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POSITIF
Revue mensuelle de cinéma
Photo de couverture :
Léa Seydoux dans La Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2
d’Abdellatif Kechiche
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N°632 octobre 2013
Grands films, petit écran
Au festival de Cannes, deux films produits par HBO ont été particulièrement
remarqués : Muhammad Ali’s Greatest Fight de Stephen Frears et Ma vie avec
Liberace de Steven Soderbergh (voir dossier n° 631, septembre 2013). Tout
aussi célébrés, une coproduction d’Arte, Top of the Lake de Jane Campion
(dont les deux premiers épisodes ouvrirent la Quinzaine des réalisateurs après
l’intégrale programmée au festival de Berlin), et, toujours chez Arte, L’Image
manquante de Rithy Panh (prix Un certain regard), auxquels ce numéro est en
partie consacré. De plus en plus, la télévision entre par la grande porte dans les
manifestations cinématographiques, et la frontière est ténue qui sépare désormais ces œuvres de celles conçues pour le cinéma. Le phénomène n’est pas
nouveau. Depuis les années 50, nombre de réalisateurs, Hitchcock en premier,
se sont attachés à ce média, et La Maison des bois de Maurice Pialat, Fanny et
Alexandre ou Scènes de la vie conjugale de Bergman, Pinocchio de Comencini,
Berlin Alexanderplatz de Fassbinder, Le Décalogue de Kieslowski, Tanner ’88
d’Altman figurent parmi les œuvres les plus importantes de leurs auteurs,
même si elles n’étaient pas toujours aisément accessibles. La multiplication
des coffrets DVD a changé la donne, permettant aux séries d’augmenter leurs
audiences. Il faudra bien un jour que l’histoire du cinéma intègre le travail télévisuel des grands metteurs en scène, comme le permet pour Mike Leigh par
exemple la sortie en DVD de ses films produits par la BBC.
Si les séries américaines privilégient le nom des scénaristes, ce qui contrevient aux pratiques cinéphiliques, des auteurs ont imprimé leur marque, depuis
David Lynch avec Twin Peaks, dès 1990, jusqu’à David Fincher avec House of
Cards (dont Christian Viviani nous entretient ici), en dirigeant des pilotes. Un
réalisateur remarqué comme Lodge Kerrigan, dont la carrière (comme celle
de beaucoup d’indépendants américains) est en péril et qui n’a pas tourné de
film dans son pays depuis 2004, s’est tourné vers la télévision pour signer un
épisode (brillant) de la série Homeland. Le Hollywood d’aujourd’hui ayant trop
souvent tourné le dos aux drames sérieux et aux personnages complexes, c’est
cet héritage que la télévision a pris en charge. À la sortie de Cœurs, Alain
Resnais, expert s’il en est en innovations narratives, déclarait ici même à
François Thomas (n° 549, novembre 2006) : « Dans Millénium, The Shield, Les
Soprano, 24 Heures chrono et d’autres, je trouve la syntaxe cinématographique
plus riche et plus inventive que dans la majeure partie des films de cinéma. » Il
se gardait bien de généraliser, car il est vrai que ces séries exigent un certain formatage auquel échappent The Master, Django Unchained, Inside Llewyn Davis,
Nebraska ou To the Wonder, pour ne citer que quelques films américains récents
qui considèrent leurs spectateurs comme des adultes.
Le cinéma d’auteur français conçu pour le grand écran se porte bien, lui, avant
d’avoir à affronter l’extension de la convention collective (voir nos éditoriaux de
juin et de septembre). Ce numéro prolonge notre ensemble sur la rentrée française (n° 631) avec La Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2 d’Abdellatif Kechiche et Mon
âme par toi guérie de François Dupeyron. Il faut aussi souligner le rôle des producteurs (Brahim Chioua et Vincent Maraval pour le premier, Paolo Branco
pour le second) qui sont prêts à soutenir des artistes ambitieux. Par un désir de
contraste, le titre de cet éditorial, avouons-le, cède à un automatisme langagier :
le « petit écran » n’a plus grand sens quand on voit le format des téléviseurs qui
occupent nos habitations et qui rivalisent avec les écrans des plus petites salles
des multiplexes. Pourtant, la projection en salle reste la meilleure manière de
voir un film, et il est regrettable qu’un accord récent d’Arte avec les producteurs
interdise la diffusion dans les cinémas aux films que la chaîne produits. Un
chef-d’œuvre aussi capital pour notre temps que L’Image manquante, même s’il
connaîtra une seconde vie en DVD, aurait dû pouvoir être présenté devant un
public (comme ce fut le cas pour sa projection triomphale à Cannes), susciter
des débats avec son réalisateur ou des politologues. Il faudra se contenter d’une
consommation solitaire.
Michel Ciment