arrêt de la Cour de cassation du 30 octobre 2015

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arrêt de la Cour de cassation du 30 octobre 2015
30 OCTOBRE 2015
C.14.0296.F/1
Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.14.0296.F
1.
G. D. et
2.
C. D.,
demandeurs en cassation,
représentés par Maître Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour de cassation,
dont le cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il est fait
élection de domicile,
contre
A. R.,
défendeur en cassation.
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I.
C.14.0296.F/2
La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 30 septembre
2013 par la cour d’appel de Liège.
Le président de section Albert Fettweis a fait rapport.
Le premier avocat général André Henkes a conclu.
II.
Le moyen de cassation
Les demandeurs présentent un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
Articles 1146, 1147, 1148, 1149, 1610 et 1611 du Code civil
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt, par confirmation du jugement du premier juge, dit non fondée
la demande de dommages et intérêts dirigée par les demandeurs contre le
défendeur en raison du retard dans la passation de l'acte authentique de vente
et les en déboute avec charge des dépens, par tous ses motifs réputés ici
intégralement reproduits et, spécialement, par les motifs que :
« La condamnation judiciaire (du défendeur) à passer l'acte
authentique de vente ne suffit pas à établir que son refus d'exécuter la
convention sous seing privé était fautif.
En effet, pour que le refus (du défendeur) puisse être considéré comme
fautif, il faut qu'il soit établi qu’(il) n'a pas agi comme tout autre vendeur
normalement diligent et prudent placé dans les mêmes circonstances.
En l'espèce, (le défendeur) a appris quelques jours avant le décès de sa
mère que le conseil judiciaire de celle-ci accomplirait des actes qui pourraient
lui être préjudiciables. Au décès, il prend connaissance du compromis de vente
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signé un mois auparavant par sa mère, assistée de son conseil judiciaire, au
profit de membres de la famille dudit conseil judiciaire pour un prix qui lui
apparaît nettement insuffisant. Il a des raisons d'émettre des doutes sur l'état
de santé de sa mère, les circonstances ayant entouré la vente et la capacité de
celle-ci à consentir. Le 8 avril 2006, soit un mois après le décès de sa mère, il
se voit réclamer par le conseil judiciaire 17.600 euros à titre de frais que
celui-ci aurait engagés pour feu madame R. ; pour apurer la dette, il devrait
céder les meubles meublants et les bibelots se trouvant dans l'immeuble de sa
mère (voir la proposition de transaction de mai 2006 soumise par le conseil
judiciaire). Il ne dispose pas du plan cadastral qui aurait dû être joint au
compromis et obtient le document à une date restée indéterminée mais
postérieure au mois de juin 2006. En juin 2006, un rapport d'expertise
immobilière retient une valeur supérieure à celle qui a été prise en compte par
l'organisme de crédit auquel les (demandeurs) ont fait appel et appuie les
craintes relatives à une vente pour un prix lésionnaire. Vu ces éléments, il n'est
pas établi qu'en refusant d'exécuter la convention sous seing privé et en
décidant d'agir en justice, (le défendeur) aurait adopté un comportement que
n'aurait pas adopté tout autre vendeur normalement diligent et prudent placé
dans les mêmes circonstances.
Par ailleurs, le jugement du 11 septembre 2008, qui condamnait (le
défendeur) à passer l'acte authentique de vente de l'immeuble, le faisait sous la
condition de définir entièrement l'objet de la vente par la réalisation préalable
d'un plan d'abornement et de mesurage puisque la vente concerne une partie
d'un bien et fixait une procédure. Il ne ressort d'aucun élément soumis à
l'appréciation de la cour d’appel que (le défendeur) n'ait pas exécuté de bonne
foi la décision précitée qui a force de chose jugée.
La demande de dommages et intérêts est non fondée.
Vu la solution donnée au litige, la cour d’appel n'a pas à avoir égard
aux autres moyens développés par les parties ».
Griefs
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Dans leurs conclusions de synthèse d'appel, les demandeurs
soutenaient, en substance, qu'il était définitivement jugé, par le jugement du
tribunal de première instance de Marche-en-Famenne du 11 octobre 2008 –
ayant acquis force de chose jugée – déboutant le défendeur de son action en
nullité du compromis et le condamnant à passer l'acte authentique de vente,
que c'était à tort que le défendeur avait contesté la validité du compromis de
vente et n'avait pas exécuté l'obligation de passer l'acte authentique né de
celui-ci ; qu'il y a ouverture à la responsabilité contractuelle sur la base de
l'article 1147 du Code civil lorsque le débiteur est en retard d'exécuter son
obligation, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une
cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune
mauvaise foi de sa part ; que le défendeur avait été mis en demeure de passer
l'acte authentique dès avril 2006, mise en demeure réitérée les 15 mai 2006 et
19 octobre 2006 ; que la persistance du défendeur à refuser de passer l'acte
authentique et à consentir au mesurage et au bornage constituait une
inexécution fautive à raison du retard dans l'exécution ayant causé un
dommage aux demandeurs ; que la réparation du dommage subi par
l'inexécution ou le retard dans l'exécution doit être intégrale et comprend la
réparation de la perte subie et du manque à gagner, et, enfin, que les
demandeurs n'ont « jamais soutenu que (le défendeur) avait procédé de
manière téméraire et vexatoire ou avait commis un abus de droit » en agissant
en nullité, mais seulement qu'il avait commis une faute contractuelle en ne
passant pas l'acte authentique dans le délai normal.
En vertu de l'article 1146 du Code civil, les dommages et intérêts sont
dus lorsque le débiteur est en demeure de remplir son obligation et, selon
l'article 1147 de ce code, le débiteur peut être condamné au payement de
dommages et intérêts – lesquels recouvrent, d'après l'article 1149, la perte
faite par le créancier et le gain dont il a été privé –, soit à raison de
l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les
fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne
peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part. Ce
n'est, selon l'article 1148 dudit code, que si, par suite d'une force majeure ou
d'un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il
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était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit, qu'il n'y a pas lieu à dommages et
intérêts.
Il s'en déduit que, dès que le débiteur est en demeure de remplir son
obligation et dès qu'un retard d'exécution est constaté, le débiteur est
redevable de dommages et intérêts, même s'il est de bonne foi, sauf s'il justifie
que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée,
c'est-à-dire d'une force majeure ou d'un cas fortuit.
En matière de vente, l'article 1610 du Code civil confirme que, si le
vendeur manque à faire la délivrance dans le temps convenu entre les parties,
l'acquéreur pourra, à son choix, demander la résolution de la vente, ou sa mise
en possession, si le retard ne vient que du fait du vendeur, et l'article 1611
ajoute que, dans tous les cas, le vendeur doit être condamné aux dommages et
intérêts s'il résulte un préjudice pour l'acquéreur du défaut de délivrance au
terme convenu. La référence au « temps convenu entre les parties » ou au
« terme convenu » renvoie, en l'absence de précision dans le compromis de
vente, au moment où le vendeur est mis en demeure de passer l'acte
authentique de vente.
Il se déduit des dispositions légales précitées que, même s'il est de
bonne foi en ce sens qu'il n'a pas commis de faute en poursuivant la nullité du
contrat, le défendeur fut à l'initiative d'un retard d'exécution qui lui est
imputable, ce qui suffit à justifier sa condamnation au paiement de dommages
et intérêts envers les demandeurs. En effet, le contractant qui prend le risque
d'agir en nullité d'une convention pour vice de consentement ou en rescision
pour lésion doit, s'il échoue, supporter les conséquences dommageables pour
le créancier du retard d'exécution que son initiative engendre, même si celle-ci
n'est pas en soi fautive.
L'arrêt constate que, « par lettre du 19 octobre 2006, l'avocat (des
demandeurs) mettait (le défendeur) en demeure d'avoir à passer l'acte
authentique de vente ».
La circonstance que le défendeur a pu « émettre des doutes sur l'état de
santé de sa mère » et « sa capacité à consentir », et qu'il a adopté en décidant
d'agir en justice le comportement d'une personne normalement prudente et
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diligente permettrait uniquement de justifier que le défendeur n'a pas agi
témérairement ou de manière vexatoire mais ne constitue pas une cause
étrangère l'exonérant de sa responsabilité en raison du retard dans l'exécution
que cette attitude a entraîné.
L'arrêt, qui, sans retenir la moindre faute des demandeurs, se borne à
relever que le vendeur ou son ayant cause jouit du droit de poursuivre la
nullité du contrat, et que ce n'est que s'il l'exerce fautivement ou abusivement
que sa responsabilité peut être engagée à l'égard de l'acquéreur, revient à
faire supporter par l'acquéreur les conséquences préjudiciables d'une action
en nullité de la convention de vente, alors même que l'action est déclarée non
fondée et qu'elle s'accompagne d'un retard d'exécution de son obligation par le
vendeur, au mépris des dispositions légales précitées. Il n'est, partant, pas
légalement justifié (violation de toutes les dispositions visées au moyen).
III.
La décision de la Cour
Aux termes de l’article 1147 du Code civil, le débiteur est condamné,
s’il y a lieu, au payement de dommages et intérêts, soit à raison de
l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les
fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui
ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part.
Suivant l’article 1610 de ce code, si le vendeur manque à faire la
délivrance dans le temps convenu entre les parties, l’acquéreur pourra, à son
choix, demander la résolution de la vente, ou sa mise en possession, si le retard
ne vient que du fait du vendeur.
L’article 1611 du même code dispose que, dans tous les cas, le vendeur
doit être condamné aux dommages-intérêts s’il résulte un préjudice pour
l’acquéreur du défaut de délivrance au terme convenu.
Il suit de ces dispositions que le vendeur est tenu des dommages et
intérêts à raison de l’exécution tardive de son obligation de délivrance, dans
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tous les cas où il n’est pas établi que le retard provient d’une cause étrangère
qui ne peut lui être imputée.
L’arrêt constate que, par un jugement passé en force de chose jugée du
11 septembre 2008, le défendeur a été condamné à passer l’acte authentique de
vente de la maison sise à …, rue …, après que son action reconventionnelle en
annulation et en rescision de la vente sous seing privé du 1er février 2006 eut
été déclarée non fondée.
En rejetant la demande de dommages et intérêts des demandeurs en
réparation du préjudice subi suite au retard de la passation de l’acte authentique
de vente aux motifs qu’« il n’est pas établi qu’en refusant d’exécuter la
convention sous seing privé et en décidant d’agir en justice, [le défendeur]
aurait adopté un comportement que n’aurait pas adopté tout vendeur
normalement diligent et prudent placé dans les mêmes circonstances », l’arrêt
viole les articles 1147 et 1611 du Code civil.
Le moyen est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt
cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du
fond ;
Renvoie la cause devant la cour d’appel de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où
siégeaient le président de section Christian Storck, président, le président de
section Albert Fettweis, les conseillers Mireille Delange, Michel Lemal et
Sabine Geubel, et prononcé en audience publique du trente octobre deux mille
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quinze par le président de section Christian Storck, en présence du premier
avocat général André Henkes, avec l’assistance du greffier Patricia
De Wadripont.
P. De Wadripont
S. Geubel
M. Lemal
M. Delange
A. Fettweis
Chr. Storck