Cesare Battisti arrêté dimanche au Brésil

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Cesare Battisti arrêté dimanche au Brésil
Cesare Battisti arrêté dimanche au Brésil
Demain Le Grand Soir
http://demainlegrandsoir.org
Cesare Battisti arrêté dimanche au Brésil
- Au fil des jours… -
Le Plombier
Publication le dimanche 18 mars 2007
Fichier PDF créé le vendredi 7 mai 2010
Demain Le Grand Soir
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Cesare Battisti arrêté dimanche au Brésil
Cesare Battisti, ex-activiste italien d'extrême gauche, en fuite depuis 2004, a été arrêté dimanche au Brésil, a-t-on
appris de source judiciaire.
"Nous confirmons l'arrestation aujourd'hui (dimanche, ndlr) au Brésil de Cesare Battisti", a-t-on déclaré à l'AFP de
source judiciaire, corroborant une information parue sur le site internet du Figaro.
Selon lefigaro.fr, Cesare Battisti a été interpellé, ce midi (heure française, ndlr), au Brésil par la police brésilienne sur
des informations et en présence de la police judicaire française.
Cesare Battisti a été condamné à perpétuité en 1993 en Italie pour quatre "homicides aggravés" commis en 1978-1979.
Réfugié en France pendant une quinzaine d'années, il a entamé une carrière d'auteur de romans policiers et travaillait
comme gardien d'immeuble dans le IXe arrondissement de Paris.
Arrêté en février 2004 en France à la demande de la justice italienne, Cesare Battisti a été écroué plusieurs semaines
avant d'être remis en liberté. Il avait alors reçu le soutien d'écrivains français et de militants de gauche.
Menacé d'expulsion vers l'Italie, il est passé dans la clandestinité en août 2004
Cesare Battisti ou A la recherche de la justice perdue, par Fred Varga
MÉMOIRE EN DÉFENSE
La Règle du Jeu, n 30, janvier 2006.
« Merde, Fred, je nai pas tué, je nirai pas en prison. »
Je pourrais trouver une phrase plus délicate ou complexe pour aborder laffaire Battisti. Mais ce sont ces mots de
Cesare, prononcés un mois avant sa fuite, qui me restent le plus vivement en mémoire.
Quinze jours plus tôt, le 30 juin 2004, la Cour dappel de Paris avait rendu son arrêt : favorable à son extradition vers
lItalie, cest-à-dire à son emprisonnement à perpétuité sans autre forme de procès. Pendant la lecture du verdict, le
président de la Cour nosa pas lever une fois les yeux vers Battisti. Cétait il y a un an et demi.
Le choc, la stupeur, occupèrent les deux jours suivants. Puis je vis Cesare sombrer dans une sorte dinextinguible
fatigue, saisi par lapathie, lisolement, yeux rougis et sourire fixe. Un mort-vivant que nous essayions de faire manger,
boire, espérer. La tentation du suicide aspirait ses pensées, déposait une marque rigide sur son visage. Ou celle, un
soir, du renoncement : « Quils me prennent, quils memmènent. Jaurai quand même vécu cinquante ans. » Nous le
surveillions de près, cherchant quelques restes de braises sur lesquels souffler.
Et puis soudain cette exclamation, une nuit de juillet, après quil eut déambulé sous mes yeux, fébrile, bras serrés sur le
ventre. « Merde, Fred, je nai pas tué, je nirai pas en prison. »
Ces mots, je ne les oublie jamais.
Demain Le Grand Soir
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Nous sommes peu à le soutenir. A avoir exploré sa vie et fouillé son dossier, à avoir scruté les « raisons dEtat » qui
transformèrent un être humain en monnaie déchange, dans un marché passé entre lItalie et France. « Cavernes du
pouvoir », dit-on, si froides et sombres quon y reste effaré, dont les simples citoyens, comme moi, ne peuvent
apercevoir que les abords et que lHistoire, un jour, dira dans leur entier. Nous sommes peu à connaître la vérité sur son
passé, sur les procès italiens, sur son innocence, sur le viol de la justice en France. Sur les raisons de la propagande,
sur les faux documents.
Pour le gouvernement français, le travail est achevé et la porte peut se refermer sur Cesare Battisti dans le calme et
loubli. Laffaire sefface dans les mémoires, elle appartient au passé.
Pour moi, pour nous, elle reste béante, avec deux plaies ouvertes : un homme qui survit dans la solitude du fugitif, une
justice française mise en morceaux. Laffaire Battisti est un drame individuel en même temps quun cas emblématique
de dérive politique : de ces moments cauchemardesques où le pouvoir engloutit sous nos yeux la justice. « Opération
Battisti » serait une manière plus exacte de nommer cette affaire.
***
LOpération Battisti eut dû passer inaperçue en France. En septembre 2002, le ministre de la justice italien, Roberto
Castelli, du parti séparatiste et xénophobe de la Ligue du Nord, confia à son confrère français, Dominique Perben, une
liste dune quinzaine danciens réfugiés, rescapés de linsurrection italienne des années 70. Pourquoi, vingt-cinq après
les faits ?
Il est bien difficile, quand lhistoire est fraîche et encore scellée, de connaître ses ressorts souterrains. On ne peut rien
affirmer des raisons et des termes de laccord franco-italien, mais seulement esquisser quelques conjectures.
A lépoque dite des « années de plomb », Silvio Berlusconi avait appartenu à la célèbre Loge P2, responsable de
plusieurs projets de coups dEtat. Cette extension secrète de la franc-maçonnerie italienne, qui comptait au moins 963
frères, fut déclarée illégale dans les années 80. Mais la requête du Cavaliere auprès de la France nétait pas leffet
retard dune haine rancie de combattant, ni ne répondait à un brusque désir de justice punitive, si longtemps après les
événements. En revanche, cette demande générait une forte adhésion politique autour de lui, à un moment où la
fragilité de ses alliances se faisait menaçante. La saisie de quelques anciens activistes revêtait une haute valeur
consensuelle et électorale, si obsolètes soient ces vieux insurgés. Elle permettait lexploit rare de satisfaire lextrême
droite de la coalition gouvernementale, mais aussi le centre gauche (DS), principalement issu de lex-parti communiste,
qui avait été en charge de la répression judiciaire de lépoque. En même temps quelle avait le pouvoir de resserrer,
autour dune angoisse collective « anti-terroriste », une opinion publique houleuse, très divisée sur lengagement italien
en Irak. Enfin, ce cadeau offert aux magistrats impliqués dans les procès des années de plomb, toujours en exercice,
pouvait laisser espérer à S. Berlusconi une modération dans les nombreuses poursuites judiciaires dont il faisait lobjet.
Parce quil fut tant parlé de terrorisme au cours de laffaire Battisti, et sans me lancer dans une exégèse du terme ni une
histoire des années de plomb italiennes, il est nécessaire de préciser que la violence fut alors partagée par tous les
camps : on a beaucoup lu lan dernier sur les homicides commis par lextrême gauche (128 morts), mais on ne rappela
pas les dizaines dattentats à la bombe commis par lextrême droite, dont un bon nombre fut commandité par une partie
du gouvernement (243 morts). Le plus fameux, connu des Français, est le massacre de la Piazza Fontana à Milan, en
1969. Il agit comme un détonateur et ouvrit une ère de onze années de chaos, marqués par 12 690 épisodes de
violence, suivie par une décennie de jugements peu ordinaires. Ceci pour dire, si lon choisit le terme de « terrorisme »,
quil y eut un terrorisme dextrême gauche, un terrorisme dextrême droite, et un terrorisme partiel dEtat, mêlés et se
répondant les uns aux autres. Ce pourquoi le ministre de lIntérieur de lépoque, Francesco Cossiga, devenu plus tard
président, déclara que lItalie avait connu une sorte de « guerre civile de basse intensité. »
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En tête de la liste que R. Castelli remit au Garde des Seaux D. Perben, à une date emblématiquement choisie -un 11
septembre- figurait Cesare Battisti : cet écrivain, inlassable bavard sur lhistoire des années de plomb, mais aussi sur le
Cavaliere et ses liens avec la mafia, indisposait certains membres du gouvernement. On commencerait donc par lui.
Du côté français, cette promesse dextradition pesait très lourd : elle obligeait le gouvernement à rompre une parole
dEtat et à ignorer ses lois.
Le cas de Battisti était en effet épineux : le 29 mai 1991, la justice française lavait déclaré non extradable par deux
arrêts. Décision définitive, puisquaucun fait nouveau nétait intervenu depuis. Pour lextrader, il fallait donc briser «
lautorité de la chose jugée », principe de droit fondamental. En outre, Battisti avait été condamné à la perpétuité en
Italie en son absence, alors quil était exilé au Mexique. Il était donc un condamné contumace. Et la loi française
-comme celle de tous les pays dEurope, Italie exceptée- ne permet pas demprisonner un condamné contumace sans
quil ait droit à un nouveau procès en sa présence, afin de sexpliquer devant ses juges.
Passer outre de tels obstacles ne rapportait rien à la France. A moins quon ne la paie, politiquement et financièrement.
Deux termes du marché furent publiés en Italie : laccord pour le TGV Lyon-Turin et une commande dAirbus, la plus
importante depuis 1991. On note aussi la promesse de lItalie de ratifier le futur Traité constitutionnel européen
-jusqualors rétive pour des raisons religieuses. Enfin, on ne peut ignorer que la poussée de Silvio Berlusconi fut
décisive pour permettre à la France dobtenir lattribution du site nucléaire ITER à Cadarache. Ces largesses soudaines
de lItalie envers la France ne sont peut-être quune partie visible de liceberg. Leur coïncidence permet de peser
lampleur de la probable tractation. Dans ce marché, une vie humaine était négociée à légal dun bien matériel.
Si chacun des deux pays trouvait ainsi son compte, il ny avait pas en outre à redouter que les Français sémeuvent ni
même saperçoivent de la disparition de quelques Italiens. Mais -et cest peut-être un trait tempéramental à mettre au
crédit de ce pays- ils sen émurent, précisément, et dès le premier jour où Battisti fut incarcéré à la prison de la Santé, le
10 février 2004. Le mouvement de contestation sétendit vigoureusement pendant le mois suivant, gagnant le pays tout
entier, soutenu par les « intellectuels de gauche » qui allaient être tant décriés par la suite. Cest cette mobilisation,
grain de sable inattendu dans lengrenage, qui transforma lOpération Battisti en lAffaire Battisti.
En effet, la réaction nationale imprévue était embarrassante, ouvrant des boîtes de Pandore au contenu menaçant :
pour lItalie, elle faisait ressurgir les spectres enfouis des années de plomb, les tribunaux dexception, les tortures, les
condamnations dAmnesty International, les exécutions sommaires, le rôle des magistrats. Pour la France, elle braquait
les projecteurs sur le viol délibéré des lois. Il était impérieux que cesse la protestation. Pour ce faire, il ny avait -et il ny
a jamais eu- quun seul moyen : la propagande.
Elle fut lancée début mars, conjointement en France et en Italie, avec une puissance et des moyens impressionnants,
atteignant de rares niveaux de violence. Un flot daccusations et de haine déferla dans les médias, seul capable de
détourner lopinion publique de sa lucidité initiale. Pratique ancienne comme le monde et que lon nomme « système de
diversion ». Chaque jour et sans relâche, pendant trois mois et demi, la propagande martela les esprits, avec une
démesure qui révélait limportance des enjeux.
Lobjectif fut atteint pleinement : on oublia la parole dEtat et la loi, on détesta Battisti avec ferveur, un inconnu dont nul
ne se souciait trois mois plus tôt, et son extradition fut accueillie dans la satisfaction générale. Tandis que, quelques
jours plus tard, Cesare dirait, dans un sursaut despoir : « Je nai pas tué, je nirai pas en prison. »
Il y avait là quelque chose du bûcher médiéval.
Il y avait là quelque chose de laffaire Dreyfus.
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En mars 2004, le mouvement en faveur de Battisti résistait encore. La propagande passa au seuil supérieur et cibla son
attaque sur lhomme, quelle diabolisa en un temps record. La tactique et le vocabulaire utilisés empruntèrent aux
grandes lignes primaires et classiques dont lHistoire a fourni tant de détestables exemples. La télévision italienne, aux
mains de Silvio Berlusconi, convoqua des membres des familles des victimes, contre le versement dune indemnité.
Particulièrement, elle passa en boucle limage du fils de Torregiani, blessé à lâge de treize ans dans un attentat en
1979, et demeuré paraplégique. Le tribunal italien avait reconnu que lenfant avait été touché par une balle de son père
et que Battisti nétait pas sur les lieux. Néanmoins, les médias italiens nhésitèrent pas à désigner le jeune garçon
dalors comme une « victime de Battisti ». La presse française enchaîna, reproduisit cette image (Le Figaro), et
présenta les choses de telle sorte que les Français furent tous convaincus que Battisti avait tiré sur un enfant.
Ce fut le journal Le Monde qui ouvrit une voie royale à la propagande, en faisant brusquement volte-face le 15 mars.
Offrant ses colonnes aux plumes italiennes les plus venimeuses, la campagne du grand « quotidien sérieux » français
dévasta lopinion publique en deux semaines, avec des arguments simples, féroces et mensongers. Avec lengagement
du Monde, la principale digue était rompue. Presque tous les médias laccompagnèrent dans un même élan, radios,
télévisions, hebdomadaires, quotidiens. Figuraient en tête à ses côtés le Figaro, LExpress, La Croix, particulièrement
virulents, mais aussi des journaux dits « de gauche » tel le Nouvel Observateur, ou « critiques » comme Marianne. Ne
résistèrent dans ce flot que Libération, LHumanité, Elle, La Vie catholique, et Paris-Match. Le Point, quant à lui, permit
à Bernard-Henri Lévy de faire entendre sa voix.
Cet assaut transforma Cesare Battisti en un monstre authentique, auteur de quatre homicides, symbole dun mal à
extirper coûte que coûte, qualifié de « sanguinaire », de « sadique », de « tueur de sang froid » « dansant autour de ses
victimes ». Létat desprit du Front national, qui résumait laffaire par le slogan « Une crapule sanglante défendue par
des crétins », affleurait dans presque toute la presse. Selon un mécanisme lui aussi classique, le choix du vocabulaire
permit de déshumaniser Battisti : il neut plus un visage mais une « gueule », un « faciès », il ne fut plus un homme mais
un « personnage », « sans aucune épaisseur humaine » précisa même un fidèle de Berlusconi, dans Il Foglio.
Plus efficace que tout échange didées, la diabolisation fit son Suvre à grande vitesse, prenant lopinion publique de
court, lempêchant de sinterroger sur la vérité de sa culpabilité. Les défenseurs de Battisti furent diabolisés à leur tour,
de la manière la plus sotte et sommaire, présentés en vrac comme des « intellectuels de gauche » aveugles et abrutis,
ignorants et défenseurs dassassin, éventuellement complaisants pour le sang versé « au nom de la gauche ».
Beaucoup refluèrent dans la crainte, peu restèrent debout. Une contre-offensive de la défense fut rendue impraticable :
Le Monde et Le Nouvel Observateur refusèrent de publier les articles qui leur furent proposés.
Parmi les plus ardents attaquants figuraient des personnalités italiennes de renom, tels Armando Spataro et Luciano
Violante, lun procureur adjoint à Milan et lautre chef du groupe de centre gauche (DS) à lAssemblée. Mais jamais la
presse ne précisa leur véritable rôle à lépoque des années de plomb : le premier était personnellement impliqué dans le
destin de Battisti, ayant fait incarcérer ses avocats en 1979 et ayant instruit en son absence ses procès, entachés par
lutilisation des « repentis » et par de nombreuses tortures ; le second, ex-membre du PCI, avait été lun des magistrats
les plus déterminés lors de la répression judiciaire, lun des trois artisans des « lois spéciales ». Des hommes qui
navaient aucun intérêt à ce que linnocence de Cesare soit reconnue. Ils ne ménagèrent pas leur peine et leurs
attaques firent de considérables dégâts de part et dautre des Alpes.
Durant ce temps, trois nouveaux juges étaient opportunément nommés à la Cour dappel de Paris, qui devait statuer sur
le cas le 30 juin. Lopinion publique était conquise, et les structures en place.
La fureur de cette propagande eut écrasé nimporte quel homme et Battisti ny résista pas mieux quun autre. Je le vis
plusieurs fois pleurer à la lecture de la presse, et partir pour quon ne voie pas ses larmes. Il tentait de sen protéger,
avec une manière très révélatrice de commenter les articles, parlant de lui-même à la troisième personne : « Ils disent
que Battisti est un monstre », « Ils disent que Battisti est un mangeur denfants ».
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Cet usage inconscient de la troisième personne mintriguait. Voici ce quil en dit, dans un témoignage vidéo recueilli
après larrêt dextradition, en juillet 2004 (je conserve ici les italianismes de son langage parlé) : « Cest-à-dire que,
quand ça mest arrivé, moi, je ny croyais pas. Je ne me rendais pas compte. Je me suis dit : ce nest pas possible. Et
puis tout ce qui est arrivé après, cet acharnement et cette intoxication, et cette désinformation qui mont représenté
comme un vrai monstre, comme si javais commis les actes les plus abominables du monde […], cétait…
cétait tellement grand quon ne pouvait pas y croire. […] Je crois que jusquà larrêt, presque, le 30 juin, jai
vraiment parlé… jai parlé de moi en troisième personne. Comme si cétait quelquun dautre. […] Dailleurs,
cest inévitable. Je veux dire, si vraiment je me mets dans la peau de cette personne-là, telle quelle, comme on la
représente, je peux pas tenir le coup. Cest tout. Cest pour cela que je ne peux pas parler de ce Cesare Battisti tel quel,
comme ils lont construit, comme si cétait moi. Moi, je me reconnais pas du tout là-dedans. Je ne suis pas cela. »
Il y avait « Battisti », et il y avait lui. Si Cesare Battisti nest pas le monstre décrit par la presse, qui est-il ?
Les menaces du Bloc Identaire, groupuscule dextrême droite très offensif, lavaient contraint à déménager. Je lui avais
proposé comme refuge une petite chambre détudiant dans ma rue. Je le voyais donc souvent.
Contrairement à ce qui fut dit dans la presse, Cesare Battisti na rien dun froid. Cest un extraverti, très « italien »,
pourrait-on dire sommairement : bavard, chaleureux, rieur, émotif, mais discret, anxieux. Peut-être plus rieur quà son
ordinaire à la période de détresse où je le connus, tant il faisait defforts pour que ce climat de plomb ne nous entraîne
pas tous dans son ombre. Emporté aussi, obstiné, ne sachant pas mâcher ses mots ni son indignation, ce qui ne laida
pas dans sa défense. Spontané et franc jusquà la gaffe, intelligent et rapide, mais inapte aux astuces de la mondanité.
Indéniablement sympathique, attentif aux autres, concerné par leurs moindres soucis. Drôle de combattant, que cet
homme sensible et prévenant, épris de ses deux filles et attaché aux fleurs. Il allait et venait sans cesse avec des
bouquets à offrir pour ses amis, hommes ou femmes, ce qui représentait un sérieux trafic.
Durant le calvaire de la propagande, son sens de lhumour, qui allait des ricochets les plus fins à des farces denfant, et
sa passion de la cuisine, furent deux de ses secours essentiels. Disposer des piments à sécher sur le sol de la cour ou
planter du basilic pouvait absorber toute son attention. En bon Italien, Cesare ne plaisantait pas avec la nourriture, et jai
beaucoup exploité ses talents de cuisinier. Sans trop men faire, car il aimait cela. Il se ruait en courses et en cuisine
sitôt que des amis venaient dîner. Se concentrer à fond dans la préparation dun plat, tout oublier pour la tentation dune
plaisanterie, tout effacer dans un long rire. Cette vitalité tantôt heureuse tantôt nerveuse ne le quitta quaprès le verdict
dextradition. Nous prîmes alors le relais, moi, ma sSur et les amis, pour le distraire et le nourrir.
Je ne raconte pas ces petits faits pour le plaisir de quelques souvenirs, mais pour esquisser lhomme pour ceux qui
nont disposé que du portrait des médias. Je nessaie pas non plus de faire de Battisti un « ange », quil nétait pas, ce
quil admet bien volontiers. Ce nest pas un modéré, ni un prudent, ni un théoricien placide. Il se lança à fond dans la
bagarre des années 70, croyant à quelque monde meilleur, et fit les quatre cents coups durant linsurrection. Mais il est
à mille lieues du froid calculateur décrit par les médias, tant les capacités dindifférence, de distanciation et de
domination lui font défaut. Cesare nest certes ni calme, ni craintif, ni souple. Je lai vu souvent sirriter, sinquiéter,
sénerver. Vif, épidermique parfois, facilement choqué ou blessé, jamais blessant.
Quand je revins en septembre dans la pièce où il avait passé un court temps de sa vie, restaient ses ustensiles de
cuisine, ses affaires proprement pliées dans les tiroirs, les piments séchés dans la courette, et un bouquet. Il avait fui en
mon absence, prenant soin auparavant de faire le ménage à fond, balayer, laver, ranger, et laisser ce bouquet sur la
table. Je tournai un moment dans la pièce, limaginant soucieux de me laisser les lieux impeccables, cherchant des
fleurs adaptées à la circonstance -modestes et blanches- alors que la pire des angoisses devait le talonner. Cesare ne
sétait pas « enfui comme un voleur », il était parti comme un gentleman. Les fleurs avaient séché mais elles étaient
restées intactes. Jen coupai une avant de les jeter. Je lai toujours, coincée dans un livre, comme il se doit. Quelle le
protège, dirais-je, si la superstition pouvait être de quelque utilité.
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Bien que la question de linnocence de Battisti ne fut pas le problème de la justice française, la propagande médiatique
fit de sa culpabilité le thème central de sa campagne. Les quatre meurtres politiques qui lui sont attribués (deux
exécutions directes, une complicité, un concours moral), commis en 1978 et 1979 sous le sigle des PAC (Prolétaires
armés pour le communisme), furent ressassés dans la presse. Peu songèrent à les mettre en doute, car tel est
lécrasant pouvoir de la propagande. Outre la parole et le tempérament de Battisti, outre les éléments factuels que je
détaillerai plus loin, deux faits sopposent à cette accusation, et qui pèsent lourd.
Le premier est chronologique : Cesare Battisti avait renoncé à la lutte armée à lépoque où ces attentats furent commis.
Ce renoncement est daté, du jour où fut connu lassassinat dAldo Moro par les Brigades Rouges, le 9 mai 1978, du jour
où tout sécroula pour lui. Paroles de Cesare sur cette secousse historique : « Le jour où on nous annonce la mort de
Moro, cétait une douche glacée. Parce que… On ny croyait pas. Ce nest pas possible. […] Et quand on voit
vraiment Moro, on le voit à la télé dans la 4L dans la rue Caetani, eh bien cest vraiment… Je crois que lItalie
entière, ou du moins cette Italie qui croyait à ce mouvement insurrectionnel, sest arrêtée de respirer. Parce que cétait
la fin. Et ça, cétait clair. La mort de Moro, cétait la fin de tout. […] Cétait clair quelle était ressentie, en dehors
des Brigades rouges, comme une calamité […]. Une page tournée. Et plus rien ne sera comme avant. Voilà.
Cétait ressenti comme ça. Moi, à lépoque, jétais, bien sûr… je croyais pas quand ils ont annoncé quils avaient
tué Aldo Moro. Je voulais pas y croire. Je me disais : ça, cest une… Cest trop con, cest pas possible. »
(enregistrement vidéo, juillet 2004). Ce jour, Battisti lâcha lidée de la lutte armée, et les discussions sur la poursuite du
conflit sengagèrent dans toutes les organisations. En opposition radicale sur ce point avec le chef des PAC, Battisti
quitta le groupe avec de nombreux autres membres vers la fin de lannée 1978, entrant alors en clandestinité inactive.
Le second fait tient au statut de celui qui laccusa, en son absence et sans une seule preuve, de la presque totalité des
actes commis par les PAC : Pietro Mutti, fondateur et chef du groupe, pluri-meurtrier qui se constitua « repenti », et
négocia sa liberté avec le tribunal contre des dizaines daccusations.
Enfin, exilé au Mexique dans les années 80, Battisti ne sinforma pas des procès pour homicides qui avaient cours
contre lui en Italie, pour la simple raison que, nayant pas tué, il ne pouvait se figurer lexistence de tels procès. La
justice française utilisa trois lettres de Battisti pour prouver au contraire quil suivait les procédures et se soustrayait
volontairement à la justice. Ces trois lettres sont des faux. Elles sont à laffaire Battisti ce que fut le « bordereau bleu »,
de fameuse mémoire, à laffaire Dreyfus.
***
Face à la tornade médiatique qui laccablait, il eut été décisif que Battisti réponde, expose ces faits et clame son
innocence. Au cours des années précédentes, il nen avait jamais fait mystère auprès de sa famille et de ses amis. Mais
à ce moment critique, il se tut. Son silence confirma sa culpabilité pour lopinion publique. Etrange et suicidaire mutisme
dont il me semble essentiel de dire aujourdhui les causes.
Je me suis beaucoup affrontée avec Cesare sur ce sujet. Je lexhortais sans cesse à dire son innocence avant quil ne
soit trop tard, tandis que lui sy refusait avec une obstination exaspérante. Aussi entêtés lun que lautre, nos
discussions sur ce thème virèrent souvent à la bagarre de chiffonniers, ponctuées par les portes qui claquent. Je
connais donc jusquà lécSurement les raisons de son mutisme. Et jéchouai à le convaincre.
Cesare nétait pas le seul réfugié italien sur le sol français. Ils étaient une petite centaine, presque tous issus de
lextrême gauche ayant fui les procès et les incarcérations dans les années 80. Les avocats de Battisti, maîtres Terrel et
de Felice étaient en charge de la défense de la plupart dentre eux. Tous les réfugiés navaient pas la chance -si lon
peut dire- dêtre, comme Battisti, contumace, innocent, et davoir été déclaré non extradable par la justice française. La
stratégie des avocats, et avec eux celle dun petit groupe de réfugiés, était simple, très compréhensible et honorable à
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sa manière : sauver Battisti grâce à son innocence brisait lespoir dune défense collective future. Linnocence ne
pouvant être invoquée pour tous, il était donc interdit de la produire pour un seul, sauf à mettre tous les autres en péril.
Cette stratégie commandait donc de sen tenir aux seuls arguments de la parole dEtat, du droit dasile, de lautorité de
la chose jugée, et de la loi sur la contumace.
Cesare se trouvait donc confronté à un dilemme proprement cornélien : sauver sa vie en expliquant son innocence le
faisait apparaître comme un « traître » à la cause collective, un « lâcheur » qui se désolidarisait des autres pour tirer
seul son épingle du jeu. Se taire lexposait au risque de la prison à vie. Mais la défense lassurait sans cesse quil nétait
pas menacé, puisque la justice était dans lincapacité légale de lextrader. La victoire étant certaine, à quoi bon mettre
les autres en danger ? Parler était inutile, et moralement répréhensible.
Cesare y croyait. Comme il croyait à une certaine image de « la France » : écolier, il admirait le pays-phare des
Lumières, le « pays des droits de lhomme ». Son rêve perdurait en grande partie à lâge adulte. Selon lui, « la loi, en
France, cela signifie quelque chose ». Il avait foi. Pas moi.
La pression fut lourde, je la connus aussi. Je reçus nombre dinjonctions me demandant de faire silence sur son
innocence. Ainsi, un exemple entre cent, de ne pas écrire « condamné pour quatre homicides quil na pas commis »
mais « condamné pour quatre homicides », sans un mot de plus. Les défenseurs de Cesare se divisèrent gravement sur
ce point crucial de linnocence : la dire, ou ne pas dire ? Beaucoup plus nombreux et influents étaient ceux qui avaient
opté pour la stratégie du silence. Cesare répugnait -et je le comprends- à lidée de « faire cavalier seul » en même
temps quil croyait, au moins aux débuts, à la solidité de la justice française. Il choisit donc dobéir et de se taire, se
courbant sans répondre sous les accusations de la presse.
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Mais il ne pouvait pas non plus reconnaître des crimes quil navait pas commis. Il se trouvait donc en grave
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porte-à-faux quand un journaliste lui demandait « Avez-vous tué ? ». Il opta pour une formule qui lui permettait de dire ni
oui ni non : « Je ne reconnais pas ces faits. Mais jassume une responsabilité collective », répondait-il en boucle comme
un automate grincheux. De même choisit-il décrire dans Le Monde : « Cet homme, ce meurtrier, je ne le connais pas »,
tentant de faire comprendre son innocence sans la déclarer ouvertement. Lambiguïté de ces formules le desservit, sa
manière déluder le sujet confirmèrent les soupçons. « Sil était innocent », entendit-on, il laurait dit, tout simplement. »
Mais nul ne savait quel tabou de plomb lobligation de solidarité faisait alors peser sur lui, et surtout, en lui.
Javais sur cette stratégie une idée tout autre : perdre Cesare ouvrirait la brèche et entraînerait la perte de tous les
autres réfugiés à la suite. Sauver Cesare, y compris par son innocence, permettrait de rouvrir le débat sur la justice
italienne des années de plomb, dont les terribles dérèglements avait fondé la doctrine Mitterrand. Je pensais en outre
que la France noserait pas un second scandale de cette ampleur et que laffaire Battisti sonnerait la fin des poursuites.
Et cest en effet ce qui se produisit.
Dautre part, la succession des illégalités et des exactions déjà commises dans cette affaire avaient ruiné en moi toute «
confiance en la justice de mon pays ». La France était clairement déterminée à livrer Battisti à lItalie, quelle que soit la
loi.
Les premières étapes le disaient nettement. Quand le Garde des Sceaux avait demandé larrestation de Battisti, le
Parquet avait refusé de donner suite en décembre 2003, au nom de la loi. Ce blocage fut contourné par une ruse aussi
grossière quillégale. Deux faux furent préparés : une note blanche des RG attestant que Battisti avait été jugé «
extradable », et une fausse plainte de voisinage. Les agents qui se déplacèrent pour cette plainte ne furent pas les
policiers du secteur, comme ceut été normal, mais les hommes de la division anti-terroriste. Quelques heures après,
Battisti se trouvait incarcéré sous écrou extraditionnel et la Cour dappel sommée de statuer à nouveau sur son
extradition, avec des juges nouveaux. Larrestation eut lieu quelques jours avant la parution de sa naturalisation
française, qui fut annulée.
Ce coup de force, au parfum de dictature dans une république, montrait assez la détermination de lEtat. Je nespérais
donc aucune droiture juridique de la France et je redoutais que la Cour ne trouve une argutie pour contourner notre
impassable loi sur la contumace.
Je me souviens de linvraisemblable audience du 12 mai 2004 à la Cour dappel. Je me souviens du réquisitoire de
lavocate générale, Mme Petit-Leclair, et de ses arguments stupéfiants : « Je ne crois pas que la France soit un pays
quil adore particulièrement et, sil devait le quitter, cela ne représenterait pas un trouble insurmontable ». Le quitter,
certes, mais pour la prison à vie, qui nétait pas, selon lavocate générale, un « trouble insurmontable ». Le ministre de
la Justice osa reprendre cet argument invraisemblable dans son mémoire devant le Conseil dEtat : « …étant au
surplus observé que lattachement du requérant à la France, où il ne séjourne que depuis septembre 1990, est
purement circonstanciel […] : ses véritables attaches étant situées au Mexique. » Où étions-nous ? Dans une cour
de justice, avec des professionnels assermentés ? Ou bien en pleine mascarade ?
Je me souviens des juges sendormant pendant la plaidoirie, de leurs visages vides de curiosité, de leurs yeux las qui
savaient que la cause était entendue davance. De leur ennui, de leur distanciation, de leur gêne parfois, sous les
regards baissés. Je navais pas dillusion sur le verdict du 30 juin. Il tomba, couperet de la république en folie sur la tête
dun homme. Cesare ne réalisa lampleur du désastre que ce soir-là.
La Cour dappel affirma dans son arrêt que Battisti avait été au courant des procès pour homicides en Italie et sétait
soustrait à la justice : « Battisti était informé par ses avocats des développements de la procédure suivie contre lui en
Italie » […] il a « délibérément renoncé à comparaître ». Cest sur ce motif quelle lexclut du droit des contumaces
et prononça lextradition. En juillet, Battisti changea sa défense et, après un long et douloureux débat intérieur, il se
décida à parler. Sa déclaration dinnocence parut dans le Journal du Dimanche du 8 août : "Et je le répète : je nai
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jamais tué et je peux le dire, les yeux dans les yeux, aux parents des victimes, aux magistrats." Elle passa inaperçue, on
ne le crut pas. Il était trop tard.
Je ne sais, rétrospectivement, si la connaissance de son innocence eut pu en quelque manière arrêter le mouvement de
la machine dEtat. Elle eut pu, en tout cas, mitiger la violence de lopinion publique et rendre lextradition autrement
difficile.
***
La surveillance policière sétait considérablement intensifiée autour de Battisti. Les médias qui taxèrent Cesare de «
paranoïaque » ont tort : jai compté moi aussi, avec dautres, le nombre de voitures, motos et agents à pied qui se
relayaient sans lombre dun doute à sa poursuite, et qui pouvaient atteindre la vingtaine par jour. Or il restait deux
échéances judiciaires à passer avant lextradition proprement dite : la Cour de Cassation et le Conseil dEtat. Soit une
attente de six mois à dix mois au bas mot. Comment la police allait-elle maintenir sa surveillance à ce rythme et à ce
coût ? Nétait-il pas plus simple de trouver un moyen dincarcérer Battisti, sur une provocation ? Puis de le tenir en
cellule en attendant son expulsion finale ?
LEtat, me semblait-il, nen était plus à se soucier de la légalité de ce type dopération, et nous étions sur nos gardes. La
provocation eut lieu le 14 août, élémentaire et même théâtrale, au commissariat où Cesare se rendait pour pointer tous
les samedis depuis sa mise en liberté sous contrôle. Le policier de garde, un nouveau venu, déclencha une terrible
scène de violence et dinsultes. Cesare parvint à garder lapparence du calme tandis que les élus qui laccompagnaient
sinterposaient entre lui et le policier fou furieux. Ce jour-là, le projet que nous redoutions tant -une pré-incarcération
avant terme- apparut en toute clarté. Dautant que le président Jacques Chirac, le 2 juillet, sétait permis de précéder
lavis de la Cour de cassation en se déclarant publiquement favorable à lextradition. LEtat abattait son jeu sans fard,
les dés étaient donc jetés. Dans les jours qui suivirent, Cesare prit la fuite.
Le ministre de la justice condamna les arguments de ceux qui approuvaient la fuite de Battisti, les jugeant «
particulièrement affligeants » et faisant preuve « dirresponsabilité », car « en contestant les fondements du droit
français, cest la démocratie quon fragilise ». Ces semonces solennelles mamusèrent beaucoup, tant le pays sétait
donné du mal pour écraser la loi.
Japprouve cette fuite. Et tous ceux qui lapprouvent sont du côté de la raison et de la justice. « Je nai tué personne, je
nirai pas en prison ». La seule faute, le seul crime, était présentement du côté de lEtat. Fuir dans lattente quune vraie
justice lui soit un jour rendue était lunique issue qui simposait à Battisti, route despoir et solution de cauchemar pour
un homme de cinquante ans laissant ses deux filles à Paris.
***
Intervient ici un épisode bien digne dun roman policier. Ce nest que dans le mémoire déposé par le ministre de la
justice devant le Conseil dEtat que jappris lexistence des trois documents, dune importance capitale, qui servirent à
nier la contumace de Battisti. Cest en sappuyant sur ces documents, et sur nul autre, que le ministre de la justice, D.
Perben, affirma que Battisti était informé de ses procès et avait délibérément refusé dy comparaître.
Il sagit de trois lettres, signées de Battisti, respectivement datées du 10 mai 1982, du 12 juillet 1982, et du 19 février
1990. Dans les deux premières, dont le texte est strictement identique, Battisti désigne à titre très général Me Pelazza et
Me Fuga pour sa défense. Ces courriers sont adressés aux Parquets dUdine et de Milan, qui commencent à diligenter
les procédures pour les meurtres Santoro et Campagna. Cest en se fondant sur les adresses (parquets dUdine et de
Milan), et sur les dates de ces envois, que le ministre français affirme que ces mandats concernent assurément les
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procès pour homicides. La troisième lettre, prétendument envoyée du Mexique, est entièrement dactylographiée, fait qui
nest pas précisé par le ministre. Il détaille en revanche longuement son contenu, quil considère comme accablant :
Battisti y demande à son avocat de former un pourvoi en cassation dans le cadre de la procédure « R.G. 86/89 ». « La
précision du contenu », écrit le ministre, atteste à lévidence du degré élevé de connaissance par le requérant de létat
davancement de la procédure pénale le concernant en Italie et de létroitesse des liens avec ses conseils, nonobstant
léloignement géographique les séparant. »
Je savais que lexistence de ces trois lettres était impossible : Cesare avait fui lItalie à pied par les Alpes en octobre ou
novembre 1981. A cette période, les procès pour les trois homicides Sabbadin, Santoro et Campagna navaient pas
commencé. Battisti ignorait quil y servirait de bouc émissaire, et il devait lignorer pendant neuf ans. Durant son exil au
Mexique, il neut aucun contact avec lEurope, pas même avec sa famille. Sa mère, qui le crut mort, récita pour lui
durant toutes ces années des prières aux défunts. Si Battisti avait pu, ne serait-ce quune seule fois, joindre son avocat
ou un ami, celui-ci eut immanquablement rassuré ses parents. Ce nest quen arrivant en France en septembre 1990
quil apprit quil avait été condamné pour quatre homicides en son absence.
Je savais aussi, au long de nos centaines dheures de discussion, quil avait laissé à ses camarades une dizaine de
blancs-seings -ou de mandats généraux- avant de quitter lItalie. Tous ceux qui sexilaient faisaient de même : cétait
une précaution de routine en cas dappel, ou en cas de procès pour évasion.
Les trois lettres furent soumises à un expert graphologue auprès de la Cour, choisi au hasard. Les résultats de
lexpertise démontrèrent que ces pièces étaient des faux : au regard de la stricte similitude des signatures, il « ne fait
aucun doute » pour lexpert que Cesare signa les trois feuillets au même moment, et non pas à huit années de distance
comme laffirmait la justice. En dautres termes, le mandat dit « de 1990 » avait été tapé à la machine au-dessus dune
signature apposée au moins huit ans auparavant. Quant aux dates, censées prouver un lien avec les débuts des procès
pour homicides, elles sont fausses, ou elles manquent.
Sur la lettre adressée au Parquet dUdine, la date du 10 mai 1982 semble bien, selon lexpert, avoir été « écrite par une
autre main », car elle ne correspond ni au rythme, ni aux chiffres de lécriture de Battisti. Elle est en outre « comme
rajoutée », en bas à gauche de la feuille. Lécriture figurant sur lenveloppe est étrangement composée en lettres
majuscules : elle est « suspecte », ne correspond pas aux écrits du courrier, et « paraît bien ne pas être lSuvre de M.
Battisti ». La lettre adressée au Parquet de Milan nest pas datée, et son attribution à juillet 82 semble déduite par la
justice du seul cachet de la poste. Ladresse est en outre dactylographiée, et rien ne permet de la relier à la lettre. Sur la
lettre, aucun sceau de la juridiction de Milan ne permet de savoir quand elle laurait reçue et classée. Quant à la lettre
dite de « février 1990 », elle est entièrement dactylographiée. Lenveloppe qui devrait laccompagner, prouvant quelle
serait partie du Mexique, nexiste pas.
Si Battisti avait souhaité nommer un avocat, il naurait pas eu la moindre raison de dissimuler son écriture sur les
enveloppes, dès linstant où il signait de sa main ses courriers. En revanche, la ou les personnes qui fabriquèrent ces
mandats, incapables dimiter lécriture de Battisti, avaient tout intérêt à cacher la leur, pour que « lauthenticité » des
mandats ne soit pas mise en cause.
Les faits rentraient enfin dans lordre de la logique : Battisti avait signé des blancs-seings en octobre 1981. Trois dentre
eux avaient par la suite été complétés à son insu et versés au dossier. Il était ainsi prouvé que Battisti navait jamais été
informé des procès, ni été en contact avec son avocat. Car sil lavait été, il eut été inutile de fabriquer des faux pour le
représenter. Lexistence même de ces faux prouvait a contrario labsence totale de liens entre laccusé et sa défense.
Le ministre - et le fait est en soi fascinant - avait donc entièrement fondé laccusation sur des « preuves » qui étaient
des faux. Jajoute, pour les avoir vus, que le caractère falsifié des lettres aurait sauté aux yeux dun amateur, ou dun
juge ou ministre un peu soucieux de vérité ou de travail bien fait.
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Dès lors, Battisti, contumace authentique, ne pouvait en aucune sorte être extradé par la justice française, puisque
lItalie ne lui ouvrait pas le droit dêtre rejugé en sa présence. Le mémoire de lexpert graphologue fut présenté devant le
Conseil dEtat, et ses résultats furent également transmis directement au chef de lEtat. Javoue quà ce moment, je
repris espoir. Non que je retrouvais confiance en lindépendance de la justice dans cette affaire, mais je concevais mal
comment un obstacle aussi patent pourrait être contourné. Comment le Conseil dEtat, la plus haute juridiction
française, pourrait ne pas tenir compte de ces trois faux.
Cette cour traita le problème le plus simplement du monde : elle lignora. Pire, elle réaffirma dans son arrêt que les
lettres de Battisti prouvaient quil était informé de ses procès, sans même mentionner dun mot lexpertise
graphologique. Je quittai le Conseil dEtat hébétée. Je revins du Palais-Royal à pas lents, avec limpression accablante
que le train fou du pouvoir roulait sur la justice sans plus jamais freiner.
Cest ainsi que laffaire fut purgée en France. Après quelques articles satisfaits dans la presse au cours des jours
suivants, elle senfonça dans loubli, abandonnant à son sort un homme en fuite et aux abois, et une justice démantelée
aux ordres dun Etat coupable. Ne restait plus quà tourner le dos à la France et placer nos espoirs en la Cour
européenne. Que Battisti fut un condamné contumace était à présent un fait acquis. Quil fut innocent des crimes, cela
restait encore à expliquer longuement, tant la propagande avait fait de ravages et enraciné de certitudes. Cest pourquoi
-et un peu comme dans un roman policier- jy reviens encore, car ces faits ne sont pas connus.
***
Trente ans plus tôt, le jeune Battisti rejoint les manifestations italiennes, puis les révoltes de rue et les squats
dinsurgés. Cest en 1977 - il a vingt-trois ans - quil intègre le groupe armé des PAC, dont il ne fut jamais ni le «
fondateur » ni le « responsable », ni le « chef », comme la presse la inlassablement répété, mais un des plus jeunes
membres.
Les PAC comptent sans doute alors une soixantaine de membres, mais une estimation exacte est impossible :
lorganisation refuse en effet lappellation de « groupe » et se présente comme un simple mot dordre, sans structure
hiérarchisée. Quiconque se trouve en accord avec les mots dordre des PAC peut signer une action de ce sigle,
nimporte où en Italie. Ce point original - dit « structure horizontale » - est essentiel à connaître. Il explique que des
actions aient pu êtres menées par des noyaux inconnus des membres des PAC. Mais lorganisation a bel et bien un
chef, Pietro Mutti, lun de ses fondateurs.
Lannée 1978 est marquée par lassassinat dAldo Moro par les Brigades Rouges, le 9 mai, un choc qui secoue lItalie
tout entière. Pour le jeune Battisti, cen est fini, la page se tourne pour toujours. Lextrême gauche est tombée dans le «
piège des armes » et il y a « ce sang versé, partout, de part et dautre, dont je navais jamais voulu », selon ses mots.
Tous les groupes de la nébuleuse de lAutonomie ouvrière, confrontés à cet affrontement direct des Brigades Rouges
avec lEtat, discutent du bien fondé de la poursuite de la lutte armée. De même les PAC, qui adoptent comme mot
dordre : « Oui à la défense armée, non aux attentats entraînant mort dhomme. » Mais un mois plus tard, dans un
climat de violence générale ascendante, lassassinat dun gardien de prison, Antonio Santoro, signé du sigle des PAC,
met fin à lillusion de ce bouclier verbal. Le groupe se divise entre ceux qui acceptent ce crime et ceux qui le refusent.
Battisti, avec dautres membres de la première heure, demande la dissolution des PAC et tente den convaincre le très
radical Pietro Mutti. Les explications se succèdent, les dissensions couvent, elles explosent à la fin de lannée et la
réaction de Mutti est violente. Battisti quitte alors les PAC et, pendant plusieurs mois, il vit en clandestin dans un
appartement de Milan avec dautres camarades sortis de la lutte. Cest là quil se fait prendre dans une rafle, le 26 juin
1979.
Pas une fois au cours des interrogatoires qui suivirent son arrestation, puis au cours de son procès en 1981, la police ni
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les juges nenvisagèrent la participation de Battisti aux actions meurtrières des PAC, alors que se déroulait le procès
contre le noyau responsable de lattentat Torregiani. Son nom napparaît dailleurs jamais dans les enquêtes qui furent
menées après chacun des attentats. Quand il sévade en octobre 1981, Battisti nest incarcéré que pour appartenance à
bande armée. Quand il revient en 1991, il se découvre condamné à la perpétuité pour participation à quatre homicides
et braquages. Un fait nouveau a transformé le jeune membre des PAC, rapidement dissident, en un criminel endurci. Ce
fait nouveau, cest Pietro Mutti.
Le noyau résiduel des PAC sétant finalement dissous au début de lannée 1979, Pietro Mutti, combattant irréductible,
refuse de lâcher les armes et rejoint la très grande organisation Prima Linea. Puis il la quitte et fonde un nouveau
groupe, les COLP. Il est arrêté avec tous ses camarades en 1982, et beaucoup sont terriblement torturés. Accusé de
meurtres et menacé de la peine de perpétuité, Mutti se constitue "repenti". Le « repenti », figure spéciale créée par les
lois italiennes de lépoque, est un accusé qui marchande sa liberté ou la réduction de sa peine en échange
daccusations. Plus le repenti accuse et plus il sachemine vers lobtention de sa liberté.
Mutti se montre aussi entier dans le « repentir » quil la été dans la lutte armée. Il accuse peu à peu Battisti de tous les
crimes des PAC. Son ancien camarade est alors exilé et constitue un bouc émissaire idéal. Mutti explique dailleurs quil
accuse Cesare parce quil est jeune, et sain et sauf à létranger. Mais il atteint de tels sommets dextravagance dans
ses accusations quil se met en difficulté, au point que la cour le menace de lemprisonner avec ses « dénoncés ». Cest
notoirement le cas lorsquil donne le nom de Battisti pour deux meurtres commis le même jour au même moment à
plusieurs centaines de kilomètres de distance. Plus tard, dans son arrêt du 31 mars 1993, la Cour dAssises de Milan
soulignera le caractère non fiable des déclarations de Pietro Mutti : « Ce repenti est un habitué des « jeux de prestige »
entre ses différents complices, comme lorsquil introduit Battisti dans le hold-up de Viale Fulvio Testi pour sauver
Falcone [membre du commando Torregiani], ou encore Battisti et Sebastiano Masala à la place de Bitti et Marco Masala
dans le hold-up contre larmurerie « Tuttosport », ou bien encore Lavazza ou Bergamin à la place de Marco Masala
dans deux hold-ups véronais. »
Pas une seule preuve matérielle, pas un seul commencement dindice ne vient étayer les accusations de Pietro Mutti.
Dautres déclarations, a-t-on lu sous la plume du procureur Armando Spataro lors la propagande de 2004, vinrent
corroborer les accusations de Mutti. Elles proviennent dautres repentis, ou bien de "dissociés", autre figure créée par
les lois spéciales et version allégée du repenti. Le dissocié gagne des réductions de peine en échange dindices
permettant de conforter les accusations dun repenti. Tous les repentis et dissociés, camarades de Pietro Mutti, qui
appuyèrent ses dires, en furent récompensés. Quant aux « témoins » qui furent mentionnés, il sagit dun toxicomane,
déséquilibré, et dune mineure de quinze ans, psychologiquement déficiente, qui déclara avoir reconnu Battisti. Plus
tard, elle se rétracta et reconnut navoir vu personne.
Pietro Mutti fut utilisé neuf ans par la justice, traîné dans dautres procès dans le rôle daccusateur, avant dy gagner sa
liberté. Puis il disparut. Il est lunique responsable de lavalanche daccusations qui enterra progressivement Cesare
Battisti.
Outre lévidence quaccuser labsent relevait du simple bon sens, il est déterminant de tenter de comprendre le
comportement excessif et quasi obsessionnel de Pietro Mutti à lencontre de son ancien camarade. Mutti avait conçu
une amitié certaine pour Cesare. Et à ses yeux, celui-ci lavait deux fois « trahi » : une première fois en quittant les PAC
à la fin de lannée 1978, une seconde fois en octobre 1981. En effet, les camarades de Battisti qui tentaient de le faire
évader, tous sortis de la lutte et démunis de logistique, avaient demandé laide de Pietro Mutti et de ses COLP pour
cette opération. Les premiers espéraient que Battisti convaincrait Mutti de dissoudre son nouveau groupe, quand les
seconds comptaient que Battisti les rejoigne. Mutti prit donc des risques pour libérer son ancien camarade, mais celui-ci
le « lâcha », en lenjoignant une seconde fois de déposer les armes. Une dramatique explication opposa les deux
jeunes gens dans un sous-sol de Rome. Mutti accusa Battisti de trahison et cracha à ses pieds pour dernier au-revoir.
La lutte armée avait sorti Pietro Mutti de la drogue, et son échec le projetait vaincu aux pieds dun tribunal, avec la
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perpétuité en vue. Il fallait à ce fiasco tragique un responsable. Cesare, lami libre grâce à lui, lami qui ne lavait pas
suivi dans les armes et qui vivait au loin, formait une cible toute désignée. Celui-là paierait pour lui et pour les autres.
Mutti transféra sa propre perpétuité sur les épaules de Battisti.
Quand il est arrêté en 82, Pietro Mutti est accusé davoir tiré, le 6 juin 1978 à Udine, sur Antonio Santoro, gardien de
prison accusé de tortures sur détenus. Cavallina, considéré comme lidéologue des PAC, avait eu des problèmes avec
Santoro. Et Mutti reconnaît ceci : « Ce fut Cavallina qui dit le premier le nom de Santoro. Je dois dire que ce fut
Cavallina qui insista pour que ladjudant fut tué. » Mutti sinnocenta en déversant laccusation sur Battisti, ne conservant
pour son compte quune accusation de complicité. Cest pourtant cet attentat qui détermina la dissidence de Battisti et
sa volonté que le groupe soit dissous.
Le système daccusation de Mutti se déroula moins aisément pour le double assassinat du 16 février 1979, lun commis
à Milan contre Pierluigi Torregiani, lautre près de Mestre (Vénétie) contre Lino Sabbadin. Ce dernier, militant du parti
néo-fasciste MSI accusé par les PAC davoir tué un braqueur, avait été assassiné dans sa boutique par deux hommes,
à Caltana Santa Maria de Sala. Je ne peux écrire ce nom sans revoir Cesare sécrier à la lecture de la presse « Mais je
ne sais même pas où il est, ce […] de village ! » Mutti nia son rôle et désigna Battisti comme tireur. Mais Giacomin,
le chef de laile vénitienne des PAC, reconnut quil avait abattu le commerçant. Mutti fut alors contraint se rétracter et
réduisit la part de Battisti à un rôle de complice. Donner le nom de Battisti à la place de celui de Giacomin montre bien
ce que valent les accusations de Pietro Mutti. Ajoutons que le complice, décrit par un témoin, avait les cheveux «
châtains blonds ». Battisti a les cheveux noirs. A cette date, il ne faisait plus partie des PAC.
Lattentat contre Pierluigi Torregiani, bijoutier connu sous le nom du « sheriff », sympathisant dextrême droite accusé
par les PAC davoir tué un braqueur et un client, avait eu lieu à Milan le même jour. Exécutés simultanément, les
attentats Sabbadin et Torregiani faisaient partie dun même plan. Cest uniquement parce que Mutti mêla Battisti à
laffaire Sabbadin que se rouvrit à son encontre le dossier Torregiani. Cette affaire est déjà élucidée, et les quatre
hommes du commando, Sebastiano Masala, Sante Fatone Gabriele Grimaldi et Giuseppe Memeo avaient été identifiés
et condamnés en 1981.
Cette fusillade tragique, au cours de laquelle le jeune fils du bijoutier avait été blessé, sest puissamment ancrée dans
lopinion publique en 2004. Elle frappa à juste titre les esprits et cest elle qui contribua le plus à faire de Battisti un
"monstre" dans la pensée collective. Français et Italiens furent en effet convaincus, grâce au travail des médias, que
Battisti en était lauteur, convaincus que Battisti avait tiré sur lenfant. Outre que Battisti ne figurait en aucune manière
parmi les agresseurs, la balistique avait prouvé que le garçon avait été touché par une balle de son père.
Pietro Mutti, fidèle à son schéma, accusa Battisti davoir participé à lattentat. Puis, emmêlé dans ses contradictions, il le
dénonça finalement comme « co-organisateur ». La justice fit témoigner repentis et dissociés pour abonder en ce sens.
Mutti fut acquitté de ce crime, bien quune des réunions en vue de lorganisation de lattentat se soit tenue à son propre
domicile.
Les attentats Torregiani et Sabbadin étant corrélés, Mutti avait collaboré aux deux opérations. De même, la
non-participation de Battisti à lune contient sa non-participation à lautre. Battisti apprit la nouvelle de la fusillade et la
blessure de lenfant par la presse : « Je crois que les plus mauvais souvenirs que jai dactions qui me regardent
directement, qui regardent directement mon groupe, cest quand jai lu dans les journaux que le fils de Torregiani, qui
est un garçon de douze ou treize ans, je ne me souviens plus, il était blessé, et donc il est resté paralytique. Paralysé.
Ça, cétait quelque chose de fort. Ça, cétait quelque chose qui a… qui ma vraiment beaucoup impressionné à
lépoque, qui a impressionné beaucoup de monde. […] Même si ce nétait pas le noyau qui a organisé laction qui
a blessé cet enfant… parce quon sait aujourdhui que cest son père même qui a… Une balle perdue. Quil a
été blessé par une balle perdue de son père. Mais quand même, cest le résultat dune action. Donc ça, cest quelque
chose qui ma… qui nous a terrassés, en fait. Ça nous a mis dans un état… Même si on nétait pas
responsables, même si on était contre laction, même si la chose était une action décidée de façon autonome par un
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groupe de quartier. » (enregistrement vidéo, juillet 2004).
Dans un court texte quil rédigea en juillet 2004, il note : « Quelque temps après, nous fûmes rejoints [en prison] par un
groupe accusé de lattentat qui avait coûté la vie de Pierluigi Torregiani […]. Cétait des jeunes gens de quartier
qui, comme beaucoup dautres ailleurs, avaient utilisé le sigle des PAC. Jen connaissais un ou deux de vue, je savais
que nos idées navaient jamais été proches. Mais parce que le sigle des PAC nous unissait, même avec des chefs
dinculpation très différents, nous nous retrouvâmes dans la même cage en cour dassises. Il paraît inutile de répéter ici
les tortures subies par les jeunes proches de ce groupe, des jeunes de quartier ensuite innocentés. Je le dis parce que
je fus condamné quelques années après pour ce même meurtre, pour lequel aucun deux, même sous la torture, navait
prononcé mon nom. »
Le meurtre de lagent de police Andrea Campagna, accusé par les PAC de tortures sur inculpés, avait été commis le 19
avril 1979, à Milan. Mutti donna à nouveau sans surprise le nom de Battisti, alors que ce dernier avait abandonné la
lutte depuis un an et que les PAC étaient dissous. Lattentat fut exécuté par une "filiation" du groupe qui avait refusé la
dissolution, et dans laquelle figurait Mutti. Memeo, membre du commando Torregiani, présent lors de lattentat contre
Campagna, précisa que larme qui avait tué lagent était la même que celle qui avait tué le bijoutier. Ce fait fut confirmé
par lexpertise balistique. Lagresseur, décrit par des témoins, était un barbu aux cheveux « blonds », de grande taille,
frôlant les 1,90m. Battisti mesure environ 1,70m.
De tous les membres des PAC accusés, Battisti fut le seul à être condamné à la perpétuité. Les peines prononcées à
lencontre des cinq protagonistes éminents du groupe furent beaucoup moins lourdes, allant de 9 ans pour Mutti ou de
15 à 28 ans pour les autres, selon quils étaient ou non en fuite. Fatone, lun des membres du commando Torregiani, fut
condamné à huit années demprisonnement. Ces disproportions nont rien dextraordinaire pour lépoque, où des
procès fleuve jugeaient des activistes par groupes entiers, dans des cours où affluaient des repentis et des dissociés
dont les déclarations achetées en échange de remises de peine avaient valeur de preuves.
Il est détestable que la justice française ait pris à son tour, en 2004, un parfum dexception. Car cest en parfaite
connaissance des faits quelle jugea Battisti : elle était informée des graves anomalies du système judiciaire italien des
années 80, de lusage de la torture, du statut de repentis et de dissociés de Mutti et de ses amis, de labsence de
preuve matérielle, de la non information du condamné, et du caractère falsifié des trois « lettres de Battisti ». Mais lEtat
et la justice française déformèrent, omirent ou écrasèrent lensemble de ces éléments, avec laide indispensable dun
lynchage médiatique orchestré depuis les plus hauts niveaux des deux Etats, italien et français. On ne peut reprocher à
lopinion publique davoir cédé massivement à une propagande si puissante. Harcelés par les médias, les gens
navaient ni les moyens ni le temps de sinformer de la vérité des données. Cest à lEtat français, averti du dossier,
dassumer le fait, gravissime dans un pays de droit, davoir fait pression sur la justice et davoir conduit à la prison à vie
un condamné innocent des crimes et jugé en son absence.
La vérité, écrivait Cesare lan dernier, est transparente comme une goutte deau sur un fil.
Un jour, elle reviendra.
Fred Varga
Post-scriptum :Communiqué PARIS (AFP) 14:11 du 18 mars 2007 Suivi d'un texte de Fred Vargas paru dans la revue "LE GRAND SOIR.info"
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