novembre 2005 - N° 0012 - Portrait Relaxe

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novembre 2005 - N° 0012 - Portrait Relaxe
Vendredi 18 novembre 2005 - 9h55
Portrait - Xavier Niel, fondateur du groupe Iliad-Free
Dans le multimédia, il a toujours un coup d'avance sur les autres. Depuis qu'il a 16 ans. Révélations sur un millionnaire du
Net, décontracté. L'inventeur de la Freebox a parfois joué hors ligne.
C'est le monde à l'envers. Pour la première interview qu'il accorde depuis l'introduction en Bourse de sa société début 2004,
Xavier Niel, le patron de Free, découvre que la salle qu'il a réservée est occupée. N'importe quel PDG aurait immédiatement
délogé les squatters, donné des instructions, un coup de fil. Pas lui. La débrouille. Après quatre autres vaines tentatives pour
trouver un lieu propice à la rencontre dans les étages de son siège social, c'est le flash. « Je sais où nous serons le mieux :
dans la "salle des ministres". C'est là où nous recevons aussi le patron de TF 1, Patrick Le Lay. » Attention ! N'allez pas croire
que le personnage soit benoît. Tel le chat Raminagrobis de la fable de La Fontaine, le guérillero du Net est capable de se
réveiller en donnant des coups de griffe assassins. La mission qu'il s'est fixée est claire : « casser les monopoles de fait ou de
droit des groupes qui s'enrichissent sur le dos de la population » . Et quand il dit cela, qu'il soit respecté ou honni, il est pris au
sérieux.
En retrait
Cet homme a les moyens de dicter la partie, sans être une vedette. Au contraire, pour vivre heureux, ce trentenaire au look
d'ado attardé - cheveux mi-longs, la plupart du temps en sweat-shirt, jean et chaussures Nike - vit et a toujours vécu caché.
Au travail comme en ville. Jamais il n'est plus à l'aise qu'au milieu des ordinateurs et des cartes électroniques de sa « boîte »,
le groupe Iliad-Free. Son refuge, sa passion. Timide, il fuit les journalistes, les caméras et l'establishment, et « méprise les
conventions sociales », assure Jean-Louis Missika, directeur de JLM Conseil et administrateur d'Iliad depuis 2004. Celui qu'on
appelle « fer à souder » (l'outil qui sert à fixer les composants électroniques) laisse à ses trois généraux Cyril Poidatz, Olivier
Rosenfeld et Michaël Boukobza, le soin d'occuper la sphère publique.
Brillantissime
A même pas 40 ans, Niel est l'artisan de la plus belle success
story française de la décennie. Internet, télévision, téléphonie : ses 1,3 million de Freebox se sont implantées au cour des
communications et des médias français. « Il n'existe pas de gens plus brillants que lui dans ce secteur », lâche, admiratif,
Jacques Veyrat, le président de Neuf Telecom, qui en connaît un rayon, lui qui a côtoyé tant de têtes bien faites à
Polytechnique et à l'Ecole des ponts et chaussées. Niel, qui a arrêté après maths spé, est un cas à part.
Créé voilà six ans à peine, son groupe affiche une santé insolente. Free gagne de l'argent depuis 2001, et il est bien le seul
fournisseur d'accès à Internet à afficher une augmentation constante de son revenu moyen par abonné (ARPU). Cotée à
Paris, la maison mère Iliad pèse quelque 2,3 milliards d'euros, et Xavier Niel pointe à la 24e place du classement des fortunes
professionnelles de Challenges .
Ce n'est pas une revanche sociale. Elevé à Créteil - dans un pavillon, pas dans une cité -, Xavier Niel n'a jamais manqué de
rien. Son père était juriste dans un laboratoire pharmaceutique et sa mère comptable. « Elève toujours moyen », celui qui
prétend manquer « totalement de culture » porte à sa mère et à son père, docteur ès sciences et diplômé de droit, le plus
grand respect. Pour ce milliardaire, qui consacre une partie de ses journées à ses jeunes enfants, la famille est sacrée et la
réussite ne change rien à la vie. Il ne passe à son bureau - qu'il partage avec Olivier Rosenfeld, directeur financier - que
l'après-midi. Mais c'est un gros bosseur, suspendu sept jours sur sept à ses courriels auxquels il répond la nuit parfois. Même
si les décisions sont prises à « trois voix sur quatre », le boss, c'est lui. Le groupe n'a pu se construire que grâce à ses «
coups de génie », selon Marc Piquemal, co-fondateur et ex-directeur général du site iBazar.
Des coups de génie
Après avoir « honteusement bien gagné [sa] vie » grâce au Minitel rose dès l'âge de 16 ans, Xavier Niel lance le 3617 Annu,
premier annuaire inversé, en 1996. A 28 ans, sa fortune est déjà faite. En 1999, il invente avec Free le premier fournisseur
d'accès à Internet gratuit, alors que ses concurrents se reposent sur un modèle d'abonnement mensuel et rêvent que leurs
portails deviennent des espaces publicitaires. La conviction d'entrepreneur de Niel vogue à l'opposé. Grâce aux deux licences
de télécoms acquises dans le cadre de la dérégulation et à l'achat d'un réseau de fibres optiques, Free devient opérateur. Il
obtient des reversements de la part de France Télécom sur les communications correspondant à la durée de la connexion.
L'Internet gratuit payant est né. Tout le monde adoptera le modèle.
Ce jeune patron complexe et hyper-sensible, à la plastique d'un Rodin , est un joueur. « Il prévoit toujours les trois coups
d'après , affirme Jean-Louis Missika, grâce à une connaissance intuitive de son secteur. » Sergei Brin, le co-fondateur de
Google, en a lui-même fait l'expérience. Xavier Niel lui rend visite en septembre 2000, accompagné du directeur général
actuel Michaël Boukobza, alors âgé de 22 ans. A l'époque, peu de monde s'intéresse au moteur de recherche tout frais sorti
de l'ouf universitaire et resté à l'écart de la bulle Internet. « On a proposé [Xavier Niel ne dit jamais « je »] 10 millions de francs
à Google pour exploiter leur moteur en France. Mais Sergei Brin ne savait pas quelle stratégie ils allaient adopter : entreprises
ou grand public. Ça ne s'est donc pas fait. »
Au moment où éclate la bulle, vient l'idée de la Freebox, premier boîtier à haut débit multiservice. Le flash s'est produit en
Californie, « dans l'escalator d'un parc d'attractions » . En 2003, les abonnés Free découvrent ainsi le haut débit couplé à la
téléphonie fixe illimitée et la télévision numérique sur la ligne téléphonique. Il faudra plus d'un an à Wanadoo pour lancer
l'équivalent. Parmi les premiers à saisir que la télévision à haute définition (TVHD) « change la vie » comme jadis le passage
à la couleur, Xavier Niel a été précurseur en expérimentant la technologie de l'ADSL. Il sera aussi le premier à proposer la
TNT sans décodeur dans le bouquet audiovisuel Free.
Les priorités ? L'innovation d'abord, avec une équipe de recherche-développement d'une vingtaine d'ingénieurs (contre 3 000
à France Télécom) dont il a gardé la co-direction. Deuxième credo : la rentabilité. A court ou à moyen terme. C'est ainsi qu'il
faut comprendre sa décision récente de racheter l'opérateur Altitude Telecom, seul détenteur d'une licence d'Internet sans fil
WiMax en France, au nez et à la barbe de France Télécom. Free sera le premier à lancer dans les dix-huit mois le haut débit
du futur. Ce n'est pas pour rien que le principal actionnaire d'Iliad s'est gardé comme poste opérationnel celui de « directeur
général délégué à la stratégie ».
Canaille
L'entrepreneur aux doigts d'or a pactisé un temps avec le côté obscur de la force du multimédia. Il porte comme une croix ses
débuts dans le milieu du Minitel rose et ses drôles de fréquentations. Mais il ne renie pas ses premières armes d'artisan
bidouilleur. A l'époque, il fabrique et met au point des serveurs pour lui et pour les autres. « C'était indécent. A 17 ans, je
pouvais gagner 1 500 euros en liquide pour un après-midi de boulot. » Les méthodes du jeune requin, qui crée et gère un
temps lui-même des serveurs, lui valent quelques inimitiés et une réputation de sans foi ni loi. « A l'époque, raconte Henri de
Maublanc, ancien spécialiste des rencontres télématiques et actuel PDG du site de vente de fleurs Aquarelle.com, notre
société Politel a été en conflit avec lui. Il piratait notre serveur et nous piquait nos clients. Et nous avons eu beau nous
engueuler, il continuait. C'est quelqu'un d'éminemment tenace. »
Le passé vous rattrape toujours. Le retour de flamme a eu lieu en 2004 avec, à la suite d'une dénonciation anonyme, une
mise en examen pour proxénétisme aggravé et recel d'abus de biens sociaux. La partie la plus infamante du dossier, instruit
par le juge Renaud Van Ruymbeke, s'est finalement soldée par un non- lieu cet automne. En revanche, Xavier Niel a reconnu
le recel d'abus de biens sociaux pour un total de 180 000 euros. Ces montants, qu'il avait « déjà déclarés au fisc », lui avaient
été versés en liquide de 1999 à 2003 par trois employés de sex-shops à qui il avait revendu ses parts afin. d'apurer son
passé. Le juge qui l'a exhorté à se mettre définitivement « à 5 centimètres du bon côté de la ligne jaune » lui a servi, selon un
proche, de « thérapeute ». Renaud Van Ruymbeke, dixit Niel, est quelqu'un de « génial, très moralisateur, calme, dur mais
juste » . Commentaire d'un concurrent, Jacques Veyrat, sur l'affaire : « Il a longtemps entretenu un côté canaille. Mais je me
doutais bien que l'accusation de proxénétisme ne tenait pas. Il n'avait pas besoin de ça pour gagner sa vie ! »
« Ce qui ne vous tue pas vous renforce », explique aujourd'hui Niel. Ce qui l'a choqué dans cet épisode, c'est surtout «
l'acharnement policier ». Sa sour, actionnaire d'Iliad, « a été embarquée un matin à 6 heures alors qu'elle allaitait son bébé, et
ils ont joué à pile ou face la prolongation de sa garde à vue vers 23 heures. » Quand il raconte le reste, notamment son mois
de préventive au quartier VIP de la prison de la Santé à Paris, il est plutôt zen. Sa cellule venait d'héberger Alfred Sirven, qui y
avait abandonné « cendres de cigare, courriers et bouquins ».
Soupe-au-lait
Sa résistance à ce genre de stress en surprend plus d'un dans la mesure où, dans le travail, « il peut sur-réagir à des
questions de second ordre, pointe Jacques Veyrat. Il est parfois un peu trop sensible ». Certains le trouvent parfois trop
exigeant, voire, comme Michaël Boukobza, « légèrement pénible ». D'autres, tel ce fournisseur, l'ont vu agressif : « Le
moindre petit caillou peut l'exaspérer dans une négociation . Il se met alors dans des rognes épouvantables et serait capable
de répondre par des ripostes dures. »
Depuis des semaines, Xavier Niel semble avoir canalisé son énergie sur un grand projet. Nom de code : Armageddon. La
nouvelle version de la Freebox sera, assure-t-il, « quelque chose d'énorme : la quatrième branche du triple play , le bouquet
final ! ». Dans l'Apocalypse de saint Jean, Armageddon est le lieu du combat final entre le bien et le mal. « C'est le bien qui
triomphe » , précise Xavier Niel. La tribu des Freenautes retient son souffle. Car ce rebelle peut avoir des défauts, mais il ne
bidonne pas.
Xavier Niel en 5 dates
1967 Naît à Maisons-Alfort (Val-de-Marne)
1993 Fonde Worldnet, le premier fournisseur d'accès français (revendu en 2000)
1999Fonde Free
2004Introduit son groupe Iliad-Free à la Bourse de Paris, dont il garde environ 70 % du capital.Passe un mois à la prison de la
Santé. Avant d'obtenir un non-lieu
2005Iliad-Free gagne 50 % en Bourse pour atteindre une capitalisation de 2,3 milliards d'euros
Il aime
La technologie
Le Coca light
Les carrières souterraines de Paris
Albert Cohen
Il n'aime pas
Les monopoles
Parler de lui
Flamber
Les grands restaurants
Xavier Niel, heureux petit génie de l'Internet
1. En janvier 2004, Xavier Niel annonce l'introduction de son groupe Iliad-Free à la Bourse de Paris, flanqué de deux de ses
généraux. A sa droite, Olivier Rosenfeld, directeur financier, à sa gauche, Michaël Boukobza, directeur général. Dans le
groupe, toutes les décisions sont prises à « trois voix sur quatre ».
2. En janvier 2005, aux voux de l'Arcep (l'ex-ART), avec Jacques Veyrat. Le président de Neuf Telecom fait partie de ses
admirateurs : « Il n'existe pas de gens plus brillants que lui dans le multimédia. » 3. En novembre 2005, dans les locaux
parisiens de Free. Il adore être avec son équipe mais ne passe que l'après-midi au bureau. Il consacre une partie de son
temps à ses jeunes enfants.
Pascal Maupas
Jean-Louis Constanza, président de Tele2 France « Il incarne un mélange malin d'une grande vision et d'une solide
capacité à prendre des risques, au-dessus de la moyenne du secteur, tout en les mesurant très finement. Il possède du bon
sens, typique des sociétés low cost, où l'argent et les hommes sont rares et ne doivent jamais être gaspillés. Il fait partie des
rares succès mérités dans les télécoms. »
Olivier Rosenfeld, directeur financier d'Iliad. « Il est à la fois le chef d'orchestre et le ciment de l'équipe dirigeante et du
groupe. Accessible et à l'aise. Il a les pieds sur terre et sait être hyper-pédagogique. Il a une vraie notion de la valeur de son
entreprise. »
Michaël Boukobza, directeur général d'Iliad. « C'est quelqu'un d'hyper-combatif et exigeant, sans être agressif. Il "sent" les
produits et l'adéquation entre les technologies et le marché. »
Jean-Michel Salvador, analyste de la société de Bourse Fideuram Wargny. « Sa décision d'acquisition de licence d'Internet
sans fil WiMax est stratégiquement intelligente. Elle lui permet de détenir une technologie clé pour le futur. Iliad-Free est le
gagnant du troisième trimestre 2005. »