Antoine-Claude Maille père et fils, ou le génie créatif
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Antoine-Claude Maille père et fils, ou le génie créatif
Recettes Jean-Pierre Biffi Textes Cécile Maslakian Photographies Iris Nara Miller Stylisme Nathalie Nannini Stylisme culinaire Virginie Michelin PRÉFACE STÉPHANE BERN l est une saveur qui n’appartient qu’aux mets brevetés par le temps et par la galerie des illustres qui les ont goûtés et aimés. Tous les fournisseurs patentés des cours royales européennes en attesteront : ils sont chargés de perpétuer un savoirfaire au fil des générations et se voient récompenser en retour d’un label royal pour bons et loyaux services auprès des familles souveraines. Assurément, être fournisseur breveté est un gage de qualité, mieux, d’excellence. C’est aussi un honneur autant qu’un devoir, celui de s’en montrer digne en toutes circonstances. En France, aucune association ne regroupe les anciennes et illustres maisons d’excellence dont les produits étaient autrefois servis à la table des rois. Pourtant, je me souviens fort bien d’avoir relevé un jour, lors d’un dîner littéraire et gourmand, une date énigmatique écrite sur un bocal de grès blanc, 1747, sous le nom de la plus célèbre marque de moutarde, Maille. Aux délices de cette moutarde à l’ancienne, dont la composition à gros grains ne pouvait me laisser indifférent, j’associai immédiatement un savoir-faire ancestral qui nous ramenait au XVIIIe siècle. La nature humaine est ainsi faite qu’elle aime s’ancrer dans l’histoire et notre rapport au temps nous fait souvent préférer une moutarde à l’ancienne estampillée par le choix de Louis XV ou de sa favorite la marquise de Pompadour. De ce jour où je puisais dans le pot en grès les précieux grains pour assaisonner une tranche de rôti est née ma curiosité pour l’histoire de la Maison Maille et l’incroyable épopée culinaire d’Antoine-Claude Maille, distillateur-vinaigrier qui ouvrit à Paris sa première boutique de maître vinaigrier et devint fournisseur officiel de la cour de Louis XV en 1747. Comment ne pas être fasciné par ce savoirfaire artisanal dont l’excellence lui ouvrit les portes de Versailles ? En 1769, il devint distillateur-vinaigrier ordinaire de Sa Majesté le roi, un brevet qui offrit à la Maison Maille un passeport pour devenir fournisseur officiel des cours impériales d’Autriche et de Russie avant que les pots de moutarde ne vinssent dignement représenter la France à la table de la reine Victoria en Grande-Bretagne. Ces pages racontent cette étonnante aventure tant humaine que gastronomique autour du vinaigre et de la moutarde, deux produits de consommation courante aujourd’hui mais que Maille a su élever au rang le plus noble en assumant pleinement leur place dans l’histoire comme symboles de l’art de vivre à la française, fait d’excellence et de raffinement éternel. Plus encore, en répondant aux goûts perpétuellement évolutifs d’un public toujours gourmand et épris de sensations nouvelles, Maille a su s’appuyer sur son histoire pour s’adapter à son époque, se réinventer inlassablement, multiplier les saveurs, innover dans les produits, mais sans jamais perdre ce qui a fait sa marque de fabrique, à commencer par ses attributs d’une qualité extrême. La tradition n’a jamais interdit l’audace, et les recettes gourmandes dans ces pages vous inviteront à un voyage gustatif où se mêlent harmonieusement l’âme d’un produit mondialement reconnu et la création culinaire, ô combien artistique ! qui sublime délicieusement la moutarde Maille de nos ancêtres. I 5 SOMMAIRE Préface, par Stéphane Bern 5 MAILLE, DES SAVEURS ET DES HOMMES Trois siècles de création culinaire 17 Plus qu’une marque, un emblème 39 L’audace créative en partage 56 RECETTES GOURMANDES La table des amis 68 La table des amoureux 96 La table de la famille 128 La table des dîners d’exception 160 Table des recettes 187 MAILLE des saveurs et des hommes MAILLE, DES SAVEURS ET DES HOMMES Une noisette de moutarde au miel et quelques gouttes de vinaigre balsamique de Modène dans une marinade, une vinaigrette aux fruit de la passion et mandarine sur une salade, un steak tartare relevé de cornichons bien croquants… l’exceptionnel se révèle parfois au gré d’une belle rencontre entre un mets et un condiment. Tout simplement. De subtiles liaisons gustatives s’inventent alors, créant un juste équilibre en bouche. l y a près de trois siècles que la Maison Maille contribue à sublimer les plaisirs gustatifs au quotidien, jouant un rôle essentiel dans le rayonnement de l’art de vivre à la française. Contemporain de Louis XV, Antoine-Claude Maille père est vinaigrier-distillateur à Paris et se fait connaître en 1720 en inventant le « vinaigre des quatre voleurs ». Il gagne ensuite la plus belle des clientèles, dont le duc d’Orléans, frère de Louis XIV, et la marquise de Pompadour, favorite du roi Louis XV. Nouveau succès en 1769 lorsque Antoine-Claude Maille fils obtient la charge très convoitée de vinaigrier-distillateur ordinaire du roi Louis XV. Parallèlement, la Maison Maille s’ouvre les portes des cours d’Autriche, de Hongrie, de Russie et d’Angleterre. En acquérant ainsi ses lettres de noblesse, Maille s’est forgé non seulement un nom mais aussi une destinée, que ses dirigeants successifs n’ont eu de cesse de perpétuer jusqu’à en faire l’une des plus belles maisons d’épicerie fine dans le monde. Deux siècles et demi plus tard, ce ne sont plus les rois mais les chefs étoilés du monde entier et les amoureux de la bonne cuisine qui jettent, à leur tour, leur dévolu sur les moutardes et vinaigres Maille pour mieux réinventer leur cuisine. Ils trouvent en Maille un partenaire de choix nourrissant et stimulant leur créativité, et lui reconnaissent une richesse de goûts et de textures exceptionnelle liée à un procédé de fabrication et à un savoir-faire uniques. Ainsi, les tables familiales comme les tables renommées se plaisent à cultiver une certaine créativité sans cesse renouvelée. Avec Maille, nul besoin de coiffer une toque pour sublimer une sauce ou une recette maison d’une touche de spécialité de moutarde au miel et vinaigre balsamique ou d’une larme de vinaigre de mangue. Un mariage judicieux entre un légume, une viande, un poisson ou même un fruit et un condiment soigneusement sélectionné annonce une dégustation des plus raffinées. Moutardes, vinaigres et cornichons en font chaque jour une appétissante démonstration. À voir si bien s’inscrire les produits Maille dans leur époque, on en oublierait presque que les premières recettes de vinaigre connues datent du Ier siècle après J. C. et que celui-ci est découvert par hasard voilà plus de cinq mille ans. Il a suffi qu’un alcool soit laissé à l’air libre dans une jarre pendant quelques jours, qu’il fermente et prenne un goût acide pour que le vinaigre s’invente de lui-même. Encore fallait-il exploiter cette découverte. C’est toujours par inadvertance qu’est révélée la capacité de ce « vin aigre » à conserver les aliments. Cette propriété ne tarde pas à intéresser le monde médical, qui se met à utiliser le vinaigre pour ses vertus antiseptiques et bactéricides et pour remédier à toutes sortes de maladies et blessures. Au Moyen Âge, on va même jusqu’à l’utiliser comme antipoison pour la cuisson d’aliments jugés malsains. Avant d’en découvrir l’influence déterminante sur les plaisirs de la table. I 11 MAILLE, DES SAVEURS ET DES HOMMES Ci-dessus : publicité émise à l’occasion de l’Exposition publique des produits de l’industrie française de 1834. « Vinaigrier, 1586 », image de collection présentant un vendeur ambulant. La moutarde compte, elle aussi, plusieurs millénaires d’existence. On rapporte qu’il y a trois mille ans, les Chinois en consomment déjà la graine, qu’ils grignotent avec les aliments. Puis, celle-ci se répand le long du bassin méditerranéen grâce aux Grecs et aux Égyptiens. Bien plus tard, germe l’idée de broyer la graine de sénevé avec du vinaigre. La moutarde est née. Mais qui en est à l’origine ? Et à quelle époque ? L’histoire nous apprend qu’au temps des Romains, la moutarde est utilisée sous forme de pâte, telle que nous la connaissons aujourd’hui, pour relever le goût des viandes et des légumes et pour ses vertus thérapeutiques. La « mutation » a donc eu lieu entre les deux époques. Puis les Romains l’introduisent en Gaulle où le mot « moutarde », (issu du latin mustum, « moût » et arde, « brûler ») apparaît au début du XIIIe siècle en lieu et place du nom de sinapis usité jusqu’alors. Au fil des siècles, ses plaisirs se déployent à travers le monde, tandis que de nombreux peuples inventent leurs propres recettes de moutarde. C’est au XIIIe siècle, sous le règne de Saint-Louis, que les vinaigriers parisiens obtiennent l’autorisation de faire de la moutarde. En 1336, elle marque les palais lors des fêtes du duc de Bourgogne données en l’honneur du roi de France, Philippe VI de Valois. Quelques années plus tard, en 1354, le receveur général de Bourgogne a l’idée ingénieuse d’en offrir quatre barils au roi Jean et à la reine Jeanne de Boulogne. La réputation de la moutarde de Dijon est faite. Mais pourquoi la Bourgogne ? Parce que l’abondance des vignes favorise la production de verjus, un jus acide extrait des raisins n’ayant pas mûri. Le sol calcaire bourguignon est propice à la culture de la graine de moutarde. Toutes les conditions sont donc réunies pour favoriser l’épanouissement de la moutarde. Sa consommation ne tarde pas à se répandre largement dans la population. Quant au cornichon, il serait originaire d’Inde. On trouve également sa trace en Égypte où il est cultivé durant plus de trois mille ans avant de conquérir les 12 tables françaises au Moyen Âge. Mais il faut attendre le XXe siècle pour que Maille en devienne spécialiste, notamment avec les variétés extra-fine et même mini, qui n’ont pas d’équivalent tant sur le plan aromatique que par leur texture ferme et croquante. Longtemps, la production de ces condiments est assurée par des moutardiers-vinaigriers qui sont des maîtres dans leur domaine. Leur corporation est fondée à Dijon en 1634. Plusieurs années d’apprentissage couronnées par un tour de France sont alors nécessaires pour obtenir cette charge. Elle leur accorde le précieux sésame pour fabriquer moutarde et vinaigre. En contrepartie, ils ont obligation d’apposer leur marque sur les barils. Il s’agit à l’époque de les distinguer afin de poursuivre, le cas échéant, l’artisan qui en a fabriqué le contenu. Par la suite, Louis XIV leur accorde le droit d’avoir des armoiries, qu’ils peuvent graver sur leur sceau et peindre sur leur bannière. La Maison Maille voit le jour un siècle plus tard sous l’impulsion d’Antoine-Claude Maille, maître vinaigrier installé à Paris. Il devient rapidement le vinaigrier fournisseur officiel du roi Louis XV. Il est alors autorisé à associer les armes du roi à celles de sa propre maison, créant ainsi le blason Maille. Suivent près de trois siècles de création, d’innovation industrielle et commerciale, de médailles gagnées, de territoires conquis, de compagnonnage avec les plus grands chefs, pour faire de la Maison Maille l’une des icônes du patrimoine culinaire français. Un patrimoine qu’elle contribue sans cesse à faire vivre et enrichir. Entre-temps, une première boutique voit le jour à Dijon en 1845, puis une seconde à Paris en 1996. Depuis début 2013, la Maison Maille ouvre de nouvelles boutiques et e-boutiques à travers le monde. Derrière le succès de cette maison, il y a l’empreinte d’hommes de grand talent. Outre Antoine-Claude Maille père et fils, de nombreux hommes et femmes expérimentés ont perpétué l’esprit Maille et porté la marque pour en faire la grande maison d’épicerie fine qu’elle est aujourd’hui en France et dans le monde. 13 MAILLE, DES SAVEURS ET DES HOMMES Antoine-Claude Maille père et fils, ou le génie créatif La formule aurait été révélée par quatre voleurs qui sévissaient lors de l’épidémie de peste de Toulouse de 1628 à 1631. Sans foi ni loi, mais organisés et prudents, ils se seraient protégé le visage avec un linge imbibé d’un vinaigre de leur composition afin de se prémunir contre toute contamination. Ils auraient été arrêtés et condamnés à être brûlés vifs, mais on leur promit d’alléger leur peine pourvu qu’ils révèlent la composition de leur vinaigre. Ce qu’ils firent avant d’être pendus. Légende ou réalité, toujours est-il qu’un siècle plus tard, Antoine-Claude Maille met le vinaigre des quatre voleurs à la disposition de la population marseillaise, la protégeant ainsi de la contagion et sauvant de nombreuses vies. Sa prescription est la suivante : « en avaler à jeun une cuillerée à café dans un verre d’eau, s’en frotter les tempes et le dedans de la main ». Le vinaigre Maille signe ainsi son premier coup d’éclat, qui marque le point de départ d’une histoire exceptionnelle. Le XVIIIe siècle est celui des Lumières, où découvertes et innovations en tous domaines se succédent. C’est aussi le temps des philosophes et grands penseurs. Stimulée par cette dynamique, la société se transforme, aspirant à davantage de bien-être, de confort et à un raffinement des mœurs. Une époque providentielle pour Antoine-Claude Maille qui s’empare de ce siècle avec passion, inspiré par toute la créativité qu’on lui connaît aujourd’hui. Il sait en comprendre les bouleversements et les enjeux et en est l’un des acteurs principaux dans son domaine. Le coup d’éclat fondateur L’instinct créatif de père en fils Au début du XVIIIe siècle, Antoine-Claude Maille est maître vinaigrier rue de l’Hyrondelle, paroisse SaintAndré-des-Arcs, à Paris. Son commerce prospère modestement jusqu’à ce que survienne un évènement tragique : en 1720, la peste ravage la ville de Marseille. Apparue en juin, l’épidémie fait cinq cents morts par jour en août, le double en septembre, et aucun traitement ne semble en venir à bout. Véritable pandémie, elle causera cinquante mille morts en un an. C’est alors qu’entrent en scène, de façon providentielle, AntoineClaude Maille et son « vinaigre des quatre voleurs » aux propriétés antiseptiques. Prenant la succession de son père, Antoine-Claude Maille fils est reçu maître vinaigrier en 1742. Il donnera un élan décisif à la marque. Aux neuf variétés de vinaigre de toilette à l’usage des dames créées par son père avant lui, il va en ajouter pas moins de quatre-vingt-douze. Utilisés depuis des millénaires pour le soin des cheveux, les vinaigres de toilette sont alors parfumés aux plantes et aux essences de fleurs. Ils sont obtenus par distillation de plantes aromatiques dans un alambic. À gauche : Robert Maille, fils d’Antoine-Claude Maille. 17