Lire la suite - l`Emilius Ankylosaurus
Transcription
Lire la suite - l`Emilius Ankylosaurus
La trilogie de Lahouria Émile Noël 2 La musique de Lahouria Émile Noël 2 rue de la mairie 77520 Vimpelles 2014 1 La musique d’Erick Zahn, tu as lu ? Elle ne répond pas. Elle hoche lentement la tête comme pour dire non, dire qu’elle ne l’a pas lu. Une nouvelle de Lovecraft ? Elle incline de nouveau la tête, comme pour dire encore qu’elle ne connaît pas Lovecraft. Ce n’est pas possible, voyons, cet écrivain américain connu du monde entier pour ses récits d’horreur, de fantastique et de science fiction. Elle tourne vers moi des yeux rieurs et me dit très doucement avec un sourire malicieux : Je crois avoir lu une étrange histoire de couleur tombée du ciel qui était, me semble-t-il d’un certain Lovecraft. Elle m’agace, elle m’agace ou elle m’inquiète, ou les deux, elle m’agace et elle m’inquiète, c’est ça les deux, les deux, elle m’agace et elle m’inquiète. Sous le sourire, il y a quelque chose, quelque chose qui la trouble. Tu te moques de moi ? Non, j’étais simplement un peu distraite. Je me parlais dans le silence qui me bougeait la tête. Juste que j’ai quelque chose dans les oreilles. Je ne sais pas dire quoi. De la musique peut-être. Ça y ressemble. Je n’en suis pas sûre. Là, elle m’intrigue, oui elle m’intrigue là. Comment ça tu n’en es pas sûre ? Ça y ressemble. Oui, ça y ressemble, oui. Je ne sais pas comment elle est venue là. Venue où ? Là, dans mes oreilles. Elle ne m’agace plus. Elle m’inquiète vraiment. Comment peux-tu dire : je ne sais pas si c’est de la musique ?! C’en est ou c’en n’est pas. Je ne suis pas comme toi. Je ne sais pas reconnaître le compositeur de n’importe qu’elle musique rien qu’en identifiant, comme tu dis, son « algorithme » de composition. Tu reconnais Palestrina, Monteverdi, Lully, Marin Marais, Purcell, Couperin, Vivaldi, Telemann, Rameau, Bach, Haendel, Pergolèse, Haydn, Mozart, tu t’arrêtes à Beethoven parce que tu n’apprécie pas les « romantiques avec leur libido en bandoulière» et tu reprends à Debussy, Ravel, Stravinsky, avec un certain nombre d’autres que j’oublie et qui s’intercalent dans ceux que je cite de mémoire dans l’ordre chronologique. Moi, je reconnais Barry White, Cesaria Evora, Melody Gardot, Anna Moura, Antônio Carlos Jobim, Vinicius de Moraes, Joao Gilberto et Astrud l’infidèle avec Stan Getz, Paco de Lucia, Norah Jones, Juliette et beaucoup d’autres … évidemment c’est moins prestigieux. 2 Pourquoi tu dis ça ? La chanson c’est de la musique. Et, je t’ai vu pleurer en écoutant l’orchestre baroque de Toulouse au festival de Sorèze, il y a trois ans. Oui, j’entends aussi cette musique-là. Et comme si, moi, je n’appréciais pas les chansons. Tes chansons à toi c’est ton Brassens, ton Ferré, ton Moustaki, ta Barbara et le sud de Nino Ferrer. Oui, il y en a beaucoup d’autres et des comme t’aime, toi aussi. Je dis juste que la musique est … … une et indivisible comme la République laïque, démocratique et sociale ! Elle ne se découpe pas en morceaux. Pourtant on dit bien « un morceau de musique ». Ni petite ni grande, de la bonne et de la mauvaise, point. Oh, bel enfoncement de porte ouverte. J’espère que cela ne t’a pas trop démis l’épaule. Si on en restait là ? Elle éclate de rire, heureuse, comme d’habitude de son grand rire en « A ». Mais très vite, il fait place à un sourire ombré sous un regard rêveur. 3 2 Cette musique, oui, cette musique c’est quoi ? C’est quoi cette musique, oui quoi ? Elle n’a pas toujours été là, pas toujours, non pas toujours. Pas au début, ni pendant longtemps. Au début et pendant longtemps elle n’était pas là, la musique, pas là du tout. Elle ne m’en parlait pas. Elle ne m’en a jamais parlé avant, pas jusqu’à maintenant. Et, elle ne sait pas d’où elle vient, d’où vient cette musique dont elle ne sait même pas si c’est de la musique. Si c’est de la musique qui n’en est pas, qu’est-ce que ça peut être ? Inquiétant. Elle m’inquiète, cette musique m’inquiète, oui elle m’inquiète cette pas vraiment musique. Mais elle aussi elle m’inquiète avec sa musique qui n’en est peut-être pas. Elle m’inquiète. Parce que je le vois. Elle est distraite, elle est rêveuse, elle est absente, elle est inquiète aussi. Aussi je m’inquiète. Je lui demande. Elle répond à côté. Je sens qu’elle ne veut pas répondre. Sans doute elle ne peut pas. Je pense que même quand elle se demande à elle-même elle ne se répond pas. Elle ne peut pas. Et ça m’inquiète. Tous nos copains disent qu’on est en empathie constante. Qu’à deux on n’est même pas capable de faire plus d’un. C’est vrai, souvent ce que pense l’un, l’autre le pense aussi ou presque. La différence est seulement dans le presque. Et le presque n’est pas grand-chose, même s’il n’est pas rien, sans qu’on sache ce que ce rien puisse être. On est semblables, pas identiques mais semblables. Et plus on est semblables plus on se dispute et plus on se dispute plus on se taquine et plus on se taquine plus on est semblables. Je pense tout savoir d’elle dans le présent, d’elle je pense, je me trompe peut-être, peut-être oui je me trompe, peut-être. Car, je sais peu d’avant, d’elle avant, presque pas, juste ce qu’elle m’a dit, en pointillé, juste. Je ne sais sûrement pas tout de son dedans de son dedans profond, lointain, ses paysages jardin secret. Pourtant on est en symbiose c’est sûr. J’en suis certain, en symbiose, certain. Mais la symbiose ne livre pas tout, pas tout des lointains intérieurs. Qu’est-ce que je sais de mes propres lointains ? Rien, presque, presque rien, de mes propres lointains. Il y a du rien partout, trop de rien et quelque chose vient, sort de ce rien, de ces riens qui ne sont pas tout à fait rien sans doute. Et sait-on d’où viennent tous ce riens eux-mêmes. De lointains audelà, au-delà de quoi ? De rien ? Des mondes d’avant les riens. Et peut-être que la musique qui n’en est pas vraiment une vient de là-bas. Un message ? Mais de qui ? Et pourquoi ? Elle s’inquiète. Ça m’inquiète. Elle m’inquiète. Qu’est-ce que je sais d’elle ? Que c’est une demi beurette. Qu’elle est née dans les années 50 à Bayeux d’une mère normande et d’un père algérien qui avait, en 44/45, fait la campagne de France dans la 2ème DB de 4 Leclerc. Revenu à la vie civile, il a trouvé difficilement du travail sur des chantiers ambulants qui refaisaient les routes. Dans les années 40, on a beau être un crouille français qui a fait la guerre avec nous, on n’en est pas moins un crouille et c’est le seul genre de boulot qui soit bon pour un crouille. Après plusieurs jours, voire des semaines en chantier, quand il rentrait, saoul, il battait sa femme et lui gonflait le ventre. Il y en eut six de survivants, Un garçon et 5 filles. Elle était l’avant dernière. Qu’est-ce que je sais d’elle ? Oui, qu’est-ce que je sais d’elle avant 4 ans. Elle dit, des gouttes de souvenir diluées dans le brouillard, dans le brouillard qu’elle dit les yeux dans le vague qui pourrait bien être aussi du brouillard, dans le vague des yeux et un imperceptible sourire qui cherche dans le brouillard. Et sans doute pas de musique dans les oreilles, pas de musique, elle n’en dit rien de la musique. Un peu plus tard une vieille maison avec un escalier en colimaçon et une cave où on peut se réfugier quand ça chauffe entre le père et la mère, entre la mère et le père qui rentre imbibé. Des promenades à vélo au bord de la mer quand ça va bien. Au bord de la mer, à vélo, quand ça ne chauffe pas. Elle va à la petite école place aux pommes en tablier à carreaux. Non, pas à carreaux. Ça ne se fait plus les tabliers à carreaux, déjà, ça ne se fait plus. La mère tricote, tricote, tricote. Et elles portent toutes le même tricot, les filles, le même tricot elles portent. Les grandes vont à l’école catholique. Elles vont aussi le jeudi aux activités du patro. Elles emmènent la petite toujours sans musique dans les oreilles. Je crois que vers sept ou huit ans, on a déménagé à Caen dans des bâtiments en bois sans confort, elle dit. Elle essaie vraiment le souvenir, mais il ne vient pas facilement, le souvenir. Et quand il arrive, le souvenir, il arrive déformé, dissimulé, en ricanant, le souvenir. Et puis, un autre endroit avec plus de confort et un lavoir avec de l’eau froide, froide l’eau, froide. Le souvenir doit ricaner de plus belle et le nom revient d’un coup : la Guérinnière. Et puis enfin, un vrai pavillon HLM à la Grâce de Dieu de Caen. Et, le père est poignardé à mort dans un bistrot de Caen par un mec d’extrême droite qui ne fut pas inquiété. Elle avait 11 ans. Alors la mère trime pour nourrir sa nichée de 6. Vient l’époque où en septembre, après l’arrachage, on va en groupe glaner les patates qui restent. La plus petite est transportée sur le porte-bagage du vélo ou de la mobylette et les grandes font les folles. Elle éclate de son grand rire en « A » en se rappelant, en revoyant. Mais le voile ne tarde pas à revenir sur les yeux qui regardent le vague, qui regardent le rien, un rien vague. Il ne faut pas croire qu’elle me raconte ça comme ça. Non, il ne faut pas croire ça, pas comme ça. Ce n’est que par gouttes, par 5 petits bouts, des bouts qu’elle laisse échapper comme ça, goute à goute, au fil des années, goutte à goute. Et moi, je dois rabouter, recoller, rassembler, mettre en forme, parce qu’elle goutte à goutte dans le désordre, comme ça au hasard de ce qui lui passe, de ce qui lui vient et seulement si elle a envie de goutte à goutter. Sinon, rien. Rien. Un sourire, un hochement de tête. Rien de plus. Rien. Et rien dans les oreilles, en tout cas pas de musique insolite, jusque là récemment. Et je ne sais pas si je raboute bien, si je n’y mets pas du mien sans m’en rendre compte. Je ne lui en parle pas. Je ne raboute que pour moi, pour essayer de comprendre d’où peut bien venir cette musique qui n’en est pas vraiment une. Et je ne sais pas non plus si c’est utile de rabouter pour le comprendre. Et ça m’inquiète. Je suis certain, ça j’en suis certain, j’en suis sûr, qu’il y a de l’ambivalence dans son cœur. De la tristesse parce que ce fut difficile, dur parfois et de la nostalgie parce que c’était sa jeunesse. Elle sourit quand elle me dit qu’elle est allée un temps en internat dans un collège à Condé sur Noireau, ou quand elle se rappelle qu’un peu plus grande, en formation de secrétariat, elle a proposé à une de ces grandes sœurs de lui enseigner la sténographie, car elle pensait qu'elle devait faire autre chose de sa vie que de travailler en usine. Qu’est-ce que je sais d’autres ? Qu’elle aime les contes, qu’elle en écrit. La mère lui en racontait quand elle était petite. Elle chantait Piaf et racontait des contes : Les sept nains, les petits cochons, la Belle qui dort, Cendrillon, pas celle de Perrault, celle de Grimm plus dure, plus crue, les deux méchantes finissent les yeux crevés. La mère était rude elle aussi. Il le fallait pour tenir le coup. Elle n’avait pas les yeux dans le chignon ni la langue dans sa poche. Elle chantait Piaf et racontait des contes. Le petit chaperon rouge, mais sans sortir la grand mère du ventre du loup. On la laisse se faire digérée. D’ailleurs quel connard ce loup qui se tape une grand mère desséchée, alors qu’il y a des pots de beurre et de la galette. Barbe Bleue, non pas Barbe Bleue, pas pour les petites filles les femmes débitées en morceaux, pas Barbe Bleue, non. Pas Shrek, non plus, il n’existe pas, pas encore. Beaucoup d’autres sans doute, et quelques chansons. Pas la musique pour le moment, pas dans les oreilles. On ne sait pas où elle pouvait bien être à l’époque. Maintenant, à l’âge mûr, qu’est-ce que je sais encore d’elle ? Une psy sur l’internet dit, je cite : S’il est vrai que la quarantaine peut traîner avec elle de grands bouleversements en raison de toutes les mises au point exigées, il n’en demeure pas moins que c’est un âge heureux, surtout si la santé est bonne et la réussite professionnelle acquise. En général, à l’âge de la maturité, la plupart des adultes ont 6 une image favorable d’eux-mêmes. Ils ont confiance en eux, et se sentent respectés, reconnus par leurs semblables. Leur expérience leur confère une assurance certaine, qui leur permet davantage de foncer, de prendre des risques et de s’affirmer. Mais l’accès à cette nouvelle étape de la vie, à ce nouveau passage, soulève aussi plusieurs questions et d’importantes réflexions. Vers la quarantaine, on prend souvent brusquement conscience de sa condition mortelle. Je ne sais pas si ce charabpsy dit vrai. Pour elle, ça ne marche pas, pas tout à fait de la façon. C’est un âge heureux, oui, heureux mais avec des bémols. Elle a réussi professionnellement et elle est reconnue et même appréciée autour d’elle. Mais elle n’a pas tant confiance en elle que ça et je ne suis pas sûr qu’elle ait une aussi bonne image d’elle. Et, en fait de condition de mortelle, elle a surtout brusquement pris conscience qu’une pseudo musique lui prend les oreilles. Oh ! Je suis loin de tout connaitre d’elle ! Moi, d’elle, tout, très loin. 7 3 Et moi, oui moi, qu’est-ce que je sais de moi ? Que je suis né à Paris, à la fin des années 20, au 2ème étage du 183 Boulevard Voltaire. Les images qui me viennent ne côtoient guère la réalité. Le premier regard de l'autre m’a toujours intrigué. Remonter à l'origine de son propre big-bang, est-ce raisonnable ? Le coït créateur ? Avant ? ! Cela n’a pas de sens, monsieur. Vous y étiez moins morcelé qu’Osiris, certes, mais tout de même en deux fragments très séparés, encore tout à fait inexistants peu de temps auparavant, et dont la réunion très problématique s’avérait hasardeuse. Alors D’où venez-vous, d’où venez-vous donc, mon joli Verligodin ? D’où venez-vous, d’où venez-vous donc, mon ami doux ? Comme chantait jadis Yvette Guilbert. Bah, pas de la foire ! Non, pas de la foire, ni d’avant, ni d’avant avant. Mieux vaut se contenter d’une fécondation comme temps zéro. Rouge, machinal, cyclopéen, central et froid comme celui de l'ordinateur de l'Odyssée de l'espace, cet œil-là lit sur les lèvres, à coups sûrs et même peut-être bien directement dans les neurones. Je m'approche pourtant. Au fur et à mesure que je m'en approche, l'œil s'humanise, s'amollit, s'humidifie. Je n’ai aucun mal à y pénétrer. Je m’y sens bien, au calme, au chaud. Je me recroqueville un moment. Le désir me prend d'aller un peu plus profond, plus près des origines. Je me glisse facilement dans cette viscosité tiédasse et accueillante, quand au détour d'une sinuosité, alors que je me sens atteindre au plus secret de la rétine, je vois un fœtus qui me regarde d'un œil réprobateur. Le cosmonaute dans son vaisseau en impesanteur se tient les genoux, lui aussi. Enfin, on m’a tellement et tellement répété que le cosmonaute rigolait en se tenant les genoux, j’essaie d'imaginer le rire du fœtus. Neuf mois comme un jour. Je passe au large de Jupiter sans y accorder plus d'importance. Je suis très étonné, arrivé à terme, au moment de sortir, de voir dans la translucidité échographique du satellite artificiel apparu récemment autour de Saturne, l'image, dans les rouges et les orangers, d'un gigantesque fœtus au sourire énigmatique. On ne se défait pas si facilement de ses rivalités proximales. D’autant plus étrange qu’il n’a jamais été question d’un moindre jumeau quelconque m’accompagnant. Ce qui atteste qu’aucune musique ne s’intéresse à mes oreilles. Moi, c’est un œil de fœtus inquisiteur qui m’habite. Oui, un œil de fœtus, de fœtus qui m’habite, inquisiteur l’œil. Donc, si beaucoup semblables nous sommes, pas mal différents sommes aussi. La réalité ne me revient pas goutte à goute, mais par petits cailloux, la réalité pas si réelle que ça. La porte du 183, au premier, au deuxième peut-être, pas plus haut - Pourquoi ? Parce que plus haut serait inconcevable, un point c'est tout - avait deux battants. Pas certain. Une porte 8 comme une porte pourrait suffire. Pourtant je la vois double et en doute. Sans en douter vraiment. Après, dès dedans, c’est plus clair. Le couloir de l'entrée, tout de suite à droite la cuisine, après la chambre de papa maman, puis celle des deux garçons. Et, à gauche, le bureau de papa et la table à dessin, puis la salle à manger-salon. Un beau quatre pièces. Au bout du couloir d'entrée, un petit vestibule carré, où se rangent les jouets, donne accès à la chambre des enfants. Dans le vestibule carré, un coffre de bois brun sombre contient des merveilles. Quelles sont ces merveilles ? Des merveilles. Agaçant. Plusieurs décennies d'inventaires systématiques, les yeux fermés, le front plissé et l’œil du fœtus ne donnent pas le moindre résultat. J’étais colérique. Du moins on me l’a répété mille fois. Je pencherais plutôt pour un tempérament nerveux. À deux ou trois ans, je fais des crises de nerfs. Le médecin de famille, qui avait accouché maman à la maison comme cela se faisait souvent alors, conseille les serviettes mouillées à l'eau froide. Une vague trace d’une cinglante serviette mouillée, une image, assez nette, dans la cuisine à la porte vitrée en haut, fermée, moi, debout tout nu sur un petit tabouret et la serviette mouillée froide brandie par maman. Je ne prends jamais un bain au-dessous de 39°. À quatre ans, j’attrape la gale. Cela ne se soigne pas d'un revers de main. On m'emmène périodiquement à l'hôpital Saint Louis. On me trempe dans une baignoire pleine d'un liquide nauséabond qui me brûle le cuir. Puis, on m’enduit d'une pommade, gelée brune comme du savon noir, sentant affreusement mauvais, qu'il faut garder sur soi, qui craquelle en séchant et tire la peau. Sans résultat. On essaie une nouvelle pommade miracle. Quand on étale cette pommade jaunâtre, qui sent le soufre, sur la peau, cela vous râpe un peu comme si la pâte contenait des grains de sable et ça pique les yeux. La pommade d'elméri (orthographe non garantie – juste le son) indissociable dans mon esprit de toile émeri. Voilà pour l'orthographe et le râpeux, et aussi parce que, le lendemain, la peau brûle et tombe en lambeaux. Que je pleure encore en pelant des oignons, banal, mais en grattant des carottes … J’ai 4 ou 5 ans, le père malade fait faillite. Une vraie. Petit ingénieur fumiste qui dessinait et construisait des cheminées d'usines, il est ruiné, par la crise de 29. Toute la famille abandonne l'appartement de Paris, se réfugie dans la maison de campagne, elle-même hypothéquée, dans le plus grand dénuement. Et quand le 25 décembre au matin, je retrouve une orange dans chacun de mes sabots, alors que mes petits copains paysans ont de jolis joujoux, je n’ai pas besoin d’attendre le « Splendid » de 1979 pour savoir que le père Noël est une ordure. 9 Ce dont je me souviens surtout, ce sont les larmes de ma mère. Dans cette campagne d'il y a longtemps, au fond de la petite rue en coin, contre la poste, dans l'ombre du clocher, la maison de l'enfant gîte dans le renfoncement du coin de la rue en coin, au cul de l'église, tout contre Tout enfant, elle me paraissait immense, avec son rez-dechaussée, son escalier, son premier, son grenier, ses deux cours, son jardin. Devenu grand, homme, quand je viens la voir maintenant, au détour de la rue, elle m'attend là, minuscule. Je la regarde pour bien fixer ses véritables dimensions dans ma tête. À peine ai-je franchi le coin qu'elle a retrouvé sa grande taille de l’enfance. Elle ne veut pas, elle n'a jamais voulu rapetisser. Souvent, en rêve, je regarde, par la fenêtre de la grande pièce du bas, la grande cour de devant. J’aperçois derrière la grande grille une voiture qui vient de s'arrêter et mon chien Tobby aboie, monté sur le muret. Le père, ancien marin de la marine marchande à vapeur, avait pris l’habitude de boire. Il a quitté ce monde accompagné d’une belle cirrhose du foie. Je n’avais que 7 ans quand il s’en est allé. Et la mère dût aller à Paris chercher du travail pour élever ses 3 enfants. J’ai eu pendant quelques jours à m’occuper de ma petite sœur qui n’avait alors que 11 mois. J’ai ainsi découvert l’angoisse de l’abandon, l’ambivalence de la séparation, et l’expérience de la solitude. En voilà une belle similitude d’enfance avec elle ! Mais, pas de contes. Personne ne m’a jamais raconté de contes ou d’histoires pour m’endormir. Je me suis contenté de pisser au lit jusqu’à l’âge de 7 ans. Voilà pour la différence. Il faudra faire l’inventaire pour savoir ce qu’il en est exactement de la musique dans les oreilles et de l’œil du fœtus. 10 4 Évidemment, j’étais intrigué. De cela qu’elle disait, sans qu’elle puisse l’identifier. Ce quelque chose qu’elle avait dans les oreilles m’intriguait, m’intriguait et m’inquiétait, oui, m’inquiétait et m’intriguait. Ne pas pouvoir préciser si c’est de la musique ou non. C’était intriguant et inquiétant, inquiétant et intrigant, les deux, Cela y ressemblait. Mais elle n’en était pas certaine. Qu’est-ce qui peut ressembler à de la musique sans en être ? Bien sûr, on dit qu’il y a de la musique dans la poésie, pas toujours, souvent. Il vaut mieux qu’elle soit musicale, la poésie. C’est mieux pour elle, mieux, beaucoup mieux, vaut mieux, pour elle vaut mieux. Mais dans la poésie il y a des mots. Pas dans la musique des oreilles de Lahouria, pas dans la musique qui n’en est peut-être pas. Pas dans la musique d’une façon générale en fait. Il existe aussi une poésie qui n’a ni mot ni musique. La poésie d’un paysage, par exemple, parfois pas toujours, parfois. Poétique ou pas, un paysage est toujours accompagné par son environnement sonore, musical ou pas. Murray Schafer a nommé « paysage sonore », il y a une quarantaine d’années, notre environnement acoustique, la gamme incessante des sons au milieu desquels nous vivons – je cite. Depuis les premiers bruits, comme celui de la mer, le vent dans les arbres, le murmure du ruisseau, le paysage sonore n’a cessé de s’enrichir des sons du monde vivant, les oiseaux, les insectes, les cris des animaux domestiques ou pas, les voix des humains, les bruits de leurs activités, les voitures, les tracteurs, les motos, les avions, le marteau piqueur. Évidemment, il n’est pas aisé de faire admettre la beauté poético-musicale du marteau piqueur. Mais, qu’on le veuille ou non, c’est un fait : le marteau piqueur existe et fait partie de notre « paysage sonore ». Incroyable, tout ce que cette étrange chose dans les oreilles peut ramener comme scories avec elle. Enfin, non pas scories, pas résidus. Non, au contraire des tas de questions plus ou moins inquiétantes et plutôt plus que moins. Bref, cela m’aura poursuivi jusqu’à maintenant, sans que je puisse moi-même répondre à ces questions, notamment celle qui me préoccupe plus que toutes, celle de savoir ce que peut être une musique qui n’en est pas vraiment une. Oui, je sais, je me répète. Bon. Je l’ai rencontrée à l’université Paris 8 où j’enseignais. C’était alors une jolie jeune femme brune de 24 ans, vive, enjouée, aux yeux d’or, au rire clair. Elle a jeté son dévolu sur moi. Elle est arrivée à ses fins assez vite. Je n’ai pas à m’en plaindre. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Jamais. Tout le contraire. À l’époque, rien d’étrange n’avait encore visité ses oreilles. Elle était en pleine résilience, comme aurait dit Cyrulnik. Elle avait métabolisé les choses négatives de l’enfance par une adolescence un peu rebelle dont, déjà à 24 ans, elle ne gardait 11 pas un souvenir précis, mais un arrière goût d’agréable et de liberté avec un peu d’amertume. Il lui restait tout de même une incertitude, un doute sur ses capacités, oui, un doute, une incertitude et une certaine méfiance, mais rien d’étrange dans les oreilles, rien. Et maintenant, sans doute à cause de cette incertitude, ce manque de confiance, la moindre contestation la déstabilise. Sous l’affirmation apparente se cache une fragilité, le besoin d’être confortée. Les contes, entendus dans l’enfance, lui ont ouvert le cœur. Et son cœur écoute, écoute l’autre. Sa fragilité lui a donné la force de l’amour et son attention à l’autre convoque son cœur. Investie dans le travail social, elle y consacre sa vie … et quelquefois ses larmes. Et toi ? Moi ? Oui toi ! Eh bien quoi moi ? Où en es-tu côté résilience ? Côté Cyrulnik ? Non, côté en général, à l’âge de la maturité ? En vérité, je ne saurais dire si je me suis fait une bonne image. J’ai du mal à me reconnaître quand je me regarde dans la glace. La confiance se serait plutôt du relatif, quand au respect et à la reconnaissance du semblable, le mieux serait encore de le lui demander. Mon expérience me confère une assurance de mes sentiments distingués qui me permet de foncer dans l’hésitation, de prendre des risques dans le doute et de m’affirmer dans les bémols. L’accès à cette nouvelle étape de ma vie, à ce nouveau passage soulève incontestablement plusieurs questions et d’importantes réflexions, autant que je sois en mesure de. Enfin, passé largement les deux fois la quarantaine, il y a bien longtemps que j’ai pris conscience de ma condition de mortel. J’ai eu tout le temps nécessaire pour cela. Je suis athée, enfin quelquefois, plutôt souvent, agnostique encore plus souvent. Soyons franc, la tête athée, les tripes agnostiques, souhaiterait même mieux que ça. Mais la tête ne se laisse pas faire. La tête et les tripes inconciliables sur le sujet, dans une seule et même personne, pas confortable, difficile à gérer dans la sérénité. En bref, j’ai le sentiment du chemin parcouru avec une forme d’incertitude sous l’apparente maturité, une façon très personnelle de colmater le manque de confiance en prétendant connaître les failles et les faiblesses. Un cœur pas grand ouvert, mais tout de même un peu entrouvert à l’autre, le genre qui ne court pas systématiquement au secours du monde, mais qui n’hésite pas à s’y coller quand sa conscience menace de le traiter de grand dégueulasse. En fait, je suis plutôt égoïste, pas égocentrique, non pas jusque là, juste un peu égoïste. En gros, normal. Lahouria, elle, serait plutôt croyante. Enfin, croyante sans vraiment croire. Il y a aussi conflit entre sa tête et ses tripes. Mes ses tripes semblent nourrir davantage d’espoir que les miennes. Son grand amour pour sa mère l’a conduit à garder 12 beaucoup d’elle très croyante qui allait souvent rendre visite à Sainte Thérèse de Lisieux pour y prier et y brûler des cierges. Partout où l’on va où il y a une église, Lahouria visite et va brûler un cierge. Elle est moins que certaine que cela servira à quelque chose mais elle n’y manque jamais. Elle fonctionne bien avec le pari de Pascal. Les contes ont induit chez elle une vie spirituelle, une sensibilité féérique. À défaut de contes, pour ma part, je suis sensible au fantastique, à la science fiction. Sous nos différences il y a du semblable et sous nos similitudes de la différence. Oui, je sais je me répète. L’enfance pauvre et la lutte pour s’en sortir et « arriver » dans la vie, rien de plus semblable. On pourrait penser le même karma, le karma, le même. Enfin presque, parce qu’il y a entre son karma et le mien la bagatelle de presque trente ans. Et trente ans, çà n’est pas rien, même presque. Ça ne se réduit pas d’un coup de cuiller à pot. On se demande bien ce que viendrait faire une cuiller à pot dans la réduction d’une différence d’âge de trente ans, même presque, même pour un karma. La musique dans les oreilles ne s’intéresse à aucun karma en particulier ni en général. Elle dit que ça lui vient des Anciens. Les Anciens ?! C’est qui, c’est quoi, les Anciens avec un A majuscule ? Elle ne sait pas. Comment ça lui vient ? Elle ne sait pas. Vraisemblablement par la musique. C’est la musique qui dit ça ? Pas comme ça. Mais, à l’entendre on comprend ça. Comment ? Elle ne sait pas. Mais c’est la musique. Sans doute la musique. Sûre, elle en est sûre. Ça m’inquiète. Oui, je sais je me répète, et je sais que je répète que je me répète. Je sais, je sais, oui je sais. Il y a des moments où on se demande si on va pouvoir s’en sortir et en quel état. Ça ne vous mène pas vraiment sur le chemin de la béatitude. 13 5 Ça a d’abord commencé comme ça, par un rêve qu’elle fait en solo. Le minuit juste passé, elle se réveille en sursaut, sortie de cauchemar, regard fixe exorbité, souffle court. Je l’entend murmurer : Il est fort probable que de telles entités, des telles puissances aient laissé des vestiges … des vestiges d’une ère infiniment lointaine … Qu’est-ce que tu dis ?! Des mots de mon rêve. Ça disait ça ?! Et d’autres : … la conscience adopta, peut-être, des formes et des aspects disparus bien avant le déferlement de la marée humaine … Tu te rappelles autant de mots ? Je les ai encore dans les oreilles. Ta musique ? Non, juste les mots. Peut-être elle s’est transformée en mots. Tiens, ils s’en vont, ils sont entrain de s’en aller. Et elle, elle revient. Qui ? La musique. La chose la plus miséricordieuse en ce bas monde est bien, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à mettre en relation tout ce qu’il contient. C’est à mon tour de n’en pas croire mes oreilles. Des théosophes ont pressenti l’envergure grandiose et terrifiante du cycle cosmique au sein duquel notre monde et notre espèce ne sont rien de plus que d’éphémères incidents. Tu parles comme un livre. Il y avait un livre dans mon rêve. Un livre, dont il était dit qu’il décrivait d’étranges rémanences qui glaceraient le sang de qui les lirait. Dans ton rêve ? Dans mon rêve. Il était aussi question des éons interdits qui me rendrait folle si je les dévoilais. Des éons ?! Ce sont des espaces de temps qui mesurent l’existence d’entités. Par exemple, la Terre est divisée en quatre éons subdivisés en ères. Les trois premiers couvrent quatre milliards d’années correspondant au Précambrien. Mon rêve n’a pas dit combien a duré le quatrième. Mais, il m’a fait comprendre qu’il y avait des éons beaucoup plus anciens que ceux de la Terre. Dans l’ombre d’un lieu obscur, il y avait une abomination d’argile, du moins j’en avais le sentiment, une statuette, un basrelief, un rectangle grossier épais de moins de trois centimètres pour une surface de douze sur quinze qui représentait une espèce de monstre que je percevais tantôt comme une pieuvre, tantôt comme un dragon et parfois comme une horrible caricature d’humain, une tête charnue avec des tentacules surplombant un corps grotesque et squameux avec des ailes rudimentaire 14 verdâtres. Derrière, on apercevait les contours vagues d’une architecture cyclopéenne. Et il y avait aussi des inscriptions sur le bas-relief, des motifs qui reproduisaient la régularité cryptique qui se tapit dans les écritures préhistoriques. Comment tu dis ça ?!! Où as-tu appris à parler comme ça ?! Comme je l’ai vu ou entendu, je ne sais plus au juste. C’était une écriture dont je n’arrivais pas à identifier les caractères. Des espèces d’hiéroglyphes qui s’inscrivaient juste au dessous de l’abominable statuette. Comment peux-tu te rappeler autant de choses avec une telle précision ?! Je l’impression de les avoir encore devant les yeux. Comme les mots que j’ai dit, comme si la statuette me les serinait encore avec la malignité de son sourire. Évidemment quand elle me dit des choses pareilles avec l’assurance de la vérité, j’ai beau être sceptique, je suis troublé, troublé et inquiet, inquiet et troublé. J’ai beau être sceptique, je la crois mais elle m’inquiète. Elle m’inquiète. Oui, je sais, je me répète encore. Mais, j’ai le droit de me répéter, le droit j’ai, non ? C’est inquiétant tout de même. Inquiétant oui inquiétant, inquiétant parfaitement inquiétant. Et ce n’était qu’un début. 15 6 Car elle a fait un second rêve sans moi. Avec cette fois un réveil normal, à l’heure habituelle, au moment où la radio s’allume gentiment. Pas de sursaut. Pas de souffle court, respiration normale, pas de murmure. Juste un air rêveur, inhabituel lui, puis un petit sourire assez ordinaire comme quand lui vient une idée marrante. D’habitude, quand l’un de nous deux est visité par une idée marrante, l’autre sourit aussi par capillarité d’idées. Mais là, non, je ne souris pas. Je m’inquiète plutôt. J’ai tendance à m’inquiéter ces derniers temps, c’est vrai. J’avoue. Mais je pense qu’il y a de quoi. De quoi je pense. Je vais essayer de rassembler tous les éléments de ce rêve pour rendre compréhensibles en un récit cohérent toutes les stupéfiantes révélations qu’il contient et qu’elle m’a dite dans le désordre des images revenues au réveil. D’abord, un étrange mégalithe englouti et les relations de travaux réalisés au début du 20ème siècle pour tenter d’éclaircir ce mystère. Un certain professeur Angell aurait, à cette fin, revisité le récit de Critias dans le Timé de Platon. Notamment, la description d’une civilisation dans une île Atlantide où des rois avaient formé un grand et merveilleux empire. Après qu’une guerre ait opposé les Atlantes et les Hellènes, il y a plus de dix mille ans, des tremblements de terre surviennent à Athènes et dans l'Atlantide. Dans l'espace d'un seul jour et d'une nuit, toute l’armée athénienne est engloutie d'un seul coup sous la terre et, de même, l'île Atlantide s'abîme dans la mer et disparait. Ce professeur Angell aurait également consulté les douze volumes du « Rameau d’or », un ouvrage de l’anthropologue écossais Sir James George Frazer portant sur les mythes et les religions. Le professeur se serait intéressé aux écrits de Helena Blavatsky, fondatrice de la Société théosophique en 1875, notamment « Isis dévoilée », à propos de la Lémurie, un continent hypothétique disparu dans l’Océan Indien. Il y avait aussi la thèse de Margaret Muray, publiée en 1921, sur « Le culte des sorciers en Europe occidentale ». Selon elle, la sorcellerie en Europe serait issue de cultes païens de la fertilité dont les racines plongeraient dans le Paléolithique. Les anciennes pratiques des sorcières du Moyen Âge ne seraient donc pas un ensemble de superstitions, mais bien le résultat d'une ou plusieurs pratiques religieuses. Il existerait alors une religion des sorcières. L'Eglise, en persécutant leurs officiants et leurs fidèles, les aurait contraint à la clandestinité. À l’appui de ces hypothèses, le professeur Angell prétendait avoir retrouvé à l’époque le rapport d’un certain John Legrasse, inspecteur de police, qui relatait de semblables pratiques dans des marais sauvages de Louisiane. 16 Je suis plutôt d’un naturel sceptique. Tout ça, de mon point de vue, ne sont que des affabulations reposant sur des théories fumeuses. La difficulté que j’ai eue à restituer l’essentiel de ce rêve baroque et foisonnant n’a fait que renforcer mon incrédulité initiale. Pourtant, je suis troublé par la prégnance du récit. Le désordre dans lequel il est apparu n’atténue en rien la fascination qu’il exerce. Comment échapper à ce torrent d’eaux noires ? On a beau être sceptique. C’était comme un gigantesque puzzle, oui puzzle, gigantesque le puzzle, gigantesque dont les diverses pièces ne s’enclenchent pas exactement les unes dans les autres, pas exactement, pas exactement et pourtant, pourtant avec d’énigmatiques affinités magnétiques, énigmatiques, magnétiques les affinités. Je ne me sens plus capable de séparer l’imaginé du vrai. Car j’ai sans doute imaginé en restituant. Sans doute, sans doute pour ajuster les pièces et combler les manques si minces fussent-ils. Et qui ou quoi m’a poussé à parcourir l’œuvre de Lovecraft ? J’y ai découvert un récit qui m’a stupéfié. À croire que Lahouria venait de le rêver. J’en suis à me demander si, elle et moi, n’étions pas déjà sous l’emprise d’entités dont nous ne soupçonnions pas la prégnance. 17 7 Cela s’est manifesté brutalement. Nous avons fait le même rêve, le même, la même nuit, la même. Et nous avons vu les mêmes choses, les mêmes, en même temps, le même. Ensemble, en même temps. Nous nous sommes réveillés ensemble, en même temps, avant que la radio ne s’allume gentiment : sursaut, souffle court, nous nous sommes regardés écarquillés. Sans un seul mot, nous savions que nous avions rêvé pareil, vu les mêmes choses, les mêmes. Des êtres bizarres, frustres venus d’Avant qui étaient appelés les Anciens, venus après les Grands Anciens eux-mêmes venus après les Grands Extérieurs qui seraient toujours en conflits avec les très Grands Anciens encore plus anciens venus d’Avant Avant. Autant dire, incompréhensible ! Incompréhensible ! Autant dire. Mais cette fois, je suis sûr de moi dans le récit du rêve. Car cette fois, cette fois j’y étais, cette fois. Lahouria et moi, nous y étions ensemble. Ensemble nous y étions, cette fois. D’abord la statuette, trouvée par l’inspecteur Legrand … Legrasse Tu en es certaine ? Oui, Legrasse. Bon, trouvée par l’inspecteur de police Legrasse dans les bayous du sud de La Nouvelle Orléans dans les années 1920. Cette inquiétante idole d’une effroyable et surnaturelle malignité présidait à des rites qui s’y pratiquaient, un culte maléfique, aux origines inconnues, plus diaboliques que les plus ténébreuses cabales du vaudou africain. D’une vertigineuse ancienneté, on ne pouvait la rattacher à aucune sorte d’art pratiquée au début de l’humanité. Plus énigmatique encore le matériau dont elle était constituée : une pierre grasse, d’un noir verdâtre moucheté de particules dorées et de stries iridescentes, inconnue de toutes les classifications de la géologie ou de la minéralogie. Je la vois, nous la voyons encore, encore, ensemble nous la voyons, ensemble, encore. Les caractères qui ornent le socle sont tout aussi troublants, nul ne peut leur attribuer la moindre parenté linguistique. Ils appartiennent à quelque chose d’étranger à l’humanité, quelque chose qui évoque des cycles de vie immémoriaux et impies où notre monde n’a pas sa place. Elle et moi, rien que d’y penser frissonnons et avons la chair de poule, elle et moi, rien que d’y penser, la chair de poule, elle et moi. C’est alors, qu’en relisant un texte de Lovecraft, nous avons appris qu’à la fin du 19ème siècle, un certain professeur Webb, parti au Groenland et en Islande à la recherche de certaines inscriptions runiques, avait fait la rencontre d’une surprenante tribu ou secte d’Esquimaux dégénérés dont la religion, une forme de culte du diable, l’avait frappé par sa férocité et sa barbarie. Les autres Esquimaux ne savaient rien de cette 18 religion. Ils ne l’évoquaient qu’en frissonnant et prétendaient qu’elle puisait son origine dans des âges reculés antérieurs à la création du monde. Ce qui semblait le plus troublant pour le professeur Webb était le fétiche adorés par les adeptes de cette secte, autour duquel ils dansaient : un très grossier bas-relief de pierre constitué d’une hideuse figurine et d’inscriptions cryptiques. Celles-ci rappelaient celles des pierres runiques mais n’en étaient pas et demeuraient indéchiffrables. Le professeur Webb, en scientifique, s’interrogeait sur la réalité de tous ces éléments recueillis. Cela l’amena à ouvrir une parenthèse sur un étrange poisson qui vit effectivement dans l’océan Arctique, le narval surnommé la licorne des mers. Les mâles de cette espèce possèdent une unique défense torsadée, issue de l'incisive supérieure gauche, qui peut mesurer jusqu'à trois mètres de long. Jusque vers le début du 18ème siècle, on pensait que les exemplaires connus de cette « corne » appartenaient à la légendaire licorne. La rareté de ce cétacé et son habitat, réduit à l’océan Arctique, firent que son existence demeura longtemps méconnue, contribuant ainsi à la persistance de la légende. L'un des paradoxes de l'amour humain est qu'il représente une synthèse des désirs spirituels et sensuels. Des siècles durant, la contradiction apparente entre les deux formes de désir conduisit les moralistes chrétiens à considérer l'amour charnel comme un péché, sauf s'il avait pour but la procréation dans le cadre légal du mariage. Le mythe de la dame à la licorne est né du désir de réconcilier sexualité et pureté. Il justifiait cette incidente par le fait que, selon lui, tout rituel, quel qu’il soit, était une tentative de conciliation avec des forces telluriques inconnues. Pour en revenir aux pratiques rituelles – légendes ou réalité – la comparaison entre terre inuite et Louisiane, que pourtant plusieurs milliers de kilomètres séparent, montrait qu’une phrase était commune aux deux rituels infernaux. Les sorciers esquimaux et les prêtres des marais de Louisiane psalmodiaient devant leurs semblables idoles une incompréhensible formule, phonétiquement rapportée, sans qu’on sache comment la prononcer : Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn. Plusieurs mulâtres faits prisonniers dans les marais par les hommes de l’inspecteur Legrasse lui avaient révélé le sens de cette formule qui leur avait été enseigné par des célébrants beaucoup plus âgés : Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend. Selon le professeur Webb, tout cela avait la saveur des plus folles divagations de faiseurs de mythes et de théosophes, mais 19 dénotait chez ces parias, s’ils existaient vraiment, un insoupçonnable degré d’imagination cosmique. Pourtant ces faits étaient accrédités par les habitants de cette région de lagunes marécageuses au sud de la ville. Ils avaient demandé de l’aide, en proie à la terreur depuis ce qui s’était passé au cours d’une nuit. Ils mettaient en cause une diabolique forme de vaudou dont ils n’avaient jamais fait l’expérience avant cette nuit. Plusieurs de leurs femmes et enfants avaient disparu depuis que les battements d’un tam-tam démoniaque résonnaient dans les profondeurs de ces bois obscurs et hantés où nul n’osait s’aventurer. Des cris démentiels, des hurlements déchirants et des mélopées cauchemardesques s’en échappaient. C’est ainsi que Lovecraft rapporte les faits dans son récit. Ce territoire de Louisiane avait la réputation d’être maudit. Des légendes prétendaient qu’une informe chose blanche et polypeuse aux dimensions monstrueuses et bardée d’yeux luminescents demeurait dans un lac secret dérobé aux yeux des mortels. On racontait que des démons aux ailes de chauvessouris jaillissaient à minuit de grottes souterraines pour venir l’adorer. Ce monstre enfoui existait depuis bien Avant Avant. La pratique de ce culte se tenait non loin de là, au centre d’une clairière naturelle du marécage, sur un îlot herbeux relativement sec. Complètement nue, une horde mugit et se contorsionne autour d’un feu de joie circulaire au centre duquel se dresse un grand monolithe. À son sommet trône, incongrue dans sa petitesse, la vénéneuse idole sculptée. Ah tu vois ! Le monolithe ! Oui je l’ai vu aussi. On l’a vu. Nous l’avons vus. Vu nous l’avons. Voilà nous l’avons vu. Ça ne prouve pas qu’il existe : rêvé, rêvé nous l’avons. Il n’a peutêtre pas plus de réalité que celui que Stanley Kubrick a planté sur la lune. Et la statuette ?! Oui, la statuette aussi. Ces gens adoraient les « Grands Anciens », venus du ciel, ayant vécu bien des ères avant l’apparition de l’homme. Désormais disparus, ils gisent dans les entrailles de la terre ou au fond des océans. Ils chuchotent leurs secrets dans les rêves des humains, quelquefois comme de la presque musique. Ils resteront tapis jusqu’au jour où le grand prêtre Cthulhu s’éveillera dans sa sombre demeure de R’lyeh, la grandiose cité sous-marine, pour reconquérir le monde. Quand les étoiles seront propices, il lancera son appel et ses adorateurs sortiront de l’ombre pour le délivrer. L’humanité est loin d’être la seule espèce douée de conscience. 20 C’est la Belle au bois dormant que me racontait maman quand j’étais petite, dans la peau d’un vieux truc dont on ne sait même pas comment il est fait. Si on veut. De toute façon, il doit être effroyablement moche. Probable. Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend. Mais d’ici là rien ne doit être révélé. Un très vieux marin, nommé Castro, ayant navigué jusqu’en Chine, il y rencontré là-bas des prêtres immortels de la secte des adorateurs de Cthulhu. Il confirme ces légendes à faire pâlir les plus septiques. Ces légendes soulignent le caractère jeune et transitoire de l’humanité et de notre monde. Durant des temps immémoriaux, d’autres entités auraient régné sur la terre, elles auraient peuplé d’immenses cités. Selon les dires de ces Chinois sans âge, les rochers cyclopéens qui parsèment certaines îles du Pacifique en seraient des vestiges. Ces Grands Anciens ne sont pas à proprement parler des êtres de chair et de sang. Ils possèdent un corps, comme l’atteste la statuette en pierre d’étoile, mais ce corps n’est pas constitué de matière connue de nous. Quand les astres leur sont favorables, ils peuvent fendre l’espace et plonger de monde en monde. Quand les astres ne sont plus avec eux, ils s’éteignent. Même s’ils ont cessé de vivre selon notre façon, ils ne sont pas réellement morts et ne le seront jamais. Ils gisent au fond de leur tombeaux engloutis, au sein de la vaste R’lyeh, préservés par les sortilèges de Cthulhu dans l’attente de leur résurrection. N’est pas mort ce qui à jamais dort Et, au fil des âges, peut mourir même la mort. Ils nous font le coup du Christ. Ce serait plutôt le contraire. Comment ça ? Ils ont fait ce coup là, comme tu dis, bien avant que l’humanité existe. Alors, ce sont les chrétiens qui les ont copiés. On peut dire ça. Sans le savoir ? Vas savoir. Mais les chrétiens sont tout blancs et gentils et eux sont tout noirs et méchants. Vas savoir. Ils en sont réduits à attendre dans l’obscurité pendant des millions, voire des milliards d’années. Toutefois, ils n’ignorent rien de ce qui se passe dans l’univers. Ils communiquent par la pensée. Si ça se trouve, en ce moment, ils discutent entre eux. Vas savoir. 21 Le vieux Castro disait encore que les Grands Anciens se manifestaient auprès des plus réceptifs des premiers humains par le biais de leurs songes. Les peintures rupestres sont peut-être les traces de leur inspiration. Les rêves des humains étaient pour eux le seul moyen de transmettre quelque chose à nos grossiers esprits. Aucun grimoire ne fait allusion à tout cela, mais Castro affirmait que les Chinois immortels suggéraient qu’il en existe un dans le Necronomicon d’un très ancien Arabe fou appelé Abdul Alhazred qui cite notamment ces énigmatiques formules : N’est pas mort ce qui à jamais dort Et, au fil des âges, peut mourir même la mort. Et surtout : Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend. À lire et entendre tout cela je demeurais très sceptique. Oui, très septique, très je demeure. Je sais, je me répète aussi pour ça. Mais eux … Qui ça eux ? … Eux ! Ils ne se répètent peut-être pas avec leurs formules énigmatiques, énigmatiques formules énigmatiques peut-être ?!! Je dois avouer à la vérité que j’ai dû me rendre à l’évidence. Cela s’est manifesté brutalement. L’arrivée des Anciens, s’est confirmée de façon inattendue. Le fantôme de ces Anciens, Anciens Anciens, Grands Anciens, je ne sais trop comment dire, sont arrivés par imprimantes 3D. Archivés dans l’Avant Avant, enfouis au plus profond des mers et de la terre, ils ont fait retour par imprimante 3D, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Ils ont surgi en forme de fantômes, qui font craquer les poutres des maisons, traversent les murs. On peut les apercevoir, comme des spectres, des ombres qui se filigranent dans les arbres. On voit les arbres à travers eux et eux à travers les arbres, et ils parlent en musique qui n’en est pas, une musique qui s’articule comme des mots dans les rêves. Vous Terriens qui n’êtes venus qu’ensuite, bien après d’Ensuite Ensuite, bien après le dernier Big Bang, vous ignorez tout ce qu’il y a pu avoir Avant et Avant Avant Nous et Avant Avant Eux, venus de Rien et retournés au Rien qui n’est pas tout à fait Rien, car il reste d’eux et de nous comme une trace mnésique à quoi vous ne pouvez rien comprendre du Rien. Lahouria et moi, on se regardent abasourdis, à ne pas comprendre l’incompréhensible, c’est sûr. 22 8 Il faut, pour tenter de comprendre, revenir en arrière, aux travaux du professeur Angell. Dans un chapitre de ses écrits, il faisait mention d’une rencontre avec un jeune et génial artiste qui avait sculpté ce que le professeur nommait « une abomination d’argile, création onirique de H.A.Wilcox ». C’était la reproduction exacte, inscriptions comprises, de la statuette maléfique en pierre d’étoile, sculptée aux dimensions dans l’argile. Le jeune homme prétendait l’avoir rêvée si précisément avec l’ordre implicite de la reproduire qu’il n’avait pu se libérer de l’obsession qu’en s’exécutant. Bien que ce jeune homme passât pour un extravagant, le professeur l’avait pris très au sérieux, surtout quand il fut en possession de la véritable statuette. L’extraordinaire similitude des deux objets le sidéra. Il fallait donc admettre que ces rêves existaient avec une prégnance, une précision et une puissance d’injonction surnaturelle. En approfondissant les investigations, il apparut qu’un certain nombre de rêves assez semblables avaient eu lieu un peu partout dans le monde et à travers le temps. Chaque fois ou presque, ils coïncidaient avec des événements matériels souvent catastrophiques. Et, en vérité, il y avait de bonnes raisons de penser qu’il ne s’agissait justement pas de coïncidences. Le professeur ne retenait ni coïncidences, ni de véritables relations de cause à effet, mais un étrange et troublant synchronisme d’événements distincts en apparence. Par exemple, dans la nuit du 7 au 8 mai 1902 un prêtre Martiniquais rêva d’une violente éruption volcanique. Le lendemain l’explosion de la montagne Pelée détruisit entièrement Saint-Pierre, qui était la préfecture de la Martinique à l'époque. Trente mille personnes y trouvèrent la mort. De nombreux autres exemples attestent des états de faits similaires. Certains n’hésitent pas à penser que les catastrophes naturelles, comme les cyclones, les tremblements de terre, les tsunamis, Fukushima, toujours concomitants de rêves ou de prémonitions, sont sans doute produites par ces entités enfouies, quand Cthulhu s’ébroue dans son sommeil. Quand aux catastrophes humaines, les crimes de guerre, le génocide arménien, l’holocauste, Hiroshima, Nagasaki, le génocide ruandais, les twin towers de Manhattan, pour ne citer qu’eux, elles seraient inspirées par ces entités dans les rêves qu’elles provoquent dans les âmes obscures à tendances criminelles. Le Psychiatre C. G. Jung, au début du 20ème siècle, a étudié cette forme de synchronisme. Il considère la psyché et la matière comme deux aspects d’une unité non divisée, inaccessible à première vue. 23 Il note : « De même que la psyché et la matière sont contenues dans un seul et même monde, elles sont en outre en contact permanent et reposent finalement sur des facteurs transcendants incompréhensibles ; De fait, il est possible et même très probable que la matière et la psyché soient deux aspects différents d’une seule et même chose. Les phénomènes synchronistiques me semblent incliner dans ce sens : du nonpsychique pourrait se comporter comme du psychique, et inversement, sans qu’il y ait de relation causale entre eux. » Le corps et l’esprit seraient donc deux aspects d’un ensemble sans qu’on puisse en dire plus. Nous pouvons seulement dire que deux choses surviennent ensemble d’une façon mystérieuse et en rester là. Car comment imaginer qu’elles sont une seule et même chose ? Et Jung ajoute : « Pour mon usage personnel, j’ai conçu un principe qui doit montrer ce fait d’être "ensemble", j’affirme que l’étrange principe de la synchronicité agit dans le monde lorsque certaines choses se produisent d’une façon plus ou moins simultanée et se comportent comme si elles étaient la même chose, tout en ne l’étant pas de notre point de vue. » Ce n’est pas très clair son truc. Non, mais ça existe. Tu crois que c’est ce qui vient de nous arriver ? Va savoir. La science du Yi King n’est pas basée non plus sur le principe de causalité, mais sur un principe qui nous échappe en occident et qui pourrait bien être synchronistique. Est-ce qu’on est synchronistiques nous deux ? Va savoir. Il y a même un grand physicien théoricien qui s’est intéressé à la question. Ah, oui ! L’histoire du chat qui est à la fois mort et vivant. C’est comme pour les entités enfouies, les Anciens Anciens. Tu crois que ça pourrait nous arriver. Je ne parierais pas trop là-dessus. Mais tu te trompes de physicien. Le chat dont tu parles est une métaphore amusante, inventée par Erwin Schrödinger pour illustrer le fait qu’on ne peut lever l’incertitude d’un état quantique que par l’observation. C’est avec Wolfgang Pauli que Jung a correspondu à propos de synchronicité. Dans un article important publié sous le titre : « La science et la pensée occidentale », Pauli a écrit : « L’ancienne question de savoir si, sous certaines conditions, l’état psychique de l’observateur pourrait influencer le déroulement de la nature matérielle extérieure n’a pas de place dans la physique d’aujourd’hui. La réponse était évidemment affirmative pour les anciens alchimistes … » Il a fait souvent l’expérience - comme toute personne ayant une activité créatrice - de la relation mystérieuse entre son travail sur des problèmes de physique théorique et l’activité animique 24 inconsciente. Pauli a été hanté pendant toute sa vie par des phénomènes très étranges - c’est ce que l’on a surnommé « l’effet Pauli ». Il s’agissait du fait - attesté de source sûre - que les instruments de mesure avaient de temps en temps des perturbations ou ne fonctionnaient pas lorsque Pauli faisait irruption dans un laboratoire. Qu’on puisse lire dans des articles sur l’internet que « le problème de la complémentarité entre psyché et matière, signalé plusieurs fois par Pauli, est aujourd’hui reformulé par la vision de la physique quantique moderne. Comme la partie matérielle de l’unus mundus est décrite correctement par la mécanique quantique, il est concevable de supposer que les structures les plus fondamentales de cette théorie puissent avoir une validité en dehors du domaine matériel. On montrera que, selon cette supposition, des corrélations holistiques entre la psyché et la matière sont possibles si, et seulement si, il existe des propriétés incompatibles non seulement dans le domaine matériel mais aussi dans le domaine psychique » … Lahouria et moi, sans trop y comprendre, on s’en bat l’œil. Tout ce qu’on voit c’est que les Anciens, ou Anciens Anciens, ou je ne sais qui d’autres, traversent les murs de la maison et les arbres du jardin à la vitesse de la lumière – j’exagère un peu – et qu’en plus, ils ont l’air de trouver ça marrant. 25 9 Elle m’agace. Elle m’inquiète. Je m’inquiète. Ça recommence. Nous sommes synchrones, pourtant elle voit, elle entend, elle ressent des trucs qui m’échappent. Parfois je ne suis pas synchrone dans notre synchronicité. Si ça vient de sa musique qui n’en est pas, c’est inquiétant. On a beau être synchrones comme pas deux, elle a de la musique que je n’ai pas. Ça recommence, oui, ça recommence. Oui, je me répète. Elle m’inquiète, sa musique m’inquiète, elle m’inquiète sa pas vraiment musique. Elle m’inquiète avec sa musique qui n’en est peut-être pas mais qui lui fait entendre, voir, pressentir des choses et des entités inquiétantes que mon scepticisme m’empêche de sentir. Elle m’inquiète. Je vois bien qu’elle s’inquiète elle aussi. Je crois même qu’elle a carrément peur. C’est humain, je m’inquiète. Je me répète. Je culpabilise. Je ne sais plus ce que je dis. Je ne sais plus quoi penser. Est-ce sa musique ou ses rêves : qui, quoi lui envoie ces images, ces scènes ? Elle me parle de visions étranges qui l’obsèdent, une créature gigantesque haute de plusieurs kilomètres à la démarche lourde et traînante. Mon scepticisme grandit non mesurable en kilomètres mais en ahurissements. Mais quand on découvre que le professeur Webb décrit dans son rapport cette chose comme une monstruosité sans nom que le jeune artiste avait tenter de sculpter, on est plus que troublé. Le professeur ajoute que chaque rêve de cette chose plongeait le jeune homme dans une sorte de léthargie fiévreuse et coïncidait avec des catastrophes naturelles. Le savant interrogea alors un grand nombre de patients de ses amis psychiatres qui avaient présenté des troubles important après avoir fait des rêves étranges. Plusieurs d’entre eux ont évoqué des vibrations sonores et avoir ressenti une terreur extrême face à une créature colossale. Une recherche, réalisée par un ami historien du professeur, avait révélé qu’un architecte de Floride avait rêvé de cette chose dans la nuit du 6 au 7 mai 1902. Il mourut brutalement le 8 mai au moment où, en Martinique, la Montagne Pelée explosait. D’après les dires du vieux Castro, cette créature titanesque veillait sur le demi-sommeil du défunt Cthulhu dans la cité cyclopéenne de R’lyeh. La description de l’architecture monstrueuse de cette cité fait penser aux objets et architectures impossibles de Maurits Cornelis Escher. On imagine qu’on pourrait y trouver les deux mains qui se dessinent l’une l’autre. Tout ceci, ainsi que ce qui suit, est confirmé dans les écrits de Lovecraft. Notamment, une information parue dans un ancien numéro de la revue australienne The Sydney Bulletin du 18 avril 1925, retrouvée dans la poussière au fond d’une étagère, l’histoire d’une mystérieuse épave retrouvée en mer : « Le 26 Vigilant, un cargo de la Compagnie Morrison quittait Valparaiso pour regagner son port d’attache à Darling Harbour le 25 mars. Le 2 avril une tempête d’une rare violence a dérouté le navire au sud de sa trajectoire. Le 12 avril une épave a été repérée, bien qu’en apparence abandonnée, on a découvert à son bord un survivant en proie au délire ainsi que le cadavre d’un homme manifestement décédé depuis plus d’une semaine. Le rescapé, un Norvégien nommé Johansen, serrait contre lui une repoussante idole de pierre d’une trentaine de centimètres environ et d’origine inconnue. L’homme a déclaré l’avoir découverte dans la cabine du bateau. Dans son délire, il rapporta une stupéfiante histoire de piraterie et de sauvagerie en mer et d’un vaisseau fantôme qui rappelait celui du Hollandais volant ». Y aurait-il un lien surnaturel et profond qui unirait ces différents événements et leur conférerait un sens caché ? Comment expliquer, alors que se déchainent tempête et tremblement de terre et qu’un vaisseau fantôme, comme répondant à une mystérieuse et diabolique injonction, attaque à l’abordage un navire, tandis qu’à des milliers de kilomètres de là des poètes et des artistes rêvent d’une mystérieuse et cyclopéenne cité engloutie, comment expliquer cela ? Johansen raconta plus tard comment, après avoir repousser l’attaque du vaisseau fantôme, poussés par la curiosité lui et ses hommes avaient poursuivi leur route sur cette mer où la tempête les avait conduits. Ils avaient bientôt aperçu une grande colonne de pierre qui semblait jaillir des flots. Ils étaient arrivés en vue d’une côte boueuse abritant, sous la vase et les algues, une architecture cyclopéenne qui leur avait donné la chair de poule. Ils avaient découvert R’lyeh, la cauchemardesque citénécropole, bâtie d’innombrables millénaires plus tôt par les ombres immenses et répugnantes déversées sur la terre par des étoiles noires. C’était là que gisaient le grand Cthulhu et ses nuées au fond de leurs caveaux poisseux et verdâtres. Ils répandaient les pensées qui emplissaient d’épouvante les rêves des hommes les plus réceptifs et ordonnaient à leurs fidèles d’accomplir les rites qui les délivreraient et restaureraient leur pouvoir. Cela Johansen l’ignorait. Pourtant, il en savait déjà trop. Il disparut mystérieusement. Ce fut le cas du professeur Webb à quelque temps de là, pour les mêmes raisons sans doute. Aujourd’hui encore, cyclones, tempêtes, tremblements de terre, tsunamis, centrales nucléaires éventrée, sont-ils une onirique menace de ces entités enfouies, descendues des sombres étoiles bien avant l’apparition de la vie sur terre ? L’astrophysicien Hubert Reeves a écrit : « Nous sommes tous les enfants du cosmos, fils et filles des étoiles qui ont engendré les atomes de nos corps, car l’existence 27 même du cerveau humain, comme produit de l’évolution cosmique, est liée à des développements qui s’étirent sur quinze milliards d’années ». Nous aussi nous venons des étoiles. Mais les nôtres étaient et sont lumineuses. Comme celles qu’on voit briller les nuits sans nuages. Si le marin Johansen et le professeur Webb ont disparu en leur temps parce qu’ils en savaient trop, alors aujourd’hui Lahouria rêve beaucoup trop de ces choses, elle risque de disparaître à son tour. Et moi, je ne dors plus de peur de rêver. 28 10 Elle a disparu ! Elle était dans la maison en chaussons, en chaussons elle était, juste en chaussons juste. Elle venait de se lever, juste de se lever. Elle n’avait pas encore fait sa toilette, pas encore sa toilette pas encore juste en chaussons. Elle avait allumé la cafetière puis elle était allée dans la salle de bain. Et puis, plus rien ! Disparue ! Plus rien ! Rien ! D’abord les gendarmes ont dit qu’il était trop tôt d’abord pour ouvrir d’abord une enquête d’abord, qu’il fallait compter d’abord au moins une semaine d’abord avant d’ouvrir une enquête. Au bout d’une quinzaine, ils l’ont enfin ouverte l’enquête d’abord, de voisinage d’abord, puis plus large après, puis dans la campagne plus tard, puis dans les bois finalement d’abord, l’enquête. On a fait des battues, des battues. Des battues, on a fait. Rien. Pas de corps, pas de scène de crime. Ils affirment, les gendarmes, ils affirment qu’on ne néglige aucune piste, d’abord, après et ensuite. Même les joggeuses disparues, on a retrouvé leur corps tôt ou tard, sinon d’abord du moins après ou ensuite. Et même celles dont on n’a pas retrouvé le corps, on a retrouvé des traces, à un moment ou à un autre, après ou ensuite. Là rien, rien de rien. Trace zéro, pas une seule. Le Procureur de la République de Melun continue d’affirmer qu’on ne néglige aucune piste aucune. La piste d’une fugue, par exemple. Ils ont même tendance à privilégier la piste de la fugue, les gendarmes et le procureur qui est une femme, ce qui n’autorise pas à douter de sa compétence sauf pour les misogynes dont je ne suis pas. Il y a aussi les disparus volontaires, ceux, celles qui sont partis sans laisser d’adresse. Ils ont laissé leur carte d’identité pour qu’on ne les retrouve pas. Mais, il ont emmené au moins leur porte monnaie avec des sous dedans. Et puis, ils avaient des vêtements de ville. Ils n’étaient pas en chemise de nuit et en chaussons. C’est trop voyant. Les Alzheimer en chaussons on les retrouve. Elle, en chemise et en chaussons dans la salle de bains puis plus rien, rien ! Elle, tout est là, tout, ses habits, ses chaussures de ville, son porte monnaie, ses sous, tout, tout. Elle a disparu en chaussons et en chemise de nuit, sans culotte et sans sous-tif. Incroyable ! Là, elle était là en chaussons, dans la maison puis plus rien. Silence. Est-ce que je suis devenu sourd, aveugle ? Non, quand je tape sur une casserole j’entends. Quand je me regarde dans une glace je me vois, même si je n’aime pas me regarder. Je trouve que j’ai une sale vieille gueule. Une hypothèse, pas des gendarmes ni du … de la Procureur de la République, non, une hypothèse de moi pour moi, l’hypothèse. Parce que je n’irai pas dire ça aux gendarmes. 29 J’imagine leur tête si j’allais leur dire ça, mon hypothèse, non pas aux gendarmes mon hypothèse. Mon hypothèse : les entités maléfiques sorties de leur sommeil qui n’en était pas vraiment un, comme la musique pas vraiment une, les entités échappées du fond de leurs caveaux poisseux et verdâtres au lieu de regagner leurs astres noirs ou de ravager la Terre, ont emplis d’épouvante les rêves de Lahouria de leurs pensées monstrueuses et l’ont enlevée sans laisser de traces. Les amis disent qu’on ne pouvait pas nous séparer. Gagné ! Que nous étions en empathie constante, comme une âme unique. C’est ce qu’ils disent maintenant, après la disparition. Avant ils ne disaient rien. Ils le pensaient peut-être, sans doute, oui sans doute, ils le pensaient peut-être, sans doute. Ils disent symbiose comme l’un en l’autre, inséparables !! Vrai, quand elle disait quelque chose, je l’avais pensé avant qu’elle le dise, pareil dans l’autre sens. On pensait pareillement sur presque tout. On ne supportait plus d’appartenir à cette humanité superficielle et prédatrice. Nous pensions que nous n’avions plus d’autre recours que de nous réfugier dans la mort. On n’en parlait pas. On ne se le disait pas. Il suffisait de se regarder, nous savions que c’était à cela que l’on pensait. Enfin se réfugier dans la mort, c’était plutôt métaphorique : une façon de dire ou de penser qu’on était pas d’accord. Pas d’accord avec quoi ? Bon, on ne va pas en faire un plat. Pas d’accord point. On a fait le même rêve la même nuit : des êtres bizarres, frustres venus d’Avant, nommés les Anciens, venus après les Grands Anciens eux-mêmes venus après les Grands Extérieurs qui s’opposent aux très Grands Anciens encore plus anciens venus eux d’Avant Avant. Des Anciens, format fantôme, venus par imprimante 3D. « Vous Terriens qui n’êtes venue qu’ensuite, bien après d’Ensuite Ensuite, bien après le dernier Big Bang, vous ignorez tout ce qu’il y a pu avoir Avant et Avant Avant et Avant Avant Nous, venus de Rien et retournés au Rien qui n’est pas tout à fait Rien, car il reste de nous comme une trace mnésique à quoi vous ne pouvez rien comprendre du Rien ». J’ai beau revisiter, me répéter, répéter … Toujours aussi clair ! Nous marchions ensemble, côte à côte, avec chacun notre petite radio portative sur les oreilles pour écouter la musique, ou nous devisions paisiblement, ou encore nous allions en silence, laissant le paysage défiler lentement, méditation d’un geste de l’esprit. Les promenades, les randonnées, les vacances, les voyages, tout cela fait, vécu, le bonheur dans le soleil, le vent, sous la pluie, sur le chemin Stevenson avec notre copine Brigitte des cailloux dans ses spartiates, sans musique dans les oreilles, sans œil de 30 fœtus, sans le moindre soupçons du mystère des Anciens et des Anciens Anciens, La brume du jardin qui recouvre le terrain jusqu’à la rivière, brume translucide où les peupliers derrière jouent les filigranes, brume dans la tête qui laisse filtrer la mémoire. Les oiseaux chanteurs, deux tourterelles qui, l’une du platane l’autre de l’antenne télé, se parlent de choses et d’autres. Un couple de mésanges bleues qui a élu domicile dans la pompe du puits. La maison des oiseaux, les boules de graisse cause de rivalités piaffantes, le coucou arrivé avec le printemps, les merles et les cerises d’avril, le rossignol du soir, les corbeaux feuilles noires des peupliers d’automne. Et Filis, notre chate, qui fait chanter les tuiles du toit quand elle vient nous rendre visite tôt le matin au fenestron de la chambre. Elle n’aime pas que l’on fasse l’amour. Elle nous en veut de l’avoir fait opérer, croit-on. Alors on la laisse s’allonger entre nous. Comme la fulgurance des images aux portes de la mort, nostalgie, avalanche de souvenirs, mots, paroles, dans le désordre, sans chronologie. Ma vie en deux karmas, deux pans d’un même toit reliés par la faîtière, deux femmes, mort de l’une, rencontre de l’autre. Karma 1 : Gina, mariage, enfants, séparation, maladie, décès, quelques mois après la rencontre de Lahouria qu’elle a toujours ignorée. Trente ans de Karma 2, disparition de Lahouria. J’ai rêvé cette nuit : Sur les bords du Rhin qui sont ceux de la Marne, au nord du lac de Constance à Mayence qui est Joinville le Pont, je rencontre Gina, belle, simple, généreuse, aux cheveux châtain clair, aux grands yeux d’un bleu transparent, parfois avec le visage d’une Ligeia, aux longs cheveux noirs aux yeux d’or sombre d’une mystérieuse étrangeté, sortie d’une histoire d’Edgar Poe. GinaLigeia meurt brutalement. Je suis bouleversé. Je me réfugie dans ma maison de Vimpelles. Lorsque j’y parviens, Lahouria est prise de tremblements violents. Elle disparaît dans une explosion. À sa place, Gina-Ligéia, spectre transparent, ricane. Une vague énorme m’emporte alors et me fracasse contre un rocher. Je sors du cauchemar en sueur, avec ce rappel de l’accident bien réel survenu à la Pointe du Raz. Une déferlante m’a fracassé l’épaule droite en me projetant au rivage. J’ai failli y laisser la vie, dix ans jour pour jour après la mort de Gina. Et trente ans après son décès, jour pour jour, Lahouria disparaît ! Je ne crois pas à ce genre de coïncidences, pas plus qu’aux réincarnations mystérieuses, aux femmes mortes qui s’emparent du corps d’une autre vivante ou qui la fait disparaître. 31 Pourtant, je me rappelle que ma mère en voyant le visage de Rimbaud peint dans le tableau « Coin de table » de FantinLatour (1872), s’était écrier, en brandissant une photo de moi pré-ado : « Tu lui ressembles comme deux gouttes d’eau, tu dois être sa réincarnation ! ». J’ai souri, mais l’idée m’avait plu. Elle me plait encore. Qui n’aimerait pas être Rimbaud … amputation exceptée ? Mais Lovecraft ! Oui, parce que l’idée m’a aussi visité. Lovecraft, oui, lui aussi, Lovecraft. Évidemment problème, problème évidemment, évidemment. Né le 20 août 1890 et mort le 15 mars 1937, Lovecraft, évidemment, problème. Rimbaud, mort le10 novembre 1891 à Marseille, évidemment pas pareil. Rimbaud a eu le temps de réfléchir pour choisir sa future enveloppe. Il a chevauché le spermato de papa au moment de pénétrer l’ovule de maman. Ça s’explique, c’est possible, certain évidemment non, probable non plus, possible oui, peut-être possible peut-être. Je ne savais pas être Lovecraft. Je sais que j’admire son œuvre. Tout ce qu’a écrit Lovecraft sur les identités maléfiques, ça pourrait être écrit par moi, sans doute en moins bien, sans doute, peut-être. Pourtant réincarnation impossible, je suis né avant sa mort. Il aurait visé juste pour se glisser en moi déjà là, juste avant sa mort, juste, une réincarnation à retardement, in extremis, en quelque sorte, à retardement juste. Et, je devrais reproduire sa vie, vivre son œuvre à l’époque contemporaine de mon Karma 2 ! Vivre vraiment les mythologies auxquelles il ne croyait pas lui-même parce qu’il savait qu’il les avait inventées. Si la vie est un songe, comme le prétend Calderon, le rêve peut être la réalité. L’homme qui rêva un homme s’aperçoit soudain qu’il est lui-même rêvé, Borges en témoigne. L’homme qui pénétra un homme lui-même … Un fantôme qui pénétra un homme par une imprimante 3D … Et Lahouria réincarnation d’une femme que j’aurais inventée. Ce n’est pas moi qui l’ai inventée, c’est un rêve, un rêve envoyé par les entités maléfiques ! Cette autre femme ne revient pas en elle, elle la fait disparaître. Car, elle a vraiment disparu, Lahouria, vraiment, disparue Lahouria, vraiment. Elle est devenue une nouvelle dame à la Licorne, invisible, non pour réconcilier sexualité et pureté comme l’originale, mais pour concilier la vie et la mort. Invisible Lahouria. Un manque, un manque cruel, cruel le manque, cruel. Fulgurance des images de la vie aux portes de la mort, nostalgie, avalanche de souvenirs, mots, paroles, ça revient dans le désordre, ça déferle sans chronologie. Retour du refoulé !! Je me répète. Je sais que je me répète. Je sais que je sais. Je me répète que je sais que je sais que je me répète. Je sais, je sais, 32 non je ne sais pas. Je ne me rends même plus compte que je me répète. Je ne me répète pas. Ça me répète. Je délire. 33 11 Je me demande si je n’ai pas disparu moi aussi, si ce que je vis en ce moment n’est pas la conséquence de ma propre disparition. Je suis devenu un autre, un autre devenu, suis. Je est un autre, Rimbaud encore, ressemblance, réincarnation. En fait, pas un autre, presque un autre. Tout est dans le presque comme la musique qui n’en est pas tout à fait une. Univers parallèles, êtres parallèles. Le presque. Les univers parallèles sont là, comme ça, les uns à côté des autres. Ils sont presque pareils, pas tout-à-fait, presque. Et des gens sans le savoir passent d’un univers à l’autre. Ils se retrouvent dans un monde presque pareil, pas pareil, presque. C’est presque leur rue mais elle est plus étroite ou plus large. C’est presque leur immeuble mais il a deux étages de plus ou de moins. La porte cochère est bleue au lieu d’être marron. Tout est comme ça. Il n’y a qu’eux qui ne soient pas presque, et encore, comment savoir ? Peut-être presque aussi sont-ils. Presque eux. Presque qu’un autre. Presque. Si nous sommes tous fils et filles des étoiles qui ont engendré les atomes de nos corps, dans le presque sommes-nous devenus les presque enfants de presque étoiles ? Il n’y a pas que les entités maléfiques qui sont tombées du ciel. Nous aussi nous en venons, des étoiles nous en venons aussi, nous, des étoiles, aussi. Mais je pensais que les nôtres étaient lumineuses, comme celles que l’on voit briller les nuits sans nuages. Qui sait ? Maintenant je pense peut-être qu’elles ne sont pas si lumineuses que ça, les étoiles dont nous venons. Peut-être pas blanches nos étoiles, peut-être invisibles comme Lahouria. Pas lumineuses, pas noires, grises peut-être, qui sait ? Pas nettes quoi. Ou bleu foncé, invisibles sur le ciel de nuit les étoiles dont nous venons. Nos étoiles bleu foncé comme les soleils géants, les soleils bleus qui brûlent si vite. De quelle matière sommes nous faits ? De la matière noire passée à la lumière de notre soleil jaune, devenue grise, matière grise, noire, gris foncé. Il ne nous en reste juste qu’un peu dans le crâne. Matière noire, grise, chair devenue poussière, grise, d’un gris bleuté, trace d’étoile jaune dans un ciel d’automne. Insondable cosmos percé de trous noirs de gigantesque gravité, trous noirs parfois trous de ver passage d’univers à univers, d’univers presque à presque univers, conduit de parallèle à parallèle à défaut d’intersection. Trou de ver passage dont je ne connais pas la couleur, noir, blanc, pourquoi pas vert le trou de ver, d’un vert d’espérance, d’un vert du diable de l’espoir éternellement déçu. Qui sait ? Pas comme le tunnel de lumière blanche et de belle musique rien à voir avec la pas vraiment une des oreilles de Lahouria non, tunnel qui mène les presque morts qui en reviennent changés, presqu’eux, presque. Nous sommes tous les filles et fils 34 des étoiles pas si brillantes que ça. Matière sombre aux reflets Soulage de l’autre côté de la force !! Les entités ont plongé dans le trou noir de la galaxie avec Lahouria. Est-elle passée dans un univers parallèle lumineux ou noir ? De quelle côté de la force est-elle ? Est-elle devenue une dame à la Licorne métaphysique qui réconcilie la vie et la mort comme celle de la légende née du désir de réconcilier sexualité et pureté ? Est-elle devenue la Licorne elle-même avec la dent du Narval des mers boréales sur le front ? Est-elle elle ou presque elle ? Comme je suis presque moi qui me regarde, moi qui regarde l’autre que je suis devenu, moi et mon presque moi. L’œil du fœtus ! Caméra de surveillance, l’œil de Big Brother à tous les coins de mon être et la musique de Big Brother dans les oreilles de Lahouria. Je ne crois pas à cela, pas aux coïncidences, pas non plus aux réincarnations mystérieuses, aux femmes mortes qui s’emparent du corps d’une autre vivante ni à celles qui la font disparaître. Bien que ne croyant pas à tout cela, j’ai pu penser être Lovecraft ou Rimbaud au moment où ma presque mère avait presque brandit la presque photo en criant presque : « Tu lui ressembles presque comme deux presque gouttes d’eau, tu dois être sa presque réincarnation ! ». Ça ne va pas bien, là, dans ma tête, dans ma presque tête. ! Il avait abandonné l’idée, il avait fallu se rendre à l’évidence. Il n’avait pas la plume de Rimbaud pas celle de Lovecraft non plus. Il ne savait pas qu’il était Lovecraft. Il savait qu’il ne l’était pas, il savait qu’il admirait son œuvre. Il était à l’aise dans le bizarre et le fantastique mais ça ne suffisait pas pour avoir son talent. Il savait que c’était impossible car il était né avant la mort de Lovecraft. Voilà que je parle de moi à la troisième personne. C’est mon presque moi qui parle de moi, de presque moi. Et je devrais reproduire sa vie maintenant, mon presque moi devrait reproduire sa vie dans mon karma 2. Les rêves de Lahouria étaient imprégnés du mythe de Cthulhu. Ce mythe raconterait-il une réalité ? Dans un univers parallèle toute réalité change de réalité. Dans le presque l’impossible devient possible. Dans le monde quantique le temps est réversible. On peut aller avant et après. Réduit à un quanta d’homme, je voyage instantanément dans le presque des univers parallèles sans même le besoin d’un trou de ver. Ou alors je suis dingue. C’est le plus probable, un fou rationaliste qui se voudrait l’être, rationaliste. Lovecraft parle de Cthulhu. Il rend compte en ces termes des confidences du marin norvégien, seul survivant de son incroyable aventure : « Johansen estime que deux des six 35 hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre, aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l'ordre cosmique. » Nul refuge ne peut permettre l’oubli de l’innommable, aussi loin qu’il soit du lieu où sommeille ce monstre, dont une inscription note à son propos : « Il rêve et attend », là où il ne reste plus que des ruines anonymes. À la lecture de « La Cité sans nom », celle de Lovecraft, j’imagine le manuscrit retrouvé d’un voyageur disparu qui en attesterait l’existence en ces termes : Lorsque j’approchai de la Cité sans nom, je sus qu’elle était maudite. Je traversai la vallée aride en hostile sous le clair de lune quand je l’aperçu dans le lointain. Elle saillait étrangement par dessus les dunes comme les os d’un cadavre affleurent d’une sépulture bâclée. Une menace diffuse imprégnait les pierres érodées par le temps de cette archaïque rescapée du déluge, plus ancienne encore que le plus ancienne des pyramides. Au fin fond du désert d'Arabie gît la Cité sans Nom, délabrée et défigurée, aux ruines muettes, ses remparts peu élevés enfouis sous le sable accumulé par les siècles. Telle était-elle sans doute, dès avant la fondation de Memphis, alors que les briques de Babylone n'étaient pas encore cuites. Il n'y a pas de légende assez ancienne pour révéler son nom, ou évoquer le temps de sa gloire, mais on en parle autour des feux de camp et sous la tente des cheikhs et les aïeules parfois y font allusion ; aussi toutes les tribus s'en écartent-elles, sans trop savoir pourquoi. C'est d'elle qu'avait rêvé une nuit Abdul Alhazred, le poète fou, avant de composer ces vers énigmatiques : N'est pas mort ce qui à jamais dort Et, au long des siècles, peut mourir même la mort Les Arabes avaient de bonnes raisons pour se détourner de la Cité sans Nom, la cité connue par d'étranges récits, mais que nul mortel n'avait vue. Pourtant je les bravai, et m'en allai à dos de chameau dans le désert vierge. Moi seul y suis allé et c'est pourquoi aucun visage que le mien ne porte les stigmates d'une peur aussi hideuse ; c'est pourquoi je suis seul à frémir la nuit, quand le vent ébranle les fenêtres. Lorsque j'arrivai à la Cité sans Nom, au clair de lune, elle semblait me regarder, dans le calme de son sommeil éternel, froide dans la chaleur du désert. Abdul al-Hazred est un personnage fictif présenté dans le Mythe de Cthulhu comme un « Arabe célèbre pour ses écrits démoniaques », entre autres le fameux Necronomicon. « L'Arabe dément » - tel qu'il est nommé par Lovecraft luimême - aurait vécu sous le règne des califes Omeyyades aux 36 alentours de 700. Il visita les ruines de Babylone, les souterrains secrets de Memphis, vécut dix ans dans la Cité sans Nom située au cœur du Dhana ou « désert pourpre », en Arabie saoudite et enfin alla à la légendaire Irem, la Ville aux Mille Piliers. Vers la fin de sa vie, Al-Hazred s'établit à Damas, où il écrivit le Necronomicon. Sa mort en 738 a donné lieu à bien des récits horribles et contradictoires. Lovecraft s'appuie sur l'érudit bien connu Ibn Khallikan pour construire son histoire. Il lui attribue le témoignage de la mort d'Abdul al-Hazred qui se serait fait dévorer en plein jour par un monstre invisible devant une foule de spectateurs terrifiés. En fait, une recherche approfondie atteste que Ibn Khallikan n'a jamais rien écrit de tel. On en apprend un peu plus dans la suite de nouvelles la trace de Cthulhu où cette mort serait factice. Il aurait en fait été pris en otage par des serviteurs de ce même dieu et torturé à Irem pour que le Nécronomicon soit détruit. Une copie aurait été gardée secrètement près de sa tombe. On dit qu’il existait des phrases à double sens dans le Nécronomicon de l’Arabe fou, que les initiés pouvaient lire comme ils l’entendaient et notamment cet étrange distique – cité plus haut – très discuté : N’est pas mort ce qui à jamais dort Et, au long des siècles, peut mourir même la mort 37 12 Trêve de balivernes ! Elle a disparu, disparu elle a ! Quelque part ici bas ou ailleurs, dans l’un des nombreux autres mondes, dans plusieurs d’entre eux, démultipliée en Lahouria 1, Lahouria 2, Lahouria 3, comme le Gosseyn du Monde du Non A, dans le non lieu, οù-τοπος, d’une utopie ! Je suis à sa recherche, à sa recherche je suis. Partout. Partout je vais. Partout je vais et je viens, revais et reviens. Partout. Je refais les voyages avec elle. Tous les voyages. Tous, je les fais et refais dans ma tête. L’esprit ne vous transporte-t-il pas aussi vrai qu’en vrai ? Et ne va-t-on pas plus vite en esprit qu’en avion ? On traverse la vie comme l’espace-temps sans trou de ver, instantanément par simple similarisation. Pour tout véhicule, je chevauche la synchronicité, coïncidence d’un phénomène matériel avec un phénomène psychique sans raison de cause à effet. La physique quantique qui a reformulé la complémentarité entre psyché et matière, m’autorise à supposer que les structures les plus fondamentales de cette théorie ont une validité dans le monde macroscopique, ou que je suis devenu un homo quanticus. En tant que tel je suis partout et nulle part à la fois. Je revois tous les cauchemars prémonitoires des gens d’hier et d’aujourd’hui, envoyés par les entités somnolant dans les profondeurs de la Cité sans nom. Je revisite tous les voyages que j’ai fait avec elle et ceux qu’elle a fait sans moi. Nous survolons la Soufrière de la Guadeloupe. Nous assistons à l’éruption de la Montagne Pelée à Saint Pierre de Martinique en 1902, à la dérive de la Corse et de la Sardaigne pendant que nous y sommes, à la pulvérisation des Baléares, à l’engloutissement de Venise. À la Réunion, nous avalons aller et retour les 500 marches de l’escalier baroque pour aller voir les fumeroles sulfureuses au sommet du Piton de la Fournaise. Nous faisons Cilaos, Mafate, Salazie. Nous cherchons la cascade à visiter que les esprits malins font disparaître à notre arrivée pour la remettre à chuter dès que nous avons le dos tourné. Nous assistons au relai pédestre de la ville de Saint Denis en buvant une dodo bien fraîche à la terrasse du café. À l'autre extrémité de la galaxie, ou peut-être dans une autre très lointaine, Lahouria se réveille à bord d'un astronef inconnu, d’un fantasme d’astronef ... et dans un nouveau corps, Lahouria 3. Pourtant, elle conserve les souvenirs de ses deux précédentes incarnations, et peut même communiquer par télépathie avec Lahouria 2, qui vit toujours quelque part. Peu à peu, elle retrouve la maîtrise de ses pouvoirs mentaux. Elle parvient à regagner la Terre, elle me retrouve et avec moi les rêves qui vont l’aider à se libérer des entités. Mais n'est-ce pas plutôt son alter ego Lahouria 2 que les rêves vont aider ? La Machine à 38 songes, même retrouvée, pourra-t-elle l'aider à trouver le secret et la raison de ses similarisations ? Mon voyage se termine dans le Métro à l’heure d’affluence, où des milliers d’oreilles, couvertes de MP3, 4, 5, 6, de IPad, IPod, Smartphones, sont remplies de musiques de toutes sortes. Sans que je m’en rende compte la musique qui n’en est pas vraiment une a envahi mes propres oreilles et je me retrouve devant l’atelier de mon garagiste où pourtant le métropolitain de Paris n’a jamais eu la moindre raison de passer. En vérité je suis dans ma voiture et voilà que Krasucki pointe son nez à la portière. Ah ! Krasucki c’est le surnom que lui a donné mon garagiste. Il faut dire qu’il ressemble au vrai Henri Krasucki qui fut secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992. Vrai qu’il en a des faux airs : maigre, nez pointu, caquette, bleu de chauffe et la voix aussi. Un peu Alzheimer, il se trimballe en racontant des histoires. À la retraite depuis pas mal de temps, il avait travaillé aux ateliers de Longueville. Avec lui, tout le monde est un ancien de la SNCF à vapeur. Il met un doigt à la caquette : - Je vous connais, vous. Vous conduisez toujours la BB7237 ? Ici, c’est pas l’électrique, c’est diesel. Ça va aussi vite, remarquez, et ça gèle pas comme les caténaires. - Non, je conduis juste ma voiture. - C’est déjà ça. Et où tu vas ? - Au garage pour une révision. - Le patron, il était là y a une minute, mais il devait conduire le Paris-Bâle qui s’arrête pas à Longueville. Alors, il a pris la navette pour Paris. Forcément - Ah oui bien sûr, forcément. - Forcément, oui. Et Gertrude, sa femme, et ben elle, c’est une autre histoire. - Ah oui ? - Ben, je m’en rappelle pu bien. Mais je crois qu’elle est partie avec le chef de train. Vous savez c’est un drôle celui-là. Un coup, on le voit, un coup, on le voit pas. Et elle, ce serait pareil que ça m’étonnerait pas. - Je vous crois. Allez bonne journée. - Oui. Dépêchez-vous, vous allez le rater, surtout ki s’arrête pas là. Sacré Krasucki ! Vrai que je ne connais même pas son vrai nom. À se demander si, lui-même, l’a jamais connu. La canicule ne risque pas de lui fendiller davantage la cafetière. J’embraie en douceur parce que Krasucki a oublié d’enlever son bras de ma portière. Je m’avise alors qu’il est mort depuis 5 ans. J’ai dû parler avec son fantôme Alzheimer. J’ai garé ma voiture contre les grands hangars délabrés de Longueville. Plus exactement c’est la presque musique qui a garé la voiture. Depuis qu’elle est dans mes oreilles c’est elle qui commande. 39 Longueville a été au temps de la vapeur un important nœud ferroviaire. L’entretien et la réparation de tous les matériels s’effectuaient dans ces immenses ateliers aujourd’hui en ruines. La vedette de l’époque, le rapide Paris-Bâle, franchissait l’imposant viaduc à une vitesse inégalée. Le viaduc est toujours là, mais les ateliers sont devenus une friche industrielle de hangars vides aux vitrages éventrés. Une association de bénévoles, l’AJECTA, perpétue le souvenir de l’époque. Dans certaines occasions, elle met en circulation des trains à vapeur entièrement restaurés par ses soins : « Pour une journée ou pour quelques instants rejoignez-nous pour un voyage dans le temps à bord d’un de nos trains à vapeur ou rendez-nous visite au dépôt de Longueville. La Retonde de Longueville est un musée vivant du train à vapeur ». Est-ce cette ineffable musique passe muraille et perce-tympan, cette proto musique qu’on dirait venue d’avant le Big Bang, faite de cris de douleur, de peur, de souffrance et d’horreur, comme si un Pierre Schaeffer et un Pierre Henri, revenus des enfers, s’étaient unis pour composer une musique concrète de toute la douleur du monde, est-ce cette musique qui a brisé les vitres et érodé les briques rouges de ces grands bâtiments ? Elle est en moi en quadriphonie : à droite, à gauche, devant, derrière. Elle tire par devant le robot-moi, le pousse par derrière, l’oriente à droite, à gauche et le fait entrer dans le plus grand et le plus délabré des hangars. Une architecture non euclidienne qu’on dirait dessinée par Escher, des perspectives démesurées dans un espace restreint aux angles inexistants, des graffiti, des hiéroglyphes inquiétants évoquant d’autres dimensions. Mes pas laissent leurs traces sur la pierre spongieuse du sol couvert d’algues noires. Je glisse sur une pente inattendue et me heurte à une monumentale porte ouvragée qui n’a rien à faire dans ce hangar délabré. Elle s’ouvre sur des ténèbres presque palpables. Cette obscurité semble capable d’éteindre le soleil, une bouffée de fumée brune s’échappe en traversant le mur de briques rouge sang, laissant une odeur méphitique dans le clapotis venu des profondeurs d’un gouffre invisible qui résonne au fond de mes oreilles. Je ne la vois pas mais je la sens, là, blottie, à l’affût au plus profond de ces profondeurs et cependant tout près, la créature !! Et dans ma nuit violacée zébrée d’éclairs pourpres, je revis le récit cauchemardesque du surgissement de Cthulhu à la poursuite du bateau norvégien, récit du Capitaine Johansen. que je retranscris ici : Nous avions abordé cette île étrange. Le premier lieutenant avait pris soin de garder la chaudière sous pression avant de toucher terre. Il me fallut peu de temps pour mettre le navire en branle qui fendit lentement les flots funestes laissant derrière nous les atrocités difformes de cet indicible enfer, tandis que sur la grève 40 de cet ossuaire étranger à notre monde, la Chose démesurée tombée des étoiles écumait et grondait tel Polyphème maudissant le navire en fuite d’Ulysse. Mais le grand Cthulhu, plus téméraire que le cyclope des légendes, s’enfonça pesamment dans l’eau et se mit à pourchasser le navire, soulevant dans sa fureur cosmique d’immenses vagues. Mon second qui avait eu le malheur de se retourner éclata d’un rire strident. Le pauvre avait perdu la raison. Mais je n’avais pas baissé les bras. Convaincu que le monstre nous rattraperait sûrement tant que le bateau ne serait pas à pleine vitesse, j’ai misé le tout pour le tout. Poussant les moteurs à plein régime, j’ai regagné le pont en courant et j’ai reversé la barre. La manœuvre creusa dans l’eau malsaine un tourbillon spongieux et j’ai piqué droit à toute vapeur sur notre poursuivant. Son immense masse gélatineuse d’élevait par-dessus l’écume telle la proue d’un galion démoniaque. L’horrible face de poulpe aux tentacules grouillants atteignait presque le beaupré du navire, mais je maintins inexorablement le cap. L’impact produisit une explosion semblable à l’éclatement d’une bombe, puis un chuintement comme si l’on avait fendu la panse d’un poissonlune et un remugle pareil aux relents de mille tombeaux profanés. L’espace d’un instant, une brume verte, âcre et aveuglante s’abattit sur le navire, avant de refluer derrière le bâtiment en un bouillonnement sinistre. La substance dispersée de cette engeance cosmique était déjà en train de se reconfigurer. Le monstre avait presque retrouvé sa forme originelle quand notre bateau gagnant de la vitesse le distança définitivement. Je ne peux me défaire de l’image des ailes vertes de chiroptères qui tournoyaient autour du monstre, ni de l’idée qu’il a dû regagner le gouffre de pierre qui l’abritait déjà du temps que le soleil était jeune. R’lyeh la maudite a une fois encore sombré sous les flots. Dans les profondeurs de l’océan attend et rêve une abomination sans nom, et le déclin se répand sur les chancelantes cités des hommes. Si comme je le crains, un jour viendra qui … Cette description, dans le style ampoulé d’un autre âge, raisonne encore dans ma tête quand je reprends mes esprits. Comment cette ignoble engeance peut-elle gésir ainsi enfouie dans les sables du désert pourpre et au fond des océans, comment, en même temps, à la fois, comment ? Et l’ineffable musique me fait monter par un escalier de fer rouillé jusqu’à une plateforme branlante donnant accès au vitrage le plus haut du bâtiment, sous le toit de l’atelier. Je crois entendre la musique me dire que de là-haut on domine la ville, que Lahouria est passée par là. Arrivé tout en haut, devant la verrière éventrée, l’irrésistible désir me vient, à cette heure de nuit, de regarder briller les lumières de la ville. Je me penche pour voir par la verrière brisée qui ouvre sur … sur … 41 rien ! Rien ! Elle ouvre sur rien. Pas de ville dans la lumière, pas de maisons, pas de rues, pas même l’espace vide, RIEN ! Le cosmos sorti du rien déjà retourné … sans qu’on le sache. Y serait-elle retournée sans le savoir ?! Le Cosmos existe-t-il ? A-t-il existé ? Entre temps aura-t-il été vraiment autre chose qu’un fantasme ? Qu’est-ce qu’un fantasme ? Un fantasme existe-il ? S’il n’est qu’une idée, qui peut avoir émis cette idée ? RIEN ! LE RIEN !! Avant que je n’aie eu le temps de répondre, de me demander si RIEN était entré dans les entrepôts ou les entrepôts dans RIEN, RIEN a englouti TOUT et il n’y eut plus que RIEN. Je n’ai pas pu raconter cette histoire. Cette histoire n’a jamais existé. Il n’existe rien, rien n’existe sinon cette musique qui n’en est pas vraiment une et qui continue nulle part pour personne. Sans doute, seule dans ce nulle part Lahouria rêve et attend. Vimpelles 2014 42