute qualité mondaine, l’Unité absolue…
En poésie, mim est le symbole de la petite bouche de l’être
aimé qui ressemble à un point … De nombreuses lettres… ont
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été comparées aux boucles ou aux tresses de l’aimé. »
(Schimmel, 1970, p. 12-13 ; voir aussi Schimmel, 1994).3
Cette doctrine semble cristalliser une intuition communément répandue,
selon laquelle les propriétés formelles de l’écriture sont intentionnelles.
L’intuition contraire est aussi répandue, selon laquelle certaines formes naturelles peuvent se révéler être des inscriptions. Quelque chose d’analogue
semble avoir permis de motiver l’antique pratique divinatoire chinoise consistant à casser des os et à interpréter les formes qui en résultaient ; de même,
aujourd’hui, pour ce qui est du désir pressant qui conduit certaines habitants de
Sumba à chercher, sur les tracés de vieilles céramiques importées, des preuves
de l’existence d’une écriture ésotérique.
Une fois que l’attention se porte sur la signification potentielle de la forme
écrite, l’écriture peut être manipulée pour qu’on en tire avantage. A Java,
comme dans de nombreuses sociétés islamiques dans laquelle la production
iconographique est restreinte, les scribes ont mis au point des techniques calligraphiques pour dépeindre sous forme de lettres les oiseaux ou d’autres
animaux. Dans de tels cas, l’écriture ne demande pas à être lue. Ce qu’il faut
saisir, c’est que l’image visuelle de l’animal est composée de mots. Celui qui
regarde ne les comprend sans doute pas mais il sait qu’ils sont là. Le résultat
est une allégorie de l’immanence divine dans la création (Behrend, 1996, p.
198). Remarquons que la façon de traiter le problème plus général de
l’immanence et de la transcendance fait usage de l’aspect dual du langage, à la
fois forme et contenu sémantique. Quelque chose de semblable peut justifier la
pratique très commune dans les traditions d’écriture arabes et chinoises, à
savoir la production calligraphique de dessins si abstraits qu’ils en deviennent
illisibles. Apparemment, de telles pratiques jouent avec les possibilités esthétiques de l’écriture en tant que système graphique. Mais elles semblent aussi
impliquer que, même illisibles, les mots continuent de garder un certain pouvoir ou une efficacité, par-delà les fonctions de communication ou
d’enregistrement. Autrement dit, il s’agit de variations sur le thème de
l’attention tendue vers la présence, considérée comme problème religieux spécifique.
Une forme très répandue d’écriture mystique répondant au problème de la
présence des esprits ou de la divinité est l’amulette ou le talisman. On peut
décrire certains de ses traits généraux à partir de l’une de ses variantes juive, la
mezuzah. La mezuzah est un petit cylindre dans lequel on insère un rouleau de
parchemin. Sur le parchemin, on écrit la profession de foi (la Chémâ Israël).
En accord avec les consignes bibliques, la mezuzah est fixée à l’encadrement
de la porte. La mezuzah une fois fixée, son contenu n’est plus visible et les
mots ne seront plus jamais lus. Selon une source, « En hébreu, le mot signifiant
l’habitation humaine est dirah, tandis que le mot pour l’habitation animale est
dir. La différence entre les deux mots est la lettre he signifiant le Nom de Dieu.
3
L’usage poétique des lettres tel qu’il est décrit dans la citation de Schimmel dérive de l’usage
coranique : 29 sourates commencent, après l’invocation du nom de Dieu, par un verset composé de
lettres isolées, les plus souvent commentées au verset suivant par une référence à l’Ecrit (par exemple
« Ce sont là des signes de l’Ecrit de sagesse », sourate 31 ; ou encore « La descente de l’Ecrit, que nul
doute n’entache, procède du Seigneur des univers », sourate 32). Les sourates 2, 3, 19, 30, 31 et 32
commencent par les lettres alif, lam, mim, transcrites en français par les lettres A, L, M. Certaines
traditions musulmanes considèrent que le dévoilement de la signification de ces lettres isolées aura lieu
à la fin des temps. Voir par exemple, Dictionnaire du Coran, Mohammad Ali Amir-Moezzi (éd.),
Robert Laffont, Paris, 2007, article « Lettres isolées ». (note du traducteur).
82
W. KEANE
La présence de Dieu dans la maison est ce qui, de façon unique, nous distingue
en tant qu’humains. » Cette source ajoute que la plupart des mitzvot (actes qui
obéissent à un commandement divin) ont le pouvoir de protéger ceux qui les
pratiquent pendant qu’ils les effectuent mais la mezuzah a ceci de particulier
qu’elle les protège même durant leur sommeil. Le commentaire insiste sur
deux traits caractéristiques de l’amulette considérée comme un medium assurant la présence divine. Le premier consiste, en traitant l’écriture comme un
objet physique, à stabiliser le langage divin d’une façon telle qu’il fasse grandement contraste avec l’évanescence de la parole comme événement. La
présence de l’objet lui-même présuppose, de façon indexicale, la présence
(plus ou moins) permanente de ce langage. Si ce langage est à son tour indexicalement lié à ses sources divines, il en résulte un mode de présence qui est
potentiellement le véhicule d’une source permanente d’activité. (Evidemment,
cette activité dépend d’autres idées concernant les pouvoirs du langage, au-delà
de ceux qui appartiennent à la phénoménologie de l’écriture proprement dite).
Prenons maintenant l’exemple d’une autre sorte d’écriture mystique. Les
traditions juive et musulmane possèdent toutes les deux des techniques pour
ingérer des textes. L’une d’entre elles consiste à écrire un passage des Ecritures
sur un bout de papier, à le brûler puis à en dissoudre les cendres dans un
liquide pour produire une potion qu’il faut boire. D’autres techniques consistent à faire infuser un liquide avec un texte écrit. On peut, par exemple, écrire
un passage des Ecritures à l’intérieur de la surface d’un bol ou sur une planche
de bois, puis, en utilisant de l’encre lavable, remplir le bol d’eau ou laver à
l’eau la planche, pour obtenir une potion. Pour les Berfi du Soudan :
« la forme la plus haute d’appropriation du Coran est de s’en
remettre à la mémoire, ce qui revient à une internalisation dans
la tête, la partie supérieure du corps, d’où il peut être reproduit
par récitation. Mais le Coran peut aussi être internalisé dans le
corps en étant bu. Bien que boire le Coran soit considéré
comme bien moins efficace que le mémoriser, cela vaut bien
mieux que de le transporter avec soi en utilisant des amulettes.
L’un des défauts majeurs des amulettes est qu’elles sont susceptibles d’être perdues, abandonnées ou rendues inefficaces si
elles ont exposées à une pollution rituelle. » (El-Tom, 1985, p.
416).
On doit remarquer ici un parallèle, du point de vue de la forme, avec ce qui
se produit dans la lecture des entrailles. Les deux techniques utilisent ce qui
peut entrer ou sortir du corps pour manipuler les rapports entre les ordres visibles et invisibles de la réalité. Dans le cas des Berfi, les internalisations
mentale et corporelle semblent être des processus similaires, même s’ils sont
inégaux.
Comme dans le cas de l’amulette, on peut interpréter ces techniques comme
des moyens permettant de tirer profit de certains traits propres à la phénoménologie de l’écriture en vue de traiter du problème de la présence. Bien
entendu, la phénoménologie de l’écriture prise à elle seule n’est pas suffisante
pour engendrer ces pratiques. Elles dépendent également des idées que l’on se
fait concernant l’efficacité des actes de parole émanant du divin et de la capacité du mot écrit à retenir quelque chose de cette efficacité ; aussi, selon les
Berfi,
« Dieu lui-même a créé les choses en prononçant des “ mots ”.
Cette croyance est clairement d’origine coranique, comme
Ecrire l’au-delà : les pouvoirs de la synesthésie sémiotique
83
l’attestent les quelques versets qui sont souvent utilisés quand
on efface le texte ou quand on l’ingère : quand Il décrète quelque chose, Il dit à propos de la chose : Que cela soit et la chose
est. » (El-Tom, 1985, p. 417).
Mais il est important de souligner que ce sont les pratiques qui donnent aux
doctrines le sens immédiat de la réalité en les exposant à des contenus nondoctrinaux dépendant de l’expérience.
Ces techniques d’ingestion et ces amulettes porteuses de texte (à moins que
ce ne soit toutes les amulettes) dépendent de l’existence antérieure de
l’écriture. Elles corroborent l’idée selon laquelle l’un des moyens principaux
par lequel le divin se manifeste aux humains est l’usage de mots. Assurément,
le divin peut aussi apparaître sous la forme de miracles, de visions, de possessions, etc. mais pour la plupart de ceux qui appartiennent à une tradition
d’Ecriture, l’expérience première du divin qui soit la plus régulièrement accessible et la mieux contrôlable est probablement celle de l’écriture et de la
liturgie.
Dans le cas islamique, la source d’où provient l’écriture se fait elle-même
révélatrice. L’ange Gabriel s’adressa au prophète Mahomet. Ainsi, le lien premier existant entre le monde phénoménal du lecteur de l’Ecriture et le monde
non-phénoménal du divin est la transmission auditive de mots. Mais, plus
important encore, Mahomet était lui-même un illettré. Il mémorisa le texte et, à
son tour, le transmit en le récitant à des scribes. Le rôle des scribes dans cette
chaîne de transmission mérite d’être souligné. A l’opposé des traditions de
transmission orale, par exemple celle des bardes, le rôle des scribes dans la
tradition musulmane paraît rendre explicite un certain trait caractéristique particulier du mot prononcé : son évanescence.
Une fois que les mots divins sont rendus sous forme écrite, ils possèdent
une qualité matérielle spécifique. Apparaissant sur un medium physique, ils
deviennent ainsi à la fois durables et potentiellement destructibles. Tout ce qui
peut arriver à un autre artefact peut leur arriver : on peut les transporter, les
cacher, les montrer, les prendre dans ses bras, les embrasser, leur cracher dessus, les brûler, les décorer, les copier – les possibilités sont, en principe, sans
limite. Utiliser des amulettes rend apparent certains de leurs traits caractéristiques : être portable, être présent, être durable. Qu’en est-il de l’ingestion ? En
un sens, ces pratiques développent elles aussi certaines possibilités latentes
liées à la présence, dans la mesure où elles suggèrent que les mots divins peuvent devenir présents par l’incorporation de leurs lettres. Mais cette présence
astreint le mot écrit à une transformation radicale : en tirant véritablement parti
de cette matérialité (le fait d’être une encre lavable ou un papier inflammable,
par exemple) pour la dématérialiser, même si c’est seulement par la rematérialiser sous une autre forme (celle propre au corps de celui qui l’ingère par
exemple).
LA SYNESTHESIE SEMIOTIQUE4 ET L’EXPERIENCE DE L’ECRITURE
Si l’amulette semble s’appuyer sur la matérialité de l’écriture pour promouvoir la permanence, comme c’est le cas d’une inscription sur un monument de
pierre, l’ingestion joue sur d’autres possibilités déployées par l’expérience de
4
L’expression de « synesthésie sémiotique » traduit ici le néologisme de « semiotic Transduction ». Le
terme de synesthésie se justifie ici par le fait que certains phénomènes sémiotiques jouent
simultanément sur plusieurs modalités (écriture, parole, invisibilité, etc.) (note du traducteur).
84
W. KEANE
l’écriture quand elle est considérée comme substance matérielle. L’ingestion
semble mettre tout particulièrement l’accent sur la faculté de l’acteur humain à
rendre cette transformation effective. Plus spécifiquement, ce qui est mis en
avant est le pouvoir émanant de la capacité toute particulière à transposer le
mot d’une modalité sémiotique dans une autre. Il ne s’agit pas seulement d’une
translation, d’une transformation ou d’une métamorphose. Peut-être qu’un
meilleur terme serait celui de synesthésie. Prenons la façon dont fonctionne
une turbine. Non seulement celle-ci transforme le mouvement de l’eau en celui
d’un appareil mécanique, mais elle le fait en vue de créer de l’électricité. L’eau
en mouvement devient énergie électrique. Par analogie, la synesthésie sémiotique vise à exploiter le pouvoir obtenu en transposant quelque chose (le langage
divin par exemple) d’une modalité sémiotique dans une autre. Mais il faut
souligner la chose suivante : bien qu’il soit probablement vrai que, dans les
deux cas – les amulettes et l’ingestion –, la source divine des mots soit considérée par ceux qui pratiquent comme la source ultime du pouvoir, cela ne peut
pas expliquer à soi seul la pratique. Bien plutôt, la capacité des humains à rendre ce pouvoir divin accessible dépend d’un acte de transposition. Bref, ces
pratiques supposent, me semble-t-il, que la capacité permettant de transposer
quelque chose d’une modalité sémiotique dans une autre soit une source effective de pouvoir, en et par elle-même.
Evidemment, l’idée de synesthésie n’est pas nécessairement explicite et il
peut ne pas y avoir de doctrine pour la justifier. Elle apparaît plutôt comme une
réponse intuitive à une expérience sensible élémentaire, celle de l’écriture et de
son rapport à l’acoustique et à la pensée telles qu’elles se manifestent dans les
différentes sortes de pratiques que j’ai mentionnées ici. Encore une fois, je
veux mettre l’accent sur le fait qu’en me référant à l’expérience, je ne veux pas
suggérer qu’il en existe une phénoménologie universelle, au sens où tout individu devrait faire l’expérience des mêmes choses, et encore moins qu’on
pourrait tirer des conclusions semblables de ces expériences (comme lorsqu’on
a soutenu que l’expérience du discours intérieur avait été transformée par la
généralisation de l’aptitude à la lecture). Mais je veux vraiment souligner que
le caractère acoustique et visuel du langage, dans ses formes parlées et écrites,
et le contraste entre langage matérialisé et discours intérieur, rendent certaines
expériences possibles. Et que ces expériences sont susceptibles
d’appropriation, étant donné certaines conditions historiques et certains problèmes spécifiques. Ainsi l’invocation par saint Jean Damascène de l’image du
Logos, quoi qu’elle puisse impliquer d’autre d’un point de vue théologique ou
historique, faisait bien usage, à un certain niveau, de la distinction ressentie
entre discours intérieur et expression extérieure, en vue de traduire le rapport
entre expérience matérielle et divinité. L’amulette porteuse de texte, quel que
soit le contexte social et culturel dans lequel elle apparaît, s’appuie sur les
expériences concrètes que les gens ont des textes écrits en vue de répondre à
une exigence pratique : celle d’un accès au pouvoir divin qui soit à la fois portable, durable et physiquement intime.
Dans la mesure où le langage a une dimension matérielle, il a nécessairement une forme (phonologique, calligraphique, etc.). Si l’on met de côté les
processus cognitifs impliqués dans la production et le traitement du langage,
les formes linguistiques concrètes sont en elles-mêmes des objets possibles
d’expérience. Et même si la plupart des gens n’y font pas attention ou n’ont
aucune conscience de l’existence de ces formes quand ils s’en tiennent aux
habitudes plus ou moins automatiques du langage ordinaire, dans certaines
Ecrire l’au-delà : les pouvoirs de la synesthésie sémiotique
85
circonstances et selon certaines pratiques particulières, le caractère matériel du
langage peut apparaître à leur conscience. Roman Jakobson faisait remarquer
une chose semblable dans son analyse de la poétique, il y a déjà longtemps
(Jakobson, 1960). Une intuition du même ordre se retrouve chez le psychologue cognitiviste David Olson quand il écrit : « la conscience de la structure
linguistique est un produit du système d’écriture employé et non une condition
préalable à son développement [… ] Nous pratiquons une introspection de la
langue et de l’esprit dans les catégories prescrites par nos systèmes d’écriture »
(Olson, 1994, p. 68 ; remarquons, toutefois, que Jakobson suggère que cette
conscience existe déjà sans écriture, dès qu’apparaît une forme poétique).
Autrement dit, les formes concrètes par lesquelles on fait l’expérience du langage peuvent servir d’incitations, pratiques et conceptuelles : on peut s’en saisir et réagir par rapport à elles, selon les circonstances. Ces réactions peuvent
prendre la forme d’une pratique matérielle spécifique : transformer le discours
en écriture, mettre le texte écrit dans un boîtier pour servir d’amulette, brûler le
texte écrit ou encore l’avaler. Notons que c’est ce qui se produisit, plus ou
moins spontanément, à New York en 2007 : les gens inventèrent de nouvelles
formes de pratiques en réaction à l’expérience de la surabondance de documents dans la vie contemporaine, comme à celle des propriétés tactiles du
papier ou à celle, j’imagine, de la violence propre à l’acte du broyage luimême. Plus encore, comme le suggère Olson, en réfléchissant à l’appréhension
des formes et aux pratiques qu’elles impliquent, des idées nouvelles peuvent
émerger. En d’autres termes (comme je l’ai défendu ailleurs, voir Keane,
2008), autant les idées religieuses peuvent être l’effet des pratiques, autant les
pratiques expriment des idées préalablement conçues. Nous pourrions même
considérer l’idée d’« esprit » comme une construction rétrospective, une réaction au caractère récalcitrant des choses palpables. Quoiqu’il en soit, rien ne
rend cette réponse nécessaire. L’expérience de l’écrit ne deviendra apparente et
ne provoquera des réactions que sous certaines conditions historiques et sociales, dans le cadre de certaines attentes, questionnements ou besoins. Nous
pourrions, par exemple, faire l’hypothèse que le concept de Logos n’aurait pas
émergé ou ne serait pas passé pour une image utile si le christianisme primitif
ne s’était pas opposé au Manichéisme ou à l’idolâtrie.
Vu sous cet angle, attachons-nous à la façon dont la synesthésie sémiotique
met l’accent sur le passage de l’invisible au visible, de l’immatériel au matériel
et de l’intelligible au sensible. Je voudrais suggérer qu’il s’agit peut-être là
d’un moyen particulièrement approprié pour attirer à soi le pouvoir propre à
une source spirituelle ou divine, par les modes spécifiques que ce moyen met
en place pour incarner les rapports entre monde spirituel et monde d’ici-bas.
Chacune des pratiques propres à la synesthésie sémiotique abordées ici
(broyage, aruspices, amulettes et ingestion) semblent, par un biais ou par un
autre, impliquer une analogie : de même que la pensée est à la parole ce que
celle-ci est à l’écriture, de même le domaine inconnaissable de l’esprit est à la
connaissance du domaine spirituel (par exemple, par le biais des Ecritures) ce
que cette connaissance est aux rapports pratiques avec l’esprit. Bref, ces usages
de l’écriture sont des réponses au problème de la présence selon le mode actif
propre à la synesthésie sémiotique, considérée comme un moyen de produire
du pouvoir.
Il n’y a, en principe, aucune limite à la façon dont on peut réagir à
l’expérience de l’écriture ou en tirer parti. Encore une fois, aucune expérience
n’est suffisamment déterminante pour qu’elle serve de base à une pratique. De
86
W. KEANE
plus, des pratiques rigoureusement semblables peuvent, selon le contexte, mettre en avant différentes dimensions de l’expérience. Brûler un texte, par
exemple, peut être un moyen de réduire l’écriture à l’invisibilité (comme c’est
le cas dans le rituel chinois ordinaire consistant à brûler du papier) ou être une
étape conduisant à l’ingestion (comme je l’ai décrit plus haut) ; il peut encore
être le moyen de produire de la lumière ou de la fumée. L’écriture n’a pas non
plus d’effets spécifiques qui lui seraient propres. Elle rend possible une certaine forme d’étrangeté (dans le cas de mots écrits par des auteurs inconnus
dans des langues inintelligibles) comme d’intimité (dans le cas de mots tatoués
sur la peau, portés sous forme d’amulette, ingérés comme potion).
L’expérience de l’écriture permet de faire jouer entre eux des contrastes
comme :
- originel / dispersé
- aliénable / inaliénable
- réel / artificiel
- évanescent / durable
- destruction / préservation
- auteur / scribe
- agent / patient
- signification / forme
- audition / vue
- esprit / corps
- idée / forme
- caché / révélé
- immatériel / matériel
Chacun de ces contrastes peut se mettre au service d’une pratique et devenir
un modèle du rapport qui existe entre le monde où nous vivons et celui dont
nous ne pouvons pas faire l’expérience, ou entre les êtres humains et les
esprits. Ils rendent aussi possibles certains types d’action et partant, certains
types d’interaction entre ces mondes. Bien que les différentes dimensions
d’une expérience possible de l’écriture puissent coexister – elles sont susceptibles de s’agréger5 – dans n’importe quel contexte historique, toute pratique
spécifique ne fera usage ou ne mettra en avant qu’un tout petit nombre d’entre
elles. La pratique en question peut mettre l’accent, par exemple, sur l’aspect
iconique (les lettres peuvent tirer leur efficacité d’une ressemblance supposée
avec les parties du corps), sur l’aspect détachable (l’écrit peut être séparé de
son propriétaire ou de son auteur), sur la circulation qu’elle rend possible (la
lettre dans la bouteille lancée à la mer s’en va vers une destination inconnue),
sur l’aspect durable (un texte caché pour qu’il soit découvert dans l’avenir),
etc. Mais le temps passant, on peut passer de la mise en exergue d’un aspect à
un autre ; tant que les propriétés existent, cette possibilité demeure et peut être
réalisée dans un contexte historique ultérieur.
Selon les types d’action, le corps intervient différemment : par exemple,
l’écriture est la trace du mouvement de la main, la récitation transforme l’écrit
5
Sur la coexistence contingente de nombreuses propriétés dans n’importe quelle entité donnée, voir
(Keane, 2003).
Ecrire l’au-delà : les pouvoirs de la synesthésie sémiotique
87
en ondes sonores, le tatouage transforme la peau en medium linguistique.
Toutes ces actions peuvent favoriser la production de perceptions qui se distinguent de l’expérience consistant à tenter de rendre intelligibles les mots d’un
tiers ou les verbalisations silencieuses des pensées intérieures propres à chacun.
Selon les types d’action, les acteurs endossent différents rôles sociaux : par
exemple, l’auteur des mots se distingue de celui qui les rédige, qui peut se
distinguer de la personne qui les lit à haute voix ou d’une autre qui les interprète. Tous ces rôles diffèrent à leur tour de la personne qui glisse l’écrit dans
une amulette ou encore de celle qui, au bout du compte, la porte. Ainsi voyonsnous s’étager des plans multiples par rapport auxquels des comparaisons
deviennent possibles et par rapport auxquels les mêmes traditions peuvent
subir des transformations au cours de l’histoire. Une forme d’écriture qui, dans
un premier temps, apparut peut-être comme une technologie d’aide à la
mémoire du récitant peut devenir une technologie de transmission et de circulation. Une fois devenus matériels, ces mots sont soumis à toute action à
laquelle un artefact peut être soumis : la Torah peut tirer son pouvoir sacré de
la source divine dont les mots dérivent et de leur efficacité pédagogique mais le
rouleau est aussi en lui-même, potentiellement, quelque chose qui peut (ou
devrait) être décoré, enveloppé, montré, transporté en procession et embrassé
rituellement.
LA NOTION DE VISION SEMIOTIQUE DU MONDE
De nombreuses pratiques d’écriture mystique mettent en avant une séparation entre la voix (et donc le corps) et les mots. Mais l’écriture n’opère pas
nécessairement cette distinction. Si l’on traite la prédiction des aruspices
comme une pratique de l’inscription, on peut remarquer que question et
réponse y sont considérées, du fait des poids ontologiques différents accordés à
leurs auteurs, comme opérant dans des media distincts. Les drapeaux à prière
tibétains, la mezuzah ou les amulettes, l’écrit caché à l’intérieur de la statue
d’un dieu, toutes ces pratiques dérivent leur efficacité d’aspects du langage qui,
clairement, ne dépendent pas de l’usage de la voix et tirent parti de la capacité
du langage écrit à fonctionner en l’absence de l’auteur ou du locuteur. Une
partie de l’attrait pour la séparation franche entre la voix et le langage semble
reposer sur l’idée que les mots écrits continuent de fonctionner même quand
l’agent humain n’est pas engagé dans l’action, par opposition aux actions
effectuées par le biais de la voix. Dans cette mesure, ces pratiques vont à
l’encontre du logocentrisme que Derrida (1976) assigne à la métaphysique
occidentale. En fait, certaines pratiques religieuses peuvent préférer la voix à
l’écrit et d’autres l’écrit à la voix : rien de l’expérience de la parole ou de
l’écriture n’oblige à ce que l’on accorde une place supérieure ou un pouvoir
plus grand à l’une ou l’autre.
Dans ce cas, qu’est-ce qui fait la différence ? Il n’y a certainement pas de
réponse unique à cette question mais la vision sémiotique du monde constitue
un facteur crucial de médiation. Par ce terme, j’entends les théories locales ou
les hypothèses concernant ce que sont les signes, comment ils s’inscrivent plus
largement dans le monde et comment ils fonctionnent à l’intérieur de ce
monde. Les visions sémiotiques du monde contribuent à ordonner, par exemple, ce qui dans mon observation du monde pourrait servir à devenir signe
intentionnel et ce qui ne le pourrait pas. Les marques sur les entrailles d’un
poulet que les habitants de Sumba examinent pour les communications avec les
esprits apparaîtraient, dans d’autres sociétés, comme de simples accidents, qui
88
W. KEANE
peuvent être expliqués par la biologie des vertébrés. Dans les termes de H. P.
Grice (1955), une observation rigoureusement identique peut avoir une signification naturelle et une autre qui ne l’est pas. Pour Grice, les marques sur les
entrailles de poulet ne peuvent avoir qu’une signification naturelle, parce qu’il
sait qu’elles sont le produit d’une chaîne de causes et d’effets dépendant d’une
loi naturelle – il s’agit donc de signes indexicaux renvoyant au mécanisme qui
les a produits. Pour un aruspice de Sumba, en revanche, les entrailles possèdent
ce que Grice appelle une signification non-naturelle, parce qu’elles sont non
seulement le produit d’un agent doué d’intention (un esprit) mais qu’elles ont
été faites en vue d’être interprétées de cette façon (l’esprit, semble-t-il, veut
que les humains sachent que le signe est fait pour eux). La différence ne réside
pas dans l’objet lui-même (la marque sur les entrailles du poulet) mais dans la
vision sémiotique du monde qui guide son interprétation. Comme l’exemple de
la lecture des entrailles le suggère, la vision sémiotique du monde inclut de
façon caractéristique des idées concernant la causalité et l’existence possible
d’agents dans l’univers.
Si, de façon idéologique, on interprète le langage comme un signe arbitraire
et l’écriture comme un signe arbitraire de second ordre de ce signe premier,
selon ce que soutient la tradition linguistique académique avec Saussure, alors,
l’idée de se concentrer sur le langage parlé, considéré comme ontogénétiquement et logiquement premier, fait sens. Dans ce cas, la forme linguistique ne
devrait pas être interprétée comme ayant en elle-même du sens puisqu’elle est
arbitraire. On devrait négliger tout ce qui relève d’une apparente iconicité,
comme par exemple la ressemblance entre la lettre o et la forme d’une bouche
ouverte. Mais évidemment, toutes les visions du monde sémiotique ne soutiennent pas l’idée que les signes et leurs formes sont arbitraires. Par exemple, si le
langage est une émanation divine, il est en lui-même une présence divine et sa
forme fait partie de cette présence. C’est une raison donnée par la tradition
islamique pour le fait que le Coran ne peut pas être traduit. Ayant été transmis
oralement par l’archange Gabriel, le texte fut tout d’abord reçu par le Prophète
comme un ensemble de sons. Ceux-ci font partie, de façon inaliénable, de la
transmission du texte sacré. De surcroît, puisque la traduction est une conséquence de la diversité des langues, le texte sacré risquerait de varier au gré des
différences humaines, sources de conflits ; ce n’est qu’en tant que texte arabe
unitaire que le Coran demeure, en tant que texte, stable et identique en toute
circonstance (Messick, 1993). De plus, si le langage est un aspect de la présence divine, cela vaut également pour son incarnation visible en tant qu’écrit.
On trouve à Bali une variante de cette façon de voir : les lettres existent dans le
corps et s’expriment sous forme de sons. De ce point de vue, le son parlé
dérive d’un écrit antérieur.
Dans la présentation de Derrida, la voix est interprétée, selon une certaine
tradition métaphysique, comme manifestant la présence authentique du sujet
parlant et comme garantissant la signification de son discours. Certains types
d’écriture mystique peuvent au contraire tirer leur autorité de l’absence du
locuteur. Par exemple, dans ce que l’on peut appeler l’effet Ozymandias6,
l’écrit qui semble provenir d’un auteur maintenant disparu, peut recueillir une
6
Du titre de l’un des poèmes les plus célèbres de Shelley, qui décrit une statue gigantesque en ruine
dans le désert : « Et sur le piédestal ces mots apparaissent / 'Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois : /
Contemplez mes œuvres, Ô vous les puissants, et désespérez !’ / A côté, rien ne subsiste » (note du
traducteur).
Ecrire l’au-delà : les pouvoirs de la synesthésie sémiotique
89
autorité supplémentaire en profitant de la séparation existant entre une origine
inconnue (semblable, en cela, à un autre monde dont on ne pourrait pas faire
l’expérience) et nous-mêmes. Son pouvoir ne réside pas, ou pas seulement,
dans sa dénotation, mais dans le fait qu’il nous parle à partir d’un monde disparu. L’absence de l’auteur fait du texte l’icône indexicale d’un écart que celuici franchit quand il nous parle, l’index d’une maîtrise du texte sur le temps et
l’icône de la distance qui nous sépare de ses sources. Ou bien l’autorité d’une
Ecriture peut dériver de son apparente permanence, et de sa capacité à parler à
un public futur, indéfiniment éloigné dans le temps. Ici le texte joue le rôle
d’une icône de la maîtrise du temps grâce à son apparente capacité à entrer en
communication avec l’éternité. Encore une fois, le fait que personne ne puisse
voir le texte dans une amulette peut être, intuitivement, une source importante
de son pouvoir. On sait que l’écrit se trouve là mais on ne peut pas le voir.
Ainsi interprété, la persistance de son efficacité la rend, de par son invisibilité,
semblable à un être ou un esprit divin. Si l’on interprète le pouvoir de
l’amulette indépendamment de sa forme, de sa signification ou de la communication qu’elle rend possible, on peut aussi apercevoir une autre parenté avec le
monde spirituel : elle fonctionne par elle-même, par le simple fait d’être là,
plutôt que par le biais d’un mécanisme effectif. De telles idées pourraient bien,
évidemment, faire l’objet d’un enseignement doctrinal. Mais focaliser
l’attention sur la pratique plutôt que sur la croyance permet de suggérer comment la croyance devient tout particulièrement plausible quand elle semble
provenir directement de l’expérience concrète plutôt que de sources faillibles,
comme c’est le cas des enseignements humains.
Le mouvement à trois étapes qui va du mental au parlé puis du parlé à
l’écrit peut apparaître comme une façon de comprendre et de faire l’expérience
des rapports entre le monde spirituel et le monde phénoménal. Les synesthésies
entre les différentes modalités sémiotiques sont des analogues pratiques du
rapport entre les mondes phénoménaux et non-phénoménaux à l’intérieur du
monde l’expérience. Certaines pratiques, comme l’écriture mystique, peuvent
mettre en avant ce passage entre modalités sémiotiques et doter ces rapports
d’un sens aigu de réalité. En s’attachant à la matérialité de l’écrit et en renforçant la séparation entre sens et son, l’écriture mystique peut, par ce biais,
corroborer l’intuition selon laquelle sa capacité à opérer une transformation de
l’un vers l’autre demande du pouvoir ou est en elle-même source de pouvoir,
celui précisément engendré par la synesthésie sémiotique.
Encore une fois, je dois souligner que l’expérience n’offre que des matériaux bruts qui n’ont pas besoin d’être abordés d’une façon particulière ou
d’être abordés du tout. On les discerne par le biais d’une vision sémiotique du
monde de nature spécifique, qui s’inscrit dans une économie plus large de la
représentation et qui, dès lors, est de nature irréductiblement historique. Les
visions sémiotiques du monde n’ont pas le caractère universel qu’on prête, par
exemple, aux domaines cognitifs. En elles-mêmes, elles ne déterminent rien
entièrement. Elles favorisent seulement l’établissement de degrés de vraisemblance (par exemple, en établissant pourquoi il semble plausible que le fait de
boire les mots soit une pratique efficace) et la mise en exergue de certains problèmes (par exemple, en établissant pourquoi la présence divine devrait être
conçue comme incertaine). Chacun des exemples que j’ai abordés ici suggère,
encore que ce soit seulement de façon schématique, comment la vraisemblance
liée à une vision sémiotique du monde particulière et les possibilités ouvertes
par le caractère contingent de l’histoire peuvent produire une diversité de
90
W. KEANE
réponses matérielles, chacune tout à fait spécifique, à l’aspect palpable de
l’écriture. En tentant de dépasser l’écart qui existe entre ce que perçoivent ceux
qui pratiquent et le monde spirituel ou divin, les pratiques permettent à ceux
qui s’y plient de faire l’expérience d’un monde spirituel cantonné dans le
silence et qui, sans elles, relèverait de la pure hypothèse.
REFERENCES
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