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CAHIERS DE CHAILLOT - NUMERO 43
L’intégration européenne
et la défense :
l’ultime défi ?
Jolyon Howorth
Institut d’Etudes de Sécurité
Union de l’Europe occidentale
Paris - Novembre 2000
CAHIERS DE CHAILLOT - NUMERO 43
(Traduit de l’anglais ; une version anglaise est également disponible)
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union de l’Europe occidentale
Directeur : Nicole Gnesotto
© Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO 2000. Tous droits de traduction, d’adaptation et de
reproduction par tous procédés réservés pour tous pays.
ISSN 1017-7574
Publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union de l’Europe occidentale et imprimé à
Alençon (France) par l’Imprimerie Alençonnaise.
Sommaire
Préface
v
Introduction
Plan général
1
6
Chapitre Un : D’où vient la PECSD ?
Hégémonie et pilier européen
La PESC : un « autre » système de sécurité européenne ?
De l’IESD à la PECSD
9
9
14
23
Chapitre Deux : Où en est la PECSD ?
Le cadre institutionnel
Capacité militaire : le headline goal d’Helsinki
La question des ressources
Les points de vue nationaux et les chances d’une PESD « à Quinze »
Les obstacles sur la route de Feira… et de Nice… ?
Les perceptions américaines de la PECSD
33
34
40
43
47
59
66
Chapitre Trois : Où va la PECSD ?
Quelle sorte de puissance militaire l’UE deviendra-t-elle ?
Objectif géographique et scénarios
La PECSD et l’évolution institutionnelle de l’Union européenne
Normes, valeurs et légitimité politique
75
75
80
85
91
Conclusion : La PECSD dans le nouvel ordre mondial
97
Sigles
103
Bibliographie sélective
105
Annexes
107
Jolyon Howorth est professeur de civilisation française et professeur Jean Monnet
de politique européenne à l’université de Bath (Royaume-Uni). Il enseignait
auparavant aux universités de Paris III-Sorbonne Nouvelle, Madison-Wisconsin et
Aston. Il a été professeur invité à l’université de Harvard (Center for European
Studies), à l’Institut français des relations internationales (IFRI – Paris) et à
l’université de Washington (European Union Center et Jackson School of
International Studies). Le présent Cahier de Chaillot a été écrit en mai-juin 2000,
alors qu’il était chercheur invité à l’IES-UEO.
Il est l’auteur de nombreuses publications sur l’histoire de la France et de l’Europe,
et notamment sur la politique de défense et de sécurité. Ses ouvrages les plus récents
comprennent : Europeans on Europe: transnational visions of a new continent
(Macmillan, 1992) et The European Union and National Defence Policy
(Routledge, 1997) – avec Anand Menon. Il participe actuellement à un programme
collectif de recherche sur « Security Governance in the New NATO », financé par
l’Economic and Social Research Council britannique, dans le cadre du programme
« One Europe or Several? ». Il écrit également une étude approfondie sur les
relations entre la PECSD et la gouvernance.
iv
Préface
Depuis Saint-Malo, trois révolutions sont en cours dans les affaires militaires
européennes : la première concerne la Grande-Bretagne, la seconde le processus
d’intégration politique européenne, la troisième la gestion même de la sécurité dans
le monde de l’après-guerre froide. Telle est la ligne directrice de ce Cahier de
Chaillot, dont l’auteur, Jolyon Howorth – professeur à l’université de Bath et senior
visiting fellow de l’Institut au printemps 2000 –, est sans conteste l’un des meilleurs
historiens et spécialistes des questions de sécurité européenne.
Si l’évolution radicale du Royaume-Uni à l’égard d’une légitimité de l’Union en
matière de défense ne fait plus de doute, les deux autres questions méritaient en
revanche un examen sérieux. Et il fallait rien moins que les compétences, l’originalité
et la créativité de Jolyon Howorth pour aborder dans cet essai deux des débats les
plus fondamentaux que l’Union, comme acteur international, devra éclaircir
collectivement dans les mois et les années à venir.
La défense européenne est-elle, d’une part, l’ultime tremplin vers davantage
d’intégration politique entre les pays membres de l’Union ? Le processus de SaintMalo conduira-t-il nécessairement à un certain partage de souveraineté dans ces
domaines les plus traditionnellement réservés que sont la politique étrangère et la
défense ? Au contraire, la défense sera-t-elle l’ultime garde-fou contre l’intégration
politique, dans la mesure où son régime intergouvernemental permettrait aux Etats
membres de maintenir, voire de renforcer leur contrôle national sur le fonctionnement
et l’orientation de l’Union ? Les récents débats européens sur l’Europe fédérale,
l’avant-garde, le noyau dur, le groupe pionnier et autre formule future pour
l’efficacité d’une Europe à trente ignoraient très largement à ce jour l’impact de la
dimension défense sur le fonctionnement et la finalité de l’Union. C’est l’un des
grands mérites de ce Cahier de Chaillot que de vouloir relire le débat sur la finalité
politique de l’Europe à la lumière des avancées aussi récentes que spectaculaires
enregistrées en matière de défense. Il ne fait guère de doute pour l’auteur que – en
dépit de toutes les réticences et contorsions prévisibles des Etats membres –
l’inclusion d’une capacité de défense dans les compétences générales de l’Union
v
européenne sera également porteuse, à moyenne échéance, d’une dynamique
d’intégration supplémentaire.
Existe-t-il, d’autre part, une façon spécifiquement européenne de gérer les questions
de sécurité ? Confrontés à une crise donnée, les Européens feront-ils la même chose
que les autres organisations internationales ou Etats individuels, simplement avec des
moyens européens, ou existe-t-il dans la pratique, la culture, le fonctionnement de
l’Union une valeur ajoutée irréductible qui modifiera en profondeur le concept même
et la pratique de gestion des crises ? Pour Jolyon Howorth, cette seconde révolution
est également en cours. Certes, de multiples questions restent à résoudre pour mettre
en œuvre un fonctionnement optimal de la PESD : ce Cahier de Chaillot en dresse
d’ailleurs un inventaire sans complaisance. Toutefois, parce que l’Union possédera
à terme toute la gamme des moyens disponibles dans une gestion de crise – des plus
économiques aux plus militaires –, parce que la cohérence de ses différents moyens
d’action sera véritablement la valeur ajoutée de l’Union comme acteur international,
les Européens sont en train d’inventer un nouveau modèle de gestion de crises plus
adapté à la complexité du XXIème siècle que le seul interventionnisme militaire. A
charge pour l’Union de montrer que la légitimité politique va de pair avec l’efficacité
opérationnelle, que la prévention se nourrit de dissuasion et que la cohérence des
stratégies peut s’accommoder de la diversité des acteurs et des moyens engagés. Ce
que l’après-Nice devra aussi démontrer.
Nicole Gnesotto
Paris, novembre 2000
vi
Introduction
L’histoire de l’intégration européenne a commencé avec la défense. Les
Traités de Dunkerque (1947) et surtout de Bruxelles (1948) avaient
essentiellement pour but de forger une communauté de sécurité écartant tout
risque de guerre. Mais les exigences en matière de souveraineté et la
complexité des problèmes de sécurité de l’Europe, notamment la nécessité
de réarmer rapidement l’Allemagne et le besoin d’une alliance
transatlantique, firent capoter la première tentative faite dans les années 50
d’intégrer la défense avec la Communauté européenne de Défense. Ensuite,
pendant près de cinquante ans, la défense fut un sujet tabou dans un contexte
purement européen. Mais aujourd’hui, l’Union européenne (UE) envisage
d’inaugurer en 2001 un nouvel ensemble permanent d’institutions de
défense et de sécurité et de parvenir progressivement à un headline goal
substantiel de forces militaires. Ces deux processus furent considérés par le
Conseil européen d’Helsinki en décembre 1999 (voir annexe A) comme les
piliers jumeaux de la Politique européenne commune de Sécurité et de
Défense (PECSD). L’UE entame également avec l’OTAN (et, à travers
l’OTAN, avec les Etats-Unis) un dialogue structuré sur certaines questions
déterminantes pour l’avenir de la sécurité européenne. La nature des
relations futures de l’UE avec l’OTAN et les Etats-Unis suscite toutes sortes
de spéculations et d’analyses. Certains pensent que l’évolution actuelle
conduira à la désintégration de l’Alliance et à un écart accru entre les deux
rives de l’Atlantique ; pour d’autres, au contraire, le processus actuel de
rééquilibrage débouchera sur un partenariat transatlantique encore plus fort1 .
L’Europe se trouve aujourd’hui à un tournant décisif de son histoire. D’où
l’opportunité d’évaluer les progrès et les perspectives du processus de mise
sur pied d’une politique et d’une capacité de sécurité et de défense
véritablement européennes, sous les feux de la rampe depuis le sommet
franco-britannique tenu à Saint-Malo en décembre 1998 (voir annexe B).
Les principales décisions furent alors les suivantes : le Conseil européen
était chargé d’élaborer une politique de sécurité et de défense commune
dans le cadre de la Politique étrangère et de Sécurité commune (PESC) de
1
Pour une évaluation récente et concise des enjeux, voir Philip H. Gordon, « Their Own
Army? Making European Defense Work », Foreign Affairs, vol. 79, n. 4,
juillet/août 2000, pp. 12-17 ; pour une analyse des attitudes américaines à l’égard de la
PECSD, voir Stanley R. Sloan, « Les Etats-Unis et la défense européenne », Cahiers de
Chaillot, n. 39, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, Paris, avril 2000.
2
L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
l’Union européenne ; l’UE aurait désormais la capacité de mener une action
autonome, tout en renforçant l’Alliance atlantique ; de nouveaux
mécanismes décisionnels et des projets concernant la création de moyens
militaires significatifs – mis à la disposition de l’UE – allaient être élaborés.
Les questions soulevées par Saint-Malo (notamment la polémique sur
l’autonomie de l’Europe en matière de sécurité) constituent le nouveau défi
auquel est confrontée l’Europe dans le domaine de la défense. Dans le passé,
l’Europe a, à plusieurs occasions, fait des propositions concernant une entité
de sécurité et de défense, mais aucune n’a porté ses fruits. L’une des
principales conclusions de la présente étude est que, cette fois, le résultat
sera positif. Reste à savoir ce que sera précisément une PECSD et quelles en
seront les incidences. L’objectif est donc également ici d’évaluer les
principaux facteurs impliqués dans le développement d’un projet viable.
Avant Saint-Malo, le Royaume-Uni exerçait un veto efficace sur tout lien
structuré entre la CEE/CE/UE en tant qu’institution et la défense
européenne. Toutes les initiatives – habituellement françaises – aspirant à
établir une relation de ce type furent ainsi systématiquement condamnées à
l’impuissance ou à l’inutilité2 . Le principal obstacle pour la PESC comme
pour la PECSD fut l’incapacité de la Grande-Bretagne et de la France de
s’entendre sur l’essentiel. Cette mésentente, qui remonte à la négociation
des Traités de Dunkerque et de Bruxelles, était liée aux attitudes respectives
des deux pays à l’égard de l’impact de la PECSD sur Washington. Alors que
Paris a toujours considéré que l’émergence d’une PECSD puissante
consoliderait l’Alliance atlantique en la rendant plus équilibrée – donc plus
forte –, Londres craignait que ne se produise l’inverse : autrement dit que, si
l’Europe se montrait véritablement capable de gérer ses propres affaires de
sécurité, Washington ne s’enferme dans son isolationnisme et que l’OTAN
ne finisse par se désintégrer3 . Cette position – formulée pour la première
2
3
Exemples du blocage par le Royaume-Uni (ou par des partenaires européens atlantistes
du Royaume-Uni) d’initiatives concernant la politique de défense ou de sécurité de
l’UE : Union occidentale (1947) ; CED (1950-1954) ; Plan Fouchet (1962) ; fusion de
l’UE et de l’UEO (1997).
John W. Young, Britain, France and the Unity of Europe, Leicester University Press,
Leicester, 1984, chapitre V, « The Making of the Treaty of Dunkirk » ; le Général de
Gaulle a toujours été convaincu que les alliances les plus fortes sont celles où les
partenaires ont des positions à peu près équivalentes et que ce dont l’OTAN avait le
plus besoin était un équilibre entre les deux rives de l’Atlantique : Daniel Colard &
Gérard Daille, « Le général de Gaulle et les Alliances », dans [Institut Charles de
Gaulle dir.], De Gaulle en son Siècle, Tome 4: La sécurité et l’indépendance de la
Introduction
3
fois à Whitehall au début de 1947 – était encore plus ou moins le point de
vue général à l’été 19974 . Ce que Saint-Malo a (apparemment) fait est de la
consigner dans l’histoire. A cause du « veto » britannique, les questions
liées à la défense européenne ont toujours été considérées comme de la seule
compétence de l’OTAN. Point à la ligne. L’Union de l’Europe occidentale
(UEO) avait, dès 1949, laissé à l’OTAN l’entière responsabilité de la
défense collective. Avant la fin des années 80, les concepts de sécurité
collective étaient la chasse gardée d’une minorité de spécialistes des
relations internationales 5 .
Tout au long des années 60 et 70, il a été régulièrement proposé, sous
différentes formes, que les alliés européens jouent un plus grand rôle dans
les activités de l’OTAN en créant un discret « pilier européen ». Du côté
américain, ces suggestions avaient plutôt pour origine les querelles liées à
l’aspect budgétaire et au partage du fardeau ; du côté européen, les projets
(le plus souvent sous la houlette française) prônaient l’amélioration de
l’équilibre en matière d’influence et de leadership 6 . Aucune de ces idées ne
s’est concrétisée, en raison surtout des contraintes liées à la guerre froide.
Toutefois, après l’arrivée au pouvoir en ex-Union soviétique d’un
gouvernement réformateur dirigé par Mikhail Gorbachev (1985), l’évolution
des relations sécuritaires entre l’Est et l’Ouest permit aussi bien aux
4
5
6
France, Plon, Paris, 1992 ; voir également, à ce sujet, Nicole Gnesotto, La Puissance et
l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
Jolyon Howorth, « The Marshall Plan, Britain and European security: defence
integration or coat-tail diplomacy? », dans Martin Schain (dir.), The Marshall Plan
Fifty Years On, Macmillan, Londres, 2000 ; entretiens de l’auteur au ministère
britannique de la Défense et au Foreign & Commonwealth Office, juin 1997.
Pour une excellente analyse de la genèse et de l’histoire du concept de sécurité
collective, voir l’« Introduction » de David Yost dans son ouvrage NATO Transformed:
The Alliance’s New Roles in International Security, United States Institute of Peace
Press, Washington DC, 1998, pp. 1-26.
Sur le partage du fardeau, voir Gavin Kennedy, Burden Sharing in NATO, Duckworth,
Londres, 1979 ; Todd Sandler et Keith Hartley, The Political Economy of NATO: Past,
Present and Into the 21 st Century, Cambridge University Press, 1999 ; Nicole Gnesotto
(dir.), « Le partage du fardeau dans l’OTAN », Les Notes de l’IFRI, nos 11-13, IFRI,
Paris, 1999. En ce qui concerne les tentatives françaises de promouvoir la sécurité
européenne, voir Frédéric Bozo, Deux Stratégies pour l’Europe : de Gaulle, les EtatsUnis et l’Alliance Atlantique, 1958-1969, Plon, Paris, 1996 ; Jolyon Howorth, « France
and European Security (1944-1995): re-reading the Gaullist ‘consensus’», dans Brian
Jenkins et Tony Chafer (dir.), France from the Cold War to the New World Order,
Macmillan, Londres, 1995, pp. 17-40.
4
L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
analystes qu’aux protagonistes d’envisager la création, au sein de l’OTAN,
d’un « pilier européen » plus concret. De nombreuses initiatives furent
prises pour mettre sur pied cet inaccessible pilier : relance de l’UEO dans
les années 80 avec la Plate-forme sur les intérêts européens en matière de
sécurité de La Haye (octobre 1987) 7 , Conseil de l’Atlantique Nord de
Bruxelles (janvier 1994) et réunion ministérielle de l’OTAN à Berlin
(juin 1996), qui donna le feu vert à la fois à un nouveau projet– Identité
européenne de Sécurité et de Défense (IESD)8 – et à l’instrument militaire
lui servant d’assise – Groupes de Forces interarmées multinationales
(GFIM). Cependant, en raison surtout de l’impossibilité d’examiner les
questions de défense, voire de sécurité, au sein de l’UE, aucune de ces
approches n’offrait de perspective réaliste de rééquilibrage de l’influence et
des responsabilités au sein de l’Alliance. Même si, immédiatement après la
chute du Mur de Berlin, beaucoup crurent les jours de l’OTAN comptés9 ,
l’hégémonie américaine, demeurée intacte, ne fut pas remise en cause. Le
gouvernement français était le seul à penser que l’Europe pouvait assumer
davantage de responsabilités pour la sécurité du continent, mais la plupart de
ses partenaires européens y voyaient un bouleversement trop radical de leurs
bonnes vieilles habitudes. Les ambitions européennes au regard d’une
capacité de sécurité et de défense, telles que les révèlent les textes des traités
de Maastricht et d’Amsterdam, restèrent à la fois vagues et « excessivement
modeste[s] » 10 .
En tout état de cause, le processus de Saint-Malo, qui conduisit, en passant
par le Conseil européen de Cologne de juin 1999 (voir annexe C), au
Conseil d’Helsinki de décembre 1999, prévoyait ce rééquilibrage. Selon les
7
8
9
10
Voir, à ce propos, Union de l’Europe occidentale, La réactivation de l’UEO :
déclarations et communiqués 1984-1987, UEO, Londres, 1988.
Le concept (ainsi que le sigle) IESD a fait son apparition dans le communiqué final du
Conseil de l’Atlantique Nord à Oslo le 4 juin 1992 (voir Willem van Eekelen, Debating
European Security, SDU/CEPS, La Haye/Bruxelles, 1998, pp. 359-360), mais sa date
de naissance officielle est généralement considérée comme celle de la réunion du CAN
à Bruxelles en janvier 1994.
Ces questions restaient posées au milieu des années 90 : voir Ronald D. Asmus et alii,
« Can NATO Survive? », The Washington Quarterly, vol. 19, n. 2, 1996, pp. 79-101.
Pour la littérature sur l’« inévitable disparition de l’OTAN », voir note 24.
François Heisbourg, « Défense européenne : la mise en œuvre», Cahiers de Chaillot,
n. 42, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, Paris, 2000, « Chapitre Un : Où en
sommes-nous aujourd’hui ? », p. 5.
Introduction
5
termes d’un haut fonctionnaire britannique de la défense 11 , l’abandon par le
Royaume-Uni de son veto sur les discussions concernant la défense et la
sécurité au sein de l’UE « fit sortir le génie de la lampe » et ouvrit
automatiquement la voie à des perspectives plus ambitieuses que celles
impliquées par un « simple » pilier de l’Alliance. La logique de Saint-Malo
porta immédiatement en elle les germes des tensions entre l’Europe et les
Etats-Unis. « Autonomie » n’est pas un terme facile à interpréter. Au début
de 2000, l’UE était largement perçue comme se rapprochant plus
rapidement que l’OTAN de la création d’une entité européenne de sécurité
viable. Cette inversion des rôles incita à penser que le plan de
restructuration militaire de l’OTAN – l’IESD – et les nouvelles ambitions
politico-militaires de l’UE définies dans la PECSD étaient non seulement
des processus et des projets complètement différents mais aussi
potentiellement incompatibles. A l’automne 1999 et au printemps 2000,
beaucoup considérèrent que la PECSD conduirait à la marginalisation de
l’IESD, voire à l’effondrement de l’OTAN12 . C’est à la fin du
printemps 2000 seulement et avec quelques difficultés que l’UE se dota de
structures provisoires pour entamer un dialogue avec l’OTAN et avec les
Etats-Unis, processus officialisé lors de la réunion du Conseil européen de
Santa Maria da Feira des 19 et 20 juin 2000 (voir annexe E). Ce dialogue
vient de commencer alors que nous mettons sous presse. Il est encore trop
tôt pour en prédire le résultat.
Qu’est-ce que l’IESD ? Qu’est-ce que la PECSD ? Quelle est la relation
entre les deux ? Comment expliquer la « conve rgence » franco-britannique
de Saint-Malo sur la défense et quelle en est la nature exacte ? Comment ce
processus, qui est à la fois le centre et le principal moteur du nouveau défi
de la défense européenne, est-il lié aux ambitions et aux intentions
sécuritaires des autres pays clés de l’Union européenne – les grands, les
petits et les neutres ? Le réseau institutionnel de plus en plus complexe de la
PECSD peut-il être plus efficace et plus fonctionnel ? Quelle est la
11
12
Richard Hatfield, « The Consequences of Saint Malo », exposé à l’IFRI, Paris,
28 avril 2000.
Craig Whitney, « Americans alarmed over European Union’s Defense Plan », New
York Times, 11 octobre 1999 ; Gerald Frost, « Europe will shoot itself in the foot »,
Daily Telegraph, 1er décembre 1999 ; « Thatcher launches attack on Euro-army », The
Times, 8 décembre 1999 ; William Drozdiak, « US Tepid on European Defence Plan »,
Washington Post, 7 mars 2000 ; Iain Duncan Smith, « The Nation’s new Nuclear
Peril », Daily Telegraph, 11 avril 2000.
6
L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
perspective de voir émerger, en matière de défense et de sécurité, un noyau
de grandes puissances militaires agissant, dans le cadre d’une coopération
renforcée, au nom de l’ensemble de l’UE ? Quel impact tout cela a-t-il sur
les nations européennes qui soit appartiennent à l’OTAN mais pas à l’UE
soit sont candidates à l’UE mais ne sont membres de l’OTAN ? Qui payera
pour la PECSD émergente ? Bref, quelles sont les perspectives réalistes
d’une harmonisation progressive des positions des Quinze de l’UE sur la
mise en œuvre concrète d’une politique de sécurité et de défense crédible?
Et jusqu’où l’UE souhaite-t-elle aller ? Restera-t-elle limitée aux missions
de Petersberg ? Ou aspirera-t-elle tôt ou tard à assurer les missions de
défense collective, jusqu’ici universellement considérées comme une
prérogative de l’OTAN ? Surtout, dans quel sens la relation complexe et de
plus en plus tendue du projet de nouvelle UE avec l’OTAN et les EtatsUnis évoluera-t-elle ? Autant de questions que nous nous proposons
d’examiner ici.
Tout en portant sur l’ensemble de la PECSD et en se fondant sur les vues et
les aspirations de la plupart des quinze Etats membres de l’UE, notre étude
analysera surtout la position de trois pays qui ont joué un rôle crucial tout au
long du processus : la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
L’évolution du rôle de l’Allemagne sera elle aussi examinée, plus
succinctement. Il n’est pas question de sous-estimer l’impact des autres
nations européennes sur la PECSD. Ce choix montre simplement que Paris,
Londres et Washington ont été les creusets du nouvel équilibre actuellement
introduit dans l’Alliance atlantique.
Plan général
La présente étude comprend trois parties, traitant respectivement de
l’origine, de l’état actuel et de l’objectif du projet de PECSD.
1. D’où vient la PECSD ? Sans remonter aux calendes grecques, il importe
de comprendre comment et pourquoi les frustrations de la période 19891997 ont ouvert la voie aux évolutions de 1998-2000. Ce chapitre mettra
en lumière les différents points de départ et approches des trois principaux
protagonistes : le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis. Il tentera
notamment d’évaluer la différence entre la position (française) centrée sur
l’UE et celle (britannique) privilégiant l’Alliance, et d’interpréter les
Introduction
7
processus historiques complexes qui ont conduit à leur convergence
actuelle.
2. Où en est la PECSD ? Ce chapitre analysera des principales questions qui
ont préoccupé les décideurs entre 1999 et la fin de 2000. Quels étaient les
objectifs des différents pays au regard des nouvelles institutions de
sécurité de l’UE et des nouvelles forces militaires à mettre en place dans
le cadre du headline goal. Dans quelle mesure ces points de vue
stratégiques sont-ils cohérents et compatibles ? Quelles sont les
perspectives de fonctionnement harmonieux des nouvelles institutions de
sécurité et de défense de l’UE préconisées aux Conseils de Cologne et
d’Helsinki en 1999 ? Quelle sera l’évolution de la relation entre les
capitales et ces nouvelles institutions intergouvernementales
multilatérales ? Quelles perspectives réalistes a-t-on de voir l’UE
mobiliser une capacité militaire européenne suffisante pour mener des
opérations à bien et (par conséquent) commencer à avoir un poids
politique et diplomatique ? Et ce, dans quel laps de temps ? Quel sera
l’équilibre au sein de la PECSD émergente de l’UE entre les aspects
militaires et civils de la gestion des crises ? Quelles sont les incidences
pour l’acquisition d’armes ? Et, surtout, où en est la relation entre l’UE et
l’OTAN/les Etats-Unis ? Dans quelle mesure la dynamique croissante de
la PECSD reflète-t-elle et, en même temps, encourage-t-elle, les
divergences entre l’UE et les Etats-Unis ? L’IESD s’est-elle fondue dans
la PECSD ou ces deux projets se développent-ils sur des voies distinctes,
éventuellement concurrentes ?
3. Où va la PECSD ? Ce chapitre portera sur les incidences futures du
nouveau défi sécuritaire de l’Europe. Quelles sont les ambitions à long
terme des principaux pays européens dans le domaine de la sécurité et de
la défense, et sont-elles compatibles ? Quel en sera l’impact sur les
budgets de défense et la planification militaire ? Comment la PECSD
permettra-t-elle une division acceptable du travail avec l’OTAN et les
Etats-Unis ? Comment l’évolution de cet instrument le plus politique de
l’UE affectera-t-elle l’évolution interne et externe de l’Union elle-même ?
Quelle sera la portée géographique ou géostratégique de toute capacité
militaire européenne future ? Selon quelles valeurs et quelles normes les
missions militaires de l’UE seront-elles définies et justifiées, et en quel
nom seront-elles entreprises ? Comment la PECSD équilibrera-t-elle et
conciliera-t-elle les différents engagements de l’UE avec l’éthique des
8
L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
relations internationales et les régimes d’arms control ? Avec l’efficacité
militaire et la responsabilité démocratique ? En résumé, de quelle façon la
PECSD émergente reflétera-t-elle une approche spécifiquement
européenne de la sécurité et de la défense, distincte de celle des EtatsUnis et de l’OTAN ?
Germe de l’Europe, l’intégration de la défense et de la sécurité est aussi
l’ultime, le principal défi que doit relever l’Union européenne.
Chapitre Un
D’OU VIENT LA PECSD ?
I.1
Hégémonie et pilier européen
L’idée que « l’Europe » – autrement dit les pays concernés par les différents
projets d’intégration de l’après-guerre (CEE/CE/UE) – devrait légitimement
aspirer à construire son propre système de sécurité et jouir ainsi d’une
relative autonomie par rapport aux Etats-Unis n’est nullement un
phénomène qui remonte à Saint-Malo. A la fin de la Seconde Guerre
mondiale, des projets virent le jour, à Londres et à Alger/Paris, afin de créer,
dans le monde de l’après-guerre, une communauté de sécurité impliquant les
principaux pays d’Europe occidentale 13 . Ce qui allait devenir « l’Union
occidentale » servit d’assise aux traités de défense de 1947 (Dunkerque) et
1948 (Bruxelles), fondés tous deux sur l’idée que la sécurité européenne
pouvait et devrait être prise en charge par les puissances européennes ellesmêmes. Cependant, avant même que n’ait séché l’encre du Traité de
Bruxelles – document pouvant, au même titre que les autres, être considéré
comme le véritable premier pas vers une communauté européenne –, le
début de la guerre froide, avec la grave menace que la Russie (et non plus
l’Allemagne) représentait désormais pour la paix, avait radicalement
modifié le contexte de la sécurité européenne. Cette mutation eut surtout
deux conséquences. Premièrement, il est rapidement apparu que les
« puissances » européennes n’étaient pas en mesure de garantir leur propre
sécurité. La France s’enlisait déjà en Indochine dans une interminable
guerre coloniale. La Grande-Bretagne était économiquement exsangue et
malmenée par des prétentions impériales démesurées. L’Allemagne était en
ruine, l’Italie n’allait guère mieux et l’Espagne avait d’autres problèmes à
régler. Les Européens projetaient de mettre en commun leur acier et leur
charbon, mais ils étaient incapables de se défendre. Deuxièmement, il était
également clair que la sécurité européenne ne pouvait être efficacement
garantie que par les Etats-Unis, vivement encouragés par la France et la
Grande-Bretagne à entrer dans une « alliance contraignante », qui lierait les
13
John W. Young, op. cit. dans note 3 pp. 5-14; Anne Deighton, The Impossible Peace:
Britain, the Cold War and the Division of Germany, 1945-1947, Oxford University
Press, Oxford, 1993 ; Documents on European Recovery and Defence, March 1947 to
April 1949, RIIA, Londres, 1949 ; R.G. Hawtrey, Western European Union:
implications for the UK, RIIA, Londres, 1949.
10 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
destinées des deux continents dans une communauté de sécurité atlantique.
Même ainsi, l’intention des auteurs du Traité de Washington de 1949 n’était
pas que les Etats-Unis deviennent la nation hégémonique incontestée au sein
de l’Alliance, celle qui était beaucoup plus égale que les autres. En fait,
l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord semblait au début fondée sur
l’évolution de deux piliers militaires plus ou moins équivalents, dont la
combinaison devait créer une relation à somme positive14 . Ce concept de
piliers équivalents ne s’est tout simplement jamais concrétisé.
C’est l’urgence engendrée en 1950 par la guerre de Corée qui transforma
l’OTAN, initialement un projet relativement équilibré, en une alliance
dominée par les Etats-Unis 15 . Il convient néanmoins de souligner que, même
à cette occasion, lorsque le président Truman profita de la crise coréenne
pour déployer quatre divisions américaines en Europe, le Congrès entérina
cette décision par une résolution indiquant que les chefs d’état-major
interarmées « devaient garantir que les alliés européens faisaient un effort
concret pour défendre leur continent » 16 . Autrement dit, les Etats-Unis ont
toujours eu tendance, dans le cadre du partenariat euro-atlantique, à menacer
les Européens de dissoudre l’Alliance s’ils n’assumaient pas leur part du
travail. Cette position semblait donner raison aux Français plutôt qu’aux
Britanniques au regard de la relation euro-atlantique même si, vu de
Washington, il existe une différence significative entre le partage du fardeau
avec une puissance hégémonique et l’autonomie dans une structure à deux
piliers. Cette caractéristique de la relation Europe/Etats-Unis eut, au milieu
des années 90, des conséquences non négligeables. Le leadership exercé par
les Américains depuis les années 50 devint en même temps la force
nécessaire à la crédibilité ainsi qu’à l’orientation de l’Alliance et la source
d’irritation qui devait provoquer le retrait de la France de la structure
militaire intégrée (1966) et la plupart des crises de « blues transatlantique »
qui ponctuèrent l’histoire de l’Alliance 17 .
14
15
16
17
Les divergences concernèrent tout d’abord les apparentes hésitations des Etats-Unis à
s’engager pleinement dans la sécurité européenne. Voir à ce sujet Don Cook, Forging
the Alliance, 1945-1950, Secker & Warburg, Londres, 1989, chapitres 9-11. En réalité,
les Européens suppliaient les Américains d’assurer le leadership.
Michael Harrison, The Reluctant Ally: France and Atlantic Security, Johns Hopkins
University Press, Baltimore, 1981, pp. 16-33.
Stanley R. Sloan, « Burdensharing in NATO: The US and Transatlantic
Burdensharing », Les Notes de l’IFRI, n. 12, IFRI, Paris, 1999, p. 12.
Au sujet du « blues transatlantique », voir Adam Bronstone, European Union-United
States Security Relations: transatlantic tensions and the theory of international
D’où vient la PECSD ? 11
Les tentatives d’imaginer un partage du fardeau dans le cadre de ce qui
pouvait ressembler à une structure à deux piliers se heurtèrent au double
écueil des divisions européennes et de l’ambivalence américaine. Les
divisions européennes se manifestèrent par des réactions opposées à toute
une série d’initiatives françaises destinées à donner à l’Europe un peu
d’autonomie (Communauté européenne de défense, plan Fouchet, Traité
franco-allemand, Coopération politique européenne) 18 . Si certains pays
(Belgique, Luxembourg et, dans une moindre mesure, Italie et même
Allemagne) approuvèrent, du bout des lèvres, les ambitions européennes de
la France, jamais cet appui ne dépassa le stade des déclarations. Le
Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Portugal, la Grèce et le Danemark s’y
opposaient, quant à eux, radicalement. Sous un angle différent, les
Européens étaient également divisés dans leur manière de répondre au
dilemme politique posé par l’intégration : comment mettre en commun ce
qui constitue l’essence même de la souveraineté – les responsabilités en
matière de défense nationale 19 ? Ils demeuraient incapables de décider quel
était le moindre mal : l’intégration de leur défense ou l’hégémonie
américaine ? L’ambivalence des Etats-Unis à l’égard de « l’Europe
puissance » persista tout au long de l’histoire de l’OTAN. Tout en
reconnaissant la nécessité de l’Alliance, les Américains (le Congrès surtout)
ont toujours regretté les coûts, voire l’engagement impliqués. Ils en
réclament le leadership, mais demandent constamment un plus grand
partage du fardeau par les Européens 20 et se laissent parfois aller à des crises
d’isolationnisme 21 . En résumé, pour citer un commentaire récent, les EtatsUnis n’ont jamais clairement décidé « si leur sécurité est mieux garantie en
dominant l’Europe ou en s’en retirant » 22 .
18
19
20
21
22
relations, Macmillan, Londres, 1997 ; à propos de la France et de l’OTAN, voir
Maurice Vaïsse et al., La France et l’OTAN 1949-1996, Complexe, Bruxelles, 1996.
Jolyon Howorth, « National Defence and European Security Integration: an Illusion
Inside a Chimera? », dans Jolyon Howorth et Anand Menon (dir.), The European
Union and National Defence Policy, Routledge, Londres, 1997, pp. 10-22.
Voir, à ce sujet, Nicole Gnesotto, op. cit. dans note 3, pp. 11-12.
Pour les discussions initiales, voir Gavin Kennedy, op. cit. dans note 6 ; pour les débats
plus récents, voir Nicole Gnesotto, op. cit. dans note 6.
Pour une approche récente, favorable à l’isolationnisme, voir Eugene Gholz, Daryl G.
Press & Harvey M. Sapolsky, « Come Home, America. The Strategy of Restraint in the
Face of Temptation », International Security, vol. 21, n. 4, printemps 1997, pp. 5-48.
William Pfaff, « For Sovereignty, Europe Must Have Its Own Defense », International
Herald Tribune, 30 mai 2000.
12 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
Tant que, pendant la guerre froide, la menace d’un holocauste nucléaire
pesait sur l’Europe, les Américains firent régner partout leur hégémonie,
qu’assombrissaient seulement les récriminations occasionnelles des nations
européennes agacées par ce rôle de superpuissance, mais incapables et
dépourvues de la volonté de le mettre en cause 23 . La fin de cette période
aurait pu logiquement modifier cette situation. En l’absence d’une menace
massive, identifiable, unique, grave pour la sécurité européenne, le besoin
d’une Alliance compliquée avec un allié américain ambivalent se faisait
moins sentir. Entre 1989 et 1992, beaucoup ont jugé imminente la
disparition de l’OTAN en tant qu’alliance opérationnelle 24 . Ce ne fut
manifestement pas le cas. Contrairement à l’attente générale, renaissant en
quelque sorte de ses propres cendres, l’OTAN acquit même, pendant les
années 90, une importance accrue. Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord,
sur le plan militaire, l’OTAN était la seule force de défense/sécurité sérieuse
disponible à une époque où le besoin de forces de combat (loin de
disparaître, comme certains l’avaient pensé) ne faisait qu’augmenter.
Deuxièmement, du point de vue politique, tous les autres mécanismes de
sécurité suggérés (désir russe de revenir à l’équilibre de la politique de
puissance ; rêve germano-tchèque d’une CSCE/OSCE occupant le devant de
la scène ; et, surtout, projets français de relancer l’UEO 25 ) finirent par
avorter. La troisième raison, qui sous-tend les deux précédentes, était la dure
réalité de la guerre – dans le Golfe, dans les Balkans et d’autres foyers de
trouble où la présence musclée d’une force de combat efficace s’avérait
nécessaire. Bien que l’OTAN ne soit pas idéalement configurée pour une
intervention militaire ne relevant pas de l’article 5, et bien que de nombreux
Etats membres de l’OTAN, notamment le Royaume-Uni, se soient
initialement opposés à ce qu’elle entreprenne de telles missions, elle était la
seule organisation capable d’assumer cette responsabilité : d’où le passage
23
24
25
Anton W. Deporte, Europe between the Superpowers. The enduring balance, Yale
University Press, New Haven, 1986.
La meilleure analyse critique de la littérature (néo)réaliste annonçant la disparition de
l’OTAN est peut-être celle de Gunther Hellmann et Reinhard Wolf, « Neorealism,
neoliberal institutionalism and the future of NATO », Security Studies, 1993/3, pp. 343 ; pour un point de vue opposé, voir Charles L. Glaser, « Why NATO is Still Best »,
International Security, vol. 18, n. 1, été 1993, pp. 5-50.
Robert B. McCalla, « NATO’s persistence after the Cold War », International
Organization, 50/3, été 1996, pp. 445-475 ; Stuart Croft, « Four alternative Security
Narratives for Europe 1989-1995 », document présenté à la conférence de la European
Community Studies Association, Seattle, mai 1997.
D’où vient la PECSD ? 13
de facto de la défense collective à la sécurité collective26 . La quatrième
raison avait une origine inattendue : la France. Confrontés à la réalité de
l’intervention militaire alors qu’ils privilégiaient la dissuasion nucléaire et
les vertus de la « non-bataille », les Français parvinrent progressivement à
trois conclusions : premièrement, qu’il existait désormais un risque sérieux
de retrait américain – perspective inimaginable pendant la guerre froide ;
deuxièmement, que la sécurité européenne serait sérieusement compromise
si ce retrait avait effectivement lieu ; et, troisièmement, que, dans un
contexte historique où l’intervention militaire devenait en Europe plutôt la
norme que l’exception, la machine militaire française ne serait efficace que
s’il y avait interopérabilité avec l’OTAN 27 . C’est ainsi que les Français se
rapprochèrent de l’OTAN en 1995 28 . Enfin, la cinquième raison de la
relance de l’OTAN était liée aux pays d’Europe centrale et orientale qui
avaient été pris en otage par l’Union soviétique pendant cinquante ans. Ces
pays considéraient que leur salut immédiat ne dépendait pas de leur
appartenance à l’Union européenne (évoquée pour la première fois en 1993,
comme un objectif plus ou moins éloigné), mais de leur adhésion à l’OTAN,
perspective qui, encore au début de 1994, aurait semblé pure fantaisie pour
la plupart des analystes mais qui – pour la République tchèque, la Pologne
et la Hongrie du moins – se concrétisa beaucoup plus rapidement que leur
intégration à l’UE. Ce processus d’élargissement, particulièrement
dynamique au milieu des années 90, fut l’une des clés de la réussite de
l’OTAN 29 .
26
27
28
29
David Yost, NATO Transformed, The Alliance’s New Roles in International Security,
United States Institute of Peace Press, Washington, DC, 1998 ; voir également JeanMarie Guéhenno, « L’OTAN après la guerre froide. Une nouvelle jeunesse ? »,
Critique Internationale, vol. 7, avril 2000, pp. 101-122.
Voir, à ce sujet, Anand Menon, France, NATO and the Limits of Independence: the
politics of ambivalence, Macmillan, Londres, 2000 (surtout chapitre 2 « France, NATO
and the Alliance, 1981-1997 »).
Robert P. Grant, « France’s New Relationship with NATO », Survival, vol. 38, n. 1,
été 1996, pp. 58-80 ; Gilles Andréani, « La France et l’OTAN après la Guerre Froide »,
Politique Etrangère, 1998, n. 1, pp. 77-92.
Parmi les nombreux excellents articles sur l’élargissement de l’OTAN, voir James M.
Goldgeier, « NATO Expansion: The Anatomy of a Decision », The Washington
Quarterly, vol. 21:1, hiver 1998, pp. 85-102.
14 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
I.2
La PESC : un « autre » système de sécurité européenne ?
Quid de l’échec de l’« autre » système européen ? Des milliers de pages ont
été consacrées à l’analyse de la bonne et de la mauvaise fortune de
l’adoption par l’UE, à Maastricht en décembre 1991, et ultérieurement du
développement du projet de Politique étrangère et de Sécurité commune
(PESC)30 . Certains suggéraient que, entre 1989 et 1994, la France avait
élaboré un plan préconisant une force autonome de l’UE fondée sur
l’UEO 31 . Si un tel plan existait, il ne pouvait être que français. Convaincue
que l’hégémonie de l’OTAN n’était pas la seule solution, la France a
toujours proposé d’« autres » scénarios. Dans l’immédiat après-guerre
froide, la réalité était cependant plus complexe.
Toute l’histoire de la PECSD ayant été marquée par la dialectique entre le
rêve français d’autonomie et la résistance « anglo-saxonne » à une telle
notion, il convient d’examiner de près les débats sécuritaires du début des
années 90. D’une certaine façon, en effet, le succès des années 1998-2000
avait déjà été par le passé un objectif que s’étaient fixé certains pays, sans
toutefois y parvenir. Il importe de comprendre pourquoi le « projet
PECSD » a d’abord échoué, pour se concrétiser quelques années plus tard.
A la fin des années 80 et au début des années 90, certains hauts
fonctionnaires français – aussi bien civils que militaires – plaidèrent pour
une véritable autonomie de l’Europe en matière de sécurité, voire de
défense 32 . Mais ce genre d’aspiration n’a jamais reflété la politique officielle
du gouvernement, ni même sa pensée. Sous François Mitterrand, tout au
long des années 80, la France avait multiplié ses efforts dans les deux
directions, à la fois pour promouvoir la coopération européenne en matière
de défense et pour que les idées soient plus larges sur l’intensification de ses
30
31
32
Voir Bibliographie sur la PESC, pp. 105-106.
Samy Cohen, Mitterrand et la sortie de la guerre froide, PUF, Paris, 1998, pp. 1-5 ;
Philip H. Gordon, A Certain Idea of France: French Security Policy and the Gaullist
Legacy, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1993, pp. 172-178 ; Anand Menon,
op. cit. dans note 27, chapitre 5 « A European Alternative ».
Il est néanmoins très difficile d’en trouver une trace écrite. Une déclaration de JeanPierre Chevènement en octobre 1987, faite peu après sa nomination au ministère de la
Défense, est l’exception qui confirme la règle. Il était grand temps, selon le ministre,
que l’Europe pense à garantir sa propre défense. L’objectif était de remplacer la
défense américaine de l’Europe par une défense européenne autonome. Voir Anand
Menon, op. cit. dans note 27, p. 122.
D’où vient la PECSD ? 15
liens avec l’OTAN 33 . Une fois la guerre froide terminée, une brève
opportunité historique se présenta (1989-1993) pendant laquelle l’ensemble
de l’« Occident » s’engagea dans un débat ouvert sur les nouvelles
orientations stratégiques. Les discussions portèrent sur toutes les options
possibles, de la désintégration totale de l’OTAN à son rôle de policier
mondial, de la création d’une force armée européenne alternative à la
démilitarisation totale et à la « civilianisation » de l’Europe 34 . Dans ce
débat, la France était, bien entendu, le principal avocat d’un système de
défense européen plus autonome. Les préférences politiques du
gouvernement français de l’époque sont difficiles à cerner en partie parce
qu’il y avait plusieurs tendances (notamment après la cohabitation en 1993)
et en partie parce que François Mitterrand lui-même a toujours été un
théoricien équivoque, ne se contentant jamais d’une seule approche
stratégique lorsqu’il pouvait en avoir deux autres (même contradictoires) en
réserve. Il ne faut pas non plus oublier la distance séparant un discours
abstrait de politique étrangère et de sécurité et les réalités du pouvoir et de
l’influence sur le terrain. Toutefois, pour autant qu’il soit possible de cerner
les aspects spécifiques de la politique française pendant cette période, ils se
fonderaient vraisemblablement sur les convictions suivantes 35 :
• Le nouveau contexte historique conduira presque à coup sûr à un nouvel
équilibre des relations transatlantiques, ce « rééquilibrage » hypothétique
de la relation euro-américaine autour duquel s’était articulée la politique
française pendant toute la guerre froide.
• L’Alliance atlantique (donc l’OTAN) doit poursuivre ses activités, mais
sous une forme complètement restructurée, avec une nouvelle division du
travail entre, d’une part, ses responsabilités de défense collective
(article 5) et, de l’autre, ses fonctions politiques ainsi que tout rôle de
sécurité collective susceptible de lui incomber. Celui-ci entrera
progressivement dans les compétences de la CE/UE.
• Il conviendrait que l’Union européenne joue un rôle accru en matière de
sécurité (et, sur le long terme, éventuellement de défense), probablement
33
34
35
Philip H. Gordon, op. cit. dans note 31 ; Frédéric Bozo, La France et l’OTAN : de la
guerre froide au nouvel ordre européen, Masson, Paris, 1991.
Voir, à ce sujet, Holly Wyatt-Walter, The European Community and the Security
Dilemma 1989-1992, Macmillan, Londres, 1997.
Voir Philip H. Gordon, op. cit. dans note 31 ; Anand Menon, op. cit. dans note 27,
pp. 39-49 ; Sean Gregory, French Defence Policy into the Twenty-First Century,
MacMillan, Londres, 2000, chapitre 2.
16 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
par l’intermédiaire de l’UEO ; reste à savoir précisément jusqu’où cela
pourrait aller et quelle en serait la forme institutionnelle/politique.
• L’absorption, dans une structure politique occidentale ou une autre, des
pays d’Europe centrale et orientale récemment libérés de la botte
soviétique est une tâche incombant beaucoup plus à la CE/UE qu’à
l’OTAN ou aux Etats-Unis.
• Il importe de reconnaître – ce que font peu d’autres pays – que la fin de la
guerre froide n’a pas signifié la fin des menaces pour la sécurité
européenne et que la notion de « dividendes de la paix » traduisait surtout
des vœux pieux. Le budget de défense doit être maintenu à son niveau
actuel.
Chose symbolique, ces orientations politiques qui, pour être nombreuses,
n’étaient pas forcément incompatibles, furent annoncées au cours d’une
seule journée, le 19 avril 1990. Tôt le matin, François Mitterrand et Helmut
Kohl publièrent une lettre conjointe à l’intention de la présidence irlandaise
de la CE, demandant aux Etats membres de s’impliquer dans une conférence
intergouvernementale sur l’union politique qui développerait progressivement une Politique étrangère et de Sécurité commune (PESC). Cette
lettre non seulement consacrait officiellement le rétablissement de bonnes
relations entre Paris et Bonn, malmenées par le rapide processus
d’unification entrepris après la chute du Mur de Berlin, mais aussi
représentait la première déclaration d’intention européenne de développer
une politique étrangère et de sécurité relativement autonome. Plus tard dans
la matinée, M. Mitterrand se rendit en Concorde à Key Largo (Floride), où il
discuta des multiples aspects de l’avenir de l’Alliance atlantique avec le
président Bush. Cette rencontre fut un condensé de tout l’éventail des
contradictions franco-américaines qui existent encore aujourd’hui dans une
certaine mesure. Pour les Américains, le principal objectif stratégique était
la définition d’un nouveau rôle pour l’OTAN, qui impliquerait à la fois un
dialogue structuré avec les anciens membres du Pacte de Varsovie et la
définition de ce qui allait prendre le nom de missions de « Petersberg »
(sécurité collective) sur le théâtre européen. Du point de vue français, bien
que l’OTAN demeurât la principale alliance aux termes de l’article 5, les
nouveaux objectifs stratégiques étaient la stabilisation de l’Europe centrale
et orientale et l’émergence de ce qui allait être considéré comme l’Identité
européenne de Sécurité et de Défense (IESD), permettant d’entreprendre des
missions de gestion des crises et de sécurité collective, considérées par la
France comme deux responsabilités européennes. Les textes des réunions de
D’où vient la PECSD ? 17
Key Largo montrent bien que, même si MM. Bush et Mitterrand crurent être
plus ou moins sur la même longueur d’onde (ou, du moins, semblèrent le
croire), ils avaient été en fait en constant décalage l’un par rapport à
l’autre 36 . Bien que soulignant la nécessité d’instaurer un dialogue politique
entre la CE et les Etats-Unis, et préconisant un rôle accru pour la CSCE
dans une Europe réconciliée, M. Bush se préoccupait surtout de l’avenir de
l’OTAN. De même, tout en rendant hommage à l’Alliance atlantique37 , et en
affirmant que l’Allemagne unie devait être un membre à part entière de
l’OTAN, M. Mitterrand s’intéressait surtout au nouveau compromis
concernant l’Europe centrale et orientale (à travers la CSCE et son récent
projet de Confédération européenne 38 ) ainsi qu’au renforcement du rôle
politique de la CE. Les Américains souhaitaient transformer l’OTAN en une
Alliance moins militaire et plus politique, comprenant les tâches de sécurité
collective, en restructurant immédiatement les forces militaires de l’OTAN
pour refléter cette nouvelle réalité. La France souhaitait conserver l’Alliance
en tant que structure de défense strictement collective et garantir que la
politique de transformation européenne relèverait essentiellement de la CE –
en coopération étroite avec la Russie. Pour ce qui est de la restructuration
militaire de l’OTAN, la position française était qu’elle devait attendre le
résultat du dialogue politique entre les deux rives de l’Atlantique, qui
établirait les principes d’un nouvel équilibre stratégique. M. Mitterrand
revint de Key Largo convaincu que M. Bush avait accepté sa proposition de
« Grand sommet » de l’Alliance à la fin de l’année, et que ce vaste
programme politico-stratégique y serait examiné de manière approfondie.
Un paradoxe significatif avait néanmoins échappé au président français : si,
pendant la guerre froide, la France avait joué un rôle décisif pour l’OTAN,
depuis la chute du Mur de Berlin, elle était beaucoup moins indispensable et
ne suscitait plus la même attention ni à la Maison Blanche ni au
Pentagone 39 .
36
37
38
39
La politique étrangère de la France, La documentation française, Paris,
mars/avril 1990, pp. 76-81 ; Jacques Attali, Verbatim, vol. III, Fayard, Paris, 1995,
pp. 467-472.
Il précisa en effet « dans les domaines définis par le traité » – c’est-à-dire l’article 5.
François Mitterrand et Vaclav Havel, Prague 1991 : Assises de la Confédération
Européenne, Editions de l’Aube, Paris, 1991.
Gilles Andréani, « La France et l’OTAN après la guerre froide », Politique étrangère,
IFRI, janvier 1998, p. 81.
18 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
Dans l’optique française, les deux approches définies à Key Largo
semblaient totalement incompatibles et les plans américains concernant
l’OTAN dénués de sens. Comme l’indiqua Gilles Andréani : « Pourquoi
faire de l’OTAN un cadre de coopération politique avec un « Est » qui avait
cessé d’être un bloc, au détriment de la CSCE dont c’était la fonction
naturelle ? N’allait-on pas encourager ainsi les pays d’Europe centrale à
demander l’élargissement de l’OTAN – dont à l’époque personne ne voulait
– et encourager les Russes dans l’illusion inverse, que l’OTAN allait perdre
sa cohésion et son caractère d’alliance militaire, ce dont les alliés, y compris
la France, ne voulaient pas davantage ? » 40 . Au fur et à mesure que les
choses se précisaient pendant les semaines qui suivirent cette rencontre, les
Français conçurent, à l’égard du projet américain de relance de l’OTAN,
une irritation croissante. Premièrement, au lieu d’être rigoureusement
préparé par des discussions appropriées permettant de s’entendre sur les
objectifs diplomatiques et politiques à long terme, le « Grand sommet » de
l’OTAN, que les deux présidents avaient appelé de leurs vœux, fut organisé
à la hâte à Londres au début du mois de juillet autour de réformes militaires
à court terme visant essentiellement à rassurer les Russes. Deuxièmement,
les réformes militaires en question (notamment la création de la Force de
Réaction rapide) impliquaient à la fois un renforcement de la structure de
commandement intégrée de l’OTAN, que Paris remettait plus que jamais en
question à l’époque, et une sorte d’appel d’offre anticipé sur la gestion des
crises en Europe ne relevant pas de l’article 5, un rôle que Paris avait
clairement attribué à la CE.
Cependant, comme la crise et la guerre du Golfe l’ont particulièrement bien
montré pendant l’année qui a suivi Key Largo, la France (et l’Europe)
n’étai(en)t pas en mesure de réclamer un rôle accru que ce soit pour la
gestion des crises régionales ou pour la sécurité collective du continent.
Deux aspects de la politique française dans la crise du Golfe feront date :
premièrement, l’alignement immédiat sur les objectifs politico-stratégiques
américains (aux dépends de l’élaboration par Paris d’une « politique arabe »
sur le long terme) ; deuxièmement, sa tentative de « diplomatie alternative »
qui a fini par se révéler inutile 41 . De plus, la participation de la France à une
40
41
Ibid., p. 79.
Jolyon Howorth, « French Policy in the Conflict », dans Alex Danchev et Dan Keohane
(dir.), International Perspectives on the Gulf Conflict 1990-1991, Macmillan, Londres,
1994, pp. 175-200 ; pour une approche favorable à la « diplomatie alternative », voir
Edgard Pisani, Persiste et Signe, Odile Jacob, Paris, 1992, pp. 391-413.
D’où vient la PECSD ? 19
force multinationale commandée par un général américain selon les
procédures OTAN d’interopérabilité fut une expérience à la fois humiliante
et révélatrice – surtout pour les militaires. Le moindre espoir que la France
(et l’Europe) pût garantir la sécurité collective du continent s’évapora dans
le désert d’Arabie saoudite. Lorsque les hauts responsables militaires
français se réunirent à l’Ecole de Guerre en avril 1991 pour réévaluer
collectivement les leçons du Golfe, certains s’étaient imaginé que le
président Mitterrand annoncerait, dans son discours de clôture, le retour de
la France dans la structure militaire intégrée de l’Alliance. Sa déclaration
émue à propos de la dette de la France vis-à-vis du «grand allié américain »
fut saluée par de nombreux signes d’approbation, mais il provoqua quelques
soupirs incrédules en précisant qu’il n’y aurait pas pour autant de retour
dans la structure militaire intégrée. Une telle rupture avec ce qui était
devenu, au fil des ans, un principe gaullien, était un pas de trop pour un chef
d’Etat qui avait déjà suivi des voies parallèles en matière de sécurité (OTAN
et Europe) pendant près d’une décennie. Paris allait mettre cinq ans pour
digérer les terribles leçons de la guerre du Golfe.
Ce tableau peu satisfaisant allait caractériser les années suivantes, marquées
occasionnellement par des déclarations d’intention – plus ou moins
décousues – sur une force européenne, et d’affirmations tout aussi
occasionnelles sur la loyauté et la confiance ressenties à l’égard de
l’Alliance – et ce, dans un contexte de chaos croissant dans les Balkans, que
les Européens se révélèrent incapables de stabiliser seuls. Entre temps,
parallèlement à ces initiatives nationales, et dans la foulée du Traité de
Maastricht, l’Union européenne commençait à mettre en place les structures
embryonnaires que demandait la mise sur pied d’une PESC. Mais les
visions claires de ce que cette politique allait être étaient peu nombreuses et
assez éloignées. Le discours-programme prononcé par Jacques Delors
devant l’International Institute for Strategic Studies en avril 1991 42
s’articulait autour de l’apparente dichotomie d’une capacité UE/O jouant le
rôle soit de « pont entre l’Europe et les Etats-Unis » soit de « bras armé de
l’UE » (que privilégiait nettement le président de la Commission
européenne). L’Europe devait donc choisir l’une ou l’autre de ces options.
Néanmoins, opter pour la première revenait à perpétuer la subordination de
l’Europe ; avec la seconde, on précipitait le découplage. Aucune des deux
solutions n’était, à elle seule, satisfaisante. Combinées, elles avaient
42
Jacques Delors, « European Integration and Security », Survival, vol. 33, n. 2, 1991.
20 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
beaucoup plus d’utilité. Très commenté à l’époque, le discours de M. Delors
créa plus de confusion qu’autre chose. La création du corps franco-allemand
en 1991 était elle aussi truffée d’ambiguïtés plus ou moins apparentes.
L’Eurocorps, que beaucoup d’analystes jugeaient politiquement important
mais insuffisant sur le plan militaire, fut considéré comme l’embryon d’une
armée européenne, mais placé en décembre 1992 sous le commandement de
l’OTAN pour les missions relevant de l’article 5. Très symbolique du point
de vue politique, l’insistance de la France pour que l’UEO envoie dans
l’Adriatique une force navale parallèle à celle de l’OTAN manquait
toutefois de bon sens sur le plan opérationnel, même si l’UEO pouvait ainsi
acquérir sur le long terme une véritable expérience dans ce domaine. Malgré
de solides références à l’Alliance, le Livre blanc français de 1994 inscrivit
résolument la défense nationale dans un cadre européen. La création de
l’EUROFOR et de l’EUROMARFOR en 1995 accompagna logiquement le
lancement pour la Méditerranée du « processus de Barcelone » 43 . La
coopération nucléaire et aérienne avec le Royaume-Uni clôtura une série
d’initiatives bilatérales qui finirent par placer la France au centre d’un
réseau européen d’initiatives de défense au demeurant plus théorique que
réel. De toute évidence, certaines de ces initiatives furent dictées par la prise
de conscience que la CE/UE avait besoin de synergies permettant de réaliser
des économies là où c’était possible, et elles eurent des résultats
appréciables. En fin de compte, il est possible de considérer que tous ces
symboles pouvaient constituer une « politique » où les analystes virent la
synthèse des aspirations à une véritable autonomie de sécurité. En réalité,
rien n’était plus loin de l’esprit des dirigeants européens (y compris
français) pendant cette période chaotique où aucune institution ni aucun
individu ne contrôlait réellement les forces historiques dont peu de
personnes décelaient encore la présence en Europe. La proposition utopique
faite par le président Mitterrand, lors du sommet franco-allemand
d’octobre 1991 et de la création officielle de l’Eurocorps, d’utiliser cette
nouvelle force armée européenne dans les Balkans ne reposait probablement
que sur la certitude qu’elle serait rejetée par le Royaume-Uni (au
soulagement évident de l’Allemagne). Une force d’intervention crédible,
purement européenne, dans les Balkans ne suscitait guère plus d’attention.
Après tout, l’armée française était encore configurée pour la défense
43
Martin Ortega (dir.), « L’avenir du dialogue euro-méditerranéen en matière de
sécurité », Publications occasionnelles, n. 14, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO,
mars 2000.
D’où vient la PECSD ? 21
territoriale et se fondait massivement sur la conscription – raison pour
laquelle, sur une force armée totale de près de 300 000 hommes, la France
n’avait été capable de mobiliser que 15 000 soldats dans le Golfe.
Ainsi, la question de savoir pourquoi l’« autre » système de sécurité
européenne ne s’est pas concrétisé conduit à se demander : « quel autre
système de sécurité européenne ? ». Il faut avoir à l’esprit que cette époque
(1989-1993) fut exceptionnelle. Toutes sortes de théories et d’idées furent
émises, la plupart très intéressantes, souvent complètement irréalistes. Les
responsables politiques avaient de grandes difficultés à suivre le rythme des
événements, ne serait-ce que pour définir une orientation quelconque.
Personne n’avait de projet sur rien. Il est vrai que la France, pendant cette
période, eut à cœur de doter l’Europe de structures créant des liens
politiques entre l’Allemagne et l’UE. Si le projet d’Union économique et
monétaire (UEM) fut une réussite à cet égard, les propositions francoallemandes en matière de défense permirent à peine d’esquisser un nouveau
modèle d’armée européenne. Parler des « tentatives françaises de créer des
structures de sécurité purement européennes pour concurrencer l’OTAN » 44
relève donc de la métaphore ou de l’hypothèse. Ces suppositions n’ont
jamais été vérifiées. Il ne faut pas non plus considérer que, pendant cette
période, l’OTAN ou les Etats-Unis étaient complètement hostiles à une
nouvelle forme de partage du fardeau militaire. Alors que le gouvernement
américain s’intéressait plutôt à la cohérence stratégique de la politique de
défense de l’OTAN, le Congrès cherchait surtout à réduire les dépenses et à
promouvoir la rigueur budgétaire 45 . Les déclarations de Washington
alternaient entre deux messages fondamentaux : toute tentative de remettre
en cause, déplacer ou remplacer l’OTAN serait combattue par les
Américains ; toute volonté de créer des structures européennes à partir du
cadre atlantique serait la bienvenue 46 .
Le projet de pilier européen fut consolidé par la relance et l’intensification
du débat sur le partage du fardeau, surtout dans les milieux politiques
américains. Avec la guerre en Bosnie, des tensions réapparurent entre les
44
45
46
Menon, op. cit. dans note 27, p. 127.
Voir, à ce sujet, Stanley R. Sloan, The US and Transatlantic Burdensharing, vol. 2 de
Nicole Gnesotto (dir.) op. cit. dans note 6, pp. 7-10.
Mike Winnerstig, « Rethinking Alliance Dynamics: The US, NATO and the Idea of an
Independent European Defence 1989-1996 », document présenté à la convention
annuelle de l’International Studies Association, Toronto, Canada, mars 1997, pp. 2029.
22 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
deux rives de l’Atlantique au sujet des dépenses en matière de défense. Les
Européens se révélèrent totalement incapables de gérer cette dramatique
situation (contrairement à leurs propres prédictions et aux attentes
américaines au début de la crise). C’est ce catastrophique état
d’impréparation qui impressionna tant Tony Blair lorsque, en 1998, il eut
connaissance, pour la première fois, de la capacité potentielle de l’Europe de
s’engager militairement dans une guerre éventuelle au Kosovo. De plus, en
engageant d’importantes forces dans l’IFOR, l’administration Clinton
déclencha une véritable guérilla qui marqua le Congrès de 1995 à 1997 à
propos du partage du fardeau, et que le débat tenu en 1998 sur le coût de
l’élargissement de l’OTAN ne fit qu’aggraver. La conjugaison de ces deux
problèmes (inadéquation militaire de l’Europe et préoccupations budgétaires
des Etats-Unis) obligea à se demander sérieusement pendant combien de
temps encore l’opinion publique américaine était prête à soutenir une
alliance dans laquelle les Européens donnaient de plus en plus l’impression
d’abuser de la générosité des Américains 47 . Ce sont ces deux aspects surtout
qui conduisirent au processus de Saint-Malo et à tout le projet PECSD. La
politique à l’égard de la Bosnie provoqua une telle polémique entre le
gouvernement de John Major et l’administration Clinton que même
M. Major fut convaincu de la nécessité de trouver une « solution
européenne » 48 . Mais rien n’était clairement défini à l’époque. Alors que les
médias consacraient leurs analyses aux atrocités commises en Bosnie, les
responsables politiques se querellaient pour savoir qui avait la responsabilité
d’y mettre un terme – et, surtout, qui en paierait le coût. Au début des
années 90, il était donc difficile d’y voir clair, même pour les responsables
les plus intuitifs. Une grande confusion régnait sur la situation
géostratégique euro-atlantique. L’Histoire allait trop vite, et personne
n’arrivait à suivre. Il ne faut pas se fier aux analyses académiques qui
prétendent mettre en lumière les lignes de division entre des groupes
d’acteurs avertis poursuivant des objectifs bien définis. C’est seulement au
milieu des années 90 que la situation s’éclaircit et que l’on put voir émerger
entre les principaux acteurs des préférences politiques relativement
rationnelles et compréhensibles. Le déclic fut l’arrivée au pouvoir d’un
nouveau gouvernement à Washington et une approche différente des
47
48
A ce sujet, voir Stanley R. Sloan, op. cit. dans note 16, pp. 21-41.
Jane Sharp, Honest Broker or Perfidious Albion: British Policy in Former Yugoslavia,
Institute for Public Policy Research, Londres, 1997.
D’où vient la PECSD ? 23
relations euro-américaines, inspirée par un président qui privilégiait
l’économie et le commerce plutôt que la sécurité et la défense.
I.3
De l’IESD à la PECSD
L’IESD « naquit » de manière informelle à la réunion du Conseil de
l’Atlantique Nord de Bruxelles en janvier 1994. Quelle que soit sa filiation
(Paris, Londres et Washington contribuèrent à sa naissance de manière
équivalente), elle a été, à l’origine, conçue avant tout comme un
arrangement technico-militaire permettant aux Européens d’assumer une
plus grande part du fardeau pour les missions de sécurité, en ayant accès aux
moyens et aux capacités de l’OTAN dont étaient dépourvus les Etats
membres de l’UE49 . Mais elle avait également une dimension politique
évolutive au sens où elle traduisait la volonté de l’OTAN en tant
qu’institution et celle des Etats-Unis en tant que principal Etat membre de
l’OTAN d’accroître les responsabilités de l’UE en matière de sécurité.
Enfin, le message politique de l’IESD (à savoir qu’il était non seulement
acceptable mais aussi souhaitable que l’UE joue un rôle plus clair et plus
étendu) prévalut sur les arrangements visant surtout à fournir un accès aux
moyens. Le « feu vert » de l’OTAN à l’IESD déclencha un processus
politique qui conduisit aux sommets de Saint-Malo, puis de Cologne et
d’Helsinki.
Plusieurs facteurs eurent un impact non négligeable. Premièrement, au
milieu des années 90, les gouvernements britannique et français, forts de
leurs expériences conjointes sur le territoire bosniaque, parvinrent à des
conclusions analogues sur les futures relations de sécurité entre les EtatsUnis et l’Europe. A Londres et à Paris, on savait à quel point Washington
hésitait à signer encore des chèques en blanc en faveur de la sécurité
49
Déclaration des chefs d’Etat et de gouvernement, réunion du Conseil de l’Atlantique
Nord, Bruxelles, 10 et 11 janvier 1994, Communiqué de presse de l’OTAN M-1(94)3.
Paragraphe 4 : « Nous apportons notre plein appui au développement d’une identité
européenne de sécurité et de défense qui (…) consolidera le pilier européen de
l’Alliance tout en renforçant le lien transatlantique » ; paragraphe 6 : « Aussi tenonsnous prêts à mettre à disposition les moyens collectifs de l’Alliance, sur la base de
consultations au sein du Conseil de l’Atlantique Nord, pour des opérations de l’UEO
menées par les Alliés européens en application de leur politique étrangère et de sécurité
commune » .
24 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
européenne. On craignait aussi, de plus en plus, que le Congrès ne s’oriente
soit vers l’isolationnisme soit vers un nouveau débat sur le partage du
fardeau. En France, pour toutes sortes de raisons pratiques, un consensus
émergeait entre les politiques et les militaires en faveur d’un rapprochement
de l’OTAN. Il semblait en effet nécessaire, entre autres, de répondre aux
besoins des procédures d’interopérabilité, de commandement et de contrôle
ainsi que d’ancrer l’engagement américain en Europe. Le gouvernement
britannique, poussé par le ministère de la Défense, fit office de médiateur
entre Paris et Washington afin de faciliter la « réintégration » de la France.
Certes l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 avait peu à peu
modifié la position française, mais cette évolution avait été jusque là surtout
symbolique. Depuis la fin de la guerre froide toutefois, les besoins d’une
coopération concrète avec l’Alliance justifiaient un rapprochement plus
sérieux. La France continuait de certifier que son objectif n’était pas la
réintégration dans la structure militaire intégrée, même si, en
décembre 1995, cette perspective fut considérée comme le compromis
possible pour une restructuration authentique et radicale de l’Alliance. C’est
dans ce contexte que le rôle de médiateur joué par le Royaume-Uni entre
Paris et Washington fut crucial sans être complètement désintéressé 50 . Ce
processus aboutit à la réunion ministérielle de Berlin de juin 1996, qui fut
un tournant décisif pour l’IESD. Un double compromis était attendu :
l’engagement des Américains de soutenir une capacité militaire européenne
utile (grâce aux GFIM et à d’autres moyens) et celui de la France de
s’orienter vers une intégration totale dans une Alliance restructurée 51 . La
réunion de Berlin avait, en théorie, un potentiel considérable.
50
51
En ce qui concerne la France, voir Charles Grant et Gilles Andréani, op. cit. dans
note 28. Pour le Royaume-Uni, voir Jolyon Howorth, « Britain, NATO and CESDP:
Fixed Strategy, Changing Tactics », European Foreign Affairs Review, vol. 5, n. 3,
été 2000, pp. 1-20.
« Communiqué final », Conseil de l’Atlantique Nord réuni en session ministérielle à
Berlin le 3 juin 1996, Communiqué de presse M-NAC-1(96)63. Il est significatif que,
alors que la presse anglo-saxonne considérait Berlin comme le resserrement de liens
d’alliance (« A New Kind of Alliance », The Economist, 1er juin 1996, pp. 19-21,
« NATO Attempts a Second Creation », Wall Street Journal Europe, 3 juin 1996), en
France, l’accent était mis sur l’« émancipation » européenne (« OTAN, les Européens
tentent de s’émanciper de la tutelle américaine », Libération, 4 juin 1996 ; « Les EtatsUnis renoncent à leur hégémonie », La Croix, 4 juin 1996 ; « Alliance atlantique : une
place pour l’Europe », Le Figaro, 4 juin 1996).
D’où vient la PECSD ? 25
D’emblée, rien ne se passa comme prévu. La première pomme de discorde
fut l’interminable différend entre Jacques Chirac et Bill Clinton au sujet du
commandement AFSouth52 . La deuxième, les hésitations du Royaume-Uni,
dans le contexte de la Conférence intergouvernementale conduisant au
Traité d’Amsterdam, à encourager une fusion significative de l’UEO et de
l’UE53 . A ce stade de la vie mouvementée du gouvernement de John Major,
une telle perspective, bien que logique, voire séduisante pour l’évolution de
la pensée britannique en matière de sécurité, était victime de la politique
interne du parti conservateur 54 . Troisièmement, l’opinion publique était aux
Etats-Unis (ainsi qu’en Europe centrale et orientale) de plus en plus
favorable à l’élargissement de l’OTAN – qui, loin d’accroître les
responsabilités de l’UE en matière de sécurité européenne, étendait en fait
l’hégémonie américaine sur tout le continent 55 . Lorsque, un an seulement
après Berlin, lors du Conseil européen d’Amsterdam en juin 1997, le
nouveau Premier ministre britannique Tony Blair s’opposa à la proposition
d’une fusion par étape de l’UE et de l’UEO, l’impression quasi générale fut
que l’IESD était déjà sur le déclin56 . Mais ni l’Histoire ni une certaine
volonté politique n’avaient dit leur dernier mot. De nouveaux
développements eurent lieu dans les Balkans où l’Albanie, puis le Kosovo
prirent le relais de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie en mettant les
Occidentaux en porte-à-faux avec la Serbie de Milosevic. Les
interprétations divergentes de cette crise, notamment des moyens de la
52
53
54
55
56
Au sujet de l’impasse concernant l’AFSouth, voir Gilles Delafon et Thomas Sancton,
Dear Jacques Cher Bill…, Plon, Paris, 1998, pp. 194-218 ; Guillaume Parmentier,
« France and NATO, 1995-1997: Hopes Unfilled », document présenté à la conférence
intitulée The Transformation of NATO and the Question of European Unity, université
de Washington, 5 mai 2000.
« EU-WEU : text of the Document of France, Germany, Italy, Spain, Belgium and
Luxembourg on the Gradual Integration of the WEU into the European Union »,
Atlantic News, n. 2906, 3 avril 1997.
Hugo Young, This Blessed Plot : Britain and Europe from Churchill to Blair,
Chapitre 11, « John Major at the Heart of Darkness », Macmillan, Londres, 1998.
William Wallace, Opening the Door: the Eastern enlargement of the EU and NATO,
CER, Londres, 1994, 50 pages.
Alexander Moens, « NATO’s Dilemma and the Elusive European Defence Identity »
dans Security Dialogue, vol. 29, n. 4, décembre 1998 ; Helene Sjursen « Missed
Opportunity or Eternal Fantasy? The Idea of a European Security and Defence
Policy », dans John Peterson et Helene Sjursen (dir.), A Common Foreign Policy for
Europe? Competing Visions of the CFSP, Routledge, Londres et New York, 1998.
Nicole Gnesotto déplora elle aussi la « énième déception » ressentie après Berlin ; voir
op. cit. dans note 3 (ouvrage publié juste avant l’initiative de Saint-Malo), pp. 42-57.
26 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
traiter, que refléta l’écart entre la réponse américaine et celle des principaux
pays de l’Union européenne, conduisirent les dirigeants politiques
européens à reconsidérer complètement l’ensemble des relations euroaméricaines. A Londres surtout, où Tony Blair, soucieux de façonner un
rôle européen pour son pays, voyait avec une frustration croissante son ami
Bill Clinton, sur les conseils de Richard Holbrooke, cumuler les erreurs visà-vis de Belgrade, alors que l’Europe tentait vainement de se battre contre
des moulins. Pour les Britanniques, l’Alliance atlantique semblait en bien
mauvaise posture.
Cette volonté politique finit par se fondre dans l’Histoire et Tony Blair
traversa le Rubicon de la défense européenne. En juillet 1998, la Strategic
Defence Review (qui avait, dans d’autres domaines, vaguement adopté une
approche européenne) parla pour la première fois du « rôle vital » de la
Politique étrangère et de Sécurité commune de l’UE. En octobre, lors d’un
sommet informel de l’UE à Pörtschach, en Autriche, le Premier ministre
britannique indiqua qu’il ne s’opposerait pas au développement d’une
politique européenne de défense si certaines conditions étaient remplies57 .
Le 4 décembre 1998, le sommet de Saint-Malo prôna la mise sur pied d’une
capacité politique et militaire « autonome » de l’UE. Le processus politique
lancé à Pörtschach et à Saint-Malo s’avéra encore plus révolutionnaire que
celui sur lequel avait temporairement débouché l’IESD. Le fait que le
Royaume-Uni fût, dès l’hiver 1998, prêt à promouvoir le projet d’une
capacité européenne de défense sous la supervision politique de l’Union
européenne était une véritable « révolution dans les affaires militaires » 58 .
Le projet de « pilier européen » allait désormais au-delà d’un simple
mécanisme technico-militaire permettant aux Européens d’emprunter les
principaux moyens de l’OTAN pour entreprendre des missions autorisées
par le Conseil de l’Atlantique Nord. Le processus de Saint-Malo comportait
implicitement le germe d’une capacité autonome de l’UE – à la fois
institutionnelle (mécanismes décisionnels) et militaire (structures de
forces) –, dont la forme aboutie susciterait de toute façon dans l’Alliance en
général et aux Etats-Unis en particulier toute une gamme de sentiments
57
58
Elle devait être crédible sur le plan militaire, intergouvernementale du point de vue
politique et compatible avec l’OTAN.
S’agissant de la « percée de Tony Blair, voir Richard Whitman, « Amsterdam’s
Unfinished Business? The Blair Government’s Initiative and the Future of the Western
European Union », Publications occasionnelles, n. 7, Institut d’Etudes de Sécurité de
l’UEO, Paris, janvier 1999 ; Jolyon Howorth, op. cit. dans note 50, pp. 33-44.
D’où vient la PECSD ? 27
allant de la méfiance à l’inquiétude59 . Ce fut le cas. Lors du Conseil
européen de Cologne (juin 1999), l’UE se dota du cadre institutionnel
nécessaire pour prendre les décisions politiques concernant les questions de
sécurité et de défense et, lors du Conseil d’Helsinki (décembre 1999), elle se
fixa le headline goal comme objectif (voir annexes C et A).
Devant un tel tableau, il devint de plus en plus difficile d’y voir clair. De
toute évidence, la PECSD était différente de l’IESD – que la plupart des
journalistes continuèrent d’utiliser, même en 2000, pour désigner tout ce qui
était lié au « Pilier européen ». Des doutes persistèrent néanmoins, pendant
presque toute l’année, sur la différence entre les deux. Alors que l’IESD
avait démarré comme un projet de l’OTAN, la PECSD était à l’évidence un
projet de l’UE. Bien entendu, les deux notions étaient étroitement liées. Les
sources OTAN restaient sur la défensive en affirmant que la PECSD ne
devait pas « remplacer » ou « dominer » l’IESD60 . Simultanément, personne
ne souhaitait que l’IESD et la PECSD évoluent chacune de leur côté de
façon complètement séparée – ce qui était d’autant plus improbable que la
PECSD dépendait d’une étroite relation militaire avec l’OTAN (dont l’IESD
était théoriquement la principale composante). La PECSD était à l’évidence
le projet le plus ambitieux. Son objectif global n’est rien moins que la
formulation et la mise en œuvre d’une politique de sécurité et de défense
commune de l’UE et de son territoire. Pendant quelques années (voire sur le
très long terme), l’IESD en sera un élément essentiel, mais elle n’équivaut
pas à la PECSD qu’il s’agisse de sa teneur, de son ambition ou de sa portée.
En même temps, dire que l’IESD a été absorbée par la PECSD serait
devancer la réalité. Pendant la première moitié de 2000, alors que les
négociations entre l’UE et l’OTAN embrayaient difficilement, l’IESD et la
PECSD demeurèrent des sortes de jumelles, se battant pour conserver leur
identité, mais étroitement liées l’une à l’autre et mal à l’aise dans cette
relation.
59
60
Stanley Sloan, op. cit. dans note 1; François Heisbourg, op. cit. dans note 10,
« Chapitre Trois : L’interaction entre l’Europe et les Etats-Unis », fondé sur une
contribution de Nicole Gnesotto et Karl Kaiser, pp. 37-48.
Exposé d’Alexander Vershbow au Forum transatlantique de l’UEO, dans Julian
Lindley-French (dir.), « Forum transatlantique de Paris – La défense européenne :
perceptions croisées européennes et américaines », Publications occasionnelles, n. 17,
Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, Paris, juillet 2000, pp. 22-24.
28 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
Considérée de manière aussi neutre que possible, la relation entre l’IESD et
la PECSD en octobre 2000 était la suivante. Bien que plus ancienne, l’IESD
semble avoir été récemment dépassée par la PECSD en termes de résultats
et de progrès réalisés. Le Conseil ministériel de Berlin de l’OTAN de
juin 1996, très optimiste, avait estimé qu’il ne restait plus qu’à mettre en
œuvre les détails des dispositions concernant les GFIM61 . Le Concept
stratégique adopté au sommet de Washington d’avril 1999 affirmait de
manière très positive que « l’OTAN a su s’adapter […]. Les réformes
internes ont englobé l’adoption d’une nouvelle structure de commandement,
et notamment du concept des Groupes de forces interarmées
multinationales, l’établissement de dispositions permettant le déploiement
rapide de forces pour la gamme complète des missions de l’Alliance, et la
construction de l’identité européenne de sécurité et de défense (IESD) au
sein de l’Alliance » 62 . Cette série d’arrangements est communément
désignée par « Berlin plus ». Les hauts fonctionnaires de l’OTAN ne
fournirent qu’au compte-gouttes des exemples spécifiques de progrès
concrets sur des questions aussi complexes que le transfert des moyens, les
chaînes de commandement parallèle, la planification, etc. Les exercices
Crisex de février 2000, organisés conjointement par l’OTAN et l’UEO, et
dont le but était précisément de tester les progrès de l’IESD, révélèrent
l’existence de nombreux problèmes, en particulier des multiples détails à
régler avant de pouvoir dire que tout fonctionne bien63 . La réunion
ministérielle du Conseil de l’Atlantique Nord (CAN) à Florence en
mai 2000 ne fit pratiquement aucune référence à l’IESD, mais fut presque
entièrement consacrée aux questions liées à l’instauration d’un dialogue
constructif entre l’UE et l’OTAN et l’occasion de rappeler indirectement
61
62
63
« A cette réunion de Berlin, nous avons fait un grand pas en avant pour donner forme à
la nouvelle Alliance […] Nous avons pris aujourd’hui des décisions qui visent à
introduire plus avant l’adaptation des structures de l’Alliance, de façon que celle-ci
puisse remplir plus efficacement toute la gamme de ses missions, sur la base d’un
solide partenariat transatlantique […] » . Paragraphe 2 du Communiqué final cité dans
la note 51.
« Concept stratégique de l’Alliance », Communiqué de presse NAC-S(99)65, OTAN,
Bruxelles, 1999, paragraphe 13.
Les résultats des exercices Crisex 2000 donnent lieu à des interprétations très diverses.
Les Français soulignent les échecs et les insuffisances mis en évidence ; les sources de
l’OTAN maintiennent que l’exercice « a bien fonctionné ». Il est clair que cet exercice
fut en substance conçu pour tester les procédures. La preuve en sera donnée par
l’OTAN si elle réussit à tirer les enseignements de Crisex et à adapter en conséquence
ses structures et ses procédures.
D’où vient la PECSD ? 29
que le rôle des alliés de l’OTAN n’appartenant pas à l’UE (les « Six ») était
crucial pour la réussite de ces négociations 64 . Ce qui équivalait à reconnaître
que le projet de l’IESD se trouvait au point mort alors que la PCESD était
sous les feux de la rampe – et l’objet d’une attention constante à
Washington.
Il est dans l’intérêt de l’UE comme de l’OTAN de garantir que l’IESD et la
PECSD se développent harmonieusement. Il est clair qu’aucune des deux ne
peut fonctionner sans l’autre. Tout dépendra de la relation exacte qu’elles
pourront établir à terme. Reste à savoir si les hauts responsables de l’OTAN
(en l’occurrence, américains) accepteront que la PECSD soit une notion plus
étendue et plus ambitieuse que l’IESD, quel qu’ait pu être le rôle porteur
joué par l’IESD à l’égard de la PECSD.
Trois dynamiques distinctes furent donc à l’origine du processus de SaintMalo/Helsinki. La première fut la décision des Américains de s’orienter vers
une politique accordant une plus grande autonomie à l’UE, surtout pour
satisfaire les demandes du Congrès de partage du fardeau, mais aussi dans
l’espoir de réduire les pressions exercées sur un empire de plus en plus
sollicité par les besoins complexes de la sécurité mondiale 65 . Mais rien ne
fut tenté pour trouver un équilibre quelconque entre l’engagement et le
leadership américains d’un côté, et la solidarité et l’autonomie européennes
de l’autre. La question resta donc assez ambiguë et divisa les
commentateurs, qui critiquaient la schizophrénie des Etats-Unis à l’égard de
la sécurité européenne. Les responsables américains sont en effet, en matière
de défense européenne, assis entre deux chaises : si l’Europe possède trop
de capacités, ce sont les fondements mêmes de l’Alliance qui risquent d’être
ébranlés ; si elle n’en a pas assez, il peut y avoir découplage stratégique 66 .
La deuxième dynamique est la volonté manifestée depuis longtemps par les
Français de créer un véritable pilier européen, source constante de
malentendus, surtout aux Etats-Unis. Une raison en est sa facture gaullienne,
64
65
66
Communiqué final, session ministérielle du Conseil de l’Atlantique Nord, 24 mai 2000,
Florence, Communiqué de presse M-NAC-1(2000)52, paragraphes 27-34.
Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers: economic change and military
conflict 1500 to 2000, Random House, New York, 1988.
François Heisbourg, op. cit. dans note 10, « Chapitre Trois : L’interaction entre
l’Europe et les Etats-Unis », fondé sur une contribution de Nicole Gnesotto et Karl
Kaiser, pp. 38-39.
30 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
qui a souvent accordé autant d’importance au style qu’à la substance67 . De
plus, la France n’a jamais précisé clairement où le projet « gaullien » fixerait
la ligne de partage entre les responsabilités des deux côtés de l’Atlantique ni
comment elle percevait la relation entre une UE relativement autonome et
son allié américain « hyperpuissant » 68 . L’âpre réalité de l’intervention
militaire en Bosnie a suffi à rapprocher la France de l’OTAN (pour des
raisons d’interopérabilité et d’efficacité militaire) et a instauré une relation
de travail nouvelle et viable entre l’Europe et les Etats-Unis, tournant
toutefois sur la construction de la PECSD. La troisième dynamique –
probablement la plus importante – fut la décision des Britanniques de mettre
fin à un veto vieux de cinquante ans sur l’intégration de la défense
européenne. Ce revirement fut encouragé par le débat américain sur le
partage du fardeau et facilité par le rapprochement français de l’Alliance. Il
ne s’agissait pas d’une « conversion » des Britanniques à la cause
européenne – leur objectif premier étant une tentative pragmatique de
préserver l’Alliance atlantique. Si l’idée était d’élaborer un instrument
européen (PECSD), qu’il en fût ainsi69 . Les Britanniques seront
67
68
69
Stanley Hoffmann, « De Gaulle’s Foreign Policy: The Stage and the Play; the Power
and the Glory », dans Stanley Hoffmann, Declin or Renewal: France since the 1930’s,
Viking, New York, 1974, chapitre 10.
Hubert Védrine, dans ses conversations avec Dominique Moïsi (Les cartes de la
France à l’heure de la mondialisation , Fayard, Paris, 2000, pp. 74-76), ne parvient pas
à fournir une réponse satisfaisante à ces questions et se contente de suggérer qu’il n’y a
pas de réel problème.
Le discours prononcé en janvier 2000 par le secrétaire britannique à la Défense,
Geoffrey Hoon, devant la Brookings Institution est explicite à ce sujet : « Helsinki
concerne le renforcement de la capacité militaire. Il ne s’agit pas de se faire des
politesses politiques. […] S’il faut lui coller l’étiquette « européenne » pour la fa ire
fonctionner, qu’il en soit ainsi».
D’où vient la PECSD ? 31
progressivement obligés de s’engager dans les processus européens
enclenchés, mais l’approche britannique n’est pas satisfaisante en 2000 dans
la mesure où personne à Londres n’a semblé se demander vraiment ni où
tout cela menait ni jusqu’où le Royaume-Uni était prêt à aller. Une triple
ambivalence entretenue tant bien que mal par de puissantes forces
historiques a donc conduit l’UE à sa situation actuelle en ce qui concerne la
PECSD. Il convient maintenant d’examiner les défis soulevés par la défense
européenne alors que la France assume la présidence de l’UE depuis le
1er juillet 2000.
Chapitre Deux
OU EN EST LA PECSD ?
Pendant les quelques mois qui s’écoulèrent entre Saint-Malo et le Conseil de
l’UE de Cologne en juin 1999, la présidence allemande s’efforça de
regrouper les différentes orientations de la PECSD embryonnaire en un
projet politico-militaire cohérent, qui est actuellement mis en œuvre70 . Le
projet de défense et de sécurité devait, selon la décision du Conseil
européen, donner à l’Union les ressources nécessaires pour « jouer
pleinement son rôle sur la scène internationale » 71 dans le cadre de la
Politique étrangère et de Sécurité commune plus dynamique qui était
annoncée. Cette nouvelle étape de l’intégration européenne, explicitement
jugée majeure, signifiait que l’UE devait se doter d’une capacité politique et
militaire appropriée afin d’atteindre deux objectifs : prendre des décisions et
les appliquer. Jusqu’ici, aucun des deux ne s’est concrétisé parce qu’il
manquait le cadre institutionnel au premier et une force militaire sérieuse au
second. Faisant écho à la proposition de Saint-Malo, les ministres décidèrent
donc à Cologne que : « l’Union doit disposer d’une capacité d’action
autonome soutenue par des forces militaires crédibles, avoir les moyens de
décider d’y recourir et être prête à le faire afin de réagir face aux crises
internationales, sans préjudice des actions entreprises par l’OTAN ». Ils
firent référence au sommet du Conseil de l’Atlantique Nord de Washington
en avril 1999, auquel l’IESD avait été officiellement consacrée par
l’Alliance, en déclarant notamment que « un rôle plus affirmé de l’Union
européenne dans la prévention des conflits et la gestion des crises
contribuera à la vitalité d’une Alliance rénovée ». En affirmant la relation à
somme positive entre l’UE et l’OTAN, cette déclaration fut à l’origine d’un
certain scepticisme des deux côtés de l’Atlantique en ce qui concerne non
seulement la faisabilité mais aussi la sagesse du projet de l’UE. Quoi qu’il
en soit, « le génie était sorti de la lampe » et le projet commençait à prendre
forme.
70
71
La meilleure analyse générale de ce travail fondamental est celle de Mathias Jopp,
European Defence Policy: the Debate on the Institutional Aspects, Institut für
Europäische Politik, Bonn, juillet 1999.
Les nouvelles citations sont toutes extraites du Conseil européen de Cologne – voir
annexe C pour le texte intégral.
34 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
II.1 Le cadre institutionnel
Le cadre institutionnel de la PECSD, défini à Cologne et lancé à Helsinki,
comprenait plusieurs innovations institutionnelles capitales. Ces nouveaux
mécanismes, mis en place entre octobre 1999 et mars 2000, étaient les
suivants :
• Nomination de l’ancien Secrétaire général de l’OTAN Javier Solana au
poste de Haut Représentant pour la PESC (HR-PESC), dont la création
avait été décidée lors du Conseil européen d’Amsterdam en juin 1997. Le
Haut Représentant assure également les fonctions de Secrétaire général
du Conseil européen et, depuis octobre 1999, de Secrétaire général de
l’UEO 72 . Ce cumul de mandats souligne la volonté politique de l’UE de
créer, dans le cadre intergouvernemental du Conseil européen, un centre
unique de planification politico-militaire, d’analyse et de conseil
politique. Le HR-PESC ne dispose néanmoins que d’une équipe très
réduite. Outre le soutien normal d’un cabinet, il peut s’appuyer sur une
vingtaine de conseillers venant des quinze Etats membres, qui constituent
l’Unité de planification politique et d’alerte rapide (UPPAR) –
couramment désignée par Unité politique. De plus, la relation entre le
poste de HR et celui de Commissaire européen aux Relations extérieures,
qui n’a pas été spécifiée, demeure une question délicate 73 , et le budget du
bureau est extrêmement limité. A la fin de 2000, le HR-PESC cherchait
encore les moyens de se doter de la crédibilité et de l’autorité que sa
fonction est censée impliquer.
72
73
Dans le cadre de la conférence intergouvernementale conduisant au Conseil européen
de Nice, il a été proposé que le HR-PESC soit lui-même un Commissaire et VicePrésident de la Commission. Voir « Barnier calls for stronger Commission », European
Voice, 6-12 juillet 2000, p. 4. Cette proposition a également été faite dans le document
franco-allemand cité dans la note 168 ci-après. De nombreux analystes souhaiteraient
voir le poste de HR-PESC devenir une sorte de ministère de l’UE.
Fin juin 2000, le Commissaire aux Relations extérieures, Chris Patten, dans un projet
de document interne de la Commission européenne, se disait inquiet que la création du
poste de HR-PESC ait compliqué l’exercice de la politique étrangère au lieu de la
simplifier. Il regrettait l’existence d’une « tension persistante » dans ce domaine entre
l’intergouvernementalisme et l’action communautaire. Cette remarque entraîna un
refroidissement des relations entre Chris Patten et Javier Solana. Lors de sa session
plénière du 5 juillet 2000, la Commission européenne appuya la demande du
Commissaire européen préconisant un rôle accru de la Commission en matière de
politique étrangère. Voir Peter Norman, « Brussels backs Patten’s foreign policy
stance », Financial Times, 6 juillet 2000.
Où en est la PECSD ? 35
• Création d’un Comité politique et de sécurité (COPS) comprenant des
hauts fonctionnaires (niveau ambassadeur) de chaque Etat membre de
l’UE, se réunissant deux fois par semaine à Bruxelles. Le COPS a pour
fonction de gérer le développement des situations de crise, d’organiser –
en liaison avec l’unité politique du HR – l’évaluation et la planification,
de fournir des conseils politiques au Conseil européen et, dans le cas d’un
déploiement militaire de l’UE sur un théâtre d’opérations, de se réunir en
tant que centre de contrôle politique pour la direction quotidienne des
opérations militaires. En attendant les arrangements définitifs concernant
la composition et les attributions du COPS, un Comité intérimaire
(COPSi) a été créé le 1er mars 2000. Il est prévu que le COPS définitif soit
présidé par le HR-PESC mais, pour le Comité intérimaire, c’est le
représentant du pays assurant la présidence de l’UE.
• Création d’un Comité militaire (CM), l’instance militaire la plus élevée de
l’UE et officiellement composé des chefs d’état-major des armées des
quinze Etats membres. Ceux-ci se réunissent au moins deux fois par an,
mais se font normalement représenter par leurs délégués militaires, qui
ont généralement une double casquette puisqu’ils sont également
représentants à l’OTAN. Pendant la période intérimaire, ce comité portait
le nom d’organe militaire intérimaire. Sa fonction consiste à fournir des
avis militaires et à faire des recommandations, à travers le COPSi, au
Conseil européen, et à donner des orientations militaires à l’Etat-major
militaire (voir ci-après). Le président du CM est un officier quatre étoiles,
normalement un ancien chef d’état-major, choisi à l’extérieur du CM par
les chefs d’état-major des Etats membres. Il participe selon que de besoin
au COPS et au Comité militaire de l’OTAN, et il travaille en relation
étroite avec le HR-PESC. Il assiste également aux réunions du Conseil
européen lorsqu’il faut prendre des décisions ayant des implications en
matière de défense.
• Création d’un Etat-major militaire (EM), mettant ses compétences
militaires au service de la PESC de l’UE, notamment de la conduite des
opérations militaires menées par l’UE. L’EM travaille sous la direction
politique du Conseil européen (à travers le COPSi) et sous la direction
militaire du CM. Bien que n’agissant pas en tant qu’état-major
opérationnel, l’EM assure les fonctions opérationnelles d’alerte rapide,
d’évaluation de la situation et de planification stratégique ; il doit être une
source de connaissances techniques pour l’UE en ce qui concerne toute la
gamme des situations de défense et de sécurité susceptible de se
présenter, agir en tant qu’interface entre les autorités politiques et
36 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
militaires de l’UE et offrir un appui militaire efficace pendant la phase de
planification stratégique des situations de gestion des crises de type
« Petersberg ». Ses procédures de travail doivent être compatibles avec
celles de l’OTAN et s’en inspirer.
Il fallait bien entendu du temps pour concrétiser de tels arrangements et en
déceler les incidences sur les actuelles structures institutionnelles de la
PESC/PECSD. En particulier, deux doubles emplois non négligeables
demandaient à être rapidement examinés :
• Cellules de Planification et Centres de Situation. En octobre 1999,
l’Unité politique (UPPAR), créée en vertu du Traité d’Amsterdam, fut
finalement installée dans les bâtiments du Conseil européen à Bruxelles.
Elle élabore des notes de position et des documents de réflexion pour
Javier Solana. Elle comprend quinze diplomates venant des Etats
membres de l’UE, trois hauts fonctionnaires du Secrétariat du Conseil, un
de la Commission et un officier militaire ayant une expérience de
l’UEO/OTAN. Elle fut immédiatement confrontée au mécontentement du
personnel du Secrétariat du Conseil (également dirigé par M. Solana), qui
avait travaillé sur la PESC/PECSD depuis la mise en œuvre du Traité de
Maastricht. Un modus vivendi informel fut établi, selon lequel le
Secrétariat s’occupe des aspects juridiques et l’Unité politique de la
planification politique et de l’alerte rapide. Enfin, l’état-major militaire
européen est également supposé, lorsqu’il sera au complet, fonctionner
comme un centre d’alerte rapide et de situation, et risque ainsi de faire
double emploi avec l’UPPAR. Certains milieux ont déjà demandé à l’UE
de créer une « Académie militaire » dont les fonctions, si l’idée se
concrétise, pourraient aussi dupliquer celles des autres organes. De plus,
une décision rapide s’impose sur le futur rôle de l’Institut d’Etudes de
Sécurité de l’UEO, après quoi il faudra rationaliser les différentes
fonctions des cellules et unités existantes. L’Europe a besoin d’une
réflexion à froid et d’un haut niveau de compétences en matière de
sécurité, ce qui doit être organisé de manière appropriée.
• Comités politiques. Avant janvier 2000, la dimension politique de la
politique étrangère et de sécurité était traitée lors de réunions
bimensuelles du Comité politique qui avaient lieu au niveau des
directeurs politiques des ministères des affaires étrangères et avec
l’assistance du Coreper (Comité des Représentants permanents auprès de
l’UE) pour préparer les réunions mensuelles des ministres des affaires
Où en est la PECSD ? 37
étrangères au Conseil Affaires générales (CAG). Avec la création du
COPSi, tenant deux réunions par semaine, il devint urgent de réexaminer
la fonction du Comité politique et éventuellement d’envisager une
division du travail au sein du CAG entre un programme « PESC au sens
large » et un programme « PECSD au sens strict ». Toutefois, même cette
division du travail ne régla pas la question de savoir qui assumait
finalement la responsabilité de coordonner la PESC. Une guerre larvée
opposa le COPSi et le Coreper, soucieux l’un et l’autre de protéger leur
territoire. Le Coreper voyait d’un très mauvais œil que le COPSi s’occupe
des aspects non militaires de la gestion des crises. Il y avait du reste très
peu de contacts, au début, entre le COPSi et le HR-PESC, mais les liens
se développèrent, pendant la deuxième moitié de 2000, lorsqu’il fut à peu
près sûr que le COPS serait présidé par le HR. Enfin, étant donné que la
grande majorité du travail effectué (et de l’argent dépensé) par la
Commission pour les relations extérieures était consacrée à la gestion des
crises civiles (et, depuis 1999, au Pacte de Stabilité dans les Balkans), le
rôle de la Commission, notamment celui du Commissaire aux relations
extérieures, Chris Patten, devait être clarifié de toute urgence 74 . La
Commission a un siège au COPSi, mais il y a toutes les chances pour que
cela ne suffise pas à répondre aux besoins de la coordination. Là encore,
les responsabilités et la division du travail sont à repenser complètement.
Dans les milieux s’occupant de relations internationales et de politique
étrangère, la faiblesse de la base institutionnelle de l’Europe (règle de
l’unanimité au Conseil, rôle limité de la Commission, rotation de la
présidence) est depuis longtemps considérée comme la principale cause du
rôle insignifiant de l’Union sur la scène mondiale. Les évolutions récentes,
dont le but était d’améliorer les choses, n’ont pas – encore – nécessairement
porté leurs fruits. Depuis que l’Acte unique européen de 1986 a conféré au
Secrétariat du Conseil les objectifs et le personnel de la PESC, le processus
intergouvernemental d’élaboration d’une politique étrangère et de sécurité
revêt une nouvelle dimension. Si la mise en œuvre de cette initiative
incombe surtout aux capitales nationales, un important travail de
74
Avant la réunion du CAG le 2 septembre à Evian, Chris Patten diffusa un document à
ses collègues de la Commission déplorant l’inadéquation entre les ambitions de la
PESC de l’UE et ses ressources. Il y caricaturait le rôle de la Commission : « celui
d’une cuisinière à laquelle on demande de préparer des repas de plus en plus copieux
dans une cuisine exiguë et avec une très petite quantité d’ingrédients » – cité dans The
Economist, 2 septembre 2000, p. 35.
38 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
coordination a été entrepris à Bruxelles, par l’intermédiaire du Coreper et du
Secrétariat du Conseil. Avec la création de nouveaux comités de la PECSD,
il est probable que le mécanisme intergouvernemental de Bruxelles
s’intensifie. En ce qui concerne l’élaboration de la politique, un nouvel
équilibre devra être trouvé à terme entre les capitales et leurs représentants
permanents basés à Bruxelles. Il n’est pas surprenant que, dans cette logique
intergouvernementale, le rôle principal soit attribué au Conseil Affaires
générales, où les préoccupations spécifiques et l’initiative politique des
capitales demeurent essentiels. A l’heure actuelle toutefois, commençant à
se connaître et à « socialiser », les quatre groupes de représentants
permanents (Coreper, COPSi, Unité politique, EM) auront
vraisemblablement de plus en plus tendance à développer une éthique
collective propre et à générer des perspectives trans-européennes sur la
PESC et la PECSD75 . Cette convergence ne créera pas automatiquement des
tensions avec les capitales, mais permettra presque à coup sûr de relativiser
les rôles respectifs des ministères des affaires étrangères. La France, en
particulier, y est très sensible et le chef de sa diplomatie Hubert Védrine ne
laisse passer aucune occasion de souligner que ce qui a été élaboré est une
politique étrangère et de défense commune, pas une politique unique 76 .
Simultanément, la mise en œuvre de la PESC, surtout depuis la crise du
Kosovo, a été assumée par la Commission. Nous assistons déjà à une
version nouvelle et assez différente de la vieille bataille entre
l’intergouvernementalisme et le supranationalisme. Avec la profusion des
organismes intergouvernementaux à Bruxelles, le moment est-il venu de
parler d’« intergouvernementalisme supranational » ? Considérant, comme
cela semble probable, qu’à partir de janvier 2001, le HR-PESC assurera la
présidence du COPS, la position du Coreper pourrait être mise en cause.
Puisque, comme chacun le sait, on ne peut pas mettre la politique étrangère
d’un côté et la politique de sécurité et de défense de l’autre, quelle est la
valeur ajoutée du Coreper par rapport au COPS ? La réponse réside
probablement dans les activités de « relations extérieures » entreprises dans
le cadre du premier et du troisième piliers. Mais donner au Coreper
75
76
Cela dépendra surtout du rythme de rotation de ces représentants. Au sujet de la bataille
entre les capitales nationales et les organismes de Bruxelles, Gilles Andréani, « Why
Institutions Matter », Survival, vol. 42, n. 42, été 2000, pp. 81-95.
Hubert Védrine et Dominique Moïsi, op. cit. dans note 68, pp. 105-109 ; voir
également entretien avec Hubert Védrine dans Les Echos, 5 juillet 2000, p. 8 : « Il n’est
pas question d’une harmonisation politique par le bas ».
Où en est la PECSD ? 39
l’autorité suprême sur les questions du deuxième pilier à cause de ses
fonctions dans les deux autres (à plus forte raison lorsqu’une toute nouvelle
institution vient d’être créée spécifiquement pour s’occuper des questions
relevant du deuxième pilier) n’est guère logique. La bataille interne au sein
de l’intergouvernementalisme doit être résolue. Une solution pourrait être de
dissoudre le Coreper et le Comité politique tels qu’ils existent actuellement
et de les reconstituer, parallèlement au COPS, sous la forme d’un COPEC
(Comité de Politique étrangère et de Sécurité) présidé par le HR-PESC, dont
le rôle deviendrait ensuite très important. D’autres aspects – plus techniques
– de politique étrangère pourraient ensuite être délégués à un Conseil
Affaires générales d’un type différent, chargé de traiter les aspects
techniques et administratifs plutôt que d’élaborer des politiques. Ces
réunions, au lieu d’être préparées par le Coreper, pourraient l’être par les
« sherpas » du Secrétariat du Conseil et être ouvertes aux fonctionnaires de
la Commission. Quant au HR-PESC, au lieu de prendre un nouveau poste
spécifique de Commissaire, comme certains l’ont suggéré 77 (la frontière
entre l’intergouvernementalisme et le supranationalisme serait ainsi
définitivement supprimée), il serait reconnu comme un interlocuteur
privilégié du président de la Commission, avec lequel il se réunirait chaque
semaine. A ces réunions participeraient également le Représentant de la
présidence et le Commissaire aux Affaires extérieures. Leur ordre du jour
comprendrait toutes les questions d’actualité dans le domaine de la politique
étrangère et de sécurité. Cela contribuerait également à limiter le clivage
entre la Commission, qui fait de plus en plus tout le travail de la PESC, et le
Conseil, qui prend toutes les décisions. Sauf remise à plat des institutions de
l’UE (qui n’est pas au programme), il y a très peu de chances de voir la
PESC ou la PECSD entrer dans le premier pilier ou retourner vers le
supranationalisme. Il est donc urgent de parvenir à un arrangement rationnel
entre les différentes agences.
77
Début octobre 2000, Romano Prodi proposa même, dans un discours devant le
Parlement européen, que le poste de HR-PESC soit transféré à la Commission ; Peter
Norman, « Prodi reopens old wounds », Financial Times, 4 octobre 2000.
40 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
II.2
Capacité militaire : le headline goal d’Helsinki
Outre le lancement de la PECSD, le Conseil européen d’Helsinki des 10 et
11 décembre 1999 a également défini un headline goal militaire comprenant
la création d’une force armée européenne capable de mener des opérations
d’une certaine ampleur dans le domaine du maintien de la paix, de la gestion
des crises et humanitaire. Résoudre les insuffisances de l’Europe au regard
de sa capacité militaire est largement considéré, en Europe et aux EtatsUnis, comme la priorité des Européens. Comme l’a indiqué un éminent
spécialiste : « Tant que cet écart persistera avec les Etats-Unis en ce qui
concerne les capacités, l’initiative de l’Europe en matière de défense restera
avant tout un exercice de style » 78 . Les principales suggestions faites à
Helsinki furent les suivantes :
• création, d’ici 2003, d’une force militaire (quinze brigades ou 50 000 à
60 000 soldats) capable d’effectuer un déploiement rapide dans un délai
de soixante jours et pouvant rester en place pendant au moins une année ;
• cette force doit être capable d’entreprendre l’ensemble des missions de
Petersberg et d’être autonome sur le plan militaire avec les capacités de
commandement, de contrôle et de renseignement, le soutien logistique,
les autres services de soutien au combat et, le cas échéant les éléments
aériens et navals nécessaires ;
• il faudra pour cela pouvoir déployer une force totale d’environ
200 000 soldats professionnels et très expérimentés ;
• ces capacités doivent permettre à l’UE de conduire des opérations
militaires efficaces, qu’elle ait ou non recours aux moyens de l’OTAN, et
de contribuer intégralement aux opérations dirigées par l’OTAN 79 .
Où cela nous mène-t-il en termes de capacité militaire ? A l’été 2000, pas
moins de quatre organismes distincts évaluaient (ou venaient d’évaluer) les
besoins européens selon les scénarios possibles.
• L’inventaire des moyens et capacités disponibles pour des missions
européennes de gestion de crise fut mis au point par l’UEO en
78
79
Philip H. Gordon, op. cit. dans note 1, p. 16.
Pour une analyse approfondie des incidences détaillées du headline goal, voir François
Heisbourg, op. cit. dans note 10, « Chapitre Six : Les critères de rendement », fondé sur
une contribution de Rob de Wijk et Maartje Rutten, pp. 86-96.
Où en est la PECSD ? 41
novembre 1998 et reporté à novembre 1999 80 . Bien que ce rapport fût
antérieur aux décisions d’Helsinki sur le headline goal, ses
recommandations anticipaient à de multiples égards certaines questions
soulevées lors de l’élaboration de cet objectif.
• L’initiative sur les capacités de défense (DCI) de l’OTAN, lancée en
avril 1999 au sommet de Washington, cherchait à identifier la capacité
globale actuelle de l’OTAN, les besoins et les lacunes (surtout du côté
européen) et les mesures permettant d’y remédier. Elle portait sur
58 domaines des capacités militaires, notamment sur l’interopérabilité
entre les Etats-Unis et l’Europe et entre Européens. Ces travaux étaient
également reliés au projet « Objectifs de force de l’OTAN 2000 ».
L’équipe travaillant à l’OTAN sur la DCI a cherché à coordonner ce
travail avec celui de l’UE sur le headline goal d’Helsinki.
• Le groupe de travail sur le headline goal (GTHG) de l’organe militaire
intérimaire a appliqué les méthodes préconisées dans le document francobritannique de février 2000 intitulé « Elaboration de l’objectif global :
matière à réflexion ». Ce document prévoyait un processus en six étapes,
partant du contexte stratégique global en passant par les principes de
planification et les scénarios d’identification de tout l’éventail des besoins
liés au headline goal.
• Le groupe de travail ad hoc UE-OTAN sur les capacités collectives (qui a
commencé ses travaux le 28 juillet 2000) avait pour objectif de
coordonner les travaux de la DCI avec ceux du GTHG. Toutefois, à
l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne connaissons pas exactement
la valeur ajoutée que ce groupe pourrait apporter en plus de celle,
implicite, des organisations existantes et du fil directeur qu’il offre aux
discussions que l’OTAN et l’UE doivent avoir sur tout un éventail de
questions.
Aucune tentative n’a été faite de combiner ces trois groupes en un seul
comité sur la planification militaire, et cela souligne bien la situation
quelque peu chaotique due à la multiplication des institutions qu’implique
l’extension des intérêts et des objectifs de l’UE dans le domaine de la
sécurité. Bien entendu, le headline goal d’Helsinki a été élaboré en bonne
80
Conseil des ministres de l’UEO, Inventaire des moyens et capacités disponibles pour
des missions européennes de gestion de crise. Recommandations visant à renforcer les
capacités européennes pour des opérations de gestion de crise, Luxembourg,
23 novembre 1999.
42 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
intelligence avec l’OTAN. Les objectifs nationaux devront être
soigneusement coordonnés avec l’OTAN pour éviter l’apparition
d’anomalies absurdes, mais faciles à imaginer81 . Il faudra garantir que les
deux comités militaires (celui de l’OTAN et celui de l’UE) élaborent des
mécanismes de coordination appropriés, par exemple en fixant d’emblée la
représentation aux réunions de chacun des deux comités ou grâce à des
réunions bilatérales régulières de leurs présidents respectifs. Rien ne sert de
réinventer la roue, mais, pour ce qui est de concrétiser le headline goal
d’Helsinki, les experts ont estimé, à la fin de l’été 2000, que les chiffres
définitifs seraient plus ou moins les suivants.
• Armée : de 200 000 à 230 000 soldats (1/3 pour le soutien logistique,
1/3 pour le combat et 1/3 pour le soutien au combat), soit quinze brigades
de service d’active, quinze en entraînement et quinze au repos ;
• Force aérienne : 300 à 350 avions comprenant huit ou neuf escadres,
complétées par 180 avions de soutien ;
• Marine : trois ou quatre groupes opérationnels comprenant environ vingt
frégates chacun (ou, pour les pays dotés de porte-avions, un groupe aérien
basé sur une plate-forme et environ quinze frégates de soutien). L’un des
problèmes de la marine est que l’équivalent maritime des « missions de
Petersberg les plus exigeantes » n’est pas encore défini 82 .
Cet objectif n’est, en fait, pas difficile à atteindre. Selon David Yost, les
chiffres bruts sont extrêmement proches de ceux annoncés par le président
Chirac en février 1996 pour une force déployable et maintenue dans la durée
en ce qui concerne la France seulement 83 . D’après les estimations de
François Heisbourg, d’ici 2002, lorsque les réformes françaises de 1996
seront totalement appliquées et que le réexamen britannique de la défense
aura déjà donné des résultats concrets, le Royaume-Uni et la France
81
82
83
Il serait ridicule (mais certainement ambitieux en l’absence d’une véritable
coordination) que l’UE charge l’Espagne, par exemple, de déployer 20 avions de
transport stratégique, et que l’OTAN demande la même chose à l’Italie.
François Heisbourg, op. cit. dans note 10, « Chapitre Six : Les critères de rendement »,
fondé sur une contribution de Rob de Wijk et Maartje Rutten, pp. 86-90. Ces chiffres
furent affinés et confirmés lors de la réunion des ministres de la défense de l’UE le
22 septembre 2000 à Ecouen, en France.
David S. Yost, « The US-European Capabilities Gap and the European Union’s
Defense Dimension », document présenté à la conférence sur The Transformation of
NATO and the Question of European Unity, University of Washington, Seattle,
mai 2000, p. 24.
Où en est la PECSD ? 43
devraient à eux seuls être capables de projeter presque 100 000 soldats
professionnels 84 . Maintenant qu’il a été officiellement annoncé que
l’Allemagne cherche à se doter de deux divisions complètes pour le combat
et sera en mesure de fournir 20 000 soldats sur le nombre total de 50 000 à
60 000 que l’UE veut avoir à sa disposition en vertu du headline goal 85 , il
devient clair que « les Etats membres de l’UE sont quasiment certains de
parvenir avec succès à leur objectif » 86 . Les étapes suivantes du processus
décisionnel qui a conduit à la définition du headline goal sont imputables au
ministre français de la Défense Alain Richard, la France assurant alors la
présidence. Le 1er juillet 2000, un séminaire eut lieu à Paris avec les
directeurs politiques, les chefs d’état-major, les directeurs nationaux des
armements et d’autres responsables des quinze pays de l’UE. Le
22 septembre, les quinze ministres de la Défense se réunirent à Paris pour
examiner la liste potentielle des forces nécessaires pour la force
d’intervention rapide envisagée. Un Conseil ministériel de l’UEO sera
organisé le 13 novembre à Marseille. Les 20 et 21 novembre, la
« Conférence de génération de forces » comprendra les Etats membres
annonçant leur contribution respective au headline goal. Les 7 et
8 décembre, le Conseil européen de Nice fera la synthèse de toutes ces
conclusions et prendra les mesures d’application nécessaires.
Les difficultés risquent de commencer lorsque l’UE devra répondre à la
question : et après ? Comment, et surtout dans quelle mesure, l’UE souhaitet-elle combler l’écart qui ne cesse de se creuser en matière de capacités entre
l’Europe et les Etats-Unis ? Cette problématique fera l’objet du Chapitre
Trois.
II.3
La question des ressources
Reste la grande – et épineuse – question des ressources, qui suscite des
prises de position très diverses. Pour certains, si l’UE ne trouve pas des
crédits substantiels (en ne se contentant pas de chercher de l’argent dans
d’autres chapitres du budget de défense), elle n’a aucune chance de jouer un
84
85
86
François Heisbourg, « Emerging European Power Projection Capabilities », document
pour le séminaire conjoint RAND/GCSP sur « NATO’s New Strategic Concept and
Peripheral Contingencies: The Middle East », Genève, 15-16 juillet 1999, pp. 6-7.
Atlantic News, n. 3213, 21 juin 2000, p. 3.
David Yost, op. cit. dans note 83, p. 22.
44 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
rôle de défense à la mesure de sa force économique et de ses ambitions
politiques 87 . Pour d’autres, en revanche, les membres de l’UE dépensent
déjà 60% de ce que les Etats-Unis consacrent à leur défense (165 milliards
de dollars contre 285 milliards), mais aspirent à ne jouer qu’un rôle de
sécurité régionale, alors que les Etats-Unis ont des responsabilités
mondiales. Dans cette optique plus optimiste, les synergies, la
rationalisation, la restructuration et les économies d’échelle devraient suffire
à donner à l’UE les forces dont elle aura besoin sans devoir pour autant
accroître ses budgets de défense 88 . Cette question a été examinée de manière
plus détaillée – et avec plus de compétence – dans d’autres Cahiers de
Chaillot publiés récemment 89 , et l’auteur n’est pas en mesure d’offrir un
jugement plus nuancé sur un dossier aussi technique et d’une telle
complexité. Néanmoins, les faits parlent d’eux-mêmes (voir tableau ciaprès : Dépenses de l’OTAN en matière de défense). Il semble pour le
moins improbable que l’UE puisse concrétiser les objectifs qu’elle s’est fixé
avec des budgets de défense qui ne cessent de diminuer – non seulement en
termes de pouvoir d’achat mais aussi en valeur absolue.
La question des ressources risque donc fort de devenir la variable la plus
importante permettant de tester le sérieux de l’objectif des Quinze de l’UE
en ce qui concerne la capacité militaire.
87
88
89
S’adressant à la Conférence des commandants de la Bundeswehr à Hamburg le
1er décembre 1999, le Secrétaire américain à la Défense, William S. Cohen, réclama –
avec beaucoup de diplomatie – un accroissement des budgets de défense en Europe
(surtout en Allemagne). Lors de la Conférence de la Wehrkunde de Munich en
février 2000, il durcit le ton en demandant où se trouvaient les ressources permettant de
mettre la rhétorique en pratique (cité dans Sloan, op. cit. dans note 1, p. 45). Peter
Rodman, directeur des National Security Programs au Nixon Centre, dispensa lui aussi
quelques compliments : « les Européens sont si réticents à accroître leurs dépenses de
défense […] qu’une véritable capacité européenne d’action militaire indépendante peut
ne pas exister avant des décennies. […] On peut donc dire que ce qui va sauver la
nouvelle entreprise européenne sera son absence de résultat », Peter W. Rodman,
« European Common Foreign, Security and Defense Policies: Implications for the
United States and the Atlantic Alliance », Testimony before the House International
Relations Committee, 10 novembre 1999, p. 2.
François Heisbourg, « Dans le contexte de l’après-guerre froide, 60 pour cent devraient
être plus que suffisants pour faire face aux situations imprévues qui se présentent à
l’intérieur de l’Europe et à sa périphérie. Après tout, il s’agit là du cinquième des
dépenses militaires mondiales ! », « La défense européenne fait un bond en avant »,
Revue de l’OTAN, printemps/été 2000, p. 9.
Stanley Sloan, op. cit. dans note 1 ; François Heisbourg, op. cit. dans note 10.
Où en est la PECSD ? 45
Dépenses de l’OTAN en matière de défense
Budgets de défense et dépenses d’acquisition des membres
d’Europe occidentale de l’OTAN et des Etats-Unis, 1995-99
(en dollars constants pour 1997)
Millions
de dollars
Europe
occidentale
Allemagne
Belgique
Danemark
Espagne
France
Grèce
Italie
Luxembourg
Norvège
Pays-Bas
Portugal
R.-U.
Sous-total
Etats-Unis
Total
Millions
de dollars
Europe
occidentale
Allemagne
Belgique
Danemark
Espagne
France
Grèce
Italie
Luxembourg
Norvège
Pays-Bas
Portugal
R.-U.
Sous-total
Etats-Unis
Total
1995
34.625
3.534
3.250
7.243
42.240
3.473
16.619
128
3.901
8.775
1.869
35.725
161.382
274.624
436.006
1995
3.969
293
406
998
7.952
1.022
1.642
3
826
1.338
140
7.334
25.923
46.251
72.174
1996
Budget de défense
1997
32.745
3.186
3.099
7.014
37.861
3.598
20.680
124
3.820
8.249
1.755
34.196
156.327
271.739
428.066
1996
3.705
217
384
1.243
7.588
1.146
2.026
7
839
1.578
263
8.189
27.185
43.332
70.517
26.641
2.806
2.726
5.942
32.711
3.648
18.237
109
3.597
6.992
1.698
35.736
140.843
257.975
398.818
Acquisitions
1997
2.956
192
339
1.012
6.465
1.146
2.100
6
906
1.324
352
8.466
25.264
42.930
68.194
1998
26.002
2.723
2.652
5.888
30.703
3.867
17.495
105
3.099
6.869
1.554
36.111
137.068
253.423
390.491
1998
3.455
203
351
781
5.620
1.287
2.394
5
773
1.581
365
9.354
26.169
43.887
70.056
1999
23.790
2.588
2.395
5.464
28.353
3.675
15.609
98
3.070
6.797
1.564
33.254
126.657
252.379
379.036
1999
3.715
183
322
744
5.242
1.273
1.905
5
691
1.380
400
8.263
24.123
47.052
71.175
46 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
L’effet net de l’énergie récemment déployée par l’UE pour établir de
nouvelles structures institutionnelles, des groupes de travail permanents ou
ad hoc et des objectifs de force a été de donner l’impression qu’un grand
bond en avant avait eu lieu depuis Saint-Malo – et surtout depuis Cologne et
Helsinki. Mais la critique faite à certains aspects de la PECSD – surtout aux
Etats-Unis – est que, indépendamment du rôle et de l’efficacité des
nouvelles institutions, cette nouvelle dynamique concerne surtout la
construction institutionnelle, assimilée, sous un angle ici négatif, à
l’« intégration européenne ». Alors que, dans cette optique, l’organisation
sérieuse d’une capacité militaire européenne piétine 90 . La réponse des
Européens à cet argument est que les institutions sont importantes puisque
c’est d’elles qu’émergera une culture européenne de sécurité capitale – bien
qu’inexistante pour l’instant. Cette culture, créée par le contact quotidien et
le travail collectif, dans la même ville, des acteurs et des décideurs en
matière de sécurité des quinze Etats membres, est un ingrédient vital non
seulement pour le processus de prise de décision, mais aussi pour garantir
que la mise en œuvre se fera comme prévu91 . A un certain point, cet aspect
fait partie d’un débat difficile mais inévitable sur la finalité ou l’objectif
ultime du projet de PECSD, sur lequel nous reviendrons. Pour nombre de
commentateurs et d’acteurs, en Europe et ailleurs, qui estiment qu’une
PECSD crédible exige la capacité institutionnelle de prendre des décisions,
les événements qui ont suivi Saint-Malo sont une preuve encourageante de
ce qui est possible entre quinze Etats souverains si les enjeux sont
considérés comme suffisamment élevés et si la volonté politique existe de
réussir. Mais, derrière l’activité apparente, certaines questions cruciales
demeurent sans réponse. Alors qu’il existe une « véritable dynamique à
Quinze » 92 , il peut également y avoir une absence de consensus sur
l’essentiel, notamment la relation entre l’UE et l’OTAN/Etats-Unis. Le
moment est venu d’examiner certaines de ces questions et de se demander
90
91
92
Exposé d’Alexander Vershbow lors du Forum transatlantique de l’IES-UEO à Paris le
18 mai 2000, voir note 60 ; Philip Gordon (article cité dans note 1) considère
également que les « Européens doivent accorder une plus grande priorité à […] leurs
capacités militaires qu’à la création de nouvelles structures institutionnelles », ibid,
p. 15.
A ce sujet, voir Gilles Andréani, « Why Institutions Matter », Survival, vol. 42, n. 2,
été 2000, pp. 81-95.
Nicole Gnesotto, « PESC et défense : comment ça marche ? », Bulletin n. 30, Institut
d’Etudes de Sécurité de l’UEO, juillet 2000, p. 1.
Où en est la PECSD ? 47
comment les quinze Etats membres se positionnent par rapport aux
différents arguments.
III.4 Les points de vue nationaux
et les chances d’une PESD « à Quinze »
Comment ces désaccords s’articulent-ils entre les quinze Etats membres ?
Des camps sont-ils apparus et les positions se sont-elles organisées autour
d’une ou plusieurs dichotomies définissables ? Ou encore différentes
coalitions se forment-elles, pour des raisons politiques et culturelles
complexes, autour de questions distinctes ? Il existe ici deux pommes de
discorde qui peuvent occasionnellement produire des alliances surprenantes.
La première est la divergence fondamentale traditionnelle entre la France et
le Royaume-Uni, principaux représentants (jusqu’à récemment) de deux
camps antagoniques : atlantistes et européanistes. La deuxième, le désaccord
entre les pays de l’Alliance (y compris la France) et les anciens neutres,
souvent appelés « post-neutres » 93 ou « Etats non alliés » 94 .
S’agissant très brièvement de ce deuxième clivage, il était clair au milieu
de 2000 que la division au sein de l’UE entre « neutres et alliés » n’était
plus aussi forte que naguère. L’Autriche, qui souhaitait jouer un rôle
croissant dans les opérations européennes de maintien de la paix,
envisageait sérieusement de présenter sa candidature à l’OTAN – surtout
parce que, grâce à son expérience du Partenariat pour la Paix (PpP), Vienne
avait fini par réaliser que la cohérence de la PECSD avec l’OTAN exigeait
des pays participants qu’ils jouent un rôle actif dans les deux95 . En 2000,
93
94
95
Gustav Gustenau, « Towards a common European policy on security and defence: an
Austrian view of challenges for the ‘post-neutrals’ », Publications occasionnelles,
Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, Paris, octobre 1999.
Voir François Heisbourg, op. cit. dans note 10, « Chapitre Deux : Ambitions
stratégiques et contexte politique », fondé sur la contribution de Tomas Ries et Alvaro
Vasconcelos, p. 15. François Heisbourg a récemment défini plusieurs groupes, allant
des « extravertis » (Grande-Bretagne, France et, de plus en plus, Italie) aux « neutres »,
mais il considère que l’écart entre les deux extrémités du spectre diminue et que « le
centre de gravité se déplace vers une acceptation de plus en plus grande du recours à la
force militaire ». François Heisbourg, « Europe’s Strategic Ambitions: The Limits of
Ambiguity », Survival, vol. 42, n. 2, été 2000, pp. 5-15.
Gustav Gustenau, op. cit. dans note 93, pp. 16-17 ; entretiens de l’auteur au siège de
l’OTAN, 30 juin 2000.
48 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
l’Irlande, pour des raisons analogues, rompant avec une tradition de
« neutralité », rejoignit le PpP. Bien que sensibles à ce type de
considération, la Finlande et la Suède, compte tenu de la situation
géostratégique particulière de la première et de la culture sécuritaire
profondément enracinée de la seconde, exclurent probablement d’envisager
une adhésion à l’OTAN dans un avenir proche. Néanmoins, les fortes
réserves exprimées dans un premier temps par les deux pays contre la
PECSD (initialement formulées de crainte surtout que l’UE ne tente
d’entreprendre des missions de défense collective selon les termes de
l’article V de l’UEO) furent progressivement levées pendant l’année 2000.
Au cours de la seconde moitié de 1999, la présidence finlandaise finit par
transcender la spécificité de ce pays et le fit objectivement participer, en
décembre 1999, aux décisions prises par sa capitale, Helsinki96 . La Suède
était, quant à elle, beaucoup moins opposée au processus de la PECSD
qu’au début de 1999 97 , même si ses inquiétudes au sujet de l’hégémonie
américaine au sein de l’OTAN firent souvent d’elle un étrange compagnon
de route pour la France lors de certaines discussions animées au COPSi et
dans d’autres instances sur les relations euro-américaines, par exemple, et le
rôle des experts de l’OTAN. En tout état de cause, la coopération de
Stockholm pour le programme « Small Ships » du PpP montre que la Suède
n’est pas non plus opposée, dans la pratique, à un rapprochement avec
l’OTAN. Comme l’a conclu récemment une étude très sérieuse à ce sujet,
« la Finlande et la Suède sont surtout influencées par le processus
d’intégration, qui inclut désormais l’intégration des politiques de sécurité et
de défense. […] Le non-alignement est actuellement mis en cause, voire
vidé de son sens, à plusieurs égards. Les non-alignés pourraient devoir à un
certain point accepter des opérations militaires sans mandat explicite des
Nations unies, des missions de combat menées dans le cadre du
rétablissement de la paix, une fusion de l’UEO et de l’UE et un rôle accru
du Haut Représentant en ce qui concerne la politique étrangère de l’Union.
96
97
Le 6 juillet 2000, lors du colloque des Chaires Jean Monnet sur « La Conférence
intergouvernementale 2000 et au-delà » tenu à Bruxelles, le professeur Esko Antola, de
la Turku University (Finlande), commenta l’ironie du sort voulant que, la première fois
que l’Europe pensait sérieusement à adopter une force militaire « musclée », il fallait
que cette force porte le nom d’Helsinki, la capitale d’un pays qui avait toujours
recherché des approches différentes du maintien de la paix et s’était toujours refusé à
toute association avec le militarisme.
Intervention de Gunilla Herolf (Swedish Institute of International Affairs, Stockholm)
au colloque, « La Présidence Française de l’Union européenne », Paris, 23 juin 2000.
Où en est la PECSD ? 49
Ils sont, en outre, impliqués dans le développement de forces armées plus
compatibles » 98 .
Dans ce contexte, la situation particulière du Danemark doit être mise en
perspective. Ce pays a obtenu une dérogation vis-à-vis des décisions du
Traité d’Amsterdam concernant la PESC/PECSD, qu’il a continué de faire
valoir pendant les réunions du Conseil de l’UE à Helsinki et à Feira. En
quelques mots, le Danemark n’est même pas favorable aux tentatives de
l’UE de créer une capacité de défense autonome, laquelle devrait, à son avis,
rester sous la seule compétence de l’OTAN. Les Danois pensent que l’UE
devrait se concentrer sur les approches civiles du maintien de la paix et de la
résolution des conflits et s’opposent (66% selon certains sondages) à ce que
l’Europe se dote de sa propre capacité militaire 99 . Bref, la contribution des
« non-alliés » ou « post-neutres » à la mise en œuvre de la PECSD
s’attachera probablement moins à la dichotomie atlantiste/européaniste
résiduelle qu’à l’équilibre général en matière de politique étrangère et de
sécurité de l’UE entre les instruments militaires et non militaires. C’est une
position qui trouve également un large écho en Allemagne et parmi les
mouvements gauchisants et écologistes de la plupart des pays. Le Conseil de
l’UE à Feira donna pour finir le feu vert au développement des aspects civils
de la gestion des crises et du maintien de l’ordre 100 . L’une des principales
distinctions entre les approches Etats-Unis/OTAN de la sécurité collective et
les approches susceptibles d’être adoptées par la PECSD de l’UE est le rôle
des instruments non militaires, civils et autres, dans l’action humanitaire, les
opérations de secours, l’aide aux réfugiés et aux personnes déplacées, les
opérations de paix, le maintien de la paix, la diplomatie préventive, la
surveillance et toute sorte d’autres missions. C’est justement le type de
missions que de nombreux petits Etats de l’UE et/ou anciens pays neutres
98
99
100
Hanna Ojanen, Participation and Influence: Finland, Sweden and the post-Amsterdam
development of the CFSP, Occasional Papers n. 11, Institut d’Etudes de Sécurité de
l’UEO, Paris, 2000, p. 25.
Intervention du Professeur Eric Beukel, University of Southern Denmark (Odense) lors
du colloque des Chaires Jean Monnet sur « La Conférence intergouvernementale 2000
et au-delà », tenu à Bruxelles (6 et 7 juillet 2000).
Conseil européen de Santa Maria da Feira, Conclusions de la présidence, appendice 3 :
« Etude des objectifs concrets des aspects civils de la gestion des crises » et
appendice 4 : « Objectifs concrets relatifs à la police » .
50 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
sont parfaitement à même d’entreprendre101 . Ces activités suscitent toute
l’attention du Commissaire aux relations extérieures Chris Patten, qui est
déterminé à tirer le meilleur parti possible de ces instruments et, se faisant, à
promouvoir l’engagement de la Commission dans l’élaboration de la
PECSD102 . Chacun à leur manière, les anciens «neutres » ont donc donné
une impulsion collective au débat global de l’UE sur la spécificité de la
politique de sécurité, une dynamique civile considérée avec une certaine
bienveillance dans les quinze Etats membres.
Tout en parrainant conjointement le processus de Saint-Malo, la GrandeBretagne et la France ont continué d’incarner l’antagonisme
atlantisme/européanisme qui a toujours caractérisé leurs relations de
sécurité, même si le fossé a été en partie comblé, en 1999-2000, par
l’avancée significative de la France en direction de l’OTAN et par celle du
Royaume-Uni vers l’Europe. Les autres pays se situaient quelque part entre
ces deux positions. Les partenaires les plus atlantistes de la GrandeBretagne étaient les Pays-Bas (qui, très réticents, ne commencèrent à
accepter en partie la logique européenne de l’initiative Blair que sous la
pression britannique), le Portugal et le Danemark, lequel était, comme nous
l’avons vu, motivé davantage par la crainte d’une intégration de la défense
européenne que par une attirance particulière pour l’OTAN. L’Italie était
également un appui possible pour la position atlantiste mais elle le fit
discrètement et sans grand enthousiasme. Grosso modo, ce groupe de pays
acceptait la nécessité d’une PECSD comme prix à payer pour garantir la
survie de l’Alliance atlantique. La leçon qu’ils semblaient avoir tirée des
événements de la première moitié du XXème siècle était que les Etats-Unis
devaient continuer d’être étroitement associés aux structures européennes de
sécurité. Si le Royaume-Uni avait été convaincu que l’avenir de l’OTAN
dans l’après-guerre froide était garanti, le processus de Saint-Malo n’aurait
peut-être jamais eu lieu. D’une manière générale, les considérations visant à
garantir les intérêts de l’OTAN (jugés cohérents avec les intérêts de
l’ensemble de la sécurité européenne) eurent plus d’importance dans la
pensée atlantiste que celles sur l’intégration européenne de défense en soi.
Certains pensent toutefois que le Royaume-Uni de Tony Blair a manifesté, à
101
102
Voir, à ce sujet, Hans Gärtner, « European Security: a small state perspective », dans
Simon Duke (dir.), Between Vision and Reality: CFSP’s Progress on the Path to
Maturity, EIPA, Maastricht, 2000, pp. 91-115.
Chris Patten, « A European Foreign Policy: Ambition and Reality », conférence à
l’IFRI (15 juin 2000) et au RIIA (16 juin 2000).
Où en est la PECSD ? 51
l’aube du deuxième millénaire, plus d’enthousiasme à l’égard des
dimensions strictement européennes de la défense et de la sécurité que
certains « petits » pays atlantistes, que l’idée de renoncer au leadership
américain pour une direction française, allemande ou britannique a toujours
rebutés.
A l’opposé, la France était convaincue depuis cinquante ans que le principal
enseignement des deux guerres mondiales et de la guerre froide était que
l’Europe ne devait pas continuer de dépendre de l’allié américain pour sa
sécurité et qu’elle devait se doter de ses propres structures dans ce domaine.
Cette prise d’autonomie devait néanmoins se faire en étroite coordination
avec l’OTAN et Washington qui, même sans être autorisés à mener
vraiment la barque, demeuraient des alliés indispensables aux yeux des
Français. Dans une certaine mesure, ces deux positions étaient, en 2000, une
sorte de retour en arrière au sens où : a) la défense collective (article 5)
n’était considérée comme prioritaire sur aucun agenda politique ; b) la
sécurité collective (Petersberg) était une question prioritaire de l’UE ; c) les
Etats-Unis avaient encouragé les Européens à développer leur propre
capacité ; et d) l’UEO était universellement reconnue comme une instance
d’une utilité fort limitée à cet égard. Quoi qu’il en soit, la Grande-Bretagne
et la France avaient encore tendance à juger la plupart des questions en
fonction de leurs liens respectifs avec une approche plutôt atlantiste ou
plutôt européaniste. Ainsi, pendant les discussions délicates tenues par les
planificateurs de sécurité et les responsables politiques tout au long de
l’année 2000 sur le dialogue institutionnel UE-OTAN, la participation à la
PECSD des alliés de l’OTAN non membres de UE, la définition de
scénarios de crise réalistes, les arrangements « Berlin plus », le recours aux
experts de l’OTAN et les procédures de planification, les deux co-sponsors
de la déclaration de Saint-Malo s’opposèrent plus d’une fois sur des aspects
majeurs de la mise en œuvre103 . Au cours de ces échanges de vue, la France,
convaincue que les Etats membres de l’UE devaient être prêts à agir de
manière autonome – intellectuellement et concrètement – afin de forger une
PECSD véritablement européenne (au lieu de s’en remettre
systématiquement aux experts et aux moyens de l’OTAN), fut poliment et
attentivement écoutée par ses quatorze partenaires, certaines nations comme
la Suède et, parfois, la Belgique lui offrant même un soutien mesuré. Mais,
103
Jolyon Howorth, « Britain, France and the European Defence Initiative », Survival,
vol. 42, n. 2, été 2000, pp. 33-55.
52 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
pour finir, lorsqu’il fallut prendre une décision pour faire avancer les choses,
le Royaume-Uni, resté fidèle à ses principes atlantistes, fut suivi par les
treize autres partenaires, et Paris se retrouva isolé. A ce stade, parce que la
France avait, depuis si longtemps, appelé la PECSD de ses vœux, le délégué
français acceptait généralement des « compromis » remarquablement
proches de la position britannique. Il faut ajouter toutefois que les Français
se satisfaisaient habituellement de ce compromis, qui était toujours très
voisin de ce qu’ils avaient souhaité obtenir au départ.
La France se contentait, en outre, de ce modus vivendi car elle privilégiait
l’objectif stratégique à long terme plutôt que des résultats concrets à court
terme. A l’inverse, la plupart des Etats membres de l’UE s’attachèrent,
pendant la seconde moitié de 2000, aux objectifs spécifiques (institutionnels
et militaires) fixés à Cologne et à Helsinki. Se limitant à co-sponsoriser les
projets immédiats (mise en œuvre du headline goal d’ici 2003), la France
avait des aspirations beaucoup plus ambitieuses concernant l’amélioration
des capacités sur le long terme. Le « plan d’action » suggéré par le président
Chirac en juillet 1999 exigeait toute une série d’améliorations, notamment
une chaîne de commandement intégralement européenne, la
multinationalisation de l’état-major conjoint permanent français et
britannique existant, un service de renseignement autonome, la projection de
puissance ainsi que des capacités C4I, et l’établissement d’une base
technologique et industrielle de l’armement 104 . Il est intéressant de comparer
les deux documents publiés par les ministères français et britannique de la
défense sur les « leçons du Kosovo » 105 . Là où les Britanniques s’intéressent
surtout au renforcement des moyens existants, les Français insistent
systématiquement sur la nécessité de faire un effort spécifique partout où
l’écart est trop grand entre l’Europe et les Etats-Unis. Pour le Royaume-Uni,
si cette approche plus ambitieuse est réellement ce dont l’UE a besoin, elle
104
105
Présidence de la République, Plan d’action sur la défense européenne, juillet 1999.
Voir également les remarques du ministre de la Défense Alain Richard à l’université de
Georgetown, 23 février 2000.
Ministère français de la Défense, Premiers enseignements des opérations au Kosovo,
séminaire du 21 juin 1999 (également disponible en vidéo) ; Lessons from Kosovo:
Analyses and References, novembre 1999. Kosovo : Lessons from the Crisis, Cm 4724,
HMSO (Her Majesty’s Stationery Office), Londres, juin 2000. Il est significatif de
constater que le texte français est beaucoup plus proche de l’éventuel équivalent
américain (ministère de la Défense, Report to Congress. Kosovo/Operation Allied
Force. After Action Report, 31 janvier 2000) en ce qui concerne le détail des armes très
sophistiquées et l’enseignement à tirer du secteur de l’acquisition.
Où en est la PECSD ? 53
doit être négociée dans le cadre d’un dialogue structuré avec les Etats-Unis.
Son scénario préféré est celui dans lequel l’UE jouerait le rôle de
« consommateur intelligent des ressources militaires de l’OTAN » 106 . C’est
un concept qui a étonné de nombreux Français s’occupant de la sécurité car
il implique que l’OTAN est une organisation « neutre ». Vu de Paris, il est
également surprenant que les Britanniques n’aient pas été plus sensibles aux
arguments français selon lesquels il est impossible de considérer l’OTAN
comme une organisation neutre 107 . Assurant la présidence de l’UE, la France
avait l’occasion toute trouvée de soulever la question des « moyens
stratégiques » (surtout C4I, renseignement, transport stratégique,
planification) et de promouvoir cet objectif à long terme au tout début du
processus de planification108 .
Sur ce point, la France pourrait raisonnablement compter sur l’appui
politique de certains autres Etats membres de l’UE, même si aucun d’entre
eux n’est disposé à ce stade à s’attaquer aux incidences budgétaires ou aux
conséquences pratiques d’une telle ambition stratégique. L’Allemagne est
essentielle pour l’élaboration de la PECSD. Elle est dotée d’une armée
professionnelle de 116 000 soldats, la force terrestre européenne la plus
importante de l’OTAN, occupe une position géostratégique clé sur le
continent, arrive, avec un budget de défense de 24 milliards de dollars, en
septième position mondiale et joue à tous les égards un rôle crucial pour la
réussite du projet. Elle a procédé récemment à trois réexamens de la
défense, avec des recommandations quelque peu contrastées mais grosso
modo compatibles 109 . Malgré un budget de défense qui continuait de
décroître en 2000, l’Allemagne a clairement affirmé que l’Europe devait
pouvoir déployer tout l’éventail des moyens stratégiques dont ne disposent
actuellement que les Etats-Unis 110 . En particulier, les trois réexamens
106
107
108
109
110
Ministère britannique de la Défense, document à vocation politique : « European
Defence and the European Defence and Security Identity ».
Entretiens au ministère français de la Défense et au Quai d’Orsay, février à avril 2000.
Le Général Jean Michel, chef de la Division Euro-Atlantique de l’état-major français,
axa en partie sur cette approche sa présentation du headline goal au séminaire francobritannique de l’IFRI le 28 juin 2000.
Les rapports Weizsäcker, Kirchbach et celui du ministre de la Défense Scharping sont
analysés dans Klaus Becher, « Reforming German Defence », Survival, vol. 42/3,
automne 2000, pp. 164-168.
Document non publié présenté à la Commission politique de l’UE le 28 octobre 1999 ;
au sommet franco-allemand de Mayence, les deux pays se sont finalement entendus sur
le lancement maintes fois reporté du programme européen de satellites radars. Selon
54 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
effectués récemment exigent une augmentation des capacités allemandes en
matière de transport stratégique, de renseignement et de C4. Les porteparole et les commentateurs allemands n’ont eu aucun problème à parler
ouvertement de la nécessité d’une « armée européenne », un terme que, pour
des raisons politiques, la plupart des chefs de gouvernement ont préféré ne
pas utiliser. La principale tension au sein du débat allemand oppose ceux qui
(Weizsäcker) estiment que ces structures de force devraient être largement
professionnalisées et reconfigurées afin de répondre en priorité aux missions
de Petersberg et ceux qui (Scharping) croient au maintien de la conscription
et d’une capacité de défense collective. La position allemande sur la PECSD
est indissociable de sa politique générale sur l’intégration européenne.
Berlin voit cette politique d’un bon oeil dans la mesure où elle pourrait
contribuer à créer une Europe plus intégrée, sinon fédérale111 . Toutes les
recommandations concernant la restructuration des forces armées
allemandes font état de l’habitude de travailler ensemble et soulignent le
caractère incontournable d’une force européenne intégrée. Les leçons du
Kosovo ont peut-être inquiété les responsables politiques allemands à
propos de l’usage futur de la Luftwaffe au combat (notamment en l’absence
d’un mandat explicite des Nations unies), et à nouveau fait pencher le débat
interne en faveur de la prévention des conflits et de la gestion civile des
crises ; mais l’Allemagne, tout en demeurant un allié fiable des Etats-Unis,
continuera de faire pression pour l’intégration d’une capacité de défense
européenne. Quoi qu’il en soit, la principale question demeure celle des
ressources et, selon une récente analyse, « à moins que le budget de défense
n’augmente de 10%, soit de 4 à 5 milliards de DM par an, les réformes
annoncées ne pourront avoir lieu » 112 . Pour conclure, malgré le rôle capital
du nouveau partenariat franco-britannique, « rien d’important ne sera
réalisé » si Berlin n’y est pas associé 113 .
111
112
113
Hanns Maull, l’Allemagne fournira un solide appui politique aux progrès de
l’intégration de sécurité et de défense même si sa contribution budgétaire est loin de
répondre aux attentes : Hanns W. Maull, « Germany and the Use of Force: Still a
‘Civilian Power’ ? », Survival, vol. 42, n. 2, été 2000, pp. 56-80.
Hanns W. Maull, ibid., p. 73.
Klaus Becher, op. cit. dans note 110, p. 167.
Philip H. Gordon, « Franco-German Security Cooperation in a Changing Context »,
document présenté à la conférence sur Franco-German Relations and European
Integration: a Transatlantic Dialogue, American Institute for Contemporary German
Studies, Washington, DC, 16 septembre 1999, p. 78.
Où en est la PECSD ? 55
L’Espagne, membre de l’Eurocorps depuis 1994, elle aussi favorable à une
capacité militaire européenne crédible, a rapidement opté pour la
professionnalisation de ses forces armées, en plaçant néanmoins la priorité
budgétaire sur l’équipement plutôt que sur le personnel. Ces deux
ambitions, inscrites dans la même enveloppe budgétaire, n’étaient pas
vraiment complémentaires, compte tenu du niveau particulièrement bas du
budget de défense de l’Espagne (1,3% du PIB) par rapport aux autres pays
de l’UE114 . La rhétorique était donc, comme en Allemagne, en complet
décalage avec la réalité financière. Quant à l’Italie, traditionnellement
méfiante à l’égard des initiatives françaises relatives à la défense, elle a
toujours refusé de rejoindre l’Eurocorps. Alors qu’à la Farnesina, la
tendance était plutôt pro-Europe, le ministère de la Défense, composé
essentiellement de personnel militaire, n’avait d’yeux que pour l’OTAN.
Géographiquement proche des deux principales zones de crise européennes
– les Balkans et la Méditerranée –, l’Italie, aujourd’hui un contributeur
majeur aux opérations de maintien de la paix, arrive en deuxième position
derrière la France pour l’ensemble des Balkans. Après avoir, dans un
premier temps, bouleversé le monde italien de la défense, l’initiative Blair,
fut progressivement perçue comme un moyen par lequel Rome pourrait
finalement concilier ses instincts sécuritaires atlantistes et ses aspirations
politiques européennes. Surtout, l’Italie utilisa la PECSD comme un moyen
de réformer l’armée, de restructurer, voire d’augmenter, le budget de
défense et, en général, de promouvoir des changements qui auraient été
autrement très difficiles sur le plan politique 115 . La Grèce est elle aussi
passée (surtout depuis le Kosovo) d’une position initialement centrée sur
l’OTAN à une attitude plus ouverte aux avantages de l’intégration
européenne. Une évolution analogue peut-elle être décelée aux Pays-Bas,
qui ont toujours eu l’approche atlantiste la plus cohérente et la plus ferme ?
L’accord bilatéral conclu avec la France en matière de coopération navale a
montré que La Haye se méfie moins désormais des initiatives venant de
Paris 116 . En résumé, les différents débats sur la PECSD n’ont pas permis de
114
115
116
Ministre espagnol de la Défense, Eduardo Serra Rexach, « A Security Agenda for
Europe and North America: a Spanish View », document présenté à la Conférence du
RUSI, Londres, 8 mars 1999, p. 4.
Antonio Missiroli, « Italy », dans R. Whitman et I. Manners (dir.), The Foreign
Policies of the EU Member States, Manchester University Press, Manchester, 2000.
Alfred van Staden, « The Netherlands », dans Jolyon Howorth and Anand Menon
(dir.), The European Union and National Defence Policy, Routledge, London, 1997,
pp. 87-104.
56 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
définir des « camps » précis. Chaque pays a adopté une position sur chaque
problème particulier, combinant des intérêts nationaux réalistes ou
rationnels, ses spécificités historiques et institutionnelles, les valeurs et
normes culturelles liées à son histoire et à son tissu social. Il est impossible
et, de toute façon, déplacé de tenter de mettre ces pays dans des « camps » –
mis à part la dichotomie très simpliste entre européanistes et atlantistes
définie par le couple franco-britannique.
Aussi importantes soient les contributions des autres Etats membres de l’UE
(notamment l’Allemagne), le sort de la PECSD au tournant du millénaire est
surtout entre les mains des Britanniques et des Français. Comme nous
l’avons vu, malgré Saint-Malo, ces deux pays continueront de représenter
les deux points de vue les plus extrêmes. Le Royaume-Uni pense
probablement que les aspirations françaises d’autonomie stratégique sur le
long terme ne sont pas réalisables. La perspective en est, de toute façon, si
éloignée que personne, à Whitehall, ne s’en inquiète outre mesure. Pour le
Royaume-Uni, il importe que Paris accepte de coopérer dans l’immédiat
pour mettre en œuvre les évolutions concrètes jugées cruciales à Londres
pour l’Europe et l’Alliance Atlantique. L’approche britannique est surtout
tactique et ne dépasse probablement pas le moyen terme. La France a
habituellement une stratégie à plus long terme, qui, dans ce cas, cherche à
entraîner le Royaume-Uni dans un processus dont il craint de ne pas pouvoir
se dégager ultérieurement. Depuis Saint-Malo, les deux parties ont agi
comme si elles étaient liées par un contrat de mariage en vertu duquel
Londres acceptait de ne pas soulever la question de la réintégration de la
France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN et Paris de ne pas
forcer le Royaume-Uni à choisir entre l’Europe et les Etats-Unis. Le temps
seulement dira si ces positions, et leurs éventuelles implications pour les
relations euro-américaines, seront compatibles. Pour l’instant, les deux
parties ont décidé de se concentrer sur le court terme, sachant que les
désaccords susceptibles d’apparaître ultérieurement peuvent être mis de côté
dans l’intérêt d’un accord immédiat sur les questions fondamentales.
Les différences d’emphase sur le court terme étaient surtout rhétoriques. La
France était beaucoup plus disposée que le Royaume-Uni à parler
positivement des impératifs de la PECSD et n’hésitait pas à évoquer les
« doubles emplois nécessaires » des moyens militaires 117 . Dans la foulée de
117
Entretiens au ministère de la Défense et au Quai d’Orsay, 1999-2000.
Où en est la PECSD ? 57
Saint-Malo, les officiels français considérèrent sans problème la PECSD
comme faisant partie d’un processus devant conduire, un jour, à une
véritable autonomie européenne au sens propre du terme 118 . De leur point de
vue, l’objet de l’exercice n’est pas de diminuer l’influence américaine mais
de rééquilibrer l’Alliance afin d’accroître sa force globale 119 . L’approche
britannique fut, dans un premier temps, très différente. Le discours
accompagnant Saint-Malo soulignait le refus de ce que Madeleine Albright
avait appelé les « trois D » (inacceptables) : découplage, duplication et
discrimination120 . L’optique changea après le Kosovo. A partir de la
deuxième moitié de 1999, les déclarations de Whitehall se caractérisent par
un ton plus constructif et l’ex-secrétaire britannique à la Défense George
Robertson suggéra, en novembre 1999, de remplacer les « trois D » de Mme
Albright par « trois I » plus positifs : indivisibilité de l’Alliance, capacités
européennes améliorées (en anglais : improved), participation de tous les
partenaires (en anglais : inclusiveness) 121 . Les hauts fonctionnaires
britanniques parlèrent rarement de « rééquilibrage » de l’Alliance, mais
insistèrent sur le fait que la PECSD devrait conduire à un «renforcement »
de l’OTAN 122 . Au sommet franco-britannique de Londres du
25 novembre 1999, Tony Blair et Jacques Chirac s’écartèrent chacun de leur
voie habituelle pour dire qu’ils affirmaient la même chose123 . La déclaration
118
119
120
121
122
123
Entretiens avec des hauts fonctionnaires du ministère de la Défense et du Quai d’Orsay,
avril et mai 1999.
Un exemple typique de ce point de vue, qui revient régulièrement dans tous les
discours français, est le commentaire du ministre de la Défense Alain Richard lors du
sommet franco-allemand du 30 novembre 1999, selon lequel l’émergence d’un
véritable pilier européen de défense aidera l’Alliance à mieux s’adapter aux besoins des
nouvelles missions – et à la rendre plus forte parce que plus équilibrée. Voir Craig R.
Whitney, « French Say Arms Plan Finally Makes Europe a Player », New York Times,
12 décembre 1999.
Madeleine K. Albright, « The right balance will secure NATO’s future », Financial
Times, 7 décembre 1998. La « discrimination » fait référence au statut de « seconde
classe » au sein des nouvelles structures institutionnelles de l’UE pour les membres de
l’OTAN n’appartenant pas à l’UE.
Lord Robertson, « L’OTAN au deuxième millénaire », Revue de l’OTAN, n. 4, 1999,
p. 6.
Chris Patten : « Une coopération accrue ne peut que renforcer la composante
européenne de l’Alliance, elle ne l’affaiblit pas », cité dans Craig R. Whitney,
« Americans Alarmed Over European Union’s Defense Plan », New York Times,
11 octobre 1999 ; George Robertson, « More Europe does not mean less United States,
it means a stronger NATO », Reuters wire, 25 novembre 1999.
Tony Blair : « Il ne s’agit […] en aucune manière de remplacer l’OTAN ou d’entrer en
concurrence avec elle. […] Il s’agit d’accroître l’efficacité et les capacités militaires de
58 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
du sommet soulignait que les nouveaux plans contribueraient de façon
directe et substantielle, à la vitalité d’une Alliance atlantique rénovée, par
l’établissement d’un partenariat plus fort et plus équilibré 124 . La vision
britannique précise de ce que devrait être à terme la force de l’UE n’est pas
un sujet dont on parle ouvertement à Whitehall.
Cette question sera pourtant déterminante pour la PECSD. Si l’autonomie
doit avoir un sens, elle doit, semble-t-il, signifier la capacité pour l’UE
d’envisager un choix politique entre conduire une mission sans recourir aux
moyens de l’OTAN/Etats-Unis, et la mener en association avec les EtatsUnis et l’OTAN. Pour la France, ce choix devrait être surtout politique :
indépendamment de sa capacité militaire, l’UE souhaite-t-elle traiter cette
crise seule ou en association avec les Etats-Unis ? C’est une vraie question.
A l’heure actuelle, toutefois, la problématique – et l’ambition – est
seulement rhétorique : si une crise survient, la seule chose qui compte est de
savoir quelles forces militaires sont disponibles pour y répondre – et il est
peu probable, au moins pour les dix prochaines années, qu’elles soient
purement européennes. Quoi qu’il en soit, la France n’est pas seule à penser
qu’à terme (dix, quinze, vingt ans ?), l’Europe aura développé des capacités
militaires suffisamment élaborées pour pouvoir fournir une réponse
appropriée à, par exemple, une crise au Kosovo sans avoir recours aux
moyens de l’OTAN ou des Etats-Unis 125 . A ce stade, le choix peut devenir
politique au sens strict du terme : tout en étant capable de traiter une crise
avec ses propres moyens militaires, l’UE pourrait décider, pour des raisons
politiques, d’impliquer les Etats-Unis (dans la mesure où ceux-ci sont
d’accord). Mais elle ne serait en mesure de prendre cette décision que si elle
possède les moyens le lui permettant. Le Royaume-Uni serait-il prêt à
soutenir de telles ambitions ? C’est une question que Londres élude
soigneusement pour l’instant mais il lui faudra très prochainement se
prononcer. Le jour viendra où les Britanniques ne pourront plus éviter de se
124
125
l’Europe de façon à renfocer et à compléter l’Alliance de l’OTAN». Jacques Chirac :
« Les dispositions que nous avons prises n’ont absolument aucune conséquence
négative, naturellement, sur l’OTAN. Je vais plus loin, elles renforcent l’OTAN en
réalité. […] J’ajoute que la France n’a jamais eu l’intention de saper ou d’affaiblir
l’OTAN ». Conférences de presse tenues après le sommet.
Déclaration conjointe des gouvernements britannique et français, paragraphe 3.
Le rapport « Strategy for Action » publié par la Bertelsmann Foundation envisage une
évolution similaire : Venusberg Group, Enhancing the European Union as an
International Actor, Bertelsmann Foundation, Gütersloh, 2000, 80 pages.
Où en est la PECSD ? 59
prononcer sur le dilemme qu’ils ont toujours voulu éviter : choisir entre
l’Europe et les Etats-Unis. Cette dichotomie est à la base de la plupart des
difficultés rencontrées par les responsables politiques pour la formulation de
la PECSD.
II.5
Les obstacles sur la route de Feira… et de Nice… ?
Les difficultés rencontrées pendant les six mois de la présidence portugaise
(janvier-juin 2000) et pendant la présidence française (juillet à
décembre 2000) étaient, pour la plupart, liées à la question fondamentale de
la nouvelle relation structurelle entre l’UE et l’OTAN/Etats-Unis.
1. Un dialogue structuré entre l’OTAN et l’UE sur les futures relations
entre ces deux principaux organes assumant désormais une responsabilité
conjointe pour la sécurité européenne a été difficile à organiser. Pendant la
seconde moitié de 1999, les hauts fonctionnaires américains ont insisté pour
que soient ouvertes des discussions officielles entre l’OTAN et l’UE,
fondées sur la proposition formulée dans le communiqué du sommet de
Washington d’avril 1999, selon lequel « l’OTAN et l’UE devraient assurer
l’établissement entre elles d’une consultation, d’une coopération et d’une
transparence effectives, en mettant à profit les mécanismes qui existent déjà
entre l’OTAN et l’UEO »126 . Politiquement, le Royaume-Uni (avec une
nette majorité de membres de l’OTAN) considérait de telles discussions –
que devait normalement conduire, du côté de l’Alliance, le groupe de
coordination politique 127 – complètement rationnelles et absolument vitales.
Toutefois, dès la fin de 1999 jusqu’en avril 2000, ces pays se heurtèrent au
refus de la France d’engager un tel processus avant la consolidation de la
base institutionnelle de la PECSD. Paris craignait que la force monolithique
de l’OTAN n’oblige la PECSD balbutiante à adopter des structures, des
procédures et des politiques qui seraient indûment influencées par
Washington et donc susceptibles de reproduire la pratique de l’OTAN. Pour
des raisons totalement opposées, la Turquie refusa elle aussi que soient
126
127
Communiqué du sommet de Washington, Communiqué de Presse NAC-S(99)64,
OTAN, 24 avril 1999.
Ce groupe, composé des adjoints des représentants permanents et de leurs homologues
militaires, se réunit dès lors qu’il en existe un besoin spécifique.
60 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
tenues de telles discussions 128 . Pendant les trois premiers mois de 2000, les
membres les plus atlantistes de l’UE donnèrent régulièrement l’impression
de perdre patience alors que la France ne semblait pas prête à renoncer à son
veto sur les contacts officiels entre l’OTAN et la PECSD embryonnaire 129 .
C’est un compromis franco-britannique qui permit une avancée à ce sujet
lors de la réunion du Comité politique de l’UE le 19 avril 2000, lorsque les
Etats membres de l’UE s’entendirent sur un programme de lancement du
dialogue global UE-OTAN 130 . Des discussions régulières, mais provisoires,
commencèrent sur le thème de la coopération en juillet 2000. L’UE
proposait la création de quatre groupes de travail ad hoc ; 1) capacité
militaire ; 2) questions de sécurité – bâtiments, information et documents ;
3) transfert des moyens de l’OTAN à l’UE (« Berlin plus ») ;
4) arrangements permanents de consultation entre les deux organisations.
Vu le besoin des trois premiers groupes et l’existence du quatrième (qui,
contrairement aux autres, n’a tenu sa première réunion qu’à la fin de
septembre 2000), peu de chose avait été décidé sur le fond. L’essentiel
restait à faire131 .
2. A de nombreux égards, la question la plus difficile était la place au sein
des nouvelles structures institutionnelles de la PECSD que devaient occuper
les nations européennes de l’OTAN non membres de l’UE (Norvège,
Islande, Pologne, Hongrie, République tchèque et Turquie – désormais
appelées « les Six ») ; mais aussi les neuf candidats à l’adhésion à l’UE non
membres de l’OTAN (Lettonie, Lituanie, Estonie, Bulgarie, Roumanie,
Slovaquie, Slovénie, Malte et Chypre). La question de la « discrimination »
contre les alliés de l’OTAN non UE avait été ostensiblement une raison
majeure du veto britannique de 1997 à l’égard de la fusion UE-UEO. Le
128
Les objections de la Turquie concernaient ce qu’elle percevait comme des
arrangements inappropriés au sein de l’UE afin d’impliquer les membres de l’OTAN
non UE. Voir Ian Black, « Veto threat to EU force: Turks’ warning hits plans », The
Guardian, 21 juin 2000.
129
Selon certaines sources OTAN, même des dîners informels à Bruxelles entre les deux
parties étaient hors de question. Les seuls contacts officiels jugés acceptables étaient les
déjeuners de travail tous les 15 jours entre George Robertson et Javier Solana.
130
Atlantic News, n. 3201, 5 mai 2000, p. 2; Conclusions de la Présidence, Conseil
européen de Santa Maria da Feira, 19 et 20 juin 2000, Appendice 2.
131
Par exemple, la création éventuelle d’un conseil de consultation UE-OTAN se réunissant
régulièrement afin de définir des critères de complémentarité et d’exercice de
l’autonomie. Venusberg Group, Enhancing the European Union, op. cit. dans note 126,
p. 35
Où en est la PECSD ? 61
Communiqué de Washington d’avril 1999 affirmait que l’OTAN attache
« la plus haute importance à veiller à ce que les Alliés européens nonmembres de l’UE soient associés aussi pleinement que possible à des
opérations de réponse aux crises dirigées par l’UE, sur la base des
arrangements de consultation existant au sein de l’UEO ». Comme pour la
déclaration de Washington sur les relations OTAN-UE (ci-dessus), la
question des acquis de l’OTAN-UEO est devenue problématique avec
l’engagement d’un dialogue OTAN-UE. Il est bien entendu logique
d’adopter autant d’acquis OTAN-UEO que possible, mais il est clair que
l’UE est un organe très différent de l’UEO et ne pouvait simplement pas
accepter l’acquis existant comme la meilleure formule pour un dialogue
structuré entre les deux instances. Le Royaume-Uni, appuyé par les PaysBas, le Portugal et d’autres membres atlantistes de l’UE, insistèrent dès le
départ pour que les Six participent aux réunions du nouveau Comité
militaire de l’UE de manière permanente, bien qu’à titre d’observateurs, et
pour que le Comité politique et de Sécurité se réunisse régulièrement avec
les Six, éventuellement une fois par mois, afin de garantir une transparence
politique. Cela reflétait clairement la position atlantiste selon laquelle la
dimension militaire de la PECSD de l’UE devrait toujours privilégier la
référence à l’OTAN. Etait également reconnue l’évolution radicale qui
menaçait le statut des Six, lesquels avaient, pendant plusieurs années,
participé activement aux mécanismes décisionnels de l’UEO, alors que les
quatre pays neutres n’y avaient joué aucun rôle. Ces rôles allaient
maintenant s’inverser, les neutres devenant membres à part entière de tous
les comités de la PECSD, et les Six risquant de rester à la porte. De plus,
selon cette optique, les Six devaient participer d’emblée à la planification
militaire, même pour une opération militaire dirigée par l’UE puisqu’ils
étaient automatiquement impliqués si cet exercice se soldait par un échec et
si l’OTAN se voyait alors contrainte de prendre les choses en main,
éventuellement selon les termes de l’article 5132 . En réalité, ces arguments
s’appliquaient également, de manière encore plus aiguë peut-être, aux EtatsUnis et au Canada. Alors que l’ensemble du « dialogue » UE-OTAN tendait
à être une négociation entre l’UE et les Etats-Unis, le Canada, qui
132
Pour une déclaration de soutien particulièrement complète et argumentée en ce qui
concerne l’implication la plus grande possible des Six, voir Assemblée de l’Union de
l’Europe occidentale (46ème Session), Document 1690, Les membres associés de l’UEO
et la nouvelle architecture de la sécurité européenne, Rapport présenté au nom de la
Commission politique par MM. Martinez Casãn et Adam Czyk, rapporteurs,
9 mai 2000, 12 pages.
62 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
commençait à se sentir de plus en plus isolé, eut de bonnes raisons (que
justifiait son importante participation aux opérations sécuritaires
européennes) d’être admis aux discussions avec les membres européens de
l’OTAN non membres de l’UE133 . Sans mettre en cause la validité de ces
arguments, la France, occasionnellement appuyée par un ou deux autres
pays, insista sur le principe selon lequel, la PECSD étant un projet UE, il
fallait, lorsque l’on considérait la participation d’un pays tiers, tenir des
discussions politiques avant tout avec les pays candidats à l’Union. Cette
priorité concernait bien entendu quatre des Six, ainsi que neuf autres
pays 134 . La Norvège et l’Islande n’étaient toutefois pas concernées. Du point
de vue « européaniste », il n’y avait aucune raison de privilégier des pays
qui n’avaient même pas manifesté le désir de rejoindre l’UE, par rapport à
des candidats de longue date. Des lignes de division apparurent entre les
partisans de discussions à « 15 plus 15 » (la France n’est pas allée jusqu’à
proposer « 15 plus 13 ») et les ceux des discussions à « 15 plus 6 ».
Plus tard, lors de la réunion du Comité politique le 19 avril, un autre
compromis fut trouvé, dont le Conseil de Feira prit acte par la suite. Il fut
décidé de créer « une structure unique incluant l’ensemble des quinze pays
concernés […] au sein de laquelle ils pourr[aient] mener le dialogue, la
consultation et la coopération nécessaire avec l’UE » 135 . Au sein de cette
structure, il devait y avoir des réunions régulières à 15 plus 15 et au moins
deux réunions par présidence à 15 plus 6, dont l’une vraisemblablement au
niveau ministériel. En outre, certains arrangements étaient nécessaires pour
permettre aux Six d’être impliqués dans la conférence d’engagement des
capacités visant à concrétiser le headline goal. Mais le compromis fut assez
laborieux. Les Etats-Unis et l’OTAN n’étaient pas convaincus que le format
à 15 plus 15 était mieux articulé et proportionné que le format à 15 plus 6.
En outre, pour la Turquie, les arrangements de Feira n’étaient absolument
pas satisfaisants du point de vue des Six. Ankara s’opposa tout
particulièrement à la distinction faite entre les opérations de l’UE exigeant
133
134
135
Exposé de David Wright, Représentant permanent du Canada auprès de l’OTAN, lors
du Forum transatlantique, dans Julian Lindley-French (dir.), « Forum transatlantique de
Paris – La défense européenne : perceptions croisées européennes et américaines »,
Publications occasionnelles, n. 17, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, Paris,
juillet 2000, pp. 25-26.
Hongrie, Pologne, République tchèque et Turquie ; plus Bulgarie, Chypre, Estonie,
Lettonie, Lituanie, Malte, Roumanie, Slovaquie, Slovénie.
Conclusions de la présidence, Santa Maria da Feira, Appendice 1, article 5.
Où en est la PECSD ? 63
des moyens de l’OTAN et les opérations UE seulement. Dans le premier
cas, les Six participeraient automatiquement aux discussions en amont
« s’ils le souhaitent », alors que, dans le deuxième, ils seraient simplement
« invités » – si le Conseil juge approprié d’en décider ainsi136 . Jugeant de
telles dispositions très discriminatoires, la Turquie menaça, si elles n’étaient
pas modifiées, de mettre son veto sur tout le processus « Berlin plus ». Une
telle réaction contribua à alimenter les craintes de Washington que la
PECSD finisse par affaiblir l’OTAN au lieu de la renforcer.
L’OTAN s’abstint de tout commentaire officiel sur les propositions de
Feira.
3. Les interprétations divergent également sur la définition et la priorité –
ainsi que l’approche stratégique – des divers types de missions militaires à
entreprendre. Celles-ci ont été réparties en trois catégories : a) OTAN seule ;
b) UE utilisant les moyens de l’OTAN ; c) UE seule. Partant de deux points
de vue complètement différents, les atlantistes considéraient qu’il fallait
privilégier les deux premiers types de mission, tandis que les européanistes
pensaient sérieusement à la troisième option. Il semble clair que, selon la
pensée « atlantiste », les futurs scénarios militaires dans lesquels l’OTAN ne
sera pas impliquée demeureront quelque peu hypothétiques. Comme le
ministre britannique de la Défense Geoffrey Hoon l’a remarqué à
Washington en janvier 2000 : « pour des opérations militaires de grande
envergure, l’OTAN demeure et demeurera la seule possibilité. Elle sera la
seule organisation de défense collective en Europe. Elle sera l’organisation à
laquelle nous compterons nous adresser pour des opérations importantes de
gestion des crises » 137 . Lorsque l’on demandait aux responsables
britanniques de donner des exemples possibles d’opérations que l’UE seule
pourrait entreprendre soit en recourant aux moyens de l’OTAN soit en
utilisant ses propres moyens, ils avaient l’air ébahi. Les troubles en Sierra
Leone au printemps 2000 suscitèrent une réflexion sur les missions
possibles sur le continent africain – mais ce n’est pas là le point de départ le
plus propice à des considérations sur ce qui, après tout, est supposé être une
sécurité européenne. Les déclarations de la France à ce sujet reflétèrent du
reste régulièrement la position exprimée par le ministre de la défense Alain
Richard dans son discours à l’Université de Georgetown en février 2000.
136
137
Conclusions de la présidence, Appendice 1, article 19.
Discours du ministre de la Défense Geoffrey Hoon devant la Brookings Institution,
Washington, DC, 26 janvier 2000.
64 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
Selon M. Richard, l’option UE seule « est une option viable qui demande
des efforts sérieux de la part des Européens. Elle est indispensable si nous
voulons que toutes nos nations aient réellement le choix lorsqu’elles
décident de l’avenir ». Cette différence d’approche traduit un désaccord
sous-jacent entre les deux parties sur la légitimité et la crédibilité de l’UE en
tant qu’acteur autonome de sécurité. Les Français partent du principe que
l’UE est une instance autonome et a le droit inaliénable d’élaborer sa propre
PESD, qui entrera dans un dialogue équitable avec l’OTAN afin de garantir
la compatibilité et une synergie maximum entre les deux organisations.
Celles-ci doivent donc rester étroitement imbriquées, et forger ainsi une
dynamique leur permettant à toutes deux de « gagner à tous les coups » 138 .
Les atlantistes sont beaucoup moins centrés sur l’Europe. Ils ne réfutent pas
la légitimité de la quête européenne d’autonomie, mais tendent à considérer
cette autonomie en termes beaucoup plus pragmatiques. Il pourrait arriver
un jour qu’une capacité militaire autonome soit nécessaire ; elle ne doit donc
pas être planifiée. Mais toujours, selon ce point de vue, la référence à
l’OTAN est essentielle et le dynamisme de l’Alliance atlantique crucial pour
l’approche stratégique globale. Ces deux approches peuvent se révéler tout à
fait compatibles, mais elles répondent à deux logiques politiques distinctes.
4. Un quatrième problème concerne la fonction et l’organisation de la
planification militaire stratégique. Avant Feira, cet aspect ne semblait pas
particulièrement polémique. Mais, vu de l’intérieur, il est clair que deux
approches très différentes coexistent. Pour les atlantistes, il est logique et
utile de recourir aux importantes capacités de l’OTAN en matière de
planification pour servir de ressource de base à l’UE dans ce domaine. Non
seulement cette ressource existe (et il serait extrêmement compliqué et
onéreux de la reproduire), mais elle serait de toute façon sollicitée pour
garantir la compatibilité et la cohérence entre la planification de l’OTAN et
celle de l’UE. Le Royaume-Uni avait joué un rôle majeur en persuadant ses
partenaires de l’UE d’insérer dans le texte d’Helsinki une phrase indiquant
que les procédures de planification normales de la PECSD seraient celles de
138
Discours de M. Richard à Georgetown (23 février 2000) : « Ce projet sert à renforcer et
à revitaliser l’Alliance Atlantique. L’amélioration de nos capacités nationales sera d’un
grand bénéfice pour l’Alliance ainsi que pour l’Union. […] En assumant davantage de
responsabilités en tant qu’Européens, nous pourront agir comme des partenaires
collectifs au sein d’une Alliance de pays démocratiques. C’est je crois la meilleure
garantie que les Etats-Unis eux-mêmes demeureront engagés dans des projets
communs avec leurs alliés européens dans le futur ».
Où en est la PECSD ? 65
l’OTAN : « Les Etats membres utiliseront en outre les procédures de
planification existantes en matière de défense, y compris, si cela est
approprié, celles de l’OTAN et du processus de planification et de révision
(PARP) du Partenariat pour la Paix (PpP) ». La France, qui n’est pas
membre des procédures de planification de l’OTAN, plaidait pour un
engagement maximum des capacités de planification multinationales
(beaucoup trop limitées) de l’UE, en particulier les états-majors interarmées
français et britanniques. Là encore, l’UE doit faire l’effort intellectuel de
penser aux besoins européens de sécurité sans s’en remettre
automatiquement à l’OTAN.
5. Un cinquième aspect concerne la perspective à long terme d’une
capacité européenne autonome dans des domaines que Washington et
l’OTAN perçoivent comme une « duplication inutile » de la capacité
existante de l’Alliance : renseignement satellitaire, systèmes de
commandement et de contrôle, transport stratégique, etc. C’est une question
sur laquelle nous reviendrons au Chapitre Trois.
6. Le rôle dans les différents groupes et comités de travail, des experts
OTAN du SHAPE, du DSACEUR, etc. Les membres atlantistes de l’UE
soulignèrent que ces experts devraient faire intégralement partie des travaux
de la planification militaire, surtout en ce qui concerne la cohérence
militaire globale. La France résista à cette approche, constatant que l’UE ne
peut se dispenser de l’effort intellectuel nécessaire pour examiner ses
propres besoins de sécurité et qu’il ne suffit pas que l’UE se borne à
reprendre les acquis de l’UEO/OTAN.
7. La question de l’évolution du traité. Plusieurs Etats membres ont indiqué
que les nouveaux arrangements institutionnels (notamment, l’objectif prévu
pour le COPS) exigeaient certains amendements. Des pays comme l’Italie et
la Belgique ont appuyé cet argument pour des raisons liées à la démocratie
et à la légitimité, alors que d’autres, comme les Pays-Bas, ont eu tendance à
y voir un moyen de ralentir le processus d’autonomie européenne. La France
et le Royaume-Uni souhaitaient de concert éviter ce qui allait être à coup sûr
une longue polémique sur la modification du traité. A Feira, les ministres
parvinrent à un compromis sur cette question, notant qu’elle devrait être
réexaminée ultérieurement, à Nice tout d’abord et ailleurs.
66 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
8. L’absence de tout concept stratégique européen pour guider les
responsables politiques sur la question de savoir si, quand et comment
intervenir militairement, ou comment et quand appliquer des instruments
non militaires à une crise naissante. Cette problématique tend à opposer les
« pragmatiques » aux « idéologues » et les militaires aux politiques. De plus
en plus d’experts considéraient, à la fin de 2000, que l’UE ne peut continuer
de développer la PECSD sans faire un effort sérieux pour développer un
concept stratégique du même type que celui adopté périodiquement par
l’Alliance atlantique 139 .
Malgré leur diversité et leur relative discrétion, ces différents éléments
étaient tous directement ou indirectement liés au même désaccord
fondamental sur l’ensemble du débat sur la PECSD : la nature de la relation
future entre l’UE et l’OTAN/Etats-Unis. Il aurait fallu avoir dès le départ
une idée claire de l’éventail d’opinions des quinze pays de l’UE sur les
relations transatlantiques. Le moment est donc venu aujourd’hui de
s’interroger sur la façon dont les Américains considèrent la problématique
de la défense européenne.
II.6 Les perceptions américaines de la PECSD
Dans un récent Cahier de Chaillot, Stanley Sloan a fait l’inventaire des
opinions américaines sur cette délicate question et il n’est pas question de
reproduire ici ses analyses 140 . De nombreux protagonistes et analystes
américains émettent des réserves sur le passage d’une relation d’hégémonie
à une relation plus ou moins égalitaire dans laquelle les Etats-Unis se
retrouvent en face d’une Union européenne d’un poids comparable dans
tous les domaines sauf militaire (un domaine qui pourrait lui aussi être
orienté vers une plus grande égalité). On aurait pu s’attendre à voir les
Américains faire la leçon aux Européens et leur conseiller de ne pas pousser
leurs ambitions trop loin de crainte de porter atteinte à ce qui avait été,
pendant cinquante ans, une alliance confortable et relativement facile à
gérer. C’est en fait rarement le cas. Peu d’Américains s’opposent activement
à la PECSD. Il s’agit d’une petite minorité, étrange alliance de partisans de
139
140
Voir les documents de la conférence tenue à Clingendael les 5 et 6 octobre 2000,
« Towards a European Strategic Concept », www.clingendael.nl.
Sloan, op.cit. dans note 1.
Où en est la PECSD ? 67
l’hégémonie, de défenseurs de l’isolationnisme et de ceux qui considèrent
l’Europe et l’OTAN plutôt comme une distraction141 . La vaste majorité,
favorable à cette politique, comprend plusieurs catégories. La première est
celle que Stanley Sloan a appelé l’école du « oui mais » : elle appuie la
PECSD à condition que celle-ci se situe dans une stricte logique atlantique.
Une variante, où pointe un plus grand scepticisme, est l’école du « ah
oui ? » : les Européens se font des illusions sur leur capacité de forger une
PECSD, et devront en réalité se limiter à un rôle de second des Etats-Unis.
La troisième est l’école « oui s’il vous plaît » : elle soutient avec
enthousiasme la PECSD, convaincue qu’elle conduira à une Alliance
atlantique plus forte et plus saine. La quatrième attitude se caractérise par un
relatif manque d’intérêt pour l’Europe aussi bien à droite (« les intérêts
américains d’abord ») 142 qu’à gauche (« les intérêts nationaux d’abord »),
mais ces deux optiques sont axées sur le coût d’opportunité de l’engagement
américain en Europe plutôt que sur le principe de leadership partagé ou
departage du fardeau. Quel que soit le point de vue, l’approche politique est
essentiellement orientée par des considérations sécuritaires dans un contexte
de relations internationales. En outre, elle se fonde normalement sur le
maintien de l’hégémonie américaine ou, du moins, sur le leadership de la
zone euro-atlantique et part du principe que les différents projets
(d’approfondissement) de l’Union politique européenne soit ne se
concrétiseront pas soit s’inscriront dans un cadre euro-atlantique plus large.
Au niveau officiel, l’administration Clinton a officiellement appuyé la
PECSD. Le ton adopté et les convictions exprimées ont beaucoup varié. En
témoignent trois discours du secrétaire d’Etat adjoint Strobe Talbott. En
octobre 1999, au Royal Institute of International Affairs de Londres,
M. Talbott fit une remarque aujourd’hui régulièrement citée pour illustrer
les préoccupations de Washington concernant l’évolution de la politique
européenne de défense : « Nous ne voudrions pas d’une IESD qui
141
142
Des personnes telles que les Représentants Douglas Beureuter et Dana Rohrabacher,
John Bolton de l’American Enterprise Institute et Peter Rodman du Nixon Center
entrent dans cette catégorie. Voir Stanley Sloan, op. cit. dans note 1, pp. 28-31 et 3537 ; Peter W. Rodman, « The World’s Resentment: Anti-Americanism as a Global
Phenomenon », The National Interest, n. 60, été 2000, pp. 33-41 (synthèse des
inquiétudes les plus fréquentes dans cette catégorie).
Le conseiller de George W. Bush en matière de politique étrangère, Condoleeza Rice,
n’a consacré qu’un très court paragraphe à l’Europe dans son récent article de politique
générale, « Promoting the National Interest », Foreign Affairs, vol. 79/1,
janvier/février 2000.
68 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
commence par naître dans l’OTAN, pour ensuite en sortir et s’en éloigner,
car cela conduirait à une IESD qui ferait d’abord double emploi avec
l’OTAN, puis en serait une concurrente ». Dans son discours du
15 décembre 1999 devant le Conseil de l’Atlantique Nord, le secrétaire
d’Etat adjoint s’efforça de dissiper les connotations négatives de ses
remarques précédentes en faisant une déclaration très claire en faveur de
l’Europe : « Il ne doit y avoir aucune confusion en ce qui concerne la
position américaine sur le besoin d’une Europe plus forte. Nous ne sommes
pas contre, nous ne sommes pas ambigus, nous ne sommes pas inquiets ;
nous sommes pour. Nous souhaitons voir une Europe qui puisse agir
efficacement par l’intermédiaire de l’Alliance ou, si l’OTAN n’est pas
engagée, de manière autonome – un point, c’est tout ». Ce n’était pas, hélas,
la fin du débat 143 , puisque Strobe Talbott rouvrit le dossier seulement six
semaines plus tard devant le DGAP de Bonn. Cette fois, les préoccupations
étaient devenues explicites : « Nous sommes pour l’IESD. Mais si notre
appui à ce concept est sincère, il comporte certaines réserves. […] Pour
fonctionner, il doit concilier l’objectif d’une identité et d’une intégration
européennes d’une part avec l’impératif de la solidarité transatlantique de
l’autre ; il ne doit ni dupliquer ni diluer le rôle de l’ensemble de l’Alliance,
mais le renforcer ; et il ne doit certainement pas atténuer les liens entre votre
défense et la nôtre ». De même, dans une déclaration publiée le
20 juin 2000, le président Clinton, se félicitant des décisions prises au
Conseil de l’UE à Feira, réaffirma la conviction américaine que la PECSD
renforcerait à la fois l’Europe et l’OTAN, mais ajouta qu’il était essentiel de
progresser à la fois sur l’intégration des alliés OTAN non UE et sur les
discussions générales entre l’UE et l’OTAN 144 .
Cette école du « oui mais », ainsi que l’a appelée Stanley Sloan, est celle des
milieux proches des affaires européennes, s’intéressant véritablement à la
vitalité de la zone euro-atlantique. Un exemple en a été donné par l’un des
meilleurs spécialistes américains de l’Europe, Philip Gordon, dans le
Foreign Affairs de l’été 2000. Cette approche consiste à dire aux
143
144
Deux jours plus tard seulement, l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’OTAN,
Alexander Vershbow, s’exprimant à Berlin cita la remarque de M. Talbott et poursuivit
en ces termes : « mais, bien entendu, la discussion n’est pas close et certaines questions
doivent être examinées au cours des semaines et des mois à venir ». Ces questions
étaient : 1) le rôle des alliés de l’OTAN non membres de l’UE et 2) les relations
structurées entre l’UE et l’OTAN.
Atlantic News, n. 3214, 23 juin 2000, p. 2.
Où en est la PECSD ? 69
Européens : « nous voulons que vous alliez de l’avant avec la PECSD car
elle doit être dans l’intérêt de tous, mais, parce que nous n’avons qu’une
confiance limitée dans votre capacité de parvenir aux objectifs que vous
vous êtes fixés, nous devons définir les orientations et les conditions
précises à respecter si vous ne voulez pas échouer ou simplement faire
empirer la situation ». Les conditions définies par M. Gordon comprenaient
deux de celles que MM. Talbott, Vershbow et Clinton avaient déjà
soulignées (engagement des alliés non-UE et discussions sérieuses entre
l’UE et l’OTAN). Mais il en avait rajouté quatre : privilégier avant tout une
véritable capacité militaire ; adopter une politique « OTAN d’abord »
lorsqu’une intervention militaire est envisagée ; se concentrer sur le
processus « Berlin plus » plutôt que sur la duplication ; et faciliter la
coopération industrielle transatlantique. Du point de vue de Washington, il
faudrait que les Européens cherchent sincèrement à promouvoir une PECSD
qui aurait pour effet de renforcer l’Alliance plutôt que de l’affaiblir. Vue
d’un oeil européen, toutefois, cette approche pourrait signaler que
l’européanisation est acceptable pour Washington seulement si elle place les
intérêts américains au premier plan. Un tel discours affirme implicitement –
sans le démontrer – que les intérêts américains sont les mêmes que les
intérêts européens.
Cette approche du « oui mais » contribue probablement à alimenter la
sensibilité actuelle des relations transatlantiques. Pour commencer, trois des
conditions (participation des Six, engagement du dialogue UE-OTAN et
concentration sur la capacité militaire) sont celles dont les Européens ont
déjà pris acte. De plus, les trois dernières conditions (OTAN d’abord ;
Berlin plus ; coopération industrielle transatlantique) sont celles qui
dépendent au moins autant des Américains que des Européens. Insister
explicitement sur le « droit de premier refus » de l’OTAN revient à mettre
sérieusement en question la légitimité de l’autonomie européenne.
Cependant, la raison pour laquelle la PECSD est devenue une réalité est
précisément liée au sentiment général de part et d’autre de l’Atlantique que
la garantie américaine ne peut pas fonctionner de la même façon que dans le
passé. Si les Américains pensent sérieusement à soutenir l’autonomie
européenne, ils doivent être également convaincus que les Européens feront
le choix juste – si tant est que ce choix existe – en décidant une intervention.
Des arguments similaires peuvent être avancés en ce qui concerne « Berlin
plus ». Bien entendu, les Européens préféreraient pouvoir s’en remettre aux
moyens de l’OTAN le cas échéant. Mais, si le débat sur la sécurité euro-
70 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
atlantique a atteint un stade aussi délicat en 2000, c’est précisément parce
que certains doutes persistaient quant à la disponibilité de ces moyens. La
doctrine de l’OTAN n’est jamais allée au-delà du concept assez vague de
« présomption de disponibilité ». Les porte-parole militaires américains
n’ont jamais été enthousiasmés par l’idée de devoir transférer à l’UE des
moyens qui représentent les joyaux de leur couronne militaire. Il ne faut pas
s’attendre à ce que les Européens comptent essentiellement sur des moyens
dont la disponibilité automatique est loin d’être acquise. En outre, comme
beaucoup d’autres analystes l’ont souligné, une « duplication constructive »
peut être bénéfique pour les deux parties de l’Alliance 145 . Enfin, les réserves
concernant la coopération industrielle transatlantique, même si elles sont
surtout formulées, comme c’est le cas dans l’article de M. Gordon, à
l’intention des Américains, sont quelquefois difficiles à accepter pour les
industriels et les responsables politiques européens qui savent trop bien à
quel point le marché américain de l’armement est une « forteresse »
impénétrable.
Une variante du « oui mais » est l’approche plus sceptique « ah oui ? »
récemment illustrée par l’ancien conseiller de sécurité nationale Zbigniew
Brzezinski146 . Pour M. Brzezinski, l’UE manque de l’enthousiasme et du
patriotisme nécessaires pour générer une politique de défense commune, elle
ne sera jamais capable d’arriver à ses fins sur le front militaire et l’OTAN
devra donc assurer la responsabilité permanente de la sécurité régionale. Il
précise également que, si l’UE parvenait à s’approfondir en mettant en
œuvre une PECSD efficace, cela «générerait inévitablement de graves
tensions réciproques entre les deux rives de l’Atlantique ». Par conséquent,
il serait, selon cette thèse, préférable que le projet PECSD échoue – ou du
moins n’aille pas au-delà d’un objectif minimal. Les deux approches «oui
mais » et « ah oui » alimentent, chacune à leur manière, le ressentiment
européen. Cette perception s’est reflétée dans la réaction du ministre
français de la Défense lors de l’annonce à Washington le 30 juin 2000 que
les Américains appuyaient avec enthousiasme l’intervention australienne au
Timor oriental. Peut-être, commenta alors Alain Richard avec amertume, les
Américains pourraient-ils accorder aux Européens « le même niveau de
145
146
Kori Schake, « Constructive Duplication and European Procurement Plans », document
présenté à la conférence sur The Transformation of NATO and the Question of
European Unity, University of Washington, mai 2000.
Zbigniew Brzezinski, « Living with a New Europe », The National Interest, n. 60,
été 2000, pp. 17-32.
Où en est la PECSD ? 71
confiance qu’aux Australiens » 147 . Le moment est venu pour les Américains
de montrer qu’ils sont convaincus de la valeur historique, de la légitimité et
surtout du caractère inéluctable de la PECSD.
L’approche du « oui s’il vous plaît » est celle préconisée par la contribution
très franche de Charles Kupchan dans le Survival de l’été 2000. M. Kupchan
commence par reconnaître que, des deux côtés de l’Atlantique, notamment
aux Etats-Unis, l’Alliance atlantique est en pleine réévaluation :
« l’ensemble de la sécurité transatlantique doit être plus équilibré pour
demeurer intacte » 148 . Il recense quatre préoccupations majeures
fréquemment exprimées aux Etats-Unis, les décortique, mais montre
pourquoi chacune d’elles est injustifiée ou erronée. La prise de décision et
la cohésion de l’Alliance suscite des réactions allant de l’adage « tant que ça
marche, ne changez rien » aux inquiétudes concernant le découplage et à la
crainte de voir un jour l’Europe devenir la rivale des Etats-Unis. La mise en
œuvre est associée aux questions de duplication et de discrimination, toutes
deux considérées comme affaiblissant l’Alliance. Les connotations
politiques inquiètent également par le lien qu’elles laissent supposer entre
les progrès européens en matière de PECSD et l’isolationnisme américain
et/ou le conflit entre les Américains et l’Europe sur la nécessité d’un mandat
des Nations unies. La faisabilité semble, quant à elle, peu crédible en raison
des échecs passés et des réalités budgétaires auxquelles l’Europe est
actuellement confrontée. Pour M. Kupchan, l’histoire a évolué et ces
préoccupations sont infondées dans la mesure où l’erreur des Américains est
surtout de « ne pas reconnaître que la relation atlantique classique est déjà
en train de se défaire, que le statu quo est impossible à maintenir et que le
lien atlantique ne peut être préservé que si l’Europe et l’Amérique
parviennent à instaurer une nouvelle relation plus équitable ». S’agissant de
la prise de décision, Kupchan plaide pour un caucus européen et le
consensus, les liens et l’interdépendance entre les deux rives de l’Atlantique
étant, selon lui, beaucoup plus importants que le Conseil de l’Atlantique
Nord, l’Europe ayant plus à perdre que les Etats-Unis si le pacte est rompu.
Pour la mise en œuvre , un certain double emploi pourrait être positif pour
renforcer l’Alliance et il est peu probable que les Européens eux-mêmes
ignorent les moyens susceptibles d’être apportés par les alliés ayant la
147
148
Cité dans Atlantic News, n. 3216, 1er juillet 2000, p. 2.
Charles A. Kupchan, « In Defence of European Defence: An American Perspective »,
Survival, vol. 42, n. 2, été 2000, p. 16.
72 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
volonté d’aider. Au sujet des connotations politiques, l’auteur réfute la
logique de l’isolationnisme et note que les voix sont de plus en plus
nombreuses aux Etats-Unis pour demander aux Européens d’en faire
davantage, condition de la survie de l’Alliance. En ce qui concerne la
faisabilité, il montre qu’il faut prendre les Européens au mot et que la mise
en œuvre concrète du headline goal ne dépend pas d’un accroissement des
ressources budgétaires mais d’une répartition plus rationnelle des dépenses.
M. Kupchan termine en encourageant Européens et Américains à appuyer le
processus de réforme institutionnelle et militaire impliqué par Helsinki, et
les responsables européens à mobiliser les opinions publiques à cet égard.
S’adressant à la nouvelle administration américaine, il demande que la
politique Clinton du « oui mais » laisse la place à une politique dynamique
de soutien au renforcement de l’UE et une conception plus moderne d’un
partenariat stratégique mûr et équilibré entre l’Union européenne et les
Etats-Unis.
Quelle que soit la coloration politique de certains arguments de M. Kupchan
(dont la position semble de plus en plus proche de celle de l’équipe de
George W. Bush149 ), il est difficile pour les Européens de refuser une
proposition aussi favorable à une Alliance plus équilibrée. Ce fut la vision
française (gaullienne) pendant cinquante ans. A ce point, l’approche « oui
s’il vous plaît » pourrait s’avérer utile. Ce qu’attendent toutes les parties de
l’évolution actuelle (à la fois à l’intérieur de l’UE et entre l’UE et les EtatsUnis) est une attitude moins défensive et plus confiante à l’égard de la
PECSD. Etant donné que pratiquement tout le monde reconnaît qu’une
certaine intégration européenne en matière de défense est aussi inévitable
que souhaitable sur le plan politique et que, si elle est effectivement mise en
œuvre, elle sera mutuellement bénéfique pour l’UE et l’OTAN/Etats-Unis, il
importe alors de faire progresser la confiance et de ne pas perdre trop de
temps sur les motivations, les incidences et les principes apparents, dont bon
nombre peuvent sembler purement idéologiques à « l’autre camp ». Lors de
la préparation du sommet de Feira, les atlantistes, soulignant l’urgence
d’entamer des négociations structurées avec l’OTAN et les Etats-Unis, et
d’organiser des réunions entre le COPSi et le CAN, plaidèrent pour le
format à « 15 plus 6 » et les procédures de planification de l’OTAN. Les
149
C’est le point de vue du principal stratège de Bush, Robert Zoellick, « A Republican
Foreign Policy », Foreign Affairs, vol. 79/1, janvier/février 2000, p. 74. Mais certains
proches du parti démocrate, tels que Robert Hunter et Ivo Daalder, n’y sont pas
insensibles ; voir Stanley Sloan, op. cit. dans note 1, pp. 36-37.
Où en est la PECSD ? 73
Français y virent des manœuvres «idéologiques » 150 , qu’ils attribuèrent à
l’empressement presque pavlovien avec lequel les atlantistes européens
répondent aux pressions de Washington. De même, la propension française
à résister aussi fermement que possible à un engagement formel du
personnel, des procédures ou des instruments de l’OTAN pour la mise en
œuvre de la PECSD fut, aux yeux des principaux partenaires européens de
la France, une aberration idéologique datant d’un autre âge. Les discussions
sur les propositions et les décisions de l’UE achoppèrent sur la forme mais
pas sur le fond, ce qui est capital. Les européanistes n’étaient pas opposés au
principe de l’engagement de l’OTAN et les atlantistes ne rejetaient pas le
principe de l’autonomie européenne. La préférence des Français pour les
discussions à « 15 plus 15 » ne voulait pas dire pas qu’ils ne reconnaissaient
pas la légitimité et l’importance des réunions à « 15 plus 6 ». La volonté des
Britanniques d’accélérer le processus des contacts institutionnels UE-OTAN
ne signifiait pas qu’ils avaient des doutes sérieux sur la nécessité de rendre
l’UE autonome. Les frictions concernaient la chronologie des événements,
le ton et les priorités, mais rarement la substance.
Si les atlantistes parviennent à dépasser le sentiment que l’approbation de
l’Oncle Sam est incontournable ; s’il est possible pour les européanistes de
ne plus craindre que ce dont ils rêvent depuis longtemps est en danger,
compromis ou détourné par la présence inévitable des Américains et de
l’OTAN, alors de nombreuses difficultés pourront être évitées. Le fait que la
présidence française ait lieu pendant l’« inter-règne » américain n’a pas
rendu les ajustements plus faciles car l’attitude de Washington n’a pas été
très cohérente – sauf, en fin de compte, en accordant une bénédiction
prudente au projet PECSD. Au début de 2001, le contexte politique des cinq
années suivantes devrait néanmoins être assez clair et les travaux de mise en
œuvre de Cologne, Helsinki, Feira et Nice terminés. Il n’est pas difficile
pour les Européens de s’entendre sur le court, voire le moyen terme au sujet
de l’évolution de la PECSD. Les difficultés apparaîtront avec les
implications à long terme : quel est l’objectif stratégique ? jusqu’où les
différents pays souhaitent-ils aller avec ce projet ? quelles sortes de
systèmes d’armes l’UE devrait-elle se procurer d’ici 2015 et 2030 ? quelles
sont les implications plus globales pour les relations entre les deux côtés de
l’Atlantique ? Il faudra, en fait, élaborer les décisions sur la restructuration
de l’Alliance au cours des prochaines années en sachant exactement dans
150
Entretiens de l’auteur au quai d’Orsay, mai et juin 2000.
74 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
quel monde nous souhaitons vivre d’ici trente ans. Les opinions peuvent être
extrêmement différentes 151 . Ce sont les questions que nous allons aborder au
Chapitre Trois.
151
« Europe and America: weathering the storm », The Economist, 9 septembre 2000,
pp. 29-35. Ce magazine a une approche très ouverte pour ce qui est de savoir si le
monde sera plus dangereux ou plus sûr en 2030. Quelle que soit la réponse, il considère
que l’OTAN demeurera la réponse de sécurité la plus appropriée.
Chapitre Trois
OU VA LA PECSD ?
Quatre séries de questions déterminent l’itinéraire futur du projet lancé
l’année dernière sous le nom de PECSD. La première concerne l’échelle
militaire et l’ambition du projet. Quelles seront son ampleur et son
importance ? La deuxième est liée à l’impact géographique du nouveau
projet. Son déploiement se limitera-t-il strictement à l’« étranger proche » de
l’UE ? Ou la force de réaction rapide européenne pourrait-elle être déployée
au-delà des frontières de l’UE, en Afrique, au Moyen-Orient, voire en
Asie ? La troisième découle des relations entre la PECSD et l’évolution
institutionnelle de l’UE. La PECSD demeurera-t-elle strictement
intergouvernementale ou pourrait-elle, paradoxalement, renforcer les
propositions récentes concernant une agrégation d’Etats européens fédérale
(Fischer), d’avant-garde (Delors) ou pionnière (Chirac) ? Enfin, le
quatrième groupe a trait aux normes et valeurs sur lesquelles se fonde le
projet. Quelles seront les caractéristiques d’une « gouvernance sécuritaire »
à l’UE ? Parviendra-t-elle à harmoniser les approches culturelles de la
sécurité des différents Etats-nations européens et, surtout, à articuler
l’interface entre les aspects militaires et civils des missions de Petersberg ?
Bref, comment définira-t-elle sa propre « européanité » ?
III.1
Quelle sorte de puissance militaire l’UE deviendra-t-elle ?
Une caractéristique du headline goal d’Helsinki qui facilita son adoption par
les quinze Etats membres de l’UE fut l’ambiguïté étudiée de sa portée et de
son objectif. Les chiffres choisis pour l’objectif de 2003 étaient relativement
peu controversés : suffisamment élevés pour que chaque Etat membre
prenne l’exercice au sérieux et examine de manière approfondie son
engagement potentiel ; suffisamment bas pour garantir que les objectifs
seraient atteints. L’échéance de 2003 n’est cependant qu’un début – la
première date, à l’état brut, de tout un calendrier. Il était en outre urgent,
pendant la seconde moitié de 2000, pour les Etats membres de l’UE de
s’occuper de leurs besoins collectifs en matière d’équipement pour le moyen
76 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
et le long terme 152 . Les programmes d’acquisition nécessitent un délai de
mise en œuvre compris entre quinze et vingt ans. La conférence de
génération de forces de novembre 2000 avait pour objectif d’identifier les
lacunes immédiates et à plus long terme. Comment les identifier ? Selon
quel concept de planification stratégique ? Il existe un écart considérable
entre la France, qui souhaite déjà persuader ses partenaires de l’UE
d’envisager un éventail d’armes aussi sophistiqué qu’aux Etats-Unis et un
pays comme le Danemark assez réticent à ce que l’UE se dote d’une force
armée. On peut toutefois formuler certaines hypothèses à partir des
tendances actuelles. La première est que cette force de l’UE a pour objectif
d’intervenir et qu’elle est conçue pour cet usage. Les quinze membres de
l’UE (exception faite peut-être du Danemark) sont d’accord sur ce point.
Cela étant, la force européenne n’échappera pas à l’inflation institutionnelle
dont souffrent tous les autres organismes autonomes. Elle générera sa propre
logique d’expansion. Les militaires n’ont pas la réputation d’accepter un
niveau restreint d’infrastructures, de forces et d’équipement s’ils peuvent
obtenir davantage. Ils exerceront donc une forte pression dans le sens de la
croissance, que les responsables politiques chercheront en revanche à
contenir. Mais, indépendamment de cette logique intrinsèque, des questions
cruciales se poseront sur le type d’armement et d’équipement jugé
souhaitable ou essentiel. Les choix dépendront de la mesure dans laquelle
les nouvelles forces s’avéreront nécessaires pour mener les interventions.
L’Europe, par exemple, suivra-t-elle les Etats-Unis sur la route de la
« révolution dans les affaires militaires » ? Ou l’UE décidera-t-elle
sciemment de limiter sa programmation militaro-industrielle aux types de
systèmes d’armes conventionnelles qu’elle possède actuellement ? Comme
l’a remarqué récemment François Heisbourg, « le plus frappant n’est pas le
désaccord explicite [entre les Etats membres de l’UE], mais plutôt l’absence
de considération ouverte des ambitions et des intérêts européens » 153 .
Comme l’a montré la campagne du Kosovo de 1999, les missions de
Petersberg les plus extrêmes (« rétablissement de la paix »), auxquelles
toutes les parties au Traité d’Amsterdam, sauf le Danemark, ont
officiellement adhéré, ont exigé des programmes d’acquisition déjà très
152
153
Ce besoin a été l’un des points soulignés par Javier Solana dans le discours qu’il a
prononcé le 1er juillet 2000 au «séminaire » des décideurs en matière de défense
organisé par la présidence française à peine entrée en fonction. Voir Atlantic News,
n. 3217, 5 juillet 2000, p. 1.
François Heisbourg, op. cit. dans note 94, p. 7.
Où va la PECSD ? 77
avancés du point de vue des capacités nécessaires pour une guerre totale.
Même si l’UE admettait que l’un de ses objectifs est d’être en mesure – dans
dix ou quinze ans par exemple – de mener une campagne style Kosovo
pratiquement seule, voire en ayant accès à certains moyens de l’OTAN, la
future liste du matériel à acquérir serait considérable, en particulier en ce qui
concerne le transport stratégique, le C4 et le renseignement satellitaire, ainsi
que les munitions à guidage de précision, la maîtrise de l’air et la guerre
électronique offensive. Pour l’instant, il en est très peu question dans la
planification militaire actuelle des Etats membres de l’UE autres que le
Royaume-Uni et la France. Si l’UE devait engager un débat sérieux sur cette
perspective, trois questions se poseraient inévitablement. Premièrement,
dans quelle mesure la « duplication » serait-elle ou ne serait-elle pas
souhaitable et/ou admissible pour les systèmes d’armes déjà disponibles à
travers l’OTAN/Etats-Unis ? D’ici que ce débat ait lieu, la polémique
pourrait perdre de son intensité. Les analystes américains, adeptes de la
« duplication constructive », auront peut-être généré une attitude différente à
Washington. Il est également probable qu’existent, dans quelques années,
des programmes à long terme plus ambitieux au sein et entre les deux
grands groupes d’armement européens (EADS et BAE Systems). Enfin, les
principaux pays membres continueront de penser que l’Europe doit faire
tout son possible pour suivre le rythme des évolutions technologiques. Ainsi
un certain degré de duplication ne serait plus suspect, et pourrait même être
considéré, des deux côtés de l’Atlantique, comme quelque chose de sain et
d’indispensable.
Le deuxième débat concerne la capacité de l’Europe de suivre le rythme
américain. Selon plusieurs études récentes, montrant l’ampleur de « l’écart
en matière de capacités » qui doit être comblé 154 , ce n’est pas l’expertise
technologique qui manque à l’Europe mais la volonté politique et le budget.
Après quelques atermoiements, cette volonté sembla renaître en juillet 2000
lorsque les six grands Etats producteurs d’équipement de défense
(Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni et Suède) signèrent la
Lettre d’Intention attendue depuis longtemps sur l’harmonisation de la
154
Robert P. Grant, The RMA - Europe can keep in step, Paris, Institut d’Etudes de
Sécurité de l’UEO, Publications occasionnelles, n. 15, juin 2000 ; Robbin F. Laird &
Holger H. Mey, The Revolution in Military Affairs: Allied Perspectives, Institute for
National Strategic Studies, National Defence University, Washington, DC, 1999
(McNair Paper n. 60) ; David S. Yost, « The US-European Capabilities Gap and the
European Union’s Defense Dimension », document cité dans note 83.
78 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
défense, dont le but était de faciliter la restructuration industrielle et
d’améliorer les capacités industrielles d’acquisition155 . Les décisions prises
récemment par le Royaume-Uni en faveur de grands projets européens
d’acquisition (missile air-air Meteor et avion de transport militaire A-400M)
suggèrent que l’européanisation pourrait malgré tout devenir son option
politique par défaut. Les milieux officiels britanniques, qui n’y voient pas
une nouvelle orientation politique, soulignent leur intention de poursuivre
leur coopération avec les deux côtés de l’Atlantique dans ce domaine 156 . Il
est néanmoins probable que la logique politique et économique de la
PECSD, combinée aux impératifs de l’acquisition européenne, et les
structures industrielles aujourd’hui en place, incitent le Royaume-Uni à se
rapprocher, dans la pratique, de la politique européenne en matière
d’armement. Très inquiets de la domination par les Américains des
autoroutes de l’information, les gouvernements et l’industrie ont, ces deux
dernières années, combiné leur stratégie pour les empêcher d’accroître leur
proche monopole de la technologie de l’information. En 1998-99, Alcatel et
GEC ont acquis plusieurs entreprises américaines de télécommunication et,
au sein de l’Europe, le secteur a été marqué par l’acquisition de Racal par
Thomson. De plus, le Commissaire européen à la concurrence, Mario
Monti, soumet désormais à une enquête approfondie tous les appels d’offre
américains concernant des compagnies européennes de télécommunication.
Dire que l’UE commence à envisager de façon plus ou moins systématique
une capacité significative dans le domaine du C4I est exagéré, mais de
nombreuses évolutions séparées pourraient, en étant combinées, en faciliter
la création alors que les besoins d’autonomie se font de plus en plus
pressants.
Le troisième débat porte sur l’engagement budgétaire. Ce sera pour
l’entreprise européenne le test le plus sévère. Si l’UE échoue, tout le reste ne
sera qu’abstraction. La PECSD aura été « beaucoup de bruit pour rien » et
l’UE aura trébuché sur le premier obstacle du parcours devant la mener à un
rôle politique international sérieux. Le niveau des enjeux est extrêmement
élevé. C’est pourquoi, ayant engagé un tel capital politique pour
l’émergence d’une PECSD, les principaux pays de l’UE vont devoir trouver
les ressources nécessaires que ce soit par la rationalisation, ou au travers de
155
156
Douglas Barrie et Colin Clark, « Six European Leaders Settle on Export Process »,
Defense News, 17 juillet 2000.
Intervention de Ian Lee au séminaire franco-britannique, IFRI, 29 juin 2000.
Où va la PECSD ? 79
synergies, de conversions et de restructurations, ou encore par le biais de la
fiscalité. Et même s’il est probable que les puissances militaires actuelles en
Europe, notamment la France et la Grande-Bretagne, accepteront la part du
lion de la charge financière et de l’acquisition, tous les Etats membres de
l’UE devront prendre beaucoup plus au sérieux leur engagement en matière
de planification militaire. Le premier test de cet engagement sera la
conférence de génération de forces qui aura lieu en novembre 2000.
Si ces suppositions sont correctes, l’UE sera, dans quelques années, sur le
point de se doter d’une capacité militaire importante qui conduira
automatiquement à une autre interrogation stratégique : pour quoi faire ?
D’ici là (éventuellement autour de 2010), la discussion ne portera
vraisemblablement plus sur la définition des tâches de Petersberg. La
plupart des Etats membres de l’UE auront accepté, à ce stade, que
Petersberg représente un programme ambitieux et que, si sa PECSD doit
être crédible, l’UE doit prouver son efficacité. Il y a fort à parier que le sujet
du débat sur les objectifs ultimes soit une fois de plus l’autonomie. En 2010,
la force européenne prévue se rapprochera de quelque chose qui,
théoriquement, permettra largement à l’Union de se passer des moyens
américains – voire de l’OTAN. Les membres atlantistes de l’UE y verrontils une évolution souhaitable ou tenteront-ils encore de ralentir le processus
au nom de la « solidarité atlantique » ? Le débat aura peut-être, entre temps,
changé à nouveau de sujet. L’autonomie, lorsqu’elle se sera finalement
concrétisée, ne sera probablement pas plus menaçante pour l’Alliance que le
développement des armes nucléaires françaises et britanniques dans les
années 50 et 60. Une PECSD mieux acceptée aux Etats-Unis (à condition
que l’évolution européenne n’ait pas exacerbé la mentalité « forteresse
Etats-Unis »), la concrétisation progressive des ambitions stratégiques à
long terme de la France, la participation croissante du Royaume-Uni et de
l’Allemagne à ce grand saut militaro-industriel auront créé un réseau
d’interdépendances si étroit que le débat sur l’autonomie – aussi nécessaire
soit-il – restera limité. L’Europe en tant qu’acteur stratégique aura atteint
une « vitesse de croisière », et l’autonomie sera à portée de main. Les EtatsUnis devront s’habituer aux nouvelles réalités stratégiques et seront occupés
à restructurer l’ensemble de leurs engagements militaires. Loin de se sentir
menacée, l’Alliance sera renforcée. L’Europe jouera son rôle à part entière.
La taille définitive de ses forces armées dépendra très largement de la façon
dont l’UE s’attaque aux priorités relatives qu’elle attache à la prévention et à
la résolution des conflits par opposition à l’intervention militaire. Mais cette
80 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
force sera suffisamment importante pour faire face à un brasier de type
Kosovo et sera équipée de manière à pouvoir combattre en limitant autant
que possible les dommages collatéraux. Elle fera partie intégrante de
l’OTAN, mais sera de plus en plus considérée comme une composante
européenne véritablement autonome. Elle sera en outre configurée dans
l’optique d’une participation optimale aux opérations dirigées par l’Alliance
parallèlement aux forces américaines en dehors du théâtre européen.
Il existe deux scénarios. Le premier, qui reste possible, est que l’UE soit
incapable (plus ou moins au premier obstacle rencontré) de trouver un
accord sur la capacité ou sur les ressources et doive se résoudre à demeurer
éternellement le « junior » partenaire de la croisade mondiale de
l’Amérique. Il semble improbable dans la mesure où l’Union est de plus en
plus frustrée par ce rôle et où les Etats-Unis ne sont pas davantage satisfaits
de l’actuelle division du travail. Le deuxième scénario est que la croissance
d’une véritable autonomie conduise à une rivalité croissante entre les EtatsUnis et l’UE, finissant par scinder l’Alliance. Il est également peu
vraisemblable pour la simple raison que, aussi bruyantes soient les prises de
bec entre l’UE et les Etats-Unis sur les aliments génétiquement modifiés ou
la production culturelle, elles ne remettent nullement en cause les valeurs
communes profondément enracinées que ces deux cultures ne partagent
avec aucune autre sur la planète.
III.2 Objectif géographique et scénarios
A ce stade, la deuxième série de questions (dont l’examen aura lieu
parallèlement à celles de l’acquisition) prendra toute son importance : quel
est l’éventail géographique de cette nouvelle force de l’UE ? L’Union a
jusqu’ici toujours lutté contre toute tentation de limiter sa sphère d’activité.
Premièrement, la France et le Royaume-Uni sont traditionnellement perçus
comme des acteurs mondiaux. Deuxièmement, seuls quelques Etats
membres de l’UE n’ont pas été touchés par l’expansion impériale des siècles
passés. Troisièmement, l’UE est une grande puissance économique et peut
donc raisonnablement revendiquer des intérêts plus ou moins mondiaux. De
plus, sa conception de l’intervention ayant toujours été guidée par les
valeurs fondamentales qu’elle veut incarner, il lui est difficile de tracer des
limites géographiques au-delà desquelles elle n’estime avoir aucune
Où va la PECSD ? 81
responsabilité en matière de défense des droits de l’homme 157 . Dans la
pratique, l’UE ne risque guère toutefois de devoir mener une intervention
militaire significative à une distance très éloignée, au-delà de son étranger
proche : Caucase et Nord Caucase, Moyen-Orient, Afrique. Mais, dans la
mesure où elle peut être définie, cette limite géographique a des chances de
se déplacer compte tenu des situations géopolitiques et géostratégiques
survenant sur le territoire européen158 . Tout sera fonction de la géographie
des événements politiques : élargissement de l’UE et de l’OTAN, relations
avec la Russie, avenir de la Turquie, Ukraine, conflit israélo-arabe,
évolution de la situation dans le Golfe persique ainsi qu’au Nord de
l’Afrique et en Afrique subsaharienne. Surtout, l’UE devra décider, une fois
pour toutes, où se situent ses frontières externes, car c’est à ce moment-là
seulement qu’elle sera en mesure de développer une PESC clairement
articulée – allant nécessairement de pair avec une PECSD efficace.
Dans ce contexte, il sera essentiel pour l’UE, à travers sa PECSD, d’étendre
son dialogue formel, structuré avec ses voisins à l’Est et au Sud, et même
d’engager des partenariats plus intenses. Que les trois Etats baltes rejoignent
ou non l’OTAN, il est probable, que dans une décennie, ils deviendront,
avec la Pologne, membres à part entière de l’Union européenne. Une
conséquence de cette adhésion sera de situer l’enclave de Kaliningrad à
l’intérieur des frontières de l’Union. Une relation institutionnalisée, mature,
avec la Fédération de Russie, doit être à terme une priorité pour la PECSD.
Elle doit être instaurée en entretenant une coopération étroite avec les
propres délibérations du Conseil conjoint permanent de l’OTAN, mais les
deux processus doivent demeurer distincts. La politique européenne à
l’égard de la Russie ne sera pas identique à celle suivie par les Etats-Unis.
Alors que pratiquement tous les anciens satellites de l’Union soviétique
rejoignent l’UE, il devient urgent pour celle-ci de négocier une forme de
pacte de sécurité ou de partenariat durable avec Moscou (et avec Kyiv),
157
158
A ce sujet, voir Alyson J.K. Bailes, « European Defence: Another Set of Questions »,
The Rusi Journal, février 2000 : « Pour l’UE, le simple fait de fixer une limite
théorique à son engagement militaire pourrait, dans ce contexte, nuire à sa crédibilité et
donnerait l’impression d’un retour à la politique de « sphères d’influence »
discréditées ».
Selon Alain Richard, on assistera à terme à l’évolution de la notion d’environnement de
sécurité de l’Europe. Voir Atlantic News, n. 3216, 1er juillet 2000, p. 2. Lors de la
réunion des ministres de la défense à Ecouen le 22 septembre 2000, M. Richard précisa
pour la première fois que la force de l’UE aurait une portée de 4000 km.
82 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
éventuellement à travers une version européenne de Partenariat pour la Paix
ou, du moins, un programme intégré de mesures de confiance et de sécurité.
Il n’est pas question de laisser l’élargissement de l’UE réintroduire les
menaces de sécurité collectives dans l’équation stratégique continentale. Il
semble que Moscou commence finalement à s’intéresser à l’UE : a) en tant
qu’ensemble intégré, par opposition à un certain nombre d’Etats isolés, et b)
en tant que partenaire viable et potentiellement intéressant à tous les
niveaux159 . La sécurité collective de l’Atlantique au Pacifique (y compris le
Caucase et au-delà) est un projet qui présente un intérêt équivalent pour les
deux parties. Il n’est pas exclu que le projet prématuré et infortuné de
Confédération européenne du président Mitterrand renaisse ainsi de ses
cendres. Les facteurs qui étouffèrent le projet dans l’œuf (puissance relative
de l’Union soviétique, exclusion de l’UE des Etats d’Europe centrale et
orientale, absence des Etats-Unis) ne sont plus aussi significatifs qu’il y a
dix ans. La sécurité collective aurait tout à gagner d’une approche conjointe
entre l’UE, la Russie et l’Ukraine de la planification politique dans des
domaines aussi importants que l’énergie, l’environnement, le transport et les
communications, l’immigration, le commerce et le développement régional.
Pour poursuivre son évolution, la PESCD doit considérer la politique à
l’égard de la Russie comme prioritaire. Cela contribuerait du reste à
stabiliser l’Europe du Sud-Est – un projet qui s’assimile progressivement à
une politique interne de l’UE.
Les relations avec la Turquie demeureront difficiles. Malgré la décision
d’Helsinki de l’autoriser à postuler officiellement à l’UE, cette adhésion
demeure en soi une perspective éloignée. Grâce aux pressions américaines
et à la pratique des discussions à «15 plus 6 », Ankara a progressivement
nuancé son désaccord avec les décisions du Conseil européen de Feira sur la
participation à la PECSD des membres de l’OTAN n’appartenant pas à l’UE
(voir ci-dessus, page 62) 160 . La contribution de la Turquie à la planification
159
160
Vladimir Baranovsky, « Russia, a part of Europe or apart from Europe? »,
International Affairs, vol. 76/3 (2000); UK-Russian Security Policy Support Seminar,
University of Birmingham, Centre for Studies in Security and Diplomacy, juin 2000,
rapport de séminaire.
A propos de la Turquie, voir Münevver Cebeci, « A delicate process of participation –
The question of participation of WEU Associate Members in decision-making for EUled Petersberg operations, with special reference to Turkey », Publications
occasionnelles, n. 10, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, Paris, novembre 1999.
Pour une argumentation favorable à l’adhésion de la Turquie, voir David Barchard,
Turkey and the European Union, Centre for European Reform, Londres, 1998.
Où va la PECSD ? 83
militaire de l’UE sera à la fois significative et la bienvenue. Mais le fait que
l’UE hésite à lui permettre de s’engager automatiquement dans tous les
volets de la PECSD montre toute l’ambiguïté des incidences d’une telle
adhésion sur le long terme. Même si certains pensent que, d’ici une
vingtaine d’années, l’UE comptera la Russie et la Turquie parmi ses
membres à part entière161 , cette perspective reste assez utopique. Une UE
avec des frontières sur la mer Noire est un acteur stratégique complètement
différent d’une UE avec des frontières en Asie mineure et/ou dans le
Pacifique. En réalité, plus que les atteintes aux droits de l’homme, c’est cet
aspect qui empêchera pendant un certain temps la Turquie d’entrer à l’UE
en tant que membre de plein droit. L’UE en tant que telle doit s’arrêter
quelque part – elle semblerait autrement se lancer objectivement dans un
projet kantien universel de « fédération pacifique », cherchant à «mettre
une fin à toutes les guerres pour toujours » et en incorporant
progressivement « un ensemble de plus en plus grand de nations, tel qu’il
finirait par comprendre toutes les nations du globe » 162 . La limite logique du
processus semble être l’incorporation de tous les Etats actuellement
candidats – auxquels pourraient éventuellement se joindre la Norvège et la
Suisse. Avec la Turquie, l’UE devrait négocier un partenariat officiel et
institutionnalisé, fondé non seulement sur une étroite coopération militaire
et sécuritaire, mais aussi sur de nouveaux projets conjoints dans tous les
domaines relevant d’une Confédération ressuscitée.
Il en va de même avec le continent africain. Les liens existants avec les pays
méditerranéens devraient être consolidés par le processus de Barcelone et ce
processus devrait s’articuler autour d’un partenariat de sécurité collective en
expansion. Les fonds d’investissement et de développement pour les pays de
la rive Sud de la Méditerranée devraient être soigneusement équilibrés avec
ceux destinés à d’autres priorités (Balkans, Ukraine, Russie, Afrique, etc.)
afin de garantir qu’aucune région n’est ou se sent négligée ou abandonnée.
La stabilité de la Baltique au Bosphore et à travers l’Atlantique devrait être
perçue par l’UE comme un réseau sans faille de partenariat et de projets
161
162
Rapport de Jacques Attali à l’intention d’Hubert Védrine, intitulé « Une Union
Plurielle », cité par Baudouin Bollaert dans Le Figaro, 6 juillet 2000 ; Zbigniew
Brzezinski, op. cit. dans note 147.
Emmanuel Kant, « Eternal Peace: a Philosophical Essay », dans Emmanuel Kant,
Eternal Peace and Other International Essays, 1795, traduit par W. Hastie, World
Peace Foundation, Boston, MA, 1914, pp. 84-86, cité dans Yost, op. cit. dans note 83,
p. 10.
84 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
liant l’Union à tous ses voisins immédiats. La sécurité est en réalité
indivisible. En ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, l’UE devrait
résister fermement à toute tentation de transformer sa force de réaction
rapide en gendarme continental. Même si certains foyers potentiels de
troubles justifient une intervention opportune de l’UE, sa priorité sera
d’encourager la mise sur pied d’une force d’intervention panafricaine –
voire de la former – qui assumera progressivement la responsabilité de la
sécurité collective dans la région. Cette possibilité était sérieusement
évoquée au milieu des années 90, avant que Saint-Malo ne soulève la
perspective d’une UE collective plus charpentée. Il n’est ni justifié ni
rationnel qu’une force armée de l’UE configurée pour défendre la sécurité
collective du continent européen se retrouve régulièrement détachée à
d’anciens postes coloniaux afin de défendre un « ordre » inévitablement
mouvant et très relatif.
Reste à savoir quels sont les «scénarios » d’action militaire de l’UE sur
lesquels doivent se fonder la planification et l’acquisition des armes. La
question « à quoi va servir l’armée européenne et où va-t-elle être
utilisée ? » (que poseront les contribuables dès lors que les gouvernements
envisageront d’augmenter les budgets de défense) exige une réponse. Celleci a habituellement tourné jusqu’ici autour des différents types de mission
suggérés pendant les années 90 par l’UEO, à savoir « OTAN seulement »,
« Berlin plus » et « UE seulement », même s’il n’y en a guère eu
d’application pratique, notamment pour les deux derniers. Avec l’émergence
d’une force de l’UE plus importante et plus crédible, cette distinction perdra
progressivement sa raison d’être et les critères politiques privilégiés par la
France passeront au premier plan. Par exemple, au moment de décider si une
opération donnée doit être dirigée par l’UE seule ou de concert avec l’allié
américain, il faudra avoir à l’esprit l’histoire des relations entre le pays ou la
région dans lesquels l’intervention est envisagée et les différentes nations
susceptibles d’intervenir. La PECSD ne doit pas être un instrument servant à
perpétuer l’hégémonie (néo-)coloniale. Les facteurs humains, comme la
langue par exemple, devront également être pris en compte, tout comme la
capacité de créer des synergies entre le civil et le militaire. Dans de
nombreux autres domaines, l’UE peut se révéler un acteur plus approprié
que les Etats-Unis ou même l’OTAN 163 . Mais il ne faudrait pas qu’elle
imagine de manière trop explicite les scénarios possibles d’action militaire.
163
Alyson Bailes, op. cit. dans note 158, p. 39.
Où va la PECSD ? 85
Tout comme la finesse stratégique consistait pendant l’ère nucléaire à
refuser de déterminer à l’avance dans quelles circonstances la dissuasion
risquait de ne pas fonctionner, les besoins de la période de l’après-guerre
froide exigent une ambiguïté étudiée dans la définition des scénarios. Le fait
même qu’il existe une force militaire importante et efficace de l’UE aura
deux effets. Premièrement, en étant un bâton crédible, elle aura un impact
positif sur l’efficacité de la carotte de l’UE, que représenteront la diplomatie
préventive et de résolution des conflits ainsi que la politique d’aide,
d’investissement et de financement du développement. Deuxièmement, en
tant que force militaire efficace, elle jouera un rôle d’autant décisif que l’on
évitera de déterminer à l’avance où et dans quel contexte elle pourrait être
déployée. Là encore, les circonstances et les limites de la (non-)probabilité
de l’intervention évolueront avec le temps en fonction de la situation
géostratégique. La force européenne, dont la portée géographique demeurera
sans définition précise, sera une réalité concrète, disponible pour de
nombreux objectifs, seule ou avec les alliés, sous l’égide de différents
acteurs : Nations unies, OSCE, OTAN et surtout UE elle-même.
III.3
La PECSD et l’évolution institutionnelle de l’Union européenne
Ces observations nous conduisent à la troisième série de questions
concernant le développement de la PECSD : sa relation avec d’autres
évolutions institutionnelles de l’UE. Ces quinze dernières années, l’Union
s’est transformée d’un marché commun embryonnaire en un espace
commercial et industriel unique et prospère, avec – pour la plupart de ses
membres – une monnaie unique. L’impact politique du projet d’Union
économique et monétaire (UEM) a été au moins aussi significatif que son
impact économique et financier. Il a conduit à une convergence, qu’il
continuera encore de faciliter, entre les principaux Etats membres de l’UE
sur certains aspects fondamentaux de la politique – ceux qui définissaient
autrefois le royaume de la « souveraineté » : politique économique,
politique monétaire, voire, éventuellement, politique fiscale. L’élan donné
par la monnaie unique au développement d’une Europe politique a été
considérable. La perspective de la PECSD est un vecteur complémentaire
poussant l’UE dans la même direction. Certains dirigeants de l’Union ont
ainsi été amenés à réfléchir plus profondément à sa forme institutionnelle
ultérieure. Plusieurs projets récents proposent que le corollaire de
l’élargissement (une UE de trente Etats) soit une sorte de noyau ou de cœur
86 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
fédéral qui à la fois conservera l’essence du projet original (« une union plus
étroite ») et garantira que l’intégration n’est pas freinée par ses membres les
plus lents. Quels que soient leurs spécificités respectives, les propositions de
Joschka Fischer (« une fédération fondée sur un traité constituant » –
Humboldt University, 12 mai 2000) ; Jacques Delors (« une fédération
d’Etat nation fondée sur une avant-garde » – Libération, 17 juin 2000) ;
Jacques Chirac (« un groupe pionnier doté d’une constitution européenne »
– Bundestag, Berlin, 27 juin 2000) demandent toutes la création d’une voie
rapide vers l’unité politique par les pays qui souhaitent en faire partie.
Quelle place la PECSD occupe-t-elle dans ce tableau ?
Depuis que l’Europe a commencé sérieusement à examiner la coopération
politique dans les années 70, les « souverainistes » livrent un combat
d’arrière-garde. Cela ne veut pas dire pour autant que des institutions aussi
jalouses de leurs prérogatives que le Foreign and Commonwealth Office ou
le Quai d’Orsay soient sur le point d’abandonner la partie et d’adopter une
PESC ou une PECSD unique (par opposition à une démarche commune).
Même de hauts responsables aussi engagés vis-à-vis de l’intégration que les
actuels ministres britannique et français des affaires étrangères défendent
avec conviction la pérennité de la politique étrangère nationale 164 . Mais
l’initiative de Saint-Malo et le transfert à l’UE de pouvoirs très étendus dans
le domaine de la sécurité et de la défense (la raison d’être originale de l’Etat
souverain) ne peut que galvaniser un processus qui, à travers l’Acte unique
européen et la monnaie unique, a pris une vitesse considérable ces dix
dernières années. La mise en œuvre de la PESCD facilitera-t-elle ou
empêchera-t-elle la création d’un système fédéral embryonnaire 165 que
préconisent tant de projets ? Un paradoxe apparaît immédiatement au sens
où la création du « deuxième pilier » à Maastricht (qui a fait entrer la PESC
et la PECSD dans la sphère de l’intergouvernementalisme) semblerait, au
contraire, militer contre l’émergence de structures fédérales. Depuis les
164
165
Hubert Védrine & Dominique Moïsi, op. cit. dans note 68, pp. 105-106 ; Robin Cook,
« Britain’s Future in Europe », discours devant la Britain in Europe Campaign,
23 novembre 1999.
Le terme « fédéral » est probablement utilisé à tort. « Confédéral » n’est pas plus utile.
Le débat sur l’avenir institutionnel de l’Europe a besoin d’une nouvelle terminologie.
Helen Wallace a proposé la formule neutre d’« UE-isation » (ECSA-Canada, Québec,
août 2000). Par souci de simplicité, le terme fédéral sera néanmoins utilisé ici pour
désigner les processus et les structures représentant une unification et une cohérence
politique accrues.
Où va la PECSD ? 87
années 50, lorsque Jean Monnet, encouragé par le succès de la Communauté
du Charbon et de l’Acier, décida d’appliquer la même méthode
supranationale à la Communauté de Défense européenne, il fut clair pour la
plupart des analystes que, s’il était possible de prendre en comité des
décisions sur les quotas d’acier, on ne pouvait envoyer des jeunes gens
mourir sur une terre étrangère par un vote à la majorité qualifiée. Jusqu’ici,
la mise en œuvre de la PECSD a été rigoureusement intergouvernementale.
Même l’élaboration du headline goal a scrupuleusement respecté la
souveraineté de chaque Etat nation. Il incombe à chaque nation de fixer sa
contribution, qui sera annoncée à la conférence de génération de forces de
novembre 2000, puis d’utiliser ses propres procédures pour respecter son
engagement. Bien que les médias aient constamment fait référence (de façon
pas toujours innocente) à la création d’une « armée européenne », les
gouvernements ont eu toutes les peines du monde à convaincre leurs
électorats que ce n’était absolument pas ce qu’ils entendaient créer. En
réalité, le modèle OTAN suggère ici qu’une approche consensuelle, fondée
sur l’unanimité de dix-neuf Etats souverains, peut aboutir à la création d’une
machine de guerre efficace.
Mais le modèle de l’OTAN se fonde sur le leadership, autrement dit sur le
rôle de pionnier d’un Etat souverain qui est, en réalité, beaucoup plus égal
que les autres. Une telle situation n’existe pas à l’UE. Pour se doter d’une
force de réaction rapide européenne complètement intégrée, jouissant d’un
haut degré d’autonomie vis-à-vis des Etats-Unis, les Etats de l’UE ont déjà
accepté, sous la pression du marché, d’internationaliser leur sacro-sainte
base industrielle de défense comme le prix à payer pour rester dans le jeu.
L’acquisition commune en Europe est aujourd’hui la norme, et sera rendue
encore plus nécessaire par les besoins de l’interopérabilité. Déjà, il est
entendu que les troupes européennes devront suivre un entraînement
commun. L’une des conclusions les plus surprenantes du gouvernement
français après les opérations au Kosovo était qu’il avait manqué à son corps
d’officiers une bonne connaissance de l’anglais 166 . Il est vrai que
l’interopérabilité fonctionne mieux en une seule langue. De nombreux
éléments d’internationalisation existent déjà. Et on n’imagine guère,
lorsqu’il s’agira d’examiner la planification militaire pour 2010, les
166
A cet égard, la maîtrise à haut niveau de l’autre langue officielle de l’OTAN et la
connaissance du milieu interallié sont indispensables pour les équipages comme pour
les officiers appelés à armer des postes d’état-major. » Ministère de la Défense, Les
enseignements du Kosovo : analyses et références, Paris, novembre 1999, p. 18.
88 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
membres du CM réutilisant la seule méthode qui avait été possible pour
organiser le headline goal de 2003 : aux nations de décider quoi, comment
et quand.
Il est beaucoup plus vraisemblable que, pour répondre aux besoins de la
planification militaire à long terme, des éléments substantiels de
centralisation soient introduits dans la PECSD. Un pays x aura pour mission
de développer telle ou telle capacité et ce, en coopération avec d’autres
capacités nationales grâce à une base d’acquisition trans-européenne gérée
par une OCCAR « UE-isée » différente. Cette évolution aura
automatiquement un effet catalyseur au niveau décisionnel. Alors que les
capitales nationales souhaiteront naturellement conserver autant de contrôle
que possible des événements, la présence à Bruxelles de plusieurs strates de
représentants permanents ayant des responsabilités à l’égard de la PECSD
(voir ci-dessus, pp. 36 et 37) entraînera une gravitation de plus en plus
marquée de l’élaboration des décisions, puis de la prise de décision, en
direction du « centre ». Les signes de ce que l’on peut appeler un
« intergouvernementalisme supranational » existent déjà. Une récente étude,
produite conjointement par les centres d’analyse et de prévision des
ministères français et allemand des Affaires étrangères, souligne le besoin
urgent de formuler une politique étrangère ferme et cohérente ; elle propose
donc la fusion à terme des premier et deuxième piliers et recommande que
le HR-PESC cesse d’avoir un rôle purement intergouvernemental pour
devenir, parallèlement à sa fonction de Secrétaire général du Conseil, viceprésident de la Commission. Il y est également suggéré que l’Unité politique
du HR-PESC coopère étroitement avec les équipes de planification de la
PESC et de la PECSD à la Commission pour former l’embryon d’un
ministère européen des Affaires étrangères. Ce document confidentiel167 ne
reflète la position d’aucun des deux ministères, sûrement pas du Quai
d’Orsay, mais est révélateur de la pensée qui prévaut parmi les
planificateurs de politique étrangère. Il convient également de noter que
cette étude – consacrée à la politique étrangère – n’a pas été un exercice
franco-britannique mais franco-allemand, malgré l’importance de l’axe
Paris-Londres en matière de défense et de sécurité. Le « moteur » franco167
Son existence a été révélée à la presse début juillet 2000. Voir Baudouin Bollaert,
« Quelle Politique Etrangère à Trente ?», Le Figaro, 6 juillet 2000 ; Daniel Vernet,
« Français et Allemands envisagent en commun l’avenir de l’Europe », Le Monde,
6 juillet 2000.
Où va la PECSD ? 89
allemand de l’UE n’est nullement moribond, même là où les initiatives
franco-britanniques ont occupé le devant de la scène.
Cette « fédéralisation » radicale de la politique étrangère et de sécurité serat-elle l’estocade finale qui contraindra les Britanniques à repenser leur
stratégie sur la PECSD ? La réponse est non pour trois raisons.
Premièrement, d’ici que l’on en soit là, le Royaume-Uni sera tellement
impliqué dans le projet PECSD168 qu’il lui sera alors difficile d’envisager un
retrait – d’autant plus que, par la même occasion, les Etats-Unis auront très
probablement élaboré des plans de circonstance afin de placer leurs
principales ressources militaires ailleurs dans le monde qu’en Europe. Une
fois appliquée, la PECSD deviendra encore plus importante pour les
fondements de la sécurité européenne. Deuxièmement, en tant que meilleur
contributeur et pays ayant probablement le plus d’impact sur la PECSD, la
Grande-Bretagne sera dans une position lui permettant d’exercer une
influence notable (et probablement un certain leadership) sur les résultats
des discussions de l’UE concernant la mise en œuvre. Cela a certainement
été le cas en 1999 et 2000. Troisièmement, la Grande-Bretagne aura, d’ici
là, atteint le point où la décision ultime sur l’Europe ne peut plus être remise
à plus tard. Le référendum sur l’euro, qui semble inévitable, sera en fait une
consultation sur l’Europe. Le gouvernement Blair, à condition qu’il soit
toujours au pouvoir, devra avoir mis au point tout son arsenal de propagande
et de mécanismes décisionnels, mobilisé le soutien de tous les partis à
l’Europe et de tous ceux parmi les élites – hommes d’affaires, universitaires,
écrivains, sportifs et journalistes – qui « croient » en l’Europe. Rejeter « le »
projet dont la Grande-Bretagne aura probablement pris les rênes et qu’elle
pourrait les garder de manière crédible n’est pas ce que doit faire un Premier
ministre qui tente de gagner un référendum sur l’Europe.
Le paradoxe demeure entier : la PECSD – aujourd’hui une entreprise
purement intergouvernementale – alimente-t-elle les « tendances
fédéralistes » au sein de l’UE ? La réponse dépend dans une certaine mesure
de l’interaction entre la structure et le processus. Dans la mesure où l’UE,
pour d’autres raisons (inertie historique, impact de l’UEM, conséquences
institutionnelles de l’élargissement, détermination du gouvernement
168
En partant bien sûr du principe qu’il n’y a pas de revirement de la politique
britannique. Si les conservateurs passaient au gouvernement dans un avenir proche, ils
seraient presque obligés de mettre en cause la plupart des aspects du projet PECSD,
contre lequel ils se battent actuellement.
90 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
allemand) commence à prendre tous les signes extérieurs d’un système
fédéral, l’existence d’un projet et d’un processus PECSD a très peu de
chances de faire contrepoids. En réalité, même si les capitales nationales
souhaitent, comme nous l’avons vu, conserver autant de contrôle que
possible, les impératifs structurels du projet PECSD semblent aller dans la
même direction centraliste (sinon fédéraliste). Autrement dit, la PECSD
n’empêchera pas la fédéralisation si telle est la direction choisie par l’UE.
Mais elle ne fera pas d’effort particulier pour la promouvoir – au-delà d’une
limite déterminée par les besoins de la planification militaire – si l’Union
résiste à cette tentation. Toutefois, dans la mesure où la PECSD traduit
manifestement l’ambition de l’UE d’intensifier le processus d’union
politique, les graines de la centralisation politique sont semées. Nombre
d’analystes estiment que l’UE ne peut pas avoir une politique étrangère
unifiée sans un exécutif unifié. Il se pourrait bien que la PECSD entraîne
l’Union dans cette direction.
Faisant bruyamment diversion, le président Chirac affirma au Bundestag
le 27 juin qu’il était favorable à une « coopération renforcée » dans les
domaines politiques où il était plus difficile de parvenir au consensus,
notamment celui de la défense et de la sécurité. Ce discours (dont le but était
surtout de relancer le couple franco-allemand moribond) cherchait
essentiellement à forcer l’impasse sur le vote à la majorité qualifiée (VMQ)
à la conférence intergouvernementale. L’argument du président était, en
substance, que, si les Etats membres ne pouvaient s’entendre sur le VMQ, il
était toujours possible de recourir à la coopération renforcée. Ce qui n’était
en soi ni une bonne ni une mauvaise nouvelle. Tout dépend de la question
de savoir si l’on considère le VMQ comme un moyen de promouvoir
l’intégration. Mais prendre la PECSD comme un terrain favorable à la
coopération renforcée a été une diversion pour deux raisons. Premièrement,
c’est le seul domaine où il n’a jamais été et où il ne sera jamais question de
prendre des décisions au VMQ. Deuxièmement, l’exercice d’une certaine
coopération renforcée y a davantage été la règle que l’exception depuis la
chute du mur de Berlin. Toutes les opérations militaires de l’UE dans les
Balkans ou ailleurs ont été des exemples de coalition de pays volontaires.
Cette constatation soulève une autre question. L’UE peut-elle se permettre,
dans ses propres rangs, une division du travail permettant à certaines nations
d’assumer la part du lion en matière de défense et de sécurité et aux autres
de n’offrir guère plus qu’un soutien politique et financier ? Aussi séduisant
Où va la PECSD ? 91
puisse être à première vue ce « scénario de mercenaires » 169 pour ceux qui
combattent comme pour ceux qui financent, il est incompatible avec l’esprit
communautaire supposé à la base du projet d’Union européenne. Il faut
donc le rejeter et, comme pour le headline goal, chaque pays sera censé
participer activement à l’entreprise commune. La Pennsylvanie, par
exemple, où vivent de nombreux pacifistes et adeptes de religions non
conformistes telles que les Quakers, ne bénéficie d’aucune dérogation par
rapport aux engagements militaires américains. La division du travail la plus
susceptible de se produire est celle où les membres (surtout nordiques) de
l’UE ayant de fortes traditions de maintien de la paix n’engageront dans des
opérations strictement militaires que des forces symboliques, et
concentreront leurs efforts sur les aspects civils de la gestion des crises. En
réalité, la spécificité de la PECSD sera l’équilibre délicat à trouver entre les
deux extrémités (militaire et civile) de la mise en œuvre de la sécurité. Cet
équilibre constituera en soi une approche européenne unique et consensuelle
de l’avenir de la politique étrangère et de sécurité.
III.4
Normes, valeurs et légitimité politique
Cela nous amène tout naturellement à la dernière série de questions qui
influenceront l’orientation du projet PECSD pendant les prochaines
décennies. Quelles que soient les forces internes et les objectifs communs de
l’Alliance atlantique, les normes et les valeurs politiques et sociales qui
sous-tendent l’Union européenne sont distinctes et très différentes de celles
qui ont forgé les Etats-Unis. L’itinéraire historique des deux continents
contraste considérablement, la nature de leur interaction avec les différentes
sociétés et populations revêt des caractéristiques variées et leur approche de
la sécurité et de la guerre a été façonnée par des réalités et des expériences
géostratégiques très diverses. Certains peuvent douter de la crédibilité des
Européens en matière de valeurs. Il est vrai que, pendant la première moitié
du XXème siècle surtout, l’Europe n’a guère été un exemple à suivre pour les
autres parties du globe. Mais on peut considérer que, pendant la deuxième
moitié, les Européens ont appris et appliqué les leçons de leur folie
meurtrière et qu’ils ont créé, pour la première fois en Europe, et de leur
propre volonté, une communauté consensuelle beaucoup plus grande et plus
dynamique que la somme de ses différentes parties. Il convient néanmoins
169
Alain Joxe, L’Amérique mercenaire, Stock, Paris, 1992.
92 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
de faire la part des choses car l’une des grandes forces de l’UE est sa
diversité et il existe, au sein des quinze Etats membres actuels, tout un
éventail de normes politiques, sociales, morales et éthiques. Les identités
sont également multiples et insaisissables. Toute tentative de définir trop
précisément les « valeurs européennes » court presque inévitablement le
risque d’offenser certains pays ou certains électorats.
Collectivement, l’UE représente néanmoins un système de normes et de
valeurs politiques, économiques et sociales ayant un fort impact, notamment
sur les Etats qui n’en sont pas encore membres. Ce système ne fait pas de
prosélytisme ouvert. L’Union européenne ne préconise pas une PECSD
pour mettre en cause le rôle universel des Etats-Unis. C’est un projet qui
tente souvent la France : la France est en effet le seul pays avec les EtatsUnis à avoir tenté de faire accepter son système socio-politique comme un
modèle universel. Le projet de l’UE est plus limité : il vise à promouvoir la
stabilité partout où elle risque d’être menacée, notamment dans les zones
(étranger proche de l’UE) où l’effet de débordement pourrait avoir des
répercussions directes ou indirectes sur la stabilité ou la sécurité internes de
l’UE. Dans cette entreprise, l’UE souhaite néanmoins agir conformément à
certains principes qu’elle juge fondamentaux pour sa propre morale
communautaire et qui sont les suivants : le pluralisme et la tolérance sont les
fondements les plus sûrs d’une administration saine ; la guerre et la violence
ne sont des méthodes ni appropriées ni productives pour régler les
différends entre populations ; il existe de nombreuses formes d’intervention
et l’UE privilégie l’humanitaire par rapport au militaire et la prévention
plutôt que la réaction ; là où l’intervention militaire semble inévitable, elle
devrait être menée conformément aux règles internationales et au nom d’une
communauté internationale véritable avec un mandat juridique clair comme
cadre légitime ; lorsqu’elle cherche à exercer une influence dans des
domaines où règne l’instabilité – notamment en présentant ses propres
valeurs communautaires comme l’idéal d’une action entre Etats méritant
d’être examinée, l’UE ne cherche ni à dominer, ni à contrôler ni à s’imposer
aux autres. Alyson Bailes a proposé une liste utile de valeurs qui devraient
toujours être prises en compte pour toute intervention de l’UE dans les
affaires des autres nations : recours minimal et proportionnel aux forces
armées ; fondement juridique approprié ; autorité morale ; respect de la
Convention de Genève ; cohérence avec les engagements de l’UE dans le
Où va la PECSD ? 93
domaine de l’arms control ; responsabilité démocratique ; transparence 170 .
Ces différents éléments méritent réflexion car ils introduisent un nouveau
concept dans les relations internationales. Celui de la gouvernance
sécuritaire.
Alors que, selon les écoles traditionnelles de relations internationales
(réalisme et néoréalisme), la défense et même la sécurité sont des questions
que les Etats et les gouvernements sont les mieux placés pour traiter,
conformément aux principes traditionnels de l’intérêt national, la fin de la
guerre froide a permis aux analystes de percevoir la construction d’une
nouvelle approche de la sécurité internationale – fondée sur les principes de
gouvernance – qui se différencie à de nombreux égards de l’approche
traditionnelle. La littérature 171 suggère que les institutions et la pratique de
la gouvernance se distinguent de celles du mode gouvernemental dans six
domaines : 1) objectif fonctionnel ; 2) portée géographique ; 3) intérêts ; 4)
normes ; 5) prise de décision ; 6) mise en œuvre politique.
Selon cette approche, la prise de décision en matière de sécurité est, depuis
quelques années, marquée par un passage du mode gouvernemental à la
gouvernance. Premièrement, en termes purement fonctionnels, la politique
de sécurité n’a cessé de voir sa portée s’élargir par rapport à ce que l’on
appelle les « jeux à somme nulle » de la politique de défense traditionnelle.
L’inclusion, dans la définition globale de la politique de sécurité, de facteurs
non militaires tels que les considérations sociales, économiques,
écologiques et culturelles (la sécurité de mon voisin est la meilleure garantie
de la mienne) a permis à un éventail beaucoup plus large d’acteurs de
s’impliquer dans la promotion de la sécurité que ce n’était jusqu’ici le cas.
Deuxièmement, du point de vue géographique, l’attention traditionnellement
170
171
Alyson Bailes, « New set of questions », op. cit. dans note 158. Le Premier ministre
britannique, Tony Blair, a défini dans son discours à Chicago le 22 avril 1999, cinq
tests ayant une portée plus utilitaire que morale ou juridique : 1) sommes-nous sûrs de
notre affaire ? ; 2) avons-nous épuisé toutes les options diplomatiques ? ; 3) y a-t-il des
opérations militaires que nous pouvons entreprendre rationnellement et prudemment ? ;
4) sommes-nous prêts à une opération de longue durée ? ; 5) nos intérêts nationaux
sont-ils en jeu ?
L’analyse la plus complète de la question est probablement celle de : Beate KohlerKoch & Rainer Eising (dir.), The Transformation of Governance in the European
Union, Routledge, Londres, 1999. Pour une analyse critique du débat, voir Simon Hix,
« The study of the European Union II: the « new governance » agenda and its rival »,
Journal of European Public Policy, vol. 5/1, mars 1998, pp. 38-65.
94 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
accordée à l’Etat ou, tout au plus à la dimension macrorégionale, a laissé la
place à une approche de la sécurité introduisant une dimension à plusieurs
niveaux géographiques, qu’il s’agisse de la province ou de la planète. Cette
approche dépend également, de plus en plus, des organisations non
gouvernementales et d’acteurs non militaires, y compris – désormais – un
acteur aussi important que l’Union européenne elle-même. Troisièmement,
la fin de la guerre froide a supprimé la notion d’intérêts idéologiques
inconciliables qu’impliquait l’approche traditionnelle des relations
internationales. Elle a été remplacée par celle de menaces communes pour la
sécurité, qui requiert la coopération de tous les Etats dans une région
donnée. Simultanément, on constate une diversification croissante des
activités des principales organisations multilatérales dans la région Nord
Atlantique. L’élargissement de l’OTAN a impliqué de nombreux accords
bilatéraux dans le cadre du Partenariat pour la Paix, qui privilégie les
spécificités de chaque Etat signataire et relativise l’importance des intérêts
communs. De même, l’élargissement de l’UE, qui comporte également une
importante dimension de sécurité, associe une approche globale des intérêts
communs et celle portant sur les spécificités. Aujourd’hui, la PECSD de
l’UE suggère encore une autre démarche à l’égard de la sécurité
internationale, qui consiste à respecter la diversité en ayant les points
communs à l’esprit. Quatrièmement, la norme traditionnelle de souveraineté
de l’Etat a été mise à mal par de nouveaux concepts d’ingérence,
privilégiant le droit d’intervention fondé sur des valeurs humaines
« supérieures ». Cette tendance à la dilution de la souveraineté a été un
aspect crucial de la pratique politique de l’UE (malgré l’importance limitée
accordée jusqu’ici à la sécurité) impliquant un recours croissant au vote à la
majorité qualifiée. Cinquièmement, la diversification des fonctions et des
niveaux impliqués dans la définition et la mise en œuvre de la politique
sécuritaire a conduit à une pléthore d’acteurs dans les domaines politique,
social, économique, écologique et humanitaire, qui ont tous un impact sur la
prise de décision. Enfin, en ce qui concerne la mise en œuvre, les
gouvernements se félicitent de l’appui de ces acteurs non étatiques car
l’expansion fonctionnelle de la notion de sécurité signifie que le problème
est simplement trop difficile a traiter même pour de grands Etats172 . Le rôle,
172
Ce concept de gouvernance sécuritaire est essentiel pour un important projet de
recherche entrepris par le Economic and Social Research Council britannique dans le
cadre du projet « One Europe or Several ? ». L’équipe de recherche travaillant
spécifiquement sur la « gouvernance sécuritaire » comprend Stuart Croft, Terry Terriff
Où va la PECSD ? 95
par exemple, d’un groupe tel que Médecins sans Frontières a été essentiel
pour promouvoir la sécurité dans les Balkans.
Dans ce contexte, les questions de transparence, de légitimité, voire de
responsabilité démocratique, qui ont toujours été absentes des politiques
classiques de défense et de sécurité, seront vraisemblablement cruciales
pour le succès de la politique de défense et de sécurité de l’UE. Jusqu’ici,
trop peu d’attention a été accordée à la réalité de la transparence et de la
légitimité, bien qu’il y soit régulièrement fait allusion dans les textes du
Conseil européen. Au niveau officiel, une certaine surveillance
parlementaire sera nécessaire si l’UE ne veut pas être perçue comme
demandant aux autres de faire ce qu’elle ne fait pas. Mais au-delà de cet
aspect purement formel de la responsabilité démocratique, il faudra avoir à
l’esprit les implications globales de la légitimité. Car la PECSD est un projet
qui touche la société européenne à tous les niveaux et sera conduite au nom
des normes et des valeurs qui confèrent au projet UE lui-même la légitimité
qui, seule, lui permet de poursuivre son périple vers une destination
inconnue. La légitimité est au cœur de la gouvernance.
La valeur ajoutée considérable de la PECSD en termes de gouvernance
sécuritaire est, bien entendu, la somme des capacités militaires. La capacité
de l’UE de persuader, à travers l’exemple, les investissements, l’aide au
développement et autres « édulcorants », a montré ses limites. La carotte,
sans le bâton, est souvent un instrument inutile, voire inapproprié. Comme
Kofi Annan l’a remarqué à propos de l’influence des Nations unies sur
l’Irak, la diplomatie soutenue par la force est beaucoup plus efficace que la
diplomatie seule. Lorsque l’UE associera la carotte et le bâton, chacun des
deux instruments verra son efficacité augmenter, surtout la carotte. Cela
nous ramène une fois de plus à la combinaison unique d’instruments
militaires et non militaires dont l’UE devra se doter pour mettre en œuvre la
PECSD. L’UE sera ainsi dans une position lui permettant d’offrir –
et Elke Krahmann (Birmingham University), Jolyon Howorth (Bath University) et
Mark Webber (Loughborough University).
96 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
notamment à son « étranger proche » – une approche de la sécurité
différente de celle garantie jusqu’ici par les Etats-Unis. Ce sera là une
véritable révolution dans les affaires européennes.
Conclusion : la PECSD dans le nouvel
ordre mondial
Comme le montre ce qui précède, la PECSD a encore de la route à faire
pour répondre aux attentes de ses fondateurs. Ce parcours sera long et
jalonné d’entraves. Trois facteurs suggèrent toutefois que, malgré les
difficultés passées et à venir, la PECSD à des chances, cette fois-ci, de se
concrétiser. Premièrement, ce projet a suscité en Europe, depuis le sommet
de Saint-Malo en décembre 1998, une volonté politique considérable. Il a
acquis une dynamique propre, à la manière de la monnaie unique ou du
projet d’UEM, qu’il s’est avéré de plus en plus difficile (voire dramatique)
d’inverser –, d’autant plus que la crédibilité de l’Europe en tant qu’acteur
international lui est étroitement liée. L’UE a, littéralement, tout à gagner du
succès de la PECSD et tout à perdre dans le cas contraire. Un échec aurait
des implications considérables pour tout l’éventail de projets politiques
actuellement entrepris par l’Union – y compris l’élargissement et l’UEM.
Une réussite serait, elle, d’un bénéfice sans précédent. Deuxièmement, les
forces historiques poussent toutes dans la même direction. La guerre froide
est terminée et l’engagement américain en Europe ne peut plus être
identique à ce qu’il était de 1947 à 1989. Le contribuable américain ne
continuera pas d’assumer la part du lion des responsabilités – et des coûts –
dont l’UE est tout à fait capable de s’occuper. Dans une large mesure, la
survie de l’Alliance elle-même dépend maintenant de la création d’un
potentiel militaire européen significatif. En même temps, la création de cette
force est intimement liée à la capacité de l’UE de maintenir une base
industrielle de défense et de suivre le rythme des évolutions technologiques
dans le domaine des armes très sophistiquées. Troisièmement, et surtout,
tout démontre que Londres s’est véritablement lancé dans le projet. Qu’il
devienne ou non un membre à part entière des autres projets intégrés de
l’UE (euro, Schengen), il semble évident que, sauf revirement politique, le
Royaume-Uni est aujourd’hui sérieusement engagé vis-à-vis de la PECSD.
La voie à suivre peut sembler mal éclairée et cahotante, mais elle conduira
certainement à un nouvel équilibre des responsabilités respectives de l’UE et
des Américains pour la sécurité du vieux Continent.
Il reste cependant encore de nombreux problèmes importants à résoudre.
Les institutions doivent être huilées et ajustées, les cultures de défense et de
sécurité ont besoin de temps pour s’adapter les unes aux autres, un projet
98 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
stratégique doit être développé, une structure exécutive efficace doit
émerger et, surtout, une capacité militaire crédible doit être mise sur pied.
Parmi les questions les plus complexes, celle du soutien politique à
l’accroissement des budgets de défense sera à terme pratiquement
indissociable de celle de l’augmentation des capacités militaires
européennes. Ce soutien doit être encouragé de diverses manières, à travers
les discours respectifs des Etats membres, et dépendra surtout de l’équilibre
trouvé entre les dimensions militaires et civilo-politiques des instruments
politiques de l’UE. L’attitude qu’adoptera la prochaine administration
américaine à l’égard de cette capacité européenne est également une
inconnue. A long terme, l’UE et les Etats-Unis devront négocier une relation
transatlantique autre, qui émergera dans un contexte mondial différent. Les
Américains attachent de plus en plus d’importance à l’instauration d’un
nouvel arrangement mondial entre les deux rives de l’Atlantique, en vertu
duquel la capacité politico-militaire naissante de l’UE, en plus de jouer un
rôle accru pour le maintien de l’ordre dans l’étranger proche de l’Europe,
sera capable et voudra soutenir la politique sécuritaire des Etats-Unis à
travers le globe (Chine-Taiwan, Corée, Golfe, Arc de crise du MoyenOrient) 173 . Les Etats-Unis ne considèrent plus que la principale menace, si
tant est qu’elle existe, pour leurs intérêts vitaux vient du théâtre européen.
Ce qu’ils cherchent à savoir est ce que l’UE peut apporter à la sécurité du
monde en échange de celle qu’ils ont garantie à l’Europe au siècle dernier.
La réponse suggérée par Cologne et Helsinki et se profilant à Nice est :
« Petersberg ». Pour les Américains, cela ne suffit peut-être pas pour
maintenir la cohésion de l’Alliance. Le headline goal d’Helsinki est
généralement considéré à Washington comme ayant une portée trop limitée.
Reste à définir l’objectif optimal d’une PECSD. La France est favorable à ce
que l’UE soit un acteur mondial majeur, en demeurant obligatoirement
l’alliée des Etats-Unis – mais sans suivre automatiquement ou aveuglément
la politique américaine partout où elle irait. Le Royaume-Uni semble,
malgré ses intérêts mondiaux, préférer un rôle régional plus limité pour la
PECSD, avec une extension possible en Afrique, mais guère plus. La pensée
britannique actuelle sur la défense européenne se limite plus ou moins aux
173
Stephen Larrabee et David Gompert, America and Europe: a partnership for a new
era, Cambridge University Press, Cambridge, 1997 ; John C. Hulsman, «A Grand
Bargain with Europe: Preserving NATO for the 21st Century », The Heritage
Foundation Backgrounder, n. 1360, 17 avril 2000 ; interventions d’Ivo Daalder,
Stephen Larrabee et William Harris à la Conférence annuelle de l’Institut d’Etudes de
Sécurité de l’UEO, Paris, 24-25 février 2000.
Conclusion 99
missions de sécurité collectives de type Petersberg, ce qui montre que,
malgré l’évolution récente, les idées reçues du Royaume-Uni sur l’Europe et
la défense n’ont pas tout à fait disparu. Il est vrai que les Britanniques ont
tendance à penser que leur soutien à la politique mondiale des Etats-Unis est
quelque chose qu’ils offrent à Washington plus ou moins isolément de leurs
alliés européens 174 . Ce fut le cas pour la politique américaine dans le Golfe
ou en Asie du Sud-Est.
Ces approches contrastées seront mises à l’épreuve par les incidences de
l’actuel projet américain de déployer un bouclier anti-missiles (National
Missile Defence [NMD]), censé protéger le territoire américain contre la
projection de missiles balistiques indésirables par les Etats « voyous » 175 .
Bien que tous les Etats de l’UE, y compris le Royaume-Uni, aient tenté de
convaincre Washington de ne pas passer à l’acte parce qu’un tel
déploiement porterait atteinte au Traité ABM et encouragerait la Russie et la
Chine à se lancer dans une nouvelle course aux armements, il semble
démontré que les Américains resteront sourds à ces arguments et
concrétiseront leur projet. Ce qui pose deux grands dilemmes aux
Européens. Supposons que, dans le futur, les Américains bénéficient d’une
certaine protection (limitée) contre des Etats hostiles et que ce ne soit pas le
cas de l’UE, le potentiel de division au sein de l’Alliance serait
considérable. Serait-il concevable, par exemple, que l’UE rejoigne une
coalition américaine contre l’Irak si les pays européens étaient vulnérables à
une frappe par des missiles irakiens équipés d’armes atomiques, biologiques
ou chimiques ? Une « solution » américaine à ce dilemme serait que les
Européens mettent sur pied leur propre système de bouclier antimissiles.
Paradoxalement, étant donné l’engagement actuel du Royaume-Uni dans les
systèmes américains d’alerte rapide, c’est une idée à laquelle la France ne
serait pas complètement opposée (bien qu’ayant critiqué le projet américain
beaucoup plus ouvertement que Londres). Le Royaume-Uni risque, par
174
175
La Strategic Defence Review du ministère de la Défense (paragraphes 51-54) ne
confère aucun rôle à une contribution européenne au-delà de la zone OTAN, mais
accorde un intérêt considérable à une intervention britannique, surtout dans le Golfe,
les Caraïbes et l’Asie du Sud-Est.
En juin 2000, les Américains ont officiellement abandonné le concept d’« Etats
voyous » et l’ont remplacé par celui d’« Etats préoccupants ». La meilleure
introduction au débat très complexe sur le bouclier antimissiles est celle d’Ivo H.
Daalder, James M. Goldgeier & James M. Lindsay, « Deploying NMD: not whether
but how », Survival, vol. 42/1, printemps 2000, pp. 6-28.
100 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
contre, de ne pas se sentir très à l’aise avec les incidences de ce choix, que
ce soit politiquement ou financièrement. Un tel dilemme pourrait très
facilement diviser non seulement les Américains et les Européens mais aussi
les différents Etats membres de l’UE.
La quête américaine d’un nouvel arrangement mondial de sécurité entre
l’OTAN et l’UE va nécessairement poser un problème majeur pour de
nombreux Etats membres de l’Union européenne car les Quinze ne sont pas
d’accord sur le bilan de politique mondiale des Etats-Unis. De plus, dans la
mesure où l’UE progresse en matière d’élargissement et devient un acteur
international stable, il lui faudra concevoir une combinaison d’instruments
politiques et militaires différente de celle que les Américains avaient
toujours privilégiée. Maintenir la stabilité sur le territoire de l’UE doit
signifier autre chose qu’une « simple » projection de puissance militaire.
Jusqu’ici, le plus grave échec de l’UE a été la dissuasion, autrement dit son
incapacité de remplacer les instruments militaires par des instruments
politiques. L’un des grands enseignements des « guerres de succession » en
ex-Yougoslavie est que les flatteries politiques, les édulcorants économiques
et commerciaux et la diplomatie sécuritaire ne fonctionnent tout simplement
pas (en particulier face à des adversaires aussi impitoyables que Saddam
Hussein et Slobodan Milosevic) sans la force militaire. Si cette force est
présente, il devrait toutefois rester possible de parvenir progressivement aux
objectifs politiques et diplomatiques sans y avoir recours. Dans ce contexte,
les approches européennes sont très différentes des approches américaines.
Les pressions se font de plus en plus fortes pour que le Royaume-Uni,
enclin dans le passé à suivre l’approche américaine musclée du maintien de
la paix, adopte l’approche européenne plus subtile de la diplomatie
sécuritaire. C’est du reste ce qui se passe déjà – la « diplomatie défensive »
est devenue le thème favori du New Labour – et cette tendance risque fort
de se renforcer. Et la division naissante du travail entre l’UE et l’OTAN ne
fera que l’accélérer. A ce stade, la position de pivot que le Royaume-Uni
souhaite occuper entre les deux côtés de l’Atlantique sera de plus en plus
difficile à conserver. Cela ne veut pas dire que l’UE et l’OTAN
s’éloigneront inévitablement ou adopteront des politiques incompatibles,
mais plutôt que chaque acteur national devra tôt ou tard faire des choix
clairs sur son appartenance. C’est dans ce sens que le Royaume-Uni et
certains de ses alliés atlantiques au sein de l’UE devront peut-être un jour
faire le choix décisif – non pas de liens d’appartenance car ils peuvent être
multiples – mais de priorités concernant une action et un engagement
Conclusion 101
spécifiques, parce qu’il faut pour cela du temps et des ressources, qui sont
des biens finis. Le moment sera venu lorsque l’évolution phénoménale
commencée à Saint-Malo et poursuivie à Helsinki posera les questions les
plus cruciales au Royaume-Uni et à ses alliés européens.
Pour les autres Etats membres de l’UE, à commencer pour la France, le
projet PECSD est un autre « voyage pour une destination inconnue ». Avec
moins de réserves quant à l’impact du projet sur l’approche de Washington
(les Français sont convaincus que les Américains s’adapteront aux
conséquences de la PECSD car ils en sont capables), la plupart des pays
européens n’auront guère de difficultés à associer les avantages d’une
autonomie européenne relative au rééquilibrage inéluctable des relations
euro-américaines. Les différentes régions européennes n’auront pas les
mêmes priorités stratégiques : il ne faut pas s’attendre à ce que Madrid,
Lisbonne et Rome attachent la même importance aux évolutions des Etats
baltes que Copenhague et Stockholm ; Helsinki et Berlin accorderont une
attention plus mesurée que Paris et Athènes à la cohérence d’une politique
méditerranéenne viable. Mais de nombreux signes montrent déjà que les
quinze membres de l’UE actuelle commencent à considérer la PESC et la
PECSD comme faisant partie d’un étroit réseau de transactions politiques
qui auront à terme un impact significatif sur chaque pays. La sécurité
collective dans une partie de l’Europe a inévitablement des conséquences
sur le reste du territoire. Cette prise de conscience du caractère unique de la
politique étrangère et sécuritaire de l’Europe aura nécessairement un impact
sur le développement institutionnel de l’Union elle-même. Alors que les
capitales continuent de formuler des options appropriées à leur situation
spécifique, la politique globale sera de plus en plus affinée au centre.
L’émergence de l’UE comme véritable acteur international ne peut pas ne
pas conduire à une forme de gouvernance combinant le consensus et
l’efficacité, la diversité et l’unité. Car c’est là, après tout, le caractère
distinctif essentiel – et la vraie force morale – de l’Union européenne. La
mise en œuvre d’une politique de défense et de sécurité cohérente est ainsi
l’ultime défi du processus d’intégration européenne.
Sigles
AFSOUTH
C4
CAG
CAN
CM
COPS
COPSi
COREPER
CSCE
DCI
DSACEUR
EADS
EM
EUROFOR
EUROMARFOR
GFIM
HR-PESC
IESD
IFOR
OCCAR
ONU
OSCE
OTAN
PARP
PECSD
PESC
PpP
SACEUR
SHAPE
UE
UEO
UEM
UPPAR
VMQ
Forces alliées du Sud de l’Europe
Command, Control, Communications and Computers
Conseil Affaires générales
Conseil de l’Atlantique Nord
Comité militaire (européen)
Comité politique et de sécurité
Comité politique et de sécurité intérimaire
Comité des Représentants permanents auprès de l’UE
Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe
Initiative sur les capacités de défense
Adjoint du Commandant suprême des forces alliées en Europe
European Aeronautic Defence and Space Company
Etat-major militaire
Force européenne (de déploiement rapide)
Force maritime européenne
Groupes de forces interarmées multinationales
Haut Représentant pour la Politique étrangère et de Sécurité
commune
Identité européenne de Sécurité et de Défense
Force de mise en œuvre (des accords de Dayton)
Organisme conjoint de coopération en matière d’armement
Organisation des Nations unies
Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
Processus de planification et d’examen du PpP de l’OTAN
Politique européenne commune de Sécurité et de Défense
Politique étrangère et de Sécurité commune
Partenariat pour la Paix
Commandant suprême des forces alliées en Europe
Grand quartier général des puissances alliées en Europe
Union européenne
Union de l’Europe occidentale
Union économique et monétaire
Unité de planification politique et d’alerte rapide
Vote à la majorité qualifiée
Bibliographie sélective
sur la PESC et la PECSD
(titres français et anglais seulement)
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ANNEXE A
CONCLUSIONS DE LA PRESIDENCE
CONSEIL EUROPEEN D’HELSINKI, 10 ET 11 DECEMBRE 1999
II. POLITIQUE EUROPEENNE COMMUNE
EN MATIERE DE SECURITE ET DE DEFENSE
25. Le Conseil européen adopte les deux rapports de la présidence (cf. annexe IV) sur le
développement des moyens de l’Union pour la gestion militaire et non militaire des crises
dans le cadre d’une politique européenne commune renforcée en matière de sécurité et de
défense.
26. L’Union contribuera à la paix et à la sécurité internationales conformément aux
principes de la Charte des Nations Unies. L’Union reconnaît que le Conseil de sécurité des
Nations Unies est l’instance à laquelle il appartient en premier de veiller au maintien de la
paix et de la sécurité internationales.
27. Le Conseil européen souligne sa détermination de développer une capacité autonome
de décider et, là où l’OTAN en tant que telle n’est pas engagée, de lancer et de conduire des
opérations militaires sous la direction de l’UE, en réponse à des crises internationales. Ce
processus évitera d’inutiles doubles emplois et n’implique pas la création d’une armée
européenne.
28. Se fondant sur les lignes directrices définies par le Conseil européen de Cologne, et
sur la base des rapports de la présidence, le Conseil européen a notamment décidé ce qui
suit :
– coopérant volontairement dans le cadre d’opérations dirigées par l’UE, les Etats membres
devront être en mesure, d’ici 2003, de déployer dans un délai de 60 jours et de soutenir
pendant au moins une année des forces militaires pouvant atteindre 50 000 à
60 000 personnes, capables d’effectuer l’ensemble des missions de Petersberg ;
– de nouveaux organes et de nouvelles structures politiques et militaires seront créés au sein
du Conseil pour permettre à l’Union d’assurer l’orientation politique et la direction
stratégique nécessaires à ces opérations, dans le respect du cadre institutionnel unique ;
– des modalités visant à assurer une consultation, une coopération et une transparence
pleines et entières entre l’UE et l’OTAN seront définies, en tenant compte des besoins de
tous les Etats membres de l’UE ;
– des dispositions adéquates seront définies pour permettre, sans préjudice de l’autonomie
de décision de l’Union, à des Etats européens membres de l’OTAN qui n’appartiennent pas
à l’UE, ainsi qu’à d’autres Etats concernés, de contribuer à la gestion militaire d’une crise,
sous la direction de l’UE ;
– un mécanisme pour la gestion non militaire des crises sera institué pour coordonner et
utiliser plus efficacement les divers moyens et ressources civils, parallèlement aux moyens
et ressources militaires, dont disposent l’Union et les Etats membres.
29. Le Conseil européen invite la prochaine présidence, en association avec le Secrétaire
général/Haut Représentant, à accorder la priorité à la poursuite, au sein du Conseil
« Affaires générales », des travaux relatifs à tous les volets de ces rapports, y compris la
108 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
prévention des conflits et la création d’un comité pour la gestion civile des crises. La
prochaine présidence est invitée à élaborer un premier rapport sur l’évolution de la situation
pour le Conseil européen de Lisbonne et, à l’attention du Conseil européen de Feira, un
rapport d’ensemble contenant des recommandations et des propositions appropriées, ainsi
que des éléments de réponse à la question de savoir si une modification des traités est jugée
nécessaire ou non. Le Conseil « Affaires générales » est invité à entamer la mise en œuvre
de ces décisions en instituant au sein du Conseil, à compter de mars 2000, les organes et les
structures intérimaires convenus, conformément aux dispositions actuelles du traité.
Annexes 109
ANNEXE B
SOMMET FRANCO-BRITANNIQUE
DECLARATION SUR LA DEFENSE EUROPEENNE
SAINT-MALO, 4 DECEMBRE 1998
Les chefs d’Etat et de gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord et de la France sont convenus de ce qui suit :
1. L’Union européenne doit pouvoir être en mesure de jouer tout son rôle sur la scène
internationale. Le traité d’Amsterdam, base essentielle pour l’action de l’Union, doit donc
devenir une réalité. La mise en œuvre complète et rapide des dispositions d’Amsterdam sur
la Politique étrangère et de Sécurité commune (PESC) doit être achevée. Cela inclut la
responsabilité du Conseil européen de décider le développement progressif d’une politique
de défense commune dans le cadre de la PESC. Le Conseil doit être en mesure, sur une
base intergouvernementale, de prendre des décisions portant sur tout l’éventail des
actions prévues par le titre V du traité de l’Union européenne.
2. A cette fin, l’Union doit avoir une capacité autonome d’action, appuyée sur des forces
militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser et en étant prête à le faire afin de
répondre aux crises internationales.
Dans cette perspective, les engagements de défense collective auxquels ont souscrit les
Etats membres (article 5 du Traité de Washington et article V du Traité de Bruxelles)
devront être maintenus. En renforçant la solidarité entre les pays de l’Union européenne
pour que l’Europe puisse faire entendre sa voix dans les affaires du monde, tout en agissant
en conformité avec nos obligations respectives au sein de l’OTAN, nous contribuons à la
vitalité d’une Alliance atlantique rénovée qui constitue le fondement de la défense
collective de ses membres.
Les Européens devront agir dans le cadre institutionnel de l’Union européenne (Conseil
européen, Conseil Affaires générales, et réunion des ministres de la Défense).
Le renforcement de la solidarité européenne doit prendre en compte la variété des
positions des pays européens.
La diversité des situations des Etats au regard de l’OTAN devra être respectée.
3. Pour pouvoir prendre des décisions et, lorsque l’Alliance en tant que telle n’est pas
engagée, pour approuver des actions militaires, l’Union européenne doit être dotée de
structures appropriées. Elle doit également disposer d’une capacité d’évaluation des
situations, de sources de renseignement, et d’une capacité de planification stratégique, sans
duplication inutile, en prenant en compte les moyens actuels de l’Union de l’Europe
occidentale (UEO) et l’évolution de ses rapports avec l’Union européenne. A cet égard,
l’Union européenne devra pouvoir recourir à des moyens militaires adaptés (moyens
européens pré-identifiés au sein du pilier européen de l’OTAN ou moyens nationaux et
multinationaux extérieurs au cadre de l’OTAN).
110 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
4. L’Europe a besoin de forces armées renforcées, capables de faire face rapidement aux
nouveaux risques et s’appuyant sur une base industrielle et technologique de défense
compétitive et forte.
5. Nous sommes déterminés à unir nos efforts pour permettre à l’Union européenne de
progresser concrètement vers ses objectifs.
Annexes 111
ANNEXE C
CONCLUSIONS DE LA PRESIDENCE
CONSEIL EUROPEEN DE COLOGNE, 3 ET 4 JUIN 1999
DECLARATION DU CONSEIL EUROPEEN DE COLOGNE CONCERNANT LE
RENFORCEMENT DE LA POLITIQUE EUROPEENNE COMMUNE EN MATIERE DE
SECURITE ET DE DEFENSE
1. Nous, membres du Conseil européen, sommes déterminés à voir l’Union européenne
jouer pleinement son rôle sur la scène internationale. A cette fin, nous avons l’intention de
doter l’Union européenne des moyens et capacités nécessaires pour assumer ses
responsabilités concernant une politique européenne commune en matière de sécurité et de
défense. Les travaux entrepris à l’initiative de la présidence allemande et l’entrée en
vigueur du traité d’Amsterdam nous permettent aujourd’hui de franchir une étape décisive.
Dans le cadre de la poursuite des objectifs de notre politique étrangère et de sécurité
commune et de la définition progressive d’une politique de défense commune, nous
sommes convaincus que le Conseil devrait être en mesure de prendre des décisions ayant
trait à l’ensemble des activités de prévention des conflits et des missions de gestion des
crises définies dans le traité sur l’Union européenne, les « missions de Petersberg ». A cette
fin, l’Union doit disposer d’une capacité d’action autonome soutenue par des forces
militaires crédibles, avoir les moyens de décider d’y recourir et être prête à le faire afin de
réagir face aux crises internationales, sans préjudice des actions entreprises par l’OTAN.
L’Union européenne renforcera ainsi sa capacité à contribuer à la paix et à la sécurité
internationales, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies.
2. Nous sommes persuadés que, pour remplir pleinement sa mission en matière de
prévention des conflits et de gestion des crises, l’Union européenne doit avoir à sa
disposition les capacités et instruments appropriés. Nous nous engageons donc à améliorer
l’efficacité des moyens militaires européens sur la base des capacités actuelles, qu’elles
soient nationales, binationales ou multinationales, et à renforcer nos propres capacités à
cette fin. Cela requiert la poursuite d’un effort de défense soutenu, la mise en œuvre des
adaptations nécessaires et notamment le renforcement de nos capacités en matière de
renseignement, de capacité de projection, de commandement et de contrôle. Cela exige
également des efforts pour l’adaptation, l’entraînement et la mise en cohérence des forces
européennes nationales et multinationales.
Nous reconnaissons aussi la nécessité d’accomplir des efforts soutenus pour renforcer la
base industrielle et technologique de la défense, que nous souhaitons compétitive et
dynamique. Nous sommes déterminés à favoriser la restructuration des industries
européennes de défense dans les Etats concernés. Avec les industriels, nous œuvrerons à
une collaboration plus étroite et plus efficace des industries de défense. Nous chercherons à
améliorer encore l’harmonisation des besoins militaires ainsi que la programmation et la
fourniture des armements, de la façon que les Etats membres jugeront appropriée.
3. Nous nous félicitons des résultats des travaux du sommet de l’OTAN tenu à Washington
en ce qui concerne le soutien apporté au processus lancé par l’Union européenne et la
112 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
confirmation du fait qu’un rôle plus affirmé de l’Union européenne dans la prévention des
conflits et la gestion des crises contribuera à la vitalité d’une Alliance rénovée. Dans la
mise en œuvre de ce processus lancé par l’Union européenne, nous veillerons à assurer de
manière effective une consultation, une coopération et une transparence mutuelles entre
l’Union européenne et l’OTAN.
Notre intention est de mettre en place un véritable dispositif de gestion des crises conduit
par l’Union européenne, grâce auquel les Etats membres de l’Union, tant ceux qui sont
membres de l’OTAN que les neutres et les non-alliés, pourront participer pleinement et sur
un pied d’égalité aux opérations de l’Union européenne.
Nous mettrons en place des arrangements qui permettent aux alliés et partenaires
européens non membres de l’Union européenne de prendre part dans toute la mesure du
possible à cette entreprise.
4. Par conséquent, nous approuvons et adoptons le rapport élaboré par la présidence
allemande, qui traduit le consensus des Etats membres.
5. Nous sommes maintenant résolus à entrer dans une nouvelle étape de la construction de
l’Union européenne. A cette fin, nous chargeons le Conseil «Affaires générales » de
préparer les conditions et mesures nécessaires pour réaliser ces objectifs, et notamment de
définir les modalités de l’inclusion de celles des fonctions de l’UEO qui seront nécessaires
à l’Union européenne pour assumer ses nouvelles responsabilités dans le domaine des
missions de Petersberg. A cet égard, notre objectif est d’adopter les décisions nécessaires
d’ici la fin de l’an 2000. Dans cette éventualité, l’UEO en tant qu’organisation aura achevé
sa mission. Les différentes situations des Etats membres en matière de garanties de défense
collective ne s’en trouveront pas affectées. L’Alliance reste le fondement de la défense
collective de ses membres.
Nous invitons donc la présidence finlandaise à poursuivre les travaux dans le cadre du
Conseil « Affaires générales » sur la base de la présente déclaration et du rapport de la
présidence au Conseil européen se réunissant à Cologne. Nous attendons avec intérêt un
rapport sur l’état d’avancement des travaux de la présidence finlandaise destiné au Conseil
européen d’Helsinki.
Annexes 113
ANNEXE D
CONCLUSIONS DE LA PRESIDENCE
CONSEIL EUROPEEN DE SANTA MARIA DA FERIA, 19 ET 20 JUIN 2000
ANNEXE I RAPPORT DE LA PRÉSIDENCE SUR LE RENFORCEMENT DE LA
POLITIQUE EUROPÉENNE COMMUNE EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ
ET DE DÉFENSE
I. INTRODUCTION
1. À Cologne, le Conseil européen s’est dit déterminé à voir l’UE jouer pleinement son rôle
sur la scène internationale, ajoutant qu’à cette fin l’UE doit être dotée des moyens et
capacités nécessaires pour assumer ses responsabilités concernant une politique européenne
commune en matière de sécurité et de défense. Depuis Cologne, l’Union européenne a
entamé un processus visant à mettre en place les moyens et capacités nécessaires pour lui
permettre de prendre des décisions sur l’ensemble des missions de prévention des conflits et
de gestion des crises définies dans le traité sur l’Union européenne (« missions de
Petersberg »), et de les mettre en oeuvre. Cette évolution fait partie intégrante du
renforcement de la politique étrangère et de sécurité commune et est fondée sur les
principes énoncés à Helsinki. L’Union contribuera à la paix et à la sécurité internationales
conformément aux principes de la Charte des Nations Unies.
2. Ayant approuvé les deux rapports de la Présidence finlandaise sur les aspects militaires et
non militaires de la gestion des crises, y compris sur l’objectif global européen commun et
sur les objectifs collectifs en termes de capacités, le Conseil européen d’Helsinki a invité la
Présidence portugaise, en association avec le Secrétaire général/Haut Représentant, à
accorder la priorité à la poursuite, au sein du Conseil « Affaires générales », des travaux
relatifs à tous les volets. La Présidence portugaise a été invitée à élaborer un premier
rapport sur l’évolution de la situation pour le Conseil européen de Lisbonne et, à l’intention
du Conseil européen de Feira, un rapport d’ensemble contenant des recommandations et des
propositions appropriées, ainsi que des éléments de réponse à la question de savoir si une
modification des traités est jugée nécessaire ou non.
3. Un premier rapport, présentant les travaux poursuivis dans le cadre du Conseil « Affaires
générales » par la Présidence, en association avec Secrétaire général/Haut représentant, a
été présenté au Conseil européen de Lisbonne. Celui-ci s’est félicité des progrès déjà
réalisés et notamment de ce que les organes intérimaires prévus à Helsinki soient désormais
en place et commencent à fonctionner efficacement et de ce que le Conseil ait défini une
procédure à
suivre pour élaborer l’objectif global et recenser les contributions nationales qui
permettront d’atteindre l’objectif en matière de capacités militaires.
4. Le Conseil européen de Lisbonne a déclaré qu’il attendait avec intérêt la suite des
travaux que la Présidence, en association avec le Secrétaire général/Haut représentant,
effectuerait dans le cadre du Conseil, ainsi que le rapport d’ensemble qu’établirait la
Présidence à l’intention du Conseil européen de Feira, notamment les propositions sur la
114 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
participation de pays tiers à la gestion militaire des crises par l’UE et sur l’évolution
extérieure des relations de l’UE avec l’OTAN.
5. Le Conseil européen de Lisbonne s’est en outre déclaré satisfait de ce qui avait été
accompli sur le plan de la gestion non militaire des crises. Il a invité le Conseil à mettre en
place, avant sa réunion de Feira ou lors de celle-ci, un comité chargé de la gestion civile des
crises.
6. Depuis lors, les travaux ont été poursuivis sur tous les aspects de la gestion militaire et
non militaire des crises et des progrès considérables ont été accomplis, notamment en ce qui
concerne la définition d’arrangements appropriés pour la participation de pays tiers à la
gestion militaire de crises par l’UE, ainsi que de principes et de modalités pour l’évolution
ultérieure des relations entre l’UE et l’OTAN. L’élaboration de l’objectif global s’est
poursuivie ; un comité chargé des aspects civils de la gestion des crises a été mis en place ;
un mécanisme de coordination, fonctionnant en pleine interaction avec les services de la
Commission, a été créé au Secrétariat du Conseil ; l’étude visant à définir des objectifs
concrets dans le domaine des aspects civils de la gestion des crises a été menée à bien ; des
objectifs concrets en matière de police civile ont été définis.
7. Le présent document constitue le rapport d’ensemble de la Présidence au Conseil
européen de Feira et porte sur les aspects militaires (point II) et les aspects non militaires
(point III) de la gestion des crises. Des travaux ont également été effectués sur le thème de
la prévention des conflits. Il a été constaté qu’il serait utile de trouver des moyens
d’améliorer la cohérence et l’efficacité de l’action de l’UE dans le domaine de la prévention
des conflits.
8. Lors des travaux qui ont été réalisés au cours de la Présidence sur le renforcement de la
gestion militaire et non militaire des crises et de la prévention des conflits, on a souligné
qu’il importait d’assurer, dans la gestion des crises par l’Union, un rapport étroit entre le
domaine militaire et le domaine civil ainsi qu’une coopération entre la capacité de gestion
des crises de l’UE, qui évolue rapidement, et les Nations Unies, l’OSCE et le Conseil de
l’Europe.
9. Dans le cadre de la présentation du présent rapport, la Présidence a pris note de ce que le
Danemark a rappelé le Protocole n° 5 annexé au traité d’Amsterdam sur la position de ce
pays.
II. ASPECTS MILITAIRES DE LA GESTION DES CRISES
A. Élaboration de l’objectif global et des objectifs collectifs en termes de capacités
1. Concernant l’élaboration de l’objectif global et des objectifs collectifs en termes de
capacités, le Conseil « Affaires générales », auquel participaient les ministres de la défense,
a conclu, lors de sa session du 20 mars, que le document de réflexion intitulé « Élaboration
de l’objectif global », y compris le calendrier qu’il prévoit en vue de la convocation d’une
conférence d’offres d’engagements en matière de capacités avant la fin de l’année 2000,
devrait servir de base aux travaux que mèneront à l’avenir les organes compétents.
Annexes 115
2. Lors de sa session du 13 juin, le Conseil « Affaires générales », avec la participation des
ministres de la défense, a approuvé les travaux effectués par l’Organe militaire intérimaire
(dont un compte rendu lui a été transmis par l’intermédiaire du COPSI) jusqu’au premier
séminaire d’experts nationaux en matière de planification dans le domaine de la défense,
qui s’est tenu à Bruxelles du 22 au 24 mai 2000. Le Conseil, invitant les organes
compétents à poursuivre sur cette base, a adopté les orientations suivantes pour la suite des
travaux :
– L’élaboration de l’objectif global et des objectifs collectifs en termes de capacités, qui ont
été définis lors du Conseil européen d’Helsinki, devrait être réalisée par les Quinze,
conformément à l’autonomie décisionnelle de l’UE et aux impératifs d’efficacité militaire.
– L’Organe militaire intérimaire proposera, sous le contrôle politique du COPSI, les
éléments que comprendra l’objectif global.
– À cet effet, l’Organe militaire intérimaire définira les capacités dont l’UE a besoin pour
assumer l’ensemble des missions de Petersberg.
– Dans le cadre de ses travaux destinés à élaborer l’objectif global et les objectifs relatifs
aux capacités collectives sur la base de contributions des États membres, l’Organe militaire
intérimaire, auquel participeront des représentants des capitales, convoquera également des
réunions avec le commandant suprême adjoint des forces alliées en Europe et des experts
de l’OTAN afin de bénéficier des compétences militaires de l’OTAN pour ce qui est des
exigences liées à l’objectif global et aux objectifs relatifs aux capacités collectives.
– À cet égard, le groupe de travail ad hoc sur les objectifs collectifs en termes de capacités,
prévu à l’appendice 2, constituera un élément supplémentaire de transparence et de
dialogue entre l’UE et l’OTAN.
– Les exigences liées à l’objectif global définies par l’Organe militaire intérimaire au
niveau des chefs d’état-major des armées constitueront, après avoir été approuvées par le
Conseil, la base de l’examen par les États membres de leurs offres initiales de contributions
nationales dans le cadre de l’objectif global. Ces contributions seront examinées par
l’Organe militaire intérimaire. Ce processus doit être terminé avant la convocation de la
conférence d’offres d’engagements en matière de capacités.
– Il importera, pour les États membres concernés, d’assurer la cohérence avec le processus
de planification et d’examen et le processus d’établissement des plans de défense de
l’OTAN.
– Conformément à la détermination manifestée à Helsinki et à Lisbonne, une fois que les
besoins et les ressources disponibles auront été définis, les États membres, lors de la
conférence d’offres d’engagements en matière de capacités, annonceront leurs engagements
afin de permettre à l’UE d’atteindre l’objectif global et les objectifs relatifs aux capacités
collectives. Il importera également de mettre en place un mécanisme d’évaluation
permettant de mesurer les progrès accomplis vers la réalisation de ces objectifs.
– L’Union européenne encouragera les pays tiers à apporter leur contribution sous la forme
d’engagements complémentaires. Afin de permettre à ces pays de contribuer à améliorer les
capacités militaires européennes, des arrangements appropriés seront arrêtés par la
prochaine présidence en ce qui concerne la conférence d’offres d’engagements en matière
de capacités. Ces arrangements tiendront compte des capacités des six États européens
membres de l’OTAN ne faisant pas partie de l’UE. L’Union européenne se félicite des
offres de capacités que la Turquie, la Pologne et la République tchèque ont déjà faites.
116 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
B. Recommandations concernant l’évolution institutionnelle des nouveaux organes
politiques et militaires permanents liés à la PECSD au sein de l’UE
Les organes politiques et militaires intérimaires ont été mis en place le 1er mars 2000.
Compte tenu de l’expérience acquise depuis lors, des travaux ont été réalisés sur l’évolution
institutionnelle des nouveaux organes politiques et militaires permanents, conformément
aux conclusions d’Helsinki. D’autres travaux sont en cours, afin que la phase permanente
puisse débuter le plus rapidement possible et permettre ainsi à la capacité de gestion des
crises de l’UE de devenir opérationnelle.
C. Propositions concernant les arrangements appropriés devant être conclus par le Conseil
en ce qui concerne les modalités de consultation et/ou de participation qui permettront aux
États tiers concernés de contribuer à la gestion militaire des crises par l’UE
Les travaux ont été poursuivis sur les modalités de consultation et/ou de participation
concernant les membres européens de l’OTAN ne faisant pas partie de l’Union européenne
et d’autres pays candidats à l’adhésion à l’UE.
Dans ce contexte, l’objectif a été de définir, conformément aux conclusions d’Helsinki,
des arrangements pour le dialogue, la consultation et la coopération sur des questions liées à
la gestion des crises garantissant l’autonomie décisionnelle de l’UE. Ces arrangements
prévoiront, pour la période intérimaire, des réunions avec les pays mentionnés ci-dessus ;
ces réunions se dérouleront dans le cadre d’une structure unique incluant l’ensemble de ces
pays et compléteront les réunions tenues dans le cadre du dialogue politique renforcé sur les
questions relatives à la PESC. Au sein de cette structure, lorsque le sujet l’exige, des
échanges auront lieu avec les pays européens membres de l’OTAN ne faisant pas partie de
l’UE. Pour la phase permanente, les arrangements tiendront compte des différents besoins
apparaissant en situation normale et dans la phase opérationnelle. Les résultats des travaux
du Conseil figurent à l’appendice 1 du présent rapport.
Des échanges ont eu lieu le 11 mai 2000 entre les directeurs politiques des États
membres de l’UE et leurs homologues des États européens membres de l’OTAN ne faisant
pas partie de l’UE et d’autres pays candidats, ainsi qu’entre les directeurs politiques des
États membres de l’UE et leurs homologues des États européens membres de l’OTAN ne
faisant pas partie de l’UE.
La Russie, l’Ukraine, d’autres États européens avec lesquels l’Union entretient un
dialogue politique et d’autres États intéressés pourront être invités à participer aux
opérations menées par l’UE. À cet égard, l’UE se félicite de l’intérêt manifesté par le
Canada.
La présidence française est invitée à poursuivre, en association avec le Secrétaire
général/Haut Représentant, les travaux au sein du Conseil « Affaires générales » afin que
des premières propositions puissent être faites au Conseil européen de Nice concernant des
arrangements appropriés pour la consultation et/ou la participation permettant à ces autres
partenaires potentiels de contribuer à la gestion militaire des crises par l’UE.
D. Propositions concernant les principes de consultation avec l’OTAN sur les questions
militaires et recommandations sur la mise au point de modalités applicables aux relations
entre l’UE et l’OTAN, afin de permettre une coopération sur la réponse militaire appropriée
à apporter en cas de crise
Le Conseil a défini les principes sur la base desquels devraient se faire la consultation et la
coopération avec l’OTAN. En ce qui concerne les modalités, le Conseil a recommandé que
Annexes 117
l’UE propose à l’OTAN la création de quatre groupes de travail ad hoc UE-OTAN sur les
questions qui ont été identifiées dans ce contexte : questions liées à la sécurité, objectifs
collectifs en termes de capacités, modalités permettant l’accès de l’UE aux moyens et
capacités de l’OTAN et définition d’arrangements permanents pour la consultation UEOTAN.
Les résultats des travaux du Conseil figurent à l’appendice 2 du présent rapport.
E. Faut-il ou non modifier le Traité ?
Selon les dispositions existantes du TUE, les questions relatives à la sécurité de l’Union, y
compris la définition progressive d’une politique de défense commune, relèvent de la
politique étrangère et de sécurité commune régie par le titre V du traité. Sur cette base, le
Conseil a décidé d’instituer le Comité politique et de sécurité intérimaire et l’Organe
militaire intérimaire et d’adjoindre au Secrétariat du Conseil des experts militaires détachés
des États membres. L’article 17 du TUE énonce expressément les missions de Petersberg
de la PESC. La présidence a pris note de l’avis du Service juridique du Conseil, dont la
conclusion est ainsi formulée :
« Le Service juridique du Conseil est d’avis que les conclusions du Conseil européen
réuni à Cologne et à Helsinki relatives à la politique européenne de sécurité et de défense
peuvent être mises en oeuvre sans qu’il soit juridiquement nécessaire d’apporter des
modifications au traité sur l’Union européenne. Toutefois, de telles modifications seraient
nécessaires si l’on entendait transférer le pouvoir de décision du Conseil à un organe
composé de fonctionnaires, ou modifier les dispositions du traité relatives à l’UEO. Par
ailleurs, il appartient aux États membres de déterminer si des modifications au traité
seraient politiquement souhaitables ou opérationnellement opportunes. »
La présidence suggère que la question de la révision du traité continue d’être examinée
entre les Conseils européens de Feira et de Nice.
III. ASPECTS CIVILS DE LA GESTION DES CRISES
1. La présidence, en association avec le Secrétaire général/Haut Représentant, a répondu
prioritairement à l’invitation du Conseil européen d’Helsinki de poursuivre les travaux sur
tous les volets relatifs à la gestion civile des crises (voir annexe 2 à l’annexe IV des
conclusions d’Helsinki).
2. L’objectif de ce travail a été de renforcer et de mieux coordonner les outils de réponse
don’t disposent et l’Union et les États membres pour la gestion non militaire des crises, une
attention toute particulière ayant été accordée à la mise en place d’une capacité de réaction
rapide, qui améliorera également la contribution de l’UE aux opérations de gestion de crise
menées par des organisations internationales et régionales.
3. À la suite de ces travaux considérables, les mesures concrètes ci-après ont été prises:
a) Un comité chargé des aspects civils de la gestion des crises a été institué par une décision
du Conseil adoptée le 22 mai 2000. Ce comité a tenu sa première réunion le 16 juin 2000.
b) Un mécanisme de coordination, fonctionnant en étroite interaction avec les services de la
Commission, a été institué au Secrétariat du Conseil. Développant l’inventaire des
ressources dont disposent les États membres et l’Union pour la gestion non militaire des
crises, sa première priorité a été de créer une base de données sur les capacités de police
civile afin de conserver et de partager des informations, de proposer des initiatives relatives
118 L’intégration européenne et la défense : l’ultime défi ?
aux capacités et de faciliter la définition d’objectifs concrets pour la réponse non militaire
collective des États membres de l’UE. Ce mécanisme de coordination a renforcé sa
coopération étroite avec le Centre de situation/cellule de crise intérimaire créé par le
Secrétaire général/Haut Représentant.
c) Une étude (appendice 3), tirant parti de l’expérience acquise lors de crises récentes et
actuelles, des compétences existant au sein des États membres et des résultats du séminaire
sur la gestion civile des crises qui s’est tenu à Lisbonne les 3 et 4 avril 2000, a été réalisée
pour définir des objectifs concrets dans le domaine des aspects civils de la gestion des
crises. Cette étude définit des priorités sur lesquelles l’UE ciblera ses efforts coordonnés
dans une première phase, sans exclure l’utilisation de tous les autres outils dont peuvent
disposer l’Union et ses États membres.
d) Des objectifs concrets pour les capacités de police civile ont été fixés et sont exposés à
l’appendice 4. En particulier, les États membres devraient se fixer comme objectif final
d’ici 2003 de fournir, par une coopération volontaire, jusqu’à 5 000 policiers pour des
missions internationales couvrant l’ensemble des opérations de prévention des conflits et de
gestion des crises et pour répondre aux besoins spécifiques apparaissant aux différents
stades de ces opérations. À l’intérieur de l’objectif défini pour les capacités globales de
l’UE, les États membres s’engagent à être en mesure d’identifier et de déployer, dans un
délai de 30 jours, jusqu’à 1000 policiers. En outre, des travaux seront poursuivis pour
définir les références et les orientations de l’UE en matière de missions de police
internationale.
4. En outre, la Commission a transmis au Conseil, qui l’examine, une proposition de
règlement du Conseil portant création du dispositif de réaction rapide à l’appui des activités
de l’UE telles qu’elles sont évoquées dans le rapport d’Helsinki.
IV. SUIVI
1. La présidence française est invitée, en association avec le Secrétaire général/Haut
Représentant, à poursuivre les travaux au sein du Conseil « Affaires générales » sur le
renforcement de la politique européenne commune en matière de sécurité et de défense. La
présidence française est invitée à adresser au Conseil européen de Nice un rapport qui porte
notamment sur les points suivants :
a) l’élaboration de l’objectif global et des objectifs collectifs en termes de capacités arrêtés
à Helsinki, y compris en ce qui concerne les résultats de la Conférence d’offres
d’engagement en matière de capacités, qui doit être organisée avant le Conseil de Nice;
b) la création de structures politiques et militaires permanentes, qui devront être mises en
place le plus rapidement possible après le Conseil européen de Nice ;
c) l’incorporation dans l’UE des fonctions appropriées de l’UEO dans le domaine des
missions de Petersberg ;
d) la mise en oeuvre des décisions de Feira sur :
– les arrangements qui permettront, dans la gestion militaire de crises par l’UE, la
consultation et la participation de pays tiers ;
– la définition, sur la base des travaux entrepris dans les groupes de travail ad hoc UEOTAN, des arrangements permettant de procéder à des consultations et de coopérer avec
l’OTAN dans la gestion militaire des crises ;
e) la définition et la mise en oeuvre de capacités de l’UE dans les aspects civils de la
gestion de crises, y compris la définition d’objectifs concrets.
Annexes 119
2. La question de la révision du traité devrait continuer d’être examinée entre les Conseils
européens de Feira et de Nice.
3. Le Secrétaire général/Haut Représentant et la Commission sont invités à soumettre au
Conseil européen de Nice, dans la perspective des travaux futurs, des recommandations
concrètes sur la manière d’améliorer la cohérence et l’efficacité de l’action de l’Union
européenne dans le domaine de la prévention des conflits, en tenant pleinement compte et
en tirant tout le parti voulu des instruments, des capacités et des orientations politiques
existantes .