Correction commentaire bac blanc

Transcription

Correction commentaire bac blanc
Commentaire portant sur un extrait d’Antigone (sujet donné en bac blanc)
Document :
Créon, roi de Thèbes, va devoir mettre à mort sa nièce Antigone parce qu’elle a enfreint la loi
en essayant d’enterrer son frère Polynice, traître à l’État. Créon, après avoir tenté de la dissuader, lui justifie sa décision par les contraintes du métier de roi.
CRÉON, sourdement1
Eh bien oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines. Et je ne le voudrais pas.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n’auriez pas voulu non
plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ?
CRÉON
Je te l’ai dit.
ANTIGONE
Et vous l’avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et
c’est cela, être roi !
CRÉON
Oui, c’est cela.
ANTIGONE
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont
faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRÉON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c’est assez
payé pour que l’ordre règne dans Thèbes. Mon fils t’aime. Ne m’oblige pas à payer avec toi
encore. J’ai assez payé.
ANTIGONE
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !
CRÉON, la secoue soudain, hors de lui
Mais bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J’ai bien essayé de
te comprendre, moi. Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en ait
qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballote2. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à
piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien
que pour eux, avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât
craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes
ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites
affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou
1
2
D’une voix étouffée.
Remue, s’agite.
« non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour et si on pourra encore être
un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule
un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans le tas ! Cela n’a pas de nom.
C’est comme la vague qui vient de s’abattre sur le point devant vous ; le vent qui vous gifle,
et la chose qui tombe dans le groupe n’a pas de nom. C’était peut-être celui qui t’avait donné
du feu en souriant la veille. Il n’a plus de nom. Et toi non plus, tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?
Jean Anouilh, Antigone, 1944.
Commentaire rédigé (l’extrait à commenter commence à « CRÉON, la secoue soudain… » jusqu’à la fin du passage)
De nombreux dramaturges du XXe siècle reprennent des sujets antiques pour thème
central de leur théâtre. On peut penser à Sartre, avec Les Mouches, Giraudoux, avec La guerre
de Troie n’aura pas lieu ou Anouilh, avec Antigone. Pourtant, le choix de ces sujets antiques
n’empêche pas le traitement de problèmes très actuels. Ainsi, les enjeux d’Antigone, à savoir
la révolte contre un pouvoir arbitraire et la difficulté de l’exercice du pouvoir, sont-ils très
modernes.
Dans le passage à étudier, Créon, roi de Thèbes, s’oppose à sa nièce, Antigone parce
que celle-ci veut enterrer son frère Polynice, ce que refuse Créon. Il essaie de raisonner Antigone et tente de lui expliquer pourquoi il lui est absolument impossible d’accepter que Polynice reçoive une sépulture, justifiant son attitude par les contraintes que lui impose le pouvoir.
Après un vif échange entre les deux personnages, Créon se lance dans une grande tirade sur le
pouvoir et ses contraintes, espérant par ce moyen persuader Antigone.
Quels sont les arguments et les procédés utilisés par Créon pour persuader Antigone
de renoncer à son projet ?
Nous étudierons en premier lieu les images employées par Créon pour parler de l’État,
et nous en interrogerons l’efficacité ; puis, nous analyserons les procédés de la persuasion
dans cette tirade.
Nous étudierons comment l’Etat est évoqué sous forme d’image dans ce passage et
quel effet cette évocation cherche à produire sur Antigone.
L’image en question commence à apparaître à partir des lignes 15-16 lorsque Créon dit
qu’il « faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque ». On comprend que l’Etat est représenté comme un bateau en mer, avec toutes les difficultés et tous les dangers qui accompagnent cette sorte de navigation : ces dangers peuvent venir de l’extérieur mais également de
l’intérieur. Le danger extérieur qui est évoqué est celui de la tempête qui menace de faire couler le bateau : « cela prend l’eau de toutes parts […] et le mât craque, et le vent siffle, et les
voiles vont se déchirer » (lignes 16 et 19-20) ; ces dangers extérieurs qui menacent le bateau
font alors référence aux dangers extérieurs qui menacent un Etat, comme les invasions, les
pillages… (n’oublions pas que la pièce de théâtre est censée se dérouler pendant l’Antiquité).
Cette tempête sera de nouveau évoquée à la fin du passage, sous la forme de « la montagne
d’eau » (ligne 24) devant laquelle « on redresse » ou de « la vague qui vient de s’abattre sur le
pont » ; enfin, le mot « tempête » apparaît lui-même à la ligne 28. L’image du bateau a fonctionné pour représenter un premier aspect de l’Etat : les dangers extérieurs qui menacent de le
faire s’effondrer.
Les paroles de Créon contiennent également des références claires aux dangers intérieurs à tout Etat : la rébellion, l’égoïsme et l’individualisme des citoyens. En ce qui concerne
le bateau, on retrouve alors les expressions suivantes : « l’équipage ne veut plus rien faire »,
« les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour
eux », « toutes ces brutes […] ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires » (lignes 17 à 21). On comprend que le roi est alors logiquement le capitaine, qui
veille sur le bateau, contre tous ces dangers.
C’est justement par rapport à la position du capitaine que Créon veut produire un effet
sur Antigone. On constate que les dangers, aussi bien extérieurs qu’intérieurs, sont évoqués
avec des termes forts : une hyperbole qui souligne la menace de l’eau avec l’expression « de
toutes parts » ; des expressions violentes qui font sentir que le bateau peut disparaître à tout
moment : « craque », « siffle », « se déchirer » ; une description menaçante de la tempête,
sous la forme d’une « montagne d’eau », image d’un danger énorme et d’une vague qui vient
de « s’abattre », autre terme fort. Cette évocation sert à montrer à quel point le rôle du capitaine est difficile, et la nécessité qui est la sienne d’agir, sans tenir compte des amitiés individuelles, pour sauver l’Etat.
Lorsqu’on regarde les mots qui décrivent le danger qui vient de l’équipage, on constate la même brutalité dans les expressions : des hyperboles avec « ne veut plus rien faire » ou
« rien que pour eux » et « toutes ces brutes » qui soulignent les difficultés du roi, confronté à
beaucoup d’obstacles ; des expressions péjoratives qui évoquent l’égoïsme des citoyens avec
le mot « peau » et les « petites affaires ». Créon veut faire comprendre à Antigone que les
dangers sont nombreux et que beaucoup d’énergies s’opposent à la bonne marche du bateau.
Nous nous demanderons maintenant comment Créon essaie de persuader Antigone.
La persuasion est une forme d’argumentation qui agit sur les sentiments de
l’interlocuteur : ses attentes, ses craintes, contrairement à d’autres formes d’argumentation qui
se situent plus dans le domaine de la logique. La didascalie initiale, ligne 14, montre comment
Créon essaie de persuader Antigone avec une certaine force, d’abord physique, puis verbale :
« la secoue soudain, hors de lui » fait comprendre que face à la résistance d’Antigone, Créon
utilise maintenant des moyens plus forts. L’indication « hors de lui » souligne la force des
paroles qui suivront.
En effet, quand on regarde la ligne 14, on retrouve le ton véhément de Créon grâce à la
ponctuation : « Mais bon Dieu ! Essaie […] petite idiote ! ». Les points d’exclamation et le
juron « bon Dieu », mais aussi l’expression « petite idiote » montrent que Créon parle dans le
but de briser la résistance d’Antigone, en lui faisant peur pour qu’elle cède. Les mots « petite
idiote » rabaissent Antigone, font d’elle une enfant face au roi, ce qui peut l’intimider. La dernière phrase du passage va dans le même sens : « Est-ce que tu le comprends, cela ? » puisque
Antigone est présentée comme une enfant trop jeune encore pour comprendre les vrais enjeux
importants.
De la même manière, Créon décrit la situation de l’Etat comme s’il y avait danger
d’une catastrophe : « c’est plein de crimes, de bêtise, de misère », « cela prend l’eau de toutes
parts » (ligne 16). L’évocation imagée de l’Etat, livré à une tempête et menacé de l’intérieur
par les citoyens renforce cette idée d’une catastrophe, devant laquelle il faut réagir. Créon se
décrit lui-même comme étant le seul ou un des seuls à prendre ses responsabilités : « Il faut
pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. » La
répétition « Il faut pourtant » renforce le caractère urgent et nécessaire de son action ; difficile
pour Antigone ensuite de le critiquer, puisqu’il se positionne en tant que protecteur responsable.
Créon tente également de persuader Antigone en lui montrant qu’être roi n’est pas
toujours un rôle agréable et qu’il faut prendre des décisions cruelles. Cela fait référence à la
situation d’Antigone, menacée d’une peine de mort parce qu’elle n’a pas respecté la loi. Ici
s’opposent intérêt individuel et intérêt de la collectivité, de l’Etat. Créon critique les préoccupations trop personnelles, qui n’ont plus beaucoup de valeur quand l’Etat est menacé :
« Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non »,
de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour et si on pourra encore être un
homme après ? » (lignes 21 à 23). « Faire le raffiné » critique ceux qui ne pensent qu’à leurs
préoccupations personnelles devant le « gros » danger qui menace l’Etat ; les autres questions
(« si on pourra encore être un homme après », entre autres) ridiculisent l’hésitation de ceux
qui ne voient pas la nécessité d’agir. Créon s’en prend ici directement à Antigone, qui a agi
parce qu’elle ne peut pas s’écarter de ses sentiments.
Enfin, Créon décrit avec force comment le métier de roi demande des décisions à un
autre niveau que le niveau individuel : « on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans
le tas ! Cela n’a pas de nom. », « la chose qui tombe dans le groupe n’a pas de nom » et « Il
n’a plus de nom. Et toi non plus, tu n’as plus de nom […] Il n’y a plus que le bateau qui ait un
nom et la tempête » sont des exemples de ce changement de niveau. Quand il s’agit de sauver
l’Etat, on ne peut plus s’arrêter sur un nom ou une amitié personnelle ; la répétition « plus de
nom » montre le côté inhumain, en apparence, du rôle du roi.
Nous avons montré que l’Etat est ici présenté sous forme d’un bateau, face aux dangers qui le menacent. La tempête, l’équipage et le capitaine sont autant d’éléments qui renvoient à l’Etat, aux dangers qui le menacent et aux personnes qui le composent. Par cette
image, Créon veut faire sentir l’urgence d’agir puisque les dangers sont nombreux.
Créon essaie de persuader Antigone en présentant la situation comme une situation de
crise, en lui faisant comprendre qu’elle n’est pas assez mûre pour bien réagir et en insistant
sur l’impossibilité de poursuivre des intérêts trop personnels quand l’enjeu est d’un autre ordre, celui de tout un Etat.
On retrouve la notion de sacrifice (pour le roi) dans les Caractères de La Bruyère : le
chapitre « Du souverain » présente le bon roi comme un berger qui ne pense pas à son intérêt
personnel mais au bien-être et à la protection des brebis ; ce texte illustre donc, tout comme
l’extrait d’Antigone, les aspects difficiles de la fonction du souverain.