Faire l`amour au cœur des interférences - Jean

Transcription

Faire l`amour au cœur des interférences - Jean
Faire l’amour
au cœur des interférences
C. Novak
Université de la Sorbonne Nouvelle
Année universitaire 2004-2005
1
Introduction
Le dernier roman en date de Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour, paru en 2002,
laisse, comme les précédents si ce n’est davantage, une grande place à la description d’un
espace envahi, sinon saturé par la technique. S’offrent une description d’un voyage en train,
des caténaires du métro, des néons qui hantent la ville, des dispositifs de caméras de
surveillance dans un musée… Lors d’un entretien consacré à Faire l’amour, J.-P. Toussaint
déclare à ce propos : « Mon attention aux objets modernes est tout à fait délibérée, car j’ai
envie d’être un auteur contemporain et de marquer mes livres dans l’époque qui est la mienne.
D’où les caméras de surveillance, les écrans, etc. »1.
On ne peut cependant se limiter à cette déclaration de l’auteur. Il ne s’agit
vraisemblablement pas d’une simple attention à ces objets, de la seule volonté de créer un
décor urbain et technique en rapport à la construction d’un effet de réel. Ces objets jouent un
rôle dans l’économie de la fiction. Les personnages ne cessent évidemment de les utiliser et
leur description rompt quelquefois la linéarité de l’intrigue amoureuse, ce qui peut induire une
réflexion sur leur utilité dans la narration.
Nous tenterons de démontrer ici en quoi la technologie est un élément inhérent au roman
de J.-P. Toussaint : les objets techniques ou la technologie plus qu’omniprésents interfèrent
avec le roman, transformant la réalité, ils finissent par plonger dans les tréfonds de son
écriture.
I. Un réseau d’interférences
1.1. Intrusion et obstruction technologiques
A propos de La Télévision, J-P. Toussaint déclarait que « Le livre montre son côté
totalement envahissant bien qu’il ne soit réellement question d’elle qu’une dizaine de fois sur
260 pages. La grande difficulté était d’intégrer ces réflexions dans le roman sans ralentir
celui-ci. »2. Alors que le narrateur se trouve dans un appartement de banlieue à Berlin, s’offre
par exemple, une description de paysage télévisuel :
« Un bloc d’immeubles, en face de nous, était si proche qu’on pouvait voir les
téléviseurs allumés dans les différents appartements qui nous faisaient face. Je
regardais tous ces téléviseurs allumés dans les petits encadrements métalliques des
1
Rencontre entre Jean-Philippe Toussaint et Arnaud Moulhiac, La Page, 08/09/02, p. 23
Michel Paquot, « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint. », Revue Cinergie, Source nternet :
www.cinergie.be/cinergie/arch01/toussain.html
2
2
fenêtres, et je pouvais voir assez distinctement ce que chacun était en train de regarder
[…] » (168)
« Les petits encadrements métalliques des fenêtres » s’assimilent à des sortes d’écrans
de télévision qui renvoient par imbrication à d’autres écrans, de manière infinie : cet effet
d’emboîtement vertigineux laisse à penser que le paysage à voir n’est pas, comme en d’autres
temps, une sorte d’horizon infini qui pouvait laisser quelques narrateurs du siècle dernier
songeurs ou rêveurs. Il s’agit plutôt d’un « bloc » encombrant qui limite le travail de
l’imagination, une sorte d’attrape-rêves qui ne permet pas d’aller très loin. Au lieu de se
perdre dans le vide, on se perd dans le plein, il semble qu’il y ait trop à voir, trop d’images qui
se multiplient en un seul regard. L’œil sans repos, monopolisé par la succession des images
lorsqu’il regarde la télévision se retrouve, même lorsqu’il n’est plus devant son écran et
regarde l’horizon, à subir cette même succession. La télévision est en effet si « envahissante »
ici que la barre d’immeuble devient une sorte de barre d’écrans de télévision et, par extension,
le paysage, un vaste champ d’écrans.
De la même manière, dans Faire l’amour, la description précise d’appareillages
compliqués envahit la nature. Ainsi en va-t-il de la description du musée :
« Derrière la porte du musée, une large porte métallique commandée par un dispositif
électronique (point rouge laser, caméra de surveillance), le Contemporary Art Space
détonnait dans le décor champêtre où nous nous trouvions, arbres et étangs, allées de
mousses et sous-bois, on entendait même au loin des pépiements d’oiseaux et des
coassements de grenouilles. » (119)
Ici, la nature n’est plus qu’un « décor » au service de l’art contemporain, le monde réel
n’est pas le monde naturel, il est un faux-semblant qui sert de cadre à une sorte d’explosion de
la technique (« détonnait »)…
A la fin du même roman, alors que le narrateur est envahi par le souvenir de sa
compagne, les lumières d’un stade semblent littéralement exploser. Au paysage naturel qui
représente un accès au souvenir se substitue de manière brutale une sorte de paysage
technologique qui interrompt les réflexions du narrateur. Si l’horizon permettait de rêver ou
de penser, de réfléchir, ce n’est plus le cas dans le roman contemporain où il créé des
interférences et l’on voit bien que les outils techniques ramènent le narrateur au monde
concret : brusquant le cours des choses, brusquant le paysage, ils brusquent et brouillent aussi
les pensées.
« La rue était bordée d’un parc derrière lequel se devinaient des ombres et
s’entendaient des cris indistincts, quand, d’un coup, des rampes de projecteurs de stade
3
s’allumèrent derrière les grillages et se mirent à éclairer un terrain de base-ball dans le
crépuscule, qui, en quelques secondes, fut envahi par une centaine de jeunes gens qui
se dispersèrent en différents groupes, certains s’échauffant sur la pelouse synthétique
dont les projecteurs faisaient ressortir le vert artificiel […] » (159)
La « pelouse synthétique », le « vert artificiel » comme « les rampes de projecteur »…
La technologie dans les deux passages précédemment cités « détonne » ou alors elle apparaît
« d’un coup », transfigurant le paysage.
Le roman semble s’évertuer à décrire l’intrusion des lumières dans le champ de vision
du narrateur. Pire : cette lumière bouscule les visions du narrateur et aboutit à une vision
cauchemardesque en donnant à l’environnement une dimension irréelle qui débouche sur une
confusion. On observe une omniprésence obsessionnelle de ces sources lumineuses
artificielles qui créent une perte des repères :
« Derrière la fenêtre de la chambre, les néons continuaient de déchirer la nuit en de
longues lueurs rougeâtres intermittentes, qui pénétraient la pièce et venaient se mêler à
la pâle lumière dorée de la lampe de chevet. » (p. 27)
La lumière est toujours perçue dans ce dernier roman comme un élément qui fait
violence au repos du narrateur renforçant un malaise intérieur. La technologie, ici représentée
par cette invasion lumineuse, prend alors une place privilégiée dans la description d’un
univers du malaise :
« Et il n’y eut soudain que des 3 sous mes yeux, trois 3 qui apparurent dans mon
champ de vision, 3.33 a.m. que je vis brusquement clignoter devant moi sur le cadran
du radioréveil, trois 3 en chiffres rouges de cristaux liquides finement pointillés qui me
fixaient dans la pénombre de la table de nuit. Mais où étais-je ? Et qu’était cette
sinistre pénombre mauve que traversaient les longs faisceaux de ce phare de malheur
aux reflets noirs et rouges ? » ( 41)
Un fax transforme la pénombre de la chambre en « une clarté bleutée, d’aquarium,
silencieuse et inquiétante » (34) et vient interrompre la scène d’amour entre les protagonistes.
Lorsque ceux-ci sont dans la rue, les voilà confrontés à une multitude de lumières artificielles
qui délimitent chacune un espace. Ainsi, lorsqu’ils entrent dans un magasin, les amants « […]
pass(ent) sans transition de la pénombre bleutée de la nuit à la violente clarté intemporelle
d’un plafonnier de néons blancs. » (74). La technologie ici, les sources artificielles de lumière
ailleurs ; ces éléments s’attribuent, non sans brutalité, une certaine exclusivité parmi les
visions du narrateur : ils ne cessent de déstabiliser la continuité qu’il voudrait voir s’instaurer
dans ses repères (la « clarté » est « intemporelle »), dans ses pensées, dans ses amours.
4
L’espace, le paysage ou les visions du narrateur, à cause de l’interaction des objets techniques
qui les « déchirent » renvoient au thème de la rupture qui ronge les protagonistes…
1.2. Monde naturel et monde technique
On constate que, dans son ensemble, le champ métaphorique et comparatif dans Faire
l’amour évoque des objets techniques. Les lumières de Tokyo vues de haut sont des « balises
aériennes » (17). L’événement censé renvoyer exclusivement à un phénomène naturel, le
tremblement de terre, qui survient après la description du métro est comparé au « grondement
d’un train invisible » (85). Ainsi le « Contempary Art Space » où la compagne du narrateur
expose ses créations est-il relié métaphoriquement aux nouvelles technologies alors qu’il
s’agit d’un lieu destiné à l’art : « La silhouette blanche et allongée du bâtiment apparaissait au
fond d’un parc, murs fuselés et plaques d’aluminium ondulées qui donnaient à l’édifice des
allures de hangar d’aéronautique ou de laboratoire de haute technologie. » (119)
Tout se passe comme si J.-P. Toussaint mettait en scène un monde où les références ne
pouvaient appartenir qu’à un univers où préside la technique. D’ailleurs, le discours objectif
apporté par l’un des Japonais décrit un tremblement de terre « qui avait occasionné des dégâts
dans Tokyo, des coupures d’électricité, des retards de train, des éboulements, des bris de
verre, des chutes de toitures et d’éléments de climatiseurs. » (114) Les dégâts affectent donc
la technologie régnante (climatiseurs ou trains…).
Selon Jean-Claude Lebrun dans L’Humanité, J.-P. Toussaint essaierait de « faire le
vide » : « C’est précisément ce vide que le narrateur de Faire l’amour ne cesse pareillement à
son tour de frôler et, d’une certaine façon aussi, de palper. Alors même que le monde alentour
paraît avoir atteint un niveau maximal de saturation. Que des voies de communication partout
couturent l’espace, que des entremêlements de construction s’étendent à l’infini sous le
regard, que des multitudes de signes et d’enseignes nuit et jour affichent leur présence. »3 Le
tremblement de terre qui a lieu dans Faire l’amour n’est autre qu’une force naturelle venant
bouleverser un monde saturé par la technique, le pendant de celui-ci.
Jean-Claude Lebrun dans L’Humanité écrit ainsi que « Jean-Philippe Toussaint n’en
finit pas de creuser, d’explorer ce qui se joue sous le matérialisme du monde ambiant. »4 On
peut aussi penser qu’il y a à l’œuvre dans le roman une tension entre ce monde technique et
un certain fantasme de retour à la nature. Ainsi assiste-t-on une scène de baignade dont J.-P.
3
4
Jean-Claude Lebrun, « Sur le vide » in L’Humanité, 17 octobre 2002
Jean-Claude Lebrun, ibid.
5
Toussaint dit qu’elle s’inspire des « philosophies orientales »5. Mais avant d’accéder à
l’espace de la piscine de l’hôtel qui sera celui d’une adhésion métaphysique au monde, un
espace de purification essentialiste et aquatique, le narrateur doit franchir « une double porte
vitrée […] surmontée […] d’une enseigne bleutée où l’on pouvait lire Health Club en lettres
de néons éteintes » (41). Le monde fait obstacle symboliquement à ce retour à la nature du
narrateur, ainsi « la porte résist(e) » (41). Il y a tension entre la métaphysique et la volonté du
narrateur de faire corps avec le monde et la description d’un monde technique qui résiste.
Comme le remarque d’ailleurs Maryse Fauvel, dans La Télévision, le personnage
semble faire preuve d’ une résistance face au monde qui l’entoure. Ainsi « Le personnage de
La Télévision essaye de résister au monde contemporain en reprenant possession de son corps
qui redevient un corps locomoteur (il nage, se promène en ville). »6 De la même manière,
lorsque le personnage de Faire l’amour atteint une forme d’ataraxie en nageant dans l’eau de
la piscine où il est comme « dans la nuit de l’univers » (51) ou lorsqu’il souhaite le « fameux
big one » (49), on peut penser qu’il y a un désir de retour à une forme du monde débarrassé
des entraves d’une saturation technique et un rêve de retour à l’essence. Le narrateur reprend
alors possession du corps même de l’univers, corps métaphorique s’il en est, ce que l’on voit à
travers des expressions comme « galaxies presque palpables » (51) ou alors une eau qui est
« comme une peau qui frissonne ». La scène de la baignade peut alors être lue comme un
fantasme de retour à la nature, le narrateur reprenant possession de son corps mais aussi de
celui du monde : « je faisais maintenant corps avec l’infini des pensées » (52), lit-on à la fin
de cette scène.
Le roman se construit ainsi sur un système de tensions non résolues entre un espace
saturé par la technique et la quête d’un espace vidé où un accès à l’Être est possible.
II. Un autre monde : les muations de l’espace
2.1. Transmutation de la réalité
Lorsque le narrateur regarde la ville du haut de son hôtel, la vision de Tokyo provoque un
délire métaphysique. On assiste à une transmutation de l’espace au fur et à mesure de la
description qui aboutit à une vision originelle du monde dans la quête essentialiste du
narrateur. Selon l’expression de Jean-Claude Lebrun, le narrateur « fait le vide » :
5
Rencontre entre Jean-Philippe Toussaint et Arnaud Moulhiac, op.cit.
Maryse Fauvel, « Narcissisme et esthétique de la disparition chez Jean-Philippe Toussaint » in Romanic
Review, vol. 89, n°4, Nov. 1998, p. 616
6
6
« Vue de haut pendant la nuit, la terre semble parfois retrouver quelque chose de sa
nature d’origine, davantage en accord avec l’état sauvage de l’univers primitif, proche
des planètes inhabitées, des comètes et des astres perdus dans l’infini des espaces
cosmiques, et c’était cette image que Tokyo donnait d’elle-même à présent derrière la
baie vitrée de la piscine, celle d’une ville endormie au cœur de l’univers, parsemée de
lumières mystérieuses, néons et réverbères, enseignes, éclairages des rues et des
artères, des ponts, voies ferrées, autoroutes métropolitaines et réseau d’avenues
surélevées enchevêtrées, miroitement de pierreries et bracelets de lumière piquetée,
guirlandes et lignes brisées de points lumineux dorés, souvent minuscules, stables et
scintillants, proches et lointains, signaux rouges des balises aériennes qui clignotaient
dans la nuit aux sommets des antennes et aux angles des toits. » (47)
On assiste ici à une compression de l’espace qui s’assimile à une vue d’avion. S’opère
par le biais du regard la substitution d’un espace technique à un espace naturel de manière
impressionniste.
Claude Pichois remarque que l’utilisation de la vitesse en littérature contribue à
modifier la vision du paysage. Grâce au train « Le paysage n’est plus constitué de points ou
de systèmes ponctuels : l’œil n’aperçoit que taches, […] raies, zébrures, chevelures, tresses.
Apparaît un monde nouveau aux yeux des écrivains. Un monde qui avoisine le surréel sans
toutefois se confondre avec lui. »7. Grâce à la hauteur et à cette vision comme par avion, le
monde saturé par la technique apparaît comme tellement déréalisé qu’il peut aboutir à une
vision d’un monde originel.
Dans Monsieur, s’opère une substitution inverse : s’élabore une compression de
l’espace qui aboutit à la mise en place d’un paysage technique, les lignes du métro :
« Monsieur resta longtemps ainsi à regarder le ciel et à mesure qu’il s’en pénétrait, ne
distinguant plus maintenant qu’un réseau de points et les lignes de constellation, le ciel
devint dans son esprit un gigantesque plan de métro illuminant la nuit. »( 93)
C’est que le monde technique est toujours considéré dans les romans de J.-P.
Toussaint comme un vaste réseau pouvant se substituer par le biais de l’imagination du
narrateur à un réseau naturel et harmonieux.
La description de la rue et des phares des voitures contribue dans le même ordre
d’idées à offrir l’image d’un monde déréalisé donc modifié, ce qui passe encore une fois par
la description des sources de lumière. Ainsi dans ce passage, le monde a-t-il « des allures
féeriques » et les lumières sont-elles « dramatiques » :
« Finalement, nous débouchâmes sur une grande artère déjà très animée, où, dans une
lumière de nuit à laquelle les chutes de neige donnaient des allures féeriques, les
voitures patinaient sur place dans le brouillard dans un ballet de phares et de feux de
7
Claude Pichois, Vitesse et vision du monde, Edition de la Baconnière, 1973, p. 28
7
position. […] A chaque coup de frein, les lunettes arrière des voitures s’allumaient en
jetant de dramatiques lueurs rouges alentour dans la nuit.» (77)
Et vu sous les lumières artificielles, le monde dans le passage qui suit apparaît
« fantomatique » et « lunaire » :
« Je m’engageai sur la droite dans un couloir très sombre, parsemé de veilleuses
éparses aux reflets blanchâtres, qui donnaient quelque chose de lunaire et de
fantomatique aux lieux » (43)
Si la technique en tant qu’elle forme un réseau parcourant le monde aboutit à le
transformer en le déréalisant, le narrateur semble utiliser de manière privilégiée dans les
romans de J.-P. Toussaint le train ou tous les moyens de communication qui, s’ils ne sont pas
des instruments techniques de la vision proprement dite, servent à percevoir par le biais de la
vitesse la réalité autrement et à en modifier le cours.
2.2. La vitesse comme agent de transformation de la réalité
Dans L’Appareil-photo, la photographie la plus révélatrice de la réalité serait celle d’un
être en fuite, du mouvement et de la fuite :
« C’était comme la photo de l’élan furieux que je portais en moi, et pourtant elle
témoignait déjà de l’impossibilité qui le suivrait, du naufrage de ses retombées. Car on
me verrait fuir sur la photo, je fuirais de toutes mes forces […] » (113)
Le but du narrateur est de trouver une forme dans laquelle s’incarne le mouvement.
Dans cette perspective, le voyage, à Venise dans La Salle de bain, à Londres dans L’Appareilphoto, à Kyoto dans Faire l’amour, constitue moins un oubli de soi qu’une expérience du
temps qui brouille et modifie la vision de la réalité. Dans Faire l’amour, il est question de la
« compression de l’espace et du temps qui donne le sentiment que c’est à l’écoulement du
temps qu’on assiste de la fenêtre des trains pendant que défile le paysage » (134). La vitesse
permet d’apporter un autre point de vue sur le mouvement parmi les expériences temporelles
du narrateur. Dans La Salle de bain, celui-ci part soudainement en voyage pour une raison
qui n’est pas explicitée. Ainsi est décrit son voyage en train :
« J’avais passé la nuit dans un compartiment de train, seul, la lumière éteinte. Immobile.
Sensible au mouvement, uniquement au mouvement, au mouvement extérieur,
manifeste, qui me déplaçait malgré mon immobilité, mais aussi au mouvement intérieur
de mon corps qui se détruisait, mouvement imperceptible auquel je commençais à vouer
une attention exclusive, qu’à toutes forces, je voulais fixer. » (31)
8
Claude Pichois remarque que « Dans ce lieu, la pensée n’est plus retenue, contenue par
les lisières de la vie et du cadre quotidiens. »8 Les voyages sont des échappées qui servent les
expériences scientifiques ou existentielles du narrateur. Ainsi la vitesse dans les romans de J.P. Toussaint sert-elle au narrateur de dispositif expérimental, ainsi s’associe-t-elle à la prise de
conscience du mouvement que permet l’enfermement dans ces espaces réduits que sont le carferry et le boeing de L’Appareil-photo, les trains de La Salle de bain et de Faire l’amour. En
effet, dans L’Appareil-photo, le voyage en car-ferry est l’occasion de percevoir la réalité
autrement. Les trains et leurs avatars sont des moyens d’avoir accès au temps que le narrateur
de La Salle de bain comme de Faire l’amour cherche à arrêter. Le narrateur sur le ponton du
bateau regarde la coque du ferry fendre l’eau : « […] ma vie allait de l’avant, oui, dans un
renouvellement constant d’écumes identiques. » (96) Dans L’Appareil-photo, le voyage en
ferry aboutit à la représentation de l’immobilité tant recherchée par le narrateur de La Salle de
bain : « L’endroit où je me trouvais s’était peu à peu dissipé de ma conscience et je fus un
instant idéalement nulle part, si ce n’est immobile dans mon esprit […] » (102)
Ainsi, le voyage, sous d’autres formes, reprend-il ici la fonction qui lui est
habituellement dévolue, une aventure, une expérience de l’inconnu…
Paul Virilio dans son Esthétique de la disparition établit clairement un rapprochement
entre conscience et mouvement : « Voir défiler un paysage par la portière du wagon ou de
l’auto, ou regarder l’écran de cinéma ou d’ordinateur comme on regarde par une portière, à
moins que le wagon ou la carlingue ne devienne à son tour salle de projection… chemin de
fer, auto, jet, téléphone, télévision… notre vie toute entière passe par les prothèses de voyages
accélérés dont nous ne sommes même plus conscients... »9.
Si les romans de J.-P. Toussaint utilisent ces « prothèses de voyages accélérés », ces
artefacts technologiques qui permettent la visualisation d’un univers en mouvement, il n’est
pas exagéré de penser que la technique puisse se mettre au service de l’écriture…
III. Des techniques stylistiques ?
3. 1. Instrumentalisation stylistique de l’objet technique
La scène fondamentale de Faire l’amour qui est peut-être celle vers laquelle tout
converge, s’organise autour d’un écran de télévision. Le narrateur est dans la salle de contrôle
d’un musée d’art contemporain alors que Marie avec qui il vient de rompre en traverse les
8
9
Claude Pichois, op. cit., p. 63
Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Le livre de poche, 1980, p. 67
9
salles : l’écran prend la fonction d’un révélateur, il creuse de manière symbolique l’espace
mental entre les protagonistes et se fait ainsi instrument de la fiction.
« J’étais entré dans la pièce et je m’étais approché de l’écran, tout près, les yeux à
quelques centimètres de sa brillance électronique, et je la vis lever les yeux vers moi pour
adresser un regard neutre en direction de la caméra de surveillance, nos regards se
croisèrent un instant, elle ne le savait pas, elle ne m’avait pas vu - et c’était comme si je
venais de prendre conscience que nous avions rompu. » (p. 126)
La rupture des protagonistes, thème primordial du roman, passe par la figuration d’une
médiatisation : l’écran de télévision qui sert alors à l’objectiver.
L’objet technique est ici au service de la fiction, au même titre que les vitres et
l’espace protégé que l’on peut trouver dans La Salle de bain derrière lesquels le narrateur du
roman regarde le monde. Il permet une vision seconde de la réalité.
Notons d’ailleurs que les romans de Jean-Philippe Toussaint exploitent ces
instruments de la médiatisation : les photographies dans L’Appareil-photo, la référence à
l’autoportrait de Robert Mapplethorpe dans Faire l’amour, la radiographie que tient le
narrateur de La Salle de bain servent à chaque fois de révélateurs de la réalité.
Dans L’Appareil-photo, le narrateur vole un appareil, cette action prend une
importance primordiale puisque l’appareil-photo est l’instrument qui lui permet une
confrontation directe avec la réalité. Le narrateur découvre grâce à ces photos une « réalité
brute et presque obscène » (120).
3. 2. Cadrer l’écriture
Selon Jacques-Pierre Amette, « Toussaint écrit avec une caméra numérique. Il
engourdit les sentiments, enregistre les reflets d’une piscine, détimbre les voix, décompose en
instantanés le passage d’un express. Il absorbe la lumière d’un visage, il donne à un sourire un
graphisme oriental […] La réalité n’est qu’une image Sony. »10.. Fabrice Gabriel dans Les
Inrockuptibles déclare ainsi que « Dans Faire l’amour, il y a beaucoup de ciels et de brumes
photographiques, de faux instantanés très travaillés […] »11
S’offrent en effet des cadrages d’une réalité en mouvement, d’une réalité floue car
pleine d’interférences lumineuses. Ainsi « dans la pénombre du taxi […] que traversaient les
ombres fuyantes des quais de la Seine et les reflets jaunes et blancs des phares des voitures
que nous croisions. » (12).
10
11
Jacques-Pierre Amette, « Vertige de l’amour », Le Point, 6 septembre 2002, n°1564, p. 148
Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles, 11 septembre 2002
10
J.-P. Toussaint confie d’ailleurs aux Inrockuptibles : « Je passai un temps fou à mettre
les scènes en place, à faire la lumière, comme on dit sur un tournage.[…] »12. Il faudrait
prendre au mot cette déclaration. On voit ainsi dans le passage qui suit l’importance accordée
aux sources de lumière qui partagent l’espace :
« Derrière la fenêtre de la chambre, les néons continuaient de déchirer la nuit en de
longues lueurs rougeâtres intermittentes, qui pénétraient la pièce et venaient se mêler à
la pâle lumière dorée de la lampe de chevet. » (27)
On retrouve dans la description de la chambre d’hôtel tout au long de la première
partie du roman ce type d’écriture qui vise à la décomposition des lumières semblables à des
projecteurs cinématographiques :
« Je n’avais pas allumé la lumière en entrant dans la pièce, et deux sources de clarté
contradictoires venaient se disputer la relative obscurité des lieux, la lueur bleutée de
l’écran du téléviseur qui brillait toujours dans la chambre contiguë où j’entendais
Marie sangloter doucement dans les draps, et la fine raie dorée de la veilleuse au sol de
la penderie qui s’était allumée automatiquement sur mon passage dans le couloir. »
(37)
Le regard qui est jeté sur le monde l’est comme avec une caméra qui se substitue au
regard du narrateur. Ainsi « Tokyo apparut d’un coup devant moi dans la nuit, comme un
décor de théâtre factice d’ombres et de points lumineux tremblotants derrière les baies vitrées
de la piscine. » (45) Les points lumineux s’assimilent aux pixels de l’image filmée qui
décomposent le monde pour le recomposer au regard. Ainsi décrit, le monde apparaît souvent
privé de continuité.
On assiste aussi à une décomposition des sources lumineuses qui aboutissent à établir
comme dans la technique cinématographique du travelling une continuité entre les sources
extérieures de lumière et le visage de Marie. Cette décomposition aboutit à une composition
artistique, juste une image entièrement réecrite :
« En contrebas, à quelques mètres de la fenêtre, apparaissait l’ombre d’un toit plat, en
terrasse, recouvert de hautes rampes de néons verticaux qui clignotaient
imperturbablement de la nuit comme des balises aériennes, avec des reflets
intermittents et dilatés, rougeoyants, noirs et mauves, qui pénétraient dans la chambre
et recouvraient les murs d’un halo de clarté rouge indécise qui faisait briller sur le
visage de Marie de pures larmes infrarouges, translucides et abstraites. » (18-19)
Comme le note Michèle Gazier dans Télérama, « [...] dans ce roman de la rupture, de
la perte de l’autre et de la perte de soi, tout est image. On voit le grand manteau noir du
12
Fabrice Gabriel, ibid.
11
narrateur, la robe folle de Marie, la buée sur les vitres de la piscine où l’homme s’est réfugié,
la neige dans les rues encombrées de Tokyo aux premières lueurs de l’aube… »13
Si tout est image, l’image réecrite n’a peut-être jamais été aussi technique… Maryse
Fauvel note également que dans La Télévision, le monde « [...] baigné de lumière est perçu
comme une image, une série d’images : il est cinémorphique »14. Il faudrait également lire
Faire l’amour comme une succession d’images et de visions… Tout au long du roman, la
réalité semble filtrée par l’œil de la caméra, se faisant de plus en plus lointaine.
Conclusion
Le texte ne se prive pas d’imaginer des images, floutant des plans, confondant les
lumières : un monde déréalisé voit ainsi le jour, filtré, cinématographique…
Et peu à peu, s’écrivent des plans plus que ne se décrivent des scènes. C’est que l’écriture
technique du cinéma interfère peu à peu avec celle du roman lui empruntant sa capacité à faire
la lumière sur la réalité.
13
14
Michèle Gazier, Télérama, 18 septembre 2002
Maryse Fauvel, op.cit., p. 612
12
Bibliographie
Œuvres de J.-P. Toussaint
La Salle de bain, Paris : Minuit, 1985
Monsieur, Paris : Minuit, 1986
L’Appareil-photo, Paris : Minuit, 1988
La Réticence, Paris : Minuit, 1991
La Télévision, Paris : Minuit, collection « double », 1997
Autoportrait (A l’étranger), Paris : Minuit, 2000
Faire l’amour, Paris : Minuit, 2002
Sur l’œuvre de J-P. Toussaint
AMETTE Jacques-Pierre, « Vertige de l’amour », Le Point, 6 septembre 2002, n°1564 (p.
108)
BELLOUR Raymond, « La pensée-photo », Magazine littéraire, n°262, février 1989 (p. 6061)
CHATOT Christiane, « Fatiguer la réalité », Rapports. Het franse Boek, vol.LIX, n°4, 1989
(p.152-158)
FAUVEL Maryse, « Narcissisme et esthétique de la disparition chez Jean-Philippe
Toussaint », Romanic Review, vol.89, n°4, novembre 1998 (p. 609-620)
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