Bologna, mercoledi il 23 novembre 1892 Cher Gust, Je suppose

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Bologna, mercoledi il 23 novembre 1892 Cher Gust, Je suppose
23.11.1892 en 25.11.1892, Jacques Dwelshauvers aan August Vermeylen
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Bologna, mercoledi il 23 novembre 1892
Cher Gust,
Je suppose que tu t'en donnes à coeur joie de la Hollande, des impressions d'art, des aspects
des paysages. Et la Revue comment va-t-elle? C'est avec une impatience très grande que
j'attends tes prochaines lettres et le compte-rendu détaillé de tes faits et gestes. — Pour ma
part je m'obstine à t'envoyer des kilomètres d'écriture et à te relater par le même toute mon
existence: cette semaine a du reste été assez féconde en impressions, mais je ne me sens pas
encore disposé à te les relater ce soir. J'ai l'envie de parler littérature.
Et en tout premier lieu, j'ai relu plusieurs des Diaboliques de Barbey1 et ça m'a fait gueuler
d'enthousiasme: les sensations que cette oeuvre me donne cette fois sont bien plus profondes
que ce qu'elle m'avait fait éprouver jusqu'ici. Il y a là une grandeur, une fierté écrasante,
quelque chose qui sonne aussi noblement, aussi somptueusement que le nom: Barbey
d'Aurevilly. En même temps une analyse fine, aux dehors spirituels, qui va au fond des âmes
et fouille profondément les caractères, d'un seul mot souvent sans y toucher. Puis quel cycle
d'êtres d'exception, dont les pensées sont si loin, si au-dessus des pensées ordinaires, des
vulgaires pensées de l'homme dit: normal. Certaines phrases sont obsédantes, celle-ci entre
autres: "Je suis convaincu que pour certaines âmes, il y a le bonheur de l'imposture. Il y a une
effroyable, mais luisante félicité dans l'idée qu'on ment et qu'on trompe; dans la pensée qu'on
se sait seul soi-même, et qu'on joue à la société une comédie dont elle est la dupe et dont
on se rembourse les frais de mise en scènè par toutes les voluptés du mépris." (Le Dessous
des Cartes d'une partie de whist). Puis dans La Vengeance d'une femme, cette duchesse de
Sierra Leone est bien l'un des personnages les plus grandement tragiques qui aient été conçus.
Quant au "plus bel amour de Don Juan" qui m'avait le moins plu lors de ma première lecture
me semble aujourd'hui égaler tous les autres et j'ai éprouvé en le relisant le plaisir de goûter
toutes les délicatesses aristocratiques de ce style où il fait comprendre chaque mot.
— Je continue aussi la lecture de Balzac: j'ai lu les Marana2 (connais-tu cela?) où il y a aussi
un bien étrange type de femme. Mais là le plaisir de lettré n'est plus aussi considérable à cause
de tant de négligences et de certaines transitions un peu gênantes.
En fait de littérature italienne, j'ai acheté de la Gazzetta letteraria3 qui ne m'a pas plus
enthousiasmé que le premier: c'est totalement insignifiant.
Gabriele d'Annunzio est assez connu ici: j'ai vu l'un de ses livres: l'Innocente4 à la fenêtre
d'un libraire et rien qu'à la façon dont était disposé le titre sur la couverture j'ai constaté que
c'était un jeune. A l'occasion je tâcherai de lire cela. — Je lis pour le moment quelque chose
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Zie brief 71, noot 3 en brief 209 (noot 6).
Honoré de Balzac, Les Marana. Scènes de la vie parisienne (Paris, Mme Charles Béchet, 1834).
Niet teruggevonden. Zie ook brief 205bis, noot 1.
Gabriele d'Annunzio, L'Innocente (Napoli, Bideri, 1892).
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de classique dans la littérature italienne: "i promessi sposi" de Manzoni:5 ça n'est pas mal
mais ce n'est pas encore ça qui me fera "gueuler d'enthousiasme."
Vendredi 25.
Dans ma dernière lettre je t'ai signalé l'apparition de De Vriese à notre horizon: il y a rayonné
toute la semaine (admire ce langage symbolique et astronomique) et j'ai pu l'observer et le
décomposer tout à mon aise, opération assez facile du reste: "c'est une queue servie par des
tripes" dirait crûment mon frère. J'ai recueilli des notes, j'ai réuni des documents humains, et
il me suffira de les fouiller pour me remémorer les détails observés. J'ai assez nettement perçu
le secret de succès féminins remportés ici par De Vriese. Il n'est pas beau, mais il a une tête
assez originale, nouée, les yeux très foncés ont un regard quelque peu méphistophélique. Il
est plutôt petit que grand et a les muscles fortement développés grâce à beaucoup d'excercice
gymnastique et autre. Il a énormément de dons naturels (je me sers de l'expression courante):
il blague fort bien, sait mener une conversation, a "l'usage du monde", connaît les petits jeux
de société, a ce qu'on est convenu d'appeler de l'esprit; il est naturellement musicien, c'està-dire a l'oreille juste et trouve très aisément au piano les airs qu'on lui chantonne; il chante
d'une jolie voix, joue de la guitare, imite le cor de chasse; il danse admirablement. Ajoute à
cela que lorsqu'il était ici il dépensait 200 fr. par mois, et le 20 du mois il n'avait déjà plus
de sou. (Féron du reste en faisait tout autant). Chaque mois il avait une note considérable
chez Casamorati le parfumeur à la mode, au Pavaglione, et il passait de bonnes parties de
ses journées chez Majarri, le pâtissier chic de Bologne, et dans un grand nombre de cafés.
Tout cela vous donne un fameux prestige dans une ville où une pièce de cent sous est un objet
de curiosité. Je crois que c'était ce malin d'Alexandre (ou bien était-ce quelque autre de ces
illustres farceurs de l'antiquité) qui prétendait qu'il n'y avait pas de ville imprenable quand
on y pouvait faire entrer un mulet chargé d'or: à Bologne un chien suffirait, un chat peut-être
aussi: à plus forte raison les Bolonaises se laissent éblouir.
Aussi, quelques regrets qu'en puisse avoir De Vriese, aucun de nous ne songe plus à marcher
sur ses traces, et pour ma part je songe que je puis employer mieux mon argent qu'à le lâcher
entre les mains de parfumeurs, cabaretiers, pâtissiers, fleuristes, et autres êtres du même
genre: je roule dans ma tête de somptueux projets de voyage ....
— Mais ne nous écartons pas de notre sujet: De Vriese est au moral ce qu'on appelle un
homme à femmes, êtres particulièrement agaçants à cause de leur vantardise, de la manie
qu'ils ont de vous conter leurs bonnes fortunes, et de compromettre même les femmes qui ont
le malheur de les aimer pour le plaisir seul de faire voir quel succès ils ont. Il a à Bruxelles
une maîtresse très bien qui lui écrit d'interminables lettres pleines de passion: il les tire
négligement de sa poche, quand nous nous trouvons avec lui, et nous en lit des passages
caractéristiques, tout en prenant un petit air fanfaron et ayant l'air de traiter tout cela pardessous la jambe. Tu vois d'ici le type et tu entends ses phrases. — De là dérive chez lui un
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Alessandro Manzoni, I promessi sposi. Storia milanese del secondo XVII (Milano, Fratelli Rechiedei,
1886).
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mépris pour la femme qu'il affiche, qu'il affecte peut-être. Il prétend (que de fois j'ai déjà
entendu d'identiques paroles!) que toutes les femmes sont corrompues, en Italie comme
ailleurs, qu'il y a toujours moyen de les baiser, que les femmes vertueuses ça n'existe pas. Le
monde dans sa représentation est un cocuage général.
Sitôt qu'on discute avec lui on devine un esprit tout à fait superficiel: seulement comme il
parle vite, facilement, brillament il en impresse à quiconque ne connaît pas à fond la question
dont il parle, et dans une discussion, aux yeux du bon public, il aura toujours raison. Je l'ai
constaté quand nous avons causé d'art: la conversation en était venue là, je ne sais comment,
pas par ma faute, car j'évite autant que je le puis ces sujets. Il a professé une profonde
admiration pour Rollinat, pour les vers pornographiques de Théo Hannon, a prétendu que les
drames lyriques de Wagner de la grande période étaient incompréhensibles (naturellement!),
qu'une oeuvre d'art supérieure devait être comprise dès la première lecture, que Wagner avait
copié (sic) certaines parties de sa musique dans des auteurs antérieurs, que l'Anitras Tanze
de Grieg (intermède pour Peer Gynt) était supérieur à tout ce qu'avait conçu Wagner ....
J'en passe et des meilleurs: mais en voilà assez pour te prouver les connaissances artistiques
profondes de ce monsieur (Ah! quelles vérités Huysmans profère au début de "Certains")6
Mardi à 6 heures nous sommes allés tous ensemble, même Don Luigi, dîner chez Bruers. Quel
dîner, nom de Dieu! Un dîner à chier partout, dit mon grand-père Altmeyer qui avait de ces
bonnes expressions que la pruderie de notre langue repousse. De 6 heures à 9 1/2 heures on
n'a fait que bouffer, s'empiffrer, tortorer, se gaver, soiffer, se rincer la gueule, lever le coude,
bâfrer, s'emplir les tripes, se truffer les intestins, se balloner l'estomac, siffler des verres, flûter
du champagne, et que sais-je encore? De Vriese qui avait absorbé 8 vermouths sous prétexte
d'apéritifs était diablement lancé: il racontait des histoires crasseuses qui faisaient rigoler don
Luigi, parlait flamand de Bruxelles avec le plus pur accent de la rue haute. Alfred bouillait à
côté de Paolina et Madame Bruers avait la main tendrement posée sur la cuisse de Lodewijk
(je te prie de croire que je n'exagère absolument pas!). Pendant ce temps le plus jeune des
gosses, Antonino, gueulait consciencieusement, tapait rhythmiquement son verre avec sa
fourchette et bredouillait du Bolonais, tandis que son frère Gothardo (qui a une douzaine
d'années) vidait héroïquement les bouteilles et les carafes. Au champagne Don Luigi a porté
"un brindisi" en vers.
Après le dîner on a fait un peu de musique: Don Luigi et De Vriese ont chanté, puis on a
dansé: Alfred plus bouillant que jamais éteignait éperdument sa Paolina et bandait comme un
cochon... ce qu'il faisait éloquemment sentir à Paolina, entre les cuisses.
Bref, courons au dénoûment. Le résultat de cette soirée a été un rendez-vous particulier donné
par les deux dames à Lodewijk et à Alfred, petite excursion mystérieuse dans les Appenins où
je crois qu'Alfred s'est fait faire le "pugnata" par M. Je ne sais si je t'ai déjà dit ce que c'était.
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Joris-Karl Huysmans, Certains (G. Moreau, Degas, Chéret, Whistler, Rops, Le Monstre, Le Fer, etc.)
(Paris, Tresse et Stock, 1894 (2de druk). De eerste druk (1889) werd niet teruggevonden. Zie ook brief 37,
noot 3.
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Ce petit jeu est en usage chez les demoiselles ....... bien qui tiennent à ne pas se laisser faire
des enfants avant d'être mariées. Alors elles masturbent tout simplement leur amant.
En voilà des documents hein? si je veux écrire un jour ou l'autre une étude des moeurs
bourgeoises! Quel triple extrait de cochonnerie! "Connais-tu le pays où fleurit l'oranger?"
Diable! elle est dans un propre état la fleur d'oranger. Rien à dire: ça défrise pas mal nos
petites idées romantiques sur l'Italie.
— Mais en voilà assez sur ce sujet. Tu finirais par trouver que je te rase avec mes sales
histoires putassières.
Rentrons dans les sphères sereines de l'Art. Dimanche j'ai été visiter le Museo Civico, ou
plutôt le parcourir. Il est composé surtout d'antiquités découvertes dans des fouilles pratiquées
autour de Bologne. Il est très grand (18 salles) et contient de belles collections de vases dits
étrusques, d'objets de parure antiques: bracelets, colliers, longues épingles, etc.; des statues et
des statuettes, des amphores, d'anciennes armes, une collection de pierres tombales chargées
d'inscriptions.
Egalement quelques momies égyptiennes et des papyrus. En somme il y a moyen de passer là
bien des heures et d'étudier bien des manifestations de l'art ancien.
— Je faisais allusion tantôt à de considérables projets de voyage: il se pourrait bien que
j'aille à Rome à la Semaine Sainte et qu'au Carnaval je me rende à Nice en passant par Pise,
Livourne, la Spezzia, toute la rivière, Gènes, Monte Carlo pour revenir peut-être par Turin.
Ca me sourit considérablement, d'autant plus que ce voyage je le ferai probablement seul et
n'aurai personne derrière moi qui interrompe bêtement mes contemplations. Si par hasard tu
avais l'envie de me rejoindre là-bas, ne manque pas de le faire surtout: cela me ferait un plaisir
intense.
Tous ceux qui m'écrivent de Belgique forment le projet de venir me voir: il y a même
ce suave Cousin Henri qui m'écrit que si ses finances sont en bon état il compte bien
venir me voir ici dans cinq ou six mois. Il veut "essayer ces Italiennes à nature chaude et
épuisante (sic)" et ajoute: "Ce serait un renouveau de femmes pour moi et je suis certain que
j'éprouverais la sensation d'une perte d'un second pucelage." c'est beau la jeunesse, hein? Mais
je crains que ce pauvre Henri n'ait une déception!
— Je suppose qu'aujourd'hui tu es rentré dans tes pénates, j'espère que ton voyage s'est bien
accompli sous tous les rapports et que tu t'apprêtes à m'en donner une longue et minutieuse
relation. — J'ai écrit récemment à Mane7 et je ne m'étonnerais pas de recevoir sous peu sa
réponse, car il est étonnamment prompt à la riposte.
— Aujourd'hui se sont réunis les 3 administrateurs du collège: Brugnoli, Cassani et "il conte
Scarselli" afin de décider notre admission définitive et de statuer sur les différentes demandes
que nous leur avions faites. Nous avons été assez mal reçus, avec notre demande: cependant
ces messieurs ont décidé dans leur munificence qu'ils nous accorderaient peut-être bien une
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Brief 209.
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23.11.1892 en 25.11.1892, Jacques Dwelshauvers aan August Vermeylen
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baignoire au collège afin de nettoyer de fond en comble nos individus, mais c'est tout. On
disait toujours à les entendre que le collège n'a rien! Enfin nous allons je suppose recevoir
sous peu les 90 fr. auxquels nous avons droit d'après l'art. 15° du Ch. Second du règlement,
ainsi conçu (admire le style administratif): Resa definitiva l'ammissione nel Collegio,
l'Amministrazione provvederà al nuovo alunno il primo vestiario, come volle il Fondatore, o
gli darà l'equivalente in danaro. C'est charmant et d'une délicate attention. Quand je reviendrai
à Bruxelles je rapporterai avec moi le règlement qui est un chef d'oeuvre dans son genre!
Ed ora, buona sera, mio carissimo amico. Mon sac à nouvelles est vidé de toutes les choses
peu intéressantes qu'il contenait. Ma lettre va te sembler fade et peu colorée quoique venant
d'Italie. J'attends la tienne avec impatience — je réclame tout un volume!
Je te serre très cordialement les deux chères pattes, fratello mio. Bien à toi,
tuo Giacomo
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23.11.1892 en 25.11.1892, Jacques Dwelshauvers aan August Vermeylen
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Editeur:
Algemene leiding:
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23.11.1892 en 25.11.1892, Jacques Dwelshauvers aan
August Vermeylen
Jacques Dwelshauvers
August Vermeylen
1892-11-25
Brief, met omslag, Groot en dun vel ongelijnd papier dat
doormidden is gevouwen tot vier gelijke schrijfhelften. Alle
vier de helften zijn beschreven. , De postzegel is uit de
omslag verwijderd. , 294 480
Letterenhuis, Antwerpen, België
M525, nummer 113688/13a-b
Centrum voor Teksteditie en Bronnenstudie / Centre for
Scholarly Editing and Document Studies Gent , © Copyright,
CTB
Bert Van Raemdonck
Prof. dr. Yves T'SjoenEm. prof. dr. Anne Marie Musschoot
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