représentation du buhonero dans la telenovela contextualisée

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représentation du buhonero dans la telenovela contextualisée
L'INFORMALITÉ À L'ÉCRAN : REPRÉSENTATION DU BUHONERO
DANS LA TELENOVELA CONTEXTUALISÉE
Clémence STRÉDEL
Doctorante en lettres et civilisation hispaniques
Etudes Culturelles IRIEC, Université Toulouse 2
[email protected]
Résumé
Dans le cadre d’une réflexion interdisciplinaire sur la construction du politique, nous nous
proposons après avoir exposé le contexte de diffusion de la telenovela, d'analyser la
représentation des informalités que cette dernière met en scène, afin d'envisager quels peuvent
être les enjeux sociaux et politiques des imaginaires de l'informalité dans le Venezuela
contemporain.
Resumen
En el marco de esta reflexión interdisciplinaria acerca de la construcción de lo político,
queremos, después de haber expuesto el contexto de difusión de la telenovela, analizar las
representaciones de la informalidad que ésta coloca en escena, con el fin de percibir cuáles son
las implicaciones sociales y políticas de los imaginarios de la informalidad en la Venezuela
contemporánea.
Abstract
Having explained the context of the broadcasting of the telenovela contextualizada, and relying
on an interdisciplinary analysis of the construction of politics, I intend to examine the
representation of the informalities the telenovela presents, in order to assess the potential social
and political issues of the representation of informalities in contemporary Venezuela.
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Introduction
La télévision s'impose comme un outil prédominant de la construction du politique dans l'histoire
du Venezuela contemporain. C'est par celle-ci que l'actuel Président de la République a accédé à
la notoriété. Les médias peuvent être définis comme des espaces de construction de messages
chargés de valeurs sociales et politiques. La diffusion de ces messages devient massive quand ils
sont transmis par le produit audiovisuel le plus répandu de l'Amérique du Sud : la telenovela. Ces
contes de fées télévisés se caractérisent par les structures dichotomiques qu'ils mettent en scène,
sans proposer généralement de questionnement face aux inégalités illustrées. Qu'elles soient de
genre, de race, de classe, les inégalités ont longtemps été mises en images dans la telenovela
traditionnelle sans appeler à une prise de distance, sans susciter un positionnement critique.
Cependant, au début des années 90, apparaissait sur les écrans de la télévision vénézuelienne
« Por Estas Calles », la première telenovela contextualisée qui proposait une position critique en
lien avec l'actualité du pays; il s'agissait d'un produit audiovisuel qui se servait du cadre narratif
du feuilleton pour inviter à la réflexion sur la situation politique, qui s'appuyait sur la culture de
masse pour critiquer voire pour dénoncer les inégalités qui affectaient le Venezuela d'alors.
Ce phénomène semble être en lien avec le changement de la représentation que les vénézuéliens
se faisaient d'eux mêmes; en effet, suite à la médiatisation du Caracazo (Tablante, 2006), ils ont
commencé à se penser comme un pays d'inégalités, loin de l'idée de la « Venezuela Saudita »1des
années 70. Le concept d'inégalité commence alors à être questionné. Ce changement de
représentation est notamment passé par la mise à l'écran d'un personnage jusque là nié dans
l'imaginaire collectif : le buhonero, vendeur informel des rues. Comment a surgi ce changement
de représentation? Quel visage la culture de masse donne-t-elle aux inégalités, aux informalités, à
l'économie informelle ? Considérant que les représentations sociales jouent un rôle constructif
dans l'interprétation du monde, dans l'échange communicatif, dans l'élaboration du politique,
quels sont les enjeux sociaux et politiques d'une telle production de messages? Dans le cadre de
cette réflexion interdisciplinaire sur la construction du politique, nous nous proposons donc, après
avoir exposé la genèse et les caractéristiques de la telenovela contextualisée, d'analyser la
représentation des informalités que cette dernière met en scène, afin d'envisager quels peuvent
être les enjeux sociaux et politiques des imaginaires de l'informalité dans le Venezuela
contemporain.
Genèse et caractéristiques de la telenovela contextualisée
C'est à travers leur écran de télévision que les vénézueliens ont pris connaissance de ce qui se
passait dans le pays les 27 et 28 février 1989 : el Sacudón aussi appelé Caracazo était une révolte
sociale en réaction à des mesures économiques qui affectaient principalement les couches
populaires. Les images très violentes de personnes pillant les magasins sont apparues sur les
écrans et ont soudainement rompu l'idée d'un pays prospère. Le Caracazo représente un point de
rupture, une manifestation que les médias ont massivement diffusé : « Este fenómeno ayudó a
socavar la creencia ciudadana de que Venezuela era un país rico y a definir causas y retóricas
políticas que han ido transformando en contenido simbólico y en insumo de representaciones
sociales. En suma, la politización de la pobreza ha sido simultánea a su mediatización. »
(Tablante, 2006 : 122).
1
Expression employée pour faire référence à l'époque faste où le pays producteur de pétrole semblait avoir une
économie prospère.
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C'est dans ce contexte de médiatisation de la pauvreté que la chaîne RCTV lance « Por Estas
Calles ». Ecrite par Ibsen Martinez, elle devient un phénomène pour l'industrie audiovisuelle :
diffusée entre 1992 et 19942, elle parvient à maintenir une audience proche des 70% (Cabrujas,
2002). Nous allons, à travers les caractéristiques de ce que nous appelons la telenovela
contextualisée, envisager les raisons d'un tel succès. La principale caractéristique de la
telenovela contextualisée est de faire référence à un contexte précis; contrairement à la version
traditionnelle qui renvoie au « il était une fois, dans un endroit fort fort lointain », la telenovela
contextualisée s'inscrit dans un « ici et maintenant » auquel elle se réfère en permanence à travers
les déictiques3 visuels, textuels, sonores. Cet ancrage offre un mode de représentation qui se veut
de plus en plus réaliste, de plus en plus proche du quotidien des téléspectateurs. Avec une histoire
d'amour en toile de fond, le scénario met en scène des personnages qui sont des référents
explicites de la classe politique de l'époque, il intègre de claires allusions à l'actualité du pays.
L'histoire d'amour est reléguée au plan secondaire, la chronique de la situation du pays devenant
la trame principale. Profondément urbaine, la telenovela contextualisée montre un visage du
Venezuela jusque là occulté par les médias : la pauvreté. La caméra est montée dans les quartiers
populaires, utilisant comme décor la partie informelle de la ville : les « barrios »; elle a montré
des protagonistes de couleur, elle a mis en scène la corruption ambiante. Alors que à Caracas tout
se passe comme si les barrios n'existaient pas vraiment pour les caraqueños (Baby-Collin, 2000),
alors que l'on constate une véritable séparation visuelle entre la ville formelle et ses quartiers
populaires, « Por Estas Calles » décide de montrer cet aspect de la ville jusqu'alors occulté. La
contextualisation passe aussi par une représentation de la ville dans ses différents aspects.
(Strédel, 2006). Dix ans après, la télévision vénézuélienne allait à nouveau diffuser des
telenovelas qui reprenaient les mêmes caractéristiques formelles que « Por Estas Calles », mais
dans le contexte des années 2000. C'est le Venezuela de Chávez qui est alors mis à l'écran; plus
précisément l'époque où la polarisation politique atteignait des sommets entre partisans et
opposants au gouvernement : 20032004. Il s'agit en effet la période qui précède et qui suit le
referendum révocatoire convoqué par l'opposition dans le but d'obtenir la destitution
constitutionnelle du Président Chávez, et que ce dernier à gagné le 15/08/2004. C'est ainsi que les
téléspectateurs vénézueliens allaient voir sur leurs écrans deux telenovelas contextualisées
fortement politisées : l'une pro-gouvernementale « Amores de Barrio Adentro » (ABA) était
écrite par Rodolfo Santana diffusée en 2004 par la chaîne d'Etat Venezolana de Televisión; l'autre
dans l'opposition « Cosita Rica » (CR) était diffusée par la chaîne privée Venevisión en 20032004 et écrite par Leonardo Padrón. Bien que politiquement opposées, ces deux productions
audiovisuelles nous apparaissent dans la lignée narrative de « Por Estas Calles », dans la mesure
où elles se réfèrent explicitement au contexte politique du Venezuela des années 2000. Il semble
alors pertinent à présent d'analyser les représentations que ces telenovelas proposent de
l'informalité.
Les visages de l'informalité dans la telenovela contextualisée
Dans son ouvrage L'économie informelle dans le tiers-monde, Bruno Lautier signale une
périodisation du phénomène : jusqu'en 1985 elle était perçue comme le lieu de développement de
stratégies de survie; à partir de 1986 elle devient la solution aux problèmes sociaux. On constate
2
Les telenovelas durent en général 120 épisodes, soit environ cinq ou six mois.
Ainsi dès le titre « Por Estas Calles », semble nous indiquer que l'écran nous emmène por estas calles de la
Venezuela de hoy donde ocurren estas cosas.
3
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un certain lien avec le changement de représentation que nous évoquions précédemment; les
années 90 voient s'accroître la médiatisation de la pauvreté, en parallèle la perception de
l'économie informelle devient plus positive; elle s'affiche comme une solution possible, mettant
en exergue la créativité des classes populaires, s'affichant comme un modèle de développement
alternatif (Lautier, 1994). Elle est clairement associée à la « débrouillardise », au « système D »
que les individus mettent en oeuvre pour s'en sortir. Mais, si elles restent à une échelle
individuelle, les ruses déployées tendent généralement à renforcer le caractère inégalitaire des
rapports sociaux, le plus débrouillard profitant rapidement de ses congénères (Idem). L'auteur
remarque également l'importance du rapport à la loi; en effet l'économie informelle, comme ses
nombreuses appellations le laissent entendre (non officielle, non déclarée, clandestine...), se
caractérise par le fait qu'elle sort du cadre officiel, légal, régulé; avant d'être un concept théorique
économique, l'informalité est le revers d'une formalité, d'une « légalité » (Gauvin, 2006 : 104).
Ainsi la question de la frontière entre l'informalité et la criminalité se pose en fonction du critère
de légalité pris en considération. Dans les nuances entre une activité illicite, délictueuse ou
criminelle, où situer l'informalité? Envisageons à présent le traitement qui en est proposé dans
notre corpus d'étude. La telenovela contextualisée, bien qu'elle la relègue au second plan, raconte
quand même une histoire d'amour. Il est intéressant de noter que dans CR, le scénariste choisit
précisément le cadre de l'économie informelle pour provoquer la rencontre entre les protagonistes
(IMAGE 1). Alors qu'il est l'héritier de la plus grande entreprise de cosmétiques du pays, et
qu'elle vend des parfums bon marché dans la rue, elle parvient à le convaincre d'en acheter un,
qu'il finit évidemment par lui offrir! L'informalité est alors présentée comme cette interface où se
rencontrent les fruits d'un monde inégalitaire que rien ne devrait plus séparer. La facture
mélodramatique s'im pose avec une scène qui est d'autant plus déréalisée qu'elle s'accompagne
d'effets spéciaux : flou dans l'arrière-plan, ralenti, mouvement circulaire de la caméra qui les
encercle, le tout accompagné d'une musique douce.
IMAGE 1 CR 1 min 32
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Dès l'épisode suivant c'est le recours à l'informalité pour survivre qui est mis en scène, avec un
regard condamnatoire. Une mère voyant son jeune fils vendre des aliments sur l'autoroute, lui
exige de retourner à l'école; lorsqu'il lui rétorque qu'il voulait l'aider, elle lui explique que ce n'est
pas la solution. Ce sera quand même l'option que choisira Cacique, le buhonero le plus célèbre de
CR, qui a recours à l'économie informelle pour subvenir aux besoins du foyer, en attendant des
jours meilleurs où il pourra reprendre des études. Ainsi dans de nombreuses scènes en extérieur il
apparaît vendant toutes sortes de biens sur l'autoroute (IMAGE 2).
IMAGE 2 CR 18.3 min 2
Là encore le recours à un certaine représentation réaliste tourne au mélodrame irréaliste lorsqu'à
la fin de la telenovela, pour sauver sa belle qui a besoin d'une transfusion sanguine de O négatif,
Cacique cherche (et trouve!) des donneurs sur son lieu de travail : l'autoroute (IMAGE 3).
L'informalité plus qu'un moyen de survie devient ce qui sauve des vies!
IMAGE 3 CR 51.1 min 20
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Le rapport à la légalité est posé lorsque cherchant du travail, un des personnages, Patria Mía
(dont le nom évocateur lui confère le rôle d'incarnation du pays) envisage de devenir buhonera
(IMAGE 4). Elle refuse d'occuper un point de vente téléphonique lorsqu'elle comprend que cela
implique de vandaliser les services publics, les cabines téléphoniques qui font concurrence. Elle
se heurte également au système mafieux en place, dans lequel certains doivent payer un droit de
vente à ceux qui se sont arbitrairement attribué le rôle de gérants de la rue.
IMAGE 4 CR 27.3 min 15
Enfin dans ce contexte de forte polarisation politique, l'actualité de l'époque était marquée par les
nombreuses manifestations qui étaient convoquées par les partisans et par les opposants au
gouvernement. Là encore, la grande créativité des buhoneros était mise en avant, en élaborant des
kits du bon manifestant pour chaque camp. El mocho Ni-ni est un autre des buhoneros célèbres
de CR; il incarne cette partie de la population qui ne se revendique ni chaviste ni opposant,
excédé par la polarisation politique, mais qui décide quand même d'en tirer parti. Ainsi apparaît-il
vendant des drapeaux vénézuéliens, affirmant qu'ils sont à la mode et servent pour tout; il pousse
alors le patriotisme jusqu'à son paroxysme mercantiliste.
C'est un phénomène semblable que l'on observe dans ABA avec le fondateur de « Producciones
Popo ». Ancien voleur marginal, il a une révélation et se lance dans les affaires pour tirer profit
de la polarisation politique que connaît le pays : il commercialise tout d'abord un enregistrement
de cacerolazos44 (IMAGE 5), qui lui permet de réaliser rapidement des bénéfices; il les réinvestit
pour lancer une gamme de tee-shirt pro-chaviste et une anti-chaviste, qu'il vend pendant les
manifestations de chaque camp. Il en arrive même à élaborer un kit pour se protéger contre les
bombes lacrymogènes! Toutes ces scènes sont marquées par des dialogues dans lesquels Popo
énonce les principes économiques qui le font avancer; c'est le champ lexical de l'économie de
marché qui domine dans ses propos : « Un empresario serio no gasta sus ganancias; las invierte.
4
Nom donné au bruit que les manifestants font en tapant sur des casseroles pour faire entendre leur désaccord.
42
(…) Esa es una cuestión de mercadeo; estamos vendiendo una imagen. (…) Eso afecta al
marketing. » . Lorsque ses amis lui objectent les problèmes de principes qu'implique le fait de
privilégier l'économie à l'idéologie, il rétorque : « El principio de un empresario es engordar el
billete ». Ceci nous amène à nous interroger sur les implications d'une telle construction
discursive. Quels sont les enjeux d'une telle représentation du buhonero?
IMAGE 5 ABA 8 min 19
Enjeux d'une telle représentation
Les réflexions de Lautier montraient l'informalité soit comme un moyen de survie, soit comme
une solution aux problèmes de développement qui propose un modèle économique alternatif. Il
semble cohérent que dans notre corpus d'étude ce soit la telenovela ABA, pro-chaviste qui mette
en scène cette deuxième alternative, la plus laudative. Ce serait là un écho à la politique
permissive que le gouvernement a mené envers les buhoneros, les autorisant dans un premier
temps à occuper l'espace public, et depuis 2005 les relogeant dans des centres commerciaux
construits spécialement pour eux. C'est en effet ce que les téléspectateurs ont reçu comme
message dans un premier temps : la solidarité du voisinage qui participe à l'enregistrement du
cacerolazo, l'argent que certains prêtent à Popo sans lui demander d'intérêts dessinent un paysage
d'entraide qui permet de s'en sortir, suggèrent la possible mise en place de modèles économiques
différents, qui s'appuient sur des principes d'entraide. Il est pourtant paradoxal que la montée
spectaculaire du personnage de Popo grâce à l'économie informelle l'amène jusqu'à une attitude
d'entrepreneur libéral. Cette représentation du buhonero perd alors toute sa valeur idéologique, en
privilégiant le profit économique; elle n'incarne aucunement la mise en avant d'un modèle
économique alternatif, puisqu'elle reprend les principes libéraux, ceux-là même que le
gouvernement critique.
La représentation que propose CR est, quant à elle, soit complètement détachée de la réalité, soit
ouvertement condamnatoire envers un système D qui n'offre pas de solutions à long terme. En
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effet, dans les premiers exemples que nous avons relevés l'informalité était présentée comme un
arrière plan qui servait au développement de la trame mélodramatique. Ainsi l'interface qui
permet la rencontre entre les riches et les pauvres est sublimée pour donner lieu à la rencontre
amoureuse, à l'union suprême, niant toute différence, annulant toute inégalité; l'informalité est
utilisée comme prétexte pour provoquer la rencontre, elle est un simple décor. C'est seulement
avec le personnage de Cacique que l'économie informelle semble avoir une résonance positive
dans CR; c'est certes un moyen de survie en attendant des jours meilleurs (il reprendra ses études
et deviendra architecte), mais c'est aussi un moyen de sauver des vies; ce qui encore une fois
détache la trame de sa visée réaliste pour pencher vers la tentation mélodramatique propre au
genre de la telenovela. Par contre les quêtes de Patria Mía s'avèrent peu fructueuses : dans cette
représentation, l'informalité est clairement associée aux problèmes d'insalubrité sur la voie
publique, au vandalisme, à un univers mafieux, vivier de corruption et de clientélisme. C'est
l'aspect illégal de l'informalité qui est mis en avant. Le personnage qui par son nom incarne le
pays condamne ouvertement de telles pratiques. Le message dans CR est alors explicite : ce n'est
pas dans le recours à l'informalité que le Venezuela trouvera la solution à ses problèmes sociaux
et économiques. Il semble de fait en accord avec les thèses des économistes de la CEPAL
(Cimoni, Primi, Pugno, 2006). Par contre, on constate une claire volonté de donner une visibilité
à ce qui est devenu une réalité sociale et économique du pays. Ceci est d'autant plus perceptible
dans la telenovela suivante de Leonardo Padrón : Ciudad Bendita. Produite par la même chaîne
Venevisión, elle a éte diffusée en 2006-2007; toute sa trame narrative tourne autour de la
thématique de l'informalité, le coeur de l'action se déroule dans un grand marché populaire et les
protagonistes ne sont autres que des buhoneros. Ainsi, ce qui avant, était nié de l'imaginaire
collectif vénézuelien, finit en moins de deux décennies, par occuper une place de premier choix
dans les représentations médiatiques. Loin des princes et des princesses sublimés de la telenovela
traditionnelle, les protagonistes de la telenovela contextualisée sont les buhoneros.
Conclusion
A l'issue de cette étude sur la représentation du buhonero dans la telenovela contextualisée, il
apparaît que cette dernière a surgi sur les écrans dans une conjoncture précise de forte
médiatisation de la pauvreté. L'informalité avait été mise en scène dans la telenovela
traditionnelle à travers les personnages de serviteurs domestiques, mais ceux-ci étaient présentés
comme des composantes « naturelles » du foyer familial, évitant ainsi tout questionnement des
inégalités. L'apparition de ce nouveau personnage qu'est le buhonero met en lumière l'informalité
comme conséquence d'une situation socio-économique non désirée, qui cesse d'être assumée
comme naturelle; elle est le fruit d'une nouvelle relation de subordination dans le Venezuela
contemporain, profondément urbain. Ainsi la telenovela contextualisée propose une mise en
perspective du concept d'inégalité, comme en témoignent les différentes représentations de
l'informalité que nous avons étudiées. La version irréaliste qui se sert de l'informalité comme d'un
simple décor, comme d'une toile de fond sur laquelle se développe l'histoire d'amour propose une
vision idéaliste qui permet l'union des différences, le dépassement des inégalités. La version
laudative montre l'informalité comme le lieu de l'action solidaire qui permet de sortir de la
marginalité; elle apparaît mise en avant comme un tremplin vers une réussite spectaculaire,
comme la solution aux problèmes de développement, même si le modèle atteint est finalement et
paradoxalement celui de l'économie libérale, grand producteur d'inégalités. Enfin, la version
condamnatoire illustre le recours à l'informalité par nécessité; mais c'est une solution dénoncée
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dans la mesure où elle creuse les inégalités au sein d'un système mafieux, lui-même associé à
l'illégalité et aux problèmes d'insalubrité. Ainsi à travers cet éventail de représentations la
telenovela contextualisée met en scène la notion d'informalité, conformément à son souhait de
coller aux réalités de l'époque; et donc, en offrant une visibilité à ce qui était avant nié de
l'imaginaire collectif vénézuélien, elle marque une rupture. Montrer les visages de l'informalité à
l'écran c'est leur reconnaître une existence, leur offrir un lieu de reconnaissance. Ces
représentations, selon les modalités qu'elles privilégient ont des répercussions sur la perception
du concept d'inégalité. Nous pouvons dégager une vision idéaliste qui a tendance à nier
l'inégalité, une vision naïve qui croit la dépasser et une vision condamnatoire qui la dénonce.
Nous constatons donc que les représentations médiatiques jouent en effet un rôle constructif dans
l'interprétation du monde, dans l'échange communicatif, dans l'élaboration et la construction du
politique. En illustrant les enjeux sociaux et politiques des imaginaires de l'informalité dans le
Venezuela contemporain, la culture de masse à travers la telenovela contextualisée confirme son
pouvoir comme espace de construction et de diffusion de messages chargés de valeurs sociales et
politiques.
Bibliographie
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BABY-COLLIN V., (2000), « Les barrios de Caracas ou le paradoxe de la métropole », Cahiers
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