CULTURE - Consistoire de Paris

Transcription

CULTURE - Consistoire de Paris
La littérature
israélienne :
reflet d'une société
par Ariane Bendavid
Stéphane Mosès :
Un retour au judaïsme
CULTURE :
Quand les femmes
lisent la Bible
Bernard-Henri Lévy :
La leçon d'Edmond Fleg
© C. Hélie Gallimard
Dossier : Où en est
l'Ecole rabbinique ?
N°277 - MARS 2008 - 3€
M 01907 - 277 - F: 3,00 E
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N°277 - MARS 2008
AU SOMMAIRE DE
L’ÉDITO
4- Entre Pourim et Alzheimer par Josy Eisenberg
ISRAËL
7- Réflexions sur le sionisme par Régis Debray
11- Les soixante ans d'Israël par Ami Bouganim
15- La littérature israélienne par Ariane Bendavid
CULTURE
7
4
17- Quand les femmes lisent la Bible par Janine Elkouby
LA VIE DE L’ACIP
19- L'inauguration du Centre Fleg
21- La leçon d'Edmond Fleg par Bernard-Henri Lévy
DOSSIER
25- Où en est l'Ecole rabbinique ? par Hélène Hadas-Lebel
17
11
MÉMOIRE
30- Ni pardon ni oubli par Raphaël Konopnicki
LA CHRONIQUE DEGUY KONOPNICKI
31- Faites donc lire Brasillach aux petits
HISTOIRE
32- L'Hérault sous Vichy par Michaël Iancu
BONNES FEUILLES
19
34- Un retour au judaïsme par Stéphane Mosès
POURIM
36- Le paradoxe triomphant par Jacques Asseraf
HUMOUR
25
37- Le séder de Nicolas par Kevin Ray
LETTRES
38- Golda la Méir de toutes par Albert Bensoussan
36
LES LIVRES
39- par Odette Lang
CINÉMA
40 - Le pari délicat d’un kaléidoscope sentimental par Elie Korchia
VERBATIM p.41
COURRIER p.42
15
40
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L’ÉDITO
Entre Pourim
et Alzheimer
L
a fête de Pourim a un double visage. Sa face
visible, c'est, au plan de l'histoire, la
commémoration du spectaculaire sauvetage d'une
communauté juive menacée de génocide.
Historiquement, c'était la seconde fois ; la première
fois c'était en Egypte, et, déjà, une fête, - Pessah enjoignait solennellement aux Hébreux de commémorer
l'événement de génération en génération, comme le fit, non
moins solennellement, la reine Esther. L'une et l'autre de ces
commémorations donnent lieu à des festivités empreintes d'une
très grande allégresse. Visiblement, dans les deux cas, le happy
end occulte fortement la persécution qui, si l'on peut dire, n'est
évoquée que pour mémoire.
Au plan théologique - l'autre face - il existe cependant une
différence de taille entre Pessah et Pourim. La sortie d'Egypte
est perçue et commentée comme le signe indélébile de la
Providence divine : la révélation, par une série de prodigieux
miracles, de la toute-puissance divine et de l'amour pour son
peuple du Dieu d'Israël. C'est le sens, mille fois répété, de Pessah.
A l'opposé, à Pourim, Dieu semble étrangement absent. Ce
sont les hommes - et surtout une femme - qui prennent leur
destin en main. Face visible à Pessah, face cachée à Pourim.
Pour la pensée juive, la fête d'Esther consacre l'avènement
du statut particulier de la Diaspora : survivre comme si Dieu
s'était retiré de l'histoire. On est passé des preuves aux épreuves.
Dorénavant, la foi devra l'emporter sur les certitudes.
Cependant, Pourim présente aussi une autre face, que
PAR JOSY EISENBERG
l'euphorie du salut tend à oblitérer : c'est la naissance de
l'antijudaïsme, avec le retour, dans l'histoire juive, d'Amalek,
dont Haman est le descendant. Le chabbat qui précède Pourim,
on lit dans la Torah une solennelle injonction : Israël est chargé
Tout se passe, somme toute, comme
si pour de nombreux croyants, le
passé, avec son patrimoine spirituel,
pesait plus lourd que toutes les
vicissitudes. A l'inverse, pour de
nombreux juifs incroyants, athées,
agnostiques, ou simplement laïques,
c'est le poids de la Shoah et de
l'actualité qui semble l'emporter.
d'effacer le souvenir d'Amalek. Ainsi, le Séder et la Meguillah
ont un point commun : la naissance du devoir de mémoire.
Des siècles durant, cette mémoire fut davantage occupée à
célébrer le salut qu'à mettre l'accent sur ses périlleux prodromes.
Surtout, le devoir de mémoire ne se limitait pas à l'évocation
des persécuteurs. Le même terme qui désignait le devoir de
mémoire relatif à Amalek - Zakhor, souviens-toi - connotait tout
d'abord la vocation fondamentale du peuple
juif : souviens-toi d'observer la Torah. Dans les
Dix Commandements, figurent au premier
plan les deux termes qui définissent la
mémoire : zakhor vechamor , souviens-toi et
observe. Ils s'appliquent en tout premier lieu
au chabbat, pierre angulaire du judaïsme.
Le Séder et la Meguillah ont un point commun : la naissance du devoir de mémoire
4 INFORMATION JUIVE Mars 2008
A cet égard, on se doit d'observer - terme
pour le moins ambivalent - que notre
génération, légitimement habitée par la Shoah,
a manifestement privilégié le devoir d'évoquer
et de combattre Amalek au détriment de
l'ancestral devoir de mémoire. Pour une
grande partie de nos frères, l'observation de
l'antisémitisme semble bien avoir pris le pas
sur l'observance des mitzvoth. C'est cette
déplorable sélectivité de la mémoire juive qui
m'a conduit à utiliser le terme d'Alzheimer. Un
des effets de cette terrible maladie consiste en
effet à conserver le souvenir de certains
événements, en général anciens - et à oublier
le reste. Ici, il s'agit évidemment d'un
Alzheimer inversé.
L’ÉDITO
Pour être équitables, reconnaissons que le même diagnostic
pourrait aisément être retourné aux Juifs pratiquants. Ne
passent-ils pas le plus clair de leur temps à cultiver le souvenir
d'événements passés - l'Exode, le don de la Torah, la dialectique
talmudique - sans paraître obsédés par l'actualité récente ou
proche ? Et il est vrai que l'on continue à jeûner chaque année
pour la mort de Guedalia - la mort d'un Juste, dit le Talmud, est
aussi terrible que la destruction du Temple - alors que l'on n'a
pas institué un semblable rite pour le massacre de six millions
Je sais particulièrement gré à la
Fondation pour la mémoire de la
Shoah d'avoir très rapidement
compris que cette mémoire exigeait
de prendre en compte non seulement
la mort des martyrs, mais aussi leur
vie : leurs valeurs et leur culture.
d'innocents ! Tout se passe, somme toute, comme si pour de
nombreux croyants, le passé, avec son patrimoine spirituel,
pesait plus lourd que toutes les vicissitudes : voilà qui ressemble
bien à de l'Alzheimer. A l'inverse, pour de nombreux juifs
incroyants, athées, agnostiques, ou simplement laïques, c'est le
poids de la Shoah et de l'actualité qui semble l'emporter. Il est
vrai - thème récurrent dans la pensée juive - que croire après
Auschwitz est tout sauf évident.
A propos de ce terme - laïque - une observation s'impose. Le
noyau dur du judaïsme - l'élection - repose sur la définition
d'Israël inscrite dans la Torah : " Vous serez pour moi un royaume
de prêtres et un peuple saint (Exode 19, 6). Le Robert donne du
vocable laïque - ou laïc - une très éclairante définition : " qui ne
fait pas partie du clergé ". Le " clergé " juif a construit un Temple
dans l'espace diasporique. Se proclamer laïque - c'est le droit
de tout un chacun - signifie tout simplement que l'on sort du
Temple. C'est d'ailleurs le sens étymologique du mot profane.
Toujours avec le Robert : " de pro " devant " et fanun " temple ",
proprement " hors du Temple ". " D'ailleurs, en hébreu, où le
terme laïque n'existe pas, l'on parle de hiloni, terme au
demeurant nouveau et qui provient de la racine khallel :
profaner. Etymologiquement, ce verbe signifie le vide : un monde
vidé de Dieu. Dans un tel monde, pour bien des Juifs, les
concepts de prêtre et de peuple saint semblent bien n'avoir plus
aucun sens.
C
es précisions n'enlèvent évidemment rien aux
vertus morales, voire spirituelles, de l'humanisme juif, qui est une réalité incontournable. Puisque je suis en veine de
sémantique, je m'autorise cependant un petit
bémol. J'ai toujours été gêné par ce terme
d'humaniste, souvent brandi par diverses mouvances
"laïques" : je ne me sens pas, étant juif à part entière, moins
"humaniste " que d'autres.
Force est de constater que les communautés juives,
notamment diverses associations censées les représenter, se
sont souvent transformées en associations de défense. Attitudes
L’ÉDITO
et combats nécessaires, mais pas suffisants, et qui ne peuvent
tenir lieu de vocation : se défendre n'a rien de spécifiquement
juif. Tout groupe agressé combat naturellement pour sa survie.
Il existe d'ailleurs bien d'autres
moyens - projection de films,
témoignages d'anciens déportés pour l'indispensable enseignement
de la Shoah à l'école. Sans doute
plutôt dans le secondaire.
D'autre part, la place souvent prépondérante de la
victimisation, passée et présente, a manifestement des effets
pervers au sein d'autres minorités qui nous refusent le monopole
de la souffrance. Répéter sans cesse que la Shoah est
incommensurable à tous les génocides - ce qui est
historiquement et moralement exact - ne sert à rien : ce n'est
pas, pour les autres, le fond du problème, et cela ne fait que
susciter d'inutiles rancœurs. Les réactions à la dernière initiative
Comme disait Elie Wiesel, même les paranoïaques ont des ennemis
de Nicolas Sarkozy - introduire le souvenir de la Shoah dès
le primaire - partent certes d'un bon sentiment. Mais on voit
bien les réticences de l'opinion publique : elle n'accepte pas
aisément de nous percevoir comme la statue du commandeur.
Et il existe d'ailleurs bien d'autres moyens - projection de
films, témoignages d'anciens déportés - pour l'indispensable
enseignement de la Shoah à l'école. Sans doute plutôt dans
le secondaire.
La Shoah n'a pas fait qu'exterminer six millions de nos
frères. Soixante ans après, elle dure encore et vicie quelquefois
l'air que nous respirons. Elle a, hélas, également des effets
pervers, et risque de donner de nous l'image d'un peuple
ombrageux, revendicatif et suspicieux, voire paranoïaque.
Bien entendu, comme disait Elie Wiesel, même les
paranoïaques ont des ennemis. Il nous faut donc rester
vigilants. Le dur combat de diverses associations est
évidemment plus que légitime. Mais la communauté juive
ne saurait se réduire à une association d'anciens combattants,
ou plutôt d'anciens, voire de nouveaux, combattus.
6 INFORMATION JUIVE Mars 2008
A cet égard, je sais particulièrement gré à la Fondation pour
la mémoire de la Shoah d'avoir très rapidement compris que
cette mémoire exigeait de prendre en compte non seulement
la mort des martyrs, mais aussi leur vie : leurs valeurs et leur
culture. La Fondation veille à en préserver la pérennité,
notamment à travers sa commission culturelle. C'est un bel
exemple de lucidité, de fidélité et surtout du bon usage du
concept de devoir de mémoire.
Puisque nous parlons de devoir, celui d'un rabbin, ce n'est pas
seulement de déplorer, avec une infinie tristesse, la lente
évaporation de la transcendance ; la césure entre judaïsme et
judéité ; la tension, notamment en Israël, entre celui qui croyait
au ciel et celui qui n'y croit plus. Les autorités religieuses et
l'attitude de certaines mouvances religieuses y ont leur part de
responsabilité. Aujourd'hui, tout se passe, hélas ! comme s'il
existait pratiquement deux peuples : les Juifs de la Torah et ceux
de la judéité, même si ces derniers conservent généralement
un certain nombre de prescriptions éthiques de la Torah et ne
l'ont donc pas formellement rejetée. Dans le hassidisme, on
disait plaisamment " jamais les Juifs ne font une bénédiction
au moment de transgresser un commandement... ".
Aujourd'hui le devoir des rabbins, devant le spectre de la
profonde division du peuple juif, c'est d'appeler à un sursaut
des uns et des autres, afin qu'ensemble nous puissions
perpétuer ce patrimoine qui jadis nous était commun : " un
trésor est caché dedans ". A cet effet, de demander à ceux
qui sont dans le Temple d'ouvrir un peu sa fenêtre et à ceux
qui se veulent en dehors de frapper quelquefois à sa porte.
En formulant un souhait : que ce qui nous relie, en dehors
d'une incontournable communauté de destin, soit davantage
puisé dans les lumières de notre civilisation que dans le
souvenir des années obscures. Ne rien donner de plus à
Amalek que la part qui lui revient. Et guérir de nos Alzheimer.
Or, précisément à propos d'Amalek, on constate que la
Torah
s'exprime
de
manière
très
paradoxale : "Lorsque tu n'auras plus d'ennemis, tu effaceras le
souvenir d'Amalek : n'oublie pas. " (Deutéronome 25, 19).
Comment pourrait-on à la fois effacer un souvenir et ne
pas oublier ? Les commentateurs expliquent qu'il faut
comprendre : n'oublie pas qu'un jour le souvenir d'Amalek
sera effacé. Quand viendra la paix. Amen. Et la paix du cœur
également. Amen, amen. Le Talmud rapporte que les fils
d'Haman furent certes pendus, mais que ses petits-fils étudient
La vraie victoire ce n'est donc pas
que les fils d'Haman soient pendus,
mais qu'un jour - suprême et
vivifiante utopie - les petits-fils de Le
Pen - ils sont un peu plus nombreux
que les fils d'Haman - étudient la
Torah. Et pourquoi pas les Juifs ?
la Torah en Israël. La vraie victoire, ce n'est donc pas que les
fils d'Haman soient pendus, mais qu'un jour - suprême et
vivifiante utopie - les petits-fils de Le Pen - ils sont un peuplus
nombreux que les fils d'Haman - étudient la Torah. Et urquoi
pas les Juifs ?
ISRAËL
UN ENTRETIEN AVEC REGIS DEBRAY
“Réflexions sur
la question sioniste”
" Le seul plan sur la comète du XIX ème siècle qui ait fait son trou sur la
nôtre, c'est celui de Herzl et des siens ". C'est ce qu'écrit entre autres Régis
Debray dans le chapitre intitulé " Sionismes " de son livre " Un candide en
Terre sainte " ( Editions Gallimard 22 E 50). Dans cet ouvrage, Debray dit
avoir voulu " regarder et écouter comment les hommes vivent ce qu'ils
croient ". Dans l'entretien qui suit, l'écrivain s'explique sur ses rapports avec
les sionismes et les questions du Proche Orient.
OOO IJ : Qu'est-ce qui vous appelait à ce
voyage ?
Régis Debray : Une immense curiosité
moins pour l'histoire des religions que
pour leur métamorphose. J'ai voulu
savoir comment le berceau de la foi en
un Dieu Un a pu produire quelque chose
qui ne ressemble pas exactement au
message du mono-théisme et qui est
partition, méfiance et hostilité entre les
trois monothéismes. C'était donc une
curiosité que j'appelle médiologique.
Autrement dit, quelles sont les médiations
à travers lesquelles une parole s'incarne
et un message révélé touche terre et
anime les hommes.
IJ : Vous écrivez : " Si tu ne vas pas à
elle, la Terre sainte viendra à toi ".
R.D. : C'est que la Terre sainte nous
pose à nous tous des questions :
comment peut-on vivre le religieux
dans le quotidien ? Comment une
minorité peut-elle affronter une
majorité ? Qu'est-ce qui se passe
quand une minorité - et je pense
évidemment à la minorité juive devient majorité quelque part ?
Toutes ces questions posent la loupe
sur les différentes interrogations qui
seront bientôt les nôtres.
Régis Debray
IJ : Votre livre n'est pas une excursion dans
le passé. Vous dites avoir voulu regarder et
écouter ce que les hommes vivent et ce qu'ils
croient…
R.D. : D'abord est-ce qu'ils croient ?
Le religieux n'est pas toujours synonyme
de spiritualité. Il est synonyme d'une
lignée de croyances, d'une appartenance
existentielle, d'observance, de rituel,
d'habitudes, de façons de parler et de
s'habiller, de mémoire Ce qui me semble
essentiel c'est l'importance de ce qu'on
fait, des lieux et des chemins qu'on suit
chaque jour…Quand on aborde la
situation des chrétiens d'Orient (ce qui
IJ : Vous dites quelque part dans votre livre
qu'il s'agit d'un " pèlerinage au cœur de
l'homme ".
R .D. : Oui parce que je crois que la
Terre sainte est une métaphore de la
terre entière. Etudiant la Terre sainte,
on peut étudier la terre des hommes tout
simplement : par la densité de
souvenirs, par la symbolique de ses
lieux mais aussi par le vif, le cru voire
le sanglant des sentiments et des
affrontements.
IJ : Est-ce qu'il s'agit de l'itinéraire de Jérusalem à Paris de Régis Debray ?
R.D. : Ce serait de ma part beaucoup
trop prétentieux. Je ne suis pas
Chateaubriand. J'ai fait un travail bien
plus modeste d'exploration, d'écoute,
d'observation, avec en plus la modestie
qui convient à qui ne parle ni l'hébreu,
ni l'arabe et qui n'est guère un
spécialiste de la question. Mais cela a
au moins un mérite : on y arrive sans
préjugés et avec une certaine attention
aux autres.
Il y a eu de nombreux Chateaubriand
qui se sont rendus en Terre sainte mais
c'était souvent pour parler d'eux-mêmes.
INFORMATION JUIVE Mars 2008 7
ISRAËL
était le fil directeur de mon enquête)
c'est la question de l'appartenance qui
importe bien plus que celle de la
croyance.
IJ : Tel Aviv vous apparaît comme " une
villa dans la jungle, une devanture Hermès
à l'entrée d'un bidonville ".
d'un côté et une forte religiosité de
l'autre. Peut-être - mais je veux être
prudent à ce propos n'étant au fond
qu'un observateur - que l'Israël
d'aujourd'hui est-il un peu trop religieux
aux yeux des laïcs des kibboutzim et
peut-être ne l'est-il pas assez pour les
autres ? Il y a dans ce pays une tension
Il y a dans ce pays une tension interne entre une
vocation séculière d'avant-garde qui est celle du
sionisme et l'orthodoxie religieuse.
R .D. : La formule est peut-être
quelque peu exagérée. J'ai en effet été
frappé par l'occidentalité de Tel Aviv .
On arrive avec Chateaubriand en tête
et on découvre un peu New York, peutêtre Odessa dans certains quartiers à
cause de l'émigration russe, un petit côté
niçois aussi…Bref, on se
découvre un peu chez soi
quasiment. Ce Tel-Aviv-là
est
déconcertant
de
banalité. Et le contraste est
tellement fort avec ce qu'il
y a autour.
IJ : A Jérusalem vous notez
que " le judaïsme s'ajuste et
l'islam flotte ". Qu'est-ce que
cela signifie ?
R.D. : Cela veut dire que
l'islam est beaucoup plus
grand que la Palestine ou
que le monde arabe
politique puisqu'au fond il y
a
dans
l'islam
plus
d'Asiatiques, de Turcs ou de
Pakistanais que d'Arabes . Le
monde arabe flotte dans un
costume beaucoup trop large
pour lui alors qu'il y a une
coïncidence parfaite, disons
plutôt une correspondance
serrée, entre le judaïsme
comme religion et la judéité
comme fait politique. Il y a
une cohérence originelle
entre la croyance et l'appartenance, entre
le système biblique et le système politique
territorial qui est né de cela. Israël est un
pays qui a une cohésion et une solidité
fortes pour des raisons à la fois
symboliques et pratiques.
IJ : Qu'appelez-vous " la crise de l'israélité " ?
R .D. : C'est une formule que j'ai
trouvée un peu partout. Cette crise, je
l'ai un peu ressentie. Cette israélité peut
être partagée géographiquement entre
un trop d'occident à Tel Aviv et un trop
d'orient à Jérusalem, une sécularité forte
8 INFORMATION JUIVE Mars 2008
interne entre une vocation séculière
d'avant-garde qui est celle du sionisme
et l'orthodoxie religieuse.
IJ : Vous écrivez à ce propos qu'à la question de savoir s'il existe une identité juive
hors de la religion - " qui fut le bel espoir
en tant que religion. En ce sens,
l'affleurement du socle me semble
quelque chose d'inéluctable. Mais cela
doit être maîtrisé parce que nous savons
que le religieux c'est le meilleur et le
pire. C'est l'élection mais aussi
l'exclusion.
IJ : Au Proche Orient, pour vous, la question chrétienne constitue un baromètre. D'ordinaire c'est aux juifs qu'est dévolu ce rôle
de baromètre d'une société…
R.D. : Les chrétiens sont les juifs du
monde arabe. La question chrétienne
dans le monde arabo- musulman
aujourd'hui c'est la question juive dans
l'Europe catholique du XIX et du XX
ème siècle. De même qu'on pouvait
juger un pays européen en 1850 ou en
1930 d'après la place qui était faite à la
minorité juive, on peut juger aujourd'hui
le degré de civilisation d'un pays arabo-
A Tel Aviv, on arrive avec Chateaubriand en tête et on découvre un peu New York
sioniste " - les faits semblent répondre non.
Mais quelle est l'opinion du " candide Régis
Debray " ?
R .D. : Mon sentiment est que le
religieux est le socle des cultures, même
quand celles-ci se veulent sécularisées.
Le fait israélien est un fait de mémoire.
Il s'agit de la mémoire collective du
peuple juif. Cette mémoire est ancrée
dans la Bible, qu'il s'agisse des
patriarches ou des prophètes. Il y a
donc, au départ,
une révélation
religieuse et une saga patriotique et
mystique. Et sous la culture laïque
héritée des Lumières, il y a le judaïsme
musulman selon la place qui est faite à
la minorité chrétienne.
Je constate par ailleurs que l'antichristianisme dans le monde arabomusulman d'aujourd'hui est une copie
conforme de l'antisémitisme dans le
monde européo- chrétien d'hier. Cela
m'a beaucoup troublé.
IJ : Ce livre est pour vous l'occasion d'une
profonde réflexion sur le sionisme. Première
observation : vous dites en avoir assez
d'entendre parler du sionisme " comme d'une
injure ".
ISRAËL
R .D. : Il est vrai que dans certains
milieux auxquels j'appartiens par
quelque côté, le mot sioniste est devenu
l'expression injurieuse d'un racisme
longuement mûri, d'un complot
délibéré. Ce n'est pas sérieux. Tout le
monde est à la recherche d'un diable
mais le sionisme, pour le coup, constitue
un mauvais diable.
D'un point de vue non religieux et non
juif, personnellement je vois le sionisme
comme le prolongement du mouvement
des nationalités, l'expression d'un beau
romantisme national qui part de l'idée
juste que les juifs constituent un peuple
et qu'à un peuple doit correspondre un
Etat et donc un territoire. Je dis que ce
national juif est vécu par les Arabes
comme
un
prolongement
du
mouvement de colonisation britannique,
français et européen en général. Il y a
donc une sorte de décalage des
chronologies.
IJ : Vous avez une curieuse définition du
sionisme. La voici : " Si le communisme c'est
les Soviets plus l'électricité, comme disait
Lénine, le sionisme c'est Moïse plus le Caterpillar " Que voulez-vous dire ?
R .D. : Moïse à cause de la marche
vers la Terre promise et le Caterpillar
parce qu'il permet de franchir le fleuve.
Il y a l'action sur le terrain, la maîtrise
et la prise de possession de l'espace avec
tout cela comporte de prométhéen. Le
Un oecuménisme de façade sert souvent à
masquer les vrais conflits.
même
raisonnement
s'applique
aujourd'hui aux Palestiniens qui n'ont
certes pas l'ancienneté nationale du
monde juif mais sont devenus par la
force des choses une nation depuis
quelques décennies. Il faudra pour les
Palestiniens un Etat pour les mêmes
raisons.
IJ : Que voulez-vous dire en écrivant qu'il
n'est pas impossible que le sionisme soit né
trop tard dans un monde trop vieux ?
R .D. : Le sionisme prolonge le
mouvement des nationalités européen.
Les allusions galibardiennes sont
fréquentes chez les théoriciens sionistes.
Mais le sionisme opère ce prolongement
en un lieu qui est en plein soulèvement
anti-colonial. Je veux dire que le fait
Caterpillar est à la fois l'émancipation
et l'occupation. Il est ambigu. Il
représente l'alliance de la technologie
moderne et de la mémoire archaïque.
IJ : Vous considérez qu'à la base de la
création d'Israël, il y a " un sentiment révolutionnaire entre tous : la mélancolie agissante "
R .D. : J'ai noté que tous les
révolutionnaires étaient des passéistes.
Quand je dis cela, les gens sont
déconcertés. C'est au nom d'un passé,
de la nostalgie d'un âge d'or perdu qu'on
fait une révolution. Cela vaut pour la
Réforme protestante ; 89 en France s'est
faite par la nostalgie de Rome et de
Sparte et les bolcheviks avaient la
nostalgie de la Commune de Paris. Bref,
Je vois le sionisme comme le prolongement du mouvement des nationalités
10 INFORMATION JUIVE Mars 2008
la mélancolie n'est pas un sentiment
inhibant. Elle peut être, au contraire, un
sentiment dynamique.
IJ : Pourquoi dites-vous que Voltaire serait
bien étonné s'il venait voir le peuple hébreu
chez lui… ? On s'attendrait plutôt à ce que
vous évoquiez Rousseau.
R.D. : Les choses sont simples : je suis
un jour tombé sur une phrase de Voltaire qui disait : " Je souhaite bien du
plaisir à ceux qui iront en Terre sainte.
C'est un capharnaüm épouvantable ".
IJ : Au fond dans ce conflit vous avez une
posture belle âme : les deux camps opposés
ont tous deux raison.
R.D. : En effet, je suis partagé par une
empathie avec les deux camps. Je m'empresse de dire qu'aujourd'hui la cause
palestinienne est une cause de minorité
et de vaincus. Elle a donc ma sympathie. Les Israéliens ont réparé une injustice historique considérable en se donnant cette terre et en créant cette nation.
J'aurais tendance à dire que ça va bien
de ce côté-là : économie florissante,
appui international, modernité étonnante…Du côté palestinien, en revanche, il y a la misère et un peu plus que
de la peur : de la détresse.
Cela étant, je reviens de ce voyage
avec le sentiment qu'il faut rendre justice aux deux parties. Ce sera difficile
et cela exigera de chacun qu'il renonce
à quelque chose. Un fait est certain : les
deux peuples sont condamnés à coexister. Quiconque oublie cela tourne le dos
à l'avenir.
IJ : Pourquoi considérez-vous le dialogue
inter- religieux comme " une invention hypocrite et lénifiante de la fatigue d'être soi " ?
R.D. : Peut-être ce jugement est-il, à
la réflexion, un peu sévère ? Pour qu'il
y ait un vrai dialogue, il faut, selon moi,
qu'on commence par reconnaître les
différences. Je trouve que trop de
dialogues font bon marché des
différences réelles de conception
théologiques entre les juifs et les
chrétiens ou entre le monde judéochrétien et le monde musulman. Il y a,
me semble-t-il, trop de bonnes paroles
qui sont prononcées et au fond assez
peu
de
compréhension.
Un
oecuménisme de façade sert souvent à
masquer les vrais conflits. Car il y a une
dimension de conflit dans toute
différence : on se pose en s'opposant.
Pourquoi nier que nous n'avons pas la
même histoire et pourquoi ne pas mettre
les choses sur la table ? Et ne posons pas
là-dessus le mouchoir hypocrite de
formules toutes faites !
ISRAËL A SOIXANTE ANS
Le laboratoire
du judaïsme…
S
oixante ans, dit le Traité des Pères, c'est l'âge de la
vieillesse dans une vie d'homme. Les pères, ceuxci ou d'autres, assimilent volontiers la vieillesse à
la sagesse. Ils ont encore dix ans pour connaître la
sérénité. Puis dix ans pour connaître la gloire.
Soixante ans, c'est l'âge où les enfants prennent
les rennes et celui où les petits-enfants s'interrogent s'ils veulent
encore s'inscrire dans la lignée, rester sur les lieux et poursuivre
l'œuvre ancestrale ou emménager leurs pénates ailleurs. En
revanche, les maîtres du Talmud ne se sont pas prononcés sur
les périodes historiques. Peut-être parce qu'ils n'avaient pas le
recul nécessaire ; peut-être parce qu'ils étaient décidés à en
découdre avec l'histoire et à s'installer dans le retour permanent
d'un rite qui, de nouvel an en nouvel an et de chabbat en
chabbat, célèbre une Présence éternelle. On a beau me répéter
que l'histoire s'est coulée dans l'attente messianique, qu'elle s'est
constituée comme parenthèse entre les "jours d'alors" et "les
jours à venir", je n'en persiste pas moins à croire que le judaïsme
pharisien s'est retiré dans l'éternité pour mieux la connaître et
qu'il a du mal à s'insérer dans une vision, essentiellement
hégélienne, de l'histoire. Je n'ai aucune idée sur la meilleure
PAR AMI BOUGANIM*
manière de marquer un anniversaire historique . Cela dit, je ne
suis pas du genre à me contenter des articles laudateurs et des
discours solennels qui ne vont pas manquer à l'occasion du
soixantième anniversaire de la création d'Israël. J'aime trop ce
pays pour lui réserver une vulgaire langue de bois.
La troisième génération des Israéliens n'a pas connu l'exil et
si elle se pose la question de l'existence d'Israël, ce n'est pas
tant parce qu'on lui conteste le droit d'exister que parce que
l'exil est de nouveau dans l'air du temps, qu'on se sent à l'étroit
dans les limites d'un Etat, trop bourdonnant, dangereux ou
provincial, qu'on veut conquérir Hollywood, Londres ou
Shanghai. Il s'est même trouvé des jeunes, particulièrement
talentueux et sensibles, pour réclamer "le droit du retour à l'exil".
Aujourd'hui, je suis ici ; demain, je serai là-bas. Je rentrerai un
jour. Peut-être ; sûrement. Entre-temps, j'accumule les titres, les
millions, les expériences et… les passeports. Cette revendication,
autant le préciser, émeut davantage la diaspora qu'Israël. On
s'inquiète de voir des Israéliens réclamer les passeports de leurs
parents, s'installer en marge des communautés et créer comme
une diaspora nouvelle dans ou hors de l'ancienne, d'autant plus
ISRAËL A SOIXANTE ANS
séduisante qu'elle répond à l'appel de l'ailleurs retentissant dans
la mondialisation transnationale.
Soixante ans plus tard, la mondialisation est en train de
brouiller les cartes politiques internationales. En Occident, les
nationalités se mêlent davantage qu'elles ne se démarquent les
L'exil colle tant aux midrashim et aux catégories du judaïsme
unes des autres. La science, ses robots, ses communications,
pharisien qu'on ne peut l'assumer sans ressentir un attrait pour
ses combi-naisons génétiques et ses combines médiatiques
lui. La Présence divine - la Shékhina -, partie en exil avec Israël,
gagnent la planète. Les marchés ne cessent de s'étendre,
pour le meilleur et pour le pire, ne serait pas rentrée. Peut-être
autorisant le commerce illicite d'organes humains, de relations
veille-t-elle les cendres d'Auschwitz, peut-être s'attache-t-elle
sexuelles et de toute la pacotille de consommation, achevant
à l'exil ? Peut-être attend-elle, elle aussi, le maître qui la
de faire de l'humain un client. Israël est au cœur de la mondiadépoussiérerait, la sortirait de son deuil ? Quand il lui arrive
lisation. Il se veut à la fois national et cosmopolite, juif et
néanmoins de résider en Israël, elle se blottit à Méa Shéarim
démocratique, oriental et occidental. Terre d'asile et terre
plus volontiers qu'à la rue Shenkin à Tel-Aviv, dans les colonies
d'expulsion, d'entente et de litige, de paix et de guerre, de
de Samarie en rupture partielle avec l'Etat d'Israël plus volontiers
révélation et d'hallucination. On ne comprend pas comment il
que dans les kibboutzim. Elle devra finir par rentrer un jour.
ne succombe pas à ses contradictions, à ses prétentions et à ses
Dans les villes et les villages, les places publiques et les
combats. On est excédé par son irréductibilité autant que par
boulevards, les universités et les académies rabbiniques, les
sa vigilance. Il vit à part, normal et anormal, moins ou plus que
tribunaux et les marchés. A Tel-Aviv autant qu'à Jérusalem. Elle
les autres Etats. Il dérange, il perturbe, il fascine, il séduit. Dans
devra s'insinuer dans les esprits, s'introduire dans l'étude, peser
le concert des nations, il mettrait une si mauvaise note qu'on
sur les choix et les décisions. Autrement, l'israélisme risque de
serait tenté de l'incriminer dans les désarrois de l'humanité et
dégénérer, par amnésie, en philistinisme de mauvais augure.
de penser que sans lui la paix régnerait à nouveau dans le
monde, l'entente neutraliserait les passions religieuses,
Surmonter la Shoa
l'harmonie serait universelle.
Or malgré sa précarité
Le diagnostic de ce maître
démographique, sa vulnéqu'était Leibowitz était juste ;
rabilité politique, son vertige
son remède aléatoire. Il avait
théologique, Israël est un
raison de dénoncer les
des rares pays à trouver ses
accommodations de paille entre
aises dans la mondialisation.
la religion civile israélienne et
Peut-être des réminiscences
le judaïsme rabbinique ; il avait
dias-poriques, peut-être des
tort de réduire le judaïsme, ne
velléités diasporiques. Il
serait-ce que par égard pour la
l'interprète dans tous les
cause sioniste, à la pratique de
sens, il ne cède à aucun
la halakha. Leibowitz était trop
dogmatisme, il la pratique
engoncé dans sa propre
sans retenue. Dans cette
pratique du judaïsme pour
liberté déliée, il risque de se
réaliser que sa principale
perdre. Ce n'en est pas
contribution résidait dans son
moins un défi à relever.
appel, malheureusement ocIsraël est tout désigné pour
culté, d'une constitutionnaliservir de station d'aiguillage
sation israélienne de la halakha.
des religions, des sciences,
Ben Gourion proclame l'indépendance de l'Etat d'Israël
Celle-ci réclamait une révision
des philosophies, des arts,
des schèmes herméneutiques et des procédures halakhiques.
des cerveaux. C'est d'ores et déjà un pays pluri-national - malgré
Les rabbins étaient trop attachés à la trame exilique du judaïsme
les protestations de cercles juifs et arabes. L'hébreu est langue
pour montrer l'ingéniosité requise ; la Haute Cour de justice ne
officielle, l'arabe aussi. Les juifs ont leurs synagogues, les
se sentait pas liée par les deux millénaires de jurisprudence
chrétiens leurs églises et les musulmans leurs mosquées. L'avenir
juive ; la Knesset n'a pas su, voulu ou pu se poser en Sanhédrin.
juif d'Israël est dans la convergence entre Jérusalem et Tel-Aviv,
On a à peine entamé, dans certains cercles rabbiniques et
entre l'engourdissement de l'une et la pétulance de l'autre, entre
certains instituts de recherche, ce travail… Or faute de le mener
les lanières de cuir qui sanglent l'une et le châle bleu qui borde
à son terme, l'exil continuera de guetter Israël.
l'autre.
La troisième génération ne connaît la Shoa que par
transmission. Si elle porte un numéro tatoué sur le bras, c'est
au revers de la peau, comme une écharde intérieure, l'âme
circoncise par les Allemands. Soixante ans plus tard, le peuple
juif n'a pas fini de traiter la plaie de la Shoa. On a obtenu
réparation. On a érigé des mémoriaux et construit des musées.
On a institué des rites de souvenir. On a mené des recherches.
Pourtant, on a l'impression que les questions les plus lancinantes
n'ont pas été posées et si elles l'ont été, ce fut pour les éluder.
On n'a pas encore instruit le procès de l'Allemagne et de la
civilisation qui a permis un tel crime. On n'a pas tiré toutes les
conclusions de l'acharnement des nations contre les Juifs qui
a culminé dans un massacre aussi barbare. Surtout, on attend
toujours l'auteur qui écrirait l'histoire du Job d'Auschwitz, avec
l'audace que montra celui du livre biblique.
12 INFORMATION JUIVE Mars 2008
Soixante ans plus tard, le pays n'en a pas moins pris un coup
de vieux. La deuxième génération - les figures de proue
littéraires autant que les généraux et les amiraux - ne se décident
pas à céder la place… Partout, on trouve des hommes et des
femmes qui bouchent l'horizon et qui, un rien flagorneurs, se
vantent d'avoir commencé leur carrière à vingt-cinq ans, d'avoir
fondé l'institution qu'ils dirigent à trente, d'avoir créé et
démantelé un kibboutz à quarante. Les sexagénaires, pour ne
point parler des octogénaires, n'ont pas su montrer la délicatesse
et la noblesse de s'effacer pour laisser monter un nouveau
leadership. Ils se revendiquent - toujours - de leurs droits de
pionniers et de fondateurs pour dissuader une troisième
génération passablement démobilisée. En Israël, on n'a pas le
sens de la retraite, on s'active jusqu'à l'attaque cérébrale, on ne
se retire que dans les sables.
ISRAËL A SOIXANTE ANS
Or la survie, de même que l'intense résistance qu'elle requiert,
ne peut tenir lieu à elle seule de politique sur plus de deux ou
trois générations, en diaspora comme en Israël. Il est nécessaire
d'articuler un projet théologique et politique et de créer les
conditions de le réaliser. Sans quoi, chacun se donnera sa vigne
et son cocotier en des lieux plus exotiques et plus sûrs. Peut-être
ne produiront-ils pas de fruits, mais ils feront miroiter ce troublant
mirage qui plane sur le désert de l'assimilation.
La relève de la garde
Déjà soixante ans. Seulement soixante ans. A peine soixante
ans. Chez l'homme, à soixante ans, on se
range. C'est l'âge où la colère se dilue dans
la sérénité ou bien tourne à l'amertume. On
se retourne en arrière pour mesurer le
chemin parcouru et pointer pour les jeunes
générations le chemin à prendre. On se
reporte sur les enfants pour perpétuer sa
lignée et son œuvre et sur les petits-enfants
pour réaliser de nouveaux rêves,
nouer de nouvelles romances, poursuivre
le désir de vivre. On déclare : "Je te lègue
un Etat qui s'est bâti, sans s'en douter et sans
se l'avouer, en monument de la Shoa.
Soixante ans plus tard, c'est un laboratoire
du judaïsme qui doit se mesurer aux
questions les plus cruciales qui se posent à
l'humanité, de l'entente entre les religions
à la bio-éthique et de l'existence sous le
signe des nano-technologies à la protection
sécuritaire contre les terrorismes de tous
poils. Il n'a pas liquidé l'exil, ni dans les
esprits ni dans les textes, et celui-ci nous
guette toujours. A toi de voir… "
définitive, il est rentré à Tel-Aviv. Quand je me suis intéressé à
ses moti-vations, il m'a répondu : "Rien de glorieux ni de
solennel. J'avais besoin de respirer l'air sacré et délétère de TelAviv, de retrouver des lieux de souvenirs, de saisir les
correspondances entre mes sens. Je souhaitais m'inscrire en
hébreu". On n'a d'autre choix que de miser sur la créativité
hébraïque, excitée par nos sacrées contradictions, pour revisiter
les textes et créer une nouvelle condition juive légitimant la
souveraineté israélienne.
A.B
*Philosophe et écrivain
Ma principale inquiétude, on le voit, ne
réside ni dans la menace terroriste ni dans
la menace iranienne. J'ai été tant de fois
abusé sur les menaces extérieures qui
pesaient sur Israël que je n'ai guère prêté
attention à la menace qui couvait sous les
acquis et les échecs de la société israélienne.
J'ai peur, à mon tour, que toute cette
aventure ne se révèle une parenthèse dans
une histoire trimillénaire marquée
davantage par les périodes d'exil que par
celles de souveraineté dite nationale. Je suis
de cette génération charnière qui est
passée de la bougie au néon, du timbre
postal au mail électronique, de la naïveté
religieuse à la complexité théologique.
Mais je ne sais pas si Israël se reconnaît
en ses petits-enfants et surtout si nos petitsenfants se reconnaissent en Israël. Je sais
seulement que ce sera à la troisième
génération de décider du sort d'Israël. Dory
Manor est le traducteur de Baudelaire en
hébreu. Sa traduction, véritable création
poétique en soi, n'est pas moins brillante
que l'original. Il a connu le succès très tôt.
Il a choisi de s'installer à Paris. Il a étudié,
il a composé des poèmes, il a enseigné.
Dix ans plus tard, il n'en pouvait plus de
l'ambiance muséologique de Paris. Il a
hésité entre Berlin et New York. En
INFORMATION JUIVE Mars 2008 13
ISRAËL
La littérature israélienne :
reflet d'une société
PAR ARIANE BENDAVID
Ariane Bendavid est agrégée d'hébreu, maître de conférences en études hébraïques à l'université de Paris
IV-Sorbonne où elle enseigne la philosophie juive et la littérature modernes. Elle a publié la traduction de
l'œuvre poétique de Bialik, sous le titre " Un voyage lointain ", éditions Stavit, 2004 ; " Haïm Nahman
Bialik, La prière égarée, biographie ", éditions Aden, 2008, et " Bialik, Le livre du feu, suivi de trois
nouvelles " traduction et présentation, éditions Caractères, 2008.
I
sraël qui fête cette année son soixantième anniversaire,
est l'invité d'honneur du Salon du livre. C'est l'occasion
de revenir sur l'un des aspects les plus fondamentaux
et fondateurs de sa jeune existence : sa littérature.
Depuis quelques décennies, on ne compte plus les
romans israéliens traduits en français, et nous ne
pouvons que nous en réjouir. Mais on doit rappeler qu'il y a
encore tout un pan de la littérature hébraïque qui demeure
méconnu du lectorat francophone. Et il se trouve, c'est un
paradoxe, qu'il s'agit pourtant des auteurs qui ont posé les
premiers jalons de cette littérature moderne, et ont dessiné,
dans les dernières décennies du XIXe et les premières du XXe
siècle, le paysage culturel du " foyer national ", embryon du futur
Etat. Ces pères fondateurs qui ont marqué de leur empreinte
leur temps et les générations suivantes, sont encore aujourd'hui
des références incontournables.
Après quelques tentatives sans lendemain en Europe
occidentale, où la langue vernaculaire prend très vite le dessus,
c'est essentiellement en Europe de l'Est, dans la seconde moitié
du XIXe siècle, que se développe la littérature hébraïque
moderne. Dès les années 1860-1870, l'ouverture d'Alexandre II
favorise l'apparition d'une élite intellectuelle juive pour laquelle
l'émancipation apparaît comme la condition sine qua non du
progrès, et, pense-t-elle, de la disparition de la haine viscérale
dont les juifs sont victimes. Le monde du shtetl entame alors
son lent mais irréversible déclin. Parallèlement, l'hébreu
entreprend aussi sa mutation décisive : d'une langue réservée
à la liturgie et à l'écrit, il devient peu à peu une langue parlée,
et donc nécessairement désacralisée. Dans
les écrits de la première génération, avec des
auteurs tels que Joseph Perl, Y.L. Gordon,
Lilienblum ou Mendele mokher sefarim
(auteur bilingue yiddish-hébreu), ce désir
d'émanci-pation est tel, qu'il s'accom-pagne
d'un rejet global et souvent implacable du
mode de vie traditionnel. Dans cette littérature
polémique, satirique, voire subversive, le
monde de la tradition est tourné en dérision
et le shtetl devient le symbole d'une vie
sclérosée et anachronique. Yehuda Leib
Gordon est l'un des chefs de file de cette
génération. Impitoyable envers les instances
religieuses de son temps, il appelle ses
contemporains à un sursaut libérateur et écrit
en 1873 : " Eveille-toi, mon peuple, pourquoi
dormir encore / Reconnais le temps et le lieu
où tu vis ". Etre " homme au dehors et juif sous
son toit ", telle est alors la difficile devise des juifs émancipés.
Car il ne s'agit pas, pour les écrivains de l'Est, de prendre modèle
sur ces " israélites " français qui n'ont plus aucun lien avec leur
culture, mais de trouver un équilibre entre deux identités. Dans
la même génération, plus connu est évidemment Mendele
mokher sefarim, que Bialik appellera l' " aïeul " de la littérature
moderne, qui rejette tout autant les velléités d'assimilation que
l'obscurantisme des plus orthodoxes restés au shtetl.
Mais une date va brouiller les cartes : le 1er mars 1881,
l'assassinat d'Alexandre II est le prélude à une terrible vague
de pogroms qui détermine le volte-face des intellectuels qui
avaient jusqu'alors prôné l'intégration. Gordon lui-même
reconnaît s'être trompé. Pinsker rédige à l'âge de 60 ans son
Autoémancipation, définissant la " judéophobie " comme une "
psychose héréditaire et incurable ", dont le seul remède consiste
dans le " rétablissement d'un lien national commun ". Force est
de constater que l'intégration n'est pas une solution à
l'antisémitisme.
Ce revirement va se traduire dans la littérature par une volonté
nostalgique de retour aux valeurs spirituelles du judaïsme. Les
meilleurs représentants de cette tendance néo-romantique sont
à mon sens Bialik pour l'hébreu, et Shalom Aleikhem pour le
yiddish. Mais on trouve aussi dans cette génération des hommes
tels qu'Ahad Ha-Am, le père du sionisme spirituel, Tchernikhovsky, le plus " païen", ou le plus européen, des poètes juifs,
Berdichevsky et Brenner qui, eux, flirtent avec le nihilisme.
Les premiers tournent le dos à l'attitude méprisante des
Agnon et Bialik
INFORMATION JUIVE Mars 2008 15
ISRAËL
maskilim , et mettent en scène des anti-héros à la croisée des
chemins, qui cherchent leur place dans une société qui les
rejette, et cherchent tant bien que mal à trouver un équilibre
précaire entre tradition et modernité. C'est l'univers de " Tevieh
le laitier " (" Un violon sur le toit "), qui témoigne d'une profonde
tendresse pour le juif du shtetl, ou encore de " Menahem Mendel
le rêveur ", récit tragi-comique de l'échec d'un homme qui
abandonne femme et enfants au shtetl pour tenter sa chance à
Odessa. C'est aussi celui des poèmes et des nouvelles de Bialik,
le " poète national ", qui, bien qu'il se soit affranchi du joug de
la Torah, a vécu sa vie entière à la charnière entre deux mondes,
affectivement attaché à ses racines, et intellectuellement attiré
par le monde occidental. Son célèbre poème " Au seuil de la
maison d'étude " est resté le symbole de cette ambivalence.
A la suite de ces pères fondateurs, c'est en Palestine que va
s'épanouir la toute jeune littérature hébraïque. La langue évolue
rapidement, et devient, dès la seconde alyah, une langue parlée
par des dizaines de milliers de locuteurs. Agnon, dont l'œuvre
magistrale sera couronnée en 1966 par le prix Nobel, est sans
doute l'un des écrivains les plus charismatiques de cette
Tchernikovsky et Amos Oz
génération. Dans un style unique, souvent proche de la Aggada,
il peint la vie juive en exil, la difficile installation des immigrants,
et simplement, les tensions inhérentes à la condition de l'homme
moderne. Ses œuvres pleines d'humour et de sagesse populaire
s'inspirent des légendes juives, mais aussi de sources mythiques
ou de légendes grecques.
Dans cette génération commencent aussi à apparaître
quelques poétesses, dont Rahel et Léa Goldberg sont sans doute
les plus représentatives. Les poèmes de Rahel, simples et
lyriques, expriment son amour pour la terre d'Israël, mais aussi
sa souffrance et sa solitude.
L'installation en Palestine modifie considérablement l'esprit
et la langue de cette littérature. La génération née en Israël ou
immigrée très jeune doit faire face à l'avenir. Refusant de se
lamenter sur un passé révolu, elle tourne le dos à la mentalité
exilique ; elle " tue le père ", et en premier lieu Bialik, comme
en témoigne le conflit entre le " poète national " et son cadet
Abraham Shlonsky.
S. Yizhar, Moshe Shamir et Aharon Megged, font partie des
chefs de file de la génération de la guerre d'indépendance, ou
génération du Palmah, attachée aux valeurs collectives, qui
16 INFORMATION JUIVE Mars 2008
place au centre de ses préoccupations la problématique liée à
la création de l'Etat. Dans une prose inégalée, Yizhar évoque
dans " Prémices " l'épopée des premiers pionniers, un parcours
plein d'espoir mais jonché d'obstacles. Son regard est pourtant
lucide et sans complaisance : dès le lendemain de la guerre
d'indépendance, il dévoile la part d'ombre que recèle l'idéal
sioniste. Ses nouvelles rassemblées sous le titre " Convoi de
minuit " témoignent du questionnement qui fut celui de jeunes
soldats, déchirés entre le sens du devoir, l'intérêt collectif, et la
mauvaise conscience inévitable face à l'expulsion des arabes
de leurs villages.
La génération de l'Etat
C'est en réalité la création de cet Etat qui va, paradoxalement,
éroder l'idéal. Une fois le rêve réalisé, que restait-il à espérer ?
Peu à peu, l'idéal collectif s'effrite et les héros du Palmah
deviennent des anti-héros désabusés et amers, en quête de sens,
qui voient les valeurs et les idéaux du passé battus en brèche,
et cherchent leur place dans une société en pleine mutation.
Cette génération, celle d'Amos Oz, A.B. Yehoshua, Yoram Kaniuk
et Yakov Shabtaï, se démarque de celle des
aînés : ces auteurs restent, certes, préoccupés
par l'identité israélienne et les relations entre
Juifs et Arabes ; mais ils entendent aussi
donner naissance à une littérature universelle,
dans laquelle les personnages ne sont pas
seulement des Israéliens enfermés dans leurs
problèmes identitaires ou nationaux, mais
aussi, et peut-être surtout, des hommes et des
femmes qui tournent le dos à l'idéal
collectiviste et veulent exister pour euxmêmes. Le roman culte des années 1970, "
Pour inventaire ", de Yakov Shabtaï, avec des
personnages tragiquement seuls, est resté le
symbole de la " décadence " de la société
israélienne et de la fin d'un mythe. Leur cadet
David Grossman, quant à lui, tout en restant
très engagé et en dénonçant les failles de la
politique et de la société israélienne, explore
aussi, simplement, les tréfonds de l'âme
humaine.
La Shoah est aussi, il ne faut pas l'oublier, l'un des thèmes
majeurs de cette littérature : d'Aharon Appelfeld à Savyon
Liebrecht, d'Aharon Megged à Haïm Gouri, de Nathan Alterman
à David Grossman ou, plus jeune encore, Amir Gutfreund, la
prose et la poésie ont redonné une voix aux disparus. Après le
refoulement, et le long et pesant silence qui a entouré le retour
des rescapés, les langues se délient, et on ne compte plus les
textes qui, même s'ils ne traitent pas de ce thème de façon
directe, tournent autour, laissant apparaître la blessure des
deuxième et troisième générations.
On ne peut conclure ce bref panorama sans évoquer Yoël
Hoffman, qui décompose le monde en phénomènes sans
cohérence, et Etgar Keret, qui nous plonge dans un univers
surréaliste à la limite de l'absurde, peuplé de personnages à la
dérive. Ni sans évoquer aussi la percée effectuée depuis
quelques décennies par les femmes, Orly Castel-Blum, Yehoudit
Katsir, ou Zerouya Shalev, pour ne citer qu'elles. Leur mérite
est d'autant plus grand qu'il n'a pas été facile de s'imposer dans
une société sur laquelle les hommes ont longtemps exercé leur
emprise. Il était temps que la place de la femme dans la
littérature - tant comme auteur que comme personnage - reflète
le rôle qu'elle joue aujourd'hui dans le paysage israélien.
CULTURE
Quand les femmes
lisent la Bible
PAR JANINE ELKOUBY
Janine Elkouby a dirigé avec Sonia Sarah Lipsyc un ouvrage qui réunit pour la première fois en France des
contributions de femmes juives, intellectuelles d'horizons divers, sur le thème " Quand les femmes lisent la
Bible ". Notre amie Janine Elkouby présente ci-dessous ce livre à nos lecteurs et explique pourquoi il faut
écouter aussi la voix des femmes qui ont entrepris de lire et de commenter la Bible
T
ous les matins, l'homme
juif récite, parmi d'autres,
la bénédiction suivante :
"Béni sois-tu qui ne m'as
pas fait femme".Cette
bénédiction quotidienne
cristallise et symbolise le malaise de
nombreuses femmes juives : elle révèle
et illustre le statut inférieur des femmes,
à travers le soulagement que les
hommes semblent y exprimer d'avoir
échappé à une condition dévalorisée.
Et, en effet, au sein de ce judaïsme
qu'elles aiment pourtant et auquel elles
adhèrent, elles sont confrontées à des
problèmes parfois douloureux , qui les
mettent en porte à faux avec le monde
dans lequel elles évoluent : leur
situation de femme dans la société juive
accuse un indubitable retard sur celle
qui leur est faite dans la société globale,
en particulier dans les domaines de
l'accès à l'étude et du droit familial.
L'accès à l'étude demeure limité, en
France tout au moins : dans la quasitotalité des écoles juives, la Loi orale
(Michna
et
Guemara),
reste
exclusivement réservée aux garçons. Or,
rappelons-le clairement et sans
ambiguïté, nulle part l'étude féminine
n'est interdite : les femmes en ont été
dispensées, il est vrai. Mais cette
dispense, au fil du temps, a été vécue
et présentée comme une interdiction de
facto, si bien que l'étude des femmes est
restée un phénomène exceptionnel et
marginal, sur lequel plane le soupçon,
comme le montre bien Yentl, la célèbre
nouvelle de I. Bashevis Singer. Quant
aux décisionnaires contemporains,
nombre d'entre eux insistent sur la
nécessité pour les femmes de
s'impliquer dans l'étude, conscients que
celle-ci
constitue
un
facteur
incontournable d'identité dans le monde
juif d'aujourd'hui, grignoté par
l'assimilation et l'ignorance dans
laquelle la première s'enracine. Mais la
France a, dans ce domaine comme dans
d'autres, un retard considérable : il
n'existe pratiquement aucun lieu qui
dispense un enseignement de Talmud
aux femmes, si l'on excepte quelques
le Guet, il fait de sa femme une Agouna
dans le premier cas, une Mesorevet
Guet dans le second, c'est-à-dire, dans
l'un et l'autre cas, une femme " ancrée
" dans un mariage fictif, qui ne peut
refaire sa vie et qui donnera naissance,
si elle passe outre, à des " Mamzerim ",
des enfants qui ne pourront pas se
marier. Il faut souligner avec force que
Tout texte, sacré ou non, n'a pas de sens en luimême, il n'en prend que lu, écouté, dit, dédit et
redit par des êtres humains qui en écoutent en eux
l'écho, le relient à leur histoire, à leur sensibilité,
aux connotations des termes qu'ils emploient.
rares initiatives privées, alors qu'en
Israël et aux USA, nombreux sont les
instituts qui, comme Matan
à
Jérusalem, offrent un enseignement de
très haut niveau aux femmes.
Le droit familial est le domaine où les
problèmes qui se posent aux femmes
sont les plus graves et les plus
douloureux : le divorce religieux ou
Guet
est,
à
l'origine, un acte
de répudiation
unilatéral. Cette
caractéristique
entraîne
des
conséquences
qui peuvent être
dramatiques pour
l'épouse : lorsque
le mari disparaît
sans laisser de
traces ou, cas le
plus
fréquent
aujourd'hui,
refuse d'accorder
l'ampleur
du
phénomène
des
Messoravot Guet est un problème
propre à notre époque : elle est liée au
comportement scandaleux d'hommes
qui exploitent cyniquement l'avantage
que leur donne, croient-ils, la Halakhah,
pour briser la vie de femmes avec
lesquelles ils ne vivent plus ou pour leur
extorquer d'énormes sommes d'argent
en échange du Guet, parfois confortés
INFORMATION JUIVE Mars 2008 17
CULTURE
dans leur attitude par la passivité de
certains tribunaux rabbiniques.
C'est à partir du constat de ce
décalage entre la condition des femmes
juives au sein de leur communauté et
celle dont elles bénéficient dans la
société civile, que je me suis mise à
interroger les textes juifs, à aller voir sur
place et sur pièces si le judaïsme est
vraiment, comme le prétendent certains,
un système de pensée misogyne, désuet,
clos sur des vérités d'un autre âge ou si,
au contraire, il recèle, pour qui sait s'y
rendre attentif, des nourritures
susceptibles d'assouvir des faims
d'aujourd'hui. Je ne surprendrai
personne, pas même moi-même, en
reconnaissant que je n'ai pas trouvé de
réponse figée ni définitive à cette
interrogation. Oui, il y a des textes
négatifs sur les femmes, qui traduisent
d'abord les préjugés mêlés de crainte
que peuvent éprouver des hommes
devant cette terra incognita que sont
pour eux les femmes ; mais il y a aussi
des textes extrêmement positifs,
respectueux et attentifs à préserver la
dimension de personne des femmes. J'ai
compris d'abord que tout est question
de lecture et d'interprétation. Tout texte,
sacré ou non, n'a pas de sens en luimême, il n'en prend que lu, écouté, dit,
dédit et redit par des êtres humains qui
18 INFORMATION JUIVE Mars 2008
en écoutent en eux l'écho, le relient à
leur histoire, à leur sensibilité, aux
connotations des termes qu'ils
emploient. Aucun lecteur n'épuise le
sens d'aucun texte. Aucun texte n'est
définitivement clos. J'ai compris ensuite
que la Tora, qui a été donnée dans un
temps précis, prend comme point de
départ la société telle qu'elle est, avec
ses esclaves, sa polygamie, son état
patriarcal ; elle parle le langage des
hommes ; mais elle sème des graines de
libération que l'être humain devra faire
fructifier, afin de parfaire la création
juive d'aujourd'hui, des orthodoxes aux
libérales, et dont le dénominateur
commun est l'amour de l'étude et
l'engagement dans le judaïsme. Les
articles se répartissent selon deux axes
: un axe exégétique d'une part, un axe
halakhique et sociologique d'autre part.
On y trouve ainsi des études sur des
personnages comme Dina ou les filles
de Tselophrad, sur le masculin et le
féminin chez Rachi, sur la Chekhina
figure du féminin, mais aussi sur des
problématiques contemporaines comme
l'étude des femmes, le divorce, la
dans laquelle Dieu a placé l'homme
comme partenaire à part entière et d'y
rendre possible une égalité qui ne soit
pas, surtout pas, une identité…Est né
en moi, alors, le projet d'écrire, de
partager ma réflexion, mes doutes et
mes interrogations avec d'autres.
représentativité dans la sphère publique.
Le résultat est, les lecteurs s'en rendront
compte, d'une extrême diversité et d'une
extrême richesse. UneTamar Ross, par
exemple, professeur de pensée juive à
l'Université de Bar Ilan, écrivant sur "
les incidences du féminisme sur la
réalité de la loi juive", une Béatrice de
Gasquet dressant un "panorama des
féminismes juifs américains", abordent
des problé-matiques complètement
inédites en France et ouvrent la
réflexion sur des champs parfaitement
inexplorés, particulièrement dans la
société orthodoxe. Je forme le vœu que
ce livre ouvre la voie à d'autres livres et
que d'autres femmes, nombreuses,
ajoutent leur parole à celle des hommes
afin que le monde de la Tora soit plus
riche et plus vivant.
J.E
Projet que j'ai pu réaliser lorsque
Schmuel Trigano nous a demandé, à
Sonia Sarah Lipsyc et à moi-même, de
concevoir un numéro de Pardès sur
l'exégèse juive au féminin et de mener
à bien sa publication. Nous nous
sommes mises au travail avec
enthousiasme. Quand les femmes lisent
la Bible, paru en novembre 2007, réunit
une vingtaine de contributions de
femmes francophones, qui appartiennent à tous les courants de la société
© Alain Azria
LA VIE DE L’ACIP
Cérémonie d'inauguration du centre Fleg dans le grand Amphithéatre de la Sorbonne
Centre Fleg : une inauguration
en grande pompe
L
a cérémonie d'inauguration du nouveau centre des
étudiants Edmond Fleg organisée par le
Consistoire de Paris Ile de France, et placée sous
le haut patronage du président de la République
Nicolas Sarkozy, s'est déroulée dimanche 17 février
au Grand amphithéâtre de la Sorbonne.
© Alain Azria
La cérémonie officielle de réouverture du Centre Fleg s'est tenue le 17 février à la Sorbonne en présence
d'intervenants prestigieux et devant un Grand Amphithéatre comble. Retour sur un évenement
exceptionnel en l'honneur des étudiants juifs de Paris.
Devant une assistance de près de mille invités, et en présence
notamment du Recteur de l'Académie de Paris et du prix Nobel
de Physique Claude Cohen-Tanudji, de nombreuses personnalités
se sont succédées à la tribune pour célébrer la réouverture du
centre des étudiants juifs de Paris, une cérémonie animée par
le journaliste Ariel Wizman. Après que le nouveau président du
centre Fleg, Daniel Vaniche, ait rappelé les défis et les projets
du centre, Francis Huster a procédé à une lecture très émouvante
d'un long extrait d'un ouvrage d'Edmond Fleg sur le thème de
" Qu'est ce qu'être juif ? ".
Eric de Rothschild, vice-président de la Fondation pour la
Mémoire de la Shoah, partenaire du Consistoire dans la
réouverture du Centre, a rappelé le rôle majeur joué par son
père, Alain de Rothschild, qui avait offert en 1966 l'hôtel
particulier de la rue de l'Eperon au Consistoire de Paris pour en
faire un centre d'étude, d'échanges et de rencontres pour les
étudiants juifs de Paris.
Francis Huster lit Edmond Fleg
INFORMATION JUIVE Mars 2008 19
LA VIE DE L’ACIP
Le président du Consistoire central, Jean Kahn, a insisté sur
l'importance que revêt la réouverture du centre en cette année
du bicentenaire du Consistoire et le président de l'Union des
étudiants juifs de France, Raphaël Haddad, a souligné les attentes
et les espoirs que suscite cette maison des étudiants auprès de
la jeunesse de la communauté juive.
Mme Sandrine Mazetier, première adjointe au Maire de Paris,
qui le représentait pour l'occasion, a rappelé la participation au
financement de la Mairie de Paris à la réhabilitation de ce lieu,
par ces mots : " Le Centre Fleg manquait à Paris, Paris n'a pas
voulu manquer au Centre Fleg ".
Leçon inaugurale de Bernard-Henri Levy
Après les interventions du grand rabbin Gilles Bernheim, du
grand rabbin de Paris David Messas, qui a fait part avec émotion
des souvenirs de son poste de premier directeur du centre Fleg
du temps d'Alain de Rothschild, et du grand rabbin de France
Joseph Sitruk, rappelant chacun la place centrale de la jeunesse
dans la communauté juive et plus largement dans le judaïsme,
un intermède musical a été interprété par un de ces talents de
la communauté juive, le jeune pianiste David Greilsammer,
récemment primé aux Victoires de la Musique.
Ce fut alors au tour de Joël Mergui, président du Consistoire
de Paris, organisateur de la cérémonie, de rappeler qu'il n'était
pas possible " de commencer de plus belle façon cette année si
particulière du bicentenaire du Consistoire qu'en célébrant avec
autant de force la jeunesse et la transmission : de l'Histoire à
ambitieux". Pour Joël Mergui, " le centre Fleg doit devenir ce
lieu d'excellence d'où sortiront les talents de la communauté
juive de demain ", avant de conclure que la présence de
personnalités prestigieuses à la tribune comme dans l'assistance
"symbolise cette excellence, cette soif de savoir et de l'étude, cette
rigueur, cet universalisme, autant de valeurs que nous avons
l'ambition d'insuffler à cette maison des étudiants juifs qui renaît
aujourd'hui". Le président de l'ACIP a tenu à remercier la FMS,
la Mairie de Paris et le Conseil Régional sans qui l'ouverture du
Centre n'aurait pas été possible.
Bernard-Henri Levy, invité de marque de la cérémonie, a
proposé une leçon inaugurale portant sur la vie et l'œuvre du
poète et essayiste d'Edmond Fleg (1874-1963), rappelant
l'engagement de l'intellectuel en faveur d'une vision moderne en
son temps du judaïsme français et d'Israël, et rendant hommage
à ses écrits qui en ont fait l'une des grandes figures de la pensée
juive en France (Cf. l'intégralité de la leçon reprise ci-après).
Enfin, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la
Recherche Valérie Pécresse a déclaré que le centre Fleg est un
exemple pour le gouvernement qui lance actuellement son plan
Campus des Universités françaises. Souhaitant une longue vie
au centre Fleg, la ministre a conclu cette cérémonie de haut niveau
à l'honneur des étudiants juifs de Paris, marquée par la présence
de nombreuses personnalités reflétant chacune d'elles des facettes
différentes et complémentaires de l'excellence qui devra désormais
caractériser le nouveau centre Fleg.
Bernard-Henri Levy, Valérie Pécresse, Joël Mergui et Daniel Vaniche à la tribune
l'avenir ". " En 1808, Napoléon créait le Consistoire et s'adressait
alors aux juifs pour s'organiser dans la société ; en 2008, le
Consistoire rouvre Fleg et s'adresse à la jeunesse juive pour
construire son futur dans la cité ". Et d'ajouter qu'après des années
de travail et d'effort, qui avaient fait de cette " réouverture une
priorité du Consistoire ", cet " événement majeur de la
communauté juive s'adresse à l'ensemble des
étudiants juifs dans toute leur diversité ". Un
vibrant hommage leur a été rendu pour la
dignité qu'ils ont su conserver au cours des
dernières années malgré un contexte souvent
difficile, marqué par le retour des actes
antisémites et les frustrations subies, notamment
lors de l'ignoble assassinat d'Ilan Halimi
intervenu exactement deux ans auparavant.
"Malgré les difficultés, les doutes, les
souffrances, jamais vous n'avez remis en
question votre fidélité aux valeurs du judaïsme,
aux valeurs de la République, vous avez su nous
écouter et résister à la tentation de la
provocation". Et de préciser avec force que le
centre sera à l'image des étudiants juifs de Paris,
"ouvert et tolérant, mais aussi exigeant et
20 INFORMATION JUIVE Mars 2008
La cérémonie s'est achevée par le dévoilement de la plaque
d'inauguration officielle au centre Fleg lui-même en présence
des principaux acteurs de cette réouverture qui aura constitué
un des événements majeurs de la communauté juive de France
en ce début d'année 2008.
Vous pouvez écouter l'ensemble des discours prononcés lors
de la cérémonie d'inauguration sur le site www.consistoire.org
Dévoilement de la plaque du Centre Fleg par
le grand rabbin de Paris David Messas et Joël Mergui
LA VIE DE L’ACIP
Document :
La leçon
d'Edmond Fleg
PAR BERNARD-HENRI LÉVY
Nous publions ci-dessous le texte de l'intervention de notre ami Bernard-Henri Lévy lors de l'inauguration
à la Sorbonne du Centre Edmond Fleg le 17 février.
Sur ce dernier point, et par
parenthèse, j'ai une position plus
nuancée que ce qui s'est énoncé ici ou
là. Je trouve que l'idée, en son
principe, n'était pas forcément une
mauvaise idée. Je pense qu'il est
toujours bon de faire en sorte que la
mémoire morte devienne une mémoire
vive, prenne vie dans la conscience des
vivants. Je pense que va dans le bon
sens, que représente toujours une
conquête philosophique et morale, ce
qui permet aux morts d'être nommés ;
ce qui permet d'en faire le deuil
singulier et non en bloc ; ce qui leur
permet d'échapper à l'anonymat de
l'agrégat, du grand nombre, du chiffre
collectif fonctionnant comme talisman
et comme formule fétiche.
que l'opinion répond à l'initiative sarkozyenne et, rien que pour
cela, on n'a pas envie de la condamner tout à fait.
Mais en même temps…
Pour que l'idée soit vraiment belle, il eût fallu plusieurs
choses…
Il eût fallu consulter, d'abord, les représentants de la Fondation
pour la Mémoire de la Shoah, à
commencer par Simone Veil. Il eût fallu
associer les parents, les maîtres Nicolas Sarkozy, s'il l'avait fait, aurait
appris, par exemple, qu'il y a des tas de
classes de CM2 où l'on parraine déjà
un arbre, un animal, une espèce
menacée et que la solution de
l'adoption n'était peut-être pas, du coup,
la bonne idée.
© .Duclos2007
J
e suis heureux que les hasards du calendrier nous
fassent honorer la haute figure d'Edmond Fleg en ce
moment très particulier où les juifs de France en
général, et les jeunes juifs en particulier, s'apprêtent
à célébrer le soixantième anniversaire d'Israël ; où ils
se sentent requis, comme tous leurs concitoyens, par
le regain du débat autour de l'idée de laïcité ; et où ils ont à se
déterminer enfin face à la déclaration du président de la
République annonçant que, à dater de la prochaine rentrée,
"chaque enfant de CM2 devra
connaître le nom et l'existence d'un
enfant mort dans la Shoah ".
Il aurait fallu s'aviser, au passage, du
fait qu'il y a 11000 petits morts et
beaucoup plus d'élèves entrant chaque
année en CM2 - autrement dit que
l'idée même de parrainage un pour un,
d'association d'un enfant mort et d'un
enfant vivant, était une idée hâtive, qui
ne tenait de toutes façons pas.
Il aurait fallu réfléchir au fait qu'un
nom ne veut rien dire, qu'il est juste un
flatus vocis, un son, un gadget, s'il n'est
pas inséré dans un contexte, inscrit
dans une histoire, accompagné, en la
Bref, je fais à ceux qui ont conçu
Bernard-Henri Lévy
circonstance, d'un vrai discours
cette idée le crédit de croire qu'il y
exposant ce qu'était le nazisme, en quoi il fut singulier, en quoi
avait en eux un reste du fameux mot d'ordre " nous sommes tous
le massacre qu'il perpétra était et reste irréductible à tout autre
des juifs allemands " - transformé, là, en un louable " nous
- l'initiative était impensable, en d'autres termes, avant l'année
sommes et devons tous être (un peu) des petits juifs français
où l'histoire du nazisme est au programme des enseignements.
livrés par la police française et exterminés par la machine de
mort nazie ".
Il aurait fallu prendre conscience, en un mot, que la mémoire
sans ses outils, les noms sans leur contexte, c'est l'entrée dans
Et puis je pense, enfin, qu'il y a dans la levée de boucliers à
un univers étrange, spectral, un peu spirite, morbide,
laquelle on a assisté ces derniers jours, dans cette prolifération
thanatophilique, sourdement religieux, mais au pire sens du
de bonnes âmes se souciant de la santé psychique des enfants
mot religieux, au sens dont tout le judaïsme nous a appris à
d'aujourd'hui en se foutant éperdument du martyre psychique
nous défier, car c'est un univers où le mort se saisit du vif et non
et physique des petits enfants d'hier, je pense qu'il y a dans cette
l'inverse.
façon de crier au retour de l'antisémitisme et de se résigner par
avance à ce que n'importe quelle communauté d'" Indigènes de
Bref, il aurait fallu ne pas bâcler ; ne pas improviser ; ne pas
la République " puisse arguer de cette mesure pour réclamer
donner le sentiment de faire un coup ; ne pas mêler la chose,
sa part du gâteau mémoriel, quelque chose de franchement
par parenthèse, à d'autres recommandations, techniques cellesnauséabond : au revoir les enfants, bye bye, on vous a assez
là, visant, comme dans le discours de Périgueux, le lendemain,
vus, on a assez entendu parler de vous, cassez vous - voilà ce
INFORMATION JUIVE Mars 2008 21
LA VIE DE L’ACIP
à simplifier les programmes des écoles primaires, à conforter
l'autorité des maîtres, à réintroduire la Marseillaise et le drapeau
dans les classes - ne pas donner le sentiment, comme dans
l'affaire Guy Mocquet, que la mémoire est un self service où
l'on viendrait faire provision de symboles et d'emblèmes.
Qu'il faille trouver les moyens de transmettre la mémoire de
la Shoah, bien sûr. Qu'il appartienne à la génération du président
de trouver les voies, et les voix, du devoir de Mémoire prôné
par Primo Lévi, évidemment.
Loin d'être ces grands bourgeois trop sages, un peu solennels,
ennuyeux, que l'on caricature parfois, ce furent, pour certains
d'entre eux, des vrais intellectuels, animés par une sorte de
ferveur, parfois une mystique - je pense à James Darmesteter
par exemple ; ou à Joseph Salvador brossant un tableau de
l'histoire universelle dont le sens ultime devait être la défaite
du Vatican et la victoire d'une France quasiment parée des grâces
du messianisme.
Mais, du point de vue juif, c'est un judaïsme vide.
Mais pas comme ça. Pas cette légèreté. Pas cette frivolité. Pas
cette façon de nous dire qu'il y a des solutions simples aux
questions les plus complexes. Pas ce gâchis.
C'est un judaïsme qui est forcément vide puisqu'il s'est
systématiquement vidé de tout ce qui n'était pas compatible
avec l'identité républicaine.
Mais j'en viens à notre sujet d'aujourd'hui.
J'en viens à ce nom que nous
sommes rassemblés pour célébrer et
qui est le nom d'Edmond Fleg, ce juif
français, né en 1874 à Genève, mort
en 1963 à Paris, Quai aux Fleurs, dans
un immeuble que je connais bien car
c'est celui où vécut et mourut aussi cet
autre grand nom de la pensée juive
qu'est Vladimir Jankélévitch.
Edmond Fleg était un poète, un
dramaturge, un philosophe, un grand
lecteur de la Bible, qui eut le temps,
dans sa longue vie, d'être le
contemporain de Péguy et de Bernard
Lazare ; puis d'Albert Cohen et Léon
Blum ; puis de Manitou et de Levinas
- et s'il me plaît de l'évoquer
aujourd'hui c'est que, même s'il ne s'est
évidemment pas posé les mêmes
questions que celles que nous nous
posons aujourd'hui, il nous donne des
instruments, à coup sûr, pour y
répondre.
C'était un judaïsme aseptisé, neutralisé, qui ressemble à ce
visage dont Proust dit, dans La
Recherche, comment, à la façon d'" une
bossue bien arrangée ", Bloch a réussi
à y " raboter " tout ce qui pouvait
rappeler, trahir, le judaïsme en lui.
C'est un judaïsme peureux, obsédé
par la peur de créer ou faire renaître
l'antisémitisme, presque honteux.
C'est un judaïsme qui ne veut pas
entendre parler de Dreyfus, ni des juifs
étrangers déportés, car tout ça va leur
porter malheur et attirer la foudre sur
leur tête.
C'est un judaïsme conventionnel,
affamé de respectabilité, obsédé par
l'idée qu'il faut montrer patte blanche,
être plus français que les Français, plus
patriote que les patriotes.
Et c'est un judaïsme qui, lorsque
vinrent les périls extrêmes, lorsqu'il
fallut reconnaître la réalité du fascisme
français, lorsqu'il aurait fallu se
Je veux, sur Edmond Fleg, vous dire
Edmond Fleg
résoudre à l'idée que l'Idée française
deux choses. Je veux vous proposer
avait divorcé de l'idée juive, fut incapable de le voir - et c'est le
deux brèves séries de remarques.
bouleversant destin de quelqu'un comme Marc Bloch qui,
jusqu'au bout, jusque dans sa polémique avec l'UGIF, jusque
Et la première chose que je veux vous dire c'est qu'Edmond
dans L'Etrange Défaite, jusqu'à dans sa résistance héroïque et
Fleg est un intellectuel qui naît, qui grandit, qui s'inscrit, dans
son supplice, maintient, dur comme fer, son allégeance
un monde très spécial qui s'appelle le franco judaïsme. C'est
inconditionnelle à cette France qui l'a trahi.
quoi le franco- judaïsme ?
C'est un rapport à l'être juif qui a été la règle, en France, de
la naissance du Consistoire aux lendemains, en gros, de la
Shoah et dont le grand postulat était que le judaïsme et la
République c'est la même chose ; que la Torah et les droits de
l'homme ont, au fond, le même contenu ; et que s'il est possible
d'être Français et Juif, s'il est finalement si facile d'être les deux,
c'est qu'il y a identité substantielle entre le message prophétique
et la révolution de 1789.
Ces grands Juifs francojudaïques, ces " Israélites français "
comme ils se définissaient eux-mêmes, ne furent pas des
personnages négligeables. Ils ont joué un vrai rôle dans la
construction de l'Etat républicain. Ils ont noué une alliance avec
la minorité protestante pour arracher la machine d'Etat aux
mains du parti catholique.
22 INFORMATION JUIVE Mars 2008
Peut-être m'objectera-t-on que ce dispositif n'est pas particulier
à la France.
Peut-être m'opposera-t-on le cas, en Allemagne, d'un Ernst
Kantorowicz, cet autre grand juif, auteur de la théorie des deux
corps du roi et qui était si attaché, lui, à l'idée allemande qu'il
continua d'y adhérer jusque dans sa forme nazie et attendit que
les nazis eux-mêmes le chassent pour se décider à prendre acte
du fait qu'entre son nom, son nom juif, et l'idée " volkisch ", il y
avait incompatibilité métaphysique et physique.
Les deux dispositifs, en fait, ne sont pas exactement
comparables. Mais je tiens que ce qui, entre eux, peut se
comparer - en gros, l'aveuglement - a tout de même atteint, en
France, un degré inégalé ailleurs.
LA VIE DE L’ACIP
Le fait, en tout cas, est là. C'est dans ce franco judaïsme
qu'Edmond Fleg apparaît.
C'est là sa scène primitive.
Son berceau biographique et théorique.
Ces grands Juifs francojudaïques, ces
“Israélites français” comme ils se
définissaient eux-mêmes, ne furent
pas des personnages négligeables.
Ils ont joué un vrai rôle dans la
construction de l'Etat républicain.
Dans un de ses textes tardifs, la leçon d'ouverture du premier
Colloque des intellectuels juifs de langue française de 1957, il
soutient que " tout homme dont le cœur est plein de miséricorde
est l'incarnation de l'espoir juif " ou que le judaïsme n'est rien
d'autre que " le rêve de Paix entre les hommes " - ce qui est
l'énoncé francojudaïque type.
Sauf qu'il y opère un certain nombre de déplacements, de
percées, de réévaluations et révolutions idéologiques dont nous
lui sommes, aujourd'hui encore, redevables - et ce sera ma
seconde série de remarques.
Quels sont ces retournements ? Je dirai, pour résumer, que
j'en vois trois.
D'abord une pensée du retour. Un retour bizarre, certes. Un
retour qui ne ressemble pas aux grands retours mystiques dont
l'Allemagne, par exemple, est le théâtre au même moment ou
dont quelqu'un comme Benjamin Fondane, donne aussi
l'exemple en France. Mais un retour quand même. Un retour
assez spectaculaire, et assez intense, pour pouvoir se dire dans
le très beau texte dont on vous a donné lecture et qui s'intitule
" Pourquoi je suis juif ". Et un retour qui, par delà l'ignorance
de départ, par-delà l'incroyable épaisseur de malentendus,
clichés, idées trop simples, diffusés par le francojudaïsme, passe
par une vraie lecture des textes. Edmond Fleg fut l'un des
cofondateurs, avec Jean Halpérin, Emmanuel Levinas, d'autres,
de ce Colloque des Intellectuels juifs de langue française qui
joua - Ady Steg, ici présent, s'en souvient mieux que personne
- un rôle si décisif dans la renaissance des études juives en
France. Mais il fut surtout un grand, très grand, traducteur de
la Bible : il traduisit les deux premiers volumes du Pentateuque ; et, autant que j'en puisse juger, il le fit en transportant
dans le français la rugosité, les sonorités, le souffle,des mots et,
plus encore, des noms de l'hébreu - je crois que sa traduction
fut la première à refuser cette façon que l'on avait, avant lui,
jusque dans le geste de traduire, de christianiser, déjudaïser le
texte juif en faisant que les prophètes comme des personnages
de Racine….
Ensuite, la production, après la guerre, d'une nouvelle relation
avec les catholiques. Le rapport au Christianisme, jusque là,
était marqué par une logique de profonde soumission. Le
judaïsme était chose passée. Il était voué, dans l'esprit d'à peu
près tout le monde, à une inévitable extinction. Et, s'il survivait,
s'il y avait encore un peu de monde dans nos temples, c'était
comme un vestige, une séquelle inexpliquée, le fruit d'un
entêtement, un reste. Songez que les meilleurs des catholiques,
les plus bienveillants à notre endroit, ne nous reconnaissaient
que le droit de prendre le chemin de la rédemption et, saisissant
la main qu'ils nous tendaient, de devenir des Max Jacob. Songez
à l'aventure de Rosenzweig qui, avant de devenir le philosophe
juif que vous savez, avant de réinventer les études juives pour
son siècle et pour le notre, commença par estimer que le temps
du judaïsme était fini et que, s'il passait par la case synagogue,
c'était, cette fameuse nuit de kippour 1913, pour mieux sauter
dans le Christianisme. Songez que même Herzl, avant d'en
venir au sionisme et de réinventer, après d'autres, l'idée, assez
géniale, de rédemption par la libération nationale, écrit sa
fameuse lettre à l'archevêque de Vienne où il lui propose le deal
du siècle : persécution contre conversion - vous renoncez à nous
tuer et je vous amène, moi, tel un nouveau Sabbataï Zvi, tous
les juifs d'Europe et du monde pour conversion en masse. Eh
bien Edmond Fleg crée, avec Jules Isaac, Les Amitiés Judéo
chrétiennes. Et il les crée à partir de l'idée, complètement neuve,
que Juifs et Chrétiens sont des égaux, qu'ils peuvent et doivent
parler d'égal à égal, qu'il y a là deux expériences représentant
deux voies d'accès, deux vraiment, aussi légitimes l'une et l'autre,
à la vérité et à l'être - c'est ainsi par exemple que, en réponse à
Jean Wahl, dans la discussion qui suivit sa " Grande Leçon " au
Colloque déjà cité, il peut affirmer que "christianisme et
judaïsme impliquent simplement une double phase pour arriver
à la même chose ". Il y a une formule, chers amis, qu'Edmond
Fleg avait en horreur. C'est une formule que nous employons
encore et dont il a montré pourtant que c'est la matrice même
de l'erreur, le principe absolu de la soumission, l'instrument du
suicide. Cette formule qu'il a proscrite, ces mots qu'il faudrait,
après Edmond Fleg, ne plus jamais prononcer c'est les mots
d'" l'Ancien Testament ". Car " Ancien Testament ", dit-il, c'est
deux mots pour trois erreurs. Oui, vous dîtes " Ancien Testament"
et, ce faisant, vous dîtes trois bêtises à la fois. Primo, vous êtes
en train de parler d'un texte qui n'est pas ancien du tout, mais
Edmond Fleg fait partie de cette
minorité de juifs qui, là encore,
cassent tout. Il fait partie de
ces visionnaires qui, dès les
lendemains de l'affaire Dreyfus,
à travers une série de petites
institutions où il retrouve
Bernard Lazare, Victor Basch,
puis Albert Cohen et d'autres,
envisagent l'hypothèse
d'un retour en Israël
jeune, très jeune, plein de vie et de santé, nouveau, riche de
leçons dont vous ne soupçonnez pas la fécondité. Deuxio, qui
dit testament dit mort annoncée ; c'est quand la mort est là qu'on
rédige son testament ; or nous n'avons, nous, juifs, porteurs du
nom et du texte juif, aucune intention de mourir, ni aujourd'hui
ni demain, puisque l'idée est, par hypothèse, que le judaïsme
est ce message jeune, cette autre voie d'accès à l'Être ! Et puis,
INFORMATION JUIVE Mars 2008 23
LA VIE DE L’ACIP
tertio, " Ancien Testament " suppose que le judaïsme est une
religion souche, la mère du Christianisme, sa matrice : " voyez
comme nous sommes bons, disent les néo chrétiens ! voyez
comme nous avons changé ! nous avons compris que Jésus était
des vôtres ! nous ne discutons plus l'origine juive du
Christianisme ! nous vous respectons ! nous vous aimons !
comment ne vous aimerions-nous pas ? quels monstres serionsnous, quels méchants nommes vraiment, si nous n'aimions pas
nos pères ? " - sauf qu'Edmond Fleg n'est pas d'accord… car qui
dit père dit, à nouveau, mort annoncée… qui dit fils dit, à
nouveau, transmission par effacement… or nous n'avons aucune
intention de nous effacer, répète-il… aucune intention de
mourir... votre père ? merci du cadeau ! bravo le piège ! nous
préférons être vos frères… vos frères aînés, mais vos frères…
vous nous aimerez peut-être moins…. vous ne nous respecterez
pas autant … mais tant pis… mieux comme ça… C'est, dans
les relations judéo-chrétiennes, une vraie révolution - celle dont
va s'inspirer Levinas et qui va produire quelques uns de ses plus
beaux textes.
Vladimir Jankélévitch
Et puis, troisièmement, le sionisme. Il était impensable, le
sionisme, dans le cadre du francojudaïsme. Il était effrayant
d'abord. Véritablement effrayant. On disait " sioniste ", on
prononçait juste le mot - et surgissait le spectre de tous ces juifs
pouilleux, scrofuleux, crapuleux, infréquentables, impossibles,
dont les franco- juifs avaient si peur qu'ils compromettent leur
belle et bonne assimilation. Mais il est, surtout, impensable. A
proprement parler impensable. Car Paris c'est Jérusalem. Car
c'est Paris, pas Jérusalem, qui est supposé, par hypothèse, dans
le paradigme franco judaïque, être la capitale promise aux temps
messianiques. Or Edmond Fleg fait partie de cette minorité de
juifs qui, là encore, cassent tout. Il fait partie de ces visionnaires
qui, dès les lendemains de l'affaire Dreyfus, à travers une série
de petites institutions où il retrouve Bernard Lazare, Victor
Basch, puis Albert Cohen et d'autres, envisagent l'hypothèse
d'un retour en Israël - il disait, on disait, encore Palestine… Il
est l'un des tout premiers juifs français à prendre l'idée sioniste
au sérieux et à y voir un chemin, un destin, possibles pour les
Juifs de France. Alors il s'agit d'un sionisme exsangue, bien sûr.
Il s'agit d'un sionisme humanitaire et, comme on dit alors,
" philanthropique ". Mais d'abord c'est un sionisme sincère, et
même fervent (lisez, une fois de plus, son intervention au
Colloque déjà évoqué). Ensuite, c'est
un sionisme
24 INFORMATION JUIVE Mars 2008
interconfessionnel qui ratisse très au delà de la sociologie
purement juive (des chrétiens, des libres penseurs, des politiques
de toutes obédiences - le rêve !). Troisièmement, c'est un
sionisme qui ne crache pas sur la diaspora mais insiste sans
cesse, au contraire, sur la dialectique entre les deux, leur double
vertu, leur apport réciproque - " si, actuellement, un grand souffle
vient d'Israël vers la Diaspora, il se peut que quelque inspiration
encore puisse venir de la diaspora vers Israël ", dit-il, à la fin
des années cinquante, dans une discussion avec Eliane Amado
Lévy-Valensi et Emmanuel Levinas. Et puis c'est un sionisme "
progressiste ", enfin - c'est un sionisme qui, plus exactement,
voit l'Etat juif comme un Etat exemplaire, nécessairement
exemplaire, rompant avec la logique des nationalismes et
préfigurant, comme la SDN, la société wilsonienne, cosmopolite,
de demain. Tout cela est beau. Il y a là toute une veine humaniste, universaliste - dont il est permis de souhaiter que
le sionisme d'aujourd'hui, ce sionisme français d'aujourd'hui
dont il est l'un des inventeurs et maîtres à penser, conserve le
souvenir. C'est ce que nous faisons, aujourd'hui, en célébrant
le nom d'Edmond Fleg.
La première personne à m'avoir jamais
parlé d'Edmond Fleg fut mon ami, le
baron Guy de Rothschild. Il m'a raconté,
un jour, les débats qui animèrent, au
lendemain de la Libération, en décembre
1945, les premières élections au
Consistoire Central. Il y avait, d'un côté,
une liste rassemblant tout ce que le
judaïsme français comptait de notables
francojudaïques - grandes têtes molles
qui n'avaient rien appris ni compris !
grands Sadducéens tout disposés à
répéter les erreurs d'avant guerre et, tels
les dirigeants de la Judée s'arrangeant
du maître romain et de ses exigences,
étaient prêts à persévérer dans une
ignorance qui leur avait pourtant coûté
déjà si cher. Et puis il y avait, en face,
une liste " moderniste " où figurait donc
le tout jeune Guy de Rothschild et qui
était menée, imaginez-vous, par Edmond
Fleg… Elle plaidait, cette deuxième liste, pour la fin du clivage
entre juifs français et étrangers ; pour l'intégration du travail
social dans les missions des institutions juives ; pour la
réconciliation des " orthodoxes " et des " libéraux " type
Copernic ; et elle plaidait enfin pour la lutte, intraitable, contre
l'antisémitisme et pour la transmission aux jeunes enfants de
la mémoire de la Shoah.
Alors j'essaie d'imaginer ces débats. J'essaie de me figurer ce
personnage étrange, paradoxal, gardant du monde ancien une
fidélité intraitable à la République mais, par ailleurs, pleinement
juif, fermement juif, nouvellement et positivement juif. Et je me
dis qu'il y a là un exemple pour tous ceux d'entre nous qui
entendent vivre leur judaïsme dans le cadre républicain. Et je
me dis qu'il y a là un modèle pour ceux qui veulent ne céder
sur aucune de leurs deux identités. Vous voulez, étudiants juifs,
être en première ligne de la bataille contre le communautarisme ? Vous ne voulez, en aucune façon, mêler votre voix à
celle des apprentis sorciers qui entendent remettre en cause le
modèle laïque ? Et vous avez l'intention de le faire en ne
renonçant pour autant, en aucun cas, à la gloire, l'honneur, la
fierté d'être juif ? Eh bien la leçon d'Edmond Fleg. Je vous
recommande, plus que jamais, la haute leçon d'Edmond Fleg.
DOSSIER
Ou en est l'école
rabbinique de France ?
UNE ENQUÊTE D'HÉLÈNE HADAS-LEBEL
Située depuis 1880 au numéro 9 de la rue Vauquelin, au cœur du quartier latin, découverte de la première
et plus ancienne institution du genre qui, 180 ans après sa création, continue de former les rabbins des
synagogues consistoriales de France. Et de chercher un délicat équilibre entre tradition et modernité.
1829, voilà plus de vingt ans que les Juifs de France sont représentés
par le Consistoire central Israélite de France, créé sous Napoléon. Les
Juifs, citoyens à part entière depuis 1791, ont désormais des relations
officielles avec l'Etat. A cette époque, la majorité d'entre eux sont
originaires d'Alsace et de Lorraine. Le Consistoire réfléchit alors à un
moyen de former des rabbins adaptés aux besoins spirituels et religieux
des fidèles, tout en en faisant des intermédiaires intégrés et
"présentables" vis à vis des autorités publiques.
Il est ainsi décidé de transformer la Yeshiva de Metz en Séminaire
israélite de France, qui sera transféré à Paris, sur décret impérial, en
1859. Cette création est une grande première dans l'histoire du judaïsme
mondial, et le concept totalement moderne pour l'époque, dans un temps
où l'enseignement religieux ne se fait que par la fréquentation de la
Yeshiva traditionnelle.
En 1881, après avoir connu plusieurs adresses, le séminaire s'installe
définitivement -grâce à un riche donateur- dans un immeuble flambant
neuf du 5ème arrondissement, comprenant, classes de cours,
oratoire/synagogue, internat, salle à manger, bibliothèque...
En 1905, la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat met fin à la
participation financière de l'Etat qui avait cours depuis Louis-Philippe
(1831). Le problème financier incombera désormais au seul Consistoire.
Pendant la seconde guerre mondiale, l'école se déplace en province
(à Vichy d'abord, puis à Chamalières près de Clermont-Ferrand, enfin
à Lyon) où elle poursuit son activité dans une quasi clandestinité.
Dès 1945, la vie de l'école reprend son cours parisien et forme les
rabbins qui ont marqué la vie juive française de ces cinquante dernières
années, comme le grand rabbin Jacob Kaplan, grand rabbin de France
de 1955 à 1980. Membre de la prestigieuse Académie des sciences
morales et politiques, il incarnait l'image même du rabbin français,
alliant savoir juif rigoureux et culture générale universelle.
Avant lui, d'autres grands rabbins exceptionnels avaient marqué
durablement la communauté juive française : Zadoc Kahn (1889-1905),
grand traducteur de la Bible en français, ou encore, Israël Lévy (19201939), immense érudit qui abandonna son poste de professeur à l'école
pratique des hautes études pour se consacrer à la vie de la communauté.
Depuis 1992, l'école rabbinique est dirigée par le grand rabbin Michel
Guggenheim, ainsi que le fit son père Ernest Gugenheim, quinze ans
plus tôt.
Y
a-t-il une limite d'âge pour postuler à l'école
rabbinique ? " En théorie - nous dit le grand
rabbin Michel Gugenheim - c'est 27 ans. Très
exceptionnellement, nous autorisons un candidat
ayant dépassé la limite d'âge -et dont la valeur
et l'excellence ont été reconnues- à passer nos
examens sans avoir suivi nos cours, à condition qu'il soit parrainé
par les trois grands rabbins du Séminaire, de Paris et de France.
Il pourra ainsi obtenir le diplôme de notre école, qui lui donnera
le droit de diriger une communauté consistoriale.
Il n'est cependant pas nécessaire d'être formaté pour être
un bon rabbin. " Ce " moule " est plus un état d'esprit, une vision
de la communauté juive française de l'intérieur, un respect de
ses autorités rabbiniques, qui n'empêche personne de s'épanouir
en accord avec sa personnalité ".
Selon le directeur du Séminaire, les candidats sont triés sur
le volet, et doivent au minimum avoir un baccalauréat. " A tout
acte de candidature, nous répondons par l'envoi d'un règlement,
présentant le profil requis, avec cinq caractéristiques
essentielles : la piété et une pratique rigoureuse, une santé
psychologique parfaite, des qualités de cœur et d'esprit, un bon
sens de la communication. Permettez-moi de développer ces
cinq points : pour la piété et la pratique rigoureuse des
commandements, c'est une évidence ; nous évitons les néophytes
dont la tradition religieuse, toute récente peut être instable et
Dès 1945, la vie de l'école reprend
son cours parisien et forme
les rabbins qui ont marqué la vie
juive française de
ces cinquante dernières années .
risque de ne pas être installée de manière définitive. Pour la
santé psychologique, c'est également fondamental : le rabbinat
est une occupation exaltante mais également constamment "
agressée " par les fidèles. Il faut être équilibré pour répondre
aux nombreuses sollicitations, à tout moment de la journée. Il
m'est arrivé de me tromper, d'avoir quelques surprises : les
matériel humain est une chose délicate, fragile…
Autre point : les qualités de coeur et d'esprit. Il importe que
le candidat ait l'amour de l'autre chevillé au coeur. Au début,
j'avais tendance à favoriser les compétences intellectuelles, mais
l'expérience m'a montré qu'un homme dévoué d'une intelligence
moyenne faisait un meilleur rabbin qu'un brillant esprit
INFORMATION JUIVE Mars 2008 25
DOSSIER
intellectuel, passionné d'études mais peu intéressé par la gestion
d'une communauté ou par la rencontre avec l'autre. L'idéal c'est
évidemment, d'avoir les deux !
Autre point, la motivation : je demande une longue lettre
manuscrite, où le candidat se présente professionnellement et
humainement. A cette lettre doivent s'ajouter des avis favorables
Le grand rabbin Michel Gugenheim :
Je pense qu'un bon rabbin ne peut
l'être que par vocation.
de la part de parrains rabbiniques ou communautaires (directeur
d'école juive), des personnes de confiance qui m'assurent de la
stabilité et de l'assiduité du candidat. Etant donné l'immense
charge que nous portons en l'occurrence, je pense qu'un bon
rabbin ne peut l'être que par vocation, et non parce qu'il a raté
son concours d'entrée en médecine et qu'il a étudié dans une
école juive ".
d'une année sur l'autre, entre cinq et vingt. " Le séminaire compte
quinze élèves en tout, sur cinq ans. Idéalement, chaque année,
trois élèves doivent entrer et trois en sortir diplômés. Mais l'an
dernier, j'ai recruté huit candidats, dont six sont finalement
restés : une année faste ! ".
Cela suffit-il cependant à combler les besoins des synagogues
consistoriales ? " On a toujours besoin de plus, précise le grand
rabbin. Mais nous devons tenir compte d'un paramètre objectif
qui est la rémunération en fonction des postes disponibles. En
cela, nous répondons à la demande. C'est parfois un jeu de
chaises musicales un peu complexe, mais globalement, on est
toujours parvenu à trouver un rabbin pour une communauté ou
une communauté pour un rabbin "
Comment les répartissez-vous sur le territoire français ?
"En fonction des places vacantes, de leur âge (une
communauté importante ne se satisfera pas d'un jeune
débutant), de leur situation maritale (un rabbin marié avec des
enfants sera envoyé dans une ville disposant d'une école juive
et d'un mikvé), mais
aussi de leurs rites.
Tradition-nellement,
dans les communautés
séfarades, le rabbin
cumulait souvent les
rôles de hazan (chantre),
chokhet (abatteur rituel),
mohel (circonciseur)...
Aujourd'hui aussi, pour
des raisons culturelles et
financières, dans les
communautés séfarades
de province -souvent très
attachées
à
leurs
traditions d'origine- le
rabbin cumule une
partie de ces rôles. Je
n'enverrais par exemple,
jamais un jeune rabbin
dans une communauté
marocaine s'il n'en
maîtrise pas la liturgie.
Ce serait un échec
assuré".
Ne pensez-vous pas
qu'au XXIème siècle, le
baccalauréat, c'est un peu
mince comme niveau
d'étude requis ?
" C'est une question
qui se pose en effet. A
l'époque où cette règle a
été
édictée,
les
détenteurs
d'un
baccalauréat étaient
bien moins nombreux
qu'aujourd'hui. D'un
autre côté, je trouverais
dommage de se passer
de certaines forces vives
de la jeunesse juive,
sous prétexte qu'elles ne
sont pas allées à
l'université. Ce qui ne
nous empêche pas
d'encourager
nos
étudiants à obtenir des
licences en études
hébraïques, compatibles
Quant à la formation
avec notre cursus, que
que
reçoivent
les
ce soit à l'institut des
étudiants au cours de
Langues orientales, à St
L'école rabbinique de France - rue Vauquelin à Paris
ces cinq années, il s'agit
Denis ou en province.
de cours qui sont répartis en plusieurs modules de matières :
De facto, certains de nos élèves arrivent chez nous avec des
Talmud, Bible, droit rabbinique et pensée juive, pour les matières
diplômes universitaires intéressants (droit, ingénieur,
" saintes ". Histoire juive et hébreu moderne. Enfin, Français,
informatique) ".
philosophie, expression écrite et orale, sociologie, pour parfaire
la culture globale et s'assurer d'une bonne maîtrise de la langue
Et pour le niveau d'études juives, avez-vous une limite ?
française. Tous les professeurs du Séminaire ont un niveau de
" Je fais passer des tests de niveau sur la base de l'étude d'un
doctorat ou presque.
texte de Rachi, car ses commentaires comprennent différentes
strates de niveau de compréhension. Si le candidat en a une
Vous, vous êtes en charge, en plus des cours de Talmud que vous
lecture et une compréhension aisée, j'estime alors qu'il est déjà
dispensez, du cours de pastorat. En quoi consiste-il ?
relativement autonome et pourra aller beaucoup plus loin dans
" Ce cours me tient particulièrement à cœur. Il existe depuis
l'étude. Quand le candidat a répondu à tous ces critères, j'accepte
toujours et s'étale sur les cinq années d'études, bien que je l'aie
son entrée au Séminaire ".
fait un peu évoluer. Il s'agit d'expliquer à nos élèves comment
gérer les différentes situations communautaires auxquelles est
Le grand rabbin nous précise que le nombre de candidatures
peut être confronté un rabbin français : Qu'est-ce qu'une A.C.I.
sérieuses reçues par le Séminaire chaque année est très variable
26 INFORMATION JUIVE Mars 2008
DOSSIER
(Association communautaire israélite), comment est-elle
structurée, comment fonctionne, en son sein, l'équilibre délicat
entre rabbin et président laïc? Comment gère-t-on les problèmes
liés à la conversion, à la bar-mitsva, au mariage ? A cela, j'ai
ajouté une série de conférences sur des sujets très variés qui
font débat dans nos sociétés contemporaines et auxquels chaque
rabbin a toutes les chances d'être confronté à un moment ou à
un autre, à travers les consultations de ses fidèles. Cela va de
la bioéthique (avortement, procréation médicalement assistée,
acharnement thérapeutique, transplantation d'organe...) à
l'astrologie, en passant par l'homosexualité, le suicide, la
Nous travaillons en symbiose avec
les pouvoirs publics et
avons toujours eu de bons rapports
avec eux.
toxicomanie, la peine de mort, le statut de la femme, mais aussi
les relations avec le judaïsme libéral et conservative...
Ponctuellement, il y a également des cours sur Israël, la vision
que nous en avons ; nous avons également un accord
d'association avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah
qui dispense des cours à nos étudiants sur ce sujet.
J'ajoute que j'apporte une attention particulière aux cours de
dracha (discours religieux hebdomadaire). Chaque élève doit
ainsi, et à tour de rôle, présenter la sienne, dans le cadre d'un
cahier des charges très précis, ( 8 minutes maximum ), très
construit, avec des connaissances et des messages forts ".
Quant au rapport que le grand rabbin de France établit avec
les futurs rabbins, le directeur du Séminaire nous précise que
Joseph Sitruk dispense tous les quinze jours un cours de
pensée et éthique, sur la base de textes de pensée juive et de
commentaires talmudiques, dans lesquels il introduit sa propre
expérience et des conseils pratiques. " Ce cours - ajoute le
grand rabbin Gugenheim - est très profitable aux élèves et
leur donne en outre l'occasion d'avoir un rapport direct avec
le plus haut niveau de la hiérarchie rabbinique française, et
leur donne une un bel exemple de ce à quoi ils peuvent aspirer
en sortant du Séminaire.
Cela étant dit, l'idéal serait de pouvoir répondre de manière
personnalisée à chaque élève. Tous les élèves n'ont pas, en
effet, le même niveau. Mais c'est impossible ! Nous avons
toutefois créé différentes classes pour les cours de Talmud et
de Dinim, où il est impossible qu'un débutant suive le même
cours qu'un élève confirmé. Pour le reste, cela fonctionne un
peu comme les séances d'un cinéma : le cycle des cours s'étale
sur cinq ans ; tant que l'élève a assisté à tous les cours à la fin
de ses études, peu importe quand il a pris le train en marche.
Etant donné le relatif petit nombre d'étudiants, c'est tout à fait
gérable ainsi ".
Vos étudiants viennent-ils d'un même creuset sociologique ?
" Non, pas vraiment. Il fut un temps où les candidats étaient
souvent passés par une école juive (Maïmonide, Yavné à
Paris ; Akiba à Strasbourg). Aujourd'hui ce n'est presque plus
le cas. Certains viennent d'un métier civil (ingénieur, juriste),
et se sont rendu compte qu'ils avaient en vérité une vocation
rabbinique, après avoir pris conscience que leur métier ne
parvenait pas à donner un sens à leur vie ou qu'ils souhaitaient
vivre au quotidien dans un environnement juif. D'autres
viennent de yeshivot de renommée mondiale où ils s'inscrivent
par idéalisme. Au bout de quelque temps, ils se posent des
questions sur ce qu'ils vont faire dans la vie et trouvent dans la
rabbinat un moyen de continuer à étudier tout en se rendant
utiles et en ayant un métier. Certains ont des parents professeurs
dans les grandes écoles, cadres ou patrons d'entreprises, artisans,
comptables ou médecins... "
Les Juifs séfarades sont-ils majoritaires par rapport aux ashkénazes ?
Oui, c'est un fait qui reflète la réalité du judaïsme français
aujourd'hui. Mais parmi les séfarades, il y en a autant originaires
d'Algérie, du Maroc que de Tunisie.
Les programmes ont-ils évolué pour s'adapter aux changements de la
communauté et de la société en général ?
" L'école a connu plusieurs réformes, au cours de son histoire,
dont celles, de mon vivant, entreprises par le grand rabbin Henri
Schilli puis, plus récemment, par le Rav Emmanuel Chouchena.
Etrangement, elles allaient à chaque fois dans le même sens :
augmenter le temps consacré à l'étude du Talmud. Car on ne se
rend pas compte qu'avec l'augmentation du niveau général
d'éducation des gens, le niveau de connaissance religieuse de
certains fidèles a, lui aussi, progressé ".
Aucune réforme dans l'enseignement profane ?
" Plus que des réformes, des ajouts. Des organismes sociaux
juifs viennent faire des conférences sur la pauvreté, la violence,
la toxicomanie, la solitude des personnes dans la communauté.
Au prochain trimestre, un directeur de ressources humaines
donnera un cours sur le thème " comment gérer une carrière, une
feuille de paie, une retraite ? "
Au moment de la polémique sur la formation du Conseil représentatif
ODASEJ
L’ Œ U V R E D ’A S S I S TA N C E S O C I A L E A L’ E N FA N C E J U I V E
est une association reconnue d’utilité publique par décret du 28 mai 1919
Pa r c e q u ’ u n e n f a n t h e u r e u x
devient un adulte qui a de meilleures chances
de construire son avenir et celui
de la communauté
L’ODASEJ a pour mission
d’aider les enfants et les adolescents défavorisés ou
en difficulté sur le territoire national
Leur avenir
est entre vos
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mains
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de solidarité…
Perpétuez la mémoire de vos parents …
… Faites un legs ou une donation à l’ODASEJ
Que vous ayez des héritiers ou non, vous pouvez faire
un legs ou une donation en faveur de l’ODASEJ
en exonération des droits de succession ou de mutation
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Tél. : 01 42 17 07 57 • Fax : 01 42 17 07 67
ODASEJ ESPACE RACHI, 39, RUE BROCA, 75005 PARIS
INFORMATION JUIVE Mars 2008 27
DOSSIER
du Culte musulman, est apparue la question sur la formation des imams
français et leur compatibilité avec les valeurs républicaines. Le consistoire
et son école rabbinique, créés au XIXème siècle gardent-ils aujourd'hui
cet esprit républicain en mémoire, et de quelle manière cela se traduitil dans les cours ?
" Nous travaillons en symbiose avec les pouvoirs publics et
avons toujours eu de bons rapports avec eux, sauf évidemment
pendant la deuxième guerre mondiale. Les discours des rabbins
au début du XXème siècle sont d'un lyrisme patriotique qui ferait
sourire aujourd'hui, tant tout cela a évolué depuis. Pourtant,
nous respectons bien évidemment le principe d'Etat de droit: "
Dina malkhouta dina " (" La loi de l'Etat est la loi ").
Plus qu'un cours spécifique, c'est un état d'esprit général de
notre école. D'ailleurs, prochainement, un membre de notre
communauté qui se trouve être un membre éminent de la
hiérarchie administrative viendra faire un cours sur le
fonctionnement des pouvoirs publics en France. Et puis, la
citoyenneté, nos élèves l'apprennent sur le terrain. N'oubliez
pas qu'un rabbin à un rôle représentatif à l'intérieur mais
aussi à l'extérieur de la communauté. Ainsi quand il arrive
dans la ville pour prendre ses fonctions, le rabbin doit
prendre contact avec les autorités officielles locales pour
se présenter. Il se rend à la mairie pour aller chercher la
liste du protocole. Et je ne connais pas de rabbin en France
qui ait fait des déclarations insultantes ou en contradiction
profonde avec l'Etat français ".
maximum. La première année est de toutes façons à
caractère probatoire, pour l'élève comme pour nous. Il nous
arrive de prendre un risque sur une candidature, en nous
disant que l'appétit peut venir en mangeant !".
Si vous deviez définir ce qui fait un bon rabbin, en une seule
phrase, que diriez-vous ?
" C'est celui qui parvient à faire aimer le judaïsme
davantage. Je tiens à préciser que notre mission de
formation ne consiste pas à rechercher l'intérêt de l'élève,
mais d'abord et avant tout le bien de la communauté. En
d'autres termes, ma satisfaction ne réside pas dans le fait
que j'ai accordé un moyen de subsistance à un étudiant,
mais bien que j'ai trouvé un guide spirituel pour la
communauté ".
Vos élèves ont-ils des appréhensions face à leur futur métier ?
" Certains craignent de ne pas trouver de poste à la sortie.
D'autres ont peur de l'échec, ou se demandent s'ils ont fait
le bon choix, s'ils seront à la hauteur. Des scrupules qui
sont tout à leur honneur ".
Joël Mergui : l'avenir de nos
communautés passe
par la qualité de l'Ecole rabbinique
L' intérêt que je porte à l'Ecole rabbinique et à son avenir
- nous dit M. Joël Mergui, président du Consistoire de
Paris - ne date évidemment pas d'aujourd'hui. “J'ai
toujours eu le sentiment que l'avenir du judaïsme français
dépendait, peu ou prou, de la qualité des rabbins et des
chefs spirituels qui sortiront du Séminaire de la rue
Vauquelin. Après tout, le judaïsme français a souvent eu
parmi ses dirigeants des rabbins qui étaient des hommes
d'une immense culture humaniste mais également des
hommes de science. Je pense en particulier, entre autres,
à des hommes comme Jacob Kaplan, Henri Schilli ou
Emmanuel Chouchena. Une grande partie des rabbins
de nos communanutés d'Ile de France est issue de l'école
rabbinique”.
“Depuis quelques années, le Séminaire rabbinique de
France se trouve confronté à deux problématiques
majeures. La première est de caractère formel : il s'agit
d'entreprendre des aménagements et des transformations
des locaux, rendus les uns et les autres nécessaires si l'on
veut que nos étudiants puissent travailler dans de bonnes
conditions. Le Consistoire de Paris a entrepris ces travaux,
avec la communanuté de la rue Vauquelin et le
Consistoire Central, et s'est engagé à poursuivre dans les
mois qui viennent ces différentes améliorations”.
Rabbin n'est pas un métier facile. Quelles sont les motivations
les plus fréquentes parmi ceux qui aspirent à le devenir ?
" J'entends souvent : " La Tora c'est merveilleux " ; " je
veux étudier tout en servant mes frères " ; " j'ai plaisir à
parler, à échanger, à servir, à enseigner, à aider"... Certains
ont des motivations plus intellectuelles, d'autres plus
humaines, cela dépend des personnalités ".
Certains abandonnent-ils leurs études en cours de route ?
" Rarement ; nous avons un à deux abandons par an
28 INFORMATION JUIVE Mars 2008
“La seconde prolématique concerne la formation ellemême des rabbins qui doit être pour nous un sujet de
réflexion permanente et d'action prioritaire. Parce que
l'avenir de nos enfants dépend aussi de la qualité des
rabbins qui sortiront du Séminaire, chacun peut
comprendre que l'Ecole rabbinique est une des institutions
les plus centrales du judaïsme français. A cet égard, nous
travaillons étroitement avec le grand rabbin de France
pour parfaire l'enseignement qui est dispensé, proposer
des cours du soir, des conférences, et des rencontres entre
DOSSIER
nos élèves-rabbins et leurs ainés. J'ajoute que le Beth
Hamidrach du grand rabbin de Paris organise d'importantes
séances d'études au sein du Séminaire.
Jacques Hubert Ghanassia :
notre engagement pour le Séminaire
Me Jacques-Hubert Ghanassia est président de la communauté
juive de la rue Vauquelin. Comme tel, il est préoccupé au premier
chef par les conditions - matérielles entre autres - du Séminaire
rabbinique. Le bâtiment étant très ancien, il a fallu dans un
premier temps faire face aux différents travaux rendus nécessaires
pour que son aspect extérieur ne soit pas rebutant : " Tous a été
fait - nous dit Me Ghanassia - pour que ces travaux soient
menés dans les meilleures conditions. Il nous a également fallu,
il y a quelques mois, procéder à d'importants travaux afin de
rendre la synagogue plus claire et plus accueillante ".
Mendel BENAROCH 26 ans,
vocation : rabbin
Jeune homme parisien élevé dans une famille traditionaliste
d'origine algérienne, il suit sa scolarité dans les écoles juives
Lucien de Hirsch, puis Yavné où il rencontre un excellent
professeur d'études juives qui l'amène, progressivement, à
devenir plus pratiquant. Après le baccalauréat, il fait une
année de " maths sup ", avant de poursuivre ses études à
Jussieu et de passer les concours d'école d'ingénieur en
candidat libre, pour cause d'observance du shabbat. Reçu à
l'ENSA, une école de radioélectricité à Grenoble, il fréquente
parallèlement le centre d'études juives de la ville où il
contracte le virus de l'étude juive. En cours de deuxième
année, il abandonne son école d'ingénieurs qui l'ennuie
désormais et décide d'entrer à l'école rabbinique. Rencontre
avec un futur rabbin très motivé.
Pourquoi avoir abandonné vos études d'ingénieur si près du but ?
C'est vrai que cela peut paraître un pari un peu fou, mais
à quoi bon continuer des études qui ne vous intéressent pas
quand vous avez enfin trouvé le métier qui vous plaît ? J'avais
un chemin tout tracé, je travaillais déjà en alternance, mais
je ne me voyais pas resté planté devant un ordinateur toute
ma vie. Cela n'avait pas de sens pour moi.
Je me sens progresser chaque jour. Je ne sais pas s'il existe
un métier plus complet que celui de rabbin, où l'on est amené
à développer l'ensemble de nos capacités : intellectuelles,
relationnelles, oratoires, psychologiques, organisa-tionnelles.
"Par ailleurs - ajoute Me Ghanassia - nous nous sommes
trouvés dans l'obligation de refaire pratiquement la
bibliothèque du Séminaire. Elle ne répondait plus
aux besoins de l'heure et à la vocation qui devait être
la sienne à l'origine. Nous voulions donner aux étudiants
de l'Ecole rabbinique une bibliothèque moderne
et opérationnelle. Or, il ne s'agissait pas là d'une
mince affaire : nous avons fort heureusement pour mener
à bien cette opération a bénéficié de l'aide de la Fondation
pour la mémoire de la Shoah, de la Mairie de Paris. Nous
nous sommes enfin attelés à refaire de manière progressive
les parties communes ainsi que les chambres des
étudiants. Je tiens à ajouter que notre communauté est,
avec le Consistoire de Paris et son président M. Joël
Mergui qui s'est totalement investi dans toutes ces
opérations, particulièrement sensibilisée à contribuer au
bon fonctionnement du Séminaire rabbinique et au bien
être des élèves-rabbin".
Il faut être assidu dans l'étude, sérieux, faire preuve d'une
lucidité d'esprit pour être capable de répondre aux besoins
des gens de la communauté.
Quels sont vos meilleurs souvenirs de l'école rabbinique ?
Les cours de Talmud et de Halakha du rabbin Gugenheim.
A chaque fois, c'est lumineux, j'en ressors heureux ! Dire
que, quand je suis rentrée à l'école, je ne savais pas lire une
page de Guemara.
En France, en 2007, craignez-vous d'être la cible d'actes
antisémites ?
Non. Je n'y pense pas pour moi-même et n'ai jamais eu
aucun problème. Ce qui m'affecte en revanche, c'est
d'entendre qu'un rabbin à Lille est agressé, insulté et que
personne n'a bougé.
Idéalement, où aimeriez-vous exercer ?
Je n'ai pas d'endroit rêvé a priori, tant qu'il y a un
minimum de structures juives me permettant de pratiquer
correctement (talmud torah, école juive, mikvé…). Ce moisci dans le cadre du stage pratique de 4ème année, je
commence une série de remplacements les week-ends à
Bordeaux, après avoir été à Angers, Belfort, Nancy, Pau,
Versailles.
Qu'allez-vous y faire ?
J'aurai pour mission des tâches très diverses :
remplacement lors du chabbat, avec direction d'offices,
cours de talmud torah, activités pour les jeunes.
Avez-vous des appréhensions liées à votre profession ?
J'ai peur de mal aiguiller ou de donner des conseils qui
n'aboutissent pas aux gens qui viendront se confier à moi.
Quel est le principal défi d'un jeune rabbin en ce début de
XXIème siècle ?
M'occuper des jeunes pour limiter l'ampleur des mariages
mixtes. Trouver des nouvelles méthodes pédagogiques pour
les éduquer, les passionner, à l'heure où il est de plus en
plus difficile de demander à un ado de se concentrer sur
un livre… Apprendre aussi aux gens à se respecter
mutuellement, à se remettre en cause, à reconnaître leurs
fautes. Plutôt que de se réfugier dans le divorce à la
moindre difficulté. Apprendre à être moins égoïste,
à aimer ".
Quels sont, selon vous, les qualités nécessaires pour être un bon
rabbin ?
Propos recueillis par
Hélène HADAS-LEBEL
Pensez-vous que ce soit un métier facile ?
Non, c'est un travail de titan, bien plus exigeant que celui
que j'effectuais en entreprise. Il faut s'occuper des gens tout
en continuant de s'instruire. En choisissant ce métier, j'ai
choisi l'intensité de vie qui va avec.
INFORMATION JUIVE Mars 2008 29
MÉMOIRE
Les souvenirs d'un résistant juif :
" Ni oubli,
ni pardon "
UN ENTRETIEN AVEC RAPHAËL KONOPNICKI
A 92 ans, Raphaël Konopnicki qui a joué, avec son épouse, un grand rôle dans la Résistance s'est décidé à
publier ses souvenirs dans un livre qui paraît aux éditions Jean-Claude Clausewitch sous le titre "
Camarade Voisin ". Jusqu'en 2001 Raphaël Konopnicki ( qui est le père de notre collaborateur Guy
Konopnicki ) a été le président de l'Amicale de liaison des résistants juifs. Dans l'entretien qu'on lira cidessous, il s'explique sur ses choix et ses combats.
OOO IJ : On a l'impression à vous lire que
vous avez troqué le messianisme juif contre
celui des communistes.
Raphaël Konopnicki : Je n'ai pas
abandonné le messianisme juif pour
celui des communistes. Mes parents
étaient de fervents sionistes et ils m'ont
élevé dans cet idéal. Leur engagement
juif avait une dimension politique.
IJ : Sur ce plan, on peut dire que vous
représentez toute une génération de juifs
venus d'Europe de l'Est et singulièrement de
Pologne. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
R .K. : Non, je ne suis pas
représentatif de toute une
génération de juifs venus
d'Europe de l'Est. Je n'avais
que trois ans lorsque, avec
mes parents, j'ai quitté la
Pologne pour la France où,
tout naturellement, j'ai été
intégré dès mon enfance.
IJ : Un des grands intérêts de
votre livre est que vous y racontez ce que fut la communauté
juive à Metz notamment avant la
guerre. Qu'est-ce qui vous y frappait alors ?
R.K. : À Metz, vieille ville
juive,
vivaient
deux
communautés. Celles des
autochtones dont les croyants
étaient regroupés dans le
Consistoire israélite, avec la
grande synagogue, avec des
œuvres sociales comme la
maison de retraite et l'école
israélite.
Ils
étaient
30 INFORMATION JUIVE Mars 2008
majoritairement aisés- professions
libérales- et vivaient pour la plupart
dans les beaux quartiers. L'autre
communauté
était
composée
majoritairement de juifs qui avaient
quitté la Pologne et les autres pays de
l'Est pour fuir l'antisémitisme. Les
croyants avaient leur propre synagogue
qui jouxtait la grande. Seul le vieux
cimetière juif était commun, encore que
la partie réservée aux juifs allemands
fût longtemps séparée de la française.
En vertu du Concordat, hérité de
l'occupation allemande de 1870-1918,
les cultes religieux étaient financés par
l'État, pour l'entretien des synagogues
qui rétribuaient les rabbins et les
ministres officiants. Parmi les juifs
immigrés, beaucoup étaient très pauvres
et vivaient dans les bas quartiers, dans
des maisons très délabrées, sans confort.
C'étaient essentiellement des tailleurs
façonniers attachés à leurs machines à
coudre 15 à 18 heures par jour, aidés par
leurs femmes qui faisaient le finissage,
le tout pour des salaires de misère.
Certains travaillaient aussi dans les
mines.
Les immigrés avaient une vie
associative professionnelle très
développée. L'Union des
Artisans où tous les métiers
étaient représentés- très
pluraliste- dans son propre
local
organisait
chaque
semaine des débats très suivis
par un auditoire nombreux ;
c'était très convivial. Toutes les
tendances sionistes étaient
représentées : le Poalé Sion et
le Dror, le Comité pour la
Palestine ouvrière et socialiste,
les Sionistes généraux, et
même les partisans de
Vladimir Jabotinsky qu'on
appelait les révisionnistes.
Toutes donnaient souvent des
conférences avec leurs leaders
parisiens.
Raphaël Konopnicki
Les communistes juifs
avaient aussi leur propre
organisation, " la Kluturliga ",
Ligue culturelle, parce qu'ils
MÉMOIRE
étaient interdits en tant qu'organisation
politique, comme étrangers. Ils étaient
relativement nombreux et se voulaient
pluralistes, en élisant un bundiste à la
présidence de leur ligue.
La vie juive de Metz était très animée,
avec ses restaurants et ses commerces
casher. Les soirées théâtrales yiddish
avaient leur public nombreux, de même
les soirées de variété où l'humour juif
faisait oublier leurs soucis aux
spectateurs.
Hélas, les menaces nazies étaient
dans tous les esprits, les ligues fascistes
manifestaient aux cris de " mort aux
juifs". J'ai participé à la fondation d'une
section de LICA (future LICRA), nous
organisions des réunions publiques qui
attiraient des foules nombreuses contre
l'antisémitisme. Mais les jeux étaient
faits, l'offensive allemande du 10 mai
1940 a provoqué l'exode des juifs. Et
Metz n'a jamais retrouvé cette vie
culturelle et politique si intense, si riche.
IJ : Parce qu'un rabbin vous dit une sottise
vous décidez de tout abandonner. Les rabbins seraient-ils les seuls à n'avoir pas le
droit de dire une sottise ?
R.K. : Ce n'est pas le seul rabbin à dire
des sottises. Il y a quelques années un
des deux grands rabbins d'Israël a fait
scandale en déclarant que " Dieu avait
puni le peuple juif pour ses péchés ".
Déjà en 1945, rencontrant à Nice un ami
de mes parents, connu avant-guerre à
Metz, il me demande des nouvelles de
ma famille. Je lui ai dit qu'elles étaient
dramatiques, nous venions d'avoir la
confirmation que plusieurs de nos
proches avaient été gazés à Auschwitz.
Après un silence, il me répond : " Que
voulez-vous, Dieu nous a punis pour nos
péchés. " Je le regarde sidéré et je lui
dis : " Ainsi mon neveu, David, 5 ans et
Solange, ma nièce, 3 ans ont péché ?
Savez-vous ce que vous dites ? "
IJ : Dans la Résistance à laquelle vous
appartenez en même temps que votre épouse,
vous dites avoir apprécié le courage des juifs
et leur esprit de sacrifice.
R .K. : Le hasard des activités
multiples dans la Résistance m'a amené
à diriger à Nice une imprimerie
clandestine qui dépendait de la section
juive de la MOI. J'étais au cœur des
actes de courage des résistants juifs et
de leur esprit de sacrifice. Arrêtés,
torturés, mes amis n'ont pas parlé. Ma
femme, agent de liaison, et moi-même
nous leur devons la vie. Mon livre "
Camarade Voisin " est dédié à leur
mémoire ".
IJ : Pourquoi écrivez-vous que la part prise
par les juifs dans le combat pour la libération de la France a été trop souvent occultée et passée sous silence ?
R.K. : On évoque la part prise par les
immigrés dans les combats pour la
libération de la France. On les cite par
nationalités, mais on oublie souvent de
mentionner qu'ils étaient juifs. Mon ami
Joseph Rosenbaum, dit " l'avocat ", juif
de Dantzig, torturé par la Gestapo de
Nice, n'a pas la plus petite plaque sur
le lieu de son supplice. C'était un des
premiers organisateurs de la Résistance.
Mais à Nice son nom n'est jamais
mentionné dans les cérémonies
officielles.
IJ : Dans quel sens dites-vous que vous
êtes aujourd'hui un militant pour la mémoire
et contre l'oubli ?
R.K. : C'est contre les négationnistes
et les nostalgiques de l'hitlérisme et du
pétainisme, et pour rappeler les luttes
sans concession pour la liberté et la
dignité de l'homme qu'il faut préserver
la mémoire. Ni oubli, ni pardon !
La chronique de Guy Konopnicki
Faites donc lire
Brasillach aux petits
P
ar le seul fait de placer au
centre d'une polémique
les enfants juifs déportés
de France, la proposition
du président de la
République s'avère, pour
le moins, déplacée. Si le but était
d'intégrer le martyr juif dans la mémoire
de la France, nous n'avions nul besoin
d'une formule choc, comme le
parrainage des enfants assassinés. Tout
se passe comme si chaque nouveau
gouvernement voulait marquer de son
empreinte le souvenir de la Shoah. On
ne saurait reprocher à Nicolas Sarkozy
d'exprimer l'émotion, la compassion,
qu'il éprouve à l'évocation de la
souffrance des enfants juifs. Mais on
n'enseigne pas l'histoire en recherchant
le choc émotionnel.
La déportation et l'assassinat des
enfants juifs de France résultent d'une
décision politique, d'un objectif annoncé
par Adolf Hitler dès le début de la
guerre, méthodiquement organisé par
les SS. Les photos d'enfants ne suffisent
pas à comprendre ce processus. Ce n'est
pas l'image de la mort qui permet de
réfléchir, c'est la connaissance des
conditions morales et politiques qui ont
conduit aux massacres. Comment, par
exemple, un écrivain français, un poète,
Robert Brasillach, a-t-il pu écrire, dans
Je suis partout, le fameux " n'oubliez pas
les petits ". Un article monstrueux de
haine, remerciant l'occupant nazi qui
débarrassait la France des juifs, en lui
demandant de ne pas s'arrêter en
chemin et d'emmener, aussi, les enfants.
L'histoire de la Shoah en France ne peut
se dissocier de celle de l'antisémitisme
violent qui s'y exprime, à l'époque de
l'Affaire Dreyfus puis entre les deux
guerres. L'histoire de ce pays coupé en
deux, où les juifs trouvèrent des
défenseurs, comme nulle part ailleurs,
mais où leurs adversaires se sont
radicalisés, jusqu'à exiger leur
extermination. Pour comprendre la
participation de l'État français, le soutien
des élites intellectuelles, il faut
enseigner cet itinéraire monstrueux,
celui de Drumont, de Maurras et de tant
d'autres.
On ne fait pas de la pédagogie avec
des larmes. Il importe de montrer
comment l'enracinement de l'antisémitisme en Europe et en France a
conduit au crime contre l'humanité.
C'est plus difficile que d'agiter des
fantômes ! Mais la pédagogie n'est pas
de la communication, c'est un travail
lent, patient, qui se prépare, s'organise
et ne se décrète pas d'en haut.
GK
INFORMATION JUIVE Mars 2008 31
HISTOIRE
Juifs et chrétiens
dans l'Hérault sous Vichy
PAR MICHAËL IANCU
L'histoire de la Seconde Guerre mondiale montpelliéraine et héraultaise
pour tragique qu'elle fût, n'en demeure pas moins marquée par des actes
de bravoure, de résistance et de noblesse. Rappel historique et enquête
avec les acteurs de la vie montpelliéraine de l'époque : Juifs,
Catholiques, Protestants, Justes des Nations, préfet de l'Hérault,
gendarmes et policiers qui refusèrent quand ils le purent, l'adversité.
D
ans le cadre de l'application de la solution finale
en France, de la livraison des Juifs français par
le régime de Vichy aux nazis, et donc de
l'organisation des grandes rafles de l'été 1942,
celle des Juifs de l'Hérault se différencie des
autres. La rafle des Juifs de l'Hérault eut lieu le
26 août 1942, à 5 heures du matin, avec la participation de la
police, de la gendarmerie, des gardes mobiles et des pompiers.
Le recensement, opéré par Vichy le 2 janvier 1942, des Juifs
entrés en France après le 1er janvier 1936 servit de base pour
la constitution de la liste de ceux que l'on devait arrêter. La rafle
prévoyait l'arrestation d'un millier d'hommes, femmes et enfants
(1010 d'après une information transmise par le gouvernement
de Vichy à la police et la gendarmerie du département de
l'Hérault), établis dans soixante-deux localités dont 140 à
Montpellier.
Il importe de souligner le rôle des
organisations juives, une action au
quotidien, souvent déterminante,
en dépit de faibles moyens.
En fin de journée, 419 personnes seulement furent conduites
au camp d'Agde (camp de transit) . L'échec partiel de la rafle
s'expliquait par une vigilance accrue après les rafles de la région
parisienne et par l'humanité de certains gendarmes et policiers
qui ont alerté les personnes en danger. Dans le camp de transit
agathois, après tri, trois- cent- soixante-dix Juifs raflés dans
l'Hérault furent envoyés à Rivesaltes et une partie de ces derniers
déportés quelques jours plus tard vers la zone nord et ensuite
vers les camps d'extermination de Pologne.
Lorsque l'on parle de la Résistance (active ou passive)
développée à Montpellier et dans l'Hérault, il importe de
souligner le rôle des organisations juives, une action au
quotidien, souvent déterminante, en dépit de faibles moyens.
Il s'agit du Comité d'Assistance aux Réfugiés, de l'Oeuvre de
Secours aux Enfants , de l'Organisation, Reconstruction, Travail,
des Eclaireurs Israélites de France et du Mouvement de la
jeunesse sioniste . Il convient ici de rappeler que Montpellier
a toujours joué un rôle dans le mouvement sioniste politique
contemporain. Le meilleur exemple est la présence en 1897 au
1er Congrès sioniste à Bâle de quatre délégués montpelliérains
sur douze délégués français.
32 INFORMATION JUIVE Mars 2008
Dans le combat pour la survie, les Juifs ont bénéficié de l'aide
active d'une partie de la population de l'Hérault. Quelques noms
doivent être rappelés pour la ville de Montpellier : le professeur
Antonin Balmès qui, outre la protection qu'il accorda aux
étudiants juifs à la faculté de médecine, a caché et sauvé de
nombreuses familles juives. Même attitude courageuse de la
part de deux sœurs protestantes, Marie et Jeanne Atger qui
cachèrent plusieurs Juifs étrangers, tandis que le père Paul
Parguel, de la paroisse Sainte-Bernadette, délivra de nombreux
certificats de baptême. Il fut arrêté le 8 mars 1944, torturé à la
villa Saint-Antonin, avant d'être déporté. Un autre homme
d'église, l'abbé Prévost, aida Sabina Zlatin en recueillant les
enfants juifs qu'elle faisait sortir des camps d'Agde et de
Rivesaltes, en coordination avec l'Oeuvre de secours aux enfants
à l'enclos Saint-François de Montpellier.
De même, il est à souligner l'exemple d'Arthur Meynadier,
ancien professeur d'allemand au lycée de Montpellier, qui a
recueilli dans sa maison familiale des Cévennes, au hameau de
Bougès dans la commune de Saint-Julien d'Arpajon, un dentiste
juif.
Raymonde Demangel, la " châtelaine d'Assas ", qui, en 1939,
habitait un hôtel particulier, boulevard Henri IV (demeure
réquisitionnée plus tard par les Allemands pour en faire l'annexe
HISTOIRE
de leur quartier général), et qui s'engagea très
tôt dans la Résistance. Elle eut l'occasion d'aider
plusieurs Juifs réfugiés à partir en Espagne,
grâce à un réseau d'amis (passage des Pyrénées
par le monastère de Saint-Andras).
Il est impossible de clore cette brève
énumération sans rappeler le nom de Camille
Ernst, secrétaire-général de la préfecture de
l'Hérault pour son engagement en faveur des
réfugiés juifs étrangers. Parmi ses nombreuses
interventions, il prévint de nombreux
responsables juifs lorsque des arrestations et
des rafles étaient décidées, sauvant ainsi de
nombreuses vies. En novembre 1942, il chargea
Georges Ehrlich d'ouvrir un foyer d'accueil à
Millau, dans l'Aveyron, pour les Juifs étrangers
qui devaient quitter le département côtier de
l'Hérault. Ce fonctionnaire courageux, qui
facilita aussi la mise en liberté des enfants juifs
emprisonnés dans les camps du Midi, fut remis
par le gouvernement de Vichy aux autorités
allemandes qui l'envoyèrent à Dachau. Il eut
la chance de revenir, et pour son comportement
et ses actes de bravoure, a été nommé par
l'institut Yad Vashem de Jérusalem, le 30
novembre 1971, " Juste parmi les Nations ".
Parmi les nombreux Juifs d'origine étrangère
qui ont trouvé refuge dans l'Hérault et qui ont
eu une activité résistante soutenue, il convient
de citer le nom de Georges Charpak, qui sous
le nom d'emprunt - Georges Charpentier - fut
élève au lycée de Montpellier avant d'être
déporté à Dachau. C'est dans la capitale de
l'Hérault que ce futur prix Nobel de physique
(1992) devait poursuivre ses études après son
retour de déportation, en 1945. Signalons aussi
l'action d'Albert Uziel, surnommé Vivi, fils du
président de la communauté juive de Montpellier, César Uziel,
qui fut l'un des membres éminents du maquis Bir Hakeïm.
Plus haut dans le département, à Ganges, ce furent Georges
et Lucie Pascal qui se mobilisèrent, étonnant couple de résistants
à l'attitude exemplaire : ils offrirent refuge à une dizaine de
familles juives originaires de Belgique et du Luxembourg. Ce
couple a reçu, post-mortem, de l'Institut Yad Vashem de
Jérusalem, le titre de " Juste parmi les Nations ". Grâce au
professeur Aimée Berthéas, nous avons appris une autre action
méritante, celle de mademoiselle Fabre qui, dans sa maison de
Bédarieux, a caché un couple de médecins, les Weiler, réfugiés
de Dijon mais originaires de Saarbrücken. A Montagnac, ce
furent quelques dizaines de Juifs étrangers qui, accueillis en
1940 et 1941, purent échapper aux rafles de l'été 1942, grâce à
la vigilance de plusieurs familles.
Enfin, le cas désormais le plus célèbre de solidarité agissante
est celui de Marie-Antoinelle Pallarès et de ses deux filles
Paulette et Renée. La mère accueillit chez elle, en 1942, Diane
Popowski, une petite fille de deux ans sortie du camp d'Agde
par Sabina Zlatin. Diane resta dans sa famille d'adoption
jusqu'en 1949, lorsque son père, survivant des camps, apprit
son sauvetage et vint la reprendre. Paulette fut, pendant l'été
1943, monitrice des enfants à Izieu, dans la Colonie des enfants
réfugiés de l'Hérault où elle prit de nombreuses photos qui ont
permis à Serge Klarsfeld d'identifier un grand nombre des
quarante-quatre enfants martyrs d'Izieu. Elle devait même
témoigner au procès Barbie à Lyon. Sa sœur, Renée, participa
aussi aux actions de sauvetage en convoyant des enfants juifs
étrangers vers de nouveaux lieux de refuge : ce fut notamment
le cas en été 1942 pour un groupe d'une quarantaine de filles
de quatorze-quinze ans, partie de Montpellier à Annecy.
Des personnalités qui par leur action d'entraide et de
sauvetage des populations pourchassées, ont accédé au rang
des figures de la résistance à Montpellier et dans l'Hérault.
Entre ostracisme et humanisme, la mémoire et l'histoire d'une
communauté et d'un département, de rencontres judéochrétiennes souvent réussies, l'histoire d'hommes et de femmes
qui ont apporté leur pierre à l'édifice de la tradition de tolérance,
(héritée de la période médiévale), de la cité universitaire.
Des gens qui ont refusé l'adversité, et ont redonné espoir en
l'homme.
*Michaël IANCU est maître de conférences à l'Université Babes Bolyai de Cluj (Roumanie) ; directeur de l'Institut Universitaire EuroMéditerranéen Maïmonide de Montpellier ; auteur de "Spoliations,
Déportations, Résistance des Juifs à Montpellier et dans l'Hérault
(1940-1944)", (éd. Barthélémy, 2000).
Il vient de publier, par ailleurs, “Vichy et les juifs. L’exemple de
l’Hérault” (Presses universitaires de la méditerranée)
INFORMATION JUIVE Mars 2008 33
BONNES FEUILLES
Un retour
au judaïsme
PAR STÉPHANE MOSÈS
Le philosophe et germaniste Stéphane Mosès nous a quittés le 1er décembre
dernier, à la veille de la publication d'un livre d'entretiens aux éditions du Seuil sous
le titre " Un retour au judaïsme ". Dans ce livre, Mosès , né en 1931 à Berlin, raconte
comment étudiant à Paris, élève à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, il
découvre l'Ecole d'Orsay dont il deviendra d'abord l'élève de Manitou avant d'être
nommé directeur. Sur l'instigation de celui qui deviendra son ami Gershom Scholem,
Mosès s'installera avec sa femme Liliane en Israël. Il enseignera à l'Université
hébraïque de Jérusalem où il fonde un centre Franz Rosenzweig consacré aux
recherches judéo-allemandes.
Dans ce livre c'est le penseur juif confronté aux grande penseurs passés de son
peuple qui s'exprime. Le lecteur est invité à rencontrer dans ces pages un penseur
lucide dont l'humanisme est une leçon de fermeté et de vérité.
Avec l'autorisation des Editions du Seuil que nous remercions, nous publions ci-dessous un extrait du dernier
chapitre de ce livre, celui qui est consacré à la crise du judaïsme.
V
ous savez à quel point je
suis frappé par la ressemblance que je constate
entre le judaïsme américain
actuel (qui est peut-être
avec le judaïsme d'Israël le
plus conséquent) et le judaïsme de Weimar de l'Allemagne des années vingt. Du
point de vue social, c'est, dans les deux
cas, un judaïsme profondément embourgeoisé, et qui a pour seule ambition de se
fondre dans le milieu ambiant. Il y a certes des différences. Le judaïsme weimarien était notamment beaucoup plus riche
de grands intellectuels et de grands philosophes. En revanche, aux États-Unis, la
coloration religieuse est plus affirmée. De
fait, la religion constitue une partie de l'assimilation ; là-bas, il faut faire partie d'une
communauté.
Mais pour vous répondre à un niveau
plus général, oui, je suis convaincu de ce
que la problématique de l'émancipation
est restée la même et de ce que la crise est
toujours celle qui s'est fait jour au moment
des Lumières. À cela près qu'elle s'est accélérée.
La Shoah n'a donc rien changé à ce processus ?
Tout à fait, du point de vue de la crise
du judaïsme, c'est comme si la Shoah
n'avait pas existé. On retrouve le même
34 INFORMATION JUIVE Mars 2008
judaïsme. La Shoah a beau avoir été la
plus grande catastrophe que le peuple juif
ait jamais vécue, du point de vue spirituel,
elle n'a pas changé grand-chose. Sauf la
création de l'État d'Israël ; certes, ce n'est
pas rien, mais il ne faut pas oublier que le
sionisme était né bien avant le nazisme.
De nombreux détracteurs de l'État d'Israël
ignorent - ou font semblant d'ignorer - que
le sionisme est né à la fin du XIXe siècle
en réaction contre l'antisémitisme tsariste
et russe.
Et d'un point de vue intellectuel, n'y a-t-il pas
eu de renouvellement ?
Intellectuellement, il y a eu des
tentatives, notamment en France, autour
des trois écoles dont j'ai déjà parlé : les
Éclaireurs israélites, l'École d'Orsay, celle
de Paris, Neher à Strasbourg et Levinas.
Mais finalement, cela n'a pas du tout
changé le judaïsme français. Non
seulement les tendances lourdes sont
restées les mêmes, mais de plus le
déplacement conceptuel n'a pas été assez
loin pour que l'on sorte de la
problématique. Aux États-Unis, il y a eu
la néo-orthodoxie bostonienne du rabbin
Soloveitchik : elle a évidemment promu
un retour aux textes, qui se conjugue avec
une ouverture sur le monde moderne.
Mais cela n'a pas changé grand-chose.
Tout commence donc avec l'émancipation,
il y a deux cents ans. Quels sont cependant les
traits les plus actuels de cette crise ?
Son approfondissement, tout d'abord.
Car cette crise s'est nourrie de bien d'autres
motifs qui se sont ajoutés avec le temps, à
commencer par le facteur temps. Les deux
cents ans qui se sont écoulés sans que l'on
trouve de solutions ne pouvaient avoir
d'autre effet, et ce processus évolue sans
cesse… Mais fondamentalement, c'est une
crise spirituelle. Le catholicisme a connu
une crise comparable au début du XXe
siècle. Les catholiques ont appelé cela la
BONNES FEUILLES
crise du modernisme, et ce fut la
confrontation entre l'enseignement
traditionnel de l'Église et le monde
moderne. Le catholicisme a réussi, plus ou
moins, à faire face à la crise du
modernisme,
et
il
a
relativement réussi son
aggiornamento, c'est-à-dire
qu'il a su repenser la tradition
chrétienne à la lumière de la
philosophie, de la science et
de la modernité. Mais cela n'a
pas été fait dans le judaïsme.
Si bien qu'aujourd'hui, à côté
du judaïsme séculier qui est
véritablement d'une pauvreté
spirituelle
affligeante,
l'orthodoxie représente une
stagnation totale.
Essayons de voir plus en détail
les différents aspects de cette
crise. Elle semble être à la fois
politique et culturelle, mais elle a
aussi des dimensions théologiques. Il y a de moins en moins de
juifs qui acceptent la vision orthodoxe des choses et le poids des commandements.
Quand on parle de la tradition juive, il
faut distinguer de nombreux éléments
différents. À côté du rite, qui peut paraître
lourd et pesant dans les circonstances
modernes, il y a aussi la vision du monde,
la métaphysique propre au judaïsme, et
c'est une philosophie, une métaphysique,
une vision du monde qui vaut bien celles
des Grecs de la même époque. C'est
vertigineux ! Or la plupart des juifs n'ont
pas accès à cela. Imaginez que vous
veuillez parler de la culture occidentale
sans connaître Platon, sans connaître
Aristote, Pascal, Proust… Ce serait absurde
! La philosophie des Lumières a eu bien
des travers, mais elle a eu l'intuition
extrêmement profonde et juste que la
connaissance est le fondement même de
la raison, et que, à l'inverse, l'ignorance est
le fondement même de la déraison. J'ai
envie de dire aux juifs : ces choses existent,
il faut faire un effort, en commençant
d'abord et avant tout par apprendre
l'hébreu et lire les textes.
Vous voulez dire que le judaïsme comporte
une vision du monde qui n'est accessible qu'à
travers l'hébreu ?
Oui, à travers les textes qui sont écrits
en hébreu. Quelques-uns ont été traduits,
mais toute traduction est caricaturale.
Vous connaissez la formule de Bialik qui
disait : " Lorsqu'on lit la Bible dans une langue
autre que l'hébreu, c'est comme si on embrassait sa mère à travers un mouchoir."
C'est une très belle formule. Du reste en
Israël, malgré l'inculture plus ou moins
généralisée, on peut dire que la majorité
des gens sont capables de lire la Bible en
hébreu. Différentes raisons, culturelles ou
autres, expliquent qu'ils ne s'intéressent
pas aux textes, mais ils sont capables de
Prières au Kotel
le faire. La renaissance de l'hébreu comme
langue nationale, c'est quand même
quelque chose d'extraordinaire !
Quel est votre niveau de maîtrise de la tradition ?
Je le juge insuffisant. Je ne suis pas
capable, par moi-même et sans un maître,
d'étudier une page du Talmud. Il faut
quelqu'un avec qui je puisse le faire. En
fait, c'est un univers. Il y a le
contenu, mais il y a aussi les
formes et les catégories de la
pensée qui sont tellement
originales que l'on est
complètement dérouté lorsqu'on
y entre pour la première fois.
C'est une logique merveilleuse
et une façon très singulière,
unique, d'aborder les plus
grandes questions de l'humanité
: le destin de l'homme, sa place
dans la nature, son rôle dans le
cosmos, dans la société… Et
c'est une rigueur intellectuelle
presque indépassable qui règne
jusque dans la profusion des
images, des motifs et des
paraboles, jusque dans la
distance de l'humour.
La secte du Phénix, mais c'est un peu autre
chose, une secte qui n'a qu'un seul but,
celui de transmettre quelque chose.
Vous appréciez, mais vous parlez de secte…
J'utilise le mot secte dans
son acception positive.
Rappelez-vous les monastères,
au Moyen Âge : ce sont eux
et eux seuls qui ont assuré la
transmission de la philosophie
grecque.
Iriez-vous jusqu'à dire que sans
ces orthodoxes il n'y, aurait plus
de judaïsme ?
Oui, aussi scandaleux que
cela puisse paraître. Sans eux,
le judaïsme serait privé de son
noyau spirituel. Car je puis ici
parler de la spiritualité des
milieux orthodoxes : leurs
façons de prier, leurs façons
de vivre… c'est comme un
ordre monastique. J'ai pour
eux une grande admiration.
Le genre de vie d'une famille
orthodoxe qui croit à ce qu'elle fait a
quelque chose d'admirable. Vous voyez
des hommes qui passent leur temps à un
travail intellectuel difficile, des femmes qui
sont souvent restées très belles et qui
élèvent huit, neuf enfants et qui, à
quarante ans, ont quinze petits-enfants.
Après la Shoah, les rabbins orthodoxes ont
donné l'ordre de repeupler le peuple juif.
(Copyright Editions du Seuil)
Et pourtant il me semblait que
vous appréciiez le travail fait par
l'orthodoxie.
Oui, car elle a l'immense
mérite de transmettre l'étude et
la connaissance des textes. Elle
me fait penser à une secte
secrète, dans un certain sens,
comme dans le récit de Borges :
INFORMATION JUIVE Mars 2008 35
POURIM
Le paradoxe
triomphant
S
ingulier Pourim qui occupe une place atypique
dans le répertoire rituel de la tradition juive.
Jeûne et prière d'un jour, ripailles et liesse du
lendemain ; pieuse lecture d'un texte imposé
par nos Sages, récit d'une histoire dramatique
avec ses passions et ses intrigues éminemment
humaines. Insomnie d'un roi, Assuérus, se souvenant avec
reconnaissance de Mordékhaï qui l'informe d'un complot le
visant ; dilemme d'une reine juive- Esther- risquant sa vie
pour la sauvegarde de son peuple menacé; cynisme criminel
d'un vizir- Aman - au service d'une ambition dévorante; tels
sont les personnages d'une tragédie haute en couleur dont,
bien plus tard, des auteurs dramatiques se sont emparés pour
y puiser la trame d'une œuvre.
PAR JACQUES ASSERAF
le roi par sa garde rapprochée, les exégètes décèleront dans
cette capacité de comprendre et d'informer la préface d'un
monde à venir, espace de communication et d'échanges dans
un universalisme pacifié. Et, dès lors qu'Aman lui-même incarnation du Mal - dans un élan inhabituel d'introspection
" s'adresse à son cœur ", certains y perçoivent une faille
d'humanité, une brèche dans l'intimité d'une conscience
aveuglée, prémisse d'une rédemption éventuelle qui habitera,
un jour, même les moins disposés, parfois à leur corps
défendant.
Mais ce sera la conclusion, dans son heureux dénouement,
qui emportera la décision définitive de nos Sages. Ils liront
dans la phrase du texte "Les juifs reconnurent et acceptèrent"
Historicité mal établie
d'une intrigue de cour qui
met en jeu l'existence d'un
peuple exilé en Perse,
confusion troublante entre
les noms d'Esther et
Mordékhaï avec d'Istar et
Marduch, divinités babyloniennes en vogue, cette
tragédie recevra, quand
même, l'onction de nos
maîtres pour être canonisée.
Nous les suivons, malgré
tout, quand ils revisiteront
cette histoire à l'aune de leur
foi inégalée et nous restons
confiants dans leur sagesse
éprouvée quand, malgré les
paradoxes, ils frapperont ce
récit du sceau de la sainteté
Hormis la présence en
filigrane du Dieu d'Israël qui,
en écho aux prières et aux
supplications de son peuple
en détresse, intervient pour
le soustraire à un génocide programmé, la Méguila recèle
d'authentiques accents messianiques. Scruté avec attention,
ce récit nous invite à y découvrir les signes avant-coureurs
d'une ère messianique. Perspective d'un monde meilleur à
venir régi par la paix et la fraternité des peuples qui constitue
la pierre angulaire et l'horizon de la pensée juive.
Quand Esther, l'intruse, l'étrangère intronisée " trouve grâce
aux yeux de tous ceux qui la voient", le commentaire évoque
le prélude à des temps nouveaux dans l'histoire de l'humanité.
Celui où l'autre, le différent, le venu d'ailleurs ne sera plus
discriminé et sera désormais regardé avec des yeux tolérants
et bienveillants. Lorsque Mordékhaï, son oncle, vigile
polyglotte de l'existence juive, déjoue un complot ourdi contre
36 INFORMATION JUIVE Mars 2008
Pourim à Tel Aviv
une adhésion renouvelée à leur alliance avec le Ciel. En écho
à celle du Sinaï, quelque peu contrainte ; une démarche libre
et volontaire, souveraine et responsable vis-à-vis de la Loi.
Modernité d'une histoire qui nous invite, à notre tour, à
reconnaître, par-delà l'écume des jours, l'essence d'une
existence, le sens d'une vie. Malgré le paradoxe, ici mis en
exergue et , somme toute, familier à la pensée juive
qui déambule déjà entre Ciel et Terre, Transcendance
et Immanence, Révélation et Raison, Individu et
collectivité. Elle nous incite, lors des interrogations
existentielles, à une insurrection contre l'hégémonie sans
partage du tout-rationnel qui, tout de même, montre
ses limites dans la quête du sens.
HUMOUR
Le séder
de Nicolas
E
stelle Coplowitz reçut un
appel téléphonique à
23H30 ce dimanche soir
passé. Si le téléphone
était encore resté muet
pendant les trente
minutes suivantes qui amenaient au
lundi, le repas de shabbat de la famille
Coplowitz n'aurait jamais été le même.
Mme Coplowitz est une résidente de 86
ans de la maison de retraite Moïse
Maïmonide pour personnes âgées. Sa
famille était en vacances dans le Sud de
la France pour deux semaines d'où,
sonnait pas au quatorzième jour de
vacances de sa famille, alors elle
arrêterait de s'alimenter totalement. Elle
s'est toutefois confiée à moi 'admit Ames'
qu'elle continuerait à manger du
'Cokosh' et son pudding de pâtes aux
oeufs car cela lui rappelle sa tante
Flossy. "
Pour leur part, la famille Coplowitz
regretta que leur mère et grand-mère
dût avoir recours à de tells procédés
pour attirer leur attention. " La vérité "
indiqua son petit-fils exaspéré Jeremy
PAR KEVIN RAY
voyage autour du monde. Mes enfants
seraient-ils plus occupés que Nicolas
Sarkozy ? Seraient-ils en train de se
lutter contre le chômage élevé, la
délinquance des jeunes et les aléas de
la politique étrangère ? Considérant
combien Nicolas est gentil avec sa
mère, peut-être voudrait-il me connaître
aussi ! Il serait peut-être intéressé de
savoir de combien mon portefeuille
d'actions a augmenté, et quel héritage
je laisserai derrière moi un jour."
"En fait, peut-être cette année, je ne
passerai pas du tout Pessah dans le New
Jersey avec ma famille, mais plutôt à
Paris avec Mr. Sarkozy. Je suis sûre qu'il
pourrait diriger un bon Seder. Et je sais
qu'il ne pourra pas résister à mes
macarons faits maison et ma matzah
recouverte de chocolat. "
Article de Kevin Ray "86-year-old
Estelle Coplowitz threatens hunger strike
if her family doesn't call", traduit par
Alain Barthes
PETITES ANNONCES
selon eux, il leur était impossible de
contacter la matriarche de la famille. De
ce fait, elle menaça l'administration de
la résidence de commencer une grève
de la faim si sa famille ne l'appelait pas
avant lundi. Selon Mme Coplowitz, "
Cette grève de la faim n'est pas mon
choix. Je demande simplement l'amour
de mes chers petits enfants. Pourquoi
n'aiment-ils donc pas leur pauvre vieille
Bubbie ? "
"Mme Coplowitz devient très irritée
si sa famille ne l'appelle pas" dit le
responsable de la résidence Dianne
Ames. " Après n'avoir reçu aucun appel
téléphonique pendant environ dix jours
consécutifs, elle était livide. Elle
m'indiqua que si son téléphone ne
Coplowitz, " c'est que nous avons appelé
et laissé plusieurs messages mais elle
ne sait pas bien utiliser la messagerie.
Et avec le décalage horaire, il est
difficile de la joindre dans sa chambre,
car elle se trouve habituellement à ses
activités d'aérobique aquatique ou de
préparation de la challah. "
Estelle Coplowitz maintient que ces
actions étaient justifiées. " Quel genre
de famille quitte le pays sans appeler
leur mère et grand-mère pendant deux
semaines ? Je sais qu'ils séjournent en
France, mais seraient-ils trop pris pour
penser à moi ? Rencontrent-ils le
président français Nicolas Sarkozy ou
quoi ? Vous savez, je suis sûre que Mr.
Sarkozy appelle sa mère quand il
La Communauté OHR HAIM
VERCINGETORIX
organise un oulpan
tous les lundi soir à 20h30
à la synagogue :
223/227 rue Vercingétorix 75014 Paris
Renseignements - Inscriptions :
Mme Shoula KRIEF
Tél. : 01.45.42.06.04
Mobile : 06.27.45.77.29
La Communauté de Vitry
inaugurera son mikve
le 30 mars 2008 à 10h30,
en présence des autorités
religieuses et civiles.
Pour tout renseignement
contacter :
M. Le Rabbin ELFASSI :
06.19.50.09.98. ou
le Président, Dr David Rouah :
01.46.81.92.11
Après la cérémonie, un cocktail
clôturera la l'inauguration.
INFORMATION JUIVE Mars 2008 37
LETTRES
Golda,
la Méïr de toutes
C
omme je viens de lire
dans un récent article de
ce Blog de terre d’israël
quelques extraits de la
sagesse juive rassemblée
par l'écrivain et journaliste Victor Malka, j'ai plaisir à revenir
au petit livre que ce dernier a
récemment consacré à l'humour juif :
Mots d'esprit de l'humour juif (Éditions
du Seuil, 2006, 186 p., 6€), ouvrage
éminemment savoureux qui me
pousse à griffonner quelques lignes
sur le gène typiquement juif de
l'humour, en ajoutant in petto que
là où il y a du gène il y a du plaisir.
Quand je regarde la tête des
hommes et des femmes politiques,
toujours en campagne, et même en
rase campagne, raseurs et
arpenteurs de l'ennui, je lis le vide
dans des yeux qui ne sourient pas,
et une absence douloureuse de
lèvres pour le rire ; quand je vois
tel nouveau président du nouveau
continent prêter serment en
fermant le poing, les lèvres et les
yeux, ou quand je me souviens de
cet ancien étudiant qui, alors que
nous examinions un drôle de texte
où la mort arrangeait tout
le monde, s'écria en tordant la
bouche : " Monsieur, on ne rit pas
de choses tragiques " ; quand je me
rappelle ce vieux leader de parti
(en fait le PC de chez nous)
déclarant, très fier de lui, qu'il ne
rêvait et ne riait jamais, comme si
rire et rêver étaient le comble de
l'indécence ; quand je revois les
faces de carême de mes collègues
d'université si pénétrés d'idéologie
qu'il n'y avait jamais place, dans
nos réunions, pour un sourire ou un
clin d'œil ; quand je vois cette France
frileuse qui confond l'humour et la
grasse gouaille de ses amuseurs ? à
l'exception de quelques métèques de
véritable esprit et juifs de préférence ?
; quand je lis, vois et entends, enfin,
toutes ces langues de bois et ces regards
d'étain, ces lèvres torves et ces cœurs
murés, alors je me dis qu'assurément
l'humour a quelque chose de génétique.
38 INFORMATION JUIVE Mars 2008
Et qu'il faut renverser le dicton qui unit
gêne et déplaisir. Et se souvenir que le
monde juif, par ses écrits, même sacrés,
nous a fait faire, en tout temps, une
sacrée bosse de rigolade. Victor Malka
nous le prouve dans son florilège
rassemblant toutes les humeurs ? et
d'abord les bonnes ? de nos
communautés dispersées, de Lodz à
Marrakech et de Paris à Tel Aviv, en
passant par New York, patrie de Woody
Golda Méïr
Allen et du marxisme tendance
Groucho. Alors oui, il y a bien une
internationale juive de l'humour, un
complot juif du rire, de Shmouël Agnon
à Albert Cohen, de Rab Zelig à Claude
Vigée, de Cholem Aleikhem à Shimon
Pérès, et de nos cabalistes se tenant les
côtes en déroulant le livre de la vie à nos
âmes de ghetto agitées de soubresauts
hilares ? savez-vous, tiens, que tous les
PAR ALBERT BENSOUSSAN
fantômes parlent yiddish ? Qui peut
ignorer que l'histoire de nos Patriarches
se fonde sur l'éclat de rire d'Abraham ?
il a ri de se voir si vieux et père, et Isaac
est né : " il rira ", dit et le nomma son
géniteur, et ce rire n'a jamais cessé. Que
serait la psychanalyse sans l'humour ?
le Witz ? de Freud ? Que serait le
marxisme sans Groucho ? Et la physique
nucléaire sans l'inénarrable Einstein
nous tirant la langue pour l'éternité ?
Certes, a-t-il dit, le monde est
tragique, mais il faut relativiser, la
terre n'est qu'une patate et l'infini
se gondole… Au point qu'il m'arrive
parfois, à la faveur d'un bon mot
que je lis ici, d'une blague que je
grappille là, d'un sourire ou d'un
œil malicieux pêchés entre deux
propos gravitationnels, de chercher
s'il n'y aurait pas, des fois, une patte
juive pour faire lever la pâte.
Eh bien ! Victor Malka nous le
prouve, lui qui met son petit grain
de sel dans ce levain : il y a bien de
l'humour à être juif, ou pour mieux
dire il y a bien du juif à faire rire.
Faut-il nous souvenir de Sara,
enfantant " un fils pour ses
vieillissements " (comme traduit
joliment André Chouraqui) et
s'écriant entre deux tétées : "
Elohim m'a fait rire " ? Et d'ailleurs,
que reste-t-il du philosophe
Bergson sinon Le Rire ? C'est
simple, entre le juif et la vie, c'est
toujours le grand humour. Aussi,
sans oublier que Dieu nous a créés
parce qu'il s'ennuyait un peu en
son éternité et qu'il avait besoin de
rire de notre agitation et de nos
contorsions, laissons conclure
Mendele Mokher Sforim : " L'idée
de son éternité est enfouie au fin
fond du cœur du juif ? c'est pourquoi là
où les autres pleurent, lui il rit ! " Oui,
rire toujours et en toute occasion,
comme le voulait le grand humoriste
israélien Ephraïm Kishon, car enfin,
comme dit notre grande Golda, la Méir
de tous :
" Le pessimisme, c'est un luxe que les
juifs ne peuvent pas se payer ! "
LIVRES
Israël et l'Occident
Projections privées
OBSCURITÉS ET CLARTÉS
GILLES ROZIER
PAUL GINIEWSKI
OOO Expliquer le
passé pour répondre aux interrogations du présent et
espérer en l'avenir,
l'auteur, en véritable " historien du
passé " prend appui
sur ces piliers dans
les essais qui composent son dernier
livre. On y trouve un vaste panorama de
l'histoire du peuple juif, d'Adam et d'Eve
jusqu'à nos jours avec la montée de l'islamisme en passant par les ghettos et la
Shoah. L'ouvrage s'ouvre sur les " grandes
dames de la Bible " et leur rôle dans la
Bible. Eve, Deborah, Esther, et leurs sœurs,
ont nourri les rêves des hommes et inspiré,
comme le signale Paul Giniewski, poètes,
peintres, musiciens. Les textes concernant
la vie et la mort de Jésus sont particulièrement denses. Qui était Yeshua, ce rabbi
galiléen ? Un pharisien ? Un Essénien ?
En ces temps troubles de la dure domination romaine, les juifs espèrent la venue
imminente du Messie. Mais " Jésus n'était
pas le seul prétendant messianique que
l'on rencontre à cette époque ". Prophètes,
guérisseurs, ils sèment l'espérance auprès
du peuple assoiffé. Alors, en quoi Jésus
se démarque-t-il de ces autres annonciateurs ? Car " Jésus était bien un homme de
son temps, produit de la fermentation spirituelle qui agitait alors son peuple, contestataire comme l'étaient les pharisiens, traversé par diverses tendances, dont l'essénisme ". Chapitres passionnants où seront
recensés déviances et convergences du
message de Jésus face aux maîtres de la
Loi de l'époque. La tragédie absolue fut
l'intégrale imputation de sa condamnation
à mort à ses coreligionnaires. Qui cherchait-on à soutenir ou à protéger aux temps
des Evangiles, ces textes rédigés des
décennies après sa mort ? s'interroge l'auteur. Giniewski va remonter, références à
l'appui, aux sources de cette affirmation
qui transforma le peuple juif en martyr des
nations. Mais aujourd'hui, écrit-il, il faut
passer du " temps du mépris " à celui de "
l'estime ". Juifs et chrétiens doivent apprendre à se pardonner les ghettos et la Shoah
et à faire front devant le péril islamique,
devant Téhéran et " son monde sans sionistes ".
(Editions Cheminements - 20€)
Poussée
par Philippe son
mari, Bernadette
quitte la région
parisienne pour
s'installer avec lui
et Victor son fils
dans une ville de
province non loin
de Beaune-laRolande et y
acquérir
la
grande Pharmacie de la Place. Poussée par
son mari, malgré ses propres réticences,
car sans lui la vie lui est d'une monotonie
insupportable. Veuve, issue d'une famille
bourgeoise catholique, elle a été irrésistiblement attirée par ce Philippe Lévy-Saltiel, ce juif méditerranéen imprévisible et
attachant au langage brutal, à la susceptibilité à fleur de peau. Buveur d'alcool, il
n'a jamais rien réussit professionnellement,
un " raté charismatique " mais fils d'un
grand et célèbre professeur en cancérologie, donc obnubilé par la personnalité de
ce père qui hélas ne s'est jamais préoccupé
de l'éducation de son fils lequel espère
enfin trouver un rôle à sa mesure avec
l'achat de la pharmacie de son épouse. Et
pour montrer qui est le maître, il commence par licencier l'ancien personnel et
rebaptise l'officine " Pharmacie Lévy-Saltiel ". Son souffre-douleur de prédilection
est Victor, le fils du premier mariage de
Bernadette. L'adolescent va être pris en
amitié par Martin, son professeur de latingrec. Martin le solitaire, le buveur de thé,
le fils du docteur Michel Delannoy et de
Renée-Rébecca Wajsbrot est attiré par la
branche juive de sa famille, par ce grandpère Szmulek Wajsbrot disparu dans les
camps de la mort, par la sœur de sa mère,
cette tante Madeleine rescapée d'Auschwitz. Mais pour Philippe, le jour où la
OOO
Pharmacie Lévy-Saltiel est incendiée, le
drame s'installe et tout son univers bascule.
Ce roman à tiroirs avec son fil conducteur les reliant subrepticement les uns aux
autres, sautant du présent au passé, interpelle par la force des sentiments dégagée
de ses personnages et par le brio de l'écriture de son auteur.
(Editions Denoël - 20€)
Les Lions
de la place
d'Armes
PAUL-LÉON TEBOUL
OOO Benjamin
d'une fratrie de 13
frères et sœurs,
Emile Benattar, né
à Oran en 1904,
mène une enfance
sereine. Pour soulager le Loup, son
vieux père qui est
maquignon,
il
arrête volontairement ses études
pour le seconder. Mais tout s'effondre à la
mort subite de ses parents. Pour subsister,
Emile se livre à des jeux de cartes et autres
petits jobs. En 1925 la mairie d'Oran passant aux mains d'un maire antisémite, il
décide de quitter son pays pour la France.
Débute alors une trajectoire mouvementée de Paris au Maroc, retour à Paris dans
l'atelier de couture de M. Schwartz,
mariage à Oran, le tout dans un univers
où couve l'antisémitisme, où grondent la
haine et l'insécurité. Avec tendresse et simplicité, Paul-Léon Teboul raconte ce parcours semé d'embûches d'un jeune juif à
la recherche d'une terre d'accueil.
(Publibook - 18€)
Odette Lang
INFORMATION JUIVE Mars 2008 39
CINEMA
PARIS de Cédric Klapisch
Le pari délicat d'un
kaléidoscope sentimental
A
vec ce film choral, au
récit subtilement éclaté,
dédié tout entier à la
capitale et dans lequel les
destins d'une dizaine de
personnages
s'entrecroisent, Cédric Klapisch nous livre l'un
des longs métrages les plus attendus de
ce début d'année 2008, et ce à plus d'un
titre.
PAR ELIE KORCHIA
d'une grave affection cardiaque et dont
la profonde solitude dans l'attente d'une
éventuelle transplantation est heureusement compensée par l'attention et le
dévouement que lui porte sa sœur aînée,
Elise, une mère célibataire et esseulée
magnifiquement incarnée par Juliette
Binoche.
En effet, force est de constater qu'en
une petite dizaine d'années, l'auteur de
L'auberge espagnole a incontestablement réussi à devenir l'une des
valeurs sûres du cinéma français et s'est
progressivement affirmé comme l'un des
directeurs d'acteurs les plus doués de
l'Hexagone. Ensuite, l'idée du réalisateur
de revenir aux sources de son cinéma
et de magnifier ici, avec une
confondante sincérité et un amour
communicatif, un Paname tout à la fois
folklorique et "monumental" ne saurait
nous laisser indifférent.
Enfin, et surtout, parce que si le talent
d'un homme en général et d'un cinéaste
en particulier consiste à bien savoir
s'entourer, Klapisch fait incontestablement partie de nos meilleurs metteurs
en scène, bénéficiant pour ce neuvième
opus d'une éblouissante distribution,
dont son nouveau producteur attitré,
Bruno Lévy, lui-même ancien directeur
de casting, peut assurément s'enorgueillir.Des compositions d'acteurs qui
parviennent à l'évidence à porter un film
plaisant et ambitieux même s'il pêche à
certains endroits par un souci excessif de
bien-faire ainsi que par certaines
séquences inutiles ou simplificatrices.
Mais revenons à cette fameuse
brochette d'acteurs qui ne peut que
légitimement mettre l'eau à la bouche aux
spectateurs, et qui compose ici les
multiples facettes d'un kaléidoscope
sentimental, tour à tour sombre ou
lumineux.
A commencer par Pierre (interprété
avec justesse par Romain Duris), ancien
danseur de cabaret qui souffre depuis peu
40 INFORMATION JUIVE Mars 2008
professeur d'histoire émérite, fort bien
interprété (comme toujours) par Fabrice
Luchini, qui tente de se guérir d'une
sournoise dépression en tombant
éperdument amoureux de l'une de ses
étudiantes, (délicieuse Mélanie Laurent),
tout en essayant de culpabiliser son
propre frère, architecte accompli,
heureux en couple et bientôt papa,
campé par un François Cluzet
convaincant mais manifestement
sous-exploité.
En réalité, le problème de fond
inhérent à ce type de cinéma consiste
à privilégier la multiplicité des
personnages au risque d'affaiblir
l'intensité du scénario par une
juxtaposition superficielle et inaboutie
de certains rôles, comme c'est le cas
avec la boulangère raciste qu'interprète Karin Viard (comme d'habitude
parfaite au demeurant) ou encore avec
la rencontre amoureuse improbable
et incongrue entre des mannequins
et une bande de maraîchers
(Dupontel, Soualem, Lellouche) sous
les lumières nocturnes des pavillons
de Rungis.
Une sœur qui va peu à peu se remettre
en question et laisser tomber son masque
d'assistante sociale débordée et
désabusée, grâce au contact quotidien de
ce frère aimé et courageux, qui souhaite
ardemment lui faire reprendre confiance
en son potentiel de séduction et en sa
capacité à s'épanouir de nouveau
sentimentalement.
C'est autour de ce duo, qui touche
véritablement au cœur et à l'esprit, que
repose le scénario de ce film tentaculaire,
qui va faire se rencontrer en plein Paris
des gens très différents -forcément
opposés les uns aux autres- qui y
travaillent, s'y croisent, se détestent ou se
mettent à s'aimer. Tel est le cas de ce
Toutefois, en dépit de clichés et
d'excès auxquels il n'a pu résister,
l'auteur d'Un air de famille signe ici
une oeuvre agréable et sans doute
plus complexe qu'il n'y paraît, sorte de
trait d'union entre certains de ses
premiers films à tendance existentialiste
( Riens du tout, Chacun cherche son chat
ou encore Le péril jeune) et la période
plus récente symbolisée par l'entrain
enthousiaste et chaleureux de L'auberge
espagnole et Les poupées russes.
Encore à la recherche de son filmréférence, revendiquant par ailleurs
souvent l'influence de Short cuts de
Robert Altman, il est à parier que Cédric
Klapisch finira bien par nous concocter
un jour prochain son propre chef d'œuvre,
dès lors qu'il saura se délester
définitivement de certaines facilités afin
de se concentrer uniquement sur ce qui
fait toute la force d'un cinéma qui se
voudrait aussi divertissant que profond.
VERBATIM
DENIS MACSHANE.
CARL BERNSTEIN
JEAN-FRANÇOIS DEREC.
Député travailliste britannique :
Célèbre journaliste
du Watergate :
Comédien :
" Il y a des choses acceptées partout
en Europe qui sont impensables en
France par peur de la rue "
" Le fil conducteur de la
vie de Hillary Clinton
est la peur de la honte
et de l'humiliation "
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD.
Chroniqueur :
" Une étrange indulgence pour la
bêtise suinte du tout-venant
radiophonique et télévisuel "
JEANNE MOREAU.
Comédienne :
NAEMA TAHIR.
Ecrivain d'origine pakistanaise :
" Le monde musulman a besoin d'un
Woody Allen "
" Le problème de la pyramide des
âges, c'est que les jeunes sont vieux
beaucoup plus tard et les vieux sont
jeunes beaucoup plus longtemps "
AHMED ABOUL GHEIT.
Ministre égyptien des Affaires
étrangères :
" Quiconque franchira la frontière
égyptienne sans y avoir été autorisé
aura les jambes brisées "
GEORGE STEINER.
" Dire que les politiciens font du
cinéma c'est dire du mal du cinéma "
CLAUDE IMBERT.
Ecrivain :
Editorialiste au Point :
GEORGE PRÊTRE.
" A Paris, l'élite ne paie jamais ses
erreurs pourvu qu'elles soient
magistrales “
" Peut-être pour la première fois de
son histoire, l'Europe tente-t-elle de
vivre honnêtement avec ses
fantômes "
CHRISTOPHE BARBIER.
DENIS TILLINAC.
Directeur de la rédaction de L'Express :
Ecrivain :
" Le problème avec le virtuel c'est
que le retour au réel fait toujours
aussi mal "
" Un Français est toujours d'ailleurs
et on ne sait plus trop à quel ancêtre
il doit d'être clair ou foncé "
Chef d'orchestre :
" Je regrette le manque de
conscience de nos dirigeants du rôle
social et éducatif de la musique.
Dans les banlieues, on fait croire
aux enfants que l'espoir est dans le
football "
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Mme et M.Mickaël Benchimoun de la
communauté de Levallois.
Nous présentons un sincère mazal
tov aux heureux parents.
OOO
Une petite fille est née au
foyer de Mme et M.Bellaïche. Nous
présentons nos félicitations aux
familles Bellaïche et Guedj
OOO
Légion d'honneur
OOO Nous avons relevé sur la liste
des nominations et promotions dans
l'ordre de la Légion d'honneur les
noms du
Grand rabbin René Gutman, grand
rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin,
promu officier ;
d'Ariel Goldmann, avocat au barreau
de Paris et Bernard Lobel, président
de l'association culturelle israélite de
Rennes (Ile et Vilaine) nommés
chevaliers.
Nous leur présentons nos sincères
félicitations.
Nécrologie
OOO Alain
Ayache
Nous voulons saluer la mémoire de
notre confrère et ami Alain Ayache,
journaliste et patron de presse,
décédé le 17 février dernier d'une
crise cardiaque, à l'âge de 71 ans.
Alain Ayache a été enterré en Israël.
42 INFORMATION JUIVE Mars 2008
COURRIER
Réponse
à Alexandre Adler
Suite à l'entretien d'Alexandre Adler que
vous avez publié dans votre dernier numéro,
pourriez-vous lui faire part de la réaction
d'un citoyen israélien ( chrétien) habitant
Israël depuis 15 ans ?
Monsieur Adler, je crois que vous n'êtes
jamais venu visiter Sdérot pour parler "
d'incidents " au lieu " d'actes de guerre " à
propos des milliers de roquettes Kassam qui
pleuvent sur le sud du pays depuis plusieurs
années.
Vous évoquez par ailleurs un retournement
de l'opinion palestinienne à Gaza. Vous
écrivez : " Plus des fusées tombent sur
Sdérot et moins les Palestiniens appuient
une telle politique. Et c'est peut-être cela
qui est le plus important ". Et tant pis pour
les pauvres habitants de Sdérot et des
alentours ! Pourtant, je lis dans un article
de La Croix du 24 janvier que " les sondages
montrent que le poids du mouvement
islamique dans l'opinion palestinienne ne
cesse de se renforcer ".
J'ai bien peur, Monsieur Adler, que votre
" paix amère " ne soit pas pour demain. Pas
facile de faire des analyses sur l'évolution
de la situation au Proche Orient !
André Moisan
Tel Aviv - Courriel
Confiance nouvelle
Nouvelle présentation
Je suis heureux de renouveler mon
abonnement à votre magazine qui contient
de nombreuses informations que l'on ne
rencontre nulle part ailleurs. Bravo pour votre
nouvelle présentation. Elle rend plus lisibles
et plus attractifs les différents articles
proposés. Un regret cependant : l'absence
des éditoriaux du rabbin Josy Eisenberg…
M.Rakhal
77210 Avon
(Notre correspondant sera sans doute
heureux de retrouver dans ce numéro l'édito
de notre ami Josy Eisenberg)
Les juifs au Sahara
Je suis depuis de très nombreuses années
une fidèle abonnée de votre revue. J'ai
beaucoup de plaisir à la lire de A à Z. Elle
est intéressante et instructive. Dans le
numéro de janvier , j'ai été heureuse de lire
votre entretien avec M. Jacob Oliel sur les
Juifs au Sahara. Je descends des rabbins
Bensemana, cités dans votre article qui ont
vécu et exercé dans le sud marocain, au
Draa, d'après ce que mon père m'en disait.
J'aimerais en savoir davantage sur mes
origines et je pense que ce livre m'apportera
de précieux renseignements. Or, je n'ai pas
réussi à trouver ce livre dans toutes les
grandes librairies de Montpellier.
Yvonne Bensadoun
34070 Montpellier
( Vous pouvez vous adresser directement
à l'auteur dont voici l'adresse : 52 Quai
St Laurent. Bat B1, 45000 Orléans ;
tél :02 38 80 15 59 )
Votre revue m'exaspérait. Son mélange de
victimisme, d'objectivité variable sur Israël
et un oecuménisme de façade vis-à-vis de
l'islam et de la chrétienté(…) m'étaient
devenus franchement insupportables. Or,
vos trois derniers
numéros ont complètement changé de
ton. Certains articles
apportent de l'air
frais.
Alors je vous
envoie un abonnement de soutien
sachant que si vous
revenez au ton des
précédents numéros,
vous perdrez le
lecteur bienveillant
que je suis.
Cette bourse est destinée à venir en aide
à des étudiants préparant une thèse dans le
domaine des sciences et techniques, ou
éventuellement l'histoire juive, en particulier
l'enseignement du philosophe Jacob Gordin.
S'adresser à : Alliance israélite universelle,
Service des bourses ([email protected]) pour
retirer un dossier.
A.Moustacchi
75014 Paris
Date limite de retour des dossiers :
30 avril 2008.
COMMUNIQUÉ
Bourse Aviva et
Hervé KREISBERGER