Ericlesbonstuyaux - Blue Networks Technologies

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Ericlesbonstuyaux - Blue Networks Technologies
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Mardi 12 août 2014
Espèces d’idiomes 1/5 Les ouvriers d’Internet 1/5 Pour Colt, Eric Pierreet son équipeplongent
Capotes
anglaises
et grippe
espagnole
dans les égouts pourréparer les câbles qui alimentent,entre autres, nos téléviseurs
Eric les bons tuyaux
I
l est toujours fort commode
de disposer de bonnes têtes de
Turc à qui faire porter le chapeau de ses propres maux, ce qui
fait de l’« étranger » une fertile inspiration des expressions idiomatiques. C’est ainsi que la grippe
meurtrière du début du XXe siècle
a été qualifiée d’arabe en Grèce,
d’allemande en Belgique, de grecque en Turquie, d’espagnole en
France et au Royaume-Uni – où,
pour faire bonne mesure, on a
décidé que la rubéole était d’origine germanique (German measles).
Lorsque chez nous les malotrus
filent à l’anglaise, outre-Manche
ils le font « à la française » (to take
French leave) – et il semble que,
malheureusement, nous devions
accepter la paternité de cette indélicate habitude, l’allemand, le portugais et le grec optant eux aussi
pour le « filer à la française ».
Même penchant à attribuer au voisin les objets tabous : si nos capotes sont anglaises, de l’autre côté
du Channel on recourt à des
« French letters » qui n’ont pas
grand-chose de littéraire…
Les égoïstes français boivent en
SileFrançais s’avoueparfois
soûlcommeunPolonais,
l’Espagnolle sera
«commeunCosaque»et
leSerbe«commeunRusse»
Suisses, tandis que les Américains
« vont Néerlandais » (go Dutch) et
que les Turcs « paient à l’allemande » quand ils partagent l’addition.
L’étranger qui baragouine notre
langue sera qualifié de vache espagnole, tandis que, pour le même
motif, en Argentine on dira que
vous parlez « l’espagnol de la
Chine». Du chinois, ou alors de
l’hébreu, chez nous, c’est un discours inintelligible, tandis que, au
Royaume-Uni, « c’est du grec » –
chinois, hébreu, grec, trois langues
à l’alphabet obscur pour les habitués de l’ABC.
La soûlographie est un vice que les
Européens rejettent vers l’est avec
un bel ensemble : si le Français
s’avoue parfois soûl comme un
Polonais, l’Espagnol le sera « comme un Cosaque » et le Serbe « comme un Russe ». En revanche, les
Français semblent être les seuls à
souffrir de portugaises ensablées.
On peut tout de même devenir
sourd « comme un bâton » en Allemagne, « un poteau » en Angleterre, « une cloche » en Italie ou « un
mur » en Espagne – quand, étrangement, nos murs à nous ont des
oreilles. Ah, minute prévention :
attention, si la masturbation rend
sourd en France, elle rend aveugle
en Italie.
Côté positif, c’est en Espagne que
nous construisons nos châteaux –
les indigènes bâtissant les leurs
« dans les airs » (hacer castillos en
el aire). Et les Anglo-Saxons, nos
rosbifs, nous rendent un hommage particulier, à nous, leurs « petites grenouilles » (froggies), en
nous attribuant l’invention des frites (French fries) qu’ils aiment
tant. Un coup de grisou diplomatique au moment de la guerre en
Irak avait d’ailleurs conduit certains restaurateurs américains à
rebaptiser rageusement leurs frites « freedom fries ».
Enfin, c’est à se demander si le
célèbre « French kiss » n’est pas
réellement une invention hexagonale, puisque, de l’Espagne au
Danemark en passant par l’Italie,
cette chaude façon de s’embrasser
est dite « à la française ». p
Muriel Gilbert
Prochain article : Chat dans la gorge
et poule mouillée
NINI LA CAILLE
S
i Eric Pierre fait une erreur, des
milliers de personnes en subissentsur-le-champlesconséquences. Elles peuvent même se mettre à
hurler devant leur ordinateur ou leur
téléviseur. Tenez, il se souvient d’une
mésaventure, à ses débuts. « J’ai par
mégarde coupé brièvement l’accès à
des chaînes de télévision aux abonnés. »
Eric Pierre est responsable fibre au
sein de Colt, l’une des entreprises en
région parisienne, comme Neo Telecoms, Orange ou Telecity, qui tirent et
exploitent les tuyaux de l’Internet. En
Europe, Colt doit bichonner
47 000 km de câbles, dont 5 000 en
France, qui relient des bureaux entre
eux, voire des bâtiments à des nœuds
de réseaux.
L’ennemi est imprévisible.
Il y a la pelleteuse, qui frappe
sans prévenir. Et puis il y a les rats,
qui grignotent tout
Tous ces câbles passent par des
égouts, parfois à 2 mètres sous terre, le
plus souvent 80 cm sous le bitume. Ils
sont enterrés sous les trottoirs, suivent parfois des tranchées le long des
autoroutes. Autant le cadre est rebutant, autant ce qui circule dans ces fins
tuyaux est précieux : informations
boursières, données bancaires, preuves de paiement, documents sensibles…
Mieux vaut éviter la panne. Mais
aussi – cela peut arriver – qu’un voleur
de métaux se faufile dans l’égout et
prennecesfibresoptiquespourde vulgairesfils decuivre.Eric Pierre estdonc
aux petits soins pour ses tuyaux. Et il a
du travail quotidien pour les trois ou
quatreéquipesdedeuxpersonnesprêtes à intervenir sur le champ. « Nous
avons au moins un incident par semaine sur notre réseau, et nous devons
intervenir chaque jour pour du contrôle et de la maintenance. »
Calmons les fantasmes. L’ennemi
principal du réseau n’est pas vraiment
le voleur, voire l’espion qui voudrait
« écouter » à cette porte. Ce n’est pas
non plus l’usure : une fibre peut se casser naturellement, mais certaines,
datantdes années 1970,tiennentencore. Non, l’ennemi est imprévisible. Il y
a la pelleteuse, qui frappe sans prévenir. D’autant que la chaussée a pu être
abaissée, les fibres se retrouvant à
20 cm ou 30 cm à peine sous nos pas.
Alors quand la pelleteuse passe… « Le
pire est que des indélicats, voyant leur
erreur, remettent du bitume dessus
l’air de rien, s’indigne Eric Pierre. Les
gens ne se rendent pas compte de l’importance de ce qui passe dans ces
tuyaux… Quand je le leur explique, ils
courent nous dégager le terrain pour
réparer! »
Et puis il y a les rats, qui grignotent
toutcequiobstrueleurpassage,ycompris les fameux câbles. Le mieux est
donc d’installer ces derniers dans des
cavités suffisamment grandes pour
que les rongeurs passent autour sans y
faire attention. « J’ai justement un
client qui ne veut pas agrandir le trou
dans lequel passent les fibres, et donc il
nous appelle tous les trois ans pour
réparer les dégâts causés par les rats »,
s’amuse Eric Pierre, qui rit moins à
l’évocationde rencontres souterraines
avec des cafards, éliminés à la bombe
aérosol froide, ou des chats sauvages,
évités en fuyant…
Ce matin de juin, pour comprendre
un peu mieux à quoi ressemble un
câble gavé à la fibre optique, Eric Pierre
nous donne rendez-vous sur un trottoir parisien. Les ouvriers de Colt s’escriment avec délicatesse sur ce qui ressemble à un banal tuyau noir d’un peu
plusd’uncentimètred’épaisseur.Quelles entreprises relie-t-il ? Top secret.
Ce câble, il n’a fallu que quelques
minutes pour le trouver, après avoir
plongé dans une bouche d’égout,
2 mètres sous le trottoir. Son effeuillage, en revanche, jusqu’à son cœur critiqueoùbattentlesprécieuxbits d’information, prend plus d’une heure. Les
deux ouvriers saisissent une pince et
fendent sur plus de 3 mètres le revêtement plastique. A l’intérieur, on ne
voit pas encore les fibres attendues,
mais trois fils d’acier d’un millimètre
de diamètre. « Contre les rats», dit Eric
Pierre.
Aprèscestrois fils antimorsure, une
enveloppe métallique fine assure une
certaine rigidité au câble pour éviter
les trop fortes torsions. Une pince spéciale en a raison assez vite. Ce n’est pas
fini. Une membrane de tissu blanc évite à l’humidité de pénétrer. Il y a encore cette tresse jaune en Kevlar, qui, tel
lefild’unemballagedeCDoudefromage Babybel, permet de déchirer
3 mètres de plastique noir entourant
les fibres. Sauf que, ce jour-là, ça coince. Les deux ouvriers bataillent avec
d’autres pinces. « La haute technologie, c’est aussi du bricolage », sourit
Eric Pierre.
Après plusieurs minutes d’effort, la
pince libère une touffe de fils de couleur. Les fibres? Toujours pas. Ces douze fils, bleu, rouge, vert, marron, violet,
blanc contiennent chacun douze plus
petits cheveux colorés : ce sont eux, les
tuyaux dans lesquels passe l’information !
Ce bricolage permet d’intervenir
sans couper le précieux flux d’infor-
mation. Les techniciens veillent aussi
à ce que les fibres restent le plus droites possible. Car, à l’intérieur des
10micronsdeverretrèscassantconstituant le cœur de la fibre, la lumière
joueà laboulede billard, tapant contre
les parois de lagaine, sans pouvoirsortir. A moins de la courber fortement,
sans la briser, pour en faire jaillir un
peu de lumière. Qui contient bien sûr
des paquets d’information précieuse… C’est exactement de cette façon,
par la torsion de la fibre, que des
espions peuvent faire « parler » les
câbles et détourner une partie du flux
de données.
Reste l’essentiel: une bonne réparation est une réparation rapide. Et, pour
cela, il faut localiser précisément le
point de la panne sur des kilomètres
de câbles. Pour ça, Eric Pierre a un
secret : une base de données complète
de « ses » câbles, qui répertorie tous les
brins dans les fibres, la position des
nœuds, les distances entre eux.
EricPierreestassezfier desonsystème. Et de ses équipes de choc. Une fois,
l’intervention a été si rapide que les
employés de l’entreprise concernée,
dont le secteur d’activité est si sensible
qu’il ne peut en dire le nom, « n’ontpas
eu le temps de terminer de s’installer
dans des bureaux de secours que tout
était rentré dans l’ordre».
Eric Pierre se souvient aussi d’une
pelleteuse qui avait coupé pas moins
de six câbles, touchant des chaînes de
télévision. Il débarque sur le chantier
avec trente personnes. «Le lendemain,
c’était réparé. Nous avons reçu une lettre de remerciement. C’est un de mes
meilleurs souvenirs.» p
David Larousserie
Prochain article : Philippe Bourcier,
la fibre au bureau
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Mercredi 13 août 2014
Espèces d’idiomes 2/5 Les ouvriers d’Internet 2/5 Inventer, bricoler, s’adapter… C’est le travail
Chat dans
la gorge
et poule
mouillée
de cet ingénieur, qui vient de réaliser une véritable prouesse technique chez Criteo
Philippe Bourcier, la fibre au bureau
D
u joyeux troupeau des
expressions animalières, il
semble bien que le chat soit
le chef. Il est vrai que les francophones semblent être les seuls à souffrir de chats dans la gorge, quand
d’autres (Anglo-Saxons, Allemands, Brésiliens…) y hébergent
un batracien. Il arrive pourtant que
les Allemands et les Slovènes
« aient un chat » à leur tour, mais
alors ils ont la gueule de bois. Lorsque dans notre nuit tous les chats
sont gris, en Slovénie, ce sont les
vaches qui sont noires, mais quand
surParisilpleutdescordes,oucomme vache qui pisse, à Londres, c’est
bien connu, « il pleut des chiens et
des chats », tandis que les marins
d’Amsterdam regardent « tomber
des tuyaux de pipe », « des briques» ou « des vieilles commères »,
et que sur l’Acropole d’Athènes « il
tombe des prêtres ».
Les Espagnols voient « un chat
enfermé»(gatoencerrado)etlesItaliens « une chatte qui couve » (gatta ci cova) quand nous imaginons
une anguille sous roche et que les
Anglo-Saxons « sentent un rat »
(smell a rat). Les Allemands, dans le
même cas, jugent qu’il y a quelque
chose dans le buisson (da ist etwas
imBusch),cemême buissonautour
duquel « tapent » les Britanniques,
tandis que les Italiens mènent le
chien dans la cour de la ferme
(menare il can per l’aia), que les
Français tournent autour du pot et
les Allemands « autour de la
bouillie chaude ».
Quand sur Paris il pleut
des cordes, Amsterdam
regarde «tomber
des tuyaux de pipe»
Lorsqu’un mufle néerlandais
« envoie son chat» (zijn kat sturen),
l’indélicat de nos contrées pose un
lapin et le goujat chinois « envoie
un pigeon », le malotru allemand
se contentant de « donner un
panier » (jemandem einen Korb
geben). Si en plus il a des oursins
dans les poches, on y diagnostiquera « un hérisson » (einen Igel in der
Tasche), en Argentine « un crocodile » (un cocodrillo en el bolsillo), en
Turquie « un scorpion », tandis
qu’en Angleterre, tous les animaux
à piquants étant occupés, on en
concluraqu’ila« lespoches profondesetlesbrascourts » (deeppockets
and short arms).
A noter qu’une poule mouillée
française est un « poulet» britannique (chicken) ou une « patte de
lapin » allemande (ein Hasenfuß),
que notre rat de bibliothèque correspond aux « vers de livres » allemand et anglo-saxon (Bücherurirm
et bookworm), alors que qui s’ennuie chez nous comme un rat
mort, sur l’autre versant des Pyrénéess’ennuiera commeune huître.
C’est aussi en Espagne que l’on
« paie le canard » (pagar el pato)
quand on porte le chapeau, et que
l’on a « la mouche à l’oreille », juste
là où nous avons la puce. Lorsque la
France a d’autres chats à fouetter,
l’Italie, plus cruelle encore, a
« d’autres chattes à écorcher » (altre
gatte da pelare), tandis que le
Royaume-Uni a « d’autres poissons
à frire » (other fish to fry). Enfin si en
Franceouaux Pays-Bas on s’entend
comme chien et chat, en Tunisie,
c’est « comme la souris et le chat ».
Et,tandisqu’outre-Mancheon« jette la serviette » (throw in the towel)
et qu’au Maroc on « vend son âne »,
quand nous ne savons plus quoi
dire, nous donnons notre langue
au soyeux petit félin. p
Muriel Gilbert
Prochain article : Grosse légume
et cerise sur le gâteau.
NINI LA CAILLE
S
es mille collègues de travail lui
disent merci. Grâce à Philippe
Bourcier, leur ordinateur de
bureau est relié à Internet. Pas vraiment une prouesse… Sauf que la jonction se fait avec de la fibre optique. « Et
ça, personne ne l’avait encore fait en
France, je crois ! », explique cet ingénieur spécialisé dans l’infrastructure
informatique. Il a réalisé cette petite
performance dans une pépite du Web
et de la publicité, Criteo, implantée à
Paris. « J’aurais dû déposer un brevet ! »
L’exploitpeut laisserindifférent. Ce
qui compte pour les millions de gens,
en effet, c’est que l’ordinateur marche.
Peu importe la nature de tous ces
Sous les pieds des employés
du monde entier circulent
des centaines de fils électriques.
Un vrai plat de spaghettis!
câbles cachés dans le faux plafond ou
sous la moquette… Du reste, qu’ils
soient en cuivre, pour faire passer des
électrons, comme c’est la norme partout, ou en fibre optique, pour faire
passer de la lumière, ça change quoi ?
Pas mal de choses. Et d’abord pour
le budget. Car la fibre optique fait faire
de belles économies à l’entreprise qui
l’adopte. C’est 180 000 euros d’économies par rapport à la solution « électrique». «Parce que le sable, matière première des fibres optiques en silicium,
est moins cher que le cuivre », explique
Philippe Bourcier. Et puis trois jours
ont suffi pour l’installer chez Criteo et
relier 1 000 postes de travail quand le
cuivre aurait demandé trois semaines.
Lafibre offreaussi duconfort àl’utilisateur de l’ordinateur. Le débit est
plus rapide. Mais, là, Philippe Bourcier
a préféré être prudent. Il a volontairement bridé les flux. Si une machine se
trouve infectée et se met à lancer des
attaques un peu partout sur le réseau,
autant que ce soit lentement… Et pas à
1 milliard de bits par seconde, ce qui
permet de détruire le contenu d’un
DVD en quarante secondes à peine !
Les employés de Criteo se contentent
donc de dix fois moins, soit pas vraiment plus que le bon fil en cuivre.
Autre avantage de la fibre: la sécurité. Dans chaque câble se trouvent non
pasune,maisdeuxfibres,danslesquelles l’information peut circuler dans les
deux sens. Du coup, le débit peut être
doublépourl’utilisateuren casdegrosse demande. Mais en cas de défaillance
d’un brin, le second prend le relais.
«C’est déjàarrivé, et l’utilisateurne s’en
rend pas compte», dit l’ingénieur. Certains objecteront que l’on peut aussi
« doubler » les câbles en cuivre, c’est
même souvent le cas, mais ces derniers prennent une place énorme.
Au contraire, la fibre se fait discrète,
tantelleestfine.C’estcetatoutquePhilippe Bourcier a joué en priorité. En
fait,iln’avaitpaslechoix.S’il adûinnover, c’est à cause des contraintes de
l’immeuble de Criteo. Habituellement, sous les pieds des employés du
monde entier circulent des kilomètres
de fils électriques épais comme un
doigt – ça, c’est le cuivre. Un vrai plat
de spaghettis ! Mieux vaut être du
métier pour s’y retrouver. Mais, dans
cet immeuble, le plat aurait été trop
épais – plus de 10 centimètres à certains endroits – alors que le faux plancher n’en accepte que 6. Largement de
quoi y loger de la fibre…
Si on enlevait les faux sols et les
faux plafonds dans un immeuble de
bureau, la vue serait épouvantable.
Mais elle aiderait à comprendre l’am-
pleur des contraintes. On verrait
qu’un réseau informatique, dans une
entreprise, ressemble à une carte
hydrologique : un ruisseau se jette
dans une rivière qui se jette dans un
fleuve. Les petits cours d’eau sont les
fils reliés aux ordinateurs. Ils se rejoignent dans des collecteurs – on appellecelades salles de brassage– quioccupent pas mal de place, puis l’information est canalisée dans un seul câble
vers le cœur de réseau, situé souvent
au rez-de-chaussée. Là, des équipements vont servir à faire sortir de l’immeubleles grosdébitsd’informations.
Ou les faire entrer.
Les plateaux de bureaux sont très
grandschezCriteo, aupointquePhilippeBourcierauraitdû installertroissalles de brassage par étage. Les câbles
normaux ne peuvent en effet mesurer
plusde 100 mètres sous peine de fragiliser le signal. «La fibre optique n’a pas
ce problème », explique l’ingénieur.
Sauf si la distance atteint… 80 kilomètres.Uneseulesalle debrassageparétage a donc suffi.
Pour réussir ce pari de la fibre optique, Philippe Bourcier a eu un peu de
chance. L’entreprise Cisco, leader des
équipements réseau, venait de sortir
un appareil, dont l’ingénieur a immédiatement perçu l’intérêt alors qu’il
n’a pas été forcément conçu pour cela.
Il s’agit d’un commutateur optique,
sorte d’aiguilleur pouvant desservir
jusqu’à huit ordinateurs, à la manière
d’une multiprise électrique. Tous les
utilisateurs ont le même service et
non un service divisé par huit. Pratique. « Depuis, Cisco m’a dit que
d’autres entreprises avaient suivi mon
modèle», confie Philippe Bourcier.
Inventer, bricoler, s’adapter… C’est
le travail, en évolution permanente,
de ces ingénieurs qui ont pour mis-
sion d’améliorer notre vie de bureau,
d’accélérer le débit pour le salarié et de
faire baisser les coûts pour le patron.
Evidemment, les ingénieurs les
plus performants sont très recherchés
dans un monde où l’ordinateur est
omniprésent. Et, pour être performant, rien de mieux que d’échanger
des informations. En 2002, Philippe
Bourcieracréé uneassociationdesspécialistes du métier, FRnOG, pour
French Network Operators Group –
l’anglais permettant d’évoquer la grenouillequi leur sertde logo… –, équivalent d’un organisme qui existait déjà
pour l’Amérique du Nord. Deux fois
par an, ses 4 200 membres se retrouvent à Paris pour échanger sur les derniers matériels. Se dit-on vraiment
tout ? « Contrairement à d’autres
métiers, même les concurrents doivent
pouvoir se parler en cas d’attaques ou
de problèmes techniques. On ne peut
ignorer les autres opérateurs du
réseau, lorsqu’on est soi-même un opérateur. La plus grande réussite est
d’avoir fait émerger une communauté
grâce à cette association », répond-il.
Mais l’ingénieur, qui passe d’une
idée à l’autre à la vitesse du réseau, a
déjà un autre projet : révolutionner la
vidéosurveillance. Il vient de lancer
avec des associés une entreprise qui
développe des caméras à 360 degrés
dont les images seront accessibles par
plusieurs canaux, écrans, ou tablettes,
par exemple. Quel rapport avec les
réseaux ? « Nous aurons huit fois plus
de flux de données qu’une caméra classique et plus d’une centaine de caméras à relier entre elles par des systèmes
distribués. C’est un vrai défi !» p
David Larousserie
Prochain article : Pascal Rullier, du réseau
au village.
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Jeudi 14 août 2014
Espèces d’idiomes 3/5 Les ouvriers d’Internet 3/5 Leszones blanchessontlesterres de combat
Grosse légume
et cerise
sur le gâteau
duprésidentde Blue Networks Technologies.Son credo? Le hautdébit pourtous
Pascal Rullier, du réseau au village
L
es expressions idiomatiques
ne manquent pas d’appétit.
Quand les Français et les Italiens ont une faim de loup, les Allemands en ont une « d’ours » et les
Britanniques « de cheval », certains pourraient même « manger
un cheval ». Lorsque, pour agrémenter nos tartines, nous voulons
le beurre et l’argent du beurre, les
sujets de Sa Gracieuse Majesté veulent « avoir leur gâteau et le manger aussi » (to have one’s cake and
eat it too) et les Grecs « la tarte
intacte et le chien rassasié ».
Quand poétiquement nous lui faisons une fleur, notre cousin Germain, grand amateur de charcuterie, nous fait « griller une saucisse
de plus ».
Si notre repas ne vaut pas tripette, en Allemagne il ne vaudra « pas
une girolle », en Italie « pas une
figue sèche », en Espagne « pas une
pincée de cumin », en Angleterre
« pas un haricot ». Du coup, nos
invités risquent de nous casser du
sucre sur le dos, ou, s’ils sont allemands, de nous « traîner dans le
chocolat » – tandis que les Italiens
se contenteront de nous « couper
les chaussettes ». Nous n’hésiterons pas à les envoyer se faire cuire
un œuf, ou « frire des asperges » à
l’espagnole, ou même faire voler
leur cerf-volant (go fly a kite) ou
sauter dans le lac (go jump in the
lake) à la mode british.
Quand en France
les carottes sont cuites,
au Liban «la casserole
est brûlée» et en Espagne
«tout le poisson est vendu»
Quand pour nous les carottes
sont cuites, aux Pays-Bas « les
navets sont trop cuits », au Royaume-Uni « notre oie est cuite », au
Liban « la casserole est brûlée », et
en Espagne « tout le poisson est
vendu ». Au Québec, c’est plus dramatique : « Notre chien est mort. »
Et alors, on est « comme la viande
sur la planche à hacher », comme
on dit en Chine. L’important, dans
ces cas-là, c’est de garder son sangfroid, bref de rester, à la britannique, « frais comme un concombre » (cool as a cucumber), même
quand on est « dans un cornichon » (in a pickle), c’est-à-dire
dans de beaux draps. Pourtant, ce
n’est pas de la tarte, bref « ce n’est
pas comme sucer du sucre », comme disent les Allemands, ni « de la
morve de dindon » comme renchérissent les Espagnols, qui veulent
dire que ce n’est pas de la roupie de
sansonnet.
Justement, « parlons dinde »
(let’s talk turkey), suggérera notre
hôte britannique pour nous faire
comprendre qu’il est temps de discuter sérieusement : l’important,
c’est de n’inviter ni « gros jambon »
(l’arrogantdu Québec) ni « gros fromage » (la grosse légume britannique), surtout s’il a « un cornichon
dans le derrière » (a pickle up one’s
backside), juste là où les Français y
ont un balai. En revanche, les
« beaux trognons » du Québec, ces
belles plantes, sont les bienvenus.
Nos invités grecs, compréhensifs,
ajouteront que « deux pastèques
ne peuvent pas tenir sous la même
aisselle », bref, qu’on ne peut pas
êtreau fouret aumoulin,ou «assister à la messe et sonner les cloches », comme on dit en Espagne.
Quant au dessert, si nous partageons la cerise sur le gâteau avec
les citoyens de la Botte, les Espagnols l’aiment plus précisément
« griotte sur la tarte » et les AngloSaxons, rois du cupcake, « glaçage
sur le gâteau ». p
Muriel Gilbert
Prochain article : Estomac dans les
talons et yeux plus gros que le ventre.
NINI LA CAILLE
C
ertainsles appellent lescommunistes de l’Internet. A cause de
leur côté militant, leur croisade
quivise à combattreles inégalités d’accès à la Toile. Voire à y mettre fin. Car,
en France, des centaines de villages, et
même des zones d’activités de grandes villes, n’ont pas encore Internet.
Ou, quand ils l’ont, l’utilisateur en est
réduit à surfer à la vitesse de l’escargot. Désespérant…
Ces zones blanches sont les terres
de combat d’entreprises aux noms
méconnus : Blue Networks Technologies à Montpellier, Quantic Télécom à
Rouen, Tetaneutral à Toulouse,
«Nous faisons ce que les autres
opérateurs ne font pas. Nous nous
occupons des “petits clients”»
Pascal Rullier
PC Light dans l’Yonne… En tout, une
dizaine de microfournisseurs à Internet (parmi quelque 1 500 opérateurs
reconnus par l’Arcep, le gendarme du
secteur) qui rendent un service précieux dans la France des clochers et
qui n’ont pas grand-chose à voir avec
Bouygues Telecom, SFR ou Orange.
Tout en faisant le même métier.
« Nous faisons ce que les autres ne
font pas. Nous nous occupons des “petits clients” », corrige Pascal Rullier, le
présidentde Blue Networks Technologies, qui compte quatre salariés. La
société a apporté du réseau à deux villages du Gard : Saint-Bresson (50 habitants environ) et Saint-Laurent-leMinier (360 habitants). « Nous sommes contents de voir le sourire des
gens dont on décuple le débit Internet ! », raconte l’un de ses collègues.
D’autant que cet équipement « aug-
mente les prix de l’immobilier dans les
villages », complète Pascal Rullier.
Plus surprenant, Blue Networks
Technologies est intervenue loin de
sa base, dans une zone d’activités de
Grenoble où de nombreuses entreprises se trouvaient pénalisées par l’absence de haut débit. « Les grands
acteurs d’Internet leur refusaient la
fibre optique qui passait pourtant
devant chez eux. C’est agaçant ! »,
dénonce Pascal Rullier. Depuis janvier, grâce à Blue Networks Technologies, ces entreprises ont des débits de
100 mégabits (Mb) contre moins de 5
par la voie classique de l’ADSL. « C’est
le jour et la nuit. Et, en plus, c’est moins
cher qu’avant », vante Pascal Rullier.
Pour apporter l’Internet au village,
ces petites structures indépendantes,
dans des cas précis, tirent des câbles,
en cuivre ou en fibre de verre. Mais
c’est rare. Trop lourd, trop cher, trop
compliqué. Elles utilisent plutôt des
antennes radio et une fréquence gratuite, sur le modèle du Wi-Fi, qui
apporte le réseau dans les espaces
clos. Ces antennes ont un autre avantage : les informations dites descendantes (d’Internet vers l’utilisateur)
et montantes (l’inverse) ont des
débits identiques, ce qui est plus adapté aux entreprises. Au contraire,
l’ADSL, avec ses câbles en cuivre, est
par définition asymétrique.
Mais la connexion par relais radio a
des inconvénients. D’abord, plus on
est éloigné de l’antenne, plus le débit
chute : environ 150 Mb/s à 5 kilomètres, mais seulement 10 Mb/s à 15kilomètres. Et puis il faut installer l’antenne sur un site élevé, qui se « voit »,
c’est-à-dire sans obstacle avec la zone à
alimenter en réseau. Un château
d’eau, un clocher ou un pylône font
généralement l’affaire. « L’un des plai-
sirs de ce métier est de travailler au
grand air et de découvrir de belles
vues», confie Pascal Rullier, qui raconte avec gourmandise comment il a
apportéInternet,souslaneige,au village de Chamrousse, près de Grenoble.
Plus « urbain », Josselin Lecocq, de
Quantic Télécom, évoque, lui, le plaisir d’une pose d’antenne à 35 mètres
de haut sur un immeuble de Rouen.
Mais il tempère : « Poser une antenne
prend trois heures, alors qu’il faut
deux mois pour négocier l’autorisation de l’installer. » Sans compter
qu’on doit, en amont, rassurer et
convaincre les personnes inquiètes
pour leur santé. Car si les ondes émises par une antenne sont plus faibles
que celles d’un téléphone portable,
peu y croient…
En tout cas, il est difficile d’accuser
ces entreprises d’être guidées par le
profit. C’est même plutôt une mission de service public qu’elles remplissent. Blue Networks Technologies est
issue du monde des radioamateurs et
a voulu professionnaliser son installation d’antennes. Josselin Lecocq, lui,
était « agacé » par la médiocre qualité
d’Internet qu’il captait dans sa chambre de la résidence universitaire de
l’INSA, une école d’ingénieurs à
Rouen. Lui et quelques camarades se
sont lancé le défi de faire mieux et de
convaincre l’école d’adopter leur projet. Aujourd’hui, Quantic Télécom a
équipé 1 000 chambres pour plus de
650 abonnés, au prix défiant toute
concurrence de 8 euros par mois.
Il est vrai que le relais radio est
moins difficile et coûteux à entretenir qu’un câble – qu’il soit en cuivre
ou en fibre. En outre, contrairement
aux fournisseurs classiques, il n’y a
pas de box mais une prise murale.
Ultime astuce : les apprentis ingé-
nieurs, qui forment une grosse partie
de ces trublions du Net, ont découvert
que l’installation téléphonique des
immeubles laisse en jachère une paire de fils de cuivre qui leur sert de vecteur d’irrigation des différentes pièces d’un appartement.
PascalRullier et JosselinLecocqvantent également leur « service clients ».
«Noussommes humains,nous nesommes pas des commerciaux. Nos abonnés sont nos meilleurs représentants »,
insiste ainsi le premier. « Les abonnés
nous appellent pour des choses non
liées au réseau, comme une coupure
électrique due au renversement d’une
cruche d’eau sur les plaques de cuisson », dit le second. Qui ajoute : « Nous
tenons à rester local. Le succès vient de
la proximité. » Mais à condition de
trouver de nouveaux marchés pour
rester viable, comme les résidences
universitaires privées, la couverture
de microzones blanches, ou la gestion
d’infrastructures
communales.
« Mais nous grossissons lentement »,
reconnaît Pascal Rullier.
Faire le métier autrement peut faire grincer des dents. « Nous cassons les
mythes sur l’accès à Internet et cela ne
nous vaut pas que des amitiés. Par
exemple, l’accès à la fibre optique est
deux à quatre fois trop cher et nous le
disons !, s’insurge Pascal Rullier. Nous
ouvrons un peu les yeux aux gens sur
les pratiques du secteur. »
Prochain enjeu : la commercialisation annoncée de l’antenne airFiber
sur la fréquence gratuite. Elle promet
un débit de 1 gigabit par seconde sur
100 kilomètres. De quoi réduire un
peu plus les zones blanches… p
David Larousserie
Prochain article : Franck Simon, aiguilleur
du Net.
18
0123
Vendredi 15 août 2014
Espèces d’idiomes 4/5 Les ouvriers d’Internet 4/5 La société France-IX facilite le trafic sur la Toile
Estomac dans
les talons et
yeux plus gros
que le ventre
en regroupant les réseaux, entre autres, d’opérateurs et d’hébergeurs de contenus
Franck Simon, l’aiguilleur du Net
L
es idiotismes à caractère anatomique feraient passer la
vieille chanson d’Ouvrard,
rate qui s’dilate et foie qu’est pas
droit compris, pour de la petite bière. On a la gueule de bois, ou on en
parle la langue, et il nous arrive
d’avoir les yeux plus gros que le
ventre, tout comme les Britanniques, les Brésiliens ou les Argentins. En Italie, on se contente de les
avoir « plus gros que la bouche », ce
qui est plus raisonnable. Les Français ont même parfois l’estomac
dans les talons, tandis que les Espagnols l’ont « dans les pieds », les
Allemands, moins affamés sans
doute,« dans lesjarrets »,et lespauvres Portugais « dans le dos ».
Les étrangers qui apprennent le
français n’en finissent pas de
s’étonner que nous soyons capables de courir plus vite en prenant
nos jambes à notre cou. On leur
fera remarquer que les Allemands
les prennent « sous les bras » (die
Beine unter die Arme nehmen) et
les Italiens « aux épaules » (mettersi le gambe in spalla). En revanche,
si un Britannique suggère qu’on
cesse de lui « tirer la jambe » (stop
pulling my leg !), il ne demande pas
qu’on la lui lâche mais qu’on cesse
dele faire marcher, ouencore, comme diraient nos cousins ibériques,
de lui « prendre les cheveux »
(tomarle el pelo). Eux, les Ibères,
« dorment à jambe relâchée »
quand nous le faisons à poings fermés, mais quand ils « tirent la patte » (estirar la pata), c’est qu’ils partent les pieds devant.
Nos cousins ibériques
«dorment à jambe
relâchée» quand nous
le faisons à poings fermés
S’il est inconfortable d’avoir
deux mains gauches, que dire des
malheureux sujets de Sa Gracieuse Majesté qui « ne sont que des
pouces » ? Il nous arrive aussi
d’avoir les chevilles qui enflent ou
la grosse tête – nos cousins québécois gonflant plutôt de l’estomac
et « se pétant les bretelles » –, et de
nous vanter d’accomplir des
exploits les doigts dans le nez,
exploits que les Allemands accomplissent « avec la main gauche » et
les Britanniques « les mains attachées dans le dos », les Italiens « les
mains dans les poches », les Portugais « un pied dans le dos » et les
Espagnols « sans se décoiffer ».
« Mon pied ! » (my foot !), ricaneront les Anglais, qui entendront
par là « Mon œil ! ». Et en effet bien
souvent nous nous mettons le
doigt dedans (l’œil), comme les
anglophones « prennent la mauvaise truie par l’oreille », ou comme les Russes « s’asseyent dans
une flaque » et les Brésiliens,
grands fans de foot devant l’Eternel, « mangent du ballon ».
Quand une folie nous coûte les
yeux de la tête, nos pauvres voisins d’outre-Manche doivent
« payer un bras et une jambe » ou
alors « payer par le nez ». En Espagne, on est quelque peu épargné,
puisqu’il n’en coûte qu’« un œil du
visage », de même qu’en Grèce, où
le prix ne dépasse pas « les cheveux de la tête ».
Reconnaissons que, devant ces
histoires sans queue ni tête, ou
« sans pieds ni tête » comme en
Espagne, ou encore « sans main ni
pied » comme en Allemagne, les
bras nous en tombent – nos cousins Germains en resteront « tout
aplatis », tandis que les Néerlandais, en costume folklorique, « en
casseront leur sabot ». p
Muriel Gilbert
Prochain article : Sucrer les fraises
et passer l’arme à gauche.
NINI LA CAILLE
E
ntre géants du numérique, c’est
souvent la guerre : Facebook
contre Google, Google contre
Microsoft, Microsoft contre Amazon,
Amazon contre… La ronde est infernale. L’Internet offre pourtant à tous les
combattants l’occasion de se retrouver dans des oasis de paix. Ces lieux
très réels portent le nom bien trouvé
de « points d’échange ». Il en existe
deux cents environ sur la planète.
Et deux en France, qui ont pour
nom France-IX et Equinix et sont installés en région parisienne. Pour expliquer à quoi peut servir un point
d’échange, Franck Simon, le directeur
général de France-IX, utilise une méta-
Ces aéroports de l’Internet,
telles des poupées russes,
se cachent dans des boîtes encore
plus grosses: les «data center»
phore : « C’est comme un gros aéroport
pourleslignes aériennes.En yétant présent,on peut allerpartout dans le monde. » Mais encore ? Ce sont des lieux
vers où les entreprises d’Internet
convergent et se connectent entre
elles afin de faciliter le trafic et les
échanges mondialisés. On y trouve les
réseaux des opérateurs télécoms, des
fournisseurs ou hébergeurs de contenus, des sites de commerce en ligne,
des sites de vidéo en streaming…
Plutôt que chaque fournisseur d’accès Internet (FAI) tire des fibres optiques vers ses concurrents, tous préfèrent passer par les points d’échange.
Décision de bon sens et économique.
Là, des équipements aiguilleurs appelés commutateurs ou routeurs gèrent
cet embrouillamini de câbles et d’informations.
Ces aéroports de l’Internet, telles
les poupées russes, se cachent dans
desboîtes encore plus grosses: les centres de données (data centers), lesquels poussent comme des champignons dans la banlieue des grandes
villes pour héberger, stocker et protéger les milliards d’informations qui
coulent dans les serveurs d’entreprises ou les services du Web. De l’extérieur, ces data centers ressemblent à
des entrepôts, mais sans enseigne
tape-à-l’œil – il faut rester discret. A
l’intérieur, la sécurité est maximale.
C’est même ceinture et bretelles.
Caméras, badges, accès restreint
selon les espaces… Pour éviter les
bugs, tous les services sont doublés :
alimentation électrique, groupes électrogènes de secours, circuit de refroidissement pour éviter la surchauffe
des ordinateurs…
Au sein du data center, au milieu
des serveurs alignés comme des frigos, le point d’échange est de taille
bien modeste. Une salle de quelques
mètrescarrés dans laquellele commutateur n’est pas plus grand qu’une boîte en carton pour pizza.
Le câble de Google est à quelques
centimètres de celui de Facebook ou
de celui de Microsoft… La tentation
est grande de tirer sur l’une des fiches
et de priver des millions d’utilisateurs des plus populaires services du
Web. Sauf que ça ne marcherait pas :
ces machines ont au moins une réplique dans un autre lieu. Neuf dans le
cas de France-IX, sans compter une
dixième à Marseille.
« Pour l’utilisateur, c’est transparent. Il peut apporter son câble dans
tous nos sites, il sera connecté à toutes
les entreprises qui ont choisi d’être
membres de France-IX », précise
Franck Simon. Cela fait de ce point
d’échange l’un des dix plus gros au
monde: il relie 250 membres, avec des
pointes de trafic à 280 gigabits par
seconde (Gb/s), soit le contenu d’un
DVDtransféréenundixièmedeseconde. « Nous doublons le trafic presque
tous les neuf mois. Notre ambition est
d’être dans le Top 5 des points d’échange dans les trois ans », prévient Franck
Simon. France-IX reste néanmoins
loin de DE-CIX en Allemagne, qui affiche plus de 550 membres et des pics à
plus de 3 terabits. Soit dix fois plus !
Les lieux d’échange montent en
puissance de façon spectaculaire parce qu’ils ont changé de nature. A l’origine, dans les années 1990, ils servent
aux seuls opérateurs du téléphone.
C’est un moyen pour France Télécom,
par exemple, de connecter ses abonnés au reste du monde sans payer une
connexion directe et coûteuse,
notamment vers les Etats-Unis. Mais
l’entreprise tricolore doit alors aller à
Francfort, Amsterdam ou Londres –
trois villes qui dominent toujours le
marché européen –, car il n’y a pas de
point d’échange en France. « Après
avoir dialogué avec les différents
acteurs du réseau français, nous avons
décidé en 2010 de redonner sa place à
Paris en matière d’Internet. Cela s’est
fait en fédérant les acteurs existants »,
résume Franck Simon.
Désormais, les FAI ne sont plus les
seuls clients. On y trouve des hébergeurs de contenus (comme EdgeCast,
choisi par Le Monde) et même des
entreprises. Les lieux sont neutres,
mais pas gratuits. Le tarif varie en
fonction du débit demandé. Il donne
ensuite le droit de « toquer » à la porte
de tous les membres du lieu d’échange, mais il n’est pas dit que la porte
s’ouvre. Il faut que l’échange soit
accepté bien sûr.
Les machines de France-IX sont de
bons thermomètres de l’activité d’Internet. L’arrivée des mises à jour du
système d’exploitation des iPhone
crée des pics de débit sur les machines. De même que les grands événements sportifs, à cause des consultations des sites d’actualité ou des
vidéos de compétitions en direct.
« Récemment, le service très populaire
de vidéo de jeu en streaming, Twitch,
s’est raccordé à France-IX. Le premier
jour, les 10 Gb/s n’ont pas suffi. Le
deuxième, dix de plus non plus. Ils sont
maintenant à 40 Gb/s », raconte
Franck Simon.
Gérerun point d’échange, c’est bouger en permanence. Plusieurs incidents en 2013 ainsi que la nécessité de
grossir la « taille » des tuyaux ont
conduit France-IX à investir. Les ingénieurs ont cherché les chemins les
plus courts pour mailler l’ensemble
des clients. Pour gagner du temps (dix
kilomètres de fibres en moins accélèrent le débit de quelques dixièmes de
milliseconde) et de l’argent. Les équipements qui permettent de propulser la lumière dix fois plus vite sont
moins coûteux lorsque la distance à
couvrir ne dépasse pas les dix kilomètres. Et puis un lien plus court diminue la probabilité qu’une pelleteuse
casse la précieuse liaison…
Dans quelques semaines, les centres de France-IX seront équipés afin
de mieux répondre à l’augmentation
infernale de la demande en débits
rapides. Et deviendront très compétitifs en Europe, notamment pour un
enjeu central : les fournisseurs de
contenus vidéo. p
David Larousserie
Prochain article : Christian De Balorre,
le cyber-surveillant.
19
0123
Samedi 16 - Dimanche 17 - Lundi 18 août 2014
Espèces d’idiomes 5/5 Les ouvriers d’Internet 5/5 Chaque jour, l’ingénieur de Zayo France
Sucrer
les fraises
ou donner sa
pipe à Martin
protège les serveurs de 600entreprises de quelque 3000attaques informatiques
Christian de Balorre, le cybersurveillant
S
’il nous arrive d’avoir la frite,
la pêche ou la patate, bref,
d’être frais comme un gardon, « plus sain qu’une pomme »,
comme on dit en Espagne, ou
« plein de haricots », en Angleterre,
ce sont surtout les tracas de santé,
et de santé mentale en particulier,
qui inspirent l’idiotisme.
On peut simplement n’avoir pas
inventé l’eauchaude,ou tiède,oule
fil à couper le beurre, bref, « l’assiettecreuse» pourlesNéerlandais, « la
roue» pour les Américains, « la cire
espagnole » pour les Hongrois, « ne
pas avoir mis le spring (le ressort)
aux sauterelles » pour les Québécois, bref, n’être pas « l’outil le plus
affûtédela boîte »(thesharpesttool
in the box) pour les Britanniques.
On peut aussi, de manière encore
bénigne, « prendre des navets pour
des citrons » aux Pays-Bas ou « la
lune pour du fromage vert » en
Angleterre, bref, des vessies pour
des lanternes. Et perdre occasionnellement les pédales, ou « les
étriers», comme en Espagne.
Les choses se gâtent un brin
quand nous perdons la boule et les
Britanniques « leurs billes ». Les
mêmes Anglais deviennent parfois
« fous comme des chapeliers »,
« vont bananes » (go bananas) ou
souffrent de « chauves-souris dans
le clocher », quand nous nous
contentons d’une araignée au plafond, les Allemands, bucoliques, de
« grillons dans la tête» et les Danois
de « rats au grenier ». Quand nous
Au bout du compte
et du rouleau, nous finirons
tous par «ôter nos sabots»
à la danoise ou «secouer les
fers à cheval» à la grecque
sommes fous de joie, les Québécois
sont « fous comme des balais». Les
Hollandais, lucides, en concluront
quenousavons tous « reçuun coup
de moulin ».
Quand il nous manque une case,
il « manque une vis » aux Espagnols (faltar un tornillo), « un jeudi» ou « un vendredi » aux Italiens
et les Britanniques « manquent un
peudecuisson»(tobe alittleundercooked) ou « de sandwichs pour faire un pique-nique », tandis que les
Allemandsn’ont«pastouteslestasses dans le placard ». Enfin, les
sujets de Sa Majesté, décidément
créatifs dans le domaine de l’agitation du bocal, ont parfois « autant
de noix qu’un cake aux fruits ». En
vieillissant, les esprits les plus vifs
finissent parfois par sucrer les fraises, tandis que, outre-Quiévrain,
fidélitéà la légende gastronomique
oblige, ils préfèrent « saler les frites» avec option tremblote.
Au bout du compte et du rouleau, nous finirons tous par « donner un coup de pied dans le seau » à
l’anglo-saxonne (kick the bucket),
ou « dans la cloche » à la bulgare,
par « ôter nos sabots » à la danoise,
« secouerlesfersà cheval »à la grecque, « boutonner la veste » à la portugaise, bref, passer l’arme à gauche. D’aucuns préféreront peutêtre « donner leur pipe à Martin »,
comme le font les Néerlandais, la
casser, comme les Français, ou
« avaler leurs chaussures » comme
les Tunisiens. Libre aux tempéraments verts de choisir de manger
les pissenlits par la racine, ou « la
pelouse » comme au Portugal, de
« faire pousser des mauves » comme en Espagne, ou de « pousser les
pâquerettes vers le haut » (push up
daisies) à l’américaine… p
Muriel Gilbert
n Sur Lemonde.fr
Un épisode bonus : Vertes années
et colère noire
NINI LA CAILLE
D
es scénarios catastrophe, il y
en a des dizaines. Comme
dans Skyfall, le dernier film de
James Bond, où la patronne des services secrets britanniques voit son ordinateur piraté par un psychopathe.
Pas étonnant, dès lors, que pour une
entreprise ou une administration, la
cyberattaque ou le piratage suscitent
peurs et fantasmes. Mais pour les
« ouvriers » d’Internet spécialisés
dans la question, un autre climat, plus
serein, domine.
Ecoutons Christian de Balorre, responsable de l’ingénierie chez Zayo
France (ex-Neo Telecoms), un des spécialistes français de l’hébergement de
Une cyberattaque ne se fait pas
au bazooka mais par étouffement.
Pour rendre un site indisponible,
on le sature de données
données et de services. Ses premiers
mots ont de quoi inquiéter : « Nous
subissons environ 3 000 attaques par
jour sur les serveurs de
nos 600 clients. » Du reste, nombre
d’indicateurs qui clignotent sur
l’écranquiluifaitfaceontl’airplusrouges que verts. Et pourtant l’ingénieur
n’est pas «spécialement stressé ». Tout
simplementparce que la grande majorité des millions d’attaques informatiques, dans le monde entier, sont indolores. Elles sont parées par des systèmes automatiques.
Une attaque informatique ne se
fait pas au bazooka mais par étouffement. Pour rendre un service ou un
site Web indisponible, on le sature de
données qu’on lui envoie par
« paquets » entiers. L’agression est
bien plus efficace quand elle provient
non pas d’un poste mais d’une
« nuée » d’ordinateurs. Dans quel
but ? Pénaliser économiquement une
entreprise, exercer un chantage,
accomplir un acte politique en s’en
prenant à des serveurs d’institutions.
Selon la société Arbor, leader du marché de la protection contre ces attaques, entre 2011 et 2012, leur débit a
augmenté de 20 %.
Pas de quoi affoler Christian de
Balorre, car dans l’immense majorité
des cas les parades sont connues.
Notamment quand elles viennent de
gamins dont l’objectif n’est pas vraiment de faire exploser l’économie
mondiale. « Nous observons un pic
d’attaques à la sortie des classes ou
pendant les vacances, raconte l’ingénieur. Ce sont des jeunes acharnés aux
jeuxvidéo qui, pour embêter des adversaires sur les jeux en ligne, utilisent des
services gratuits d’attaque sur des
sites pirates. » Mais ces « armes » ne
sont gratuites que pendant un quart
d’heure et elles « sont peu efficaces ».
Reste que tout volume d’envoi
anormalement important et venant
d’une même source est jugé suspect.
Et traité. Justement, une attaque survient devant nous, en direct, sur les
écrans
de
Zayo
France :
33 800 paquets par seconde au lieu du
seuil de 1 500. Aussitôt, les logiciels
réagissent. Soit les paquets adressés à
la cible sont « effacés », mais alors le
site est coupé d’Internet. Soit, moins
brutal, un système de filtrage est mis
en place de manière à trier les paquets
légitimes et les malveillants. Soit,
encore, des boîtiers inspectent le
contenu des paquets pour séparer
encore mieux le bon grain de l’ivraie.
Voilà pour la routine. Et en dehors ?
« Disons que, une fois par mois environ, c’est du sérieux. Ça peut partir en
vrille n’importe quand », confesse
Christian de Balorre, qui évoque, sans
citer l’entreprise-cible, des attaques
qui changeaient de nature toutes les
deux heures et qui ont fait tourner en
bourrique les fameuxfiltres. En revanche, jamais le réseau lui-même de
Zayo France n’a été victime d’une attaque. Les tuyaux sont sans doute trop
gros pour pouvoir être bouchés.
Ily apourtant unepersonne quitravaille sur le scénario catastrophe,
pour mieux en prévenir les dégâts. Il
s’appelle Guillaume Valadon. Au sein
de l’Agence nationale de la sécurité
des systèmes d’information (Anssi), il
pilote une cellule d’experts chargée
en quelque sorte de dire si la France
pourraitêtre coupée d’Internet… Comme ont pu l’être à des degrés divers la
Turquie ou la Syrie récemment.
La crainte n’est pas que des plongeurs coupent les câbles au fond des
mers alimentant notre pays en flux
de données car ces tuyaux sont trop
nombreux. Il est une menace moins
« cinématographique », mais plus crédible. Pour fonctionner, Internet a
besoin de machines jouant le rôle
d’annuaire, convertissant des noms
familiers, les adresses de sites Web
par exemple, en séries de chiffres
compréhensibles par les équipements d’aiguillage qui, de nœud en
nœud, acheminent les paquets de
données sur les bonnes voies. Que ces
annuaires soient inaccessibles, et fini
le surf ! « Nos analyses montrent qu’il
y a assez de ces annuaires en France »,
assure Guillaume Valadon. Il ajoute :
« Mais… » Mais quoi ? 80 % de ces
annuaires sont gérés par un seul opérateur, dont l’expert tait le nom par
sécurité.
Autre risque : celui d’une dépendance de l’étranger. L’équipe de
Guillaume Valadon a cartographié les
1 270 opérateurs de l’Internet en France et les relations qui existent entre
eux. Ainsi 81 opérateurs seraient
« pivots », donc stratégiques, pour la
France, dont 34 étrangers. Si huit parmi ces derniers devenaient indisponibles, l’impact serait « lourd » sur notre
pays, pointe un rapport de ces
experts, en juillet 2013. Mais les
mêmes experts restent prudents sur
l’interprétation de ces cartes qui ne
sont qu’une photographie à un instant donné.
Les anges gardiens de l’Internet
français notent d’autres faiblesses.
Les annuaires, tout comme les
aiguilleurs, peuvent être attaqués
non pour les rendre indisponibles
mais pour les rendre « fous». Un internaute taperait Lemonde.fr et se
retrouverait sur un site infesté de
virus. Ou bien, un mauvais aiguillage
ferait que l’ensemble du trafic partirait vers des ordinateurs d’un pays
louche. C’est déjà arrivé en Australie
en 2012 – probablement du fait d’une
erreur humaine…
Des parades informatiques existent pour certifier les chemins et les
annuaires mais, selon Guillaume
Valadon, elles sont trop peu utilisées
en France : « Nous aidons à faire réfléchir les responsables et nous pointons
les manques. D’autres pays s’interrogent sur la solidité de leur Internet et
nous confrontons nos analyses. » Sans
tomber dans la paranoïa, cet ingénieur semble avoir plus conscience
des risques que d’autres. Il a récemment changé le système d’exploitation de son ordinateur Apple pour un
autre jugé « plus sûr ». Inquiétant ? p
David Larousserie
FIN

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