Le dépaysagement Texte de Philippe Lacoue

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Le dépaysagement Texte de Philippe Lacoue
Le dépaysagement
Texte de Philippe Lacoue-Labarthe
in Le dehors absolu, éditions Filigranes, Paris
LE DEPAYSAGEMENT
C’est la première fois peut-être, à ma connaissance du moins, que Thibaut Cuisset
ne photographie pas à proprement parler des « paysages ».
Un paysage est par définition la vue qu’offre ou présente un pays, non pas dans sa
détermination politique ou géopolitique, mais en un sens plus ancien, plus archaïque :
celui d’une fraction délimitée de territoire, en elle-même à son tour divisée et
partagée – en propriétés et terres, parcelles, aires, etc. (pagus, en latin, c’est la borne
fichée en terre) –, et formant un tout qui se rassemble le plus souvent autour d’un
hameau, d’un village ou d’une bourgade et se clôt ainsi sur son unité locale.
L’extension du pays est variable : il peut confiner à la province ou à la région (la
Touraine, par exemple, ou la Toscane), et inclure l’une ou l’autre ville. Mais il est
toujours homogène, il a son identité propre : sa végétation et sa faune, son relief et le
modelé de ses terres, la nature de son sol et le découpage de ses sols, l’architecture
de son habitat, son parler et ses us et coutumes. Sans oublier évidemment son climat
et sa lumière, l’air qu’on y respire ; voire, aussi bien, le genre d’activité qui y
prédomine. C’est qu’un pays est essentiellement habitable, et habité ; habituel aussi,
familier : c’est le « chez soi » (notre « hameau », du reste, et l’allemand Heimat sont
mots apparentés). On est « du pays », l’aurait-on même quitté, on y appartient : « un
pays », « une payse » désignent encore assez couramment quelqu’un(e) de même
origine locale ; et traditionnellement, on y vivait sa vie entière, de la naissance à la
mort, on y travaillait, on y avait ses ancêtres (ses morts) et on y voyait grandir la
promesse de sa descendance. Ce pays, ces paysages donc, étaient, et sont encore
malgré tout, ceux d’une nature « cultivée » : travaillée et façonnée, domestiquée,
édifiée – de la bergerie au château, si l’on veut, ou du village à la ville (on peut très
bien parler de paysages urbains). Mais en réalité, c’est d’abord la campagne, avec ici
et là ses sites d’urbanisation ; laquelle, toutefois, n’est certainement pas « la nature »,
comme le croyaient les peintres et les critiques d’art de la fin du XIXe siècle. Pays et
paysages, au fond, datent de l’âge néolithique, c’est-à-dire de l’invention de
l’agriculture et de l’établissement des cultes divins (« païens »), de l’apparition des
administrations féodales et des royautés, de la création également des premières
cités et de l’aménagement des voies de communication et d’échange, de la
naissance de l’écriture. Pays et paysages rassemblent en somme cette immense
histoire, ils en condensent la mémoire. C’est la raison pour laquelle, ce qui reste de
nature, sauvage (forêts impénétrables) ou aride (montagnes enneigées ou
rocheuses, zones désertiques, pierreuses), est relégué à l’extérieur ou confiné en
exclusion interne du pays(age) ainsi défini. Jusqu’à ce que, bien entendu, on trouve
le moyen d’exploiter de telles contrées ; ou jusqu’à ce que, non pas Rousseau, pour
qui la « nature » était précisément la « culture », mais un romantisme tardif invente
un exotisme de l’ailleurs et un pittoresque de cette nature brute qui, durant des
siècles, en Orient comme en Occident, avait tant effrayé ou rebuté. Ce qui du reste
en art (peinture puis photographie, mais littérature aussi bien) n’a jamais présenté
qu’un intérêt documentaire, ou anecdotique.
Jusqu’à présent, donc, Thibaut Cuisset photographiait des paysages. Il y avait bien,
parfois, des passages vers l’extérieur, comme à la fin de la série des Paysages
d’Italie (1993), où des vues de Calabre ou de Sicile découvraient brusquement des
lieux désertiques, un peu comme dans les derniers plans du Théorème de Pasolini
on voyait le père errer et tituber parmi les cendres de l’Etna. Mais ces vues n’étaient
au fond rien d’autre que celle des frontières et de la délimitation du paysage luimême, c’est-à-dire de ce à partir de quoi, précisément, il y a paysage.
Avec la double série ici présentée, en revanche, celle de la côte islandaise et de ses
abords (2000) et celle du désert du Namib (2004), le dépaysement est en apparence
entier, sans reste. On pourrait presque dire, quitte à forcer la langue (mais ce serait
plus juste) : le dépaysagement. Il n’existe pratiquement plus aucun repère, le
passage dans une extériorité inconnue semble accompli, sans la moindre indication
de frontière ni trace de limitation. A peine, dans l’une ou l’autre de ces vues,
remarque-t-on ou devine-t-on des lignes électriques ou une piste dans le désert qui
doivent bien permettre quelque transport ou traversée vers un ailleurs, mais un
ailleurs qui n’apparaît pas et dont on ne voit pas du reste où il pourrait apparaître.
C’est sans gratuité aucune que Thibaut Cuisset a intitulé cette double série : Le
dehors absolu. L’expression, on le sait peut-être, est empruntée à Pessoa. JeanChristophe Bailly l’avait déjà utilisée à propos de la série de photographies des bords
de Loire (2001), dans un texte qu’il avait intitulé « La Loire de Thibaut Cuisset ». Elle
désigne, dans Le livre de l’intranquillité, l’émotion intérieure bouleversante qu’éprouve
le narrateur, lorsque, sortant un jour de chez lui, il découvre comme pour la première
fois le spectacle de la ville qui descend vers le fleuve (la scène se passe évidemment
à Lisbonne) et fait l’expérience d’une véritable extase : d’une extériorisation pure,
d’une sortie hors de soi. Et si ce bouleversement est intérieur, il est, selon la formule
d’Augustin, interior intimo meo, plus intérieur que mon intimité même, en ce lieu
impossible que Lacan a nommé « extimité », qui interdit tout retour à soi et où s’ouvre
probablement le pur espace du dehors, dans son ab-soluité même : sa libération
sans reste, son détachement, son étendue ou son extension de toujours antérieure,
et comme telle inappropriable et immaîtrisable. « Psychè est étendue. N’en sait rien.
», dit une note posthume de Freud, au reste demeurée parfaitement énigmatique.
Mais c’est peut-être aussi bien ce dont il s’agit ici.
Que se passe-t-il en effet lorsque Thibaut Cuisset fait l’épreuve du dépaysement – du
dépaysagement ? Déjà, lorsqu’il photographiait des paysages, Thibaut Cuisset ne
cessait de les soustraire à toute appréhension sentimentale ou pittoresque, à la
niaiserie vaguement « romantique » du paysage-« état d’âme », projection ou reflet ;
et c’est d’ailleurs pour cette raison précise que Jean-Christophe Bailly avait convoqué
la catégorie du « dehors absolu ». La manière de Thibaut Cuisset, reconnaissable
entre toutes, immédiatement, son art si singulier consistaient à répondre le plus
rigoureusement et le plus sobrement possible à la visée de l’objectif, c’est-à-dire à
objectiver la vue offerte, à immobiliser et à fixer, dans un temps suspendu, le
paysage, l’arrachant ainsi à toute autre détermination que son pur et simple être-là.
D’où, au demeurant, l’étrangeté et le pouvoir de fascination de ces images, qui sont
comme ce qu’on appelle au cinéma des « plans fixes », mais dissociés du continuum
mouvant, de l’animation, qui seuls permettent d’en constituer la fixité. Par définition,
un cinématographe immobile est impossible. C’est une absurdité. Bien plus, mais
c’est l’évidence : tout fixes qu’ils puissent être, jamais les plans fixes du cinéma ne
peuvent fixer ce qu’ils enregistrent : l’herbe qui se courbe sous le vent et le feuillage
qui frémit, par exemple, les nuages qui passent dans le ciel, les ombres fugitives sur
le sol — puisque l’on parle de paysage. Ou alors, il s’agit d’une photographie insérée,
cela arrive. Mais un cinéma sans l’ « image-mouvement », comme disait Deleuze,
c’est l’impossible même.
Or c’est peut-être cet impossible auquel s’affronte l’épreuve du dépaysagement ; et
qui en fait si l’on veut, eu égard à la photographie elle-même, une expérience-limite.
Il y a plusieurs raisons à cela. L’une, tout d’abord, tient à l’objet photographié. Avec
les vues d’Islande : ces roches humides et presque noires, ces eaux glacées et ces
plaques de neige, cette végétation à peine surgie (mousse ou lichen), ces montagnes
dénudées et ces bancs de brume – bref, cette désolation –, nous sommes à la limite
du paysage. Dans le paysage, pour une part, c’est incontestable lorsque se déploient
par exemple ces vastes étendues d’herbe qu’on croirait des prairies ou
qu’apparaissent, au débouché d’une sorte de fjord, d’étranges instruments circulaires
à la surface de l’eau (des filets peut-être), qui témoignent bien d’une activité et d’une
occupation de ces lieux autrement hostiles et inhabitables. Dans le paysage, donc,
mais à sa limite extrême – c’est « tout juste » – et, à vrai dire, sur ce qu’on pourrait
appeler son bord externe, le long duquel, dans l’immobilité, dans le temps déjà peutêtre intemporel de la disparition ou de l’effacement, le paysage bascule hors de luimême. Et tout pays avorte. L’atteste cette fois, exemplairement, et presque
immédiatement (c’est la photographie de la double série après celle, qu’on dirait
presque en noir et blanc, d’une sombre montagne à moitié enneigée), une vue de la
mer étale, bleue et totalement vide, pure étendue que rien ne borne ou ne fractionne
(ni rivage, ni écueil, pas le moindre repère) et qui va se confondre, à l’horizon, avec la
couleur et la lumière du ciel. Force est bien là, d’ailleurs, de penser à Rimbaud :
Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil. Ce qui ne
manque pas d’engager toute la suite.
La deuxième raison que l’on peut invoquer, de fait, tient à la technique du cadrage.
Autant dans la suite islandaise, en bordure du paysage, les cadrages sont (encore)
variés : on peut en juger par les différentes proportions du ciel et de la terre ou
certaines esquisses très discrètes de plongées et de contre-plongées ; autant, dans
la série namibienne, la visée est toujours à l’horizontale et le partage du ciel et de la
terre est presque toujours identique : exactement comme dans le cas de la mer
d’Islande, à cet instant infini du dépaysagement, terre et ciel se distribuent à égalité
dans l’espace de la photographie. Le cadrage s’est immobilisé, comme si l’objet,
dans son inertie totale, l’avait définitivement fixé, ou même paralysé. C’est que le
désert n’est plus du tout un paysage : ces étendues de sable pâle, ces dunes et ces
quelques hauteurs dénudées, ces champs de pierres, ces maigres touffes de
végétation desséchée, ici et là, ce ciel que blanchit la chaleur, cette aridité torride en
somme, et cette monotonie – que reste-t-il, si ce n’est la terre seule, dans sa plus
élémentaire spatialité et son relief usé sous le ciel immuable ? Car tel est ce qui se
révèle, sans nulle « révélation », dans le dépaysagement : la pure limite sur laquelle,
la terre finissant, s’ouvre infiniment le vide du ciel ou, comme disait Bataille, « le bleu
du ciel ». Rien. Le dehors absolu, en effet. J’en toucherai encore un mot.
Mais auparavant il reste à solliciter une troisième (et dernière) raison qui, de la
photographie, fait ici une expérience-limite, c’est-à-dire l’épreuve d’un impossible. Elle
tient, cette raison, à l’effet de montage. Tant que nous sommes encore en bordure du
paysage, juste avant son effacement, en Islande donc, les vues diverses et variées
sont au fond juxtaposées : entre elles comme, aussi bien, avec les vues de Namibie.
Et il sera certainement possible, lors de l’accrochage définitif de l’exposition, d’au
moins deviner le principe de cette juxtaposition (contraste ou ressemblance,
distinction ou affinité des formes et des tonalités, degrés de luminosité et de
coloration, prédominance de la roche, de l’eau ou même de l’herbe, etc.). Avec les
vues du désert, en revanche, pour ainsi dire aux antipodes, rien de tel ne peut se
percevoir, ne serait-ce qu’en raison de l’uniformité déjà évoquée du cadrage : ce n’est
pas toujours la même image, évidemment, mais d’une certaine manière c’est toujours
le même plan, qui paraît se déplacer latéralement et qui finit par donner l’impression
d’un long panoramique de cinéma – mais étrangement immobile. Et tel est peut-être
ce qui déconcerte tout d’abord dans le dépaysagement : moins l’impossibilté que
l’inquiétante familiarité qui fait l’aura de son appréhension. (Et oui, assurément, dans
ce film qui n’en est pas un ou avec ce paysage qui n’en est plus un, c’est bien de
l’Unheimlichkeit qu’il s’agit, dont au demeurant la traduction la plus littérale est
rigoureusement : le dé-paysement.) Bien que faisant bordure du paysage, l’Islande
est ici une terre où quelque fantastique est encore possible : devant la juxtaposition
de ces images, l’imagination peut travailler, des contes ou des légendes peuvent
nourrir une rêverie, et même une musique peut tout autant faire retour – comme celle
du Finlandais Sibelius, par exemple, pour rester à peu près à la même latitude. Dans
la longue, lente et patiente vision « panoramique » du désert, au contraire, il ne reste
aucune place pour autre chose que la seule é-vidence touchant à la frontière du
visible, et que le sentiment d’un temps qui, se paralysant, se soustrait à lui-même et
semble passer au ralenti hors de la temporalité elle-même : dans l’éternité qui,
malgré Rimbaud, est une autre figure, mais infigurable, du dehors absolu. De
l’impossible ou, cela revient au même, de l’inconditionné (de l’illimité).
Dans la définition canonique donnée une fois pour toutes par Schelling de
l’Unheimlichkeit : elle est la révélation de ce qui ne doit pas se révéler, gît peut-être le
secret de cette vision du dehors – ou de cette « recherche de l’absolu ». C’est
pourquoi sans doute, également, ces photographies touchent-elles à la limite de la
photographie et en sollicitent-elles tout le dispositif : le sujet objectivant, l’objectif et
l’inscription exacte et lumineuse de l’objet par son intériorisation redoublée (cavité
oculaire et camera oscura), qui est sans conteste le dispositif par excellence de la
dissipation du dehors. Devant la distance sans mesure du désert et, à l’aplomb de
son illimitante délimitation, devant l’incommensurable inconsistance du ciel, où
s’indique l’ab-solu, nul sujet n’est plus opérant : « Psychè est étendue. N’en sait rien.
» Il doit s’abîmer en soi hors de soi, se laisser éblouir et se détacher, accédant ainsi à
ce qui interdit tout rapport : l’étrangeté même. L’expérience du désert, ici, n’est pas
celle de la vocifération prophétique (de la vox clamans in deserto) ni, pas davantage,
celle de la contemplatio et de la méditation sur la vanité de toutes choses. Mais elle
est l’épreuve de l’art lui-même quand il touche à sa limite, qui est tout autant la limite
de la pensée, et qu’il s’expose par conséquent – telle est du reste peut-être la fin, en
tous sens, de la photographie – à cet énigmatique « qu’il y a » qui n’est par lui-même
rien de ce qu’il y a mais qui, de même que l’infini du ciel délimite la totalité du
terrestre, nous surexpose, dans notre ex-sistence, à la béance du dehors : à la
révélation de ce qui ne peut pas se révéler.
Dans le parcours du dépaysagement, la tentation est grande, dès l’abord, d’évoquer
par exemple l’accouplement d’Ouranos et de GaÏa, comme dans la Théogonie
d’Hésiode, ou de se laisser emporter par la surinterprétation heideggérienne de
Hölderlin (« Terre et ciel de Hölderlin »), qui n’est jamais qu’un retour de mythologie
quand, dans ses « vues » ultimes depuis les bords du Neckar ou la tour de Tübingen,
Hölderlin ne cessait de revenir sur l’intuition de ce qu’il avait une fois appelé « l’ouvert
» : das Offene. Avec une simplicité désarmante, qui est la plus juste réponse à l’appel
du dehors. C’est pourquoi finit aussi par s’imposer peu à peu ce bref poème transmis
sous le nom de Lao-Tseu. Il réserve la part d’énigme qui convient :
Le ciel dure, la terre persiste. Qu’est-ce donc qui les fait persister et durer ? Ils ne
vivent pas pour eux-mêmes. Voilà ce qui les fait durer et persister.
Philippe Lacoue-Labarthe in « Le dehors absolu », Editions Filigranes, Paris