Frieda Ekotto The University of Michigan The Poetics of Color Line

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Frieda Ekotto The University of Michigan The Poetics of Color Line
Frieda Ekotto
The University of Michigan
The Poetics of Color Line
La question raciale et la représentation LGBT+
Cochez la case : blanc, noir, ou autre… queer.
En Europe, on a souvent tendance à appréhender l’homosexualité des communautés noires de la diaspora à travers l’affirmation d’une identité LGBT+,
qui serait universelle et, de ce fait, entraînerait des Gay & « Lesbian Prides,
des Coming Outs » ou des revendications d’égalité des droits. Ce raccourci
flatteur est une méconnaissance totale des luttes occidentales en la matière,
car elles datent d’il y a quelques deux ou trois décennies seulement. Or,
toutes les Africaines ne se reconnaissent pas toujours dans cette affirmation
pour souligner leur orientation sexuelle et identité de genre. Pour les noir.es
LGBT+ vivant ici en Belgique, en France, ou ailleurs en Occident, cela revient à vivre dans des pays où leurs propres normes communautaires sont
parfois davantage exacerbées en raison de leur exil où les modèles dominants LGBT+ sont principalement fixés par les blanc.hes et où ils sont aussi
soumis.es à des perceptions et imaginaires d’objectivation, d’exotisation,
d’érotisation et de soumission forgés par l’histoire coloniale.
Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes entrés dans une ère où il est
question de la reconnaissance de l’autre dans son humanité. Être noir-e-s
n’est plus rattaché à un espace, un lieu qui n’est désormais plus pour beaucoup que le souvenir d’un déracinement, l’errance dans la quête de nouvelles identités recomposées ou relocalisées. Les dominations sous toutes
leurs formes, ainsi que leur corolaire, le privilège des dominants, constituent une violence systémique qu’il faut contrer de manière stratégique.
Être noir-e et LGBTQI rend ces questionnements encore plus complexes.
Nous nous trouvons confronté-es à des communautés auxquelles on se sent
à la fois appartenir, mais dont les normes invisibilisent certaines identités.
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
Il est admis que la discrimination ainsi que le racisme vis-à-vis des Noire-s (ou des non Blanc-he-s) ne sont reconnus que si des comportements et
autres actes sont dûment établis par des gens ou une instance au-dessus de
tout soupçon. Ainsi sont niées des violences systémiques, structurelles. Les
diverses vulnérabilités (l’acculturation, l’impossible retour, etc.) passent
sous silence, amenuisant la possibilité des rencontres.
Mon apport s’efforcera de montrer en quoi l’identité gay peut contribuer à
la question du Noir, du Blanc ou autre queer en Amérique, mais aussi dans
la diaspora africaine. En quoi, par exemple, le silence et l’invisibilité raciale
sont-ils fondamentalement une question ‘queer’ ? Autrement dit, le respect
du droit des Noir-e-s et l’égalité entre les Noir-e-s et les Blanc-he-s passent-ils
nécessairement par les droits des autres opprimés, principalement les victimes de leurs propres communautés noir-e-s, les LGBT+, les personnes en
situation de handicap ? Que dire des femmes en situation de handicap
LGBT+ ?
L’homosexualité associée à la question noire est traditionnellement un
tabou. Mais comme dans toutes les sociétés, les tabous sont les silences les
plus parlants ; ceux qui dénoncent, montrent du doigt et font éclater le statu
quo idéologique, politique et moral. Pour l’aborder, je souhaite me concentrer sur la question de Black Lives Matter, mais aussi sur la question de l’innocence raciale qui préoccupe James Baldwin dans ses écrits, en particulier,
dans « Ici le dragon (Les monstres et l’idéal américain de la masculinité) ».
Dans cet essai, il met en lumière les processus sociaux de la catégorisation
et les fonctionnements de l’exclusion et de la hiérarchie qui assurent la mise
en place et le maintien des frontières entre les diverses catégories, y compris
le Noir et l’homosexuel.
Black Lives Matter, un mouvement qui dénonce la brutalité de la police
américaine contre les jeunes noirs Américains, s’est formé à la suite de
l’acquittement à bien des égards arbitraire de George Zimmerman, un justicier blanc qui avait abattu un jeune noir Américain Trayvon Martin dans les
rues de son quartier. Depuis sa création en 2013, le mouvement Black Lives
Matter a fait beaucoup parler de lui, notamment à la mort de Tamir Rice,
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
Walter Scott et Freddie Gray, tous victimes de brutalité policière. Le fait
que ce mouvement se soit organisé en défense des hommes noirs en Amérique est connu. Cependant, le fait que ce soit des femmes noires qui aient
été à l’origine de sa création a été passé sous silence, un silence qui contraste avec le principe même du mouvement qui se veut le porte-parole de
ceux qui ne comptent pas, those who don’t matter.
Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, les cofondatrices de Black
Lives Matter sont non seulement toutes trois féministes et membres de la
BOLD (Black Organizing for Leadership and Dignity), mais elles ne cachent pas non plus leur penchant, à titre personnel, pour les droits des lesbiennes en Amérique. Alicia Garza s’est insurgée contre le fait que, bien
que leur mouvement ait été créé par des féministes et de surcroît lesbiennes
(Patrisse Cullors en particulier s’est déclarée ouvertement telle), le patriarcat
aussi bien noir que blanc continue à usurper leur voix. Garza a écrit à ce
propos :
Que ce soit intentionnel ou non, les hommes hétérosexuels ont usurpé le travail
des femmes noires queer et ont effacé nos contributions. Peut-être que si nous
avions été ces hommes noirs charismatiques autour desquels tout le monde se
rallie en ce moment, cela aurait donné une toute autre histoire, mais être femmes
noires queer dans cette société (et apparemment au sein de ces mouvements)
semble être synonyme d’invisibilité et de désintérêt.1
C’est la raison pour laquelle, pour Alicia Garza, les droits des Noirs passent nécessairement par les droits des autres opprimés, principalement les
victimes de leur propre communauté noire, les gays, les handicapés et les
trans. Or chacun de ces groupes passent par des expériences uniques non
négligeables, mais étant donnée la manière dont elles s’exposent, leurs expériences ont été elles aussi « compliquées » par la classe sociale, la nationalité, la langue, l’ethnicité et la sexualité.
Black Lives Matter dépasse ce nationalisme étroit que l’on trouve dans ces
communautés noires qui demandent seulement qu’on aime noir, vive noir et
achète noir, tout en conservant les hommes noirs hétérosexuels au-devant de la
scène alors que nos sœurs gays, transsexuelles et les handicapées sont dans les
coulisses ou simplement inexistantes. Black Lives Matter revendique la vie des
de Garzia traduits par de l’Anglais en Français par Bénédicte Boisseron et Frieda Ekotto.
1Propos
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
noirs queer et trans, des handicapés, des noirs sans-papiers, des gens avec un casier, des femmes et toutes les vies noires reflétant tout le spectre des genres. Il
s’intéresse à ceux qui ont été marginalisés au sein des mouvements de libération
noire. C’est une tactique qui cherche à (re)construire le mouvement de libération
noire (Garza).
La coexistence entre le droit des Noirs et des gays est unique dans l’histoire de l’Amérique et constitue l’une des plus grandes alliances dignes de
hauts faits patrimoniaux. Nous pensons ici à Audre Lorde, Angela Davis,
James Baldwin ou encore Bayard Rustin, figures centrales du mouvement
pour les droits civiques, qui étaient publiquement et politiquement gays.
Faut-il penser que Black Lives Matter est un pied de nez à la communauté
noire, une communauté qu’on affiche principalement parce qu’elle est l’occasion de voir l’homme noir marcher côte à côte avec celui ou à celle qu’il
victimise ? Il faut interroger l’impact d’exclusion qui accompagne l’acte de
catégorisation et déployer les expériences de sujets marginalisés en de multiples façons afin de démontrer le dysfonctionnement des catégories. Ou au
contraire, le mouvement serait-il simplement la manifestation d’une intersection raciosexuelle et une alliance inévitable dans une société où tout ce
qui n’est pas blanc est en fait autre, voire même queer ?
Jean-Paul Rocchi, dans un article intitulé « Baldwin, l’homotextualité et
les identités plurielles : une rencontre à l’avant-garde », donne du mot “queer”
la définition suivante :
Développé aux États-Unis mais fortement inspiré des travaux de Michel Foucault, le queer, qui signifie à la fois bizarre, étrange et « pédé », examine les notions de normalité et d’anormalité. Si le queer a pour cadre originel les sexualités
et les identités sexuelles, il se veut politique, universel, et étudie donc également
les notions de race, de classe, le désir ou les formes de discours. Transdisciplinaire, s’intéressant aussi bien à la puissance normative de la psychanalyse qu’au
structuralisme linguistique et littéraire ou à l’histoire, la théorie queer est l’exemple
même de savoirs décloisonnés. La qualité transversale essentielle de ce champ
de recherche, qui vise à éclater les monolithismes et à rétablir la multiplicité des
significations, est en outre inscrite jusque dans l’étymologie du terme : à l’origine, queer veut en effet dire « en travers ».
Dans « Ici dragons (Les monstres et l’idéal américain de la masculinité »,
James Baldwin revient sur le sujet racial, le cancer de l’Amérique et peutêtre de notre monde. Il souligne d’emblée que c’est un « sujet social et historique – et continu » (203). S’appuyant sur les questions raciales, il appréTexte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
hende « l’idéal américain de la sexualité » comme « l’idéal américain de la
masculinité ». Le jeune Baldwin raconte ses aventures sexuelles en tant que
Noir et homosexuel dans sa ville natale de New York. Ce qu’il relève de
plus frappant reste le chaos de sa couleur et il est difficile de déterminer, du
fait de l’écheveau des questions raciales, la pesanteur de « l’idéal américain
de la masculinité ». Pour Baldwin, cet idéal omet de décrire les manières
dont le privilège et l’oppression se croisent et influencent les expériences de
chaque sujet. Le silence et l’invisibilité dont souffre l’homme Noir homosexuel ne peuvent se comprendre qu’à partir de l’histoire chaotique de
l’esclavage. Baldwin met en évidence les manières dont le patriarcat, le racisme et l’hétérosexisme se consolident les uns les autres, mais il ignore
comment les sujets peuvent être à la fois victimes du patriarcat et privilégiés
par la race (il ignore également les manières dont les sujets peuvent se complaire dans certains pièges du pouvoir patriarcal) à des moments sociaux,
culturels, historiques et politiques particuliers. Être Noir-e et homosexuel-le,
une paire compliquée. Or, il s’agit de remettre en cause les catégories qui
sont à la base de notre humanité, en se définissant comme femme ou
homme, comme Noir ou Blanc, comme hétéro ou non hétéro, etc. Baldwin
prend les identités intersectionnelles marginalisées comme point de départ,
dans le but de révéler la complexité de l’expérience vécue à l’intérieur
même de ces groupes, et il les démonte à sa façon :
Être androgyne, selon la définition du Webster, c’est posséder des caractéristiques à la fois mâles et femelles. Cela veut dire qu’il y a un homme dans chaque
femme et une femme dans chaque homme. Parfois, on ne se rend à cette évidence qu’une fois les cartes brutalement abattues – lorsqu’il n’est plus possible
de nier la réalité. Mais l’amour entre un homme et une femme ou l’amour entre
deux êtres humains ne serait pas possible sans les ressources spirituelles des
deux sexes (183).
S’en rend-il vraiment compte ? En quelques phrases très lumineuses,
James Baldwin vient de nous faire avant la lettre l’exposé le plus brillant qui
soit sur nos prétendues théories intersectionnelles. Son article date de janvier 1985, il fut publié dans Playboy. Tout compte fait, il est furieusement
de son époque, mais c’est le génie de son auteur qui en fait une pièce exceptionnelle. James Baldwin nous montre que le concept d’androgynie est la clé
de voûte de l’intersectionnalité. Pour les couples hétéros, cela paraît aller de
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
soi. Pour les couples homosexuels – où se re-duplique la figure du même –,
le schéma, à l’évidence, opère moins. Pourtant, à en croire Baldwin,
l’androgynie produit encore ses effets, car elle est constitutive de l’amour.
Sans l’alliance du féminin et du masculin en nous, sans sa collaboration,
sans son assistance, rien n’est possible entre hétéro, gay, lesbienne et trans.
La force des écrivains réside dans leur capacité à nous faire penser sans le
renfort de grandes machines théoriques.
Baldwin témoigne de ses seize ans. Il écrit des poèmes en cachette, ne sait
à qui les montrer. Il a conscience de sa laideur ; il est solitaire. Il ignore le
sentiment amoureux et, par-dessus tout, est stupéfait qu’on puisse le désirer.
Voilà qu’un sang-mêlé d’Espagnol et d’Irlandais, qui est âgé de trente-huit
ans, qui a des allures de gangster aux cheveux noirs bouclés, devient son
amant. C’est un grand cataclysme dans sa petite vie au cœur d’Harlem. Cet
homme se montre assez fier de lui, au point qu’il se sent en confiance pour
lui montrer ses poèmes. Il le fait sortir dans des bars mal famés où vont ses
amis. James Baldwin écrit :
Et même si moi aussi je l’aimais – mais à ma manière, celle d’un jeune garçon –,
j’étais très tourmenté car j’étais encore un enfant évangéliste, ce que tout le
monde savait, mon Dieu. Mon âme regarde en arrière et se demande (191).
La véritable merveille dans cette citation, c’est que Baldwin nous donne
accès à la fabrique de futur écrivain qu’il est devenu. Eh bien, le métissage
en est le cœur, car l’androgynie évoquée plus haut est son pendant. Même
dans un quartier redouté tel que Harlem, l’expérience humaine mélange
d’emblée le féminin et le masculin, le blanc et le noir, le pauvre et le riche,
le fort et le faible, l’adulte et l’enfant. L’Amérique puritaine et ses étiquettes
morales font tout simplement violence à la réalité. Baldwin écrit :
Car la véritable signification de tout cela, c’est que toutes les catégories américaines de mâle, femelle, hétéro, noir, blanc… volèrent en éclats, Dieu merci, très
tôt dans ma vie. Ce qui n’alla pas sans susciter une certaine angoisse ; cependant,
dès lors que vous avez aperçu la signification d’une étiquette, elle peut sembler
vous définir aux yeux des autres, mais elle n’a pas le pouvoir de vous définir
vous-même (191).
La conséquence n’en est pas seulement libératrice pour l’auteur, elle est
aussi ce qui continue à sous-tendre le mouvement LGBT+ de nos jours : être
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
gay c’est être faible, c’est-à-dire tout à la fois délicat, minoritaire et opprimé. Au-delà de l’injure et du rejet, on entend aussi la noblesse qui émane de
ce statut, car se retrouver au ban de la société forge plus ou moins le caractère. James Baldwin le rappelle lumineusement en ces termes :
La condition que l’on appelle aujourd’hui gay se disait alors queer. Le mot clé
était fagot [pédé], et plus tard pussy [tapette], mais ces épithètes n’avaient rien à
voir avec une quelconque préférence sexuelle : on vous faisait simplement savoir
que vous n’aviez pas de couilles (191).
En d’autres termes, il n’est de sexualité qu’hétéro, blanche et virile, mais
ce modèle est un mensonge éhonté, car la société fonctionne d’après un mécanisme plus complexe. La peinture que donne Baldwin de la jeunesse
d’Harlem (toutes races confondues) laisse pantois. Tous les ponts, tous les
brassages se lisent à ciel ouvert. Ne manque que l’intelligence pour favoriser la cohésion universelle.
En somme, Baldwin a décrit ce que le concept d’intersectionnalité, dans
sa prétention de saisie immédiate, a obscurci. Car la description factuelle,
littéraire ou l’enquête sociologique sont supérieures au concept philosophique.
Dans son article « Re-thinking Intersectionality », Jennifer Nash explique
de quelle manière le concept de l’intersectionnalité est devenu l’outil analytique par excellence des intellectuels féministes et antiracistes désireux de
théoriser l’identité et l’oppression. Son article éclaire, interroge et critique
les présuppositions qui sous-tendent ce concept, tout en relevant quatre des
tensions existant au sein de la production intellectuelle à ce sujet : l’absence
d’une méthodologie intersectionnelle définie, l’emploi des femmes noires
comme sujets intersectionnels typiques, la définition vague de l’intersectionnalité et la validité empirique de l’intersectionnalité. En effet, la réflexion que produit Nash sur la production de ce concept peut être reliée aux
femmes fondatrices du Black lives matter, vu que justement, en tant que
femmes noires lesbiennes, elles explosent toute forme d’essentialisme en
devenant les porte-paroles des jeunes hommes noirs victimisés. Dans la pratique intellectuelle féministe et antiraciste, l’intersectionnalité remplit plusieurs objectifs théoriques et politiques. En quoi, par exemple, le silence et
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l’invisibilité raciale sont-ils fondamentalement une question ‘queer’ ? Baldwin nous permet d’y répondre par l’affirmative, mais lisons Nash :
D’entrée de jeu, le concept permet de subvertir la conception binaire de la race et
du genre, au service d’une théorisation plus étoffée de l’identité. En deuxième
lieu, l’intersectionnalité prétend fournir un vocabulaire (d’importantes ressources
sémantiques) permettant de répondre aux critiques soulevées autour de la question de l’identité politique. Finalement, l’intersectionnalité invite les intellectuels
à composer avec un héritage d’exclusion de sujets marginalisés de nombreuses
manières de la production intellectuelle féministe et antiraciste, tout en les forçant à affronter l’impact de ces absences sur la théorie comme sur la pratique
(89-90).
Pour les théoriciens de l’intersectionnalité, les sujets marginalisés possèdent un avantage épistémique, une perspective particulière sur laquelle les
intellectuels devraient sinon s’attarder, à tout le moins se pencher en vue
d’élaborer une vision normative de société juste. Si l’intersectionnalité
semble être devenue un simple mot à la mode dans le milieu académique,
c’est que l’identité est constituée de plusieurs vecteurs (tels que la race, le
genre, la classe sociale, et la sexualité) qui s’entrecroisent et se renforcent
dans les études féministes noires depuis plusieurs décennies déjà. L’intersectionnalité brouille toutes les cartes et les conceptions de l’identité et de
l’oppression. Elle démantèle l’essentialisme, en s’ajustant aux nuances de la
subjectivité humaine. James Baldwin, par le récit de sa vie, nous y donne
accès avec une clarté éblouissante :
Ce n’était pas seulement que je ne souhaitais pas ressembler à une femme ou
parler comme elle, car c’est ce détail qui, en premier, a le plus durement frappé
mon œil et mon oreille. Je suis certain que j’avais peur que cela soit déjà trop le
cas. Enfant, et au moins jusqu’à l’adolescence, mes compagnons de jeu me traitaient de chochotte. Je trouvais que beaucoup de gens que je rencontrais se moquaient des femmes, et je ne voyais pas pour quelle raison. J’avais quant à moi,
c’est certain, besoin de tous les amis possibles, hommes ou femmes ; et les
femmes n’avaient strictement rien à voir avec la nature possible de mon trouble
(197-198).
Une fois de plus, Baldwin souligne que les Noirs seront toujours considérés dans leur propre pays comme une sorte de diaspora et, à ce titre, son analyse vaut largement pour tous les Africains vivants en Occident. Le regard
mâle, blanc et occidental détermine ce qu’il doit être, sa place dans la société, et si sa sexualité dévie de la norme, le scandale, c’est qu’il n’est plus désigné que par cela. Or, on ne nomme pas l’hétérosexuel, qu’il soit mâle ou
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femelle, mais toutes les autres formes de sexualité sont désignées comme
des épouvantails. La question de l’innocence raciale reste une question fondamentale pour James Baldwin, qui a passé toute sa vie à écrire sur le
trouble engendré par ces questions : c’est à partir d’elles qu’il faut comprendre les formes de vulnérabilité dont souffrent toutes personnes LGBT+.
De nombreuses figures noires d’importance ont déjà réfléchi à la question
de l’innocence raciale comme Cheryl Clarke ou Angela Davis. Alice Walker
(l’auteure du roman La Couleur pourpre) et June Jordan ont parlé publiquement des expériences lesbiennes qui furent les leurs. Audre Lorde, écrivaine noire, poétesse, féministe et lesbienne, est aujourd’hui une véritable
icône, à la fois dans le mouvement noir et dans le milieu gay et lesbien. Par
ailleurs, dans le monde de l’art, on peut citer un certain nombre de personnalités comme les cinéastes Marlon Riggs et Isaac Julien, les danseurs et
chorégraphes Alvin Ailey et Bill T’Jones, les écrivains Essex Hemphill, E.
Lynn Harris et James Earl Hardy, autant de stars nationales et internationales dont la vie et l’œuvre ont donné une image nouvelle à
l’homosexualité, tout comme à la question noire.
Baldwin relève que tout homosexuel qu’il était, les filles blanches couchaient avec lui juste pour humilier leurs parents. Et il ajoute : « Ce n’était,
en tout état de cause, pas une scène facile à jouer, car cela peut faire ressortir le pire des deux participants, et plus d’une fille blanche m’avait fait comprendre que sa couleur était plus puissante que ma bite. » (198). Il est aisé
d’imaginer le même genre de perversité s’exercer du côté des femmes africaines avec des Blancs. L’Occident reste donc un piège et un défi permanents.
James Baldwin, dans Chassés de la lumière, élabore des procédés qui permettent la confrontation d’une conscience singulière au sein d’une communauté d’opprimés de plus en plus élargie – avec le présent historique, ses
contradictions, ses impasses et ses promesses. L’autre forme de dévoilement
de l’impasse du capitalisme blanc consiste pour lui à poser la « question
blanche » dans les termes les plus francs :
Qu’ils soient riches ou pauvres, les enfants blancs grandissent avec une connaissance de la réalité si réduite qu’on peut dire qu’ils s’illusionnent sur tout, sur
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eux-mêmes, sur le monde qui les entoure. […] La raison essentielle en est que la
doctrine de la suprématie blanche, qui habite la plupart des Blancs, est ellemême une prodigieuse illusion : mais être né noir aux États-Unis est un défi
mortel, immédiat. Il est presque impossible à des gens qui s’accrochent à leurs illusions d’apprendre quoi que ce soit de valable ; un peuple obligé de se créer luimême doit tout examiner et aspirer les connaissances comme les racines de
l’arbre puisent l’eau dans la terre. […] Mais, en apprenant, les Noirs découvrent
aussi la vérité sur les Blancs : c’est là le hic. En fait, il y a longtemps que les
Noirs connaissent la vérité sur les Blancs mais maintenant elle ne peut plus être
tenue cachée. Le monde entier l’a apprise. La vérité qui libère les Noirs libèrera
aussi les Blancs mais ceux-ci ont du mal à l’accepter (Chassés 129).
La blanchité est appréhendée par lui à la fois comme un état d’esprit, un
oubli de soi, une fuite de l’histoire et comme un rapport de pouvoir à
l’échelle nationale et transnationale – les exemples qu’il donne ici, forts
éloquents, renvoient aux liens entre la suprématie blanche aux États-Unis et
le couple Israël/Afrique du Sud. Comme dans l’écriture de soi, les dimensions individuelle et collective, intime et publique sont mêlées de façon
inextricable, même si c’est pour évoquer le point de vue des dominants. Et
cette enquête, ce discours de vérité ont une valeur libératrice élargie : la démarche de Baldwin renseigne aussi sur le fait que la lutte antiraciste permet
de sauver les Blancs. Elle les sauve du mensonge, de leur propre apathie, de
leur morosité politique. Pour Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem,
Chassés de la lumière marque « une étape charnière dans la trajectoire intellectuelle et politique de Baldwin », permettant entre autres de réévaluer la
perspective, hautement cristallisée par la critique en France, selon laquelle
« James Baldwin fut le grand penseur ‘intégrationniste’ des années 1960. »
Or, cette expression – pourtant très présente dans le vocable américain de
l’époque – révèle « une certaine sonorité anachronique », vu le retard avec
lequel la société française s’est véritablement sentie interpellée par ladite
« question raciale » (203). En effet, même Fanon, Genet et Sartre n’ont pas
réussi à influencer de façon durable les débats sur cette question, dans le
contexte des sciences humaines françaises. C’est seulement au cours de la
première décennie des années 2000 que plusieurs efforts politiques et intellectuels ont commencé à porter leurs fruits et que l’idée d’une question raciale concernant directement la France a réussi à s’imposer dans le débat
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public. Pour Baldwin, tant que l’on nie l’existence d’un problème racial
dans une société, on ne peut pas avancer.
À ce titre, Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem citent l’importance
des controverses nationales autour de la loi « sur les signes religieux à l’école » (2003), le débat relatif au projet de loi sur la reconnaissance de « l’œuvre positive » de la colonisation française (2005), les émeutes dans les banlieues (2005), la fondation du mouvement Les indigènes de la République,
supportée par un milieu militant et académique suscité à l’origine par d’incontournables ouvrages tels que La fracture coloniale (2006), De la question sociale à la question raciale (2009), et l’enquête statistique de l’INED,
Trajectoires et origines (2008-2009).
Ce sont donc ces évènements qui auraient donné lieu à l’émergence d’un
nouveau discours sur le racisme en France. Celui-ci ne serait plus étroitement conçu comme « la manifestation d’un préjugé, mais comme un ensemble de pratiques discriminatoires systématisées à l’encontre de populations spécifiquement visées et opprimées, très largement identifiées comme
descendantes de colonisés » (203). C’est dans cette conjoncture historique
qu’un corpus auparavant confiné à « l’archive des luttes noires aux ÉtatsUnis » est aujourd’hui en voie de désarchivage ; opération essentiellement
de relecture à laquelle les auteurs disent vouloir participer avec leur postface
(203). Ce faisant, ils effectuent une relecture de Chassés de la lumière en
examinant « l’agenda du récit, son horizon programmatique et sa déconcertante actualité », en mettant en lumière un Baldwin essayiste et militant plus
radical que celui déjà « connu » par le public français (203).
D’ailleurs, lire cet essai en France rappelle la nécessité de revoir ce que
veut dire de nos jours « être Noir-e et Français-e mais aussi queer. » L’indifférenciation sexuelle – ou sa réduplication par le féminin et le masculin –
trouve une actualité brûlante avec la mort brutale du chanteur Prince survenue le 21 avril 2016. Comme Michael Jackson, il était androgyne, blanc et
noir, féminin et masculin – à lui tout seul, il avait rebattu les cartes de
l’Amérique puritaine, exempté toutefois de tous les scandales qui se sont
abattus sur le plus fameux des Jackson Five ! Comme l’écrit James Baldwin,
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ce qui se joue dans le mouvement queer, c’est toujours la survie de la société elle-même – au premier chef, les États-Unis :
La cacophonie autour de Michael Jackson est fascinante en ce qu’elle ne concerne pas du tout Jackson. J’espère qu’il a assez de bon sens pour s’en rendre
compte et l’heureuse fortune de parvenir à arracher sa vie des mâchoires d’un
succès carnivore. Il ne sera pas vite pardonné d’avoir à ce point inversé les rôles,
car on peut dire qu’il a décroché le pompon, ça oui, même cet homme qui a fait
sauté la banque au casino de Monte-Carlo, comme on dit, ne lui arrive pas à la
cheville. Non, tout ce bruit concerne l’Amérique, en tant que gardien malhonnête
de la vie et de la richesse noires ; il concerne les Noirs, les hommes surtout, en
Amérique ; et la culpabilité américaine, brûlante, enfouie ; et le sexe et les rôles
sexuels et la panique sexuelle ; l’argent, le succès et le désespoir – toutes ces
choses auxquelles il faut désormais ajouter cette dure nécessité de trouver une
tête sur laquelle poser la couronne de Miss America (« Ici dragons » 205-206).
Il n’y a pas de monstres, socialement parlant. Il n’y a que nos excès, qui
chez l’autre apparaissent comme tels, parce que celui-ci est le révélateur de
ce qui se passe en nous. James Baldwin n’est pas seulement notre miroir, il
est aussi celui qui s’aime au-delà du rôle que les siens et les États-Unis attendent qu’il incarne. Tel est l’apprentissage de la liberté, et telle la vérité
d’être soi-même.
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.
Bibliographie
Baldwin, James. Chassés de la lumière. Trad. Magali Berger. Paris : Ypsilon Éditeur, 2015.
Baldwin, James. « Ici dragons (Les monstres et l’idéal américain de la masculinité) », dans Retour dans l’œil du cyclone. Trad. Hélène Borraz. Paris :
Christian Bourgois, 2015. 183-206.
Boggio Éwanjé-Épée, Félix et Stella Magliani-Belkacem. « Il faut sauver les
blancs. » Chassés de la lumière. Ed. James Baldwin. Trad. revue et corrigée
par Magali Berger. Paris : Ypsilon Éditeur, 2015. 220-227.
Garza, Alicia. « Archives for Alicia Garza. » Black Lives Matter. Haki
Creatives, 10 December 2015. Web. 27 April 2016.
Nash, Jennifer C. « Re-thinking Intersectionality. » Feminist Review 89
(2008): 1-15.
Rocchi, Jean-Paul. « Baldwin, l’homotextualité et les identités plurielles :
une rencontre à l’avant-garde. » Hommage à James Baldwin. Dossier Spéc.
de la Revue LISA (2004) Web.
Texte présenté lors du colloque « Les identités LGBT+ noires à l’épreuve des dominations » organisé par le Festival Massimadi, le 4 mai 2016 à Bruxelles.