ROUSSEAU - Elettra

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ROUSSEAU - Elettra
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VADEMECUM ROUSSEAU – Par Gilles Panabières
Dossier publié en octobre 2012 par ELETTRA.FR, site d’aide à l’agrégation de lettres modernes.
ROUSSEAU (1712-1778)
Rousseau a la dimension d’une légende, d’un mythe : sage incompris et persécuté par un
monde qu’il juge frivole, républicain fervent et seul véritable maître à penser des
révolutionnaires de 1789, ami de la nature refusant la corruption de la civilisation moderne,
âme sensible annonçant le romantisme ; ce sont là autant d’images que lui-même contribua
à édifier et à répandre.
Biographie :
Il est né à Genève. Sa mère meurt (Suzanne Bernard) en lui donnant le jour. Son père (Isaac
Rousseau), modeste horloger, n’a ni la rigueur ni l’autorité nécessaires pour assurer
l’éducation de ses deux fils. Jean-Jacques est pris en charge par son oncle, devenu son
tuteur, qui le confie, avec son propre fils, au pasteur Lambercier : éducation rigoureuse,
agréments de la campagne, punitions que l’enfant ressent comme injustes. Puis Rousseau est
mis en apprentissage chez un artisan graveur (M. Ducommun).
En 1728, il s’enfuit de Genève et commence une vie de vagabondages. Il trouve asile à
Annecy, chez Madame de Warens, qui l’initie à la musique et le fait travailler (il est
employé au cadastre). Il abjure le protestantisme et se convertit au catholicisme à Turin. En
1732, Madame de Warens devient sa maîtresse ; c’est la période idyllique, d’abord dans la
maison de Chambéry, puis aux Charmettes, aux portes de Chambéry. Mais Madame de
Warens entretient une liaison avec son intendant Claude Anet. La maladie oblige Rousseau
à s’éloigner : en route pour se faire soigner, il est de nouveau pris par le démon des voyages
et part à l’aventure. En 1738, lorsqu’il revient aux Charmettes, il s’aperçoit qu’il a été
définitivement remplacé par un nouvel amant (Wintzenried). Déçu et amer, il reste un an
seul puis s’établit comme précepteur des enfants de Monsieur de Mably, à Lyon.
À presque trente ans, Rousseau est encore un inconnu. En 1742, il monte à Paris. Il se
consacre surtout à la musique et croit pouvoir se faire connaître en proposant à l’Académie
des sciences le projet d’un système de notation musicale entièrement nouveau. C’est un
échec. Dépité, il accepte un poste de secrétaire auprès de l’ambassadeur de France à Venise
(1743-1744). Rapidement brouillé avec ce haut personnage, il rentre à paris, où il s’installe
modestement avec Thérèse Levasseur, une lingère, qui lui donnera cinq enfants. Rousseau
les confie tous aux Enfants-Trouvés, institution qui préfigure l’Assistance publique. Ses
ennemis ne manqueront pas d’ironiser sur le fait que l’auteur d’un traité d’éducation ait pu
abandonner ses enfants. Mais Rousseau se défendra en justifiant son geste par
l’impossibilité où il se trouvait de les élever correctement.
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C’est à cette époque qu’il se lie avec le milieu des philosophes et qu’il trouve des appuis,
auprès de Madame d’Épinay notamment. Il rédige même pour L’Encyclopédie les articles
consacrés à la musique. Un opéra, Les Muses galantes (1745), lui vaut quelque succès.
Voltaire daigne lui écrire. Lié avec Diderot (en particulier par une passion commune pour
les échecs), il le soutient lorsque celui-ci est emprisonné à la suite de la Lettre sur les
aveugles, pendant l’été 1749. Rousseau écrit également le Discours sur les sciences et les
arts (1750), qui lui vaut d’être couronné par l’académie de Dijon, qui avait lancé le thème
d’un concours : « si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer
les mœurs ». Définitivement connu comme penseur et non comme musicien, malgré la
composition d’un nouvel opéra en 1752 (Le Devin de village), Rousseau aborde alors,
paradoxalement, la partie la plus difficile de sa vie et de sa carrière.
En effet, son caractère ombrageux et les idées originales, mais provocatrices, qu’il aime
défendre, ne lui rendent pas la vie facile. Ainsi, dans son premier discours, il développe la
thèse selon laquelle en s’éloignant de la nature primitive, l’homme a terni ses vertus
originelles. Pour lui, le progrès engendre plus de maux que de bienfaits. Ces théories
provoquent une réaction sarcastique de Voltaire, qui juge la pensée rousseauiste rétrograde
et obscurantiste. Sa désapprobation sera encore plus forte lors de la publication du Discours
sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755). Dans cet ouvrage, Rousseau se
prononce contre la propriété privée. La situation s’envenime lorsque Rousseau s’en prend
violemment à D’Alembert, à la suite de l’article « Genève » de L’Encyclopédie. D’Alembert
reproche aux autorités de Genève d’interdire le théâtre dans cette ville. Rousseau prend fait
et cause pour les Genevois et compose une virulente réponse, qui est aussi une analyse
critique du théâtre, La Lettre à D’Alembert sur les spectacles (1758). La rupture est alors
totale avec les philosophes, même avec Diderot, son ami.
À partir de 1759, Rousseau s’isole de plus en plus et fuit le monde : ses ouvrages sont
contestés, certains même interdits. Malgré l’immense succès qu’il obtient, son roman, La
Nouvelle Héloïse (1761), est condamné par les autorités de Genève. Le Contrat social
(1762) et L’Émile (1762) sont frappés par les foudres du parlement de Paris. Sa personne est
menacée. Il doit fuir et croit pouvoir se réfugier auprès de ses compatriotes genevois : il les
trouve occupés à brûler publiquement ses ouvrages. Catholiques et protestants se rejoignent
pour rejeter son apologie de la religion naturelle comme impie et hérétique. Les
philosophes, eux jugent assez sévèrement une orientation mystique dans laquelle ils ont
tendance à ne voir que la survivance de superstitions.
Rousseau doit alors chercher asile mais où qu’il aille, prédicateurs, magistrats et censeurs
excitent contre lui la haine publique. Un violent pamphlet de Voltaire, « Le sentiment des
citoyens », attaque autant sa personne que ses idées (1764). La maison de Rousseau à
Môtiers est lapidée par une foule hystérique. Il doit même quitter l’île Saint-Pierre, où il
avait cru trouver un refuge paisible. Le philosophe Hume l’accueille alors en Angleterre,
mais en moins de six mois Rousseau se brouille avec ce nouvel ami (1766).
Revenu à Paris, seul et malade, Rousseau est convaincu de l’existence d’un véritable
complot contre lui. Les instigateurs de cette « œuvre de ténèbres » sont, selon lui, Grimm,
Voltaire et d’Holbach. Pour se défendre des accusations qui souillent sa réputation, il
poursuit une véritable œuvre de réhabilitation et de défense. Les Confessions, commencées
en 1764, ont pour objectif avoué de donner de Rousseau une image vraie et de trouver des
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justifications affectives et sociales à des comportements que l’on a pu, de l’extérieur, mal
juger. Mais le livre ne sera publié qu’en 1789 (la première partie sera publiée quelques
années avant, en 1782). Retiré à la campagne, Rousseau écrit, herborise, vit en solitaire et
souffre de persécution. Ses dernières œuvres témoignent de ses préoccupations et de ses
soucis : ses Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques (1776, première publication en
1782) reprennent l’idée obsessionnelle d’une justification. Les Rêveries du promeneur
solitaire (publiées en 1782) vont dans le même sens. Sa mort, le 2 juillet 1778, laisse
l’œuvre inachevée.
En 1794, la Convention décide le transfert de ses cendres au Panthéon. Il y rejoint, par une
étrange ironie, son ennemi Voltaire, mort deux mois avant lui.
Les grandes orientations de l’œuvre de Rousseau :
1. Les écrits théoriques :
La réflexion de Rousseau est à la fois morale et politique. Son premier Discours sur les
sciences et sur les arts (1750) soutient le fait que la civilisation (art + science + technique)
est immorale et corrompue. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes (1755) décrit le processus de dégradation par lequel l’homme de nature
indépendant et heureux cède la place à l’homme de culture malheureux et dépravé. Cette
déchéance advient après l’institution de la propriété qui génère un combat social injuste. En
1762, Rousseau examine la possibilité d’un Contrat social juste : « chacun s’unissant à tous
n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». L’égalité est garantie
par la modération des richesses et par le sacrifice des intérêts privés à la « volonté
générale ». L’Emile (1762) propose de former un homme qui serait aussi proche que
possible de la nature, par l’observation, la vie au grand air, l’apprentissage d’un métier, la
voix de la conscience étant le fondement d’une religion naturelle. L’enfant acquiert ainsi
une nouvelle place.
2. L’œuvre romanesque :
Dans La Nouvelle Héloïse (1762), Rousseau reprend la forme à la mode du roman
épistolaire. Ce roman marqué par la simplicité de l’intrigue est à la fois un roman d’amour,
un ensemble de dissertations philosophiques et le rêve d’une société idéale (une utopie).
3. L’œuvre autobiographique :
Rousseau rédige entre 1765 et 1770 Les Confessions (première partie publiée en 1782,
deuxième partie publiée en 1789). Puis, entre 1772 et 1776, il rédige les Dialogues ou
Rousseau juge de Jean-Jacques. Enfin, entre 1776 et 1778, il rédige Les Rêveries du
promeneur solitaire (ouvrage publié en 1782). Ces trois écrits sont trois manières pour
Rousseau de parler de lui : dans Les Confessions, il fonde le genre de l’autobiographie en
France, en racontant sa vie de façon exhaustive et chronologique ; dans les Dialogues, il
s’agit plus de faire un autoportrait ; enfin, dans les Rêveries, sa vie est l’occasion d’inventer
une prose poétique.
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Rousseau et l’esprit des Lumières :
Certaines idées politiques et philosophiques de Rousseau se rapprochent de l’esprit des
Lumières : cf. la critique de la monarchie absolue de droit divin dans Le Contrat social, la
défense d’une religion naturelle.
Pourtant, dans quelques domaines essentiels, les convictions profondes de Rousseau
divergent de celles des philosophes des Lumières : cf. Discours sur l’origine de l’inégalité
parmi les hommes, Le Contrat social :
♦ L’homme est bon par nature, c’est la société qui le corrompt : on pourrait interpréter
cette idée comme une condamnation radicale de toute société (cf. la postérité romantique de
Rousseau qui exaltera l’individu incompris). Mais en fait, il ne faut entendre ceci dans un
sens aussi radical. La société n’est pas corruptrice par essence ; c’est seulement un certain
type de société qui corrompt l’homme. Selon Rousseau, il n’y a pas d’inégalité naturelle, il
n’y a que des inégalités artificielles, dues à une société injuste. Les hommes naturels sont
égaux : l’un a la force, l’autre l’habileté.
♦ L’homme est perfectible : ce qu’il est naturellement en puissance ne peut s’actualiser
que dans la vie en commun. Ce n’est que parce qu’il vit en société que l’homme peut
devenir moral, substituer dans sa conduite la justice à l’instinct. Le problème est de trouver
une société dans laquelle l’homme puisse préserver sa liberté naturelle et assurer sa sécurité.
Il s’agit de concilier liberté individuelle et protection collective, de « trouver une forme
d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de
chaque société et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et
reste aussi libre qu’auparavant ». La solution fournie par Le Contrat social est la suivante :
le souverain, ce doit être l’ensemble des membres de la société. Chaque homme est à la fois
législateur et sujet : il obéit à la loi qu’il a lui-même établie. Il faut pour ceci qu’il existe une
volonté générale. Or chaque homme a comme individu une volonté particulière qui le
conduit à s’opposer aux autres hommes. Mais il a aussi comme citoyen une volonté générale
qui lui fait vouloir le bien de l’ensemble dont il est membre. Il appartient à l’éducation de
former cette volonté générale ; les lois traduiront la volonté de la majorité.
♦ Pour Rousseau, le régime idéal est donc démocratique. Mais ce régime se heurte à
plusieurs difficultés dont Rousseau est conscient :
Le peuple ne peut légiférer directement : il doit choisir des représentants et le risque est
grand de voir ces représentants détourner à leur profit le mandat du peuple.
Il est nécessaire qu’il existe un organisme qui fasse appliquer les lois (= un gouvernement)
dont la fidélité n’est pas assurée.
Il s’agit donc d’un système fragile, mais qui est le seul espoir de mener une vie digne d’être
vécue.
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ROUSSEAU :
LES CONFESSIONS (POSTHUME, 1782 et 1789)
Genèse de l’œuvre :
Au livre X de l’ouvrage, Rousseau date de 1759-1760 sa résolution d’écrire ses Mémoires;
peut-être à la suite de la suggestion de Rey, son éditeur, qui, vers les mêmes années, lui
avait demandé une brève autobiographie à mettre en tête de l’édition générale de ses
œuvres. Dès ces années, Rousseau commence à écrire des textes sur sa vie. Mais il a encore
des réticences : peur de parler de soi, hésitation entre portrait et récit événementiel.
En 1764, paraît à Genève « Le Sentiment des citoyens », libelle injurieux (dont l’anonymat
cache Voltaire) attaquant violemment Rousseau et révélant l’abandon de ses enfants. Dès
lors, le désir de se justifier précipite la rédaction des Confessions, dont la composition ne
sera finalement achevée qu’en 1770. Entre 1765 et 1767, il rédige la première partie (surtout
lorsqu’il est réfugié en Angleterre). En 1769-1770, il rédige la seconde partie.
Dès l’hiver 1770, Rousseau commença, en une série de lectures publiques, à donner
connaissance de son manuscrit. En 1771, il en lut la seconde partie chez la comtesse
d’Egmont. Le scandale ne fut pas évité, et Mme d’Épinay demanda à la police d’interdire
ces lectures. Conformément au vœu de Rousseau, les Confessions ne paraissent que de
façon posthume, en 1782 et 1789.
Entre 1765 et 1770, le manuscrit a suivi Rousseau dans tous ses déplacements. Rousseau
craignait qu’on le lui vole. Il l’a copié, modifié. Il a composé deux préambules, et
finalement il a retenu le deuxième. Les divers états de l’écriture ont abouti à trois
manuscrits :
- Le manuscrit de Neuchâtel, qui contient le début de l’œuvre, du livre I au milieu du
livre IV, ainsi qu’un premier préambule.
- Le manuscrit de Paris, qui fut copié de 1768 à 1770.
- Le manuscrit de Genève, qui fut terminé en 1771, et qui est le plus complet : il
comprend les douze livres et un préambule (différent de celui du manuscrit de
Neuchâtel). C’est le texte des éditions courantes.
Les Confessions ne sont pas de simples Mémoires. Leur lecteur, pris à témoin, est invité à se
faire juge de l’auteur «en dernier ressort». À lui d’assembler les fragments d’une œuvre
«faite de pièces et morceaux», pour déterminer l’être qui la compose: tâche dans laquelle
Rousseau, lui, risquerait bien facilement de se tromper, et dont le souci pourrait l’empêcher
de se peindre avec la plus totale sincérité. Cet appel au jugement d’une conscience
extérieure autorise Rousseau à se raconter en toute innocence, avec une ingénuité qui
permet de ne rien cacher: «Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature
et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais.» Dès les premières
lignes le ton est donné. L’œuvre doit être «une première pièce de comparaison pour l’étude
des hommes». Il faudra donc «tout dire», que cela ait de l’importance ou non. Se taire sur un
point, même minime, ne dire qu’une partie de la vérité, reviendrait à ne rien dire; un seul
trait manquant, et le portrait dans son ensemble en serait faussé. Rousseau, dans ces pages,
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sera donc «transparent»; d’une transparence de cristal, multipliant les points de vue, le jeu
des reflets d’une face à l’autre.
Les Confessions, on l’a souvent répété, transforment le concept même de littérature, qui
n’est plus, avec elles, centré sur l’œuvre mais sur l’auteur. Cependant Rousseau bouleverse
aussi bien le statut de l’auteur. Dans les romans du XVIII° siècle, le narrateur, déjà, n’est
pas toujours omniscient (voir Jacques le Fataliste, par exemple). Les Confessions vont
encore plus loin. Leur auteur ne peut faire que la moitié de la tâche, la moitié d’un livre dont
le sens final lui appartiendra moins qu’au lecteur de bonne foi auquel Rousseau s’en remet.
Résumé :
♦ Première partie :
Le livre I présente l’enfance de Jean-Jacques jusqu’à sa seizième année (1712-1728). Les
événements rapportés témoignent d’un bonheur perdu et des premières avancées de la
destinée. Les premiers souvenirs, la conscience de soi apparaissent à travers les lectures
faites avec son père. Là est la source de son esprit «libre et républicain», nourri des auteurs
latins. À Bossey, où il est mis en pension avec son cousin chez le pasteur Lambercier
(1722), Rousseau découvre la campagne, l’amitié, mais aussi une sensualité trouble, source
de frustrations et de complications durables, qui annonce et explique les échecs à venir
auprès des femmes. Pour la première fois aussi, pour vivre ses désirs, Rousseau doit trouver
refuge dans l’imaginaire. Cet aveu du plaisir reçu aux fessées de Mlle Lambercier, est «le
premier pas le plus pénible» fait par ces Confessions dans lesquelles Rousseau a promis de
tout dire. À Bossey, châtié pour un vol qu’il n’a pas commis, Rousseau fait également pour
la première fois l’expérience de l’injustice. La sérénité de la vie enfantine est perdue. À
Genève, il est placé en apprentissage chez un graveur. Rousseau est, sous le regard d’un
maître brutal, réduit à l’état d’apprenti, figé dans cette nouvelle condition. Il développe, en
réaction, des goûts vils, devient menteur, fainéant, voleur. De ces travers également, il lui
sera difficile de se guérir par la suite. Il trouve refuge dans les lectures et dans des vies
imaginaires. Apparaît ainsi ce goût pour la solitude qui lui est toujours resté et qui explique
sa misanthropie. Son cœur trop aimant est forcé de s’alimenter de fictions faute de trouver
d’autres cœurs qui lui ressemblent. Rousseau finit par fuir Genève. Mais les dernières pages
retiennent un instant son destin. S’il avait eu un meilleur maître, sa vie aurait été celle d’un
graveur, à Genève. Elle lui aurait assuré ce bonheur paisible pour lequel il était fait.
Le livre II s’étend sur une période de huit à neuf mois (mars-novembre 1728). Ayant quitté
Genève, un sentiment d’indépendance le remplit. Tout lui semble possible. L’auteur prend
le ton ironique du Quichotte et du roman picaresque pour se peindre adolescent, la tête
pleine de lectures, avec l’espoir de rencontrer des châteaux, des demoiselles, des aventures.
Il arrive à Turin. Entre-temps, il a rencontré Mme de Warens à Annecy. Il entre comme
catéchumène à l’hospice du Saint-Esprit et s’y laisse convertir au catholicisme. Il imagine
les aventures les plus romanesques, mais il ne trouve d’autre place que celle de laquais chez
une dame de la noblesse. C’est le terme de toutes ses grandes espérances. Le voilà de
nouveau figé dans sa condition par le regard de sa maîtresse. Ses mauvais démons le
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reprennent et il est finalement renvoyé après le vol d’un ruban dont il a réussi à faire accuser
une domestique. Le remords de cet acte — qu’il n’a jamais avoué à quiconque — ne l’a
jamais quitté.
Le livre III (décembre 1728-avril 1730) raconte la fin de l’adolescence. Le ton est
généralement noir. Les premières pages font un nouvel aveu pénible. À Turin, Rousseau
s’exhibe devant des femmes et cela manque de mal tourner. Il entre comme domestique
chez le comte de Gouvon, et dans cette grande maison devient «une espèce de favori». On
s’occupe de son instruction. On veut le lancer dans la carrière diplomatique. Rousseau
pourrait se livrer à l’espoir de parvenir. Mais en fait, il est déçu. Il ne voit pas de femme ni
rien de romanesque dans ce qu’on lui promet. Il vient finalement à bout de se faire chasser
et reprend la route, accompagné de Bâcle, un ami genevois. À Annecy, il retrouve Mme de
Warens qui veut faire de lui un musicien. Mais Rousseau s’engoue pour un nouvel ami,
Venture, un «aimable débauché». Le revoilà parti à l’aventure. À Lyon, il abandonne en
pleine rue — encore un aveu pénible — son compagnon Le Maistre en proie à une crise
d’épilepsie. À son retour, Mme de Warens est partie pour Paris. Rousseau est seul.
Le livre IV est celui du vagabondage et du dénuement (avril 1730-octobre 1731), des
voyages à pied et de la solitude rêveuse. À Lausanne, il tente d’imiter Venture et se fait
passer pour un maître de musique parisien sous le nom de Vaussore de Villeneuve. Il ne
connaît pas la musique mais, «dans un moment de délire», il accepte de composer et de
diriger une pièce au concert d’un amateur. Il est démasqué. Il quitte Lausanne et découvre le
pays de Vaud, les rives du Léman. C’est une nouvelle image du bonheur. Il voyage à pied,
seul, accompagné de ses «douces chimères». Il rêve de gloire militaire. Il est déçu par Paris,
victime des exagérations de son imagination. Il couche dans la rue à Lyon. Il rejoint, enfin,
Mme de Warens à Chambéry.
Les livres V et VI s’étendent du retour à Chambéry, en octobre 1731, au départ pour Paris
en 1742. Pendant huit ou neuf ans, il ne se passe rien qu’une vie simple et douce. Rousseau
travaille au cadastre de Savoie. Puis il donne des leçons de musique. Il devient — presque à
son corps défendant — l’amant de Mme de Warens qu’il partage avec Claude Anet,
l’intendant. Rousseau se satisfait parfaitement de cette situation de ménage à trois. Ils
parviennent à former une «société sans exemple sur la Terre» et leurs cœurs sont tellement
«en commun» que le tête-à-tête leur paraît moins doux que la réunion à trois. Mais bientôt,
Anet meurt. Rousseau hérite du rôle d’intendant mais y montre peu de talent. Son humeur
est toujours vagabonde. Il fait de petits voyages à Nyon, à Genève, à Lyon. Il est inquiet,
tourmenté, ne sait trop à quoi se fixer. Sa santé commence à se dégrader. «Les vapeurs
succèdent aux passions» et sa langueur devient tristesse. Il a des «frayeurs vives au bruit
d’une feuille, d’un oiseau». Il sent la vie lui échapper sans l’avoir goûtée. En 1736 (la date
est controversée), premier séjour aux Charmettes. Là, à la campagne, retranché du monde, il
connaît un bonheur «peut-être unique parmi les humains». C’est le court bonheur de la
communication totale avec «Maman» (Mme de Warens). Mais du bonheur, il n’y a rien à
dire; ni action ni pensée. Le vrai bonheur n’est pas un recueil de faits mais un sentiment, un
état permanent. Aussi le Livre VI parle-t-il plutôt de sa santé chancelante, de ses inquiétudes
morbides. Rousseau est persuadé de sa mort prochaine. Il consacre presque tout son temps à
l’étude. Les vapeurs, «cet ennui du bien-être qui fait extravaguer la sensibilité», le
reprennent. Persuadé qu’il a un polype au cœur, il part pour Montpellier consulter un
médecin réputé. Mais en route, ses inquiétudes sont bientôt oubliées à l’occasion d’une
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brève aventure avec Mme de Larnage. Pour la première fois, Rousseau est rempli d’une
mâle fierté et se livre aux sens avec joie. Il est «assez lui-même» pour s’ouvrir à la fois aux
plaisirs de la vanité et de la volupté. Maman est oubliée. Et, tout à son triomphe, il imagine
déjà séduire la fille de cette Mme de Larnage à laquelle il doit «de ne pas être mort sans
avoir connu le plaisir». À Montpellier, on le regarde comme un malade imaginaire et il en
conçoit quelque défiance envers les médecins. Pris de remords, mais surtout peu confiant
dans la possibilité d’entretenir son succès, il renonce à aller retrouver Mme de Larnage et
rentre à Chambéry. Maman l’accueille froidement. Un certain Wintzenried a pris sa place
auprès d’elle. C’est la fin de la jeunesse, la fin de l’intimité avec Maman. Rousseau forme le
projet de quitter la maison. Mme de Warens l’y pousse. À Lyon, il devient le précepteur des
deux fils de M. de Mably. Dans cette fonction, le futur auteur de L’Émile connaît, de son
propre aveu, «un échec presque complet». Il redevient voleur. Dernière tentative auprès de
Mme de Warens, en vain. Le passé est mort. Mably lui a donné quelques lettres de
recommandation et Rousseau se rend à Paris, une nouvelle méthode de notation musicale
dans la poche, avec laquelle il ne doute pas de faire une révolution.
♦ Seconde partie :
Rousseau prévient tout de suite que celle-ci ne peut être qu’inférieure à la première. Le
contraste est en effet frappant dans l’inspiration et dans le style. Il n’y aura plus guère
d’aveux pénibles. Soucieux de se disculper, Rousseau insiste plutôt sur son innocence,
surtout en ce qui concerne l’abandon de ses enfants.
Le livre VII couvre sept années (1742-1749). Introduit par Réaumur, Rousseau lit à
l’Académie des sciences son Projet concernant de nouveaux signes pour la musique. Il est
déçu par l’accueil et le verbiage des académiciens. Un moment réduit à la misère, il consent
à suivre à Venise, en qualité de secrétaire, le comte de Montaigu nommé ambassadeur du
roi de France. Il passe une année auprès de ce diplomate peu intelligent et finit par quitter
l’ambassade, suite à des démêlés violents avec lui (1744). Tous ses projets d’ambition sont
ainsi renversés: Rousseau se résout à ne plus s’attacher à personne et à tirer parti de ses
talents, dont il commence à sentir la mesure. Il se met en ménage avec une lingère, Thérèse
Levasseur, fille «sensible, simple et sans coquetterie», sans oser toutefois se montrer en
public avec elle. Il entre en qualité de secrétaire chez les Dupin, malgré ses résolutions. Il
abandonne ses deux premiers enfants aux Enfants-trouvés. Il s’en justifie longuement,
refuse, malgré ses remords, de se considérer coupable. Il fait la connaissance de
Mme d’Épinay, fréquente Condillac et Diderot, rencontre D’Alembert et est chargé des
articles concernant la musique dans L’Encyclopédie. En 1749, Diderot est enfermé à
Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles. Rousseau en est profondément affecté.
Le livre VIII couvre sept autres années (1749-1756), jusqu’à l’installation à l’Ermitage.
Rousseau abandonne ses trois derniers enfants. Mais ce n’est pas, à l’entendre, par dureté ou
manque de sentiment: en les confiant aux Enfants-trouvés, il est convaincu de remplir un
devoir de citoyen. Il décide d’une «réforme» personnelle profonde. Pour subsister, il copiera
de la musique. Il vivra détaché des fers de l’opinion. Mais la publication du Discours sur les
sciences et les arts est un succès et le voilà jeté, malgré lui, dans la célébrité. Son opéra Le
Devin de village est représenté devant le roi et remporte un éclatant succès. Moitié par
fierté, moitié par timidité, il refuse une pension royale, ce que lui reproche Diderot. Il prend
activement part à la querelle des Bouffons (1752) et soutient la supériorité de la musique
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italienne dans sa Lettre sur la musique française. On lui refuse l’entrée à l’Opéra. Il
s’installe à Saint-Germain-en-Laye pour travailler au Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité. Il part pour Genève. Sur la route, il revoit Mme de Warens,
vieillie et quasi misérable, au cours d’une rapide visite qui lui laisse de lourds remords. Il est
fêté à Genève et se reconvertit au protestantisme. Mais les relations avec ses compatriotes se
refroidissent avec la publication du second Discours. Il revient alors en France et s’installe
avec Thérèse et la mère de celle-ci dans une retraite que Mme d’Épinay a fait aménager
pour lui, l’Ermitage.
Le livre IX est celui de l’amour impossible et de l’amitié perdue. En avril 1756, Rousseau
est installé à l’Ermitage, la tête pleine du souvenir des Charmettes. Mais il a du mal à être
seul et Mme d’Épinay veut trop souvent l’avoir près d’elle. Il s’enivre de vertu. Le voilà
devenu fier, insensible à l’opinion, sarcastique même, dans l’état «le plus contraire à son
naturel». Il voit le bonheur de très près, mais sans pouvoir l’atteindre et sans qu’il y ait de sa
faute à le manquer. Il se prend à soupçonner Diderot et surtout Grimm de vouloir tourner la
mère de Thérèse contre lui. Il a l’impression qu’on l’épie. Incapable de communiquer avec
Thérèse dont l’intelligence est trop limitée, il découvre qu’il n’est pas tout pour elle et
qu’elle n’est presque rien pour lui. Dévoré du désir d’aimer sans jamais avoir pu le
satisfaire, il se voit, aux portes de la vieillesse, «mourir sans avoir vécu». Mais le repli
attristé sur soi n’est pas sans douceur. Le sentiment de l’injustice exalte le sentiment de sa
valeur. Rousseau est de nouveau jeté dans le pays des chimères par l’impossibilité
d’atteindre les êtres réels. Ne voyant rien d’existant qui soit «digne de son délire» autour de
lui, il se fait en rêve des sociétés de créatures aimantes et parfaites. La Nouvelle Héloïse
sortira de ces rêveries. L’écriture sera finalement un substitut à la vie. C’est alors, qu’«ivre
d’amour sans objet», il reçoit la visite de Mme d’Houdetot. Elle sera «le premier et unique
amour de toute [sa] vie». Mais ce sera un amour inabouti. Rousseau sombre dans un état
d’épuisement et de maladie. Il entre en conflit avec Mme d’Épinay qu’il soupçonne
d’intriguer contre Mme d’Houdetot. Dans Le Fils naturel, que Diderot vient d’achever, une
sentence le blesse au vif: «Il n’y a que le méchant qui soit seul.» Rousseau constate de la
froideur chez Mme d’Houdetot. Le bruit se répand qu’il n’est pas l’auteur du Devin de
village. Son amitié avec Grimm se défait: seuls, celui-ci, Diderot et Mme d’Épinay ont été
mis au courant par Rousseau de l’abandon de ses enfants. Quand cet aveu transpire, le
soupçon de conspiration se fait jour. Se produit alors cette «grande révolution» dans sa
destinée, cette «catastrophe» qui a partagé sa vie «en deux parties si différentes et qui d’une
bien légère cause a tiré de si terribles effets». Rousseau refuse d’accompagner à Genève
Mme d’Épinay, rompt avec Mme d’Houdetot qui le pousse à faire ce voyage, et avec
Mme d’Épinay, qui lui signifie son congé. Il quitte l’Ermitage. Le procureur fiscal du prince
de Condé offre de l’héberger dans une petite maison en son jardin de Mont-Louis à
Montmorency.
En 1758, au début du livre X (qui va jusqu’à la fin de 1760), Rousseau, dans un état de
langueur, se laisse envahir par des songes morbides. Le voilà détaché de tout ce qui lui avait
fait aimer la vie, revenu surtout de l’amitié. Une cabale est montée contre lui à Genève, puis
à Paris. Grimm est à la tête de ce «complot» et entraîne Diderot, d’Holbach et la «coterie
holbachique». Il est résolu à rompre avec Diderot, qui, à l’époque, est en proie à des
persécutions, de sorte que, dans l’opinion, cette rupture se retourne contre Rousseau. La
Lettre à d’Alembert est un grand succès. Rousseau achève La Nouvelle Héloïse. Il connaît
alors une vie égale et paisible, correspond avec Malesherbes. En 1759, il fait le projet de
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quitter tout à fait la littérature. Il se met à rédiger L’Émile pourtant. Son éditeur le presse
d’écrire ses Mémoires. Séduit par l’idée, Rousseau commence à recueillir lettres et papiers.
À Montmorency, il se lie d’amitié avec le maréchal de Luxembourg, qui le traite d’égal à
égal. Le prince de Conti lui rend visite et consent, «par un comble de grâce», à jouer aux
échecs avec lui: Rousseau se défend pourtant d’avoir été ébloui par le prestige de ses hôtes.
Il s’éprend un temps, mollement, de quelques dames. Il décide bientôt de faire ses adieux à
l’amour pour le reste de sa vie.
Le livre XI retrace une période de dix-huit mois, jusqu’à la journée du 9 juin 1762, racontée
heure par heure. La Nouvelle Héloïse est un énorme succès. Mais, durant l’hiver 1761,
Rousseau est malade. Il s’inquiète «follement», jusqu’au délire, de la publication de
L’Émile, dont il est persuadé que les jésuites se sont emparés pour l’altérer. Malesherbes le
tranquillise et le raisonne. Pour s’expliquer, se justifier, Rousseau lui adresse quatre lettres
exposant les vrais motifs de sa conduite et «tout ce qui se passe dans son cœur». Ces lettres,
«la seule chose écrite avec facilité de toute ma vie», sont une esquisse de ces Mémoires dont
Rousseau a le projet. L’Émile lui vaut des menaces du Parlement; on le décrète bientôt de
prise de corps. L’Émile est brûlé. Le 9 juin, Rousseau quitte la France. Il devine un complot
monté contre lui par ses anciens amis. Mme de Boufflers lui a proposé de passer en
Angleterre. Mais il n’aime ni l’Angleterre ni les Anglais, et part pour la Suisse.
Le livre XII est inachevé (juin 1762-octobre 1765). Les événements qu’il relate sont si
tristes que Rousseau prévient que son récit manquera d’ordre. Désormais «fugitif sur la
Terre», il ne trouve guère d’accueil en Suisse. Il est chassé du territoire de Berne. Le Grand
Conseil de Genève le condamne. L’Émile et Du contrat social sont brûlés. Rousseau sent
que la malédiction s’étend sur lui dans toute l’Europe. Il trouve refuge dans les États du roi
de Prusse, malgré son aversion pour ce monarque. Il se fixe à Môtiers-Travers, près de
Neufchâtel [Neuchâtel], pendant près de deux ans. L’amitié de George Keith, gouverneur de
Neufchâtel et très lié à Frédéric II, lui donne ses derniers souvenirs heureux. Frédéric
propose de lui faire bâtir une maison et l’assure de sa protection. Rousseau change
d’opinion à son égard et lui écrit pour lui conseiller de travailler à la paix de l’Europe et à la
prospérité de ses États. Persuadé que le public va revenir de sa frénésie, Rousseau songe à
mener une vie tranquille et douce. Il prend l’habit arménien. Mais la catastrophe plane. Il
apprend la mort du maréchal de Luxembourg et celle de Mme de Warens. George Keith
quitte Neufchâtel. L’ordre et le détail des événements se brouillent dans son esprit, ne lui
laissant qu’une horrible impression de mystère. La parution des Lettres écrites de la
montagne soulève des réactions très vives. Le livre est brûlé. Le peuple s’anime contre
Rousseau traité d’antéchrist. On lui jette des pierres alors qu’il herborise ou se promène.
Keith l’invite à venir le rejoindre à Potsdam, où Frédéric serait prêt à l’accueillir. Mais
Rousseau a un autre projet: habiter l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Il veut
prendre congé de son siècle et de ses contemporains, et vivre sans gêne dans un loisir
éternel. Avec Thérèse, il se met en pension chez le receveur de l’île, qui en est le seul
habitant. Mais, à l’entrée de l’hiver, on lui intime l’ordre de partir. Rousseau propose alors
qu’on le tienne captif dans l’île. En vain. Il avait parlé des Corses comme d’un peuple neuf
dans Du contrat social. On lui propose de rédiger des institutions pour les gouverner.
Trouverait-il le repos dans cette île? Il semble s’y résoudre un moment. Des admirateurs
l’invitent à Bienne, un petit État libre. Mais la population ne l’aime pas. Où aller?
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La troisième partie, jamais écrite, devait montrer comment, croyant partir pour Berlin,
Rousseau se retrouvera finalement en Angleterre, où, selon lui, deux dames (Mmes de
Verdelin et de Boufflers), l’ayant fait chasser de Suisse pour le livrer à leur ami Hume,
pouvaient mieux disposer de lui.
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Résumé et commentaire des Confessions
Titre emprunté à Saint-Augustin (les Confessions de Saint-Augustin datent de 397-401).
Edition de Jacques Voisine, 2011, se fondant sur le manuscrit de Genève (c’est-à-dire celui
publié en 1782 et en 1789.
Avertissement de Rousseau
Texte figurant face à la première page du manuscrit de Genève, publié pour la première fois
en 1850.
« Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui
existe et qui probablement existera jamais ».
Le mot « nature » renvoie à une notion essentielle dans la philosophie rousseauiste. « dans
toute sa vérité » : pas de tri, d’éléments cachés, revendication de transparence totale. « qui
existe et qui probablement existera jamais » : à la singularité du personnage répond la
singularité de l’entreprise littéraire.
Rousseau s’adresse à celui qui trouvera ce manuscrit et l’enjoint à ne pas le détruire, car
c’est « un ouvrage unique et utile ».
Livre premier
Temps : 1712-1728 : quinze premières années de la vie de Rousseau.
Lieux : Genève – Bossey – Genève (souci de symétrie : entre Genève et… Genève, la vie à
Bossey est décrite comme un paradis d’enfance).
♦ Préambule :
Le préambule reprend les mêmes thèmes que l’avertissement : homme / nature / vérité.
Epigraphe (citation de Perse, poète satirique latin du premier siècle) : « intus et in cute » (à
l’intérieur et sous la peau ») : l’entreprise de Rousseau est de capter l’être intérieur, non
l’être social.
Déclaration d’intention (pacte autobiographique selon l’expression de Philippe Lejeune) :
l’auteur revendique la nature autobiographique du livre : « Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi
seul ».
Affirmation de sa singularité : « je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose
croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent ». Mise à distance du lecteur.
Texte adressé à ses semblables, mais aussi et surtout à Dieu. Rousseau a besoin du secours
de Dieu contre le jugement des hommes.
« je sens mon cœur » : importance du mot « cœur » chez Rousseau.
♦ Premier épisode : les parents et la petite enfance de Rousseau (jusqu’à dix ans) :
biographie idyllique des parents / Mort de la mère / Découverte de la lecture /
Evocation du frère de Rousseau / Evocation de la tante de Rousseau / la chanson de
la tante / le démêlé du père avec M. Gautier / le départ du père pour Nyon.
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Les parents apparaissent comme vivant un amour idyllique résistant au temps : « dès l’âge
de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble » + même après la mort de la mère, le père
continuera de l’aimer : « quarante ans après l’avoir perdue, il est mort dans les bras d’une
seconde femme, mais le nom de la première à la bouche, et son image au fond du cœur ».
L’amour véritable entre les parents lève tous les obstacles, y compris économiques (la mère
est beaucoup plus riche que le père).
« il quitta tout et revint. Je fus le triste fruit de ce retour » : l’autoportrait commence sous le
signe d’une culpabilité innocente, c’est-à-dire ce que, dans une tragédie, on appelle la
fatalité. Cf. Œdipe.
La mort de la mère bouleverse les rapports familiaux. Cf. parole du père : « t’aimerais-je
ainsi si tu n’étais que mon fils ? » Le fils est voué à occuper la place laissée vide par la
mère. Cf. aussi « allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi » : le père s’assimile à
l’enfant. Rousseau joue un rôle d’adulte déstabilisant pour lui.
Les lectures viennent combler le vide laissé par la disparition de la mère : en effet, les
romans viennent de la bibliothèque de la mère et les livres suivants, plus théoriques,
viennent du père de la mère. Tout se passe comme si c’était la mère qui, par-delà la mort,
transmettait la connaissance. Le père ne joue aucun rôle dans la formation de son fils.
La formation intellectuelle : à la phase romanesque succède la phase héroïque : les Romains
succèdent aux romans. Les romans développent la sensibilité, l’émotion ; les livres suivants
concourent à former l’esprit politique de Rousseau. Cf. dualité de Rousseau : sensibilité
exacerbée / esprit rationaliste des Lumières. Mais ce qui est premier, c’est l’émotion et non
la raison.
La relation avec le frère : Rousseau prend la défense de son frère : il se constitue ainsi en
héros. En se dressant entre son frère et son père, Rousseau remporte une victoire
paradoxale, une victoire du faible contre le fort. Cf. plus tard, Rousseau seul contre tous : le
héros contre les autres.
La chanson de la tante est valorisée ; c’est qu’elle constitue un moyen de communication
antérieur au langage rationnel.
♦ Second épisode : le séjour à Bossey, chez les Lambercier (dix-douze ans) : simplicité
de la vie à la campagne / la fessée / le peigne cassé / la culbute de Mlle Lambercier /
l’épisode de l’aqueduc.
Le séjour chez les Lambercier met en place au début une société idéale, fondée sur le
respect entre adultes et enfants, ainsi qu’entre enfants (Rousseau et son cousin Bernard).
Monde paradisiaque, d’avant la Chute.
Le couple Lambercier (le frère pasteur et la sœur) fait l’objet d’un traitement similaire à
celui du couple parental : M. Lambercier s’efface assez rapidement derrière Mlle
Lambercier. C’est elle qui possède l’autorité, c’est à elle que revient la mission de punir les
enfants.
La scène de la fessée (premier aveu) est une sorte de scène primitive, qui établit clairement
le partage des rôles entre un pôle féminin actif et un pôle masculin soumis. Relation
masochiste de Rousseau aux femmes. Mais Rousseau se disculpe de toute culpabilité :
d’abord par le rôle passif où il se cantonne, ensuite car sa bizarrerie lui permet de rester pur
de toute souillure jusqu’à un âge avancé : Rousseau explique que ce simple plaisir lui suffira
longtemps, si bien qu’il n’a pas eu besoin de se plonger dans les autres plaisirs de la chair.
Rousseau accorde à l’aveu une vertu purificatrice. Remarque : le terme « fessée » n’est pas
prononcé : Rousseau a recours à des périphrases (« la punition des enfants », « un châtiment
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tout nouveau ») : il s’agit de trouver des euphémismes pour dire la singularité d’un
comportement en réalité assez trouble.
L’épisode du peigne cassé constitue une rupture fondamentale de l’âge d’or. C’est une
Chute hors du Paradis : « nous ne les regardions plus comme des Dieux », « là fut le terme
de la sérénité de ma vie enfantine ». Découverte de l’injustice. Injustice de la punition, car
Rousseau était innocent. A partir de ce moment-là, Rousseau commence à pécher : « nous
étions moins honteux de mal faire ». Réécriture de la Genèse.
Hypotypose : description de Bossey sous forme d’un tableau : description très visuelle : « je
vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions ».
L’épisode de l’aqueduc : bouleversement de la chronologie : en effet, cet épisode devrait se
situer chronologiquement avant celui du peigne cassé, car c’est un souvenir d’avant la
Chute. En abandonnant la stricte linéarité, Rousseau marque sa mainmise en tant qu’artiste
sur sa vie. La vie n’acquiert du sens que si elle est saisie dans un projet esthétique. Il ne
s’agit pas pour Rousseau de détailler les événements dans l’ordre où ils sont advenus, mais
de les agencer au sein d’une structure qui établit la primauté de l’artiste.
Cet épisode de l’aqueduc est sur le plan stylistique une parodie d’une épopée : cet épisode
s’ouvre sur un lexique hyperbolique (« la grande histoire », « l’horrible tragédie »), les
enfants éprouvent de la « gloire », on évoque « l’auguste noyer ». Passage qui reconstruit
d’une manière distanciée et amusée un événement réel. Enjeu artistique de l’autobiographie.
♦ Troisième épisode : le retour à Genève et l’entrée dans la vie sociale (douze – seize
ans) : vie chez l’oncle avec le cousin / les deux histoires d’amour d’enfant, avec Mlle
Goton et Mlle de Vulson / la mise en apprentissage chez M. Ducommun, graveur /
les vols : asperge, pomme / la naissance de la haine pour l’argent / une anecdote
d’adulte : l’opéra avec M. de Francueil / les lectures des livres achetés à La Tribu.
Les deux histoires d’amour sont complètements opposées. Mlle de Vulson inspire un amour
de tête, Mlle Goton un amour de cœur. Avec la première, Rousseau reste maître de luimême, pas avec la seconde. Beaucoup de tournures hyperboliques, à comprendre au second
degré : distanciation de la part de l’écrivain vis-à-vis du souvenir d’enfance : « fureurs »,
« catastrophe », « lettres d’un pathétique à fendre les rochers », « je voulais me jeter dans
l’eau » (parodie d’une histoire d’amour romanesque).
M. Ducommun est clairement désigné comme responsable de la métamorphose négative de
Rousseau : c’est lui qui, par sa tyrannie et sa violence, pousse le jeune homme à pratiquer le
mensonge, le vol et la fainéantise. Plaidoyer de Rousseau en faveur d’une éducation fondée
sur le respect et la confiance. Cf. L’Emile : « respectez l’enfance, et nous vous pressez pas
de la juger, soit en bien soit en mal ». On retrouve dans les Confessions les thèses politiques,
sociales et philosophiques de Rousseau. Ce séjour chez M. Ducommun illustre aussi la thèse
de Rousseau sur les méfaits d’une société fondée sur la tyrannie des riches sur les pauvres :
celle-ci amène les pauvres à être voleurs. Cf. utilisation du présent gnomique : il transforme
le séjour chez M. Ducommun en exemplum : le lecteur est invité à le lire comme un épisode
illustrant l’ampleur des dysfonctionnements qui caractérisent une société fondée sur
l’inégalité des conditions.
L’épisode des pommes : vision distanciée de l’auteur adulte : il présente cet épisode comme
héroïque : le jeune Jean-Jacques est assimilé symboliquement à Hercule, à travers la
référence au « jardin des Hespérides »= utilisation du registre héroï-comique (traitement
d’un sujet bas avec un style noble, transformation d’un épisode prosaïque en acte héroïque).
Les lectures des livres achetés à La Tribu : différence par rapport aux premiers livres.
Désormais, ce sont des lectures effectuées à la suite de transactions marchandes.
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♦ Quatrième épisode : la sortie hors de Genève et hors de l’enfance (seize ans) :
portes de Genève fermées / Décision de Rousseau de quitter Genève (de peur de
subir une punition qu’on lui a promise) / dernière entrevue avec le cousin Bernard /
regrets de Rousseau de ne pas avoir eu une vie tranquille à Genève, poussé par la
fatalité.
Ce passage illustre la tension du système de pensée de Rousseau : d’un côté, Rousseau est
un républicain qui fait l’apologie d’une vie collective fondée sur un contrat. De l’autre, c’est
un individualiste farouche qui fonde la littérature de l’introspection (Rousseau = précurseur
du Romantisme).
Intertexte biblique : Matthieu et Luc évoquent la damnation du pécheur qui voit un soir la
porte de la maison commune se refermer devant lui.
Rousseau raconte sa sortie de Genève comme un épisode tragique : on a l’impression que sa
destinée est soumise au destin, à la fatalité : le sort veut qu’il ait affaire, comme par hasard,
ce jour-là, à l’homme qui ferme les portes « une demi-heure avant les autres ». Cet homme
se nomme Minutoli (=minute). « Je frémis en voyant en l’air ces cornes terribles, sinistre et
fatal augure du sort inévitable que ce moment commençait pour moi ». Le jeune héros est
abandonné à sa destinée au moment où il aurait eu besoin de soutien : le père a
momentanément disparu, la famille de l’oncle Bernard réagit en fonction de préjugés
sociaux. Personne ne tente quoi que ce soit pour le retenir.
Cet épisode a aussi des rapports avec le genre du conte. Cf. le chiffre trois : on l’avertit une
première fois de ne pas être dehors au moment de la fermeture des porte, puis une
deuxième ; la troisième fois, il choisit de partir.
Le moment de la fermeture des portes est au présent de narration et les propositions sont
juxtaposées : accélération du rythme, impression d’être pris par le temps.
Utilisation du conditionnel dans l’avant dernier paragraphe : évocation d’une vie rêvée qui
n’est jamais arrivée (conditionnel utilisé ici comme irréel du passé). Dernier paragraphe :
retour à l’indicatif = retour au réel. Arrachement définitif au monde de l’enfance.
Bilan sur le livre premier
♦ Le personnage de la mère : elle joue un rôle essentiel dans l’ouvrage, même si Rousseau
ne l’a jamais connue. Le portrait qui nous en est livré associe qualités physiques et
spirituelles. L’influence de la mère ne cesse pas avec sa mort. En effet, elle a laissé des
romans, ainsi qu’un ensemble d’ouvrages historiques et philosophiques qu’elle tenait de
son père. C’est par ces ouvrages que le jeune Jean-Jacques entre en contact avec le
monde. C’est également la figure maternelle qui détermine le rapport aux autres femmes.
Les livres suivants détailleront cette propension de Rousseau à construire avec les
femmes ce curieux rapport de proximité et de distance, dont la complexité s’explique
sans doute par celle du rapport entretenu avec une mère absente parce que défunte, mais
toujours présente dans le souvenir.
♦ Le personnage du père : le père est présenté comme un modèle de héros républicain
vertueux. Mais le texte accumule une série d’éléments plus troublants : jeune, il voyagea
pour oublier sa maîtresse. Il part à Constantinople à la naissance du frère de Rousseau,
revient, puis disparaît quasi totalement de la vie de son fils à la suite d’une altercation
avec le capitaine Gautier.
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♦ Les femmes : Mlle Lambercier procure à Rousseau ses premiers émois sexuels. Mlle de
Vulson et Mlle Goton incarnent les deux types d’amours de Rousseau. Le texte ne cède
pas à la nostalgie gratuite. Au contraire, les personnages convoqués participent à la
construction d’un rapport au monde.
♦ Les hommes : Jean-Jacques est confronté à plusieurs personnages incarnant l’autorité
masculine. Celle-ci est souvent synonyme d’injustice, voire de tyrannie : le pasteur
Lambercier détruit l’aqueduc des enfants, M. Masseron voit dans Jean-Jacques un
incapable, M. Ducommun se comporte en maître tyrannique.
♦ Les quatre âges selon Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique) : la succession des
épisodes présente les premiers âges de la vie comme un ensemble d’événements
systématiquement orientés dans le sens du pire.
- L’âge d’or : le père et le fils vivent unis dans le souvenir de la mère, qui leur a laissé une
bibliothèque dont le contenu modèle l’imaginaire de Jean-Jacques dans le sens du culte des
vertus héroïques et romanesques. Une intervention extérieure met fin à cette période : le
père est contraint à l’exil.
- L’âge d’argent : à Bossey, au contact de la nature, Rousseau mène une vie champêtre.
Mais c’est aussi le lieu de la première expérience sensuelle, et c’est aussi le moment où
Rousseau découvre l’injustice (l’épisode du peigne cassé).
- L’âge d’airain : de retour à Genève, chez l’oncle Bernard, Rousseau ressent la vie sociale
comme un poids. Il erre. La double « liaison » avec Mlle de Vulson et avec Mlle Goton
montre que les rapports sentimentaux ne sauraient faire abstraction des interdits sociaux.
- L’âge de fer : les trois ans passés chez M. Ducommun poussent Rousseau au vol, au
mensonge, à la dissimulation, à la paresse. Les pauvres sont exploités par les forts.
♦ Jean Starobinski évoque, lui, une métaphore chrétienne (Lejeune centrait son analyse sur
une métaphore païenne), dans La Transparence et l’obstacle : il établit une coupure lors
de l’épisode du peigne cassé. Il oppose le bonheur d’avant la Chute et le malheur
ressenti après la Chute hors de la petite enfance. Comme Lejeune, Starobinski souligne
l’organisation signifiante de l’organisation narrative.
♦ Le premier livre est à la fois singulier et universel : d’une part, Rousseau se présente
comme un être unique, différent des autres (« je ne suis fait comme aucun de ceux que
j’ai vus », préambule). Mais à travers les aléas d’une vie singulière, Rousseau rend
compte de l’évolution de tout homme. A travers le récit de sa vie, Rousseau retrouve ses
principes politiques, sociaux et philosophiques : l’homme naît bon, c’est la société qui le
corrompt (ceci est bien montré par l’analyse de Lejeune). Le texte insiste également sur
le caractère néfaste d’une autorité tyrannique (principe évoqué dans L’Emile). Le livre I
met également en place l’affrontement entre le désir individuel et la loi sociale. Le livre I
a donc une portée anthropologique.
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Livre deuxième :
Temps : 1728.
Lieux : Annecy / Turin.
♦ Premier épisode : Voyage et arrivée à Annecy : quelques jours d’errance / dîner
chez M. de Pontverre (curé de Confignon) / rencontre avec Mme de Warens à
Annecy / repas chez elle / départ de Rousseau pour Turin / arrivée du père à
Annecy, après le départ de Rousseau.
Opposition entre le début du livre II et la fin du livre I : le dernier paragraphe laissait
présager une suite de malheurs. Pourtant, le début du livre II met l’accent sur les rêves et sur
les expériences positives (l’hébergement chez les paysans) : dans la fin du livre I, c’est le
narrateur qui parle et qui relit son passé après toutes ses expériences, tandis que dans le
début du livre II c’est le personnage qui s’exprime.
Scène entre Rousseau et le curé M. de Pontverre : tout oppose les deux personnages : M. de
Pontverre est gentilhomme, catholique, riche, mangeant à sa faim, établi ; Rousseau est un
roturier, protestant, pauvre, affamé, dans une situation nomade. Mais M. de Pontverre a une
autorité qui est déligitimée par le narrateur adulte : « c’était un dévot qui ne connaissait
d’autre vertu que d’adorer les images et de dire le rosaire ». A travers cette anecdote,
Rousseau critique le dogmatisme religieux. On retrouve la valeur à la fois singulière et
générale de l’œuvre. Les imparfaits énoncent les actions du personnage, les passages au
présent gnomique signalent l’intrusion du narrateur.
L’arrivée chez Mme de Warens donne lieu à une thématique positive qui dissipe les nuages
accumulés. La première rencontre réunit deux personnages destinés à s’aimer. Cet amour
naissant est vu comme empreint de paix, de confiance, d’absence d’inquiétude. Il s’oppose
au désordre de la passion. On retrouve ici une théorie de Rousseau, exposé notamment dans
La Nouvelle Héloïse.
Stendhal s’est sans doute servi de la scène de rencontre entre Rousseau et Mme de Warens
pour écrire la scène de rencontre entre Julien et Mme de Rênal (réécriture). Par ailleurs, on
peut comparer cette scène de rencontre et la dixième rêverie des Rêveries du promeneur
solitaire : dans les Confessions, Rousseau se montre précis, tandis que dans la rêverie, il
opère une transfiguration radicale de cette rencontre, il l’idéalise.
Les portraits du jeune Rousseau et de Mme de Warens sont remplis de parallélismes : les
deux personnages sont beaux ; la bouche de Mme de Warens est « à la mesure » de celle de
Rousseau ; l’un et l’autre sont de petite taille ; la jeune femme a abandonné « son mari, sa
famille et son pays, par une étourderie assez semblable à » celle de Rousseau ; tous deux ont
perdu leur mère dès leur naissance ; Mme de Warens adopté une religion différente de celle
dans laquelle elle a été élevée. Théorie de la prédestination : deux êtres aussi semblables ne
pouvaient que se rencontrer. Rousseau évoque « la sympathie des âmes ».
Les repères textuels évoquent des dates symboliques : la rencontre a lieu « le jour des
Rameaux » (premier jour de la semaine sainte, qui célèbre l’entrée du Christ à Jérusalem), la
séparation « le mercredi saint ». Mise en valeur de cette rencontre à travers des références à
la semaine sainte : « cette époque de ma vie a décidé de mon caractère ». L’intertexte
religieux confère une dimension christique au narrateur, qui souffre tout au long de sa vie.
Ces repères religieux établissent une équivalence entre le début de la passion et celui de la
Passion. L’autobiographe articule donc mythe collectif et destinée individuelle (voir livre I).
Le père arrive trop tard à Annecy, puisque le fils est déjà parti : cf. Bible : « mon père,
pourquoi m’as-tu abandonné ? »
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Le comportement du père montre une certaine inconséquence. Il ne fait manifestement pas
tout pour venir en aide à son fils : il renonce à chercher à rattraper son fils. « Mon frère
s’était perdu par une semblable négligence ». Le père n’est plus vu comme un modèle
d’héroïsme (voir livre I). Le père a fondé une nouvelle famille et il a donc des intérêts
autres.
L’épisode paternel amène Rousseau à des réflexions sur la vertu. On retrouve encore ses
principes théoriques : il faut éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec
nos intérêts ». Autrement dit, il s’agit de faire coïncider impératif social (le devoir) et désir
individuel (l’intérêt). Cf. l’anecdote de Mylord Maréchal : grâce à la solution choisie,
Rousseau touche de l’argent, tandis que Maréchal vit : le désir individuel (avoir de l’argent)
est exaucé dans le respect d’impératifs moraux universels (la solidarité entre les humains).
La première solution envisagée (Rousseau hériterait de Maréchal) mettait en contradiction la
morale et l’intérêt.
♦ Deuxième épisode : voyage à Turin et séjour à l’hospice : voyage à pied jusqu’à
Turin (passage par les Alpes) / Arrivée à l’hospice des Catéchumènes à Turin /
Conversion au catholicisme / épisode du Maure / sortie de l’hospice.
Le voyage constitue une expérience privilégiée, car l’imagination se déploie alors en toute
plénitude.
Rousseau justifie le fait de donner beaucoup de détails qui n’intéressent pas le lecteur, par
un souci d’exhaustivité, pour ne pas qu’on l’accuse de mentir par omission.
L’hospice évoque davantage une prison qu’un lieu de culte : « grosse porte à barreaux de
fer », « fermée à double tour », « vieille geôlière », « clôture ».
L’évocation des catéchumènes se fait sur le double registre de l’hyperbole et du sousentendu : « c’était bien les plus grandes salopes » : tournure superlative dénuée de toute
nuance. Une des sœurs est « obsédée par le saint missionnaire, qui travaillait à sa conversion
avec plus de zèle que de diligence » (sous-entendu grivois).
Rousseau oppose sa religion, le protestantisme, et le catholicisme : « la doctrine des uns
exige la discussion, celle des autres la soumission ».
Rousseau justifie sa conversion au catholicisme par la nécessité où il était à ce moment-là,
non par un changement intérieur. Rousseau est démuni socialement, par ailleurs, il ne peut
lutter contre le rapport de force que lui imposent les prêtres.
La scène du Maure est racontée avec une certaine crudité : « je vis partir vers la cheminée et
tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le cœur ». A la
suite de cette scène, Rousseau se plaint auprès des prêtres, qui lui rétorquent que ce n’est
pas bien grave. Rousseau oppose la religion dans laquelle il a été élevé (synonyme de pureté
et de morale) et le catholicisme (synonyme de perversité, d’hypocrisie, de dissimulation,
d’intérêt).
La cérémonie de l’abjuration conclut le séjour de Rousseau à l’hospice. Le narrateur insiste
sur le décorum du « faste catholique ». Le jeune homme est beaucoup plus sensible aux
apparences et au rituel qu’au sens chrétien e la scène. Cf. aussi les costumes. On pense à la
scène de l’autodafé de Candide. Cette scène est une sorte de pantomime, sans sens véritable
(« il fit une grimace »). La scène se termine très rapidement, avec des propositions
indépendantes : « on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout
disparut » : jeu d’opposition entre le faste, la solennité initiale et la chute du texte : cette
opposition met à nu ce qu’est le catholicisme : un monde formaliste et intéressé : une fois le
baptême accompli, on ne s’occupe plus du jeune homme : il est mis à la porte.
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On peut rapprocher l’épisode à l’hospice et le séjour de Julien Sorel au séminaire.
♦ Troisième épisode : chez Madame Basile : errance à Turin (Rousseau trouve un
gîte chez une femme de soldat) / Recherche d’argent en exerçant le métier de
graveur / Rencontre de Madame Basile qui accepte que Rousseau fasse de petits
travaux chez elle / amour passionné de Rousseau pour Madame Basile / scène du
miroir / retour du mari de Mme Basile, qui met dehors Rousseau.
La sortie du séminaire est perçue d’une manière différente par le personnage et par le
narrateur : pour Rousseau personnage, c’est une découverte de l’indépendance, c’est un
moment d’insouciance. Vie picaresque. Pour Rousseau narrateur, c’est un moment de
misère et l’occasion e dénoncer le mercantilisme catholique, qui ne cherche pas le bonheur
des hommes, mais simplement à convertir davantage de gens. L’autobiographie se fait
polyphonique, synthèse de deux points de vue différents.
« La seule chose qui m’intéressât dans tout l’éclat de la cour était de voir s’il n’y aurait
point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse faire
un roman » (p.78) : derrière le promeneur pointe déjà le romancier.
Le passage de l’errance à la maison de Madame Basile s’opère par le seul fait du hasard :
nous sommes dans l’univers des fictions picaresques : des perspectives inattendues
s’ouvrent devant le héros au moment où celui-ci voyait son maigre trésor s’épuiser.
La relation avec Madame Basile est romanesque dans la mesure où elle repose sur le
classique schéma triangulaire réunissant un jeune homme maladroit, une jeune femme
soumise à la tentation et un cerbère (le commis, chargé au nom du mari de surveiller M.
Basile). Le récit peut se lire comme une recréation, une recomposition et une stylisation, sur
la base de schémas littéraires classiques, d’une scène vécue pendant l’adolescence.
La scène du miroir illustre la singularité du désir rousseauiste. Le regard occupe tout
l’espace libéré par le sens du toucher par la parole. « Scène muette ». Rousseau assimile
objet maternel et objet sexuel, il ne peut donc concevoir le désir que médiatisé ou différé.
La position des deux personnages évoque un schéma courtois : le héros masculin n’ose
regarder une Dame placée sur un piédestal. La Dame commande, impose une épreuve
(ramasser « la natte à ses pieds »). Le chevalier obéit et vit une relation aussi chaste que
pure.
Le rythme des phrases dans la scène du miroir offre une occasion d’observer la mise en
forme esthétique de l’énoncé : « tressaillir, pousser un cri, m’élancer… » : l’énumération
d’infinitifs mime la succession rapide des actions.
L’utilisation du présent de narration lors de l’arrivée de M. Basile crée une dramatisation de
l’épisode.
La relation avec Mme Basile offre plusieurs similitudes avec la relation avec Mme de
Warens : dans les deux cas, la femme est mise sur un piédestal. Les deux femmes
fournissent à l’auteur l’occasion de réitérer ses théories de la jouissance absente ou différée.
Enfin, les rapports les plus intenses ont lieu sans que les partenaires aient recours au langage
des mots : c’est dans un échange de regards et au moyen d’une lettre lue que la relation à
Madame de Warens se met en place ; c’est dans l’échange muet des regards et des soupirs
que se joue la scène du miroir. Ces points communs entre les deux épisodes illustrent la
cohérence symbolique du projet autobiographique.
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♦ Quatrième épisode : chez la comtesse de Vercellis : entrée au service de Madame de
Vercellis en qualité de laquais (grâce à la femme de soldat chez qui Rousseau loge) /
Mort de la comtesse de Vercellis / deuxième aveu : le vol du ruban et l’accusation
de Marion par le jeune Rousseau / le renvoi des deux jeunes gens / les remords de
Rousseau adulte.
Chez la comtesse de Vercellis, Rousseau fait office de laquais (il est « vêtu de la couleur des
gens »), mais en même temps on ne lui fournit pas ‘aiguillette, et sa tenue ressemble à un
habit bourgeois. Ces indications symbolisent un état intermédiaire entre deux conditions :
Jean-Jacques arbore à la fois les signes de la dépendance et ceux de l’indépendance. Cette
position intermédiaire est significative de ses difficultés à se glisser dans le moule commun.
Volonté de montrer sa propre singularité, sa différence (voire le préambule). Le récit
autobiographique est entrepris pour exhiber la cohérence du moi : la situation de Rousseau
dans les années 1760 (seul, incompris de tous), est préfigurée par des événements vécus
dans les années 1720.
Madame de Vercellis est perçue comme une femme d’esprit, mais aussi comme quelqu’un
dont l’âme est froide envers Rousseau. C’est une manière pour l’auteur de dénoncer la
morgue des grands, leur attitude dédaigneuse à l’égard des petits.
Rousseau se sent victime d’un complot (déjà) : selon lui, les domestiques veulent être avant
tout couchés sur le testament de la comtesse. Rousseau, au contraire, se présente comme un
être désintéressé, s’intéressant au sort de Madame de Vercellis. La solitude vertueuse de
Rousseau est opposée aux intrigues menées par les opposants. Cet épisode a pour but de
montrer que la haine universelle dont Rousseau est victime s’enracine dans le passé le plus
lointain.
L’épisode du ruban volé est clairement construit : récit vivant des événements (usage du
présent de narration à certains moments) / exposition des remords de Rousseau / évocation
des motivations secrètes de Rousseau. La rhétorique de l’aveu est claire : après avoir utilisé
des termes très forts, hyperboliques, pour raconter son « crime », Rousseau détaille ses
remords, puis explique ses motivations secrètes : il se serait dénoncé s’il n’avait pas craint la
honte, autrement dit si on ne l’avait pas obligé à assumer ce vol devant tout le monde (c’est
donc la faute de l’autorité) ; il voulait en fait offrir ce ruban à Marion (le but du vol était
donc louable, c’était dans une bonne intention) ; il s’en veut tellement qu’il est déjà assez
puni ; de nombreux ennemis se sont depuis ligués contre lui, ce qui compense largement
l’injustice dont a été victime Marion. L’aveu, chez Rousseau, donne lieu à une autoabsolution.
Cet épisode est central, car aux dire de Rousseau lui-même, il a été une des raisons
essentielles d’écrire les Confessions : « je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque
sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions » (p.92) :
volonté de se libérer grâce à l’aveu de la faute : fonction libératrice de l’écriture, dans une
optique psychanalytique.
La mise en scène de cet épisode est comparable à une scène de théâtre :
- Prologue : l’aveu est annoncé.
- Sujet de l’action : un ruban a disparu de chez Mme de Vercellis ; on le retrouve dans
les mains de Rousseau.
- Evolution dramatique : Rousseau renvoie l’accusation sur la jeune Marion.
- Dialogue : on confronte les jeunes gens.
- Fin de l’action : tous deux sont chassés.
- Epilogue : remords de Rousseau.
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Bilan sur le livre deuxième
♦ Un livre picaresque : ce livre s’oppose au précédent par l’impression d’instabilité qu’il
provoque. La structure du livre est beaucoup plus morcelée que celle du livre I. Le jeune
Rousseau va d’errance en errance. Livre aux accents picaresques, tandis que le livre I
obéissait à une structure assez nettement marquée, autour d’une opposition biblique :
avant la Chute / après la Chute. Dans le livre II, Rousseau, tel le picaro du roman
espagnol, multiplie les expériences. L’entrée dans le monde est marqué par une grande
errance.
♦ Ce livre est aussi l’occasion de déligitimer toutes les formes d’autorité que Rousseau
croise sur sa route : le curé Pontverre a des motivations peu vertueuses (il pense
davantage à convertir un hérétique qu’à aider concrètement un être humain). Les prêtres
de l’hospice n’ont pas vraiment de sens moral, comme le prouve l’épisode du Maure. Le
père de Rousseau ne fait pas beaucoup d’efforts pour chercher son fils (la rencontre à
Annecy avorte, car le jeune Rousseau est déjà parti).
♦ Ce livre regorge de personnages féminins. Le jeune Rousseau fait un apprentissage
sentimental : Madame de Warens constitue une incarnation de l’âme sœur (relation pure
entre Rousseau et elle). Mme Sabran est évoquée à travers ses « bruyantes insomnies ».
La naïveté du personnage illustre sa pureté. Madame Basile est pour Rousseau un objet
interdit : le désir et la loi sont incompatibles. De même, la relation à Marion se lit aussi
comme une opposition entre le désir et la loi : le jeune Rousseau vole un ruban qu’il veut
offrir à Marion (désir), mais il se fait prendre (loi).
♦ Ce deuxième livre peut se lire, comme le premier, comme le récit d’une Chute : on passe
de l’euphorie initiale (marquée par le voyage et la rencontre de Mme de Warens) au
statut de laquais chez la comtesse de Vercellis et au vol du ruban. On passe du paradis de
Mme de Warens à l’enfer de Marion.
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Livre troisième :
Temps : de décembre 1728 à avril 1730.
Lieux : Turin / Annecy /Lyon / Annecy.
♦ Premier épisode : exhibitionnisme dans les rues et rencontre avec M. Gaime :
L’état psychologique de Rousseau, au début du livre III, est celui d’un adolescent en
position de déphasage par rapport à la réalité. Les choix lexicaux mettent l’accent sur une
nature rêveuse (premier déphasage) et sur la force de pulsions qui ne peuvent trouver
d’exutoire (deuxième déphasage). Ce bref autoportrait évoque les caractéristiques des héros
romantiques.
L’épisode du puits peut être lu en se souvenant de l’aveu du plaisir ressenti lors de la fessée.
D’ailleurs, c’est la même partie du corps qui est concernée, puisque Rousseau avoue qu’il
ne montre pas « l’objet obscène » mais « l’objet ridicule ». L’épisode du puits fournit une
nouvelle variation sur le thème d’une sexualité passive. Ce sont les femmes qui déclenchent
la poursuite et qui menacent d’un mauvais sort l’exhibitionniste. Rousseau n’assume pas sa
virilité (puisqu’il montre l’objet ridicule et non l’objet obscène). Par ailleurs, il y a un
décalage entre l’adolescent et l’homme du peuple qui le découvre. Ce dernier est doté d’une
« voix d’homme », c’est un « grand homme », il porte une « grande moustache » et un
« grand sabre ».
La justification de Rousseau est issue du genre du conte de fée : « je tirai de ma tête un
expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis, d’un ton suppliant, d’avoir pitié de mon âge
et de mon état ; que j’étais un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s’était
dérangé ; que je m’étais échappé de la maison paternelle parce qu’on voulait m’enfermer ».
Cet épisode comporte une forte symbolique de l’espace : il va s’établir « au fond d’une cour
dans laquelle était un puits » ; « dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des
caves » ; il est question de « l’obscurité des allées souterraines longues et obscures
susceptibles de fournir un refuge assuré » ; Rousseau signale qu’il s’enfonce « dans les
souterrains au risque de s’y perdre ». Cette symbolique spatiale renvoie à des
caractéristiques clairement identifiées.
Ce passage constitue une parodie de l’esthétique épique. On est dans le registre de l’héroïcomique : cet épisode évoque un sujet bas (une scène d’exhibitionnisme) d’une façon noble.
Certains choix lexicaux évoquent une thématique guerrière, comme le « grand sabre ».
M. Gaime joue le rôle de dispensateur d’idées morales. Son système de valeur est organisé
autour de la notion de sagesse. On reconnaît dans ce personnage celui qu’a déjà évoqué
Rousseau dans le livre IV de l’Emile (la profession du vicaire savoyard). « Il me fit un
tableau vrai de la vie humaine, dont je n’avais que de fausses idées ».
♦ Deuxième épisode : à Turin, chez le comte de Gouvon, jusqu’au retour à Annecy :
Réapparition du comte de La Roque (neveu de Mme de Vercellis), qui place
Rousseau chez le comte de Gouvon / rencontre de Mlle de Breil (petite fille du
comte de Gouvon) / étude du latin sous la conduite de l’abbé de Gouvon (fils cadet
du comte de Gouvon) / rencontre de M. Bâcle (jeune homme qui entraîne Rousseau
à quitter le service du comte) / renvoi de Rousseau / voyage avec Bâcle jusqu’à
Annecy.
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Le comte de La Roque apparaît ici comme un véritable deus ex machina, pour mettre fin
(provisoirement) à la phase d’errance de Rousseau.
Rousseau occupe alors chez le comte de Gouvon une place encore assez floue, qui
s’apparente à celle de laquais, sans toutefois s’y réduire : « je servais à table, et je faisais à
peu près au-dedans le service d’un laquais ; mais je le faisais en quelque sorte librement,
sans être attaché nommément à personne.
Un temps cyclique : chez le comte de Gouvon, Rousseau revit la même situation que chez
Mme de Vercellis. Même position sociale, même morgue des grands envers les petits (Mlle
de Breil a une attitude hautaine, qui rappelle un peu Mme de Vercellis).
Au cours d’un dîner, Rousseau révèle ses connaissances philologiques, en interprétant
correctement la devise de la maison de ses maîtres : revanche intellectuelle des petits sur les
grands. C’est par le maniement des mots que le jeune Rousseau parvient à subjuguer son
auditoire : préfiguration de la destinée d’écrivain de Rousseau.
La relation entre Rousseau et Mlle de Breil : relation qui échoue, la distance sociale
s’avérant un obstacle infranchissable. La relation passe non par la parole, mais par le regard,
jusqu’à la maladresse de Rousseau (il renverse de l’eau en la servant à table). Cet épisode
est raconté comme dans un roman (« ici finit le roman », p.104), Mlle de Breil étant décrite
comme une princesse interdite. Lien avec La Nouvelle Héloïse. Rousseau renverse la réalité
vécue, en faisant du séjour chez les Gouvon une création littéraire. Le récit de cet épisode
obéit à des motivations autant esthétiques que politiques : il affirme la maîtrise de l’artiste et
du metteur en scène, et présente une réflexion globale sur la position de l’homme de lettres
dans le monde.
Le personnage de Bâcle peut être comparé avec celui de Jean-Jacques : même origine
genevoise, même parcours social, même parcours géographique (Bâcle est un vagabond
marginal). A travers Bâcle, c’est un autre Jean-Jacques qui est évoqué, un Jean-Jacques qui
ne serait jamais arrivé à la maîtrise des mots et n’aurait pas su inscrire ses rêves et ses
visions sur un support durable. Par conséquent, il a disparu (« je n’ai jamais plus entendu
parler de lui »), alors que l’œuvre de Rousseau survit au temps. Bâcle incarne la destinée
prévisible d’un jeune homme pauvre au XVIII° siècle. Dans une esthétique du contrepoint,
le texte autobiographique oppose ces destinées à celle de l’auteur pour en faire ressortir la
singularité.
La décision de quitter Turin est perçue de façon positive par le personnage, mais de façon
négative par le narrateur : polyphonie énonciative.
On passe du voyage rêvé au voyage réel : Rousseau évoque d’abord le rêve : « les monts,
les prés, les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et sans cesse avec de
nouveaux charmes » : esthétique bucolique. Puis on revient au réel, avec des notations sur
les problèmes financiers : on passe à une esthétique picaresque (le héros est sans cesse
préoccupé par le contenu de sa bourse).
♦ Troisième épisode : retour à Annecy et vie heureuse avec Mme de Warens :
Evocation d’une vie totalement heureuse, sans anxiété, totalement pure.
Retrouvailles de deux cœurs purs. Relation platonique pour l’instant.
Intratextualité : évocation de la Nouvelle Héloïse : comparaison avec Saint-Preux et Mme
de Wolmar. « Sentiment de bien-être » auprès de « maman » (p.116).
Le sentiment qui unit Rousseau et Mme de Warens est de l’ordre de l’ineffable, de
l’indicible. C’est autre chose que de l’amour, qui n’est défini que par périphrases.
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D’ailleurs, Rousseau écrit : « les sentiments ne se décrivent bien que par leurs
effets »(p.114). Sentiment plus doux que l’amour et plus fort que l’amitié. Relation hors du
commun, qui exige la définition d’un sentiment nouveau, qu’on ne peut nommer car il
n’existe pas dans les mots habituels. Mme de Warens et Rousseau sont des âmes sœurs.
Mots employés pour se désigner l’un l’autre : « petit » et « maman » : confusion entre lien
amoureux et lien filial (même si le mot « maman » est souvent en usage en Savoie au
XVIII° siècle pour désigner la maîtresse de maison ; il s’employait aussi familièrement en
France à l’égard d’une femme ou d’une fille aimée ; c’est ainsi que Diderot appelle sa
fiancée). Le surnom masculin renvoie à une image de soi fondée sur l’incapacité à assumer
une condition d’être viril ; le surnom féminin dit le caractère récurrent du traumatisme
initial, la perte de la mère et le désir de la retrouver dans les diverses figures féminines
rencontrées.
Rousseau insiste sur le désir de possession exclusive, qui ne saurait surprendre puisque nous
sommes en présence d’un schéma oedipien. Il évoque aussi le caractère médiatisé de ce
rapport à la femme : l’instant de la consommation de la relation est différé. Rousseau se
contente de rêveries solitaires, ce qui montre un comportement névrotique rendu nécessaire
par le poids de l’interdit pesant sur Mme de Warens.
Cet épisode avec Mme de Warens a un côté lyrique, rendu par plusieurs procédés
stylistiques : travail sur le rythme (séquences binaires ou ternaires), phrases exclamatives et
interrogatives (« que le cœur me battit en approchant de la maison de Mme de Warens ! »),
passage au présent de narration (« je me précipite à ses pieds », p.113).
Cette relation a une double dimension : innocente et sensuelle. Mais la dimension sensuelle
est masquée par des périphrases, notamment quand Rousseau évoque ses rêveries érotiques
solitaires. La relation sexuelle est différée. « En un mot, j’étais sage parce que je l’aimais »
(p.120).
« Nous lisions ensemble La Bruyère : il lui plaisait plus que La Rochefoucauld, livre triste
et désolant, principalement dans la jeunesse, où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il
est » (p.123) : en La Rochefoucauld, Rousseau attaque le fondement de la morale cynique et
mondaine et de toutes les morales de l’intérêt qui posent l’amour propre comme premier
moteur des actions humaines. A quoi Rousseau oppose sa propre théorie de l’amour de soi,
distinct de l’amour propre, naturel et non acquis. Le goût de Rousseau pour La Bruyère s’est
maintenu dans l’âge mûr et est sans doute responsable de certains aspects du style de
Rousseau, peut-être de quelques portraits un peu caricaturaux dans Les Confessions.
La fin du bonheur intervient par la faute de M. d’Aubonne (un parent de Mme de Warens).
Retour au principe de réalité (le mot « réveil », p.118). Intervention d’un tiers (incarnation
de la loi, du surmoi, dans une optique psychanalytique).
♦ Quatrième épisode : autoportrait d’un trait de caractère de Rousseau : le décalage
entre une apparente lenteur d’esprit en société et une grande intelligence après
coup :
M. d’Aubonne juge Rousseau « tout à fait inepte ». « Ce fut la seconde ou troisième fois que
je fus ainsi jugé : ce ne fut pas la dernière, et l’arrêt de M. Masseron a souvent été
confirmé » (p.124) : Rousseau constate qu’il est maladroit en société, ce qui fait qu’on le
juge stupide. Il en profite pour faire une analyse de soi-même, qui insiste sur la différence
entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’essence et l’apparence, entre attitude contrainte et
attitude naturelle. Tout cet épisode est un plaidoyer en faveur d’une société qui favoriserait
la transparence. On voit dans cet épisode que ce livre s’apparente plus à un plaidoyer qu’à
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des confessions. Certains aveux vont dans le sens d’une confession, mais dans l’ensemble,
Rousseau fait un plaidoyer pro domo, dans lequel il se met en valeur et accuse la société.
« Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai
cependant souvent passé pour l’être » (p.128-129). Rousseau évoque les carences de sa vie
sociale : incapacité à avoir de la répartie, à penser, à écrire et à parler en société. Mais
derrière toutes ces incapacités, se cache « une vivacité de sentir » (p.126). « j’ai étudié les
hommes, et je me crois assez bon observateur : cependant je ne sais rien voir de ce que je
vois ; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que dans mes
souvenirs » (p.127). Ce passage constitue en même temps une auto-valorisation du texte
autobiographique : Rousseau dit ne pas avoir de talent en société, mais en avoir après coup,
quand il s’agit de raconter ses souvenirs.
Ce passage est clairement construit, de façon à convaincre le lecteur : Rousseau détaille son
propos général, puis l’illustre par un exemple (celui où il est avec deux grandes dames et le
duc de Gontaut, et où il prononce, croyant faire de l’esprit, une remarque inepte et blessante
à une des deux femmes).
♦ Cinquième épisode : le séjour au séminaire (Rousseau n’y réussit pas ses études,
mais rencontre l’abbé Gâtier), l’incendie de la maison de Mme de Warens (un
« miracle » l’arrête), la rencontre du compositeur M. Le Maître, la rencontre du
musicien Venture de Villeneuve, le voyage jusqu’à Lyon avec Le Maître, l’abandon
de Le Maître (troisième aveu), le retour à Annecy (Mme de Warens s’est absentée
pour des raisons inconnues) :
Le séjour au séminaire donne lieu à une opposition entre un mauvais maître (le lazariste
anonyme) et un bon maître (l’abbé Gâtier). Mais même avec le bon maître, Rousseau
échoue. Problème récurrent vis-à-vis de l’autorité : « je n’ai jamais pu rien apprendre avec
des maîtres » (p.132). « Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle
d’autrui » (p.132). Rousseau se présente comme un homme singulier.
Le portrait du lazariste montre un personnage déshumanisé : il a les traits d’un buffle, d’un
chat huant, d’un sanglier. Il a un sourire « sardonique » et une figure « effrayante ».
L’Eglise catholique est vue de façon négative. Les personnages d’ecclésiastiques sont
incapables de séduire et de convaincre, hypocrites. M. Gâtier, comme auparavant M. Gaime,
fait figure d’exception. Il est significatif que l’abbé Gâtier se fasse plus tard chasser de
l’Eglise, pour avoir fait un enfant à une femme, « la seule dont, avec un cœur très tendre, il
eût été jamais amoureux ». Remarque ironique de Rousseau : « les prêtres, en bonne règle,
ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées ». Le texte indique clairement que M.
Gâtier n’a pas sa place dans cette Eglise-là, car il est trop pur, pas assez hypocrite.
Evocation du premier texte écrit par Rousseau : c’est une comédie intitulée L’Amant de luimême : cette évocation est placée par Rousseau pour servir de contrepoint au jugement de
M. d’Aubonne (pour qui le jeune homme n’est bon à rien). Mais on peut l’interpréter aussi
comme une mise en abyme des Confessions : le titre évoque le narcissisme, et donc le projet
autobiographique.
Ce cinquième épisode marque également l’arrivée du thème de la musique, incarné par le
fait que Rousseau emporte un seul livre au séminaire, « un livre de musique », ainsi que par
la présentation de deux nouveaux personnages : le jeune musicien débauché Venture de
Villeneuve et le maître de musique de la cathédrale M. Le Maître.
Le départ de M. Le Maître d’Annecy est provoqué par une nouvelle mesquinerie des
autorités religieuses.
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Le livre se termine avec un troisième aveu évoqué d’une façon rapide, euphémisée
(l’abandon de Le Maître à Lyon, alors qu’il est en proie à une crise d’épilepsie) et par
l’annonce du livre suivant. Rousseau prévient le lecteur qu’il se peut qu’il y ait dans ce livre
IV des erreurs « de temps ou de lieu » (p.144), en raison des « nombreux déplacements
successifs ». Il annonce qu’il s’agit d’un livre centré sur l’errance, encore plus que les livres
deux et trois. Rousseau évoque ce qu’il a déjà dit dans son préambule, à savoir le paradoxe
entre le défaut de mémoire et l’exactitude : « il y a des lacunes et des vides que je ne peux
remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu
faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai faire encore sur des bagatelles […] mais en ce
qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d’être exact et fidèle » (p.144).
Le troisième aveu n’est pas du tout évoqué comme les deux premiers. Rousseau ne s’attarde
pas dessus, il n’a pas recours à des procédés d’amplification, au contraire : « il fut délaissé »
(voix passive qui atténue la responsabilité de Rousseau), « je disparus » (notation très
courte, qui mime l’effacement du narrateur).
Bilan sur le livre troisième
♦ Un livre picaresque : ce livre présente une structure assez comparable à celle du
précédent. Le personnage est dans l’errance et l’instabilité. Rousseau est assimilé à un
héros de roman picaresque : jeune homme pauvre, il passe son temps à voyager (TurinAnnecy-Lyon-Annecy) et il côtoie différents personnages. L’arrivée de l’un chasse le
souvenir du précédent. Phases de bonheur éphémère et e de malheur se succèdent. Ce
qui paraît s’affirmer, ce sont les contradictions du caractère de Rousseau, dont il parle
pour la seconde fois, et qui sont peut-être cause de son instabilité. Il ne cache pas
l’influence que les autres peuvent avoir sur lui. Mais il avoue tout aussi bien le manque
de fidélité dont il est capable envers eux. Cet incertain rapport à autrui ne fait que mieux
ressortir la constance de son attachement pour Mme de Warens, unique point fixe des
livres II et III.
♦ La relation à l’autre sexe : le livre évoque à plusieurs reprises le paradoxe entre
l’intensité du désir amoureux et l’impossibilité à le satisfaire. Rousseau a recours à des
palliatifs pour préserver un lien « pur » avec les femmes : exhibitionnisme au début du
livre, onanisme en pensant à Mme de Warens. L’onanisme est un moyen de jouir à
distance, de maintenir à l’égard des femmes une présence absente.
♦ La parole littéraire et l’écriture permettent à Rousseau de rétablir les injustices de
la naissance. L’écriture permet d’instaurer un nouvel ordre du monde, de se venger sur
la domination exercée par la société, et notamment par les Grands de ce monde. La
parole et l’écriture permettent de remettre les choses dans leur « ordre naturel ». On peut
penser à la façon dont Rousseau se tire d’affaire à l’issue de la scène du puits (par une
parole issue d’un conte de fée), ou encore par son exploit philologique chez le comte de
Gouvon. C’est par l’art que Rousseau renverse les rapports de domination : dominé dans
les relations sociales, Rousseau prend le pouvoir grâce à l’art. Même s’il ne sait pas
avoir de la répartie dans les relations sociales, même s’il est vu par certains comme un
bon à rien (par M. d’Aubonne par exemple, ou encore par les gens d’Eglise lors de son
séjour au séminaire), il renversera les choses en devant un grand artiste : on le promettait
à un obscur destin de curé de village, il a écrit Le Devin du village (un grand opéra) ; il
est d’une lenteur de répartie ridicule, mais il est l’auteur de livres à succès ; il se dit
incapable d’écrire une lettre, mais il n’en a pas moins écrit La Nouvelle Héloïse (roman
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épistolaire). L’écriture est le moyen de jouir à distance de la compagnie du monde
(comme l’onanisme est le moyen de jouir à distance des femmes). L’écriture, activité
imaginaire, permet à Rousseau d’inventer un rapport au monde susceptible de lui
convenir. Cf. l’image du poète maudit, plus tard, chez les écrivains romantiques :
« L’Albatros » : « Exilé sur la terre au milieu des huées / Ses ailes de géants l’empêchent
de marcher ».
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Livre quatrième :
Temps : avril 1730-octobre 1731.
Lieux : Annecy-Fribourg-Lausanne-Vevey-Neuchâtel-Soleure-Paris-Lyon-Chambéry.
♦ Premier épisode : arrivée à Annecy (absence de Mme de Warens), remords d’avoir
abandonné Le Maître, Rousseau retrouve Venture chez qui il loge, il rencontre
Mlle Giraud qui éprouve de l’attirance pour lui (ce qui l’importune), récit de la
journée en compagnie de deux jeunes filles (Mlle de Graffenried et Mlle Galley),
rencontre du juge Simon, dont il fait un portrait insistant sur sa petite taille et sur
son esprit, voyage à Fribourg pour accompagner Mlle Merceret (la femme de
chambre de Mme de Warens) ; Rousseau revoit son père au cours du voyage, en
passant à Nyon :
« J’arrive, et je ne la trouve plus. Qu’on juge de ma surprise et de ma douleur ! » : le livre
IV s’ouvre sur la disparition de Mme de Warens. Il peut être considéré comme l’écho
textuel d’une autre disparition, celle de la mère, au début du livre I. A la fin du livre III,
Rousseau écrivait : « de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces
dans les lieux où j’ai vécus ; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque
entièrement ignoré ». Si l’on suit Rousseau, l’incipit du livre IV marque donc un second
début, une seconde naissance de l’écriture. Après les livres I à III, racontant des événements
dont il reste des traces, vient le livre IV qui nous introduit à des récits moins connus. Dans
le premier incipit, l’entrée en texte (qui est aussi l’entrée dans la vie) s’accompagne de la
perte de la mère. Dans le second incipit, l’entrée dans un nouveau récit s’accompagne aussi
de la perte d’un élément féminin capital, dont on sait depuis le livre III qu’il était désigné
par le surnom de « maman ». L’écriture est conçue comme une quête pour retrouver la
mère.
La journée passée par Rousseau avec les deux jeunes demoiselles, deux aristocrates,
fonctionnent comme un égalisateur des conditions sociales. Dans la campagne, loin des
représentants de l’autorité parentale et de des normes de la société, Jean-Jacques le roturier
est sur un pied d’égalité avec les deux jeunes filles.
Lors de cette journée, les éléments sensuels sont nombreux : le texte ne fait pas mystère de
l’attirance qu’exercent les jeunes filles sur le narrateur. Mais ce désir s’inscrit, comme
d’habitude, dans le double mouvement de distance et de proximité, d’abandon et de retenue,
de présence et d’absence. Rousseau parle de « volupté pure » (oxymore), il dit que
« l’innocence des mœurs a sa volupté ». La référence aux cerises peut être lue comme une
allusion au fruit défendu de la Genèse. L’absence de consommation charnelle valide la
morale déjà énoncée et confirme l’innocence du narrateur.
L’idylle des cerises peut se lire comme une réécriture de situations qui renvoient au roman
courtois et au roman de chevalerie : Rousseau se transforme en héros, aidant les deux jeunes
filles à franchir la rivière. Le héros est amené dans un château. Les deux princesses le
récompensent en passant la journée avec lui. Rousseau ne se contente pas de raconter sa
vie : il la recompose, il la rend littéraire, en la racontant selon des codes littéraires. Cela
montre le pouvoir de l’écrivain, qui prend une revanche sur sa naissance en réorganisant le
monde. L’intertexte courtois montre que c’est maintenant le roturier qui manipule les codes
nobles : le fils d’horloger devient par l’écriture le héros d’un roman de chevalerie.
Le portrait du juge Simon obéit à une logique du contrepoint : les détails de son physique
sont longuement évoqués dans des paragraphes au ton satirique et marqués par la caricature
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d’un trait, la petite taille. Mais l’ensemble est rééquilibré par deux paragraphes au ton
sérieux, qui insistent sur les qualités intellectuelles et morales du personnage. Si le juge
Simon est évoqué aussi longuement, c’est peut-être parce qu’il incarne d’une certaine façon
la différence essentielle pour Rousseau entre le paraître (sa taille ridiculement petite) et son
esprit. Cela nous renvoie à l’autoportrait de Rousseau dans le livre III.
L’anecdote du paysan et du juge (p.156-157) relève d’une esthétique carnavalesque : le
texte fonctionne sur le renversement des positions sociales : un détenteur de l’autorité est
censé accorder une audience à un paysan, son inférieur sur tous les plans. Le déroulement
de la scène inverse les attentes : c’est l’inférieur social qui est habillé, quand le supérieur est
affublé d’une tenue qui lui interdit de se présenter à autrui. C’est l’inférieur qui occupe une
position masculine, le supérieur étant affublé lui d’une série de signes féminins : il reçoit
couché et il parle avec une voix de femme qui génère un quiproquo. A la fin de la scène, le
pot de chambre est sur le point de se transformer en projectile, dans une variation burlesque
sur les rituels guerriers aristocratiques : un personne de condition soucieuse de défendre son
honneur brandirait une épée en lieu et place de ce pot de chambre. Ce petit fabliau quasi
autonome montre en abyme les pouvoirs de l’écriture. Ecrire sa vie, c’est procéder à une
remise en ordre. C’est imposer un ordre esthétique au sein duquel l’écrivain démiurge
exerce son pouvoir sur les êtres et les choses, construit et déconstruit les hiérarchies.
L’anecdote, parfaitement inutile du point de vue de la reconstitution du passé, exhibe en
abyme les enjeux et les pouvoirs de l’écriture.
Le voyage avec la Merceret donne lieu à un nouveau développement sur la pureté de
Rousseau, en ce qui concerne la relation sexuelle : « je n’imaginais pas comment une fille et
un garçon parvenaient à coucher ensemble ; je croyais qu’il fallait des siècles pour préparer
ce terrible arrangement » (p.160).
Le passage consacré aux rêves d’établissement auprès de la Merceret peut être considéré
comme un écho de celui concluant le livre I, notamment par l’emploi des conditionnels
passés : « j’aurais vécu en paix jusqu’à ma dernière heure » (p.162).
♦ Deuxième épisode : à Lausanne, Rousseau est dans la misère et il se « venturise » ;
il fait croire qu’il est un compositeur qui vient de Paris ; il fait jouer une pièce de
musique affreuse, accompagnée d’un menuet qu’il emprunte à Venture, en
changeant les paroles ; il se couvre de ridicule ; il évoque Mme de Warens et ses
sentiments toujours aussi forts envers elle ; il se rend à Vevey, village natal de Mme
de Warens.
Les milieux populaires rencontrés pendant la nouvelle phase d’errance sont valorisés,
comme souvent : l’aubergiste est généreux et compréhensif, le logeur est le meilleur homme
du monde. Les services qu’ils rendent témoignent de la bonté et de la solidarité des
humbles. Cela donne lieu à une opposition entre les petits et les grands : « parmi le peuple,
où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font
plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et sous le
masque du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.
Le nouveau métier de Jean-Jacques (apprenti musicien) offre l’occasion d’un inventaire
picaresque : changement de nom, composition et plagiat, concert catastrophique
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Le premier concert catastrophique est évoqué en parallèle avec le concert de Fontainebleau,
dans un classique effet de contrepoint. La situation d’infériorité et de ridicule est un état
temporaire, promis au dépassement.
♦ Troisième épisode : à Neuchâtel, Rousseau rencontre un prélat grec
(l’archimandrite) ; le jeune homme le suit en qualité d’interprète à Fribourg puis à
Berne et à Soleure ; cet archimandrite qui prétendait faire une quête pour le
rétablissement du saint-sépulcre est un escroc ; Rousseau part pour Paris au
service du neveu du colonel Gaudard :
Rousseau rencontre un nouveau personnage, par hasard, dans une auberge, lieu hautement
romanesque : l’archmandrite. Le traitement de cet épisode renvoie une fois de plus à
l’esthétique picaresque.
Le discours de Rousseau au sénat de Berne, pour obtenir des fonds pour le Saint-Sépulcre,
contient différents procédés classiques de la rhétorique : historique des démarches (« je
louais la piété des princes »), captatio benevolentiae (« je dis qu’il n’y avait pas moins à
espérer »), évocation de l’enjeu du débat (« cette bonne œuvre en était également une… »),
conclusion (« je finis par promettre… »). Ce discours fait bonne impression. Or, le sénat de
Berne a figuré parmi les plus actifs ennemis de Rousseau lors de la querelle suscitée par
Emile. En reproduisant la substantifique moelle d’une harangue prononcée autrefois devant
cette même assemblée, le narrateur prend une revanche sur l’adversité du sort.
Cette harangue est suivie, suivant l’esthétique du contrepoint, d’une autre, trois ans avant
l’énonciation, dans laquelle Rousseau s’est montré très maladroit : les paroles prononcées à
des Suisses venus le remercier d’avoir fait don de certains livres à la bibliothèque
d’Yverdon. Le brillant orateur d’autrefois est à présent incapable d’aligner quelques
phrases. Cette évolution illustre une conception pessimiste du temps perçu comme
destructeur. En même temps, Rousseau montre sa volonté d’assumer son parti pris de
transparence. Le texte réitère une volonté de sincérité.
Le dénouement de l’épisode est révélateur d’une évolution psychologique. Le texte insiste
sur plusieurs signes de maturité annonciateurs de changements : Rousseau ne tombe pas
amoureux d’une marquise, il prend conscience des obstacles sociaux dressés sur sa route.
L’autobiographie prend des allures de roman d’apprentissage.
♦ Quatrième épisode : voyage heureux vers Paris ; Rousseau rêve de devenir
militaire, mais change d’avis en observant la nature ; découverte décevante de
Paris (différence entre rêve et réalité) ; rédaction d’une épître satirique au colonel
Gaudard ; Rousseau apprend que Mme de Warens est repartie de Paris et il part la
rejoindre ; réflexions positives sur le voyage, qui agit sur l’imagination ; hospitalité
d’un paysan :
Le voyage à Paris est une fois de plus heureux : « je mis à ce voyage une quinzaine de jours,
que je peux compter parmi les plus heureux de ma vie ». Le voyageur face à la route occupe
une position symbolique identique à celle occupée par l’écrivain face au papier. Maître de la
nature entière dont il dispose, il organise le monde à sa volonté.
La vision de Paris est génératrice de déception. Les choix lexicaux mettent en évidence
l’impression de chaos, de malpropreté, dans une série d’antithèses où l’ordre et la symétrie
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imaginés en début de paragraphe s’effacent peu à peu devant les visions authentiques.
Rousseau avait de Paris une image romanesque : « je m’étais figuré une ville aussi belle que
grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que de superbes rues, des palais de
marbre et d’or » (p.179). Le passage confirme la hiérarchie établie entre imagination et
réalité au bénéfice de la première. Cf. aussi en matière d’érotisme, Rousseau préfère
l’imagination à la réalité.
Par ailleurs, Paris est vu comme un gigantesque théâtre, un monde d’apparence où les
rapports authentiques ne peuvent pas avoir lieu. Cf. avis négatif de Rousseau sur le théâtre.
Le départ de Paris est décidé à cause du manque d’argent (on retrouve l’esthétique
picaresque), mais aussi et surtout par le désir de revoir Mme de Warens : l’impératif
romanesque (revoir Mme de Warens) prime sur l’impératif matériel (le manque d’argent).
Primauté de l’imaginaire sur le réel.
L’épître satirique au colonel Gaudard permet à Rousseau, une fois de plus, d’inverser les
situations et de replacer les choses dans leur ordre naturel : victime de vexations de la part
d’un Grand (le colonel Gaudard), Rousseau le ridiculise par l’écriture. Par ailleurs,
Rousseau affirme qu’il n’a pas écrit d’autres textes satiriques, car il a le cœur trop peu
haineux pour cela (p.182) : manière pour l’écrivain de montrer la cohérence de son moi.
Le départ de Paris est l’occasion pour Rousseau d’évoquer les voyages d’une manière
générale, en les liant clairement à l’activité d’écrire. Dans les deux cas (le voyage et
l’écriture), Rousseau « dispose en maître de la nature entière » (p.183). Moment de contact
privilégié avec la nature, le voyage procure des sensations que l’écriture permet de maîtriser
et de redire.
L’anecdote du paysan donne l’occasion à Rousseau de faire l’éloge, encore, de la bonté du
peuple, et de critiquer les Grands (qui obligent les Petits à cacher ce qu’ils ont, sinon c’est le
fisc qui prend tout) : « ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa
depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses
oppresseurs » (p.186). L’anecdote du paysan dissimulateur peut se lire comme un apologue
illustrant a contrario le bien-fondé des principes d’une philosophie politique contractuelle,
principes développés dans le Contrat social.
♦ Cinquième épisode : arrivée à Lyon ; visite à Mlle du Châtelet (amie de Mme de
Warens) ; deux anecdotes sur des rencontres avec des hommes qui veulent avoir
une aventure avec lui : récit poétique d’une nuit à la belle étoile ; rencontre, par
hasard, d’un homme (M. Rolichon) qui lui propose de copier de la musique ;
Rousseau reçoit des nouvelles de Mme de Warens, installée à Chambéry ; dernier
voyage pédestre de Lyon à Chambéry ; retrouvailles avec Mme de Warens, qui le
présente aussitôt à l’intendant général, qui lui trouve un emploi au cadastre ;
conclusion de Rousseau sur sa jeunesse :
Les deux anecdotes (celle avec l’exhibitionniste et celle avec l’abbé) forment des échos avec
la scène du puits (début du livre III) et avec la rencontre du Maure à l’hospice des
catéchumènes (livre II). Ces deux anecdotes sont évoquées notamment grâce à des
périphrases. Rousseau se présente une fois de plus comme un être pur, incapable d’accepter
les ignominies qui lui sont proposées.
La nuit à la belle étoile est évoquée d’une manière très poétique, selon des caractéristiques
qui deviendront des topoï pour les écrivains romantiques. Le récit de cette nuit est surchargé
d’éléments positifs : « la soirée était charmante », « l’air était frais, sans être froid », l’eau a
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une « couleur de rose », il y a des « rossignols », « jouissance », « douce rêverie », « jouir »,
« voluptueusement », « doux », « admirable », « gaiement », « de bonne humeur »,
« chantant », « meilleur »… Après avoir repris le genre épique (cf. l’épisode du noyer), le
genre romanesque (cf. l’idylle des cerises, la relation avec Mlle de Breil), Rousseau reprend
ici le genre poétique. Tous les sens sont sollicités ensemble (synesthésie) : sur le point de
retrouver Mme de Warens, Rousseau ne peut se revoir qu’en harmonie avec le monde. Il lui
faut composer par une symphonie une idée de la joie du retour
Le retour auprès de Mme de Warens marque la fin d’une époque, la période picaresque :
« c’est la dernière fois de ma vie que j’ai senti la misère et la faim », « le dernier voyage
pédestre que j’ai fait en ma vie », « après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de
souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la première fois de gagner mon
pain avec honneur » (p.197-198).
Ce retour se déroule dans des circonstances heureuses qui rappellent les deux rencontres du
livre II et du livre III : même grâce tranquille, même paix de l’âme : « mes idées étaient
paisibles et douces ».
Le livre se termine sur une interpellation au lecteur : Rousseau affirme une fois de plus son
projet de se peindre tel qu’il est, de façon sincère et exhaustive : « je n’ai pas promis d’offrir
au public un grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me
connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse » (p.198).
Rousseau veut rendre son âme « transparente aux yeux du lecteur ». « En lui détaillant avec
simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai
senti, je ne puis l’induire en erreur ». « C’est à lui d’assembler ces éléments et de déterminer
l’être qu’ils composent : le résultat doit être son ouvrage ; il s’il se trompe alors, toute
l’erreur sera de son fait ». « Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois
tous dire, et lui laisser le soin de choisir ».
Bilan sur le livre quatrième
♦ Le livre IV est marqué par de nouvelles errances picaresques. L’ensemble est encadré
par Mme de Warens, perdue au début du livre et retrouvée à la fin. Le livre IV prolonge
le contenu du livre III : il est marqué par de nouvelles expériences sociales et
sentimentales : idylle des cerises, premiers pas dans la carrière de musicien, évocation de
différentes rencontres de hasard.
♦ Un livre marqué par le voyage : Rousseau voyage beaucoup dans ce livre, dans de
nombreux endroits.
♦ Le personnage de Jean-Jacques :
ü Le jeune homme ignorant, vis-à-vis du sexe : Rousseau développe ce qu’il a déjà dit
dans le livre II, à savoir sa pureté dans le rapport aux femmes : épisode des cerises,
voyage avec la Merceret.
ü Le moraliste : c’est un nouveau Jean-Jacques qui se révèle au lecteur, celui qui porte
sur les différentes classes sociales un regard qui ressemble fort à celui porté sur le
monde par l’écrivain arrivé à maturité. C’est parmi les gens du peuple que JeanJacques trouve compréhension, aide et secours dans les moments difficiles, alors
qu’il ne parvient pas à intéresser à son sort les Parisiens frivoles et superficiels.
ü L’artiste : le livre IV nous met en présence d’un Jean-Jacques qui, même s’il ne le
sait pas encore au moment où il vit les événements, accomplit les premiers pas de la
destinée d’un artiste hors du commun. Jean-Jacques nous décrit ainsi ses premiers
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essais musicaux, et s’il ne se prive pas d’en marquer les limites, c’est pour rappeler
immédiatement à quel point d’incontestables succès ultérieurs ont pu corriger les
échecs des débuts. On peut aussi rappeler le discours devant le sénat de Berne dans
lequel il montre qu’il maîtrise l’art rhétorique, ou encore les vers satiriques adressés
au colonel Gaudard. On peut évoquer enfin les réflexions sur le voyage à pied :
l’écriture est explicitement associée à ces voyages, dans lesquels l’imagination de
Jean-Jacques se déploie. Dans ses voyages, Rousseau est déjà un écrivain, même s’il
n’écrit pas une ligne.
♦ L’écriture : dans et par l’écriture réelle, le présent dépasse le passé, le stylise,
l’organise. C’est en manipulant les codes littéraires et sociaux, en parodiant les
registres nobles, en renversant l’ordre du monde par l’ordre de l’écriture que le
narrateur invalide par son énonciation le contenu de son énoncé. Le vécu
biographique n’était que contingence chaotique, mais il s’ordonne et se met à
signifier dans sa prise en charge par le regard autobiographique. Ainsi, l’arrivée à
Lyon auprès de Mlle du Châtelet suscite, en miroir, le souvenir d’un autre voyage à
Lyon pendant lequel ont eu lieu deux rencontres à caractère sexuel, l’une avec
l’onaniste de la place Bellecour, l’autre avec l’ecclésiastique amateur de jeunes
hommes. Et le récit de la rencontre avec l’ecclésiastique pervers sert de prélude au
récit de la rencontre avec l’ecclésiastique amateur de musique (M. Rolichon).
Les correspondances entre les différentes strates du passé s’organisent selon une
esthétique du contrepoint. Dans le temps de l’écriture, le narrateur organise en un
tout esthétiquement signifiant les errances du passé. La référence (p.193) au célèbre
roman picaresque de Lesage (Gil Blas) fonctionne comme une mise en abyme : à
travers l’exhibition de l’absence de maturité du personnage, le narrateur déploie a
contrario toute l’ampleur de la maîtrise de l’écrivain, qui s’est hissé au niveau de ses
maîtres et de ses modèles en transformant sa propre vie en roman picaresque.
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Livre cinquième :
Temps : octobre 1731 (1732 selon Rousseau)-1736.
Lieu : Chambéry.
♦ Premier épisode : la vie à Chambéry avec Mme de Warens (description de la
maison, sombre et triste, portrait de l’intendant Claude Anet, anecdote au sujet de
la tentative de suicide d’Anet), goût croissant pour la musique, prédilection
irrationnelle de Rousseau pour la France, rencontre de deux religieux musiciens
(l’abbé Palais et P. Caton), démission de Rousseau de son poste d’employé au
cadastre, évocation des jeunes filles à qui Rousseau donne des leçons de musique :
La relation avec Claude Anet est idéalisée : « il devint pour moi une sorte de gouverneur » :
sorte de père de substitution. Rouseau apprend qu’il est l’amant de Mme de Warens :
« l’intimité de ce garçon avec sa maîtresse » (p.201). Tableau idyllique, sans jalousie : « je
désirais sur toute autre chose qu’elle fût heureuse : et, puisqu’elle avait besoin de lui pour
l’être, j’étais content qu’il fût heureux aussi » (p.202).
Evocation du côté obsessionnel, monomaniaque, des goûts de Rousseau : « il en est ainsi de
tous les goûts auxquels je commence à me livrer ; ils augmentent, deviennent passion, et
bientôt je ne vois plus rien au monde que l’amusement dont je suis occupé » (p.204) : durant
cette période à Chambéry, Rousseau se passionne successivement pour l’arithmétique, le
dessin et la musique. Il se fixe finalement sur cette dernière (passion déjà évoquée à
différentes reprises dans les livres précédents. On est encore dans l’esthétique du
contrepoint : après avoir évoqué des passions passagères, Rousseau passe à celle qui ne l’a
jamais quitté et qui lui est venue très tôt (manière de mettre en valeur cette passion) : « Il
faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de l’aimer dès mon
enfance, et qu’il est le seul que j’aie aimé constamment dans tous les temps » (p.206).
Evocation du sentiment de possession vis-à-vis de Mme de Warens : « elle était si souvent
entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l’ennui me chassaient dans
mon asile, où je l’avais comme je la voulais » : en même temps que le désir de possession et
la jalousie, on retrouve la problématique de la présence / absence.
Rousseau analyse ensuite sa prédilection pour la France, dont il n’a jamais pu se guérir,
malgré les persécutions dont il a été victime par la suite. Il explique cette prédilection par la
littérature. On sent l’artiste poindre derrière le jeune homme : « un goût croissant pour la
littérature m’attachait aux livres français, aux auteurs de ces livres, et au pays de ces
auteurs » (p.210).
La rencontre du moine et musicien P. Caton donne l’occasion une fois de plus à Rousseau
de brocarder l’Eglise catholique : « les autres moines, jaloux ou plutôt furieux de lui voir un
mérite, une élégance de mœurs qui n’avait rien de la crapule monastique, le prirent en haine,
parce qu’il n’était pas aussi haïssable qu’eux » (p.214). On le « destitua » et « il mourut de
douleur sur un vieux grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, pleuré de tous les
honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d’autre défaut que d’être moine »
(p.215).
L’évocation des habitants de la ville de Chambéry est l’occasion de valoriser les humbles,
face aux puissants : le peuple savoyard est vu comme « le meilleur et le plus sociable peuple
que je connaisse ». Rousseau vit des moments heureux, ce qui lui permet de dire que ce
n’est pas lui qui n’aime pas le commerce des hommes, mais le contraire : « l’accueil aisé,
l’esprit liant, l’humeur facile des habitants du pays, me rendirent le commerce du monde
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aimable, et le goût que j’y pris alors m’a bien prouvé que si je n’aime pas à vivre parmi les
hommes, c’est moins ma faute que la leur » (p.217). On est dans la logique du
renversement, qui fait de Rousseau non pas un misanthrope, mais une victime de la société.
Sa vie est en accord avec sa philosophie : l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt.
Le texte autobiographique a ainsi un double enjeu : sur le plan personnel, il absout Rousseau
en lui rendant la pureté qui lui est due ; sur un plan plus général, sa vie illustre la véracité de
ses principes philosophiques, ce qui est une autre manière de se mettre en valeur, en vantant
implicitement les mérites de sa philosophie.
L’évocation des jeunes filles à qui Rousseau donne des cours de musique fourmillent de
détails sensuels, ce qui est une manière de préparer l’épisode suivant : cela nous révèle
l’organisation du vécu à laquelle procède le texte autobiographique. Rousseau agence les
événements de façon à en créer de la signifiance, de la cohérence. Exemples de détails
sensuels : Mademoiselle de Menthon a une cicatrice au sein : « cette marque attirait
quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n’était plus pour la cicatrice » (p.218) ; Les
leçons à Mlle Lard sont l’occasion d’un jeu en triangle : « tandis que le maître agaçait la
fille, la mère agaçait le maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux » (p.219). La mère
accueille Rousseau avec « un baiser bien appliqué sur la bouche ». Rousseau en parle à
Mme de Warens, qui ne prend pas très bien la chose. C’est d’ailleurs peu après qu’elle va
initier Rousseau à la sexualité. Dernier détail sensuel : on glisse désormais vers Mme de
Warens elle-même, par l’intermédiaire d’une anecdote appartenant au registre du
libertinage : Mme de Menthon fait en sorte que des hommes voient un sein de Mme de
Warens, en croyant qu’elle a « un vilain gros rat » sur celui-ci. L’anecdote suggère que
Mme de Warens est plutôt agréablement dotée par la nature quant à ses attributs féminins.
♦ Deuxième épisode : l’apprentissage de la sexualité par Mme de Warens :
Mme de Warens est la première femme que Rousseau possède. Le narrateur met en
évidence le fait que c’est elle qui fait le premier pas, mais pour un motif assez inattendu :
« maman vit que, pour m’arracher au péril de ma jeunesse, il était temps de me traiter en
homme » : Mme de Warens ne se donne pas à Rousseau par désir, mais par altruisme, par
instinct maternel. D’ailleurs, elle n’éprouve pas de jouissance lors de l’acte sexuel :
« comme elle était peu sensuelle et n’avait point recherché la volupté, elle n’en eut pas les
délices et n’en a jamais eu les remords ». Rousseau préserve malgré tout le côté maternel de
la relation, en faisant de Mme de Warens un être pur, non sensuel. Tel est le sens de
l’évocation de son premier amant, M. de Tavel, son maître de philosophie : pour la
posséder, il lui a fait croire par des sophismes que la relation sexuelle n’était rien en soi : « il
lui persuada que la chose en elle-même n’était rien, qu’elle ne prenait d’existence que par le
scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul l’était en effet » (p.226-227).
Dés lors, le désir n’ayant pas d’importance, elle peut éduquer le jeune Rousseau à la
sexualité sans perdre son caractère idéal. On voit ici les efforts d’argumentation du narrateur
pour préserver le caractère idyllique de la relation à Mme de Warens.
Le jeune Rousseau éprouve des sentiments contradictoires lorsque Mme de Warens, très
gravement, lui propose de faire de lui un homme. Pendant les huit jours qu’elle lui laisse
pour y penser, Rousseau est « plein d’un certain effroi mêlé d’impatience, redoutant ce que
je désirais, jusqu’à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen
d’éviter d’être heureux » (p.222-223). Passage rempli d’antithèses. Rousseau insiste
longuement sur la tendresse qu’il éprouve pour Mme de Warens, pour finalement conclure
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que ce qui le gêne, c’est le côté incestueux de cette relation : « à force de l’appeler Maman,
à force d’user avec elle de la familiarité d’un fils, je m’étais accoutumé à la regarder comme
tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d’empressement que j’eus de la posséder »
(p.225). Après l’acte, « j’étais comme si j’avais commis un inceste ». Mais Rousseau
atténue ce caractère trouble en disant qu’elle lui évite des vices : « j’étais bien aise qu’elle
m’ôtât le désir d’en posséder d’autres » (p.225).
♦ Troisième épisode : suite de la vie avec Mme de Warens (elle le pousse sans succès à
s’initier à la danse et au métier des armes), vie idyllique en ménage à trois avec
Claude Anet, mort de Claude Anet, diverses rencontres faites par Rousseau (le
protomédecin Grossi, l’abbé Blanchard à Besançon, Gauffecourt, M. de Conzié),
suite de l’apprentissage de la musique :
Rousseau donne une vision idyllique de la relation à trois avec Mme de Warens et Claude
Anet : « ainsi s’établit entre nous une société sans autre exemple peut-être sur la terre »
(p.231) : hyperbole.
La mort de Claude Anet est vue par Rousseau comme une grande perte pour lui : « voilà
comment je perdis le plus solide ami que j’eus en toute ma vie, homme estimable et rare » :
encore un recours à l’hyperbole, par l’usage du superlatif.
A la mort de Claude Anet, Rousseau prend sa place auprès de Mme de Warens. C’est
désormais lui qui veille à ce que ses dépenses ne soient pas trop excessives : « quand il ne
fut plus, je fus bien obligé de prendre sa place ». Mais il ne réussit pas aussi bien qu’Anet.
C’est que ce n’est pas sa vraie place. Il ne peut passer du statut de fils à celui d’amant et de
protecteur : « tout en grondant à part moi, je laissais tout aller comme il allait. Je voyais le
désordre, j’en gémissais, je m’en plaignais, et je n’étais pas écouté » (p.236). Mme de
Warens l’appelle par dérision « mon petit mentor ». C’est de ce temps là que Rousseau date
son penchant pour l’avarice : il justifie un trait de caractère peu glorieux par une
circonstance extérieure, altruiste : la volonté d’aider Mme de Warens à ne pas se ruiner.
Rousseau se met en tête de subvenir aux besoins de Mme de Warens en réussissant à vivre
de la musique : désir d’inverser les rapports, de passer du statut de fils à celui de père. C’est
pour cela qu’il va voir l’abbé Blanchard à Besançon : pour qu’il lui donne des leçons de
musique. Mais cet épisode se termine par un échec : sa malle est saisie par les autorités car
elle contient un livre janséniste. Le fils ne peut donc pas prendre une place qui n’est pas la
sienne. Dès lors, il reprend son rôle, n’ayant pas le pouvoir de changer le train de vie de
Mme de Warens.
Ironie de Rousseau : « ils trouvèrent sans doute que mes chemises sentaient aussi l’hérésie ;
car, en vertu de ce terrible papier, tout fut confisqué ». Satire de l’intolérance religieuse, un
peu à la manière de Voltaire, en en montrant l’absurdité. Rapprochement entre le narrateur
Rousseau (qui reprend le style de son meilleur ennemi) et le personnage Rousseau, qui
commence quelque pages plus loin à lire Voltaire, et notamment les Lettres philosophiques.
Rapprochement entre le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation.
L’artiste commence de plus en plus à poindre dans cet épisode : Rousseau se perfectionne
en musique en étudiant Rameau. Le jeune homme se rend compte qu’il n’est pas si mauvais,
en obtenant quelques petits succès : « ce n’était pas une pièce bien faite, mais elle était
pleine de chants nouveaux » : mise en valeur de la nouveauté, de l’originalité, au détriment
d’une certaine perfection formelle : mise en abyme de l’artiste Rousseau : en matière
musicale, philosophique, politique et littéraire, on retrouve chez Rousseau une certaine
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cohérence, centrée autour de la notion d’originalité : en musique, il invente un nouveau
système de notation ; en philosophie, sa théorie de l’homme bon par nature et corrompu par
la société, a souvent été moqué par ses nombreux adversaires ; en matière politique, il est
l’un des seuls à se prononcer clairement pour un système républicain ; en matière littéraire,
il innove en écrivant la première véritable autobiographie française.
« Au fond, je savais fort bien la musique ; je ne manquais que de cette vivacité du premier
coup d’œil que je n’eus jamais sur rien » : revendication de l’artiste. En même temps,
Rousseau reprend son leitmotiv consistant à se présenter comme maladroit sur le coup, mais
à l’aise avec le recul. Justification voilée de la valeur du texte autobiographique : c’est une
œuvre dans laquelle on revient sur le passé, on l’organise, on lui donne la cohérence qu’on
n’a pas su voir sur le moment.
« Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente » :
rapprochement entre le temps de l’énoncé et le temps de l’énonciation.
Grâce à certaines rencontres, notamment M. de Conzié, le jeune homme commence à être
sensible à la littérature et à la philosophie : « le germe de littérature et de philosophie qui
commençait à fermenter dans ma tête, et qui n’attendait qu’un peu de culture et d’émulation
pour se développer tout à fait, les trouvait en lui ». Ensemble, tous deux se mettent à
s’intéresser à la correspondance entre Voltaire et Frédéric II de Prusse et aux Lettres
philosophiques : « quoiqu’elles ne soient assurément pas son meilleur ouvrage, ce fut celui
qui m’attira le plus vers l’étude, et ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce temps-là. »
♦ Quatrième épisode : épisode centré sur les problèmes physique du jeune Rousseau :
il manque de mourir à cause d’une expérience de physique expérimentale, il a des
problèmes de santé ; l’épisode et le livre se terminent par le déménagement aux
Charmettes :
L’expérience ratée de physique expérimentale, au cours de laquelle Rousseau écrit « j’en
faillis mourir », inaugure une série de problèmes physiques. Rousseau suggère, sans le dire,
que le déménagement aux Charmettes est une façon de remédier à sa santé fragile.
Rousseau donne plusieurs raisons à la dégradation de sa santé : il a des désirs non assouvis
et sans objet qui le fatiguent (« j’étais brûlant d’amour sans objet, et c’est peut-être ainsi
qu’il épuise le plus ») ; la musique qu’il étudie jour et nuit le fatigue ; le jeu d’échecs pour
lequel il se passionne temporairement l’épuise (« j’avais l’air d’un déterré »).
Du coup, Rousseau tombe vraiment malade : « enfin je tombais tout à fait malade. Elle me
soigna comme jamais mère ne soigna son enfant » ; « elle me sauva, et il est certain qu’elle
seule pouvait me sauver » ; « je devenais tout à fait son œuvre, tout à fait son enfant, et plus
que si elle eût été ma vraie mère » : Rousseau a retrouvé son statut de fils.
L’installation aux Charmettes marque le retour à une vue sur la campagne (comme à
Annecy) : opposition entre la maison où ils habitent en ville à Chambéry, et les Charmettes :
« au-devant était un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous, vis-à-vis
un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée » (p.258). Les Charmettes ressemblent à
une sorte de retraite, à la fois symbolique, à l’écart du monde (« retirée et solitaire comme si
l’on était à cent lieues » de Chambéry) et matérielle (« je n’avais plus de goût à rien qu’à
finir mes jours près de celle qui m’était chère », p.257).
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Bilan sur le livre cinquième
♦ On quitte l’esthétique picaresque : on n’est plus dans l’errance : à part quelques petits
voyages, Rousseau reste à Chambéry. Même les voyages en questions n’appartiennent
pas au picaresque : ils sont prévus, ils ont un but prédéfini, Rousseau part avec des
affaires (une malle pour aller à Besançon). Le temps se dilate : le livre s’étend sur
environ cinq ans : on est moins dans la rapidité, dans la succession d’événements qui
caractérise l’esthétique picaresque. Rousseau a un emploi (employé au cadastre puis
professeur de musique), un statut (fils de Mme de Warens).
♦ Cet abandon du picaresque va de pair avec la nouvelle maturité de Rousseau : maturité
sexuelle (Mme de Warens l’initie aux plaisirs de la chair), maturité sociale (Rousseau
occupe de vrais emplois et il commence à se soucier de ses ressources financières),
maturité artistique (Rousseau commence à maîtriser la musique, s’intéresse à la
littérature et à la philosophie). La mort de différentes figures de Pères (Claude Anet,
l’oncle Bernard) contribuent aussi à faire de Rousseau un homme adulte.
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Livre sixième :
Temps : 1736 selon Rousseau (sans doute en été 1735 en réalité) – 1742.
Lieux : les Charmettes (aux portes de Chambéry), Montpellier, Chambéry, Lyon,
Chambéry.
♦ Premier épisode : la vie heureuse aux Charmettes : promenades avec Mme de
Warens (l’épisode de la Pervenche) ; la santé de Rousseau, qui ne s’améliore pas ;
l’idée qu’il va mourir ; le goût pour les études (philosophie, géométrie, algèbre,
latin, histoire, géographie, astronomie, anatomie) ; Rousseau pense avoir un polype
au cœur et part à Montpellier pour se faire soigner :
Cet épisode prolonge le livre V : récit de la vie auprès de Mme de Warens.
Selon Rousseau, ce sont les meilleurs moments de sa vie : « ici commence le court bonheur
de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire
que j’ai vécu » (p.259). Rousseau décrit une vie paisible, routinière. C’est pour cela qu’on
trouve beaucoup d’imparfait d’habitude. Il n’y a pas beaucoup de scènes dans ces pages, on
trouve surtout des sommaires : « je me levais avec le soleil et j’étais heureux ; je me
promenais et j’étais heureux ; je voyais maman et j’étais heureux » (p.259). On est dans un
temps cyclique, dans un univers de la répétition : « redire toujours les mêmes choses »
(p.259), « je me répète souvent » (p.271).
On a l’impression que grâce à l’écriture, le narrateur jouit encore de ce moment, le
revit : »comment ferais-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant » se demande le
narrateur. La réponse est simple : il le revit en l’écrivant : « je me rappelle celui-là tout
entier comme s’il durait encore ». On peut comparer ce passage avec la dixième promenade,
dans laquelle Rousseau, au seuil de la mort, revit une dernière fois les moments heureux
passés en compagnie de Mme de Warens. Le souvenir de cette période permet à l’écrivain
d’être encore heureux : « ces retours si vifs et si vrais dans l’époque dont je parle me font
souvent vivre heureux malgré mes malheurs »
L’épisode de la pervenche est centré sur la mémoire affective : devenu vieux, Rousseau
aperçoit de la pervenche et revit alors avec émotion la vie aux Charmettes, parce que Mme
de Warens lui a dit un jour, lors d’une ballade : « voici de la pervenche encore en fleur ».
On retrouvera beaucoup plus tard ce principe de la mémoire affective chez Proust (la
madeleine).
La santé de Rousseau ne s’améliore pas et lui fait penser à l’idée de la mort. Cela l’amène à
accentuer son goût pour l’étude : « l’attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour
l’étude, semblait l’animer » (p.268). L’écrivain pointe de plus en plus derrière le jeune
homme. Il étudie la philosophie (Locke, Malebranche, Leibniz, Descartes) en essayant
d’abord, en vain, d’accorder ces auteurs entre eux ; puis il comprend qu’il vaut mieux avant
tout entrer dans la singularité de leur pensée. Cela nous renvoie à la propre singularité que
revendique Rousseau pour lui-même. Puis il étudie la géométrie, l’algèbre, la latin,
l’histoire, la géographie, l’astronomie, l’anatomie. Rousseau n’évoque pas la musique dans
cet épisode. Il est alors davantage intellectuel qu’artiste.
Le thème de la religion est évoqué : on comprend qu’il y a une profonde incertitude
religieuse chez Rousseau : élevé selon la religion protestante, il s’est converti au
catholicisme (livre II). A présent, il est marqué par le jansénisme : « les écrits de Port-Royal
m’avaient rendu demi-janséniste », même si « leur dure théologie » l’épouvante (p.279).
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L’angoisse de sa mort, dont il ne se débarrasse pas, le fait penser à l’enfer et au paradis : « la
peur de l’enfer m’agitait encore » / « depuis lors je n’ai plus douté de mon salut » (p.280).
On peut mettre cela en rapport avec le titre du texte autobiographique : Rousseau dit se
confesser, mais il pense qu’il sera absous.
Il y a une opposition constante entre l’idée de bonheur qui se répand quasiment à chaque
page du livre (« ainsi coulèrent mes jours heureux », p.283), et l’idée d’une mort prochaine
(« je dépérissais au contraire à vue d’œil », p.285). La contradiction est résolue de la
manière suivante : « sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l’avenir, le
sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du présent » (p.281).
♦ Deuxième épisode : le voyage à Montpellier : se croyant atteint d’un polype au
cœur, Rousseau décide d’aller voir le docteur Fizes ; pendant le voyage, il rencontre
Mme de Larnage ; éveil à la sensualité ; visite de monuments historiques (le pont
du Gard, les arènes de Nîmes) ; à Montpellier, on le prend pour un malade
imaginaire ; Rousseau rentre à Chambéry :
Lors du voyage en direction de Montpellier, Rousseau insiste une fois de plus sur sa
timidité, sa maladresse en société, et notamment par rapport aux femmes et à la sensualité :
ce n’est pas lui qui fait les premiers pas avec Mme de Larnage : « il fallait bien que
connaissance se fît » (p.287), « voilà Mme de Larnage qui m’entreprend » (p.288).
Rousseau oublie alors sa maladie et éprouve une autre sorte de « fièvre » : « adieu la fièvre,
les vapeurs, le polype ; tout part auprès d’elle, hors certaines palpitation qui me restèrent et
dont elle ne voulait pas me guérir ». Comme d’habitude, le désir et les rapports sexuels sont
évoqués par périphrases. Outre le fait qu’au XVIIIème siècle, c’était la norme de s’exprimer
de la sorte, on sent une sorte de pudeur de la part de Rousseau à évoquer réellement les
choses appartenant au domaine de la sexualité.
« si, par un travers d’esprit dont moi seul étais capable, je ne m’étais imaginé qu’ils
s’entendaient qu’il s’entendaient pour me persifler » : Rousseau pense que Mme de Larnage
et le marquis de Torignan se moquent de lui : cela montre deux choses : d’un côté la
candeur du jeune homme, qui n’imagine pas qu’on puisse avoir du désir pour lui ; d’un
autre un trait de caractère qui le suivra toute sa vie : le complexe de la persécution contre
lui.
« Je devins aimable. Il était temps » : enfin, le jeune comprend les avances de Mme de
Larnage. Dès lors, il se transforme en bon amant : « jamais mes yeux, mes sens, mon cœur
et ma bouche n’ont si bien parlé », « jamais je n’ai si bien réparé mes torts », « j’eus lieu de
croire qu’elle n’y avait pas regret ». Après cette liaison sensuelle, Rousseau écrit : « je
n’étais plus le même homme » : Suite de l’apprentissage sexuel de Rousseau : Mme de
Larnage lui apprend ce que Mme de Warens ne peut pas lui apprendre : le véritable plaisir
des sens. « Je puis dire que je dois à Mme de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le
plaisir » (p.293). Pendant ces quelques jours, « Maman même était oubliée ».
Lorsqu’il va voir le Pont du Gard, pour une fois la réalité dépasse l’imaginaire
(contrairement à la découverte de Paris, dans le livre IV) : « je m’attendais à voir un
monument digne des mains qui l’avaient construit. Pour le coup l’objet passa mon attente ;
ce fut la seule fois en ma vie ». Rousseau veut aussi montrer sa singularité, en multipliant
les remarques de ce genre dans les Confessions : ce fut la seule fois que… Il veut exhiber le
fait qu’il a connu un certain nombre de moments uniques,
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Le voyage retour, après qu’on l’a pris pour un malade imaginaire, est très différent de
l’aller : Rousseau est marqué par le remord : « les souvenirs de Maman, et ses lettres,
quoique moins fréquentes que celles de Mme de Larnage, réveillaient dans mon cœur des
remords que j’avais étouffés durant ma première route » (p.299). Rousseau prend alors la
décision de remonter directement à Chambéry, sans passer voir Mme de Larnage : le cœur
l’emporte sur le plaisir des sens. « Sitôt que j’eus pris ma résolution, je devins un autre
homme, ou plutôt je redevins celui que j’étais auparavant » (p.301).
♦ Troisième épisode : retour à Chambéry chez Madame de Warens ; elle l’accueille
assez froidement ; sa place est prise par un certain Wintzenried ; Ne se sentant plus
à sa place, Rousseau passe une année à Lyon, comme précepteur des deux enfants
de M. de Mably ; puis il revient à Chambéry, fait une dernière tentative pour
reconquérir Mme de Warens et part définitivement pour aller tenter sa chance à
Paris, avec l’idée de faire connaître le système de notation qu’ il a inventé :
En rentrant, Rousseau découvre qu’il a été remplacé : « je trouvai ma place prise ». Un autre
« fils » est là. Il fait un portrait très péjoratif de Wintzenried : « grand fade blondin », « le
visage plat, l’esprit de même », « vain, sot, ignorant, insolent ».
Désespoir de Rousseau : « je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux » :
explication psychanalytique : passage au statut d’homme, par rupture avec le lien maternel.
Mme de Warens propose à Rousseau de garder le même lien d’intimité, même s’il doit le
partager avec Wintzenried : « elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits
demeuraient les mêmes, et qu’en les partageant avec un autre, je n’en étais pas privé pour
cela » : attitude trouble de Mme de Warens : elle mélange le lien filial et le lien amoureux :
elle se comporte avec Rousseau comme si elle venait d’avoir un autre enfant et qu’elle
essayait de convaincre l’aîné de partager. Mais elle parle clairement de sexe.
Volonté de ne pas partager de la part du fils : « votre possession m’est trop chère pour la
partager ». Le mot « possession » est à comprendre à la fois dans un sens sexuel (posséder
une femme, c’est lui faire l’amour) et dans un sens maternel (le lien qui unit une mère à son
fils est une sorte de possession). Mme de Warens devient de plus en plus froide après que
Rousseau a refusé de continuer à être son amant : Rousseau critique à demi-mots l’égo de
Mme de Warens et des femmes en général, qui sont très vexées d’accorder leurs faveurs à
un homme et qu’il n’en profite pas.
Pendant son séjour à Lyon, Rousseau recommence à voler (voir déjà au livre I) : vol de vin
blanc. On découvre ses vols. Par ailleurs, Rousseau a l’impression d’échouer dans son
emploi de précepteur : il ne parvient pas à éduquer correctement les deux enfants de M. de
Mably. Il rentre à Chambéry, en espérant une dernière fois reconquérir Mme de Warens :
« mais je venais rechercher le passé qui n’était plus et qui ne pouvait renaître ».
On assiste à la fin de ce livre au retour du motif de la musique, qui avait quasiment disparu
depuis le début du livre VI : Rousseau pense que ses difficultés de déchiffrage d’une
partition viennent finalement pas de lui, mais du système de transcription de la musique. Il
pense faire fortune à Paris en proposant un nouveau système, centré sur des chiffres et non
sur des lignes et des portées.
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Commentaire du début des Confessions de Rousseau
Questions préliminaires
1. À quel genre ce texte appartient-il ? Au genre de l’autobiographie : il s’agit d’un homme,
Jean-Jacques Rousseau, qui affirme vouloir écrire l’ensemble de sa vie. La personne
employée le plus souvent est la première personne du singulier. Rousseau est à la fois
l’auteur, le narrateur (celui qui raconte l’histoire) et le personnage principal de l’histoire. Il
affirme vouloir raconter sa vie avec une sincérité entière : « voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai
pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise ». Il affirme ne vouloir
parler que de lui : « moi seul », « cet homme, ce sera moi ». On a donc bien une
autobiographie et non des Mémoires (où il s’agit de raconter à la fois son histoire et
l’Histoire de son époque), un journal intime (où l’écriture est faite au jour le jour), un
autoportrait (où on se décrit mais où on ne raconte pas vraiment son histoire), un roman
autobiographique (où l’auteur raconte sa propre vie, mais d’une façon indirecte, le nom du
personnage principal étant différent du nom de l’auteur) ou une biographie (où l’auteur
raconte explicitement la vie de quelqu’un d’autre)
2. Quel est le sens de l’expression « jugement dernier » ? Rousseau parle ici d’une notion
religieuse : le jugement dernier est le moment où, pour les chrétiens, l’homme, après sa
mort, se présente devant Dieu. Ce dernier, en fonction de ce qu’il a accompli sur terre, le
juge et l’envoie, selon les cas, en Enfer, au Purgatoire ou au Paradis.
3. En quoi peut-on parler de mise en scène dans le dernier paragraphe ? Il y a une mise en
scène de la présentation devant Dieu. Rousseau insère le discours qu’il prononcera le jour
du jugement dernier : « je dirai hautement ».
4. Comment, à partir de ce texte, peut-on rattacher l’œuvre annoncée à la notion de
confession ? Le terme « confession » a avant tout un sens religieux : il s’agit au départ d’un
aveu de ses péchés, aveu que l’on fait à un prêtre, c’est-à-dire à un représentant de Dieu. Ici,
Rousseau entend présenter directement à Dieu ses « confessions » : « je me suis montré tel
que je suis, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime quand je l’ai été.
5. Quels sont les deux destinataires de cet ouvrage ? Ce sont d’abord les hommes : « je veux
montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ». C’est ensuite Dieu :
« je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge ».
Introduction
Se sentant persécuté par les hommes de son époque, Jean-Jacques Rousseau a
éprouvé le besoin de s’expliquer en racontant sa vie dans les moindres détails. Ainsi sont
nées Les Confessions, autobiographie écrite de 1765 à 1770, et publié de façon posthume, la
première partie en 1782, la deuxième en 1789. Le texte proposé constitue le début du livre ;
Rousseau tente d’expliquer l’enjeu de son ouvrage. Il évoque en particulier le contenu de
cette œuvre, ainsi que les raisons qui l’ont poussé à l’écrire. L’intérêt de ce texte est
d’annoncer le contenu à venir de l’œuvre que l’on va lire. Rousseau annonce ce qu’il a
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voulu faire, pour qui et dans quel but. Dans un premier temps, nous nous intéresserons au
genre de ce texte : il s’agit d’une autobiographie. Ensuite, on étudiera les objectifs de
« l’entreprise » de Rousseau : il entend en effet en même temps se faire connaître en tant
qu’être humain unique, justifier sa conduite et confondre ses accusateurs.
1. Une autobiographie
Il faut tout d’abord savoir que Rousseau est celui qui écrit la première véritable
autobiographie. C’est un genre qui naît avec Les Confessions de Rousseau. Auparavant, on
ne publiait pas des livres où on racontait sa propre vie en entier. C’est pour cela que
Rousseau affirme dès le début du texte : « je forme une entreprise qui n’eut jamais
d’exemple ». Il se trompe néanmoins lorsqu’il ajoute : « et dont l’exécution n’aura point
d’imitateur ». En effet, à la suite de Rousseau, de nombreux écrivains se mettront, à la fin de
leur vie, à écrire leur autobiographie.
Une autobiographie obéit à plusieurs critères : comme l’écrit Philippe Lejeune c’est
un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle
met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».
Tout d’abord, on a bien ici un récit rétrospectif, puisque Rousseau écrit ce livre à la
fin de sa vie, et non au jour le jour comme dans un journal intime.
Il s’agit bien également d’un récit de sa propre vie. Il y a une identité entre l'auteur
(la personne réelle qui écrit le livre), le narrateur (celui qui raconte l'histoire) et le
personnage principal. L’auteur Rousseau fait raconter au narrateur Rousseau l’histoire de
Rousseau. On a donc bien une autobiographie et non un roman autobiographique (où
l’auteur raconte sa propre vie, mais d’une façon indirecte, le nom du personnage principal
étant différent du nom de l’auteur) ou une biographie (où l’auteur raconte explicitement la
vie de quelqu’un d’autre).
Par ailleurs, Rousseau insiste sur la notion de sincérité : « voilà ce que j’ai fait, ce
que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise ». On peut
relever un champ lexical de la sincérité : « franchise », « je n’ai rien tu », « rien ajouté »,
« j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux »,
« je me suis montré tel que je fus », « avec la même sincérité ». Mais Rousseau ne prétend
pas dire la vérité totale, ce qui est impossible (on ne peut se souvenir de tout) : « s’il m’est
arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide
occasionné par mon défaut de mémoire ».
Enfin, Rousseau affirme ne vouloir parler que de lui : « moi seul », « cet homme, ce
sera moi ». On peut remarquer que la première personne du singulier est très souvent
employée : on a donc bien une autobiographie et non des Mémoires (où il s’agit de raconter
à la fois son histoire et l’Histoire de son époque). Rousseau met l’accent sur sa vie
personnelle, individuelle.
2. Une entreprise de justification
Rousseau écrit ce livre pour deux destinataires différents : il l’écrit d’abord pour les
hommes, pour ses semblables : « je veux montrer à mes semblable un homme dans toute la
vérité de la nature ». Il faut savoir à ce sujet que Rousseau a été beaucoup critiqué par
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d’autres écrivains, à son époque, en particulier par Voltaire : ce dernier lui reprochait en
particulier d’être trop idéaliste, et, sur un plan beaucoup plus concret, d’avoir abandonné ses
enfants (il les a donnés aux Enfants trouvés). Rousseau écrit donc d’abord pour montrer aux
hommes de son époque qu’il n’est pas mauvais. Certes, il avoue avoir des choses à se faire
pardonner, mais il veut quand même se justifier. C’est le sens de la fin du texte : « que
chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ;
et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : « je fus meilleur que cet homme-là ».
Le deuxième destinataire de ce livre est Dieu lui-même : « que la trompette du
jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter
devant le souverain juge ». Ce livre est aussi, quelque part, une sorte de justification aux
yeux de Dieu. On peut alors mettre en rapport cela avec le titre de l’ouvrage, Les
Confessions : ce terme a avant tout un sens religieux : il s’agit au départ d’un aveu de ses
péchés, aveu que l’on fait à un prêtre, c’est-à-dire à un représentant de Dieu. Ici, Rousseau
entend présenter directement à Dieu ses « confessions » : « je me suis montré tel que je suis,
méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime quand je l’ai été ». On s’aperçoit
que presque tout le dernier paragraphe, à partir de « voilà ce que j’ai fait », est en fait une
sorte de discours adressé à Dieu lui-même.
On peut se demander pourquoi Rousseau a besoin de faire cette mise en scène, ce
discours à Dieu. Il faut savoir qu’à cette époque, être chrétien était une obligation en France.
Lorsqu’on faisait référence à Dieu, on avait un argument de poids. Ici, Rousseau utilise la
référence à Dieu pour donner à son ouvrage un caractère solennel : « que chacun d’eux
découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un
seul te dise, s’il l’ose : « je fus meilleur que cet homme-là ». Rousseau veut dire par là qu’il
a bien sûr commis des erreurs, mais que les autres hommes aussi et qu’ils n’ont pas le droit
de le juger aussi sévèrement. Il y a sûrement ici une référence à une parole de Jésus : « que
celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ».
Conclusion
Ainsi, d’un côté Rousseau affirme que son ouvrage est une autobiographie, et donc
qu’il est absolument et totalement sincère, mais d’un autre, ce texte nous montre que
Rousseau veut aussi se justifier, auprès des hommes et auprès de Dieu. N’y a-t-il pas là une
contradiction ? En effet, lorsqu’on veut se justifier, on a souvent tendance a se présenter
d’une manière plus positive qu’objective. On voit bien ici le problème essentiel que pose
l’autobiographie en général : lorsqu’on écrit sur soi-même dans le but d’être publié, on se
présente bien souvent comme meilleur qu’on est, ce qui est incompatible avec la notion de
sincérité.
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Commentaire d'un extrait des Confessions de Rousseau : la
tentative de vol d’une pomme
Introduction
- Jean-Jacques Rousseau est un écrivain du XVIII° siècle. Il fait partie de ceux qu’on
appelle les « philosophes des Lumières ». Il est aussi celui qui fait naître le genre
autobiographique, en écrivant un ouvrage « qui n’eut jamais d’exemple », Les Confessions.
- Le texte proposé est un extrait du livre I, dans lequel Rousseau raconte un souvenir
ancien : alors qu’il était adolescent, il a essayé en vain de voler une pomme et il s’est fait
punir par son maître.
- L’intérêt du texte est qu’il parvient à éveiller l’attention du lecteur sur le problème du vol à
travers un récit plaisant.
- On verra dans un premier temps qu’il s’agit bien d’une autobiographie. Ensuite, on
essaiera de voir en quoi cet épisode peut faire à la fois « frémir et rire », comme l’affirme
Rousseau dès la première phrase. Enfin, on s’intéressera à la portée morale du texte.
1. Un épisode autobiographique
Une autobiographie obéit à plusieurs critères : comme l’écrit Philippe Lejeune c’est un
« récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle
met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».
Tout d’abord, on a bien ici un récit rétrospectif, puisque Rousseau écrit ce livre à la fin de sa
vie, et non au jour le jour comme dans un journal intime. Il s’agit bien également d’un récit
de sa vie individuelle. Rousseau raconte un épisode qui relève de sa vie privée, les tentatives
de vol d’une pomme alors qu’il était adolescent. Le texte est bien écrit à la première
personne, ce qui est perceptible au nombre important de pronoms personnels (« je », « me »,
« moi ») et d’adjectifs possessifs (« mon », « ma », « mes »). La première personne désigne
bien à la fois le narrateur (celui qui raconte l’histoire) et le personnage principal, celui qui
agit. En revanche, on ne peut affirmer que le narrateur est aussi l’auteur que si on connaît le
texte initial des Confessions, où Rousseau affirme vouloir raconter sa propre vie (voir
incipit).
2. Un récit qui fait « frémir et rire tout à la fois »
Le texte s’ouvre sur une phrase de présentation qui délimite le récit d’un épisode particulier,
celui d’une « chasse aux pommes ». Ce souvenir le fait « frémir et rire tout à la fois ». Ces
deux verbes opposent donc le comique au tragique. On a donc deux registres différents.
Le registre comique : l’expression « chasse aux pommes » est humoristique, car elle est une
parodie d’une épopée. Dans le texte, il ne s’agit pas d’une chasse « noble », épique, à la
manière d’un chevalier, mais d’une petite chasse. De même, la référence aux Hespérides est
une parodie de la mythologie grecque : le jardin des Hespérides contenaient des pommes
d’or. Héraclès a été chargé (c’est un de ses douze travaux) de voler des pommes d’or. Dans
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le texte, il ne s’agit pas du tout d’un exploit. Ce qui fait rire aussi, ce sont les premiers
efforts avec la recherche de plusieurs « armes », les essais infructueux, la disproportion
entre les efforts et le « gibier », les nouveaux efforts pour couper la pomme (« inventions »,
« supports », « couteau », « latte », l’insistance implicite sur la patience, la minutie des
gestes pour un premier résultat nul. Relèvent également du comique la présence des deux
moitiés de pomme, « témoins indiscrets », la récidive (comique de répétition), la référence
au « dragon ».
Le registre tragique : on peut relever un champ lexical tournant autour de l’idée de frémir :
« douleur », « affliction », « craindre ». Si Rousseau a retenu ce souvenir, c’est d’abord
parce qu’il a éprouvé de la peur : c’est le verbe « frémir » qu’il met en premier, au début du
texte. C’est surtout un mauvais souvenir pour lui, car il a été durement puni : « mauvais
traitements ». Le dernier paragraphe, qui commente l’épisode, montre bien que Rousseau
n’envisage pas ce souvenir de façon légère.
3. La portée morale du texte
L’arrêt du récit de l’épisode, avec la chute de la plume (ligne 28) constitue une rupture dans
le texte. On passe alors du récit d’un épisode précis à une présentation de comportements et
d’actions consécutifs à l’histoire racontée. Rousseau y explique ses réactions et les raisons
qui l’ont poussé à continuer à voler. On note la présence d’un double lexique juridique et
psychologique, celui de l’adulte analysant, de façon décalée, ce que pouvait penser
l’adolescent qu’il était alors, comme en témoignent les mots « sensible », « compensation »,
« droit », « punition », « vengeance ». L’explication porte sur les relations entre les
mauvaises actions et les châtiments, avec une intéressante inversion des causes et des
effets : la présence de châtiments, au lieu de jouer un rôle dissuasif, a au contraire une
fonction justificative. Dans l’esprit de celui qui parle, l’accoutumance aux mauvais
traitements entraîne une interprétation personnelle et particulière de la punition, qui devient
raison de mal se comporter. Or, celui qui punit est ici le maître (cité deux fois dans le texte),
ce qui situe le problème de la punition dans le cadre d’une relation dominant / dominé,
autorité imposée / autorité subie.
On voit ainsi apparaître ici certaines idées essentielles des théories de Rousseau : dans une
relation de pouvoir et de domination, c’est le comportement du maître qui détermine celui
de l’esclave. C’est lui (le maître) qui porte la responsabilité des écarts de conduite (de
l’esclave, de l’apprenti), à travers, en quelque sorte, le miroir qu’il lui tend et l’image
négative qu’il lui donne de lui-même. Sans cesse puni, et considérant qu’il l’est parce qu’il
est mauvais, l’adolescent colle à l’image donnée et y trouve les justifications de ses
mauvaises actions à venir, entrant ainsi dans le moule qui lui est proposé ou imposé.
Conclusion
- Dans ce texte autobiographique, Rousseau mêle deux registres, le comique et le tragique,
pour éveiller l’attention de son lecteur. Il tire en effet une leçon morale de cet épisode : c’est
selon lui le maître qui est responsable des actions de son apprenti.
- Ce raisonnement est intéressant, mais il comporte un danger : en effet, Rousseau rejette
toute responsabilité morale sur ceux qui, au cours des années de formation d’un être, ont
contribué à faire de lui ce qu’il est devenu, par exemple un « méchant homme ».
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Commentaire d’un extrait du livre II des Confessions : la rencontre
entre Rousseau et Mme de Warens
Introduction
La rencontre amoureuse est un topos romanesque : cf. Manon Lescaut et le chevalier Des
Grieux, Julien et Mme de Rênal, Frédéric et Mme Arnoux… Le texte proposé est essentiel
dans la mesure où il présente le personnage source de l’idylle amoureuse dont il sera
question dans les livres V et VI : Mme de Warens.
1. Un récit aux effets calculés
Il y a dilatation et théâtralisation : le mot « époque » au début du texte couvre une durée
assez large et suggère par là le point de départ d’une liaison durable. Mme de Warens, tel un
personnage de théâtre, voit son entrée en scène retardée (3ème paragraphe).
Après une première ligne lapidaire (« j’arrive enfin ; je vois Mme de Warens »), constituant
un résumé au présent de narration avec une asyndète accélérant le rythme, le narrateur
enchaîne avec son autoportrait, alors qu’on attendrait plutôt celui de Mme de Warens
(premier paragraphe = première scène).
Le récit est ensuite encore retardé par l’évocation de la lettre de présentation (analepse du
deuxième paragraphe = deuxième scène). + « on me dit qu’elle venait de sortir pour aller à
l’église » : l’apparition du personnage est encore retardée.
On revient ensuite au présent de narration : « je la vois, je l’atteins, je lui parle ». On assiste
à une progression dans la relation de proximité, mais toujours rien sur Mme de Warens, ni
sur les paroles échangées. Ensuite, le narrateur évoque d’une façon lyrique le lieu, puis les
circonstances précises du cadre de la rencontre (fin du deuxième paragraphe et début du
troisième = troisième scène).
Enfin, le narrateur décrit la rencontre, fait le portrait de Mme de Warens et indique les mots
qu’elle prononce (deuxième moitié du troisième paragraphe = quatrième scène). « je vois un
visage pétri de grâce » : rôle prépondérant du regard : la vue de Mme de Warens est une
apparition, un éblouissement pour le jeune homme.
2. Une double métamorphose
♦ Le portrait de Rousseau : l’adolescent n’a pas conscience de son physique plutôt
avenant : « malheureusement, je ne savais rien de tout cela ». Il est « plein de timidité »,
il a « la crainte de déplaire ». Mais si on se situe du côté de l’énonciation et non du côté
de l’énoncé, on a un portrait plus flatteur : « bien pris dans ma petite taille », « joli
pied », « jambe fine », « la physionomie animée », « l’esprit assez orné ».
♦ Le portrait de Mme de Warens : le jeune homme s’attendait à voir « une vieille dévote
bien rechignée » et il voit « un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus plein de
douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse ». Mme de Warens
est considérée comme une sainte : le narrateur s’applique le terme de « prosélyte », qui
ira au paradis grâce à Mme de Warens. « visage pétri de grâce » = Marie pleine de grâce.
Image de la mère que deviendra pour lui Mme de Warens.
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3. Humour et lyrisme nostalgique
♦ Le narrateur de cinquante ans regarde tout cela avec un sourire amusé.
L’autoportrait, qui met en valeur la contradiction entre apparence et sentiment intérieur,
définit l’adolescence : distance du narrateur adulte vis-à-vis de l’adolescence. De plus, ce
portrait, quelque peu efféminé, n’est pas sans ressemblance avec celui de Mme de Warens.
La lettre rhétorique n’est qu’un plagiat sans originalité : « belle lettre en style d’orateur » :
antiphrase. « pour capter la bienveillance de Mme de Warens » : parodie de la captatio
benevolentiae de la rhétorique antique.
Le portrait de Mme de Warens évoque explicitement l’idée du sacré, mais certains termes
peuvent aussi s’entendre dans le domaine de la sensualité : « missionnaire », « paradis »,
« pétri de grâce », « prosélyte ». Ces syllepses donnent au texte un côté libertin.
♦ A ce mouvement de distance s’oppose une proximité affective qui se traduit par la
célébration lyrique du souvenir : cf. les phrases exclamatives : « que ne puis-je entourer
d’un balustre d’or cette heureuse place ! »
Les asyndètes et le présent de narration, qui accélèrent le rythme, vont dans le même sens :
en rendant présente la scène, en la rendant vivante, Rousseau semble la revivre.
« C’était le jour des Rameaux de l’année 1728 » : la datation précise donne à cet épisode
une importance, une solennité particulière.
Conclusion
Il s’agit d’une rencontre déterminante, dont le ton oscille entre une distanciation et une
proximité affective. Cette rencontre sera suivie de deux autres (dans le livre III et à la fin du
livre IV), où on retrouvera certains procédés de style identiques, en particulier l’usage du
présent de narration, qui replonge le narrateur dans le moment qu’il raconte, disant par làmême un bonheur immuable, un éternel présent. Dans ces différentes rencontres,
l’apparition de Mme de Warens semble toujours un phénomène nouveau.
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Commentaire d’un extrait du livre III des Confessions : le succès
mondain d’un laquais
De « Le lendemain, l’occasion se présenta » (p.103) jusqu’à « jusqu’au blanc des yeux »
(p.104).
Introduction
Le contexte est celui du sentiment : Rousseau, sensible au charme de Mlle de Breil,
s’efforce de complaire à sa séduisante héroïne par un « manège servile ».Un grand dîner lui
donne l’occasion de se faire remarquer. Vont donc se mêler dans ce passage des éléments
d’ordre social et sentimental.
La scène est composée de trois actes : le milieu social, le nœud de l’action avec la brillante
intervention du laquais, le dénouement centré sur une louange adressée au narrateur et sur la
maladresse de celui-ci.
Le mouvement général procède par renversement, par restauration de l’ordre naturel aux
dépens de l’ordre social.
♦ Premier paragraphe : la mise en place de l’épisode :
Le récit se déroule au cours d’un « grand dîner », ce qui suggère un moment exceptionnel.
Tout le rituel social est mis en branle, réglé par une étiquette incompréhensible et absurde
(l’épée au côté, le chapeau sur la tête), artificiel aussi.
Le thème du regard apparaît dès le début (« je vis avec beaucoup d’étonnement ») et il sera
largement développé dans la suite du texte, jusqu’à l’image finale du « blanc des yeux ».
Le prestige aristocratique est abondamment évoqué : « la devise de la maison »,
« tapisserie », « armoiries ». Mais ce prestige est illusoire car les convives se trouvent dans
l’impossibilité de comprendre la formule. Ils sont donc dépossédés désormais de leurs
origines. Cette dégradation prépare le renversement social du deuxième paragraphe.
♦ Deuxième paragraphe : l’analyse de la devise :
Rousseau ne parle que sur ordre : il reste dans sa position de subalterne, mais son
intervention est à la fois brillante et mesurée. Le verbe d’opinion et la forme négative (« je
ne croyais pas ») illustre bien la retenue dont fait preuve Rousseau. Il dévoile la vérité avec
modestie, en évitant un ton sentencieux. Il prend des précautions oratoires pour ne pas
heurter l’aristocratie à laquelle il s’adresse.
♦ Troisième paragraphe : un ordre renversé :
Le discours didactique de Rousseau a renversé la situation initiale : le serviteur condamné à
écouter se trouve en position de faire taire les autres (« sans rien dire »). Point de
convergence de tous les regards, Rousseau accède à l’existence à travers le regard d’autrui
(« tout le monde me regardait »). La phrase hyperbolique « on ne vit de la vie un pareil
étonnement » assimile la parole de Rousseau à un véritable coup de tonnerre, à une
révolution au sens premier du mot (c’est-à-dire un retournement de situation). Rousseau
peut alors conclure : « ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur
ordre naturel ».
Le récit d’une brève réussite sociale se double alors d’une réussite amoureuse, d’un petit
roman d’amour tout aussi bref (le mot « roman » est utilisé au début du paragraphe suivant).
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Jusqu’ à présent, Rousseau s’était comporté en chevalier servant, au sens courtois, celui de
l’amant au service de sa Dame. A présent, la situation initiale de soumission est
temporairement inversée : c’est la femme qui lève « derechef les yeux » sur Rousseau.
Le tremblement de Rousseau, qui lui fait verser de l’eau sur l’assiette et « même sur elle »,
et la rougeur de Mlle de Breil se font écho et évoquent un trouble amoureux mutuel. A
l’excès de l’eau correspond l’excès de l’émotion qui accompagne le succès amoureux. A
défaut de s’unir, les deux corps s’accordent dans leur impossibilité à se maîtriser.
Conclusion :
Grâce à la parole, au savoir, Rousseau parvient à remporter un double succès, social et
sentimental. On peut lire ce passage comme un éloge de la parole, capable d’inverser les
injustices de la naissance. En allant plus loin, on peut même concevoir cet extrait comme
une mise en abyme symbolique de l’œuvre entière : en effet, en écrivant ses Confessions,
Rousseau espère inverser les choses, convaincre le lecteur de la pureté de son cœur et se
justifier aux yeux de ses ennemis. L’écriture des Confessions est là pour rétablir la vérité,
c’est-à-dire pour retrouver « l’ordre naturel des choses », pour retrouver sa vraie place.
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Commentaire d’un extrait du livre III des Confessions : un
autoportrait :
De « deux choses presque inalliables » (p.124) jusqu’à « il est rare que je me trompe »
(p.127).
Introduction :
Rousseau entreprend ici de se présenter directement. On a une pause descriptive au sein du
récit de son séjour auprès de Mme de Warens. Intégré à un épisode peu flatteur pour
Rousseau (mais qu’il rapporte cependant dans son souci de vérité et de sincérité), le portrait
a pour effet de démentir le jugement de M. d’Aubonne (« un garçon de peu d’esprit, sans
idées, presque sans acquis, très borné »). Se sentant mal jugé, mal apprécié par ceux qui se
contentent de fonder leur opinion sur les apparences, Rousseau va s’efforcer d’expliquer le
malentendu. Il insiste donc sur la distorsion entre les apparences, qui le desservent, et ses
talents. Il juge cette contradiction fondatrice de son inadaptation à la société et de sa
vocation d’écrivain. Le passage, construit sur le mode de la dualité, est destiné encore une
fois à prouver à la face du monde que Rousseau est victime de jugements trop rapides.
♦ Premier paragraphe :
Ce paragraphe est construit sur l’idée d’une opposition catégorique entre son tempérament
impétueux et ses idées lentes, entre son cœur et son esprit. « deux choses presque inalliables
s’unissent : oxymore entre inalliable et s’unissent.
Les portraits de Rousseau sont souvent centrés sur une dualité : influence paternelle /
influence maternelle ; protestantisme / catholicisme ; le Moi / la société ; la nature / la
culture.
Le paragraphe est souvent centré autour d’antithèses et de structures binaires : « je sens tout
et je ne vois rien ».
La lenteur évoquée (« pourvu qu’on m’attende ») n’est pas sans rappeler la carrière littéraire
tardive de Rousseau (il publie ses premières œuvres à trente-huit ans).
Le décalage entre le cœur et l’esprit est ensuite illustré par des exemples : « je fais
d’excellents impromptus à loisir » (humour de Rousseau à travers l’oxymore), « je ferais
une fort jolie conversation par la poste » ; comparaison avec les Espagnols jouant aux
échecs ; anecdote du marchand qui attend d’être loin pour répondre à une insulte proférée à
Paris.
Une fois son originalité exprimée de façon générale, Rousseau va l’analyser dans différents
domaines.
♦ Deuxième paragraphe :
Dans ce paragraphe, Rousseau passe du comportement social analysé dans le premier
paragraphe à son travail d’écrivain. Ce paragraphe est construit, comme le premier, sur une
dualité, entre la difficulté à écrire sur le moment et la capacité à écrire après coup, quand
l’émotion s’apaise.
Rousseau illustre cette idée avec la métaphore de l’opéra, en faisant référence au désordre
qui précède le spectacle. Rousseau conçoit son travail d’écrivain comme un opéra mental :
« cette manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau ».
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♦ Troisième paragraphe :
La série des glissements se poursuit : Rousseau analyse les problèmes posés par sa nature
contradictoire quand il s’agit d’écrire. Le vocabulaire insiste sur la notion de réalisation
douloureuse et lente : « raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables ». La mise à nu du travail
d’écriture, le dévoilement du processus de création, s’inscrit dans le cadre de la volonté de
transparence, de sincérité totale.
« je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu’à ceux qui veulent être faits
avec une certaine légèreté » : exhibition du caractère esthétique et travaillé des œuvres de
Rousseau, notamment des Confessions.
De plus, Rousseau parle de ses piètres talents en matière de lettre, genre qui suppose la
rapidité d’écriture. Il a cependant écrit un roman épistolaire : mais il s’agit justement là
d’une construction esthétique et non de vraies lettres.
♦ Quatrième paragraphe :
Rousseau glisse à un sujet connexe : l’importance du souvenir. Il se dit « bon observateur »,
mais pas sur le moment même. Cela peut expliquer le choix d’une œuvre rétrospective,
écrite à distance, et qui oblige son auteur à de constantes réminiscences (cf. l’épisode de la
pervenche, plus loin dans le livre). L’analyse à distance, la réminiscence, et la capacité de
réagir en prenant son temps, tout cela explique les Confessions, leur structure, l’alternance
entre récit et analyse.
Conclusion :
Cet autoportrait a pour but de prouver que si Rousseau est mal jugé par les autres, c’est que
les apparences sont contre lui. Sa circonstance atténuante est sa sensibilité exacerbée, qui
l’empêchent de réagir correctement sur le moment. Ce passage montre une sensibilité qu’on
peut qualifier de préromantique.
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L’intertexte des Confessions :
Introduction
Les Confessions constituent une œuvre puissamment novatrice dans leur volonté délibérée
de bouleverser nombre d’usages et de hiérarchies dans le domaine littéraire. En effet, la
tradition classique française se méfie des épanchements individuels. Au XVIIème siècle,
Pascal a proclamé que « le moi est haïssable » et c’est dans des termes sans appel qu’il a
jugé les Essais de Montaigne, évoquant le « sot projet » qu’avait eu cet auteur de se peindre.
La littérature classique du XVIIème siècle revendique une certaine universalité et veut
« peindre les hommes en général » (La Bruyère). A cet obstacle littéraire s’ajoute une
réserve sociale : en effet, avant Rousseau, certains hommes ont bien raconté leur vie, mais
dans des Mémoires (le cardinal de Retz, par exemple, publie ses Mémoires en 1717.
L’enjeu n’est alors pas de dévoiler son être intime, mais de raconter de hauts faits politiques
auxquels on a participé (dans le cas du cardinal de Retz, il s’agit de la Fronde, entre 1648 et
1652. Les mémoires sont ainsi des œuvres d’individus appartenant à des couches sociales
élevées, nobles, des cercles sociaux dans lesquels se décide le destin des empires et des
royaumes. En entreprenant de raconter son moi intime, Rousseau rompt ainsi avec une
tradition à la fois littéraire et sociale. Cela correspond d’ailleurs à un état d’esprit nouveau,
propre au siècle des Lumières, qui s’interroge sur la place de l’individu dans la société et
dans la nature, alors que le XVII° siècle fixait des normes et voulait tendre à l’universel. Le
XVIII° siècle privilégie la singularité et la diversité des expériences. L’individu prend
conscience de son unicité et de sa valeur. Il s’éprouve dans et par rapport au monde qui
l’entoure.
Mais les Confessions ne surgissent pas du néant : leur auteur est un grand lecteur, nourri de
l’apport d’œuvres passées évoquées parfois de manière tout à fait explicite. Lorsqu’il
intitule Confessions le récit de sa vie, Rousseau n’ignore pas qu’il s’inscrit dans les pas d’un
devancier illustre. Par ailleurs, lorsqu’il mentionne Gil Blas de Lesage (dans le livre IV), il
donne peut-être une clé de lecture de son propre texte. Il importe donc de situer cette œuvre
par rapport à des entreprises antérieures connues de Rousseau au moment où il se lance dans
l’écriture de sa vie, produisant un texte dont le caractère novateur s’explique aussi par le
rapport polémique qu’il instaure avec ses devanciers.
I. Les Confessions de Saint-Augustin (397-401)
La similitude des titres est voulue. Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là.
a. La structure d’ensemble :
Les Confessions de Saint-Augustin (354-430) forment un ensemble de treize livres, qui nous
conduit, dans un itinéraire symbolique, de l’enfance (livre I) à la « lumière de la création »
(livre XIII). Le livre oppose une jeunesse dissipée à une maturité éclairée. L’épisode central
de la vie d’Augustin intervient au livre VIII (intitulé « la conversion »).
Les douze livres de Rousseau s’organisent un peu de la même manière : Jean-Jacques nous
conduit de l’enfance à l’âge mûr, dans un ensemble organisé en deux parties, allant de la
jeunesse (livres I à VI) à la vie d’adulte (livres VII à XII). Le principal changement dans la
vie de l’auteur intervient au livre VIII, avec « l’illumination de Vincennes », en octobre
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1749, lorsque Rousseau a l’idée de sa première œuvre littéraire, Le Discours sur les sciences
et les arts (publié en 1750), au moment où il est en chemin pour aller voir Diderot à
Vincennes.
Cependant, cette structure d’ensemble décrit deux itinéraires radicalement opposés : si la
conversion d’Augustin constitue en effet la première étape qui assure son salut,
l’illumination de Vincennes, en revanche, inaugure la longue chaîne des malheurs de
Rousseau.
b. Des épisodes communs :
La parenté entre les deux textes passe aussi par la présence d’épisodes communs. JeanJacques et Augustin accordent une grande importance au récit de leur enfance, période de la
vie entendue comme détentrice de significations capitales (cf. livre IV de Rousseau : « j’ai
promis de me peindre tel que je suis et pour me connaître dans mon âge avancé, il faut
m’avoir bien connu dans ma jeunesse »).
Le livre I des Confessions d’Augustin mentionne ainsi l’importance des lectures de
jeunesse, comme le livre I de Rousseau. Le livre II de Saint-Augustin (« la seizième
année ») est l’occasion de relater une série de turpitudes, dont un vol de poires dans un
verger. Jean-Jacques s’accuse, lui, d’avoir dérobé des asperges et d’avoir tenté de voler des
pommes au cours du livre I. Enfin, Augustin met l’accent sur ses pulsions sexuelles, comme
Rousseau lors de l’épisode de fessée.
Pour les deux hommes, « l’enfant est le père de l’homme », selon la formule de Wordsworth
(1770-1850). Il faut ressaisir avec minutie les événements des premières années afin de
mettre en exergue la cohérence et l’unité d’une vie.
c. Deux projets spécifiques :
Le récit d’Augustin s’énonce du point de vue d’un chrétien qui a conscience d’avoir commis
un ensemble de fautes qui auraient pu entraîner sa perte sans la miséricorde divine. Dans la
perspective augustinienne, le récit de soi équivaut à une action de grâce. Il s’agit en
permanence de remercier Dieu d’avoir tiré le pécheur de son aveuglement. Le chrétien
reconnaissant regarde à distance, plein d’horreur et de repentir, les errements d’un étranger
qui était lui-même. Chacune des fautes fournit une nouvelle raison de s’incliner devant
Dieu.
Le projet rousseauiste est tout autre. Le préambule sonne plus comme un défi au « souverain
juge » que comme une modeste action de grâce. Le récit des événements de la vie de
Rousseau n’exclut pas l’aveu de certaines fautes. Mais il ne s’agit pas pour Rousseau de
contribuer à la glorification d’une transcendance louée pour la perfection de son œuvre. Au
contraire, il se place délibérément au centre de l’univers, constitue le récit de sa vie en
référence susceptible de permettre à ses lecteurs d’avancer dans la connaissance des
hommes en général (avertissement : « lequel peut servir de première pièce de comparaison
pour l’étude des hommes ». Rousseau, par ailleurs, n’attend pas le pardon de Dieu : il s’est
déjà absous lui-même, convaincu de la pureté de son cœur.
II. Les Essais de Montaigne (1580-1595)
a. Des présentations différentes :
Les Essais de Montaigne ont recours à une présentation très différente de celle adoptée par
Rousseau. Les trois livres des Essais, divisés chacun en chapitres de longueur inégale, ne se
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soucient pas de fournir une présentation détaillée ni complète des différents moments de la
vie de leur auteur. Montaigne note ses réflexions mesure que ses lectures ou se expériences
les font naître, mais il ne raconte pas les événements qui ont constitué chronologiquement
l’histoire de sa vie.
Montaigne est explicitement évoqué par Rousseau dans le préambule de Neuchâtel : « Nul
ne peut écrire la vie d’une homme que lui-même. […] Mais en l’écrivant il la déguise ; sous
le nom de sa vie il fait son apologie. Il se montre comme il veut être vu, mais point du tout
comme il est. Les plus sincères sont vrais tout au plus dans ce qu’ils disent, mais ils mentent
par leurs réticences, et ce qu’ils taisent change tellement ce qu’ils feignent d’avouer, qu’en
ne disant qu’une partie de la vérité ils ne disent rien. Je mets Montaigne à la tête de ces faux
sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s’en
donne que d’aimables ; il n’y a point d’homme qui n’en ait d’odieux. Montaigne se peint
ressemblant mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue, ou un œil crevé du côté
qu’il nous a caché, n’eût pas totalement changé sa physionomie ? ».
Par ailleurs, les Essais de Montaigne tendaient à l’universel (« l’humaine condition »),
tandis que Rousseau insiste sur la singularité irréductible du moi : « je ne suis fait comme
aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent »
(préambule).
b. Une commune volonté de transparence et de sincérité, dans le but d’être utile au
lecteur :
Montaigne et Rousseau partagent le désir de se peindre eux-mêmes : « je suis moi-même la
matière de mon livre » (début des Essais), « je veux montrer à mes semblables un homme
dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi » (début des Confessions).
Montaigne conçoit la peinture de lui-même comme le moyen de lever la contradiction entre
aspiration à l’universel et prise en compte de la dimension contingente de toute existence.
En livrant au lecteur les différentes facettes d’un moi en constante évolution, susceptible
d’énoncer dans un essai des thèses contredites dans un autre, Montaigne produit une
évocation de lui-même qui traduit une indéniable volonté de transparence et de sincérité
(« c’est ici un livre de bonne foi, lecteur » : début des Essais).
Son projet s’apparente au projet Rousseauiste, tant il est vrai que le récit par Rousseau de sa
propre vie est riche de prolongements politiques et culturels qui dépassent le cas d’une seule
individualité. Montaigne et Rousseau sont persuadés que l’aveu de ses fautes ou de ses
faiblesses peut fournir un exemple utile aux autres hommes. Il y a dans les deux œuvres un
passage du particulier au général. Cf. Montaigne : « chaque homme porte la forme entière
de l’humaine condition ». Rousseau : « ne pas anéantir un ouvrage utile et unique, lequel
peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes, qui certainement est
encore à commencer » (avertissement).
c. D’autres points communs :
Les deux auteurs ont en commun l’idée que pour mener à bien leur projet original, il leur
faut une nouvelle manière d’écrire : Montaigne parle ainsi des « bigarrures » de son style,
tandis que Rousseau parle de la « nécessité d’inventer un langage aussi nouveau que [son]
projet ».
Montaigne et Rousseau se rejoignent aussi pour exprimer une même méfiance de la société
humaine, une même conviction de leur innocence personnelle, un même refus de l’ambition
génératrice de corruption psychologique et sociale.
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III. Le roman picaresque
a. Généralités sur le roman picaresque :
Ce genre romanesque est apparu dans l’Espagne du XVI° siècle, et a durablement influencé
la sensibilité européenne. Le terme « picaresque » a été forgé sur l’espagnol « picaro »,
dénomination utilisée pour désigner le héros de ce type de fiction (qui s’oppose au Noble,
l’hidalgo). Loin des stylisations anoblissantes du roman courtois, le héros picaresque est un
déclassé noble en rupture de fortune ou crapule en rupture de ban. Ses aventures le
conduisent à explorer tous les pays, tous les milieux sociaux, et il en tire des observations
cyniques sur la profonde vanité de fortunes que le hasard, les mauvaises rencontres et toutes
sortes d’imprévu peuvent défaire en un tour de main. Les classiques du genre ont été publiés
en Espagne : La Vie de Lazarillo de Tormes (œuvre anonyme) parait en 1554, La Vie de
Guzman d’Alfarache de Mateo Aleman entre 1599 et 1604. Mais sa postérité concerne
l’Europe entière. Pour ne citer que la France, des romans tels que Gil Blas de Santillane
(1715) de Lesage ou La Vie de Marianne (1731) de Marivaux entretiennent des rapports
étroits avec cette tradition.
b. Les Confessions et l’inspiration picaresque :
Les quatre premiers livres des Confessions s’inscrivent clairement dans la lignée du roman
picaresque, que Rousseau évoque d’ailleurs explicitement dans le livre IV : « elle aimait les
romans de Lesage et particulièrement Gil Blas ; elle m’en parla, me le prêta, je le lus avec
plaisir ». Les voyages d’un héros occupé à vivre d’expédients en enseignant des domaines
qu’il ignore (la musique en particulier), la galerie de personnages évoqués (des plus
humbles aux plus grands), l’importance des rencontres (notamment dans des auberges, lieu
picaresque par excellence), les renversements de fortune aussi nombreux qu’imprévus
(comme la fin de l’épisode chez la comtesse de Vercellis ou encore le départ de chez le
comte de Gouvon) : tous ces éléments permettent d’étayer la thèse de la dette de Rousseau
par rapport au genre picaresque.
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Le thème du temps dans les Confessions
1. Le temps linéaire
a. Un récit chronologique :
Dans l’ensemble, les Confessions sont constituées par un récit linéaire de la vie de l’auteur :
Rousseau raconte sa vie d’une manière chronologique, en commençant par sa généalogie, sa
naissance, son enfance et sa jeunesse, dans le livre I (de 1712 à 1728, de 0 à 16 ans). Le
livre II couvre quelques mois (mars 1728-novembre 1728), le livre III un an et demi
(décembre 1728 à avril 1730), le livre IV aussi (avril 1730-octobre 1731). Le livre V couvre
quatre années (1732-1736). Le livre VI, lui, évoque la période allant de 1736 à 1742.
Rousseau déroule son passé d’une manière globalement chronologique, en insistant sur trois
aspects successifs dans sa vie, sa jeunesse, ses errances et sa vie auprès de Mme de Warens.
b. Des épisodes plus ou moins longs :
Les livres sont de dimensions comparables (le temps du récit est le même), mais il couvrent
des durées inégales (le temps de l’histoire est différent d’un livre à l’autre). A l’intérieur de
chaque livre, certains épisodes sont longs (le séjour à Bossey, l’idylle champêtre au début
du livre IV par exemple), d’autres moments bénéficient d’un récit plus succinct (Rousseau
en apprentissage chez le greffier de l’Hôtel de ville M. Masseron dans le livre I). Dans
l’ensemble qu’ils soient longs ou courts, les récits se succèdent dans l’ordre dans lequel les
événements ont été vécus.
c. Un récit rythmé par des indications temporelles :
Les repères temporels sont rarement des dates précises, ce sont plutôt des indications de
durée (« deux ou trois ans chez mon oncle », « plusieurs jours », « c’est ainsi qu’après
quatre ou cinq ans »). Les dates sont rares mais marquantes : cf. la rencontre avec Mme de
Warens : « c’était le jour des Rameaux de l’année 1728 ». Elles apparaissent en début de
livre (début du livre V par exemple) ou en fin de livre (fin du livre V par exemple).
2. Le temps délinéarisé, perdu
a. Les problèmes de mémoire :
« j’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ». La mémoire de Rousseau est discontinue,
elle est même parfois défaillante. Rousseau en convient lui-même, notamment à la fin du
livre III, quand il annonce les événements du livre IV : « il est difficile que dans tant
d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques
transpositions de temps ou de lieu », « il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir
qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté » (p.144). Dans ces
moments-là, le temps est délinéarisé, car Rousseau lui-même n’arrive pas à restituer
exactement la chronologie. De là viennent aussi quelques erreurs sur les dates, notamment
celle de l’installation aux Charmettes. A la fin du livre V, Rousseau écrit : « autant que je
puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l’été de
1736 » (p.258). Mais la date exacte est plutôt en été 1735. De même, Rousseau date de 1732
le retour à Chambéry, au début du livre V, alors qu’il s’agit de septembre ou octobre 1731.
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b. L’insertion d’épisodes qui ne devraient pas, chronologiquement, se trouver à cet
endroit-là :
Si Rousseau insère certains épisodes à un moment précis, c’est que ces épisodes sont en lien
avec le thème qu’il est en train d’évoquer : cf. l’anecdote avec M. de Francueil dans le livre
I (rapport avec les thèmes du vol et de l’argent dont il est question à travers des récits de sa
jeunesse), la vue de Mlle de Vulson lorsque Rousseau est adulte (livre I). Cf. aussi le récit
de deux rencontres d’homosexuels à Lyon dans le livre IV : « je crois me rappeler, dans le
même intervalle, un autre voyage à Lyon, dont je ne puis marquer la place » (p.187) :
rapport avec la ville de Lyon.
Cf. aussi l’épisode du noyer et de l’aqueduc : il devrait se situer chronologiquement avant
l’épisode du peigne cassé.
c. L’insertion du moment de l’énonciation au sein de l’épisode passé :
Par moments, Rousseau fait intervenir le présent de l’écriture, au sein du récit des souvenirs:
cf. l’épisode de la tentative du vol d’une pomme : « la plume me tombe des mains ».
Rousseau interrompt le récit du passé par un retour au temps de l’énonciation. Plus
généralement, le passé du personnage est commenté par le présent du narrateur.
3. Le temps retrouvé
La contradiction entre linéarité et délinéarisation est dépassée dans la réalisation du texte
autobiographique : la synthèse entre les différentes époques du passé et le présent de
l’écriture est réalisée à travers un temps obéissant à une logique à la fois affective et
esthétique : la linéarité et la délinéarisation concourent aux mêmes objectifs : un but affectif,
à savoir montrer la cohérence du moi à travers les expériences diverses, et un but esthétique,
fournir une œuvre achevée et rigoureusement composée. Le temps est finalement retrouvé
dans le plaisir de la réminiscence.
a. Le temps opère une synthèse du moi :
Les aller et retour entre passé et présent, entre l’énoncé des souvenirs et le moment de
l’énonciation, permettent à Rousseau d’opérer la synthèse de lui-même, au sein d’un rapport
au temps retrouvé : l’épisode passé explique le caractère général de Rousseau, l’homme mûr
qu’il est devenu s’explique par le jeune homme qu’il a été.
Rousseau profite du récit de certains épisodes pour livrer des analyses générales sur son
caractère : par exemple, dans le livre III, à la suite d’un jugement négatif sur lui-même de la
part de M. d’Aubonne, Rousseau fait un autoportrait général, dans lequel il met en évidence
la différence entre son apparence de stupidité et la profondeur de ses idées. On peut citer
aussi son désintérêt pour l’argent, à la suite de récits sur ses vols de jeunesse, dans le livre I.
b. le temps obéit à une logique esthétique :
Rousseau organise souvent son récit selon une logique de contrepoint. Le choix des
épisodes et de leur ordre correspond ainsi plus à une volonté esthétique que purement
linéaire. Rousseau ne se contente pas de raconter un à un tous les épisodes de sa vie. Par
exemple, à la suite de l’épisode du peigne, au ton grave et pathétique, intervient celui de « la
grande histoire du noyer de la terrasse », plus enjoué et plein d’humour. Rousseau compose
son livre avec art et joue sur les contrastes, les effets de surprise, d’ombre et de lumière.
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L’épisode de l’aqueduc : bouleversement de la chronologie : en effet, cet épisode devrait se
situer chronologiquement avant celui du peigne cassé, car c’est un souvenir d’avant la
Chute. En abandonnant la stricte linéarité, Rousseau marque sa mainmise en tant qu’artiste
sur sa vie. La vie n’acquiert du sens que si elle est saisie dans un projet esthétique. Il ne
s’agit pas pour Rousseau de détailler les événements dans l’ordre où ils sont advenus, mais
de les agencer au sein d’une structure qui établit la primauté de l’artiste.
Par ailleurs, dans le livre IV, le concert cocasse à Lausanne contraste avec le succès futur de
Rousseau à Paris (l’annonce du futur succès de l’opéra Le Devin du village est là pour
introduire un contrepoint).
En écrivant, Rousseau choisit les événements, les recompose pour en faire surgir la
signification profonde. Il transforme l’expérience vécue en aventure littéraire.
c. Le temps retrouvé dans le plaisir du souvenir :
Certains souvenirs heureux restent présents pour le narrateur, par une sorte de réminiscence.
Par exemple, l’anecdote des pervenches, moment heureux pour le jeune Jean-Jacques en
compagnie de Mme de Warens, lui revient constamment à la mémoire dès qu’il tombe sur
des pervenches. Cf. la madeleine de Proust, plus tard. Plus généralement, Rousseau revient
très souvent dans ses œuvres sur le bonheur des années passées auprès de Mme e Warens
(cf. notamment la dixième promenade dans Les Rêveries du promeneur solitaire). On a
l’impression qu’il revit ces moments heureux à chaque fois qu’il les raconte. Ecrire sur soi,
pour Rousseau, c’est aussi se rappeler les bons moments, en jouir une seconde fois.
Exemple des pervenches : on a l’impression que grâce à l’écriture, le narrateur jouit encore
de ce moment, le revit : « comment ferais-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant »
se demande le narrateur. La réponse est simple : il le revit en l’écrivant : « je me rappelle
celui-là tout entier comme s’il durait encore ». On peut comparer ce passage avec la dixième
promenade, dans laquelle Rousseau, au seuil de la mort, revit une dernière fois les moments
heureux passés en compagnie de Mme de Warens. Le souvenir de cette période permet à
l’écrivain d’être encore heureux : « ces retours si vifs et si vrais dans l’époque dont je parle
me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs »
L’épisode de la pervenche est centré sur la mémoire affective : devenu vieux, Rousseau
aperçoit de la pervenche et revit alors avec émotion la vie aux Charmettes, parce que Mme
de Warens lui a dit un jour, lors d’une ballade : « voici de la pervenche encore en fleur ».
On retrouvera beaucoup plus tard ce principe de la mémoire affective chez Proust (la
madeleine).
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La connaissance de soi dans les Confessions
Si Rousseau entreprend l’écriture de sa propre vie, c’est avant tout pour présenter la
singularité de son propre moi. Mais il ne le fait pas pour lui-même, car il affirme se
connaître intimement. Il raconte sa vie pour les autres, pour se justifier devant ses
contemporains. Cependant, plus généralement, la lecture des Confessions permet aussi de
s’interroger sur la nature humaine dans son ensemble.
1. Le moi et le moi :
Rousseau veut se peindre lui-même, le plus sincèrement possible. Il veut faire émerger la
singularité de son moi : « je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire
n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis
autre » (préambule).
L’objet des Confessions n’est pas de mieux se connaître ; Rousseau affirme se connaître
parfaitement : « je sens mon cœur et je connais les hommes ». L’enjeu de Rousseau est de
mettre en évidence sa singularité.
La singularité de Rousseau se voit avant tout dans la relation problématique aux autres et à
la société dans son ensemble (voir à ce sujet l’autoportrait fait dans le livre III : différence
entre l’être social, maladroit et peu à l’aise, et l’être profond). De là vient le bonheur d’être
face à la nature. C’est un endroit où Jean-Jacques ne se sent pas jugé, il n’est pas soumis au
regard d’autrui. Dimension préromantique du texte.
Rousseau évoque aussi son moi pour revivre son passé : l’évocation du moi ne permet pas
une meilleure connaissance de sa personnalité, mais elle permet au narrateur, au seuil de la
vieillesse, de se rappeler de souvenirs heureux et d’en jouir une seconde fois : cf. la
rencontre avec Mme de Warens, la période idyllique des Charmettes. Cf. fin du livre IV :
« je suis, en racontant mes voyages, comme j’étais en les faisant »
2. Le moi et les autres :
Rousseau veut rétablir la vérité sur lui-même, face aux attaques de ses ennemis. Son livre
est clairement écrit pour se justifier face au véritable « complot » dont il se sent victime. Cf.
préambule : « que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la
même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là ».
Rousseau s’adresse souvent au lecteur, en lui demandant de faire lui-même la synthèse de sa
vie. Il y a chez Rousseau un désir de se faire comprendre en profondeur, et non de le juger
sur des apparences.
Rousseau éprouve constamment le besoin de justifier ses actes par les nombreuses injustices
dont il a été victime : la première est l’épisode du peigne cassé. L’épisode la fermeture des
portes de Genève est également perçue comme l’intervention d’une fatalité injuste, qui lui
interdit de mener une vie tranquille tel qu’il la conçoit. Même lorsqu’il s’accuse et se
flagelle, Rousseau évoque aussi l’injustice dont il a été victime : cf. deuxième aveu (le
ruban volé) : « si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être
par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et
d’honneur dans des occasions difficiles, et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs dans ce
monde, que, quelque grande qu’ait été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter
la coulpe avec moi » (p.95). Rousseau justifie ses actes en évoquant des raisons profondes
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qui l’excusent et le présentent comme un être pur malgré tout. Par exemple, s’il accuse
Marion du vol du ruban, c’est qu’il l’a volé pour le lui offrir. La stratégie argumentative
justifie le vol et l’accusation par une donnée altruiste.
3. Le moi et la nature humaine :
La connaissance de soi permet aussi de peindre la nature humaine dans son ensemble. Cf.
Montaigne : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
Cf. avertissement : « je vous conjure […] de ne pas anéantir un ouvrage utile et unique,
lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes, qui
certainement est encore à commencer ». Rousseau rejoint ici Montaigne, qui voulait peindre
« l’humaine condition » à travers le récit de sa vie (« chaque homme porte en soi un
exemple de l’humaine condition »).
Rousseau passe souvent de son moi intime à des thèses plus générales, développées par
ailleurs dans ses ouvrages philosophiques : par exemple, M. Ducommun, dans le livre I, est
clairement désigné comme responsable de la métamorphose négative de Rousseau : c’est lui
qui, par sa tyrannie et sa violence, pousse le jeune homme à pratiquer le mensonge, le vol et
la fainéantise. Plaidoyer de Rousseau en faveur d’une éducation fondée sur le respect et la
confiance. Cf. L’Emile : « respectez l’enfance, et nous vous pressez pas de la juger, soit en
bien soit en mal ». On retrouve dans les Confessions les thèses politiques, sociales et
philosophiques de Rousseau. Ce séjour chez M. Ducommun illustre aussi la thèse de
Rousseau sur les méfaits d’une société fondée sur la tyrannie des riches sur les pauvres :
celle-ci amène les pauvres à être voleurs. Cf. utilisation du présent gnomique : il transforme
le séjour chez M. Ducommun en exemplum : le lecteur est invité à le lire comme un épisode
illustrant l’ampleur des dysfonctionnements qui caractérisent une société fondée sur
l’inégalité des conditions.
Dans le livre I, à travers les aléas d’une vie singulière, Rousseau rend compte de l’évolution
de tout homme. A travers le récit de sa vie, Rousseau retrouve ses principes politiques,
sociaux et philosophiques : l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt (ceci est bien
montré par l’analyse de Lejeune). Le texte insiste également sur le caractère néfaste d’une
autorité tyrannique (principe évoqué dans L’Emile). Le livre I met également en place
l’affrontement entre le désir individuel et la loi sociale. Le livre I a donc une portée
anthropologique.
La psychanalyse s’est beaucoup intéressée à Rousseau, car ce qui est dit dans les
Confessions révèle des comportements, notamment sexuels, qui permettent d’expliquer les
profondeurs de l’âme humaine, ses désirs secrets, interdits (cf. le masochisme,
l’exhibitionnisme, l’homosexualité, le rapport à la mère, le rapport aux femmes).
La description de sa nature s’inscrit dans une réflexion sur la nature humaine.
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Le thème du voyage dans les Confessions
1. Le voyage dans l’espace
Cf. notamment les livres 2, 3 et surtout 4 : Rousseau effectue de nombreux voyages, en
France et à l’étranger. Goût de Rousseau pour le voyage, le contact avec la nature (le
« promeneur solitaire »). Le voyage à pied permet à la sensibilité de Rousseau de
communier avec la nature (cf. p.191 : la nuit à la belle étoile à Lyon). Le voyage lui permet
aussi de se montrer comme un être errant, comme son père et son frère. Le voyage est une
façon pour lui de mettre en évidence une prédestination à l’exil, hors de la société des
hommes, une prédestination au malheur (cf. importance de la fatalité chez Rousseau : « la
fatalité de ma destinée », livre I, p.46).
Les livres 2, 3 et 4 comportent des liens avec le roman picaresque : vie errante, rencontres
de hasard, auberges, aventures diverses, emplois variés. Rousseau se met en scène comme
un picaro.
« je dispose en maître de la nature entière » (p.183).
Cf. voyage avec M. et Mme Sabran (livre II), voyage seul après la fuite de Genève (début
du livre II), voyage avec Bâcle de Turin à Annecy (livre III), multiples voyages dans le livre
IV : le voyage est toujours heureux pour Rousseau.
« Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour
terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le
plus de mon goût » (p.195).
2. Le voyage dans le temps
En racontant ses souvenirs, Rousseau voyage dans le temps : il revit son passé, pour le
regretter parfois (cf. fin du livre I : j’aurais pu vivre une vie tranquille), pour en jouir une
seconde fois à d’autres moments (cf. l’idylle des Charmettes : « comment ferais-je pour
prolonger à mon gré ce récit si touchant » se demande le narrateur. La réponse est simple : il
le revit en l’écrivant : « je me rappelle celui-là tout entier comme s’il durait encore »).
Les épisodes marquants sont évoqués d’une manière plus longue : Bossey, la fessée, la
rencontre avec Mme de Warens…
Le voyage dans le temps justifie et déculpabilise le narrateur. Voir la synthèse sur le temps.
3. Le voyage intérieur
Le thème du voyage est également intérieur. Rousseau voyage par exemple en lisant, dans le
livre I, avec son père d’abord, puis, adolescent, les livres qu’il emprunte à La Tribu. Plus
tard, Rousseau insiste à plusieurs reprises sur ses lectures. La lecture permet l’évasion dans
un univers imaginaire.
Le thème du voyage apparaît également à travers les multiples rêveries de Rousseau,
notamment lors de l’époque de la vie en compagnie de Mme de Warens. Cf. aussi les
rêveries sur ce qu’aurait pu être sa vie, à la fin du livre I, sans la fuite de Genève : « j’aurais
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été bon chrétien, bon citoyen, bon homme en toute chose ». On peut aussi évoquer une
rêverie concernant la tranquillité que lui aurait offerte la bonne Merceret, dans le livre IV.
Le voyage est aussi celui de l’écriture : écrire revient à voyager à l’intérieur de lui-même et
de ses souvenirs.
Amour et sexualité chez Rousseau
Rousseau est un novateur en la matière : en insistant largement sur ses seize premières
années, il aborde la question de la sexualité naissante. Ce thème donne lieu à une
problématique tournant autour de la notion d’ambivalence.
1. Ambivalence entre le langage et les choses révélées
a. Ambivalence entre les éléments sexuels abordés et le langage utilisé pour les
évoquer :
Rousseau aborde des réalités jusque-là négligées ou refusées par la littérature, d’où la
nécessité pour l’auteur de trouver un langage adapté qui dise les choses mais ne tombe ni
dans la grossièreté (en étant trop direct), ni dans le mensonge (en idéalisant la réalité). Tout
l’enjeu de Rousseau est de parvenir à dire les choses telles qu’elles sont, mais avec un
langage qui, par pudeur, procède par périphrases. Les scènes abordant la sexualité sont
souvent très crues, mais les périphrases rendent le contenu acceptable :
- Scène de la fessée (livre I) : le terme fessée n’est jamais prononcé. Rousseau parle de
« la punition des enfants », d’« un châtiment tout nouveau ». Le plaisir masochiste
pris à recevoir la fessée de Mlle Lambercier est évoqué d’une manière euphémisée,
au niveau du langage.
- La scène du Maure, dans le livre II, est racontée avec une certaine crudité, mais sans
que le terme exact soit prononcé : « je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je
ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le cœur ».
- Au début du livre III, Rousseau se livre à des pratiques exhibitionnistes, mais il ne
prononce par les mots eux-mêmes. Il dit qu’il montre non pas « l’objet obscène »,
mais « l’objet ridicule ».
- Les pratiques onanistes dans le livre III, en pensant à Mme de Warens, sont aussi
évoquées à mots couverts.
- A la fin du livre IV, les deux anecdotes à propos de la rencontre de deux
homosexuels (celle avec l’exhibitionniste et celle avec l’abbé) forment des échos
avec la scène du puits (début du livre III) et avec la rencontre du Maure à l’hospice
des catéchumènes (livre II). Ces deux anecdotes sont évoquées grâce à des
périphrases : l’abbé, par exemple, « a les mêmes goûts que mon Juif de l’hospice »
(p.189). L’exhibitionniste propose à Rousseau de s’ « amuser de compagnie »
(p.188).
- Livre VI : rencontre de Mme de Larnage : « adieu la fièvre, les vapeurs, le polype ;
tout part auprès d’elle, hors certaines palpitation qui me restèrent et dont elle ne
voulait pas me guérir ». Comme d’habitude, le désir et les rapports sexuels sont
évoqués par périphrases. Outre le fait qu’au XVIIIème siècle, c’était la norme de
s’exprimer de la sorte, on sent une sorte de pudeur de la part de Rousseau à évoquer
réellement les choses appartenant au domaine de la sexualité
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b. Ambivalence entre les sentiments « amoureux » évoqués et le langage utilisé :
Si Rousseau a recours aux périphrases pour parler de sexualité, il procède de même pour
parler de sa relation avec Mme de Warens, mais pour une raison différente. Il ne parvient
pas à trouver le terme exact pour qualifier cette relation : ce n’est pas seulement de l’amour,
c’est plus fort que de l’amitié, c’est une relation entre une mère et un fils, mais teintée de
sensualité. Le sentiment qui unit Rousseau et Mme de Warens est de l’ordre de l’ineffable,
de l’indicible. C’est autre chose que de l’amour, qui n’est défini que par périphrases.
D’ailleurs, Rousseau écrit : « les sentiments ne se décrivent bien que par leurs
effets »(p.114). Sentiment plus doux que l’amour et plus fort que l’amitié. Relation hors du
commun, qui exige la définition d’un sentiment nouveau, qu’on ne peut nommer car il
n’existe pas dans les mots habituels. Mme de Warens et Rousseau sont des âmes sœurs.
2. Ambivalence de Rousseau vis-à-vis de l’amour et de la sexualité
Si l’ambivalence entre les mots et les choses est nécessaire socialement au XVIII° siècle,
elle révèle aussi l’ambivalence de Rousseau vis-à-vis de l’amour et de la sexualité : le jeune
homme est en effet à la fois un être attiré par la sensualité et peu à l’aise avec sa sexualité.
a. Un jeune homme attiré par la sensualité :
- La scène de la fessée, dans le livre I, montre cette attirance pour les sens : le jeune garçon
éprouve un plaisir masochiste à recevoir cette fessée de la part de Mlle Lambercier.
- Au début du livre III, voici ce qu’écrit Rousseau par rapport à ce qu’il était à l’âge de seize
ans : « mon sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes »
(p.96).
- Au début du livre IV, Rousseau passe une journée idyllique et remplie de sensualité en
compagnie de Mlle Galley et de Mlle de Graffenried.
b. Un jeune homme maladroit dans l’expression de la sensualité :
Le jeune Jean-Jacques se montre naïf et maladroit dans les choses qui concernent la
sexualité : par exemple, il parle des « bruyantes insomnies » de Mme Sabran dans le livre II,
sans savoir de quoi il s’agit : « ses bruyantes insomnies m’éveillaient souvent et m’auraient
éveillé bien davantage si j’en avais compris le sujet. Mais je ne m’en doutais pas même, et
j’étais sur ce chapitre d’une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon
instruction » (p.62).
Dans le livre III, troublé par Mlle de Breil, Rousseau perd tous ses moyens et, en la servant,
renverse de l’eau sur son assiette et sur elle-même.
Le voyage avec la Merceret, dans le livre IV, donne lieu à un nouveau développement sur la
pureté de Rousseau, en ce qui concerne la relation sexuelle : « je n’imaginais pas comment
une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble ; je croyais qu’il fallait des siècles
pour préparer ce terrible arrangement » (p.160).
Lors du voyage en direction de Montpellier (livre VI), Rousseau insiste une fois de plus sur
sa timidité, sa maladresse par rapport à la sensualité : ce n’est pas lui qui fait les premiers
pas avec Mme de Larnage et il va même jusqu’à imaginer que ses avances ne sont en fait
qu’une façon de se moquer de lui : « si, par un travers d’esprit dont moi seul étais capable,
je ne m’étais imaginé qu’ils s’entendaient qu’il s’entendaient pour me persifler » : Rousseau
pense que Mme de Larnage et le marquis de Torignan se moquent de lui.
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Par ailleurs, sa peur de l’homosexualité, visible à plusieurs reprises, montre bien à quel
point le jeune homme est mal à l’aise avec la sexualité en général. Il découvre en partie la
sexualité à travers des épisodes d’homosexualité qui semblent lui inspirer dégoût et effroi.
c. Un jeune homme qui s’invente des palliatifs pour assouvir sa sensualité :
- Lors de l’épisode de la fessée, Rousseau se disculpe de toute culpabilité, d’abord par le
rôle passif où il se cantonne, ensuite car sa bizarrerie lui permet de rester pur longtemps, si
bien qu’il n’a pas eu besoin de se plonger dans les autres plaisirs de la chair avant un âge
avancé. Rousseau accorde à cet aveu une vertu purificatrice.
- De même, l’épisode du puits, dans le livre III, est un palliatif pour Rousseau, une façon de
rester « pur », tout en assouvissant ses désirs, en montrant non pas l’objet obscène mais
l’objet ridicule. « Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je les
attisais par les plus extravagantes manœuvres. J’allais chercher des allées sombres, des
réduits cachés, où je pusse m’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état où j’aurais
voulu pouvoir être auprès d’elles » (p.96).
- L’onanisme en pensant à Mme de Warens est aussi une façon pour Rousseau de préserver
sa pureté tout en assouvissant sa sensualité.
3. Ambivalence des rapports amoureux et sexuels de Rousseau vis-à-vis des
femmes
L’ambivalence de Rousseau vis-à-vis de sa propre sexualité le conduit à un rapport
compliquée, problématique aux femmes. Il y a dans le rapport de Rousseau aux femmes une
constante : l’idée de différer le moment de l’accomplissement du désir. Cf. L’Emile : la
jouissance physique « est cent fois plus douce à espérer qu’à obtenir ».
a. Rousseau et l’image maternelle :
L’image maternelle semble influencer durablement le comportement sexuel et amoureux de
Rousseau : c’est la figure maternelle qui détermine le rapport aux autres femmes. Les livres
suivants détailleront cette propension de Rousseau à construire avec les femmes ce curieux
rapport de proximité et de distance, dont la complexité s’explique sans doute par celle du
rapport entretenu avec une mère absente parce que défunte, mais toujours présente dans le
souvenir (par l’intermédiaire, notamment, des livres qu’elle a laissés).
b. Rousseau et Mme de Warens :
- A priori, la liaison entre le jeune Rousseau et Mme de Warens ressemble à une histoire
d’amour idéale : l’arrivée chez Mme de Warens donne lieu à une thématique positive qui
dissipe les nuages accumulés. La première rencontre réunit deux personnages destinés à
s’aimer. Cet amour naissant est vu comme empreint de paix, de confiance, d’absence
d’inquiétude. Il s’oppose au désordre de la passion. Les deux personnages semblent des
« âmes sœurs » : d’ailleurs, les portraits du jeune Rousseau et de Mme de Warens sont
remplis de parallélismes : les deux personnages sont beaux ; la bouche de Mme de Warens
est « à la mesure » de celle de Rousseau ; l’un et l’autre sont de petite taille ; la jeune femme
a abandonné « son mari, sa famille et son pays, par une étourderie assez semblable à » celle
de Rousseau ; tous deux ont perdu leur mère dès leur naissance ; Mme de Warens adopté
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une religion différente de celle dans laquelle elle a été élevée. Théorie de la prédestination :
deux êtres aussi semblables ne pouvaient que se rencontrer. Rousseau évoque « la
sympathie des âmes ». Rousseau évoque à plusieurs reprises son plaisir de retrouver Mme
de Warens.
- Mais cette relation est en fait assez trouble : mots employés pour se désigner l’un l’autre :
« petit » et « maman » : confusion entre lien amoureux et lien filial (même si le mot
« maman » est souvent en usage en Savoie au XVIII° siècle pour désigner la maîtresse de
maison ; il s’employait aussi familièrement en France à l’égard d’une femme ou d’une fille
aimée ; c’est ainsi que Diderot appelle sa fiancée). Le surnom masculin renvoie à une image
de soi fondée sur l’incapacité à assumer une condition d’être viril ; le surnom féminin dit le
caractère récurrent du traumatisme initial, la perte de la mère et le désir de la retrouver dans
les diverses figures féminines rencontrées.
Cette dimension maternelle de la relation se perçoit également au début du livre IV :
« J’arrive, et je ne la trouve plus. Qu’on juge de ma surprise et de ma douleur ! » : le livre
IV s’ouvre sur la disparition de Mme de Warens. Il peut être considéré comme l’écho
textuel d’une autre disparition, celle de la mère, au début du livre I. A la fin du livre III,
Rousseau écrivait : « de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces
dans les lieux où j’ai vécus ; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque
entièrement ignoré ». Si l’on suit Rousseau, l’incipit du livre IV marque donc un second
début, une seconde naissance de l’écriture. Après les livres I à III, racontant des événements
dont il reste des traces, vient le livre IV qui nous introduit à des récits moins connus. Dans
le premier incipit, l’entrée en texte (qui est aussi l’entrée dans la vie) s’accompagne de la
perte de la mère. Dans le second incipit, l’entrée dans un nouveau récit s’accompagne aussi
de la perte d’un élément féminin capital, dont on sait depuis le livre III qu’il était désigné
par le surnom de « maman ». L’écriture est conçue comme une quête pour retrouver la
mère.
- Dès lors, le passage à l’acte sexuel n’est pas totalement satisfaisant : Mme de Warens est
la première femme que Rousseau possède. Le narrateur met en évidence le fait que c’est elle
qui fait le premier pas, mais pour un motif assez inattendu : « maman vit que, pour
m’arracher au péril de ma jeunesse, il était temps de me traiter en homme » : Mme de
Warens ne se donne pas à Rousseau par désir, mais par altruisme, par instinct maternel.
D’ailleurs, elle n’éprouve pas de jouissance lors de l’acte sexuel : « comme elle était peu
sensuelle et n’avait point recherché la volupté, elle n’en eut pas les délices et n’en a jamais
eu les remords ». Rousseau préserve malgré tout le côté maternel de la relation, en faisant de
Mme de Warens un être pur, non sensuel. Tel est le sens de l’évocation de son premier
amant, M. de Tavel, son maître de philosophie : pour la posséder, il lui a fait croire par des
sophismes que la relation sexuelle n’était rien en soi : « il lui persuada que la chose en ellemême n’était rien, qu’elle ne prenait d’existence que par le scandale, et que toute femme qui
paraissait sage, par cela seul l’était en effet » (p.226-227). Dés lors, le désir n’ayant pas
d’importance, elle peut éduquer le jeune Rousseau à la sexualité sans perdre son caractère
idéal. On voit ici les efforts d’argumentation du narrateur pour préserver le caractère
idyllique de la relation à Mme de Warens.
Le jeune Rousseau éprouve des sentiments contradictoires lorsque Mme de Warens, très
gravement, lui propose de faire de lui un homme. Pendant les huit jours qu’elle lui laisse
pour y penser, Rousseau est « plein d’un certain effroi mêlé d’impatience, redoutant ce que
je désirais, jusqu’à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen
d’éviter d’être heureux » (p.222-223). Passage rempli d’antithèses. Rousseau insiste
longuement sur la tendresse qu’il éprouve pour Mme de Warens, pour finalement conclure
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que ce qui le gêne, c’est le côté incestueux de cette relation : « à force de l’appeler Maman,
à force d’user avec elle de la familiarité d’un fils, je m’étais accoutumé à la regarder comme
tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d’empressement que j’eus de la posséder »
(p.225). Après l’acte, « j’étais comme si j’avais commis un inceste ». Mais Rousseau
atténue ce caractère trouble en disant qu’elle lui évite des vices : « j’étais bien aise qu’elle
m’ôtât le désir d’en posséder d’autres » (p.225).
c. Rousseau et les autres femmes :
A l’égard des autres femmes, Rousseau semble reproduire cette même ambivalence, entre
présence et absence, entre désir et plaisir, entre objet maternel et objet sexuel, à une
exception près (l’aventure avec Mme de Larnage) :
- Rousseau et Mme Basile : la scène du miroir est la seule expérience sensuelle que les deux
personnages vont vivre. Il n’y aura pas de consommation charnelle du désir. D’ailleurs,
cette scène semble reproduire un schéma courtois : le héros masculin n’ose regarder une
Dame placée sur un piédestal. La Dame commande, impose une épreuve (ramasser « la
natte à ses pieds »). Le chevalier obéit et vit une relation aussi chaste que pure.
- Rousseau et Mlle de Breil : là aussi, la relation ne va pas à son terme, mais davantage pour
des raisons sociales qu’internes. Mais on retrouve cette façon de transformer la relation aux
femmes en donnée littéraire : « ici finit le roman », p.104.
- Rousseau et les deux demoiselles (Mlle Galley et Mlle de Graffenried) : lors de cette
journée, les éléments sensuels sont nombreux : le texte ne fait pas mystère de l’attirance
qu’exercent les jeunes filles sur le narrateur. Mais ce désir s’inscrit, comme d’habitude, dans
le double mouvement de distance et de proximité, d’abandon et de retenue, de présence et
d’absence. Rousseau parle de « volupté pure » (oxymore), il dit que « l’innocence des
mœurs a sa volupté ». La référence aux cerises peut être lue comme une allusion au fruit
défendu de la Genèse. L’absence de consommation charnelle valide la morale déjà énoncée
et confirme l’innocence du narrateur. L’idylle des cerises peut se lire comme une réécriture
de situations qui renvoient au roman courtois et au roman de chevalerie : Rousseau se
transforme en héros, aidant les deux jeunes filles à franchir la rivière. Le héros est amené
dans un château. Les deux princesses le récompensent en passant la journée avec lui. Encore
une fois, l’expérience sexuelle avorte et elle est transformée en expérience littéraire.
- Rousseau et Mme de Larnage (livre VI) : c’est la seule fois où Rousseau se livre sans
retenue aux plaisirs des sens. Au bout d’un moment, le jeune homme comprend enfin les
avances de Mme de Larnage. Dès lors, il se transforme en bon amant : « jamais mes yeux,
mes sens, mon cœur et ma bouche n’ont si bien parlé », « jamais je n’ai si bien réparé mes
torts », « j’eus lieu de croire qu’elle n’y avait pas regret ». Après cette liaison sensuelle,
Rousseau écrit : « je n’étais plus le même homme » : Suite de l’apprentissage sexuel de
Rousseau : Mme de Larnage lui apprend ce que Mme de Warens ne peut pas lui apprendre :
le véritable plaisir des sens. « Je puis dire que je dois à Mme de Larnage de ne pas mourir
sans avoir connu le plaisir » (p.293).
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La vérité dans les Confessions de Rousseau
En 1664, Voltaire publie anonymement « Le Sentiment des citoyens », ouvrage dans lequel
il critique Rousseau, en l’accusant notamment d’avoir abandonné ces cinq enfants.
Rousseau réplique en rédigeant son autobiographie. Ce récit a pour but de rétablir la vérité,
et l’auteur prétend s’y peindre en toute sincérité. Il veut faire une œuvre qui coïncide
totalement avec son modèle (lui-même). Une telle entreprise de réhabilitation pose au
lecteur critique un certain nombre de questions : l’auteur raconte-t-il tout ? Ne cherche-t-il
pas à donner de lui-même une image flatteuse ? L’autobiographie ne devient-elle pas
plaidoyer ? N’y a-t-il pas un paradoxe entre objectivité totale et volonté de se réhabiliter
face à ses contemporains ?
1. Un désir de vérité totale (la transparence)
a. De nombreuses déclarations d’intention :
Rousseau répète à de nombreuses reprises dans les Confessions que son objectif est d’être
objectif, exact, vrai, sincère et exhaustif : son but est de livrer un récit transparent de sa vie,
pour que le lecteur porte un jugement juste, équitable.
« Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité »
(avertissement).
« Je veux montrer un homme dans toute la vérité de la nature » (préambule).
« Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime
quand je l’ai été » (préambule).
« Avant que d’aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification, tant sur les
menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai par la suite, et qui n’ont rien
d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public,
il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché ; il faut que je me tienne incessamment
sous ses yeux » (livre second, p.64).
« Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel
que je suis ; et, pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma
jeunesse » (fin du livre IV, p.198).
« Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente au lecteur » (p.198,
livre IV).
« ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le
soin de choisir » (livre IV, p.198).
Plus tard, dans Les Rêveries du promeneur solitaire, il se défend des accusations de
mensonge ou d’omissions : « je n’ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le
mensonge qu’en écrivant mes Confessions […] je me sentais plutôt porté à mentir dans le
sens contraire en m’accusant avec trop de sévérité qu’en m’excusant avec trop d’indulgence.
[…] Sentant que le bien surpassait le mal, j’avais mon intérêt à tout dire, et j’ai tout dit »
(quatrième promenade).
b. Des déclarations d’intention prouvées par des aveux :
L’aveu a pour Rousseau valeur de preuve qu’il dit la vérité, rien que la vérité, toute la
vérité : en avouant des fautes qu’ils n’avaient jamais dites auparavant, il entend prouver au
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lecteur qu’il se met totalement à nu, qu’il ne lui cache rien, y compris les parties les plus
troubles de son âme et de sa vie.
Premier aveu (livre I) : le plaisir de la fessée de Mlle Lambercier : « J’ai fait le premier pas
et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. […] dès à
présent je suis sûr de moi : après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter »
(p.19).
Deuxième aveu (livre II) : le vol du ruban.
Troisième aveu (livre III) : l’abandon de Le Maître à Lyon.
Outre ces aveux essentiels, Rousseau rétablit la vérité sur des petits mensonges qu’il a pu
proférer dans sa vie : « ainsi quand j’ai dit dans la préface de cette pièce que je l’avais écrite
à dix-huit, j’ai menti de quelques années » (p.133, livre troisième). En avouant, dans le texte
des Confessions, un mensonge passé, Rousseau pense donner la preuve de sa sincérité
absolue, et donc de la vérité de tout ce qu’il dit sur lui-même.
Rousseau révèle aussi certains aspects peu reluisants de sa personnalité et de ses actes : vols
dans le livre I, exhibitionnisme dans le livre III, échec cuisant lors de la première
représentation d’une pièce musicale (livre IV).
2. L’impossible vérité (l’obstacle)
a. Les déclarations concernant les problèmes de mémoire :
Dès le préambule, Rousseau admet des oublis, des défauts de mémoire, et il justifie ainsi les
passages qui seraient inventés : « s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent,
ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu
supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux ».
« j’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ». La mémoire de Rousseau est discontinue,
elle est même parfois défaillante. Rousseau en convient lui-même, notamment à la fin du
livre III, quand il annonce les événements du livre IV : « il est difficile que dans tant
d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques
transpositions de temps ou de lieu », « il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir
qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des
erreurs quelquefois, et j’en pourrai faire encore sur des bagatelles » (p.144).
« les souvenirs de l’âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première jeunesse »
(livre IV, p.198).
b. Les erreurs et les reconstructions par rapport à la vie réelle de Rousseau :
On peut notamment remarquer des erreurs sur les dates, notamment celle de l’installation
aux Charmettes. A la fin du livre V, Rousseau écrit : « autant que je puis me rappeler les
temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l’été de 1736 » (p.258). Mais la
date exacte est plutôt en été 1735. De même, Rousseau date de 1732 le retour à Chambéry,
au début du livre V, alors qu’il s’agit de septembre ou octobre 1731.
Par ailleurs, la vie idyllique avec Mme de Warens, dans les livres V et VI, a certainement
été embellie par rapport à la vérité historique. Il est peu probable que le trio formé par Mme
de Warens, Claude Anet et Rousseau ait été, comme le prétend l’écrivain, « une société sans
autre exemple peut-être sur la terre » (p.231). D’autres éléments sont assez enjolivés : par
exemple, le roman familial ressemble à un conte de fée : l’amour entre les parents est vu
d’une manière idyllique, alors que Rousseau ne l’a jamais vu de ses yeux (sa mère est morte
en lui donnant la vie).
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c. La (re)construction de soi-même en vue de la volonté de convaincre le lecteur :
En voulant se justifier face à ses « ennemis », Rousseau construit, à travers le récit de divers
épisodes, une image de lui-même dont il voudrait convaincre son lecteur : celle d’un homme
au cœur pur, qui a certes commis des erreurs mais dont le cœur est toujours resté innocent.
Par exemple, il est plutôt discret au sujet de l’abandon de ses enfants : mensonge par
omission. Contrairement à ce qu’il prétend, il n’est pas exhaustif.
Par ailleurs, dans certains passages, Rousseau imagine, en rêverie, une vie différente (à la
fin du livre I, ou encore dans le livre IV, lorsqu’il est en compagnie de la Merceret) : de ce
fait, à une vie imparfaite se substitue en imagination une vie rêvée, faite de calme et de
tranquillité. L'autobiographie n’est alors plus copie, mais réécriture. Elle permet une autre
vie, en marge de la première. Rousseau veut ainsi convaincre son lecteur qu’il était fait non
pas pour la vie qu’il a eue, mais pour une vie simple et paisible, à l’image de son cœur pur.
3. Une vérité de l’âme grâce à une recomposition artistique :
Rousseau accorde en fait plus d’importance à la vérité de l’être qu’aux actes eux-mêmes.
C’est annoncé dès l’épigraphe du livre I, « intus, et in cute » (épigraphe repris au début de la
deuxième partie). Finalement, même si un événement de son passé est un peu transformé,
même si son récit comporte quelques erreurs, ce qui lui importe est qu’on comprenne son
être profond, celui d’un homme pur, sans méchanceté, qui a pu commettre des fautes, mais
qui les a largement expiées par toutes les souffrances qu’il a endurées. Son livre est
construit d’une manière qui permette de comprendre la vérité profonde de son être.
L’entreprise littéraire de Rousseau réside finalement dans la recomposition du passé, dans la
reconstruction organisée d’événements divers, offrant à la fin une vue synthétique de son
Moi.
Si Rousseau place tel épisode à la suite de tel autre, même si c’est au détriment de la
chronologie, par exemple, c’est pour qu’on comprenne son caractère : par exemple, le
moment des vols, dans le livre I, est l’occasion pour Rousseau de faire un point sur son
caractère et de dire son désintérêt pour l’argent. Il illustre cela avec une anecdote datant
d’un âge avancé, qui n’a a priori rien à faire dans cet endroit-là : c’est l’histoire de l’opéra,
avec M. de Francueil.
Plus loin, dans le livre IV, alors qu’il est à Lyon, il évoque deux anecdotes à propos de la
rencontre d’homosexuels, rencontres qu’il a faites à un autre moment que celui dont il parle.
Là encore, peu lui importe la vérité chronologique, ce qui l’intéresse, c’est qu’on comprenne
la pureté de son cœur en matière sexuelle.
Rousseau rajeunit Mme de Warens en écrivant qu’elle est « née avec le siècle ». En fait, elle
est née en 1699 et a vingt-neuf ans quand Rousseau la rencontre. Cette erreur révèle la
galanterie de Rousseau, son envie, consciente ou inconsciente, d’atténuer le caractère
trouble de leur relation en diminuant la différence d’âge, et en même temps un projet
esthétique, davantage sensible au symbole qu’à l’exactitude historique. Le fait que la
rencontre se situe « le jour des Rameaux de l’année 1728 » (Rousseau reviendra sur cette
date dans la dixième promenade : « le jour de Pâques fleuries ») va également dans le même
sens : finalement, ce qui compte, ce n’est pas l’exactitude des faits (peu importe que
Rousseau ait réellement rencontré Mme de Warens ce jour-là), c’est le côté symbolique de
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cette date. En effet, Rousseau cite rarement des dates précises. S’il cite celle-ci, c’est que
cela lui permet de renforcer son projet esthétique, celui qui consiste à montrer que son lien à
Mme de Warens est pur, presque d’ordre christique : Mme de Warens peut être assimilé
dans le même passage à la vierge Marie : le « visage pétri de grâce » peut ainsi renvoyer à
l’expression « Marie pleine de grâce », les « yeux bleus pleins de douceur » à la douceur de
la vierge. Le jeune homme s’assimile explicitement à un « prosélyte » (nouvel adepte d’une
religion) et évoque le thème de la religion dans le même passage.
Finalement, pour Rousseau, raconter la vie d’« un homme dans toute la vérité de sa
nature », c’est, non pas tenter une impossible exactitude historique, mais recomposer les
événements, de façon à mettre en valeur les principaux traits de sa personnalité. On retrouve
ici la fin de la définition célèbre de Philippe Lejeune : « récit rétrospectif en prose qu’une
personne réelle fait de sa propre vie, lorsqu’il met l’accent sur sa vie individuelle, en
particulière sur l’histoire de sa personnalité » (Le Pacte autobiographique).
Cf. Philippe Lejeune, dans L’autobiographie en France : « Ce qui distingue
l’autobiographie du roman, ce n’est pas une impossible exactitude historique, mais
seulement le projet, sincère, de ressaisir et de comprendre sa propre vie. C’est l’existence
d’un tel projet qui importe, et non une sincérité à la limite impossible. »
Ce qui compte pour Rousseau, c’est l’intention d’être vrai, plus que la vérité elle-même. On
peut appliquer à cette problématique ce qu’il dit à propos de l’épisode du ruban volé :
certes, son acte (vol + accusation mensongère) est condamnable, mais ses intentions étaient
pures : il a volé ce ruban dans l’intention de l’offrir à Marion (voir p.94).
Confessions, livre VII (p.322) :
« Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates ; mais je
ne puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentiments m’ont fait faire ; et
voilà de quoi principalement il s’agit. L’objet propre de mes confessions est de faire
connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de
mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires ;
il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi ».
Rousseau reconstruit les éléments épars de sa vie pour donner une vision synthétique de luimême, pour montrer la cohérence de son moi : il veut « se rassembler à sa ressemblance »,
selon l’expression de Georges Gusdorf.
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La réception de l’œuvre de Rousseau
Les contemporains de Rousseau
• Au début de sa carrière philosophique et littéraire, Rousseau est estimé par les
philosophes. Il est en particulier ami avec Diderot. Il participe à la rédaction de quelques
articles de L’Encyclopédie. Mais il certaines de ses idées suscitent des critiques et des
sarcasmes, en particulier de Voltaire, qui juge sa pensée rétrograde. A partir de La Lettre
à D’Alembert sur les spectacles (1758), il y a une rupture entre Rousseau et les
philosophes des Lumières.
• La publication de la première partie des Confessions, en 1782, suscite des réactions
indignées. Le public est surpris par la hardiesse de certains aveux.
« Je charge, quoiqu’avec répugnance, le baron de Cederhielm, de vous porter un livre
qui vient de paraître : ce sont les infâmes Mémoires de Rousseau intitulés Confessions.
Il me paraît que ce peut être celles d’un valet de basse-cour, au-dessous même de cet
état, maussade, en tout point lunatique et vicieux de la manière la plus dégoutante »
(lettre de Mme de Boufflers à Gustave III, 1er mai 1782).
« Quel monstrueux orgueil que celui d’un homme qui s’estime assez lui-même, et
méprise assez le public pour l’entretenir gravement des fadaises de son enfance et des
débauches de sa jeunesse » (L’Année littéraire, 1783).
• La Révolution française rend hommage au penseur politique et à l’écrivain qui a su faire
entendre la voix des humbles. En mai 1791, la rue Plâtrière est débaptisée et devient rue
Jean-Jacques Rousseau. En 1794, la Convention ordonne le transfert de la dépouille de
Rousseau au Panthéon. Rousseau, qui n’a jamais adopté la nationalité française, est à ce
jour le seul étranger auquel la France ait accordé une sépulture nationale.
Rousseau au XIX° siècle
• Les Romantiques rendent hommage à l’écrivain qui, le premier, a donné la pleine et
entière expression d’un moi personnel.
« [Rousseau est ] l’écrivain qui a donné le plus de chaleur, de force et de vie à la parole ;
l’écrivain qui cause à ses lecteurs une émotion si profonde qu’il est impossible de le
juger en simple littérateur […] L’on se sent entraîné par lui comme par un ami, un
séducteur, un maître. » (Madame de Staël, De la littérature, 1800).
« Il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de ne pas lui pardonner
beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment passionné de la nature, pour
la rêverie dont il a apporté le génie parmi nous et dont le premier il a créé l’expression
dans notre langue » (Saint-Beuve, Lundis, 1851).
Chateaubriand est marqué par Rousseau, même si ces Mémoires d’Outre-tombe
professent une tout autre conception de l’autobiographie (Chateaubriand traite Rousseau
comme Rousseau traitait Montaigne). L’influence rousseauiste se perçoit notamment
dans le roman René.
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Stendhal, lui, s’inspire sans doute de certains épisodes des Confessions lorsqu’il écrit Le
Rouge et le Noir (la rencontre entre Julien et Mme de Rênal, notamment, ressemble à
celle entre le jeune Rousseau et Mme de Warens). Par ailleurs, c’est sans doute à
Rousseau que Stendhal doit son « égotisme ». Enfin, Stendhal écrit une autobiographie,
La Vie de Henry Brulard.
Musset quant à lui, écrit Confession d’un enfant du siècle, roman autobiographique
(1836).
• Mais dans le même temps, la pensée de Rousseau suscite des réserves. Certains critiques
sont hostiles à son impudeur et à ses idées politiques.
« De toutes les utopies de J.-J. Rousseau, la plus vaine et la plus dangereuse est celle
dont il est le héros. C’est l’utopie dans les Confessions. Il crut qu’il voulait sincèrement
se faire connaître, qu’il se connaissait, lui et les autres hommes, et que ses Confessions
seraient d’un bon exemple. Ce furent autant d’illusions. Il se trompa sur son dessein ; il
se trompa sur lui-même et sur autrui ; il se trompa sur l’effet de son livre » (Nisard,
Histoire de la littérature française, 1861).
« Préoccupé de soi jusqu’à la manie et ne voyant dans le monde que lui-même, il
imagine l’homme d’après lui-même » (Taine, Les Origines de la France contemporaine,
1877).
« Les Confessions sont l’œuvre de la folie de Rousseau […] [La folie y est] consciente
en quelque sorte et honteuse d’elle-même, déguisée d’ailleurs et masquée par le charme
des souvenirs et par la beauté singulière du style » (Brunetière, Etudes critiques sur
l’histoire de la littérature française, 1890).
• On porte ainsi alors un jugement moral sur Rousseau : on honore souvent le penseur
politique (lors de la Révolution française), on salue le précurseur du Romantisme, mais
on s’élève aussi contre l’impudeur d’un « fou ». Dès lors, sous la III° République
(époque soucieuse de s’appuyer sur des ancêtres prestigieux pour assurer le socle de la
Nation autour de certaines références), on choisit de faire de Rousseau un grand écrivain
national en dissociant le fond de la forme, en privilégiant le style sur la pensée. Si les
idées politiques de Rousseau peuvent effrayer une gauche modérée, si le contenu de
certains épisodes autobiographiques choque une certaine morale bourgeoise, le style
peut, en revanche, faire l’objet d’une admiration consensuelle :
« C’est par la beauté de sa langue plus encore que par la nouveauté et la hardiesse de ses
idées qu’il faut expliquer son influence. Son Contrat social est dans Mably, son Emile
est dans Locke ; son style n’est que dans Jean-Jacques » (Jules Simon, directeur de
l’Académie française, Discours prononcé lors de l’inauguration de la statue de Rousseau,
place du Panthéon, à Paris, en 1889).
« La principale puissance de la prose de Rousseau, la force qui transmet et multiplie
l’effet de son vocabulaire et de ses images, c’est son rythme. Il a vraiment été un grand
musicien, et, en un temps où le vers ne savait plus chanter, il a orchestré sa prose avec
éclat. Au monotone ronron des alexandrins uniformes, il a opposé les cadences larges de
sa prose, à laquelle il a su donné la forme sensible, l’harmonie riche que les poètes ne
trouvaient plus » (Lanson, L’Art de la prose, 1906).
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Rousseau au XX° siècle
• Avec l’invention de la psychanalyse, on porte un regard nouveau sur les Confessions de
Jean-Jacques Rousseau. Cette œuvre apparaît comme un exemple intéressant pour
l’analyse des zones d’ombre de l’âme humaine : « ces Confessions […] innocentes et
perverses, offrent des maximes aux moralistes, et, aux freudiens, des points de départ
pour leurs méditations moroses » (Robert Kemp, Les Nouvelles littéraires, 1929).
• Par ailleurs, les ouvrages autobiographiques se multiplient, preuve que le genre est à
présent bien installé et que Rousseau a inspiré de nombreux écrivains. Désormais, le fait
de raconter sa propre vie dans ses moindres détails, y compris dans ses zones d’ombre,
n’est plus perçu comme une impudeur honteuse : Gide (Si le grain ne meurt), Anatole
France, Romain Rolland, Proust (A la recherche du temps perdu), Romain Gary (La
Promesse de l’aube), Colette (La Maison de Claudine), Céline (D’un Château l’autre,
Nord, Rigodon), Cendrars (La Main coupée, Bourlinguer, L’Homme foudroyé), Sartre
(Les Mots), Nathalie Sarraute (Enfance), Marguerite Yourcenar. De nos jours, écrire une
autobiographie est extrêmement à la mode.
• Peu à peu, au cours du XX° siècle, on évacue les problématiques psychologiques et
moralisatrices qui ont longtemps fondé l’approche, positive ou négative, des
Confessions. Il s’agit alors avant tout d’accepter de lire et d’interpréter le texte tel qu’il
se donne. L’apport de la Nouvelle critique, à partir des années cinquante, est
particulièrement visible en ce qui concerne l’œuvre de Rousseau.
Cf. Marcel Raymond, Jean Starobinski, Philippe Lejeune.
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Dissertation sur Rousseau
« Ecrire une autobiographie, c’est survivre à son passé » (Sophie de Mijolla).
1. Survivre à son passé, c’est d’abord assumer son passé :
En écrivant son autobiographie, Rousseau assume sa vie et son passé. En racontant sa vie
dans les moindres détails, il (re)compose l’unité de son moi, pour lui-même et pour ses
lecteurs. L’écriture du passé, de sa vie, sert avant tout à Rousseau, à donner une image
cohérente de ce qu’il est, de son âme.
- Rousseau assume bien évidemment les moments heureux de son passé : en les évoquant, il
en jouit une seconde fois. Cf. la rencontre de Mme de Warens, la journée idyllique avec
Mlle Galley et Mlle de Graffenried, les moments idylliques aux Charmettes…
- Rousseau assume aussi les moments douloureux, tragiques de son existence : en les
racontant, il s’en libère d’une certaine manière (fonction cathartique de l’écriture).
2. Survivre à son passé, c’est aussi le dépasser :
Rousseau dépasse les hontes et les humiliations. Les aveux le libèrent, ils sont pour lui une
sorte d’absolution : en racontant ses « crimes », Rousseau pense mériter le pardon de ses
lecteurs, de la société. Le passé est ainsi liquidé, dépassé. « Qu’il me soit permis de n’en
reparler jamais ». Les Confessions ont été écrites pour se justifier, afin de pouvoir passer à
autre chose, afin que ses ennemis le comprennent, comprennent la pureté de son cœur,
l’innocence de son âme, malgré certains actes commis par le passé.
3. Survivre à son passé, c’est envisager une vie nouvelle :
L’autobiographie fonctionne comme « seule victoire de l’homme sur la mort » (Malraux).
L’écriture rousseauiste fonctionne un peu comme un désir d’avoir un avenir, même au seuil
de la mort, dans le sens où Rousseau veut être réhabilité. L’écriture est alors le signe d’un
désir d’immortalité. « Je viendrai ce livre à la main, me présenter devant le souverain
juge ».
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Autre sujet de dissertation :
Comment peut-on justifier le projet de se peindre ?
1. Se peindre pour rétablir la vérité sur soi-même
Rousseau écrit avant tout les Confessions pour se justifier face à ses ennemis. Voltaire vient
de publier un texte en révélant que Rousseau a abandonné ses ennemis. Rousseau a rompu
avec les philosophes des Lumières après l’écriture de la Lettre à d’Alembert sur les
spectacles. Critiqué, persécuté selon lui, Rousseau a besoin de justifier sa conduite, de dire
aux hommes qui il est vraiment. Il raconte sa vie dans les moindres détails pour rétablir une
vérité que ses adversaires ont voilée.
2. Se peindre pour peindre l’homme en général
Dans son avertissement, Rousseau écrit que sa vie peut servir d’exemple à l’étude des
passions humaines. En racontant sa vie, il évoque aussi certains principes généraux, qu’on
retrouve d’ailleurs dans ses écrits théoriques : importance d’une éducation fondée sur le
respect, évocation d’une société pervertie par l’omniprésence de l’hypocrisie et du mal. En
se peignant, Rousseau peint aussi l’homme en général (comme Montaigne).
3. Se peindre pour rétablir une transparence perdue
Rousseau est obsédé par l’idée de transparence (voir Starobinski). Selon lui, la société a
perdu toute transparence, la pureté originelle a été perdue. Raconter sa vie est une façon
pour Rousseau de retrouver une certaine transparence générale à travers sa propre
transparence personnelle. Le récit de sa vie, qui a pour but de présenter son innocence et sa
pureté, est aussi une lutte contre la société pervertie.
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ROUSSEAU :
LES RÊVERIES DU PROMENEUR
SOLITAIRE (POSTHUME, 1782).
Cette suite de dix promenades composée par Rousseau dans les derniers mois de sa vie
(octobre 1776 - avril 1778) parut dans le même volume que les six premiers livres des
Confessions. À l’entendre, Rousseau n’a désormais «plus rien à dire qui puisse le mériter»:
les Rêveries, simple «registre» des méditations et des abandons quotidiens, seront une sorte
de journal intime. Le plaidoyer des Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques est devenu
monologue dans ce livre inachevé et décousu, né de notes jetées sur des cartes à jouer.
Justifications, idées, anecdotes s’entrecroisent, se lient avec une apparente fantaisie. Mais
plusieurs thèmes organisent l’ouvrage, donnent une unité de couleur et de sonorité à chaque
promenade et se répondent de l’un à l’autre. Le style de ces «Promenades», que l’on peut
considérer comme de véritables poèmes en prose, est souvent ce style coupé cher à Tacite
ou à Sénèque, qui met en valeur la discontinuité, la volubilité d’un discours qui, par sa
brièveté même, veut faire comprendre plus qu’il ne dit.
I. Résumé :
La «première Promenade» expose l’objet du livre. Seul, calme, «tranquille au fond de
l’abîme», «impassible comme Dieu même», Rousseau entend désormais ne plus s’occuper
que de lui-même. Il consacrera son temps à s’étudier, préparant ainsi «le compte» qu’il ne
tardera pas à rendre devant Dieu. Il reprend donc l’examen «sévère et sincère» des
Confessions. Son bonheur ne pouvant plus guère trouver d’autre refuge que celui de la
conversation avec son âme et son âge lui faisant chaque jour constater davantage la perte
des charmantes contemplations qui animent ses promenades, il fait le projet de fixer par
l’écriture celles qui peuvent encore lui venir. Il notera ainsi toutes ses idées, comme elles lui
viennent et sans autre liaison.
La «deuxième Promenade» a pour cadre un paysage d’automne, entre Charonne et
Ménilmontant. Rousseau y raconte son accident du 24 octobre 1776. Un chien le renverse. Il
perd connaissance. Un moment, il n’a plus aucune notion de son identité. Cette amnésie ne
lui laisse que le pur sentiment de son existence. Mais le bruit de sa mort se répand et lui
revient bientôt.
Dans la «troisième Promenade», Rousseau examine les dispositions de son âme en ce qui
touche ses sentiments religieux. Il remonte ainsi le chemin qui l’a conduit à écrire «la
Profession de foi du vicaire savoyard».
La «quatrième Promenade» est une dissertation sur le mensonge. Rousseau réaffirme son
remords d’avoir fait injustement accuser une domestique, à Turin, pour se défendre d’un vol
qu’il avait commis (voir Confessions, II).
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La «cinquième Promenade» est une remémoration du bonheur vécu à l’île Saint-Pierre. Le
ton se fait dépouillé, presque mystique; le regard est perdu dans une confuse et apaisante
phosphorescence. Le flux et reflux de l’eau, dont le murmure régulier dédouble le rythme,
plonge Rousseau dans une extase ravissante.
La «sixième Promenade» part du constat que nos actions machinales ont souvent des causes
cachées. Rousseau donne l’exemple de ce détour qu’il fait sans y penser en allant herboriser
le long de la Bièvre, du côté de Gentilly, pour éviter de rencontrer un gamin qu’il a pris
l’habitude de cajoler. Cette habitude a fini par lui peser et, surtout, l’enfant l’ayant appelé
par son nom, Rousseau en est venu à soupçonner qu’il ait part au «complot». Dans la suite
de la «promenade», Rousseau se livre à un examen de conscience. Il doit le reconnaître, il
est incapable de vaincre, par devoir, ses penchants. Et peut-être faut-il soupçonner quelque
orgueil dans son comportement de fuite à l’égard des hommes. Au fond, il se sent trop audessus d’eux pour les haïr.
La «septième Promenade» prolonge la précédente. Le recueil de ses longs rêves à peine
commencé, Rousseau sent déjà qu’il touche à sa fin. Un autre «amusement» lui succède,
l’herborisation. Avec la connaissance de lui-même, elle est son dernier loisir. Mais quel
attrait trouve-t-il donc dans cette vaine étude de la botanique faite sans profit et sans
progrès? Il se souvient de quelques herborisations. Les plantes de son herbier renouvellent
l’impression des lieux qu’il ne reverra plus. C’est donc finalement la «chaîne des idées
accessoires» qui l’attache à la botanique.
La «huitième Promenade» est un nouvel examen de conscience, dans le style de MarcAurèle. Les résolutions de paix intérieure ont une inspiration nettement stoïcienne.
Rousseau se convainc, en effet, que la sagesse est de ne plus voir dans le mal et derrière les
actes qui le blessent qu’une simple atteinte matérielle et non une intention. Puis, comme à la
fin de la «sixième Promenade», Rousseau pourchasse les dernières séquelles d’amourpropre dont il devine encore le murmure en son cœur. L’innocent persécuté ne tend-il pas en
fait à déguiser en amour de la justice l’orgueil de son petit individu?
Dans la «neuvième Promenade», Rousseau se justifie encore une fois de l’abandon de ses
enfants (voir Confessions, VII). Il dit le plaisir que lui donnent les enfants, notamment à
travers les souvenirs d’un jeu avec des petites filles et d’une fête à la Chevrette, chez
Mme d’Épinay. Cette promenade consacre l’empire des signes. Signes de joie et d’affection
sur les visages d’enfants que bientôt Rousseau, vieillissant et craignant d’importuner et de
repousser les bambins, est réduit à chercher chez les animaux. Signes d’abord cordiaux, puis
menaçants, des paysans, des invalides de l’École militaire. Le soupçon revient, plus fort que
jamais. Rousseau n’ose plus traverser les villages, certain d’y être reconnu.
La courte et inachevée «dixième Promenade» célèbre la mémoire de Mme de Warens,
rencontrée tout juste cinquante ans auparavant. Cette première rencontre décida de sa vie et
produisit, par un enchaînement inévitable, le destin du reste de ses jours.
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II. Critique :
Les Rêveries du promeneur solitaire constituent la dernière œuvre de Rousseau : il écrivait
encore le début d’une dixième promenade le 2 avril 1778, « jour de Pâques Fleuries ». Il
mourait trois mois plus tard, le 2 juillet.
Malgré sa marginalité et la croyance d’un complot contre lui, on se tromperait en imaginant
Rousseau constamment malheureux dans les dernières années de son existence : il mène une
vie calme et généralement paisible. Les Confessions, les Dialogues et Les rêveries ont certes
été écrits pour se libérer de la hantise d’un complot : Rousseau écrit en mai 1771 :
« J’ai dit la vérité [dans Les Confessions]. Si quelqu’un sait des choses contraires
à ce que je viens d’exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des
mensonges et des impostures, et s’il refuse de les approfondir, et de les éclaircir
avec moi, tandis que je suis en vie, il n’aime ni la justice ni la vérité. Pour moi, je
le déclare hautement et sans crainte : quiconque, même sans avoir lu mes écrits,
examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes mœurs, mes
penchants, mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête
homme, est lui-même un homme à étouffer. »
Mais par rapport aux Confessions, on voit dans Les Rêveries un certain apaisement ; après la
crise vient le repos. Pour dépasser le plan de l’obsession du complot, Rousseau trouve
refuge dans la rêverie : il s’y abandonne sans réserve et laisse ainsi paraître sa sensibilité
exacerbée (cette rêverie est d’un autre ordre que le rêve d’un monde idéal du Rousseau
philosophe). Dans la dernière promenade en particulier, Rousseau se souvient de ses
moments de joie (en les idéalisant), non de ses peines. Il ressent les émotions qui l’agitaient
alors. Le style, simple et vif, dont toute la force repose sur la puissance d’évocation, fait
entrer Rousseau dans la vérité profonde de son âme. En ce sens, Les Rêveries sont un
apaisement. Il écrit dans la première promenade : « il n’y a pas deux mois qu’un plein calme
est établi dans mon coeur ». Rousseau ne cherche plus à se justifier par un raisonnement, et
paradoxalement c’est à ce moment qu’il est le plus convaincant et qu’il nous touche le plus.
Il écrit à ce sujet :
« Je dis naïvement mes sentiments, mes opinions, quelque bizarres, quelque
paradoxales qu’elles puissent être ; je n’argumente ni ne prouve parce que je ne
cherche à persuader personne et que je n’écris que pour moi. »
Lorsqu’il forme le projet d’écrire Les Rêveries, Rousseau note ses pensées sur des cartes à
jouer. Il écrit en particulier sur l’une d’elles :
« Pour bien remplir le titre de ce recueil, je l’aurai dû commencer il y a soixante
ans : car ma vie entière n’a guère été qu’une longue rêverie divisée en chapitres
par mes promenades de chaque jour. »
Les Rêveries constituent le testament littéraire de Rousseau. « Ainsi mon livre doit
naturellement finir quand j’approcherai de la fin de ma vie », écrit-il encore. Les Rêveries
apparaissent alors comme une façon de trouver le repos, l’apaisement, d’apprendre à
mourir :
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« L’étude d’un vieillard, s’il lui reste encore à faire, est uniquement d’apprendre
à mourir, et c’est précisément ce qu’on fait le moins à mon âge, on y pense à
tout, hormis à cela. »
(Troisième promenade).
III. Commentaire de la dernière promenade :
III.1. Premier exemple de commentaire composé (entièrement rédigé) :
Plan de ce commentaire :
1. Un récit autobiographique ?
1.1. Des éléments autobiographiques : une confession.
1.2. Une rêverie.
2. Les relations entre madame de Warens et le « je » personnage :
2.1. Un amour passionnel.
2.2. Une relation trouble.
2.3. Une sublimation de cet amour passionnel et trouble.
3. La découverte d’un calme intérieur :
3.1. Une tristesse apparente.
3.2. Un apaisement intérieur grâce à la rêverie.
« Cœur » : ce mot apparaît plusieurs fois dans la « dixième promenade » extraite des
Rêveries du promeneur solitaire. Tout comme le titre de l’œuvre, ce mot est révélateur de la
singularité de Rousseau, c’est-à-dire de sa sensibilité exacerbée égarée dans ce siècle des
Lumières qui met en évidence la toute puissance de la raison. Face à une littérature marquée
par la pensée logique, Rousseau remet en valeur l’aspect mystérieux d’une écriture qui ne
donne pas immédiatement son sens profond, mais qui le révèle peu à peu.
Écrite par Rousseau trois mois avant sa mort et restée inachevée, la « dixième
promenade » semble en effet en apparence un récit autobiographique dans lequel le
narrateur, que l’on identifie à l’écrivain, évoque avec douleur l’unique moment de son
existence où il fut heureux, et l’oppose au « reste de [sa] vie », placée sous le signe du
malheur. Mais cette impression première n’est-elle pas à suspecter ? N’y a-t-il pas un
dépassement de cette réalité vécue, une sublimation constante qui donne à ce texte une toute
autre signification, plus profonde ? Ce texte ne révèle-t-il pas le calme et l’apaisement de
Rousseau, en paix avec lui-même ?
Il me semble ainsi nécessaire de dépasser la part autobiographique de ce récit. On
pourra dès lors montrer le dépassement de la passion amoureuse et du caractère trouble de la
relation entre madame de Warens et le j »e » personnage. Cette sublimation permettra au
« je » personnage et au « je » narrateur de se rejoindre dans un calme et un apaisement
parfaits.
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La « dixième promenade » se présente à première vue comme un récit
autobiographique : un narrateur homodiégétique parle de sa vie rétrospectivement, évoque
des événements passés. L’adverbe « aujourd’hui » qui fait débuter le texte fait directement
référence à la situation d’énonciation : la marque de l’énonciation n’est pas masquée. On
sait dès le commencement de la promenade qu’il y a un narrateur homodiégétique présent
dans ce qu’il raconte. Ce narrateur se souvient d’événements passés, comme le montre
l’opposition entre les verbes au présent, faisant référence à la situation d’énonciation, et les
verbes au passé, qui évoquent des événements vécus antérieurement par le narrateur : par
exemple, l’expression « je me rappelle » est suivie dans la même phrase de « je fus moi
pleinement ». Le passé et le présent de l’écriture sont clairement définis par le jeu des
temps. Ceci est une marque du récit autobiographique, où le narrateur a la même identité
que l’auteur mais en reste distancié dans le temps.
Si on regarde la biographie de Rousseau, il est facile de voir que les événements racontés
par le narrateur de la « dixième promenade » sont des éléments de la vie de l’homme
Rousseau : le nom de Madame de Warens apparaît dès la première phrase du récit ; « la
simplicité de moeurs que l’éducation m’avait donnée » semble une allusion à l’éducation de
Rousseau par le pasteur Lambercier. On peut également découvrir une évocation du voyage
qu’entreprend le jeune Rousseau à Turin pour se convertir au catholicisme, à la demande de
Madame de Warens, les quelques mois de vagabondage et le retour chez Madame de
Warens, dans le passage suivant : « elle m’avait éloigné. Tout me rappelait à elle, il y fallut
revenir ». Les moments de malheur de Rousseau sont également évoqués : « la dure
nécessité n’a cessé de s’appesantir sur moi. » Enfin, on peut deviner la rupture de Rousseau
avec Madame de Warens, qui le trompait, dans cette phrase : « Ah ! Si j’avais suffi à son
coeur comme elle suffisait au mien ». Ainsi, le narrateur et l’auteur peuvent être rapprochés.
Enfin, il y a une dernière raison pour laquelle cette promenade semble à première vue un
récit autobiographique. C’est la volonté de précision du narrateur : il tente de donner du
crédit aux souvenirs qu’il évoque en chiffrant son récit, dans les trois premières phrases : il
écrit le « jour de Pâques Fleuries », c’est-à-dire le 2 avril 1778, précise avoir rencontré pour
la première fois Madame de Warens « cinquante ans » auparavant, « elle avait vingt-huit
ans », lui « pas encore dix-sept ». Mais cette accumulation de notations précises au début du
texte n’est-elle pas à suspecter ? L’apparence autobiographique n’est-elle pas trop
évidente ?
En effet, de nombreux indices nous permettent de soupçonner la valeur de cette
apparence de récit autobiographique. Tout d’abord, les notations rappelant le réel sont très
souvent rapides et vagues, malgré la volonté apparente de précision au début du texte. Par
exemple, on peut citer le passage où est évoqué le voyage de Rousseau à Turin et son retour
après quelques mois de vagabondage : « elle m’avait éloigné. Tout me rappelait à elle, il y
fallut revenir. » Ces deux phrases sont construites le plus simplement possibles, sans
proposition subordonnée ou complément circonstanciel. Avec trois propositions
indépendantes, Rousseau résume de manière très vague des éléments de sa vie qui semblent
n’avoir pas d’importance. De même, la tristesse du jeune Rousseau devant la liaison de
Madame de Warens et de Claude Anet est évoquée très rapidement et implicitement, par une
phrase exclamative : « Ah ! Si j’avais suffi à son coeur comme elle suffisait au mien ! ». Au
fur et à mesure qu’on avance dans la promenade, on découvre qu’il s’agit moins d’un récit
autobiographique que d’une rêverie à partir d’éléments réels. Le narrateur, que l’on peut
rapprocher de l’homme Rousseau, ne s’attarde pas sur sa vie passée : il en prend seulement
certains moments pour alimenter sa rêverie. Ainsi, si le début du texte met en place des
données précises, les notations sont au fur et à mesure beaucoup plus vagues.
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Quant à ces renseignements précis sur l’âge des personnages, le moment où ils se sont
rencontrés, la durée de leur relation, il convient également de les mettre en doute. On
remarque que l’âge de Madame de Warens donné par le narrateur est faux : elle avait vingtneuf ans et non vingt-huit. L’âge de Rousseau est également sujet à caution : « je n’en avais
pas encore dix-sept ». Cela sous-entend qu’il aurait seize. Or il en avait en vérité encore
quinze. Ces erreurs inconscientes montrent la distance prise par rapport au vécu, même en
ce qui concerne la volonté de précision. Plus révélatrice peut-être est l’alliance de notations
précises à propos du temps avec des mots ou expressions plus vagues : par exemple,
l’adverbe « alors » rompt avec la précision du début du texte. On a l’impression que le
temps devient plus indéterminé. Ceci est plus sensible lorsque le narrateur écrit : « dans
l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siècle de vie ». À la relative précision des
« quatre ou cinq ans » vient s’opposer un temps symbolique, « un siècle ». Le temps réel
s’efface au profit d’une intemporalité.
On peut ainsi mettre en doute la valeur des données autobiographiques. Le réel est dépassé :
le narrateur se livre à une rêverie qui transforme le vécu, qui le recrée pour une part. Le
texte n’est pas une « confession » mais une rêverie : en effet, après avoir tenté
infructueusement au début du texte de se souvenir précisément de l’époque de sa relation
avec Madame de Warens, Rousseau se laisse entraîner par une mémoire affective et non
plus intellectuelle, ce qui va lui permettre de comprendre plus profondément sa relation avec
Madame de Warens, en la plaçant sur un plan symbolique.
De même que l’on a suspecté le caractère autobiographique de ce récit, on peut
mettre en doute l’impression première que procure l’évocation de la relation entre le jeune
Rousseau et madame de Warens. En effet, deux caractéristiques de cette liaison apparaissent
à première vue : d’une part la banalité de la passion amoureuse, d’autre part le côté trouble
de la relation. Mais il y a en fait une sublimation qui dévoile l’aspect fondamental du rôle
que joue madame de Warens dans la formation du jeune Rousseau.
Le récit semble en effet être l’objet de ce que Stendhal appellera une
« cristallisation » : la personne aimée, en l’occurrence madame de Warens, est parée de
toutes les qualités : elle est pour le jeune Rousseau « une femme charmante, pleine d’esprit
et de grâce » et elle provoque chez lui un amour passionnel : elle inspire « des sentiments
plus tendres que je n’en distinguais pas ». par cette litote Rousseau désigne l’amour qui s’est
emparé de lui, auquel il semble en apparence enchaîné, comme le montre la phrase « tout
me rappelait à elle, il y fallut revenir ». L’adjectif « charmante » peut être compris dans son
sens étymologique, c’est-à-dire comme pouvoir d’enchanter, d’ensorceler. Mais cet amour
passion est en réalité d’emblée disqualifié par les deux expressions « s’il n’était pas
étonnant » et « il l’était encore moins ». Cet aspect de la relation entre Rousseau et madame
de Warens est à dépasser, ce qui est marqué par la conjonction de coordination « mais ». Le
narrateur indique à ce moment que la relation est plus profonde. Il faut donner à
l’expression « mais ce qui est moins ordinaire » un sens fort : cette litote signifie en réalité :
« mais ce qui est extraordinaire », ce qui sort de l’ordinaire.
On peut alors dépasser cette impression d’amour passion en étudiant le caractère
trouble de la relation. Il tient tout d’abord à la situation réelle de la liaison entre Rousseau et
madame de Warens à laquelle il est fait allusion dans le texte : « Ah ! si j’avais suffi à son
cœur comme elle suffisait au mien ! ». On peut voir ici une allusion au fait que madame de
Warens le trompait avec son intendant Claude Anet. C’est une première manière
d’expliquer la « crainte née de la gêne de notre situation ». Mais il en est une autre, plus
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enfouie au cœur de l’inconscient, que l’on peut mettre à jour : l’amour du jeune Rousseau
pour Madame de Warens est coloré d’un sentiment incestueux. Le fait que madame de
Warens soit appelée « maman » en est le signe le plus visible. Pour le jeune Rousseau,
orphelin de mère, madame de Warens est à la fois, symboliquement, une mère et une
maîtresse. Comme le jeune enfant éprouve le désir de posséder sa mère, le narrateur
affirme : « je la possédais ». La campagne, lieu de l’isolement, apparaît alors comme un
endroit favorable à ce désir d’appropriation. « La gêne de notre situation » devient alors une
menace symbolique. La phrase « tout me rappelait à elle, il y fallut revenir » semble
confirmer la résurgence de l’image maternelle, c’est-à-dire celle qui est au commencement
de la vie. Dès lors, l’exclusivité de cet amour passion est également trouble. Le jeune
Rousseau ne vit « qu’en elle et pour elle ». Cette attitude d’idolâtrie se révèle être un désir
de rester littéralement attaché à madame de Warens : c’est une volonté de fusion. On peut
remarquer également que le narrateur cherche inconsciemment à atténuer le caractère
trouble de cette relation. Par exemple, il écrit que « la gêne de notre situation n’était pas
sans fondement ». Par cet euphémisme, Rousseau édulcore le côté incestueux de l’amour
qu’il éprouvait étant jeune pour madame de Warens. Au lieu d’écrire que la gêne était
fondée, il emploie une tournure négative qui a pour but d’atténuer ce caractère trouble. Le
fait que le narrateur se trompe inconsciemment sur son âge et sur celui de madame de
Warens est alors significatif : le narrateur diminue la différence d’âge comme s’il avait
voulu enlever ce qui pouvait paraître comme une relation trouble entre la mère et le fils.
Mais ce côté trouble de la relation, rendu peut-être trop clair par l’emploi du nom
« maman », n’est-il pas lui-même à suspecter ?
En effet, il y a une sublimation de cet amour passionnel et trouble, grâce à laquelle la
relation apparaît comme fondamentale. Tout d’abord, le narrateur insiste dès le début du
texte sur l’importance que la rencontre de madame de Warens a sur sa vie : il évoque le jour
de sa « première connaissance avec madame de Warens ». Or, dans le langage courant, on
parle de « connaissance » ou de « première rencontre » mais une « première connaissance »
est presque un pléonasme. L’insistance sur la rencontre traduit déjà le rôle fondamental de
madame de Warens. Comme le note le narrateur, « ce premier moment décida de moi pour
toute ma vie ». Il précise qu’il avait alors un « tempérament naissant ». Madame de Warens
est alors perçue comme l’initiatrice qui va « développer les plus précieuses facultés » du
jeune Rousseau. Le point de départ de la prise de conscience du jeune Rousseau se situe
dans ce « premier moment ». Grâce à la médiation de madame de Warens, l’âme du jeune
Rousseau est mise en mouvement. On a l’impression que l’explication profonde de sa vie se
situe là, que « ce premier moment […] produisit par un enchaînement inévitable le destin du
reste de mes jours ». Ainsi, si madame de Warens est à la fois une maîtresse et une mère,
c’est parce qu’elle initie véritablement le jeune Rousseau. L’aspect trouble de la relation est
assumé, il devient un ré-enfantement spirituel. C’est en ceci que le jeune Rousseau avait
« besoin » de madame de Warens : « aidé de ses leçons et de son exemple », le jeune
Rousseau prend peu à peu conscience de lui et du monde : en résumé, c’est madame de
Warens, symboliquement, qui a donné « forme » à son « âme ». Pour cette raison, lorsque le
narrateur évoque à la fin du texte la fin imminente de la liaison entre madame de Warens et
le jeune Rousseau, il n’y a aucun ressentiment : au contraire, le jeune Rousseau se sent
redevable à cette femme qui lui a tout apporté : « je résolus d’employer mes loisirs à me
mettre en état, s’il était possible, de rendre un jour à la meilleure des femmes l’assistance
que j’en avais reçue ». Le narrateur, que l’on peut confondre avec Rousseau lui-même,
sublime dans cette promenade la relation qu’il a eue étant jeune avec madame de Warens et
en fait apparaître l’aspect fondamental. Le narrateur, prenant de la distance, comprend
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l’importance de ce qu’il a vécu plus ou moins confusément cinquante ans auparavant : son
« tempérament naissant », il l’ignorait « encore », mais à présent, à travers son récit
même, Rousseau en saisit toute la portée : c’est par la médiation de madame de Warens que
sa vie s’explique, c’est par elle qu’il peut atteindre la vérité profonde de lui-même.
Grâce à la sublimation de sa relation avec madame de Warens, Rousseau dépasse en
effet tous les malheurs de sa vie et accède par ce récit qui est son testament littéraire à un
repos intérieur dans la connaissance profonde de lui-même.
Certes, en apparence, Rousseau, arrivé au seuil de la mort, semble regretter la durée
éphémère de sa liaison avec madame de Warens. Il avoue regretter « cet unique et court
moment de ma vie où je fus moi pleinement ». C’est le seul moment où il estime « avoir
vécu ». L’allusion au « préfet du prétoire » semble confirmer cette impression. Rousseau
oppose à ce moment privilégié « tout le reste de [sa] vie », placé sous le signe du malheur.
Le sentiment d’injustice apparaît clairement dans la proposition « la dure nécessité n’a cessé
de s’appesantir sur moi ». Au calme de la vie à la campagne avec madame de Warens
s’oppose l’état d’agitation du « reste de mes jours ». Ceci est en particulier marqué par les
trois participes passés « agité, ballotté, tiraillé », qui montrent l’insistance de Rousseau sur
ses malheurs. Ces participes passés, séparés par des virgules, donnent au texte lui-même une
certaine agitation. Les adverbes « tellement » et « tant » semblent confirmer la tristesse du
narrateur, qui écrit que son « sort présent » est « affreux ». À première vue, on pourrait ainsi
penser que le narrateur est, lorsqu’il écrit son récit, dans un état de grande tristesse.
Mais lorsqu’on regarde plus attentivement le récit, on peut suspecter cette tristesse
apparente : tout d’abord, les trois phrases exclamatives du texte, qui expriment le regret du
narrateur que le moment privilégié avec madame de Warens ait été si court, provoquent une
rupture du ton : l’emploi du subjonctif imparfait « eussions », en particulier, marque une
certaine emphase que viennent renforcer les points d’exclamations. Cette emphase, qui
contraste avec la retenue du style dans le reste du récit, sonne finalement faux. De même, le
passage où Rousseau rappelle les malheurs de sa vie passée, est comme enfermé au sein du
récit entre deux passages où est évoqué le bonheur que lui a procuré madame de Warens : le
« reste » de la vie de Rousseau se situe entre deux notations exprimant le bonheur : « je puis
véritablement dire avoir vécu » et « durant ce petit nombre d’années […], je fis ce que je
voulais faire ». Enfin, ce dépassement de la tristesse est clairement indiqué par la
proposition « j’ai joui […] d’un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que
mon sort présent a d’affreux ». On a d’ailleurs retrouvé une première version plus explicite
encore, où Rousseau parlait « d’un bonheur pur et plein qui dure encore ». Le verbe couvrir,
dans la version définitive, annule en fin de compte ce qui suit, c’est-à-dire « tout ce que mon
sort présent a d’affreux ». Ainsi, non seulement les courts moments passés avec madame de
Warens l’emportent sur tous les autres événements de sa vie, mais ces courts instants
semblent annuler les malheurs de Rousseau. Le narrateur est alors calme et apaisé.
En effet, au « tumulte » et au « bruit » extérieur, Rousseau oppose « le calme et la paix »
qu’il a toujours cherchés. Presque arrivé au terme de sa vie, il semble trouver dans ce récit
un repos intérieur. À la fin du texte, alors qu’il évoque la possibilité de la rupture avec
madame de Warens, le « je » narrateur ne montre aucun ressentiment : son âme est en paix,
tout comme le « je » personnage éprouvait un calme parfait lorsqu’il vivait avec madame de
Warens : les termes « solitude », « contemplation », « isolée », « calme » et « paix » mettent
en relief le fait que le « je » personnage, en compagnie de madame de Warens, était en paix
avec lui-même. L’impression de rondeur produite par l’expression « au penchant d’un
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vallon » accentue ce calme intérieur du personnage. Cet « état si doux » rejaillit su le « je »
narrateur, à travers l’écriture tout d’abord : le style est souvent simple, les sonorités douces,
le rythme n’est pas heurté. De plus, Rousseau écrit ce récit le « jour de Pâques Fleuries » : à
travers la renaissance de la nature, on peut découvrir celle du narrateur lui-même. Mais si le
calme du narrateur rejoint celui du personnage, c’est surtout grâce l’impression que le temps
est aboli : par la rêverie, le narrateur rend le passé présent et même donne la sensation d’être
hors du temps. On peut comprendre ainsi cette phrase : « il n’y a pas de jour où je ne me
rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus moi
pleinement, sans mélange et sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu ». Le
passé heureux est également placé hors du temps par l’emploi de verbes au présent, comme
si le narrateur énonçait des vérités générales : avec les verbes « resserrent », « étouffent »,
« raniment » et « exaltent », on a presque affaire à des présents gnomiques qui ont pour effet
de rapprocher et même de confondre le « je » narrateur et le « je » personnage. La phrase
suivante est à ce propos fondamentale : « j’ai besoin de me recueillir pour aimer ». Ici,
narrateur et personnage coïncident parfaitement.
De cette façon, Rousseau accède, par la rêverie, à la vérité profonde de lui-même : grâce à la
remémoration sublimée de sa relation avec madame de Warens, il apparaît jouir d’un repos
profond, élucidant par-là même sa propre vie. Grâce à un moment privilégié, il a vécu « un
siècle », en dépit de tous ses malheurs et de toutes ses déceptions. Ce que le « je »
personnage n’avait pas compris, le « je » narrateur en saisit à présent toute la portée : s’il
écrit « mon tempérament naissant, que j’ignorais encore », cela signifie implicitement qu’à
présent a accès à cette vérité intérieure. Rousseau comprend dans ce récit ce que madame
de Warens a apporté de fondamental dans sa vie. Il s’aperçoit, et c’est peut-être le sens
ultime de l’allusion au « préfet du prétoire », qu’ « un unique et court moment » suffit à
légitimer une vie. Les mots « plein » et « pleinement » insiste sur la coïncidence de
Rousseau avec lui-même. Au-delà de la nostalgie, Rousseau semble profondément heureux
d’avoir vécu « pleinement » ce moment de sa vie où il fit ce qu’il voulait faire, où il fut ce
qu’il voulait être. Ce seul instant suffit à rendre à la vie de Rousseau sa pureté absolue,
« sans mélange et sans obstacle ». Le narrateur découvre à travers ce récit ce qu’il est
profondément.
Cette « dixième promenade » est ainsi marquée par un constant dépassement de ce
qui apparaît à première vue : le lecteur s’attend à un récit autobiographique et découvre en
fait une rêverie où la sensibilité de Rousseau se révèle peu à peu. Cette sensibilité s’ordonne
autour de l’image de madame de Warens : sa relation avec le « je » personnage peut paraître
une histoire d’amour passionnel et même avoir des côtés troubles, elle s’avère en vérité être
un véritable ré-enfantement spirituel, grâce auquel le « je » narrateur, sublimant les
malheurs de sa vie, se réconcilie avec le « je » personnage. Un calme et un apaisement
parfait profonds se font alors jour dans ce texte qu’on peut considérer comme le testament
littéraire de Rousseau. L’écrivain meurt en effet trois mois après avoir rédigé ce début d’une
dixième promenade qui restera inachevée. Mais plus profondément, au-delà de
l’inachèvement, il y a dans ce texte le dévoilement du terme d’une quête. Rousseau pressent
ceci lorsqu’il écrit sur une des cartes à jouer où il note ses pensées : « ainsi mon livre doit
naturellement finir quand j’approcherai de la fin de ma vie ». Ayant trouvé un repos parfait,
Rousseau peut désormais consentir à mourir, son âme est en paix. Il écrit à ce propos dans la
« troisième promenade » :
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« L’étude d’un vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement d’apprendre à
mourir, et c’est précisément ce qu’on fait le moins à mon âge, on y pense à tout, hormis à
cela. »
On peut penser qu’à travers la « dixième promenade », Rousseau apprend à mourir et y
consent.
III.2. Commentaire de Sarah Perret :
♦ Introduction :
Si on considère l’histoire de sa vie et si on lit Les Confessions, on a de Rousseau
l’image d’un être tourmenté, paranoïaque, insatisfait de la réalité. Mais dans Les Rêveries
du promeneur solitaire, en particulier dans la dernière promenade, restée inachevée, on a
une impression de bonheur et de paix. Comment considérer ce bonheur ?
Il y a dans ce texte un passage du journal intime à la prose poétique : dans ce qui
apparaît comme une sorte de journal, Rousseau se dédouble, se regarde en train de vivre ses
souvenirs. Déçu par la réalité, ne décide-t-il pas de se replier sur lui-même, de jouir de luimême, de fixer le souvenir par l’écriture et de défier le temps ? Ce texte n’est-il pas un
prélude au poème en prose, où Rousseau écrit la paix et le bonheur, en se préparant à
mourir ?
♦ Un journal où Rousseau jouit par l’écriture d’impressions passées :
- Journal : pronoms possessifs, « je », commencement du texte par une date, évocation de
souvenirs. Journal intime, car narcissisme, complaisance, désir de fixer le temps.
- Contrairement aux Confessions, le narrateur âgé ne se distancie pas du jeune homme qu’il
fut. Il y a une fusion. Rousseau jouit narcissiquement du souvenir de soi.
- Il y a un bonheur passé éprouvé dans le présent : « aujourd’hui » superpose les deux
temps. Cf.« il n’y a pas de jour où je me rappelle », « un bonheur […] qui couvre de son
charme tout ce que mon sort présent a d’affreux ». Satisfaction du principe de plaisir,
adéquation du désir et de la réalité : « je ne faisais que ce que je voulais faire », « assujettit
par mes seuls attachements ».
- Repli sur soi avec une certaine complaisance : image d’un Rousseau victime des hommes,
obligé d’être l’image qu’ils créent de lui. Cf. hyperboles (« tout le reste de ma vie »), champ
lexical de la peine (« dure », « s’appesantir »), écrasement sous le poids de la fatalité (« mon
sort », « la nécessité ») : exagération des épreuves ⇒ complaisance.
- Passivité : « couler des jours » (liquidité), « presque passif » : laisser-aller.
- Désir régressif : identification par l’écriture du vieil homme Rousseau avec le jeune
homme qu’il fut. Cf. aussi « maman ». Rousseau dit avoir « vécu » seulement les années où
il était en compagnie de madame de Warens (image de la mère, celle qui donne la vie). Cf.
« maison isolée », « asile » : madame de Warens apparaît comme une matrice originelle,
une protectrice. + rêve nostalgique de l’âge d’or, désir de fixer le temps (« continuation »,
« durât », « longtemps »).
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♦ Une prose poétique : bonheur et paix :
- Paix contemplative : bonheur d’éternité. Balancement, bercement de la phrase, comme la
scansion à pas égaux de la marche d’une promenade : rythmes binaires (« en elle et pour
elle », « sans mélange et sans obstacle », « doux et modeste »), récurrence des mots comme
une onde (« ma seule crainte […] et cette crainte »).
Impression d’éternité : présent hors du temps (« un siècle »), rêve d’éternité, de l’Eden
(« campagne », « sans mélange », « pur », parfaitement » : idée de pureté).
- Déploration de l’amour perdu : accent pré-romantique : « Ah ! si j’avais suffi à son cœur
comme elle suffisait au mien » : deux octosyllabes d’une ode, dont le point d’exclamation
caractérise le lyrisme.
- Chant de louange dont madame de Warens est la muse : « qu’elle m’inspirât ». Rousseau
présent cette femme comme la grâce de son existence : champ lexical du don : « pour moi »,
« je la possédais », « je l’avais obtenu », « donner ».
Orchestration mystique de l’événement spirituel que fut la rencontre de madame de Warens.
Jour de Pâques Fleuries : louange des habitants de Jérusalem au Christ.
Rencontre décisive ; cf. précision de ce moment : « ce premier moment », « ce moment »,
« cette rencontre ».
Triple don : madame de Warens ouvre à l’amour (« elle m’avait éloigné » : expérience de la
séparation pour atteindre le véritable amour), révèle Rousseau à lui-même (« aidé de ses
leçons et son exemple ») et lui donne le goût de la contemplation.
♦ Conclusion :
Le statut de ce texte reste indécis : page de journal intime, centrée sur le moi, née de la
volonté de Rousseau de se couper du monde ou, plus profondément, prose poétique
exprimant la conversion du repli sur soi en un état contemplatif, par la médiation de
madame de Warens ?
III.3. Cours de Khâgne (M. Laudet) :
Il faut s’intéresser au statut du texte : il s’agit d’une rêverie, d’une promenade. Ces termes
impliquent une certaine mobilité, qui vient contester l’écriture autobiographique qui fixe les
choses. On sort du temps narratif pour accéder à un temps poétique. En ce sens, ce texte se
distingue des Confessions. On passe de l’écriture autobiographique à la prose poétique.
Le XVIII° siècle est assez pauvre en ce qui concerne la poésie. Ce qui domine, c’est la
littérature pamphlétaire, la littérature d’idée, dont l’emblème est Voltaire. Dès lors, la
rivalité entre Voltaire et Rousseau n’apparaît pas seulement comme politique et
philosophique. Il y a aussi une rivalité sur le plan littéraire. Rousseau réintroduit une part de
féminité, de poésie, dans ce siècle dominé par une littérature « virile ». Madame de Warens
incarne cette part de féminité. La dixième promenade apparaît alors comme un hommage à
madame de Warens mais aussi à ce qu’elle incarne : la part de féminité. Ce texte marque
l’entrée du principe féminin dans la littérature. Rousseau peut ainsi apparaître comme un
précurseur du romantisme. Écrire, pour Rousseau, c’est s’inscrire dans une source féminine.
Il ne faut pas oublier que Rousseau est aussi un musicien.
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Dans Les Rêveries, Rousseau se situe par rapport à Saint-Augustin, alors que dans Les
Confessions, il se situait par rapport à Montaigne. Pour Saint-Augustin, il s’agit de trouver
la part de l’autre en soi ; au contraire, Montaigne n’écrit que pour lui : il est le propre
destinataire des Essais. Rousseau veut dans Les rêveries rompre avec l’amour propre pour
arriver à l’amour de soi. Il ouvre une voie que Stendhal approfondira (cf. l’égotisme
stendhalien). Dès lors, le mensonge peut apparaître paradoxalement comme un moyen
d’accéder à la vérité de soi. Il devient nécessaire de mettre des masques pour se révéler,
pour se débarrasser de l’image qu’on a de soi. Le mensonge est nécessaire et fondateur (cf. e
mentir vrai de Stendhal). Rousseau se propose de briser le miroir pour reconstruire l’être.
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JEAN STAROBINSKI
JEAN-JACQUES ROUSSEAU :
LA TRANSPARENCE ET L’OBSTACLE
Ouvrage paru en 1957, réédité avec quelques modifications en 1971.
Avant-propos
« Ce livre n’est pas une biographie, bien qu’il s’astreigne à respecter, dans son dessin
général, la chronologie des attitudes et des idées de Rousseau. Il ne s’agit pas davantage
d’un exposé systématique de la philosophie du citoyen de Genève, bien que les problèmes
essentiels de cette philosophie fassent ici l’objet d’un examen assez suivi.
A tort ou à raison, Rousseau n’a pas consenti à séparer sa pensée et son individualité, ses
théories et son destin personnel. Il faut le prendre tel qu’il se donne, dans cette fusion et
cette confusion de l’existence et de l’idée. On se trouve ainsi conduit à analyser la création
littéraire de Jean-Jacques comme si elle représentait une action imaginaire, et son
comportement comme s’il constituait une fiction vécue.
Aventurier, rêveur, philosophe, antiphilosophe, théoricien politique, musicien, persécuté :
Jean-Jacques a été tout cela. Si diverse que soit cette œuvre, nous croyons qu’elle peut être
parcourue et reconnue par un regard qui n’en refuserait aucun aspect : elle est assez riche
pour nous suggérer elle-même les thèmes et les motifs qui nous permettront de la saisir à la
fois dans la dispersion de ses tendances et dans l’unité de ses intentions. En lui prêtant
naïvement notre attention, et sans trop nous hâter de condamner ou d’absoudre, nous
rencontrerons des images, des désirs obsessionnels, des nostalgies, qui dominent la conduite
de Jean-Jacques et orientent ses activités d’une façon à peu près permanente.
Autant qu’il est possible, nous avons limité notre tâche à l’observation et à la description
des structures qui appartiennent en propre au monde de Jean-Jacques Rousseau. A une
critique contraignante, qui impose du dehors ses valeurs, son ordre, ses classifications
préétablies, nous avons préféré une lecture qui s’efforce simplement de déceler l’ordre ou le
désordre interne des textes qu’elle interroge, les symboles et les idées selon lesquels la
pensée de l’écrivain s’organise.
Cette étude, néanmoins, est davantage qu’une analyse intérieure. Car il est évident qu’on ne
peut interpréter l’œuvre de Rousseau sans tenir compte du monde auquel elle s’oppose.
C’est par le conflit avec une société inacceptable que l’expérience intime acquiert sa
fonction privilégiée. On verra même que le domaine propre de la vie intérieure ne se
délimite que par l’échec de toute relation satisfaisante avec la réalité externe. Rousseau
désire la communication et la transparence des cœurs ; mais il est frustré dans son attente,
et, choisissant la voie contraire, il accepte – et suscite – l’obstacle, qui lui permet de se
replier dans la résignation passive et dans la certitude de son innocence. »
(Starobinski se situe ici dans la mouvance de la critique thématique).
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Chapitre 1 : discours sur les sciences et les arts : le progrès a fait s’éloigner
l’homme de la nature :
Dans Le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau, après avoir dans un premier temps
un pompeux éloge de la culture, opère un renversement, en montrant que le progrès et la
science ont perdu l’homme, l’ont corrompu, ont causé un règne absolu de l’apparence.
Désormais, l’être et le paraître sont clairement deux choses différentes. Cette distinction
entre l’être et le paraître n’est pas propre à Rousseau. Elle est à la mode au XVIII° siècle.
Mais chez Rousseau, elle est aussi une cause de souffrance personnelle : il a commencé,
enfant, à subir cette discordance, par l’intermédiaire de l’accusation injustifiée. C’est
l’épisode du peigne cassé relaté dans les Confessions : « Jean-Jacques paraît coupable sans
l’être réellement […] C’est l’opposition bouleversante de l’être-innocent et du paraîtrecoupable […] Il vient d’apprendre que les consciences sont séparées et qu’il est impossible
de communiquer l’évidence immédiate que l’on éprouve en soi-même. Dès lors, le paradis
est perdu : car le paradis, c’était la transparence réciproque des consciences, la
communication totale et confiante. Le monde change d’aspect et s’obscurcit. […] Les âmes
désormais ne se rejoignent plus et prennent plaisir à se cacher ».
« De fait, il faut remarquer que dans tout le récit de l’incident du peigne, personne ne porte
la responsabilité de l’intrusion initiale du mal et de la séparation. C’est un concours
malheureux de circonstances. Nulle part Rousseau ne dit que les Lambercier son méchants
et injustes. […] Seulement ils font erreur ; ils ont été trompés par l’apparence de la justice.
[…] les personnes sont toutes innocentes, mais leur relations sont corrompues par le paraître
et par l’injustice ».
C’est à partir de ce moment que Rousseau se met à cacher, à mentir, à voler. « Mais il n’est
pas responsable de l’entrée du mal dans le monde, et s’il commence à se cacher, c’est parce
que d’abord la vérité s’est cachée. »
La pensée politique de Rousseau est comparable à cette expérience du peigne cassé. Il pense
qu’à une certaine époque, comparable à ce que fut son enfance avant l’expérience de
l’accusation injustifiée, l’humanité vivait dans la transparence, simplement occupée à vivre
son bonheur (c’est l’état de nature). Les apparences extérieures ne sont pas des obstacles,
mais des miroirs fidèles où les consciences se rencontrent et s’accordent. Mais « l’homme
n’a cessé d’ajouter ses inventions aux dons de la nature. Et dès lors, l’histoire universelle,
alourdie du poids sans cesse croissant de nos artifices et de notre orgueil, prend l’allure
d’une chute accélérée dans la corruption ». Il s’agit donc de retrouver la transparence
perdue.
Chapitre 2 : discours sur l’origine de l’inégalité : la société, centrée sur
l’inégalité, a causé une perte de la transparence :
Rousseau met en cause la société, l’ordre social dans son ensemble. Il ne se contente pas,
comme Voltaire, de dénoncer tel ou tel abus, il essaie de remonter à la cause générale du
mal : pour lui, la société est contraire à la nature.
Au départ, il y a une innocence originelle de l’homme. Celui-ci n’a pas besoin alors de
transformer le monde pour satisfaire ses besoins. Puis, l’homme primitif perd le paradis de
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la pure sensation (comme l’enfant en grandissant). Il agence alors de nouveaux outils pour
dominer son milieu. Ainsi, il se rend compte de sa puissance et cela développe son orgueil.
Les vices naissent, la société se constitue. La propriété et l’inégalité s’introduisent parmi les
hommes. Il faut alors à l’homme des richesses et du prestige. Il veut qu’on le respecte pour
sa fortune et son apparence.
Cf. Le Discours sur l’origine de l’inégalité : « de libre et indépendant qu’était auparavant
l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la
nature, et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant
leur maître ; riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leurs secours […] Il
faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser sur son sort, et à leur faire trouver en effet
ou en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec
les uns, impérieux et dur avec les autres ».
Cette situation est-elle sans issue ? Nous laisse-t-elle sans possibilité de dépassement ?
Engels mettra l’accent sur le moment final du texte de Rousseau : les hommes asservis,
soumis à la violence du despote, recourent à leur tour à la violence pour se libérer et
renverser le tyran. Ils essaient alors de retrouver l’égalité perdue, non pas en retournant à
l’état de nature, mais en instaurant un contrat social. Dans cette interprétation, le Contrat
social est la suite du Discours sur l’origine de l’inégalité.
Kant, lui, pour arriver à la réconciliation des oppositions entre nature et culture, ne passe pas
par l’idée de révolution mais par celle de l’éducation. Dans ce cas, c’est L’Emile qui est la
suite du Discours sur l’origine de l’inégalité.
« Révolution ou éducation : c’est le point capital sur lequel s’opposent cette lecture marxiste
et cette lecture idéaliste de Rousseau, une fois leur accord établit sur la nécessité d’une
interprétation globale de sa pensée théorique ».
Chapitre 3 : le retour de la transparence dans le retour sur soi-même
« Si les interprètes se contredisent, c’est parce que Rousseau n’a fait qu’esquisser la
possibilité d’une synthèse qui rétablirait l’unité perdue ». Dans le Contrat social, le retour à
une unité qui rétablirait la justice et un ordre naturel n’est pas envisagé dans un temps
humain précis. Ce n’est qu’une hypothèse théorique.
Rousseau imagine alors une solution qui fonctionnerait au moins pour lui seul : tout se passe
comme si, n’ayant pas réussir à trouver les possibilités d’une synthèse immédiate au niveau
de la société, Rousseau essayait de résoudre l’unité perdue dans sa vie propre : « ce qui est
requis de lui, pense-t-il, c’est que son existence devienne un exemple, que ses principes
deviennent visibles dans sa vie même. A lui d’abord de montrer ce qu’est la nature et cette
unité primitive que la civilisation compromet. La décision ne concerne et n’engage
désormais que lui seul, et non pas la collectivité humaine dont il a si brillamment analysé
l’évolution. A ce point, l’on se demandera si toute la théorie historique de Rousseau n’est
pas une construction destinée à justifier un choix personnel. S’agit-il pour lui de vivre selon
ses principes ? Tout au contraire, n’a-t-il pas forgé des principes et des explications
historiques à seule fin d’expliquer et de légitimer son étrange vie, sa timidité, sa maladresse,
son humeur inégale, cette Thérèse si fruste avec qui il s’est mis en ménage ? Le conflit que
Jean-jacques dénonce dans l’histoire a aussi tous les aspects d’un conflit personnel. Il faut
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constater l’équivoque, et ne pas chercher à s’en défaire pour la commodité de
l’interprétation ».
Quoi qu’il en soit, Rousseau se retrouve dans les années 1760 seul, à l’écart de la société, en
rupture avec les philosophes. Pour être en accord avec ses principes, pour incarner l’homme
pur des origines, Rousseau doit rompre avec la société dans son ensemble.
En devenant écrivain, il est entré pourtant dans le circuit social de l’opinion, du succès. Il
est donc suspect de duplicité et contaminé par le péché qu’il attaque. Du coup, Rousseau
peut admettre dans ses Confessions que son début littéraire fut le début d’une malédiction :
« dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet
inévitable de cet instant d’égarement » (livre VIII). Il lui faut alors absolument s’extraire de
la société, devenir un errant, un exilé, un homme qui fuit, solitaire. « Il lui faut couper tous
les liens qui pourraient l’attacher à un monde trouble ». Ainsi, il peut retrouver la
transparence perdue : cf. huitième promenade : « les vapeurs de l’amour propre et le tumulte
du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la
retraite. J’avais beau fuir au fond des bois, une foule importune me suivait partout et voilait
pour moi toute la nature. Ce n’est qu’après m’être détaché des passions sociales et de leur
triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous ses charmes ».
Dans les Confessions, Rousseau évoque à plusieurs reprises le fait qu’il a été poussé à vivre
une vie pour laquelle il n’était pas fait : celle d’un homme de lettres, d’un homme dans une
société corrompue. Il était fait au contraire pour une vie simple, calme, transparente (voir sa
rêverie à la fin du livre I).
Chapitre 4 : le dévoilement de la transparence à travers la fiction allégorique
Le Morceau allégorique est une courte fiction philosophique rédigée par Rousseau entre
1753 et 1756. Dans ce texte, Rousseau évoque un philosophe qui s’endort et fait un rêve : il
se croit au milieu d’un grand édifice, une sorte de temple, contenant huit statues qui, de
près, sont horribles, mais qui, vues du centre de l’édifice, paraissent charmantes. Le
personnage voit des hommes qui font des offrandes à ces horribles statues. Des religieux
leur bandent les yeux à l’entrée du temple et ils n’enlèvent leur bandeau que lorsque les
statues paraissent belles. Le philosophe voit alors sur l’autel l’image des maux humains. Le
philosophe voit alors un homme exactement vêtu comme lui, qui enlèvent les bandeaux aux
gens. Il est bientôt découvert par les religieux, qui le capturent et l’immolent « aux
acclamations de la troupe aveuglée ». Puis il voit un vieil homme, qui se présente comme
aveugle. Il obtient l’autorisation de rentrer dans le temple sans bandeau. Le vieil homme
cherche à convaincre le peuple de cesser d’admirer ces ignobles statues. Mais les religieux
condamnent à boire un poison. C’est alors qu’apparaît « le fils de l’homme », Jésus. Il
renverse la huitième statue. Le peuple est alors convaincu par ses paroles pleines de
douceur.
D’emblée, on retrouve dans cette fiction le thème de l’illusion et de l’apparence trompeuse.
Ce lieu où règne la séduction néfaste du paraître est un temple, et c’est le séjour de
l’humanité. Un premier personnage, image du philosophe, essaie de convaincre les gens de
la vérité (il enlève quelques bandeaux), mais il échoue assez rapidement. Le second
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personnage, image de Socrate, osera dévoiler la statue, mais sans réussir à faire triompher la
vérité. Le troisième héros, le Christ, se montre et alors la vérité devient manifeste.
Cette fiction s’offre comme une critique du fanatisme religieux, une critique des rites
religieux, vus comme des illusions. Rousseau se présente comme croyant en Dieu, mais sans
la présence de tous les intermédiaires religieux. On retrouve ici la théorie de la religion
naturelle telle qu’elle est présentée dans la « profession de foi d’un vicaire savoyard » : « j’y
reconnais l’esprit divin : cela est immédiat autant qu’il peut l’être ; il n’y a point d’hommes
entre cette preuve et moi » (« Profession de foi d’un vicaire savoyard », dans L’Emile).
Chapitre 5 : le retour de la transparence dans l’expérience romanesque : La
Nouvelle Héloïse
« La Nouvelle Héloïse, parmi beaucoup de motifs entremêlés, nous propose une rêverie
prolongée sur le thème de la transparence et du voile ». La pureté des héros est une façon
pour Rousseau de trouver une transparence dans l’invention romanesque. « La Nouvelle
Héloïse, dans son ensemble nous apparaît comme un rêve éveillé, où Rousseau cède à
l’appel imaginaire de la limpidité qu’il ne trouve plus dans le monde réel et dans la société
des hommes : un ciel plus pur, des cœurs plus ouverts, un univers à la fois plus intense et
plus diaphane. »
Saint-Preux est une image de Rousseau lui-même : « on lirait tous nos secrets dans ton
âme » lui écrira Julie. Cette dernière incarne elle aussi la transparence et la vertu.
Dans ce roman, un monde unanime se constitue, où, comme dans la société du Contrat
social, aucune volonté particulière ne peut s’isoler de la volonté générale.
Chapitre 6 : le retour de la transparence dans l’écriture autobiographique et
dans la communication non verbale
Après avoir constaté que le progrès a fait s’éloigner l’homme de la nature et de la
transparence originelle (voir chapitre 1), après avoir fait le procès de la société dans son
ensemble (voir chapitre 2), après s’être mis à l’écart de cette société afin de retrouver cette
pureté originelle dans sa vie personnelle (voir chapitre 3), Rousseau entend convaincre les
autres de cette pureté ; d’où l’écriture des Confessions. Dans cet ouvrage, il s’agit de lever
les malentendus, de montrer que l’apparence de ce qu’il est ne correspond pas à la vérité de
son être. Rousseau choisit d’être absent du monde et d’écrire. Paradoxalement, il se cache
pour mieux se montrer : « le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui
qui me convenait. Moi présent on n’aurait jamais su ce que je valais » (Confessions, livre
III).
« Il donnera à son absence le sens le plus fort : la vérité est absente de cette société, j’en suis
absent aussi, je suis donc la vérité absente » (Starobinski).
« Il s’agit d’être reconnu comme une belle âme, il s’agit de provoquer l’effusion d’un
accueil qu’on ne lui avait pas accordé quand il s’est présenté en personne. Il se serait passé
d’écrire, et même de parler, si cet accueil avait été possible au premier coup d’œil ».
Dans les Confessions, Rousseau écrit avoir connu la transparence dans sa vie au moins une
fois : lors des années passées auprès de Mme de Warens : dès leur première rencontre, les
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deux personnages apparaissent comme des âmes sœurs, des êtres capables de se comprendre
de façon authentique, transparente. Rousseau a un cœur « ouvert devant elle comme devant
Dieu » (Confessions, livre V). Il retrouve avec Mme de Warens le bonheur perdu de
l’enfance (avant l’épisode du peigne). Dans les Confessions, Rousseau passe son temps à
effectuer des retours auprès de Mme de Warens. Ces retours, après différents vagabondages,
sont toujours effectués avec joie, car Rousseau retrouve à chaque fois qu’il rejoint Mme de
Warens cette transparence qu’il ne cesse de chercher. Seul le dernier retour marque une
rupture : il découvre que sa place est prise par un certain Wintzenried : « moi qui depuis
mon enfance ne savais voir mon existence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la première
fois. Ce moment fut affreux » (livre VI).
Mais le retour de la transparence dans l’écriture n’est pas total, loin de là. Rousseau prend
conscience que son être n’est pas réductible à ce qu’il écrit, comme il n’est pas réductible à
ce qu’il paraît en société. L’écriture, les mots, les signes, ne transcrivent pas l’immédiateté
de l’âme. Rousseau est nostalgique d’un temps mythique où les mots et les choses étaient
profondément liés, où le rapport du mot à la chose était transparent (cf. le Cratyle de
Platon), et même d’un temps où les mots n’étaient pas nécessaires, car les cœurs se
comprenaient immédiatement. D’où le fait que, chez Rousseau, la vraie relation aux autres
ne passe pas par les mots, mais par des contacts plus sensitifs, notamment le regard (cf.
Rousseau et Mme Basile, par exemple : la scène du miroir est une « scène muette »).
Rousseau s’est intéressé au langage, notamment dans son Essai sur l’origine des langues : il
postule dans cet essai l’existence d’une langue originelle, pure, qui traduirait le sentiment
brut. « Au début, la parole n’est pas encore le signe conventionnel du sentiment ; elle est le
sentiment lui-même, elle transmet la passion sans la transcrire ; la parole n’est pas un
paraître distinct de l’être qu’elle désigne ; le langage originel est celui où le sentiment et le
son proféré ne font qu’un » (Starobinski). Cf. Rousseau, Essai sur l’origine des
langues (texte commencé en 1755 et inachevé): « l’on chanterait au lieu de parler ; la
plupart des mots radicaux seraient des sons imitatifs ou de l’accent des passions, ou de
l’effet des objets sensibles : l’onomatopée s’y ferait sentir continuellement ». Rousseau a
une attitude purement poétique, il croit au sens fort que le mot est une propriété naturelle
des choses (Barthes). Cf. Sartre : le poète s’est retiré du langage instrument. Il considère les
mots comme des choses et non comme des signes. Cf. Genette, « langage poétique, poétique
du langage » : le poète veut réduire l’écart entre le signifiant et le signifié, il veut retrouver
le langage originel, celui qui opère une adéquation entre les mots et les choses.
« Rousseau […] cherche à rapprocher sa parole de la langue primitive idéale : son écriture,
souple et musicale, semble à l’écoute de la « première langue ». Parmi les moyens qui
pourraient restituer l’énergie de la parole accentuée, il suggère, dans une note brève, mais
importante, le perfectionnement de la ponctuation. Il regrette l’absence du point vocatif et
du signe d’ironie. Il ne cessera donc de chercher, dans l’ordre de l’écriture, les équivalents
dans son style même, dans la souplesse de ses phrases, dans leur coupe, dans leur mélodie,
Rousseau dit sa nostalgie d’un autre langage plus immédiat. Sa langue, merveilleusement
présente, déplore secrètement l’absence de la « langue primitive », de son accent pathétique,
de ses images continuelles. »
A la limite, la langue actuelle étant artificielle, trompeuse, conventionnelle, la
communication transparente avec autrui peut pour Rousseau avantage passer par le silence,
par une communication d’âme à âme, sans la présence du langage, simplement par des
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signes. Cf. La Nouvelle Héloïse : « elle a tourné la tête, et jeté sur son digne époux un regard
si touchant, si tendre, que j’en ai tressailli moi-même. Elle n’a rien dit : qu’eût-elle dit qui
valût ce regard ? Nos yeux se sont aussi rencontrés. J’ai senti à la manière dont son mari
m’a serré la main que la même émotion nous gagnait tous trois, et que la douce influence de
cette âme expansive agissait autour d’elle, et triomphait de l’insensibilité même. […] Que
de choses se sont dites sans ouvrir la bouche ! Que d’ardents sentiments se sont
communiqués sans la froide entremise de la parole ! » (Vème partie, lettre 3).
Cf. Les Confessions : la scène du miroir avec Mme Basile, dans le livre II : dans cette scène,
pas un mot n’est prononcé. Tout passe par « un simple mouvement du doigt ». Le bonheur
inoubliable de ce tête à tête tient au fait que la déclaration de Jean-Jacques et l’aveu de Mme
Basile n’ont pas eu lieu par le recours au langage commun, mais se sont accomplis dans la
pureté du sentiment devenu signe : « rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des
femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à se pieds sans même toucher sa robe […]
Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche, sont les seules
faveurs que je reçus jamais de Mme Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me
transporte encore en y pensant ».
Bernardin de Saint-Pierre rapporte ce que lui a dit Rousseau à ce sujet : « un seul signe a été
la source de mille lettre passionnées ». Or, dans les Confessions, on n’a aucune trace de ces
« lettres passionnées ». On n’a aucune raison de soupçonner Bernardin de Saint-Pierre de
mensonge ou d’invention. Dès lors, si Rousseau choisit de modifier l’événement réel, c’est
sans doute pour insister sur le pouvoir du signe, largement supérieur à toutes les lettres,
c’est-à-dire à tout le langage conventionnel.
Face aux femmes, Rousseau se montre souvent maladroit dans le langage, il n’ose faire le
premier pas, il attend qu’on le séduise, que les femmes fassent le premier pas. C’est ce que
feront Mme de Warens et Mme de Larnage. La parole, pour Rousseau, ne va pas de soi. Elle
ne permet pas la transparence du cœur. Rousseau jouit ainsi surtout des femmes en leur
absence (cf. les rêveries nocturnes autour de l’image de Mme de Warens
L’exhibitionnisme de Rousseau peut également rentrer dans cette problématique : en se
montrant à des femmes, au début du livre III, Rousseau espère un châtiment de l’ordre de
celui de Mlle Lambercier. Il ne peut le dire clairement avec des mots, alors il le montre avec
des signes. « Il n’y avait de là plus qu’un pas à faire pour sentir le traitement désiré » (livre
III). Par ailleurs, symboliquement, l’exhibitionnisme, c’est le moyen de se mettre à nu, de se
présenter sans artifice, d’une manière transparente. De la même manière, beaucoup plus
tard, en écrivant ses Confessions, puis en en faisant des lectures publiques, Rousseau se met
à nu, se présente d’une manière transparente, s’exhibe. Il est d’ailleurs significatif que ces
lectures publiques aient été perçues comme gênantes et finirent par être interdites.
Chapitre 7 : le retour de la transparence à travers les Confessions
Dans les Confessions, Rousseau part du principe qu’il se connaît parfaitement, qu’il sait
exactement qui il est : « je sens mon cœur » (préambule). Mais il éprouve par la suite le
besoin de revenir sur lui-même, d’abord dans les Dialogues, ensuite dans les Rêveries, alors
qu’il affirmait dans les Confessions avoir tout dit. Au fur et à mesure qu’il se raconte, il se
rend compte que la vérité sur lui-même est plus complexe qu’elle n’y paraît : « le connaisRETOURNER SUR http://www.elettra.fr
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toi toi-même du temple de Delphes n’est pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru
dans mes Confessions » (Rêveries, quatrième promenade). « Qui suis-je moi-même ? Voilà
ce qui me reste à chercher » (Rêveries, première promenade). Mais si la connaissance de soi,
est plus ardue qu’il ne le pensait à l’époque des Confessions, elle n’est jamais impossible. Si
la méditation de Rousseau part parfois d’un aveu d’ignorance de soi, jamais elle n’aboutit
à un tel aveu. Il y a chez Rousseau un optimisme dans la connaissance de soi. « Jamais il ne
se dira, comme Proust, que l’événement oublié cache une vérité essentielle. Pour Rousseau,
ce qui échappe à sa mémoire n’a pas d’importance ; ce ne peut être que de l’inessentiel ».
Rousseau aboutit donc, dans les Confessions comme dans les Rêveries, à une connaissance
parfaite, transparente, de lui-même : « mon cœur transparent comme le cristal n’a jamais su
cacher durant une minute entière un sentiment un peu vif qui s’y fût réfugié » (Confessions,
livre 9). Mais cette transparence absolue se produit en vain, car les autres méconnaissent sa
vraie nature, ses vraies sentiments : « je vois par la manière dont ceux qui pensent me
connaître, interprètent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y connaissent rien. Personne au
monde ne me connaît que moi seul » (Première lettre à Malesherbes). L’erreur est donc
dans le regard des autres. Jean-Jacques est tout entier connaissable et il est méconnu. Par la
faute des autres, il paraît dissimuler des secrets inavouables, lui qui s’avance dans la lumière
du jour. Ce qui est problématique à ses yeux, ce n’est pas la claire conscience de soi, mais la
traduction de la conscience de soi en une reconnaissance venue du dehors. Les Confessions
sont au premier chef une tentative de rectification de l’erreur des autres. Il ne suffit pas de
vivre dans la transparence, il faut aussi dire sa propre transparence, en convaincre les autres.
« Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur, et
pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les
jours, à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il n’aperçoive, afin qu’il
puisse juger par lui-même du principe qui les produit » (Confessions, fin du livre IV).
Par ailleurs, les Confessions ont une portée sociale : Rousseau veut raconter sa vie, mais il
n’est ni évêque (comme Saint-Augustin), ni gentilhomme (comme Montaigne). Il appartient
au monde des petits ; il n’a pas été mêlé aux événements de la cour ou de l’armée. Il n’a
donc aucun des titres à s’exposer aux yeux du public, du moins il n’a aucun des titres requis
pour justifier une autobiographie. Rousseau entend imposer l’idée que l’autobiographie
n’est pas réservée aux grands de ce monde. Cf. premier préambule des Confessions : « et
qu’on n’objecte pas que, n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite
l’attention des lecteurs. Cela peut être vrai des événements de ma vie : mais j’écris moins
l’histoire de ces événements en eux-mêmes que celle de l’état de mon âme, à mesure qu’ils
sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon qu’elles ont des
sentiments plus ou moins grands et nobles, des idées plus ou moins nombreuses. Les faits ne
sont ici que des causes occasionnelles. »
« L’œuvre que Rousseau entreprendra ne sera donc pas seulement le plaidoyer d’un
persécuté qui proclame son innocence. Ce sera aussi le manifeste d’un homme du tiers état,
qui affirme que les événements de sa conscience et de sa vie personnelle ont une importance
absolue et que, sans être prince ou évêque ou fermier général, il n’en a pas moins le droit de
réclamer l’attention universelle ».
Dans les Confessions, Rousseau pense se connaître, d’une façon évidente, intuitive.
Seulement, pour que les autres le connaissent comme il se connaît lui-même, Rousseau
pense devoir déployer tous les replis de son âme ; « il va donc étaler dans la durée
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biographique une vérité globale que le sentiment possède d’un seul coup. Son unité, sa
simplicité, il va les laisser se défaire en une multiplicité d’instants vécus successivement,
pour mieux montrer la loi selon laquelle tout se tient et se lie dans son caractère ; il va
montrer comment il est devenu ce qu’il est. Il va donc énoncer discursivement toute
l’histoire de sa vie, à charge de demander aux autres d’en faire eux-mêmes la synthèse ».
Ainsi, Rousseau offre la matière première (le récit de sa vie) qui permettra aux lecteurs de
faire eux-mêmes la synthèse de ce qu’il est. Ils croiront à cette synthèse, car elle viendra
d’eux, elle ne leur sera pas imposé par Rousseau. Ainsi, ils pourront penser eux-mêmes :
« Rousseau est innocent ».
Cf. livre IV (fin) : « Si je me chargeais du résultat et que je lui disse : « tel est mon
caractère », il pourrait croire sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui
détaillant avec simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé,
tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur à moins que je ne le veuille, encore même
en le voulant, n’y parviendrai-je pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces
éléments et de déterminer l’être qu’ils composent ; le résultat doit être son ouvrage, et s’il se
trompe alors, toute l’erreur sera de son fait […] Ce n’est pas à moi de juger l’importance des
faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir ».
Pour dire la vérité sur lui-même, il faut à Rousseau un style adéquat, qui pourrait peindre la
transparence de son âme : « si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je
ne me peindrai pas, je me farderai. C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un
livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art
que de suivre exactement les traits que je vois marqués. Je prends donc mon parti sur le
style comme sur les choses. Je ne m’attacherai point à le rendre uniforme ; j’aurai toujours
celui qui me viendra, j’en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose
comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m’embarrasser de la
bigarrure. En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent,
je peindrai doublement l’état de mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et
au moment où je l’ai décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt
sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire ».
La chance d’atteindre le vrai réside dans cette liberté de la parole et dans le mouvement
spontané du langage. « Rousseau laisse parler son émotion et accepte d’écrire sous dictée. Il
ne tiendra pas le gouvernail, mais se laissera envahir par le souvenir et par les mots. On voit
apparaître ici une nouvelle conception du langage (dont la fortune ira jusqu’au
surréalisme) ». Le langage apparaît dès lors comme un prolongement de l’émotion ; ainsi, la
vérité pourra se faire jour d’une manière naturelle, transparente, puisqu’il n’y aura plus
d’écart entre l’émotion, entre l’événement, et la manière de le raconter.
Par ailleurs, même si la chaîne des événements n’est plus accessible à sa mémoire, il lui
reste la chaîne des sentiments, autour desquels il pourra reconstruire les faits matériels
oubliés. Le sentiment est donc le cœur indestructible de la mémoire, et c’est à partir du
sentiment que Rousseau pourra retrouver les circonstances extérieures : « tous les papiers
que j’avais rassemblés pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise,
passés en d’autres mains ne rentreront plus dans les miennes. Je n’ai qu’un guide fidèle sur
lequel je puisse compter ; c’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de
mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l’effet […] Je puis faire
des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates ; mais je ne puis me
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tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentiments m’ont fait faire » (Confessions,
livre VII). Il s’agit de ce qu’on peut appeler une mémoire affective.
Chapitre 8 : la recherche de la transparence à travers les Dialogues
Lorsqu’il écrit ses Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques, Rousseau est
psychiatriquement malade : il souffre de crises de paranoïa, d’un délire de persécution.
Il oppose alors la réflexion, synonyme du Mal, et l’émotion, l’immédiateté, synonyme
d’innocence. Le côté délirant des Dialogues réside dans le fait que Rousseau critique
férocement la réflexion, l’assimilant au mal, alors que lui-même est en train de forger un
ouvrage qui passe son temps à argumenter, à réfléchir. « Pour échapper à cette contradiction
fondamentale, il y aurait deux issues possibles : en continuant à considérer la réflexion
comme le principe du mal, il ne reste qu’à se taire ; ou bien, si l’on veut parler
innocemment, il faut innocenter la réflexion. Mais Rousseau s’obstine dans la
contradiction : il continuera à parler du bonheur de la communication silencieuse, il
continuera à se prévaloir d’un immédiat qu’il ruine par sa parole ».
Le point de départ des Dialogues reprend la fin des Confessions : dans les deux cas, c’est le
silence qu’on oppose à Rousseau, lorsqu’il veut se peindre en toute sincérité :
« j’achevai ainsi ma lecture et tout le monde se tut. Mme d’Egmond fut la seule qui me
parut émue ; elle tressaillit visiblement ; mais elle se remit bien vite, et garda le silence ainsi
que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration » (fin
des Confessions). Ainsi se renverse le rêve de Rousseau qu’on le comprenne. Le silence
n’est plus un signe positif, comme dans certains cas passés, il est l’obstacle même, la
séparation absolue. D’ailleurs, les lectures publiques que fait Rousseau des Confessions
finissent vraisemblablement par être interdites, par l’intermédiaire de Mme d’Epinay.
« Le silence profond, universel, non moins inconcevable que le mystère qu’il couvre,
mystère que depuis quinze ans on me cache avec un soin que je m’abstiens de qualifier, et
avec un succès qui tient du prodige ; ce silence effrayant et terrible ne m’a pas laissé saisir
la moindre idée qui pût m’éclairer sur ces étranges dispositions » (Dialogues). Les
Dialogues s’offrent comme une nouvelle tentative de lutter contre ce silence des autres.
Mais l’œuvre aboutit à un triple silence, à une triple impossibilité d’obtenir que les autres
parlent enfin :
Premier silence : à la fin du troisième et dernier Dialogue, le personnage du Français revient
de son erreur : il acquiert la conviction que Jean-Jacques n’est pas le monstre qu’on lui a
décrit. Mais il ne peut rien dire au public en faveur de Jean-Jacques et il lui est impossible
de révéler au pauvre persécuté l’horrible secret de la conspiration.
Deuxième silence : Rousseau veut confier son manuscrit sur le grand autel de Notre-Dame.
Mais il rencontre une grille qui lui ferme l’accès au chœur. Il voit cela comme un signe, le
signe que tout est contre lui, que même Dieu l’abandonne : « D’autant plus frappé de cet
obstacle imprévu, que je n’avais dit mon projet à personne, je crus dans mon premier
transport voir concourir le ciel même à l’œuvre d’iniquité des hommes » (Dialogues,
« Histoire du précédent écrit »).
Troisième refus silencieux : Rousseau va voir Condillac pour qu’il lise l’ouvrage et réponde
aux questions posées. Mais ce dernier parle d’autre chose, élude la question : « quinze jours
après je retourne chez lui, fortement persuadé que le moment était venu où le voile de
ténèbres qu’on tient depuis vingt ans sur mes yeux allait tomber, et que d’une manière ou
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d’une autre, j’aurais de mon dépositaire des éclaircissements qui me paraissaient devoir
nécessairement suivre de la lecture de mon manuscrit. Rien de ce que j’avais prévu
n’arriva » (Dialogues, « Histoire du précédent écrit »).
Après cette triple rencontre du silence, Rousseau tente une dernière action : il distribue dans
la rue un « billet circulaire », mais les passants ont été prévenus, ils refusent la feuille que
leur tend Rousseau : « j’éprouvai un obstacle que je n’avais pas prévu, dans le refus de le
recevoir par ceux à qui je le présentais » (Dialogues, « Histoire du précédent écrit »).
Désormais, Rousseau ne cherche plus à vaincre l’obstacle, à convaincre ses contemporains ;
il est inutile de chercher à être mieux connu des autres. Mieux vaut se réfugier dans
l’inaction.
Chapitre 9 : la transparence à travers les Rêveries
Puisqu’il n’est parvenu à convaincre les autres, puisqu’en pensant faire le bien, il fait du
mal, Rousseau est pleinement justifié s’il ne fait rien d’autre qu’herboriser et rêver. Les
dernières années de Rousseau sont celles du renoncement et, paradoxalement, d’un certain
apaisement :
- Renoncement à ses biens, au monde, à la communication avec autrui. « Me voici donc seul
sur la terre » (Rêveries, première promenade).
- Calme de celui qui n’a plus rien à espérer, et donc plus rien à craindre. Apaisement de
celui qui vit dans une présence à lui-même, dans un présent perpétuel. Quand le mal est à
son comble, le temps est épuisé. Alors, « délivré de l’espérance » (première promenade),
Rousseau connaît le plein calme. « Qu’ai-je encore à craindre, puisque tout est fait. Tout est
fini pour moi sur la terre » (première promenade).
- Puisqu’il ne fait plus rien, puisqu’il est dépossédé même de sa propre volonté, comment
pourrait-il faire le mal ? Cette position de victime est finalement une preuve de son
irréductible innocence.
- Rousseau se constitue en héros tragique, victime des autres et du sort, de la fatalité. Tout
se passe comme si son sort avait été fixé d’avance. Il n’a eu aucune liberté d’action. « Ma
naissance fut le premier de mes malheurs » (Confessions, livre I). Rousseau multiplie les
circonstances qui « fixent sa destinée ». L’alibi du destin, il l’invoque tout au long des
Confessions.
- Les actions passées n’ont ainsi pas été volontaires : « il y a des moments d’une espèce de
délire, où il ne faut point juger des hommes par leurs actions » (Confessions, livre I).
L’essence du moi est préservée, malgré ses actions. Ainsi est vue Mme de Warens : « votre
conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur » (Confessions, livre VI).
- N’attendant plus rien des hommes, il interjette appel devant Dieu (cf. déjà, le début des
Confessions) : si forte la conviction de son innocence soit-elle, Rousseau a besoin
néanmoins d’un regard absolu, qui lui confirmera ce dont il est intimement persuadé. « Il y
a, pour Rousseau, un amer repos à savoir qu’il ne doit plus rien attendre de la part des
hommes, s’il possède la compensation qui l’autorise à tout attendre de la part de Dieu ».
Chapitre 10 : la transparence du cristal
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C’est une expression qui apparaît plusieurs fois sous la plume de Rousseau : « son cœur,
transparent comme le cristal, ne peut rien cacher de ce qui s’y passe » (Dialogues), « moi
dont le cœur transparent comme le cristal, ne peut cacher aucun de ses mouvements »
(Correspondance). Son cœur est transparent, mais les autres le voient différent de ce qu’il
est. Si seulement ils le voulaient, les autres le verraient parfaitement. Mais ils falsifient son
apparence. C’est en eux qu’être et paraître se disjoignent. C’est en eux que triomphe le
maléfice du voile.
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JEAN-FRANCOIS PERRIN
LES CONFESSIONS DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Ouvrage paru en 1997.
Introduction :
« Composons », propose Rousseau au lecteur vers le milieu du livre I : la formule est à
saisir comme un fil d’Ariane pour la lecture, permettant peut-être de mieux comprendre un
art de composer supérieurement avec les formes héritées du passé, avec l’attente du public,
avec le temps et la mémoire enfin, pour la sauvegarde du message sans précédent dont les
Confessions se disent porteuses.
Pour atteindre son but, convaincre le lecteur d’une pureté, d’une innocence originelle, pour
que le lecteur n’ait pas une version falsifiée de sa vie, Rousseau a composé avec le passé,
avec l’attente du lecteur et avec la mémoire.
Première partie : composer avec le passé : les Confessions, entre tradition et
modernité :
1. Les influences des Confessions :
Contrairement à toute une tradition littéraire, qui a fait de Rousseau le seul inventeur de
l’autobiographie, contrairement aussi à ce qu’il prétend lui-même au début des Confessions
(« je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemples »), Les Confessions sont tributaires
de toute une série de traditions littéraires :
Ø Rousseau reprend le topos des apparences trompeuses : cf. Madame de Lafayette : « ce
qui paraît n’est presque jamais la vérité ». Cf. Malebranche : « la conscience que nous
avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être ». De
même, Rousseau critique les ouvrages « où l’auteur cherche bien plus à briller lui-même
qu’à trouver la vérité » (premier préambule, dans le manuscrit de Neuchâtel). « Ce qui se
voit n’est que la moindre partie de ce qui est ; c’est l’effet apparent dont la cause interne
est cachée et souvent très compliquée » (premier préambule).
Ø Rousseau reprend la tradition des Mémoires, genre dans lequel on raconte sa vie en
implication avec certains événements historiques : dans ses Mémoires, le cardinal de
Retz évoque la Fronde, La Rochefoucauld la régence d’Anne d’Autriche, Saint-Simon la
vie à la cour de la Louis XIV.
Ø Rousseau reprend également, notamment dans les livres II à IV, la tradition du roman
picaresque, en s’assimilant à un picaro, toujours en voyage, pratiquant divers métiers
pour vivre, ayant une vie mouvementée, passant des nuits dans des auberges, voire à la
belle étoile, se masquant pour pouvoir subsister. Orphelin, déclassé, vagabond, menteur,
voleur à l’occasion, couchant où il peut, affamé, instable, tantôt héros et tantôt vaurien,
tâtant de tous les métiers et de tous les milieux, le jeune Rousseau a bien des traits du
picaro.
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Ø Rousseau reprend également le genre des confessions religieuses, en particulier l’œuvre
de Saint-Augustin : même structure d’ensemble, même attention portée à l’enfance,
mêmes épisodes (le vol ou l’illumination par exemple)… La grande différence,
évidemment, c’est que Saint-Augustin raconte sa jeunesse dans une optique religieuse,
pour montrer les miracles de la foi et la miséricorde divine qui lui a pardonné ses fautes,
tandis que Rousseau écrit dans une logique strictement humaine.
Ø Rousseau reprend le topos de l’enfant prodige. Certains épisodes des Confessions
peuvent être mis en rapport avec des romans que Rousseau a lus. Par exemple, dans
Cleveland de l’abbé Prévost, voici ce qui est écrit : « je n’avais guère plus de sept ou huit
ans, lorsqu’elle commença à m’inspirer le goût de ce qu’elle aimait si chèrement. […]
J’étais continuellement sous ses yeux. Mes mains avaient à peine la force de soutenir un
livre que j’étais déjà accoutumé à le feuilleter. Je savais lire lorsque le commun des
enfants commence à parler, et la solitude perpétuelle dans laquelle j’étais retenu me fit
prendre l’habitude de penser et de réfléchir dans un âge où on ignore encore de quelle
nature on est et dans quelle classe d’animaux l’homme doit être rangé ». On voit bien ici
le lien avec les lectures du jeune Rousseau avec son père, et l’enfant prodige qu’il est au
même âge : « une intelligence unique à mon âge », « j’y pris un goût rare et peut-être
unique à cet âge » (livre I), « l’on rira de me voir présenter modestement pour un
prodige. Soit. Mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les
romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaude larmes ; alors
je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j’ai tort » (livre II, p.67) ; « mon
enfance ne fut point d’un enfant ; je sentis, je pensai toujours en homme » (p.67). Ce
motif de l’enfant prodige se retrouve également dans la littérature hagiographique.
Exemple : Mme de Chantal dans son enfance : « dès l’âge de cinq ans elle savait la
plupart des points controversés entre les catholiques et les calivinistes, en sorte que bien
souvent elle ferma la bouche aux prétendus docteurs de la secte naissante » (Vie de la
bienheureuse Jeanne Françoise Fremiot baronne de Chantal). Or Rousseau compose
Mme de Warens à Mme de Chantal (preuve qu’il connaît sa vie) et il écrit : « J’avais
donc de la religion tout ce qu’un enfant à lâge où j’étais en pouvait avoir. J’en avais
même davantage » (livre II).
2. La modernité des Confessions :
Ø Les lectures publiques des Confessions, puis la parution en 1782 du livre, surprennent et
choquent certains lecteurs. « Quel monstrueux orgueil que celui d’un homme qui
s’estime assez lui-même, et méprise assez le public pour l’entretenir gravement des
fadaises de son enfance et des débauches de sa jeunesse » (L’Année littéraire, 1783).
L’ouvrage dérange un public formé par l’esthétique classique du « détail inutile » et son
mépris des intimités du moi (et du moi roturier tout particulièrement). Ce qui surprend et
choque certains lecteurs, c’est évidemment le degré d’intimité présenté par certains
épisodes, notamment ceux à caractère sexuel : le plaisir de la fessée, l’exhibitionnisme,
la relation trouble avec Mme de Warens, les épisodes avec des homosexuels.
Ø Rousseau, le roturier, le non noble, prend une place qui n’est pas la sienne. Il ne raconte
pas, comme La Rochefoucauld ou Retz, des grands événements politiques. Il n’est pas,
comme Montaigne, un gentilhomme, un homme de qualité. Il incarne une nouvelle
conception de l’homme, une conception selon laquelle l’individu en soi devient
intéressant, et pas seulement en relation avec un groupe. Les Confessions incarnent la
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montée de l’individualisme. Rousseau n’est pas un homme de qualité, mais il se
présente comme une âme de qualité. C’est de cette façon qu’il revendique ses titres à
raconter sa propre vie : « et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je
n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. Cela peut être vrai des événements de
ma vie : mais j’écris moins l’histoire de ces événements que celle de l’état de mon âme,
à mesure qu’ils sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon
qu’elles ont des sentiments plus ou moins grands et nobles, des idées plus ou moins
vives et nombreuses » (premier préambule). Rousseau passe de la noblesse de classe à la
noblesse d’âme. Par ailleurs, Rousseau se présente comme un acteur de son temps de
premier plan, mais d’une manière particulière : « si je n’ai pas la célébrité du rang et de
la naissance, j’en ai une autre qui est plus à moi et que j’ai mieux achetée ; j’ai la
célébrité des malheurs. Le bruit des miens a rempli l’Europe » (premier préambule).
Ø La modernité de Rousseau, c’est aussi le fait de pousser l’exploration du moi dans ses
moindres détails. En fait, son œuvre entière est une façon de se raconter. Il s’est d’abord
raconté à ses proches (Mme de Warens, Mme Basile), puis à travers ses écrits théoriques
(dans l’Emile, il avoue de façon voilé avoir abandonné ses enfants), à travers son roman
La Nouvelle Héloïse. Rousseau éprouve tout au long de sa vie un continuel besoin
d’épanchement. Rousseau est sans doute le premier écrivain dont l’œuvre et la vie sont
liées à ce point. On en arrive à ne plus savoir si sa vie lui a suggéré ses réflexions
philosophiques ou si ce sont ses idées philosophiques qui l’ont amené à reconstituer sa
vie, son passé, de façon à rendre cohérent son parcours et ses idées (sur l’état de nature,
sur l’éducation, sur la vie en société…).
Ø Ce qui est nouveau, aussi, c’est le fait de vouloir, par le récit de sa propre vie, faire
comprendre la nature humaine dans son ensemble. « J’ai résolu de faire faire à mes
lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant si possible de
cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d’autrui par le sien ; tandis qu’au
contraire il faudrait souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui
d’autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s’apprécier, on puisse avoir du moins une
pièce de comparaison ; que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera
moi » (premier préambule).
Ø Ce qui est nouveau enfin, c’est cette volonté extrême de montrer son âme de manière
transparente, cette volonté quasiment maladive de faire connaître sa vie de façon à
enlever toute falsification possible. Rousseau a été d’ailleurs très attentif à ses
manuscrits, il a rejeté toutes les éditions qui ont été publiées sans son accord. Il y a chez
Rousseau une crainte absolue de la défiguration de sa vie et de sa pensée.
Deuxième partie : composer avec le lecteur
Dans les Confessions, Rousseau passe son temps à composer avec son lecteur, à négocier
avec lui. L’écrivain présuppose l’existence de ce qu’Umberto Eco appellera bien plus tard
un « lecteur modèle » (Lector in fabula). Rousseau initie progressivement son lecteur aux
difficultés de son écriture et au mode de déchiffrement qu’elle demande.
Ø le pacte de lecture initial : tout dire :
Dès l’ouverture, Rousseau s’engage à tout dire, le pire et le meilleur : « ce que j’ai fait, ce
que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. » Il s’engage
auprès de son lecteur. Dès la fin du livre VI, il considère que cet engagement a été tenu,
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honoré : « telles sont les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec
une fidélité dont mon cœur est content. »
Ø L’élargissement du pacte de départ : dire avant tout la vérité de son âme :
La deuxième partie s’ouvre sur un deuxième préambule, qui élargit le contrat passé avec
le lecteur. En effet, ce qu’annonce Rousseau, c’est qu’il entend la notion de vérité d’une
manière personnelle. Il concède qu’il a pu faire des erreurs dans ce dont il se souvient :
« ma première partie a été toute écrite de mémoire et j’y ai dû faire beaucoup d’erreurs.
Forcé d’écrire la seconde de mémoire aussi, j’y en ferai probablement davantage ». Mais
pour Rousseau, ce qui importe, c’est la vérité de son âme : « c’est l’histoire de mon âme
que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires ; il me
suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi ».
Ø Un autre élargissement du pacte de départ : dire la vérité sur les autres aussi :
Par ailleurs, la seconde partie élargit aussi le contrat de départ (tout dire sur lui-même),
dans le sens où Rousseau « confesse » aussi les fautes d’autres personnes que lui. Cela a
d’ailleurs commencé dans la première partie en ce qui concerne Mme de Warens :
« pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes
qu’aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je
dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même. […] Vous eûtes des erreurs et
non pas des vices ; votre conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur. »
(livre VI, p.303-304). C’est comme son alter ego qu’il la confesse. En revanche, dans la
seconde partie, il « confesse » également d’autres personnes, dont celles qui sont
devenues ses ennemis. C’est d’ailleurs ce dont avaient peur Hume, Mme d’Epinay et
tous ses anciens amis parisiens. Cf. livre VIII : « je fais les unes et les autres avec la
même franchise, en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus
de ménagement que je n’en ai pour moi-même, et voulant toutefois en avoir beaucoup
plus. » C’est pour protéger les personnes qu’il confesse qu’il a l’intention de ne faire
paraître son œuvre que bien après sa mort : « si j’étais le maître de ma destinée et de
celle de cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps après ma mort et la leur. »
Ø L’élaboration progressive d’un autre pacte avec le lecteur : ne pas juger l’âme de
l’auteur à travers ses actes :
Cf. livre I : épisode où il récupère l’argent du billet d’opéra que lui a payé son ami
Francueil : « comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le
note, pour montrer qu’il y a des moments où il ne faut point juger des hommes par leurs
actions ». Rousseau invite son lecteur à dépasser les contradictions apparentes entre les
actes et le caractère.
Cf. le ruban volé : il ne faut pas en rester à l’apparence de l’acte : Rousseau explique que
ce qui apparaît comme une méchanceté à l’égard de Marion cache en fait une raison
altruiste : Rousseau a volé le ruban car il voulait le lui offrir : « mon amitié pour elle en
fut la cause ».
Ø Rousseau invite le lecteur à avoir une lecture approfondie de son œuvre, malgré les
difficultés de cette entreprise : « si parmi mes lecteurs il s’en trouve d’assez généreux
pour vouloir approfondir ces mystères et découvrir la vérité, qu’il relisent avec soin les
trois précédents livres ; qu’ensuite à chaque fait qu’ils liront dans les suivants ils
prennent les informations qui seront à leur portée, qu’il remontent d’intrigue en intrigue
et d’agent en agent jusqu’aux premiers moteurs de tout » (début du livre XII). Le lecteur
modèle imaginé par Rousseau est un exégète, quelqu’un qui ne s’arrête pas à l’apparence
des choses.
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Ø Rousseau veut que son lecteur parvienne à faire des rapprochements entre les
événements. Il forme son lecteur à étudier les thèmes récurrents. C’est pour cela que
Rousseau compose son livre comme une symphonie, ayant une structure qui fonctionne
selon plusieurs thèmes : ces thèmes sont annoncés dès le départ (le livre I fonctionne
comme une ouverture musicale) et ils sont développés par la suite dans l’ensemble de la
« symphonie ».
Cf. livre I : « on verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition
[…] qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en
trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions ». Cette
annonce du refuge dans l’imaginaire est repris et développé dans la suite, par exemple au
livre IX : « que fis-je en cette occasion ? Déjà mon lecteur l’a deviné, pour peu qu’il
m’ait suivi jusqu’ici. L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des
chimères […] que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon
cœur ».
Ø Rousseau veut que son lecteur modèle opère lui-même la synthèse des événements.
Le lecteur doit participer à l’élaboration du sens. C’est lui qui doit interpréter le récit.
« si je me chargeais du résultat et que je lui dise : tel est mon caractère, il pourrait croire
sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité
tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire
en erreur, à moins que je ne le veuille ; encore même en le voulant, n’y parviendrais-je
pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces éléments et de déterminer l’être
qu’ils composent : le résultat doit être son ouvrage » (fin du livre IV).
Ø Rousseau demande à son lecteur d’associer le détail et l’ensemble :
Premier préambule : tant tout se tient, tant tout est un dans mon caractère, et tant ce
bizarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être
bien dévoilé ». Cette dialectique du fragment et du tout, de l’élément et de l’assemblage,
à laquelle l’auteur demande au lecteur de s’appliquer après lui, se laisse peut-être
déchiffrer par allégorie au livre XII : Rousseau évoque l’étude des plantes en des termes
qui pourraient bien suggérer une propédeutique à l’interprétation des confessions : après
avoir noté « cette constante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne »
dans l’organisation du système végétal, il dénonce l’ignorance de ceux qui n’y « voient
rien en détail, parce qu’ils ne savent pas ce qu’il faut regarder », et « ne voient pas non
plus l’ensemble, parce qu’ils n’ont aucune idée de cette chaîne de rapports et de
combinaisons qui accable de ses merveilles l’esprit de l’observateur ». L’art de la lecture
des Confessions est bien de déchiffrer les événements, de repérer des analogies et enfin
de les relier de façon à percevoir une synthèse claire.
Troisième partie : composer avec la mémoire et l’oubli
Ø La mémoire affective :
La notion de « mémoire affective » est formulée par Théodule Ribot, l’un des fondateurs
de la psychologie expérimentale à la fin du XIX° siècle. Cela désigne la reviviscence
involontaire, à l’occasion d’une circonstance fortuite, de sensations et de sentiments
jusque-là oubliés. Ce type de souvenir s’oppose à la mémoire ordinaire, mieux intégrée à
la conscience. Mais ce principe est déjà analysé bien avant, chez Locke et Condillac
notamment.
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Dans les Confessions, Rousseau crée un nouveau topos littéraire : la scène de la pervenche,
au livre VI, rassemble déjà tous les invariants de la scène de souvenir jailli telle qu’elle
s’écrira jusqu’à Proust : long oubli de la première rencontre, très fugitive, avec « quelque
chose de bleu dans la haie » ; rôle déclencheur du signe mémoratif, une pervenche aperçue
en promenade à Cressier avec du Peyrou ; transport d’un retour du passé.
Ø Le plaisir de se souvenir d’un moment heureux :
Souvent, chez Rousseau, le fait de se souvenir d’un moment heureux du passé lui provoque
dans le présent de l’écriture un certain bonheur : il jouit à nouveau du bonheur passé en s’en
souvenant et en l’écrivant. L’écriture compose avec le temps pour qu’affleure parfois le
charme intemporel de la mémoire de l’âme : « je me rappelle toutes les circonstances des
lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre,
une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais
ma leçon ; je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions » (livre I, à propos des
moments passés à Bossey).
Ø La faculté d’oubli des moments malheureux :
« Il est étonnant avec quelle facilité j’oublie le mal passé, quelque récent qu’il puisse être
(livre XI).
« cette facilité d’oublier les maux est une consolation que le ciel m’a ménagée dans ceux
que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les
objets agréables, est l’heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me fait
prévoir que de cruels souvenirs » (début du livre VII).
Ø L’oubli du temps :
Le bonheur idyllique des Charmettes repose sur un oubli du temps, sur le retour jour après
jour du même, de l’identique. Cf. « je me levais avec le soleil et j’étais heureux ; je me
promenais et j’étais heureux ; je voyais Maman et j’étais heureux » (début du livre VI).
« J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n’en achever aucune, à
aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une
mouche dans toutes ses allures […], à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite,
et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment » (livre XII).
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JACQUES VOISINE
INTRODUCTION AUX CONFESSIONS
1. L’autobiographie avant les Confessions :
Les Confessions de Rousseau ont des rapports avec la tradition de la confession chrétienne
dont le modèle vient de l’ouvrage du même nom de Saint-Augustin : dans le préambule,
l’auteur s’imagine devant le « souverain juge ». Au livre VII, Rousseau évoque une
véritable conversion (« l’illumination de Vincennes »), conversion apparemment laïque
mais accompagnée des violentes manifestations physiologiques qui peuvent entourer un
transport mystique. Cette conversion entraîne des années de malheur, ce qui fait de
Rousseau un martyr, qui a « l’honneur de souffrir pour la vérité » (livre XI).
Les Confessions de Rousseau s’inspirent également des Essais de Montaigne. Avec
Montaigne, la peinture de soi opère une sécularisation, un passage du sacré au profane.
Montaigne ne fait pas le récit d’une conversion, il veut « peindre l’humaine condition » à
travers l’évocation des phénomènes de sa vie personnelle. Montaigne donne naissance à la
tradition des moralistes (La Bruyère, La Rochefoucauld), qui souhaitent « peindre l’homme
en général » (La Bruyère, préface des Caractères). Rousseau cite Montaigne, certes pour le
dénigrer, dans le préambule de Neuchâtel. Par ailleurs, il écrit dans les Confessions qu’il lit
La Bruyère avec Mme de Warens, aux Charmettes.
Rousseau s’inscrit également dans la tradition des romans racontant à la première personne
les aventures d’un personnage (romans pseudo-autobiographiques), notamment les romans
picaresques. Les Confessions font référence à Gil Blas de Lesage
Il faut donc tenir compte de ces trois courants : courant religieux, courant moraliste, courant
littéraire (jeu entre la réalité et la fiction).
2. Confidence, confession, justification :
Dès La Nouvelle Héloïse (1761) et L’Emile (1762), Rousseau se raconte lui-même, mais de
façon voilée, derrière la façade du roman épistolaire et du traité. Mais le premier élément
qui lui fera commencer réellement le récit de sa vie est la condamnation de l’Emile par le
parlement de Paris (1762). Ce qu’il écrira désormais sera dicté par le souci de se justifier
devant l’opinion. Le pamphlet de Voltaire Le Sentiment des citoyens (1764) accélère le
processus. Dès fin 1764 ou début 1765, le préambule de Neuchâtel est rédigé. De 1765 à
1767, il rédige la première partie. Suit un silence de deux ans. Ce qui détermine Rousseau à
reprendre son récit, c’est un incident survenu à l’automne de 1768 et qui marque le début de
son complexe de persécution : il croit en effet s’apercevoir de la disparition de documents.
« Rousseau ne conçoit pas de confession sans absolution, et semble considérer que la
seconde suit automatiquement la première. La confession n’est pas seulement libératrice,
mais salvatrice […] Rousseau est revenu en 1754 au calvinisme de son enfance. Il faut tenir
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compte, lorsqu’on oppose les fautes qu’il avoue à la pureté de cœur dont il se réclame, de ce
qu’en réformé sincère il voit la justification non dans les œuvres, mais ans la foi ».
3. Les matériaux et leur organisation. Mémoire et principes directeurs :
Rousseau admet lui-même qu’une part de roman a pu s’introduire dans tout ce que l’auteur
n’estime pas constituer l’essentiel de son autobiographie. Cf. préambule : « quelque
ornement indifférent ». Cf. aussi quatrième promenade : « j’écrivais mes Confessions déjà
vieux […] Je les écrivais de mémoire ; cette mémoire me manquait souvent ou ne me
fournissait que des souvenirs imparfaits et j’en remplissais les lacunes par des détails que
j’imaginais en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires.
J’aimais à m’étendre sur les moments heureux de ma vie, et je les embellissais quelquefois
des ornements que de tendres regrets venaient me fournir. Je disais les choses que j’avais
oubliées comme il me semblait qu’elles avaient dû être ».
Cf. aussi livre III : « mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide
de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté ».
Il faut établir une distinction entre les deux parties : la première partie est entièrement faite e
mémoire, tandis que la seconde repose sur des documents (Rousseau a en effet depuis 1756
conservé des documents, principalement des lettres et des copies de lettres). Les erreurs sont
du coup peu nombreuses dans la seconde partie, dans laquelle il ne cherche plus seulement à
dévoiler son intérieur. Il veut aussi établir de faits, dont le rapprochement fera éclater aux
yeux des lecteurs de bonne foi le « complot » dont Rousseau est victime.
Il y a dans les Confessions une présence du tragique, au sens premier du terme : la présence
d’un destin dont Rousseau est la proie. Ce destin apparaît dès le livre I (la fermeture des
portes de Genève). Des desseins surnaturels planent sur le héros. Ni son père ni son oncle ne
semblent avoir fait beaucoup d’efforts pour le retenir : « il semblait que mes proches
conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m’attendait ».
La rencontre de Mme de Warens rentre dans ce cadre, mais de façon positive. La
« sympathie des âmes » est un signe du destin : Mme de Warens est « celle pour qui j’étais
né ».
Lorsqu’il est remplacé par Wintzenried, il écrit : « je touchais au moment funeste qui devait
traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs ». Désormais, il n’est plus question que
de « l’aveugle fatalité qui m’entraînait à ma perte ».
Un destin est par définition unique. L’orgueil est inséparable de la croyance à un sort
exceptionnel, même et peut-être surtout lorsqu’on se croit promis à une infinité de malheurs.
Si Jean-Jacques a connu un destin exceptionnel, c’est qu’il est un être exceptionnel, qu’on
ne peut juger en se référant à l’étalon de l’humanité commune. D’où la nécessité de cette
entreprise elle aussi exceptionnelle que sont les Confessions.
4. « Rousseau juge de Jean-Jacques » dans les Confessions :
Les Confessions s’ouvrent sur la notion de jugement : « je viendrai, ce livre à la main, me
présenter devant le souverain juge ». Rousseau veut rendre son âme transparente au lecteur,
afin qu’il le voit tel qu’il est et non comme ses ennemis le décrivent : « je voudrais pouvoir
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en quelque façon rendre mon âme transparente au lecteur […], faire en sorte qu’il ne s’y
passe pas un mouvement qu’il n’aperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe
qui les produit » (fin du livre IV). Au lecteur donc de juger, Rousseau se chargeant
d’instruire le dossier. L’auteur fournit des matériaux à un lecteur invité à construire luimême l’édifice : « c’est à lui d’assembler ces éléments et de déterminer l’être qu’ils
composent : le résultat doit être son ouvrage ; et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de
son fait » (fin du livre IV).
Mais à certains moments, Rousseau voit ses lecteurs comme presque acquis à la cause de
ses ennemis, surtout dans la deuxième partie : « voici encore un de ces aveux sur lesquels je
suis sûr d’avance de l’incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par euxmêmes, quoiqu’ils aient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections
internes qui ne ressemblaient point aux leurs » (p.766, livre XII).
D’après lui, ce n’est pas lui qui a changé : c’est le lecteur qui ne joue plus le jeu, tandis que
lui, Rousseau, s’en tient imperturbablement à son propos : dire toute la vérité sur lui-même.
Le préambule définitif, rédigé après coup, invoque alors le souverain juge : Rousseau se
pourvoie d’avance en appel.
Rousseau établit un lien entre l’homme qu’il est et l’enfant qu’il était : « pour me connaître
dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse » (fin du livre IV). De ce
fait, il avance dans sa démonstration, en se présentant comme un homme pur, dont le cœur
est encore semblable à l’innocence enfantine.
Le remplacement du préambule de Neuchâtel (riche en observations à la Montaigne sur
l’étude du cœur humain en général) par le préambule définitif (beaucoup plus court et
revendicatif) indique un changement de la part de Rousseau, un passage d’une ambition
moraliste à un but apologétique. Mais cela ne veut pas dire que toute ambition moraliste a
disparu. Du comportement d’un homme « dans toute la vérité de la nature », Rousseau tire à
l’occasion des leçons valables pour tous : exemple : « il y a des moments d’une espèce de
délire où il ne faut point juger des hommes par leurs actions (p.41, conclusion de l’anecdote
de l’opéra avec M. de Francueil).
On a souvent relevé les contradictions de Rousseau. Lui-même les souligne dès le début des
Confessions : « ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant
indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la
vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi-même » (livre I). Dans le même
livre, il évoque « une avarice presque sordide » et en même temps le « plus grand mépris
pour l’argent ». En fait, ces contradictions sont résolues dans les Confessions, par une sorte
de dépassement permanent : ce qui semblait en apparence contradictoire s’avère finalement
logique et se résout harmonieusement. On passe de l’apparence, artificiellement
contradictoire, à la vérité, profondément harmonieuse.
Rousseau distingue souvent sa conduite, qui fut coupable dans certains cas, et son cœur, qui
jamais ne s’ouvrit au mal. Exemple du ruban volé : « jamais la méchanceté ne fut plus loin
de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est
bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. […] Je l’accusai d’avoir
fait ce que je voulais faire, et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le
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lui donner » (fin du livre II). Distinction entre l’acte et l’intention. Cette distinction vaut
aussi pour son alter ego, Mme de Warens : « ses motifs étaient louables jusque dans ses
fautes ; en s’abusant elle pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal »
(p.228). « vous eûtes des erreurs et non pas des vices ; votre conduite fut répréhensible mais
votre cœur fut toujours pur » (p.304).
Dans les Confessions, sincérité et vérité se rejoignent assez souvent. Il y a finalement
relativement peu d’erreurs par rapport à la vérité historique (Rousseau est d’ailleurs le
premier à reconnaître qu’il a pu en faire, notamment en matière de date). Le reproche de
mensonge fait par le passé à Rousseau est aujourd’hui dépassé. Mais ce qui intéresse plutôt
Rousseau, c’est la sincérité, c’est-à-dire la vérité de son cœur, plus que celle des
événements. Cf. fin du livre XII : « j’ai dit la vérité. Si quelqu’un sait des choses contraires
à ce que je viens d’exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des
impostures ».
5. L’art de l’écrivain :
« Toute autobiographie est œuvre d’art. L’approximation vers la vérité y est donc menacée
constamment, non seulement par l’inévitable partialité de l’observateur, mais par la
déformation littéraire de l’écrivain (depuis le simple plaisir d’écrire), laquelle transforme les
données de la mémoire ou à l’occasion supplée à leur absence ».
Composition :
Différences entre la première et la deuxième partie : première partie rédigée entre 1765 et
1767, deuxième partie écrite entre 1769 et 1770. La première partie est entièrement écrite de
mémoire, la seconde repose sur des documents écrits par Rousseau. La première partie
raconte la jeunesse de Rousseau (jusqu’à l’âge de 30 ans), la seconde sa carrière
d’intellectuel. La première partie est moins pessimiste que la seconde. Entre les deux
parties, en 1768, Rousseau croit se rendre compte de l’existence d’un complot contre lui. La
première partie vise surtout à faire connaître l’âme de l’auteur à travers le récit des
différents événements de sa vie, la seconde partie est surtout une justification appuyée sur
des pièces à conviction. La première partie présente un personnage actif, la seconde un
personnage passif, victime des autres.
La division est aussi littéraire et philosophique : pour l’homme de la nature, l’homme des
Charmettes, commence à partir du livre VII, la grande épreuve de la vie dans la société
corruptrice. Cf. Discours sur l’inégalité : état de nature / état de société.
La division obéit aussi à la logique de la confession et de l’expiation : Rousseau avoue ses
fautes dans la première partie, il les expie dans la deuxième.
Mais Rousseau avait pensé dans un premier temps à terminer la première partie avec le livre
VII (le livre VII, dans le manuscrit de Paris, figure dans le même cahier que les six
premiers). De fait, le livre VII est un peu dans la continuité du livre VI. C’est dans le livre
VIII, en réalité, que se fait la rupture, en 1749, créée par « l’illumination de Vincennes »,
qui donne naissance à sa carrière d’écrivain : « avec celui-ci commence, dans sa première
origine, la longue chaîne de mes malheurs » (p.413). Il faut donc se garder d’être trop
schématique dans l’interprétation de la composition de l’œuvre.
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Rousseau bouleverse par moments la chronologie, car ce qui l’intéresse, c’est moins
l’événement que ce qu’il peut en tirer pour l’interprétation de son âme. Cf. dans le livre I
l’anecdote avec Monsieur de Francueil, pour rendre compte de son rapport à l’argent (cet
épisode devrait normalement se trouver dans le livre VII). Par ailleurs, certaines anecdotes
sont très courtes, mais engendrent des pages de commentaires : cf. l’examen auquel est
soumis le jeune Jean-Jacques par M. d’Aubonne : il n’occupe que quelques lignes, mais il
est suivi de cinq pages d’autoportrait.
La composition obéit à des critères événementiels (changement de lieu, voyage, nouvel
emploi, etc.), mais aussi à des critères littéraires : par exemple, dans les trois premiers livres,
on trouve à chaque fois un aveu : la fessée, le ruban, l’abandon de Le Maître.
Langue et style :
Langue : Rousseau utilise souvent une orthographe un peu archaïque, résistant à l’évolution
de la langue à laquelle on assiste au XVIII° siècle (dans l’édition de Jacques Voisine,
l’orthographe a été modernisée). Il a aussi un penchant pour les néologismes :
« venturiser », « maman toujours projetante », des souvenirs bien rappelants » : création
d’un verbe à partir d’un nom propre, d’un adjectif à partir d’un participe présent.
La langue de Rousseau est assez classique : style noble, usage récurrent du superlatif,
tendance à l’abstraction, peu d’épithètes descriptives dans l’évocation des paysages. Ce sont
des traits de l’écriture classique héritée du XVII° siècle.
L’art de Rousseau réside plutôt dans la vivacité, la concision, la simplicité du récit. D’où
l’utilisation de propositions brèves et du présent de narration dans les moments importants.
Rousseau prend souvent à témoin le lecteur, aiguise sa curiosité, par des formules comme
« qui croirait que », « croirait-on que ».
Par ailleurs, on trouve différents styles dans les Confessions :
- Oraison funèbre à l’occasion de la mort de Mme de Warens : « allez, âme douce et
bienfaisante » (livre XII).
- Style de la tragédie classique : « dans l’abîme des maux où je suis surchargé » :
alexandrin (début du livre XII).
- Style leste lors du voyage à Montpellier : « Mme de Larnage établit sa femme de
chambre dans ma chaise et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la
route ne nous ennuyait pas de cette manière, et j’aurais eu bien de la peine à dire
comment le pays que nous parcourions était fait » (p.293).
- Le style du portrait (à la façon de La Bruyère) : Rousseau fait surtout des
autoportraits moraux, se limitant à un ou deux traits qu’il développe. On peut relever
aussi le portrait physique puis moral du juge-mage Simon (livre IV), ou encore le
portrait antithétique des deux maîtres qu’eut successivement Rousseau au séminaire
d’Annecy (le premier, dont Rousseau a oublié le nom, est péjoratif, le second, celui
de l’abbé Gâtier, laudatif).
- Le style du roman à la Cervantès ou Lesage : ce style est visible lorsque le narrateur
prend une distance amusée vis-à-vis du personnage qu’il était : « je me suis laissé,
dans ma première partie, partant à regret pour Paris, déposant mon cœur aux
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Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d’y rapporter un
jour aux pieds de Maman, rendue à elle-même, les trésors que j’aurais acquis »
(p.324, début de la deuxième partie). On retrouvera ce principe chez Stendhal,
lorsqu’il insère des commentaires amusés sur son personnage : « il faut avouer que
notre héros était bien peu héros en ce moment ».
Le style du conteur : « je vous fais grâce des cinq ; mais j’en veux une, une seule,
pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible. […] O
vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en
l’horrible tragédie et vous abstenez de frémir, si vous pouvez » (livre I).
Le style héroï-comique (un style élevé pour un sujet bas) : voir passage ci-dessus. Cf.
aussi la réaction du très jeune Rousseau après avoir appris le mariage de Mlle de
Vulson : « je ne décrirai pas ma fureur ; elle se conçoit. Je jurai dans mon noble
courroux de ne plus revoir la perfide, n’imaginant pas pour elle de plus terrible
punition » (livre I).
Le style de la comédie : voir l’épisode du puits, où le jeune Rousseau s’en sort en
inventant une histoire extravagante, face à l’homme au sabre.
Le style du roman picaresque. Rousseau dit apprécier le roman Gil Blas de Lesage
(livre IV). Ce livre IV est d’ailleurs le plus picaresque de tous : cf. Jean-Jacques au
service du faux archimandrite de Jérusalem.
Le roman galant : cf. l’histoire avec Mlle de Breil : « ici finit le roman ».
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CITATIONS A RETENIR
Citations extraites des Confessions (livres I à VI) :
« Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui
existe et qui probablement existera jamais » (avertissement).
« Qui que vous soyez […], je vous conjure […] de ne pas anéantir un ouvrage utile et
unique, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes, qui
certainement est encore à commencer » (avertissement).
« Intus, et in cute » (épigraphe empruntée au poète latin Perse, figurant au début du livre I).
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point
d’imitateur. Je veux montrer un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce
sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun
de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne
vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule
dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. Que la
trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me
présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai
pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de
mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce
n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu
supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis
montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime quand je
l’ai été » (préambule, livre I).
« Etre éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils
écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes
misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même
sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là » (livre I,
préambule).
« Ma naissance fut le premier de mes malheurs » (livre I).
« J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me
souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date
sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous
mîmes à les lire après souper mon père et moi » (livre I).
« De ces intéressantes lectures […] se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère
indomptable et fier » (livre I).
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« J’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes
confessions. Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule
et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi : après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut
plus m’arrêter » (livre I).
« Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine » (livre I, après l’épisode du peigne).
« Nous ne les regardions plus comme des Dieux » (livre I).
« O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible
tragédie et vous abstenez de frémir, si vous pouvez » (livre I).
« Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide » (livre I, après le mariage
de Mlle de Vulson).
« La plume me tombe des mains » (livre I).
« Il y a des moments d’une espèce de délire où il ne faut pas juger des hommes par leurs
actions » (livre I).
« Je frémis en voyant en l’air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable
que ce moment commençait pour moi. » (livre I).
« J’arrive enfin ; je vois Mme de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon
caractère ; je ne puis me résoudre à la passer légèrement » (livre II).
« C’était le jour des Rameaux de l’année 1728 » (livre II).
« Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint
éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse » (à propos de la première rencontre avec
Mme de Warens, livre II).
« la sympathie des âmes » (à propos de lui et Mme de Warens, livre II).
« Il semblait que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui
m’attendait » (livre II).
« Mais c’est assez de réflexion pour un voyageur. Il est temps de reprendre ma route » (livre
II).
« Ses bruyantes insomnies m’éveillaient souvent et m’auraient éveillé bien davantage si j’en
avais compris le sujet » (livre II).
« Avant que d’aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification, tant sur les
menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai dans la suite, et qui n’ont rien
d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public,
il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché ; il faut que je me tienne incessamment
sous ses yeux » (livre II).
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« L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit : mais quand on aura
bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au
point d’en pleurer à chaudes larmes ; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai
que j’ai tort » (livre II).
« Je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre
qui me fit soulever le cœur » (livre II).
« Je me jetai à genoux à l’entrée de la chambre » (livre II, scène du miroir).
« Je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la
résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions » (livre II, à propos du ruban volé).
« Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je
chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en
fut la cause » (livre II).
« Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de
malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d’honneur dans
des occasions difficiles » (fin du livre II).
« Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais » (dernière phrase du livre II).
« Ce qu’elles voyaient n’était pas l’objet obscène, je n’y songeais même pas ; c’était l’objet
ridicule » (livre III).
« Je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit » (livre III).
« Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel »
(livre III).
« Ici finit le roman » (livre III, fin de l’aventure avec Mlle de Breil).
« Les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets » (livre III, à propos de ce qu’il
ressent à propos de Mme de Warens).
« Petit fut mon nom, Maman fut le sien » (livre III).
« Elle fut pour moi la plus tendre des mères » (livre III).
« Nous lisions ensemble La Bruyère » (livre III).
« Cette vie était trop douce pour pouvoir durer » (livre III).
« Cette lenteur de pensée, jointe à cette vivacité de sentir » (livre III, autoportrait).
« Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait »
(livre III).
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« Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui » (livre III).
« Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées » (livre
III).
« Il est difficile que dans tant d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne
fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu » (fin du livre III, à propos du livre
IV).
« Il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que
le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai faire
encore sur des bagatelles, jusqu’au temps où j’ai de moi des renseignements plus sûrs ; mais
en ce qui concerne vraiment au sujet, je suis assuré d’être exact et fidèle » (fin du livre III).
« Quel souvenir plein de charme » (livre IV, à propos de la journée passée avec Mlle Galley
et Mlle de Graffenried).
« Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la
nature se font plus souvent entendre » (livre IV).
« Je l’aimais parce que j’étais né pour l’aimer » (livre IV).
« Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les plus heureux de
ma vie » (livre IV, voyage vers Paris).
« Je m’étais figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne
voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le faubourg SaintMarceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes » (livre IV).
« La soirée était charmante ; la rosée humectait l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit
tranquille ; l’air était frais, sans être froid ; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le
ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l’eau couleur de rose ; les arbres des
terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient l’un à l’autre » (livre IV, nuit à la
belle étoile).
« C’est la dernière fois de ma vie que j’ai senti la misère et la faim » (livre IV).
« Elle aimait les romans de Le Sage, et particulièrement Gil Blas » (livre IV).
« Je dispose en maître de la nature entière » (livre IV, à propos des voyages).
« Je suis, en racontant mes voyages, comme j’étais en les faisant ; je ne saurais arriver »
(livre IV).
« Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour
terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le
plus de mon goût » (livre IV).
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« Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel
que je suis ; et, pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma
jeunesse. » (livre IV).
« Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente au lecteur » (livre IV).
« Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce
que j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur, à moins que je ne le veuille ; et encore même en
le voulant, n’y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces
éléments et de déterminer l’être qu’ils composent : le résultat doit être son ouvrage ; et s’il
se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. » (livre IV).
« Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le
soin de choisir. » (livre IV).
« J’aurai peu d’événements à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce » (livre V,
au sujet des années 1731-1741)
« Si je n’aime pas à vivre parmi les hommes, c’est moins ma faute que la leur » (livre V).
« Jamais je ne l’aimais si tendrement que quand je désirais si peu la posséder » (livre V).
« J’étais comme si j’avais commis un inceste » (livre V).
« Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre » (livre
V).
« Voilà comment je perdis le plus solide ami que j’eus en toute ma vie, homme estimable et
rare » (livre V, mort de Claude Anet).
« Rien de tout ce qu’écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures
m’inspira le désir d’apprendre à écrire avec élégance » (livre V).
« Elle me soigna comme jamais mère n’a soigné son enfant » (livre V).
« Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides
moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu » (livre VI, installation aux
Charmettes).
« Je me levais avec le soleil et j’étais heureux ; je me promenais et j’étais heureux ; je
voyais Maman et j’étais heureux ; je la quittais et j’étais heureux » (livre VI).
« Je me rappelle celui-là tout entier comme s’il durait encore » (livre VI, à propos de
l’époque de Charmettes).
« Ces retours si vifs et si vrais dans l’époque dont je parle me font souvent vivre heureux
malgré mes malheurs » (livre VI).
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« Voilà de la pervenche encore en fleur » (livre VI).
« Je me répète souvent, mais je me répèterais bien davantage si je disais la même chose
autant de fois qu’elle me vient à l’esprit » (livre VI).
« Sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui dominait
constamment dans mon âme était de jouir du présent » (livre VI).
« Voilà Mme de Larnage qui m’entreprend, et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutôt adieu
la fièvre, les vapeurs, le polype ; tout part auprès d’elle, hors certaines palpitations qui me
restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir » (livre VI).
« J’eus lieu de croire qu’elle n’y avait pas regret » (livre VI).
« Je n’étais plus le même homme » (livre VI, après l’expérience avec Mme de Larnage).
« Je puis dire que je dois à Mme de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir »
(livre VI).
« Maman même était oubliée » (livre VI).
« Je touchais au moment funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes
malheurs » (livre VI).
« Vous eûtes des erreurs et non pas des vices ; votre conduite fut répréhensible, mais votre
cœur fut toujours pur » (livre VI).
« Je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux » (livre VI).
« Je venais chercher le passé qui n’était plus et qui ne pouvait renaître […] Mon ancien
bonheur était mort » (livre VI).
« Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec une
fidélité dont mon cœur est content » (livre VI).
Citations extraites des Confessions (livres VII à XII) :
« Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates ; mais je
ne puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentiments m’ont fait faire ; et
voilà de quoi principalement il s’agit. L’objet propre de mes confessions est de faire
connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de
mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires ;
il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi » (livre VII).
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Dossier publié en octobre 2012 par ELETTRA.FR, site d’aide à l’agrégation de lettres modernes.
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« Dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet
inévitable de cet instant d’égarement » (livre VIII, à propos de sa décision de
participer au concours sur la question du progrès, en 1749).
« Mes confessions ne sont point faites pour paraître de mon vivant, ni de celui des
personnes intéressées. Si j’étais le maître de ma destinée et de celle de cet écrit, il ne
verrait le jour que longtemps après ma mort et la leur » (livre VIII).
« Mon cœur transparent comme le cristal n’a jamais su cacher durant une minute
entière un sentiment un peu vif qui s’y fût réfugié » (livre IX).
« Il est étonnant avec quelle facilité j’oublie le mal passé, quelque récent qu’il puisse
être » (livre XI).
« Voici encre un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d’avance de l’incrédulité des
lecteurs » (livre XII).
« Dans l’abîme des maux où je suis surchargé » (livre XII).
« J’ai dit la vérité. Si quelqu’un sait des choses contraires à ce que je viens d’exposer,
fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des impostures, et s’il refuse
de les approfondir, et de les éclaircir avec moi, tandis que je suis en vie, il n’aime ni la
justice ni la vérité. Pour moi, je le déclare hautement et sans crainte : quiconque, même
sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère,
mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un
malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer. » (livre XII).
Citations extraites du préambule de Neuchâtel :
« Et qu’on n’objecte pas que, n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite
l’attention des lecteurs. Cela peut être vrai des événements de ma vie : mais j’écris moins
l’histoire de ces événements en eux-mêmes que celle de l’état de mon âme, à mesure qu’ils
sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon qu’elles ont des
sentiments plus ou moins grands et nobles ».
« Si je n’ai pas la célébrité du rang et de la naissance, j’en ai une autre qui est plus à moi et
que j’ai mieux achetée ; j’ai la célébrité des malheurs. Le bruit des miens a rempli
l’Europe ».
« J’ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissances des hommes,
en les tirant si possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d’autrui
par le sien ; tandis qu’au contraire il faudrait souvent pour connaître le sien même,
commencer par lire dans celui d’autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s’apprécier, on
puisse avoir du moins avoir une pièce de comparaison ; que chacun puisse connaître soi et
un autre, et cet autre ce sera moi ».
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« Nul ne peut écrire la vie d’une homme que lui-même. […] Mais en l’écrivant il la
déguise ; sous le nom de sa vie il fait son apologie. Il se montre comme il veut être vu, mais
point du tout comme il est. Les plus sincères sont vrais tout au plus dans ce qu’ils disent,
mais ils mentent par leurs réticences, et ce qu’ils taisent change tellement ce qu’ils feignent
d’avouer, qu’en ne disant qu’une partie de la vérité ils ne disent rien. Je mets Montaigne à la
tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts,
mais il ne s’en donne que d’aimables ; il n’y a point d’homme qui n’en ait d’odieux.
Montaigne se peint ressemblant mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue, ou un
œil crevé du côté qu’il nous a caché, n’eût pas totalement changé sa physionomie ? »
« Ce qui se voit n’est que la moindre partie de ce qui est ; c’est l’effet apparent dont la cause
interne est cachée et souvent très compliquée ».
« Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me
farderai. C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un livre. Je vais travailler pour
ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les
traits que je vois marqués. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne
m’attacherai point à le rendre uniforme ; j’aurai toujours celui qui me viendra, j’en
changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme
je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m’embarrasser de la bigarrure. En me livrant à la
fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent, je peindrai doublement l’état
de mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit ;
mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt
grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire ».
Citations extraites d’autres ouvrages de Rousseau :
« Personne au monde ne me connait que moi seul » (première lettre à Malesherbes).
« Me voici donc seul sur la terre » (Rêveries, début de la première promenade).
« Il n’y a pas deux mois qu’un plein calme est établi dans mon cœur » (Rêveries, première
promenade).
« Je n’ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le mensonge qu’en écrivant mes
Confessions […] je me sentais plutôt porté à mentir dans le sens contraire en m’accusant
avec trop de sévérité qu’en m’excusant avec trop d’indulgence. […] Sentant que le bien
surpassait le mal, j’avais mon intérêt à tout dire, et j’ai tout dit » (Rêveries, quatrième
promenade).
« Le connais-toi toi-même du temple de Delphes n’est pas une maxime si facile à suivre que
je l’avais cru dans mes Confessions » (Rêveries, quatrième promenade).
« Qui suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. » (Rêveries, quatrième
promenade).
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« ces retours si vifs et si vrais dans l’époque dont je parle me font souvent vivre heureux
malgré mes malheurs » (Rêveries, dixième promenade).
Citations de critiques sur Rousseau :
« Quel monstrueux orgueil que celui d’un homme qui s’estime assez lui-même, et méprise
assez le public pour l’entretenir gravement des fadaises de son enfance et des débauches de
sa jeunesse » (L’Année littéraire, 1783).
« [Rousseau] est l’écrivain qui a donné le plus de chaleur, de force et de vie à la parole »
(Madame de Staël, De la littérature, 1800).
« Il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de ne pas lui pardonner
beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment passionné de la nature, pour la
rêverie dont il a apporté le génie parmi nous » (Sainte-Beuve, 1851).
« Les Confessions sont l’œuvre de la folie de Rousseau » (Brunetière, Etudes critiques sur
l’histoire de la littérature française).
« La principale puissance de la prose de Rousseau, la force qui transmet et multiplie l’effet
de son vocabulaire et de ses images, c’est son rythme. Il a vraiment été un grand musicien,
et, en un temps où le vers ne savait plus chanter, il a orchestré sa prose avec éclat. Au
monotone ronron des alexandrins uniformes, il a opposé les cadences larges de sa prose, à
laquelle il a su donné la forme sensible, l’harmonie riche que les poètes ne trouvaient plus »
(Lanson, L’Art de la prose, 1906).
« Rousseau désire la communication et la transparence des cœurs ; mais il est frustré dans
son attente, et, choisissant la voie contraire, il accepte – et suscite – l’obstacle, qui lui
permet de se replier dans la résignation passive et dans la certitude de son innocence. »
(Starobinski, La Transparence et l’obstacle, 1957).
« La vérité est absente de cette société, j’en suis absent aussi, je suis donc la vérité absente »
(Starobinski, La Transparence et l’obstacle).
« Le langage originel est celui où le sentiment et le son proféré ne font qu’un » (Starobinski,
La Transparence et l’obstacle).
« Rousseau ne conçoit pas de confession sans absolution » (Jacques Voisine, Introduction
aux Confessions).
« Toute autobiographie est œuvre d’art. L’approximation vers la vérité y est donc menacée
constamment, non seulement par l’inévitable partialité de l’observateur, mais par la
déformation littéraire de l’écrivain (depuis le simple plaisir d’écrire), laquelle transforme les
données de la mémoire ou à l’occasion supplée à leur absence » (Jacques Voisine,
Introduction aux Confessions).
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Citations diverses :
« Se rassembler à sa ressemblance » (Georges Gusdorf).
« Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle
met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »
(Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, définition de l’autobiographie).
« Ce qui distingue l’autobiographie du roman, ce n’est pas une impossible exactitude
historique, mais seulement le projet, sincère, de ressaisir et de comprendre sa propre vie.
C’est l’existence d’un tel projet qui importe, et non une sincérité à la limite impossible »
(Philippe Lejeune, L’autobiographie en France).
« C’est un livre de bonne foi, lecteur » (Montaigne, Essais, avant-propos).
« Exilé sur la terre au milieu des huées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher »
(Baudelaire, « L’Albatros »).
« Il n’y a que le méchant qui soit seul » (Diderot, Le Fils naturel).
« Le Moi est haïssable » (Pascal).
« Peindre les hommes en général (La Bruyère, préface des Caractères).
« L’enfant est le père de l’homme » (Wordsworth).
« Je suis moi-même la matière de mon livre » (Montaigne, Essais).
« Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne, Essais).
« Le paradis terrestre est où je suis » (Voltaire, « Le Mondain », 1736).
« On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de
marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage » (Voltaire, Lettre à Rousseau, 1755).
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