Confrence Sergio Vieira de Mello

Transcription

Confrence Sergio Vieira de Mello
Discours de M. Bernard Kouchner
Ministre des Affaires étrangères et européennes
Conférence annuelle en mémoire de Sergio Vieira de Mello
Genève, le 11 mars 2010
Monsieur le Président du Timor-Oriental,
Monsieur le Conseiller d'Etat,
Madame la Chancelière d'Etat,
Monsieur le Maire,
Monsieur le directeur général de l'Office des Nations unies à Genève
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je suis très ému d’être parmi vous aujourd’hui, pour rendre hommage à l’engagement, à la
pensée, à la philosophie de Sergio Vieira de Mello. Et je voudrais remercier Mme Vieira de
Mello, ainsi que l'Institut des hautes études internationales et de développement, de m’avoir
invité à intervenir pour la troisième édition de cette Conférence.
Sergio a été pour moi, pendant trente ans, le compagnon exigeant d’une aventure obstinée.
Pas un mois ne se passait sans que nous nous parlions. Nous nous sommes retrouvés aux
quatre coins du monde. Nous nous sommes retrouvés aussi sur les chemins de la pensée.
Sergio était un lecteur infatigable, homme de culture et de philosophie. Il était aussi un
aventurier de l’humanisme.
Beaucoup parmi vous s’en souviennent sans doute. Il y a presque 10 ans, il a prononcé ici, à
Genève, une très belle conférence intitulée : « l’ONU face à l’irrationnel dans l’histoire ».
Dans cette conférence, Sergio essayait de faire partager son expérience d’homme de terrain et
de poser quelques jalons pour l’avenir. Sa pensée, son expérience étaient celle d’un vrai
humaniste, qui sait regarder les faits en face sans jamais s’incliner devant le fait accompli. Il
disait :
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« Confronté à nombre des excès les plus choquants des trois dernières décennies, quelques
interrogations ont surgi de façon récurrente, et parfois obsessive, et je souhaiterais partager
aujourd’hui ces interrogations avec vous ».
Eh bien je voudrais rendre hommage à cette sincérité, et vous faire partager à mon tour
quelques interrogations récurrentes, qui sont le fruit de quarante ans de lutte. Et je voudrais le
faire dans le même esprit : tenter de poser des jalons pour l’avenir.
Où en sommes-nous, dix ans après cette conférence, de la préoccupation inlassable pour
laquelle Sergio a finalement donné sa vie ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’avons-nous appris, et
que devons-nous faire ?
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Quelque chose n’a pas changé, et je voudrais commencer par là. Ce qui n’a pas changé, et qui
ne changera pas, et qu’il faut regarder tous les jours avec des yeux neufs, pour lutter contre
l’habitude qui endort, le cynisme qui guette, et le confort des cadres établis : c’est la fragilité
de cette toute petite chose, de cette chose immense : la dignité humaine.
Ce qui n’a pas changé non plus, c’est la nécessité de protéger la dignité humaine contre
l’instinct de mort à l’œuvre dans l’histoire. Pourquoi ? Parce que le silence est insupportable.
Parce que l’indifférence est insupportable. Parce qu’il faut appeler les choses par leur nom :
un crime est un crime, le nombre n’y change rien. Parce que refuser de se taire, c’est déjà
relever l’homme – un peu. L’humanité a certes engendré Guernica mais elle a aussi engendré
Picasso.
Il y a une catégorie de crimes qui est longtemps passée inaperçue. Contre laquelle on n’a
longtemps rien fait, et que l’on acceptait comme un « reste muet de la politique », comme
disait Michel Foucaut. Ce sont les crimes de masse qui se parent des moyens et des
justifications de l’Etat, ces crimes contre lesquels Sergio s’est dressé.
Toutes les justifications sont bonnes. L’irrationnel dans l’histoire est prêt à prendre toutes les
formes. Il y a eu les crimes commis au nom de l’Eglise. Il y a eu l’Inquisition. Il a fallu des
décennies pour que la conscience publique se réveille, par la voix de Voltaire, et fasse tomber
l’Inquisition.
Mais il y a aussi les crimes commis au nom de l’Etat, et à l’ombre des protections dont les
Etats s’entourent – ces protections lentement érigées par le droit international. Là encore,
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Sergio avait ses mots pour le dire. « Le droit international a érigé beaucoup de remparts
efficaces autour des Etats, mais pas assez autour de la personne humaine ».
Lutter contre l’irrationnel dans l’histoire, c’est lutter contre ces crimes muets, contre ce
silence lourd de dissimulation et de mensonge. C’est lutter contre l’idée selon laquelle l’Etat
moderne est la raison dernière de l’histoire – parce que l’Etat moderne enveloppe aussi sa part
d’irrationnel.
C’est tenter d’ériger un ordre pour canaliser la violence des Etats, comme les Etats canalisent,
ou tentent de le faire, la violence des individus. C’est choisir de prolonger le mouvement de
l’histoire – ne pas se réfugier derrière le rempart du fait, mais inventer le droit pour que
l'humanité enfin se rassemble.
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Mes chers amis, je ne sais pas si l’on mesure encore le chemin qu’il a fallu accomplir – et ce
n’est pas fini ! L’ONU a d’abord été créée pour le maintien de la paix et de la sécurité
internationales. Il a lui a fallu ouvrir les yeux sur d’autres violences, commises à l’intérieur
des Etats, et dont les civils toujours paient le prix fort, et les réfugiés en particulier.
Dans le droit international, dans les consciences et dans la politique, c’est une révolution que
ce changement qui allait des Etats vers les individus. C’est le même genre de révolution que
celle qui a mis fin, en Europe au XVIIIème siècle, au silence qui entourait l’Inquisition.
Nous disposons maintenant d’un principe, adopté par consensus par les chefs d’Etat et de
gouvernement, tous réunis à l’unanimité, lors du Sommet mondial des Nations-Unies en
septembre 2005. Ce principe est celui de la responsabilité de protéger, que nous avons
longtemps appelé devoir ou droit d’ingérence.
Il rappelle à chacun des Etats que sa responsabilité première – et je dirais : sa raison d’être –
est de protéger sa population. Il reconnaît la possibilité de mener une action collective, au
nom de la communauté internationale, pour protéger une population lorsque l’Etat qui en a la
charge ne peut pas, ou ne veut pas, la protéger lui-même.
Essayons d’y voir clair : qu’est-ce qui distingue trois expressions qui se ressemblent – et que
tout le monde ou presque confond : devoir d’ingérence, droit d’ingérence, responsabilité de
protéger ?
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Tout a commencé avec le devoir d’ingérence. Le devoir d’ingérence c’est une injonction, un
impératif, un appel : une morale de l’extrême urgence, face aux mains qui se tendent et aux
visages que déforme la douleur sans réponse. Il n’y a pas de droit pour les protéger. Une
morale, d’abord, a invité ce droit.
Et le droit a suivi. C’est la deuxième étape : le droit d’ingérence – qui inscrit dans le droit le
principe d’accès aux « victimes des catastrophes naturelles et des situations d’urgence du
même ordre », et la possibilité d’utiliser la force pour accompagner les convois humanitaires.
Et puisque nous sommes à Genève, permettez-moi un souvenir. C’est ici, au château de
Bellerive, en 1991, que nous avons conçu, avec le prince Aga Khan, avec Perez de Cuellar,
Staffan de Mistura, et Jean-Maurice Ripert, le texte de la résolution 688 du Conseil de
Sécurité, qui instituait, pour la première fois, le droit d’ingérence afin de protéger les Kurdes
d’Irak.
La responsabilité de protéger enveloppe à la fois ce droit et ce devoir. Elle a une face tournée
vers le devoir : pour chaque Etat, c’est un devoir de protéger sa population contre le génocide,
les crimes de guerre, le nettoyage ethnique, les crimes contre l’humanité et bien d’autres, y
compris les catastrophes naturelles et les épidémies. Et la communauté internationale a la
charge, en dernier recours, de se substituer à l’Etat défaillant qui manque à ce devoir.
La responsabilité de protéger a aussi une face qui est tournée vers le droit : ce n’est pas
seulement le droit d’accès aux victimes. C’est aussi la responsabilité pénale des individus qui
se sont rendus coupables de crimes de guerre, de génocide, de nettoyage ethnique, et de crime
contre l’humanité. Ceux-là seront appelés à répondre de leurs actes.
La responsabilité de protéger est une notion ambitieuse. C’est une avancée courageuse. Elle
ne permet pas seulement d’intervenir au plus fort des crises. Elle rappelle aussi,
solennellement, que les Etats ont des devoirs, qui sont des droits pour les populations. Il est
remarquable que des représentants de tous les continents se soient accordés sur ce nouveau
principe.
Nul n’a le droit de prendre sa population en otage. Nul n’a le droit de laisser mourir son
peuple, alors qu’il est possible de le sauver – en ouvrant les portes aux personnels
humanitaires. Fermer la porte aux personnels humanitaires : cela n’a rien à voir avec la
souveraineté. C’est la souveraineté poussée jusqu’à l’absurde – qui se trahit elle-même !
Je crois que la question mérite d’être posée : la responsabilité s’arrête-t-elle aux situations de
crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de génocide ?
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Que faites-vous, lorsque la population civile est décimée par le choléra, que les moyens sont
disponibles pour sauver ceux qui meurent, et que l’Etat ne fait rien, ne peut rien faire, ne veut
rien faire – sinon fermer ses portes ? Je pose à nouveau la question : « faut-il les laisser
mourir ? » Au nom de quoi ?
Que faites-vous lorsqu’un cyclone a tout ravagé, lorsqu’il y a des milliers de morts et de
blessés, et qu’un gouvernement absurde dit : « non » à ceux qui veulent aider ? Quelle est la
valeur de ce « non » ? Quelle force a-t-il, dans la bouche de ceux qui trahissent leur devoir ?
Quelle force a-t-il, en face de l’impérieuse responsabilité de porter assistance ? Qu’est-ce qui
nous arrête et qu’est-ce qui doit nous arrêter ? Il faut savoir ce que l’on veut.
Chers amis, chaque fois qu’un pays empêchera du personnel humanitaire de porter secours
aux populations civiles, la France fera tout ce qui est en son pouvoir pour condamner l’action
de ce pays. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour que la Communauté internationale se
rallie à cette cause avant qu’il ne soit trop tard.
On ne peut pas se réfugier derrière l’excuse de l’impuissance. Jamais les Etats n’ont disposé
d’autant de moyens pour intervenir. Jamais il n’y a eu autant de volontaires, prêts à se rendre
sur le terrain. Jamais les moyens logistiques n’ont été à ce point développés. Jamais
l’information n’a été à ce point disponible.
Nous pouvons ne rien faire. Mais alors c’est un choix politique. Dans tous les cas, notre
impuissance est sans excuse.
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Depuis 2005, où en sommes-nous ? La déclaration de 2005 n’est pas une avancée sans suite.
Elle n’est pas comme ces étoiles qui brillent d’autant mieux que la nuit les entoure. Le
consensus a été renouvelé le 14 septembre 2009 par une Résolution de l’Assemblée générale
des Nations Unies. C’est un signe encourageant de la constance de la communauté
internationale.
Et plus récemment encore, le 11 novembre 2009, le Conseil de Sécurité a adopté à l’unanimité
une résolution sur la « Protection des civils dans les conflits armés », dans laquelle il
reconnaît sa responsabilité propre, au titre de la responsabilité de protéger. C’est la première
fois, qu’une résolution fait le lien entre la responsabilité de protéger, et la nécessaire
protection des civils dans les conflits armés.
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Il est important que la protection des civils dans les conflits armés devienne une priorité de
l’action des Nations Unies, et qu’elle soit pleinement intégrée au mandat des opérations de
maintien de la paix. Mais il est important, aussi, que la protection des civils soit rattachée à la
source dont elle découle : la responsabilité des Etats, de protéger leurs populations, et la
responsabilité de la Communauté internationale, de protéger ceux que personne ne protège !
Chers amis, vous le voyez, je m’en réjouis : la responsabilité de protéger progresse dans les
textes et fait, lentement, son chemin dans les esprits.
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Je veux répondre tout de suite à ceux qui disent : « Ce n’est qu’un principe. Ce ne sont que
des mots ». Non, ce n’est pas qu’un principe. Parce que le fait a précédé le droit. Les NationsUnies sont d’abord intervenues sur le terrain, au Timor Oriental, en Albanie, au Sierra Leone,
au Kosovo. Elles ont consacré ensuite la responsabilité de protéger.
Nous avons eu des résultats avant même que le principe soit posé et reconnu ! Un Etat – la
République du Timor Oriental – est même né de l’ingérence, ce qui était improbable il y a dix
ou quinze ans !
Et je pense, après le Kosovo et le Timor, après le Sierra Leone et l’Albanie, tous ces Etats où
l’on retrouve non seulement la trace et la mémoire, mais surtout l’esprit de Sergio Vieira de
Mello, que l’on peut gagner la partie si tous les conservatismes du monde ne reprennent pas le
pouvoir en même temps. Une conscience universelle de notre responsabilité se forge peu à
peu. Demain, les crimes d’Auschwitz et ceux des Khmers rouges seront plus difficiles à
accomplir.
On n’a pas seulement une loi. On a aussi le juge qui permet de sanctionner. Le complément
indispensable de la responsabilité de protéger, c’est la justice pénale internationale. L’une
progressera de concert avec l’autre, ou ne progressera pas.
Il y avait eu le tribunal de Nuremberg. Et puis plus rien. Le silence des nations. A la fin des
années 90, l’indignation humanitaire a réveillé la conscience publique. Elle a obtenu la
création de tribunaux de l’ONU pour la Yougoslavie et pour le Rwanda. Elle a obtenu,
surtout, la mise en place d’une Cour Pénale Internationale.
Ces juridictions existent par la volonté commune des nations qui entendent porter haut et fort
la voix de la conscience publique. Ces juridictions ont été créées contre la volonté des
gouvernants incriminés – pour des raisons d’ailleurs tout à fait opposées dans le cas du
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Rwanda et de l’ex-Yougoslavie. Tantôt on craignait que le Tribunal soit trop clément. Tantôt
on lui reprochait une sévérité excessive. Et le débat continue.
Quel est le résultat ? Aujourd’hui le Rwanda, comme les pays de l’ex-Yougoslavie, se
réjouissent de l’action entreprise par la justice internationale. La justice a parlé. Et c’est une
condition essentielle au retour de la paix. On ne construit pas la paix sur l’injustice, sous
prétexte que l’injustice est recouverte du linceul transparent du silence !
Mutilez, coupez, tranchez, volez, annexez, démembrez : vous créez la haine profonde. Vous
indignez la conscience universelle. La vengeance couve. L’explosion sera en raison de
l’oppression. Quelle est la seule manière d’éviter que la haine, à nouveau, n’explose ? C’est
d’empêcher que l’impunité soit la règle !
La justice internationale a un prix, et une condition. C’est que le plus grand nombre d’Etats y
participe. Plus les Etats seront nombreux, unis comme par une même pensée, plus ils auront
de force pour faire valoir le droit. Les nations réunies ont un pouvoir qu’aucune nation ne peut
avoir toute seule, même les plus grandes. Et ce pouvoir, c’est de porter la voix de la
conscience humaine.
L’injustice fait son lit des divisions de la communauté internationale. Elle ne subsiste pas
longtemps quand elle est privée de soutiens extérieurs, et qu’elle réunit contre elle
l’unanimité.
Qu’est-ce qui a rendu possible les crimes de masse lors du délabrement de l’ex-Yougoslavie ?
La désunion des pays européens ! Les pays européens n’ont rien pu faire, parce qu’ils étaient
politiquement en désaccord sur la conduite à tenir. Qu’est-ce que la crise de Bosnie a
démontré ? La nécessité d’une plus grande unité européenne et de la communauté
internationale ! Et aujourd’hui, l’Union européenne a tiré les leçons de ces heures difficiles,
elle soutient aussi activement la responsabilité de protéger, et travaille aux moyens de sa
pleine mise en œuvre.
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Soyons lucides : il a fallu des années pour que la notion de responsabilité de protéger soit
adoptée. Il faudra encore bien des efforts pour qu’elle soit appliquée de manière satisfaisante.
Nous sommes confrontés à un triple problème. Il y a un problème financier : les interventions
coûtent cher. La question est sensible, surtout en temps de crise.
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Il y a un problème militaire : la formation des troupes, et la rapidité avec laquelle on peut les
mobiliser et les déployer.
Enfin et surtout, il y a un problème politique : rallier la volonté des Etats, de tous les Etats, et
d’abord la volonté de tous les membres du Conseil de Sécurité.
Un énorme travail politique reste à faire. Certains Etats contestent, de plus en plus et je le
regrette, l’avancée de 2005, pendant que d’autres contestent le recours aux institutions de
l’ONU. Il faut les convaincre, et d’abord par l’exemple, et en prenant l’initiative chaque fois
qu’une occasion se présente.
Lors de la crise Kenyane, nous ne pouvions courir le risque d’un nettoyage ethnique. Et nous
ne pouvions pas non plus tolérer que le régime de Rangoun bloque l’aide humanitaire destinée
aux populations civiles touchées par le cyclone Nargis.
J’ai pris position publiquement sur chacune de ces crises. D’autres membres du Conseil de
Sécurité ont considéré qu’elles ne faisaient pas partie des cas d’application de la
responsabilité de protéger.
Nous ne pourrons les convaincre que si nous comprenons les raisons profondes de leur
réticence. Il faut le dire : le climat du monde a changé. Le problème ne concerne pas
seulement la responsabilité de protéger. Il concerne, plus largement, l’adhésion au
multilatéralisme, le renforcement de la coopération internationale et l’adhésion aux principes
mêmes de l’ONU.
Sergio s’en inquiétait déjà. Il avait raison de dire : des progrès considérables ont été
accomplis. Mais ils passent désormais inaperçus : nous les tenons pour acquis, et nous ne leur
accordons plus l’importance qu’ils méritent. Nous sommes inconscients du prix de notre
insousciance. Et cette inconscience, c’est le début du repli.
Que voyons-nous aujourd’hui ? Nous voyons des gouvernements qui s’accrochent à leur
intérêt étroit – parce qu’ils n’ont pas compris que la vraie grandeur, la seule grandeur,
l’immense victoire : c’est le compromis ! C’est d’être un peu moins sûr de soi mais pour aller
plus loin – avec les autres.
Aucun problème d’envergure – je dis bien : aucun – ne pourra bientôt plus se résoudre de
manière unilatérale ou bilatérale. C’est vrai pour la responsabilité de protéger. C’est vrai pour
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les questions climatiques. C’est vrai pour les questions financières. Continuer de croire que
l’on peut jouer contre les autres, ou même sans les autres, c’est jouer contre soi !
Quel est le gouvernement du passé ? C’est celui qui se replie derrière les certitudes étroites de
la souveraineté. Quel est le gouvernement de l’avenir ? C’est celui qui regarde l’aurore par
delà l’horizon, c’est-à-dire l’intérêt collectif de l’humanité qui se lève.
Le vrai gouvernement n’est pas, et ne sera jamais, celui qui va en arrière. Il y a un abîme en
effet. Il est derrière nous – dans les réflexes hérités du passé. Prenez garde aux pas en arrière !
Le multilatéralisme est un volontarisme. Il faut bien plus d’audace pour décider un
compromis, que pour s’entêter dans l’égoïsme stérile ! Agir avec les autres ce n’est pas
renoncer à sa volonté, c’est redoubler de volonté !
Sortons ces gouvernements de la myopie qui est la leur ! Il est temps de leur rappeler qu’il y a
quelque chose au-dessus d’eux : la société qu’ils forment tous ensemble. C’est cela le
message de Sergio Vieira de Mello ! Il est temps de leur faire remarquer qu’ils doivent s’unir
parce qu’ils partagent les mêmes espoirs et les mêmes craintes.
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Le repli n’est pas inéluctable. On trouve dans un texte admirable l’affirmation du principe
suivant – je le cite : « Le droit de l’Union d’intervenir dans un Etat membre sur décision de la
Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et
les crimes contre l’humanité ».
Savez-vous d’où vient cette phrase ? Savez-vous quel est ce texte ? S’agit-il d’une déclaration
de l’Union Européenne ? S’agit-il d’une déclaration des Nations Unies ? S’agit-il d’une
déclaration de l’OTAN ? Non ! Il s’agit de la Charte de l’Union africaine, article 4, alinéa H !
Et de quand date ce texte ? De juillet 2000, c’est-à-dire 5 ans avant la Déclaration du Sommet
mondial de 2005 !
Qui peut dire, après cela, que la responsabilité de protéger est une cause uniquement
occidentale, défendue par certains au profit de certains, et d’abord d’eux mêmes ?
La responsabilité de protéger est une cause universelle. Et que veut dire « universel » ? Cela
veut dire que chacun peut se l’approprier. De cette cause, chacun peut faire sa cause – une
cause dans laquelle il se reconnaît, une cause dont il est fier ! Pas seulement les Nations
Unies, mais chaque groupement d’Etats, chaque organisation régionale.
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L’Organisation Internationale de la Francophonie s’est prononcée à diverses reprises en
faveur de la responsabilité de protéger – notamment dans sa déclaration de Ouagadougou,
puis dans celle de Saint-Boniface le 14 mai 2006.
L’Union africaine a inscrit la responsabilité de protéger dans sa Charte. L’Union européenne
la défend activement, sur tous les fronts. Elle a mis cette notion, et avec elle la prévention, au
cœur de la « Stratégie européenne de sécurité ».
Je crois que c’est comme cela, aussi, que nous ferons avancer cette cause : à travers les
organisations régionales qui, de plus en plus, de mieux en mieux, apportent un semblant de
stabilité au monde.
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Pour aller de l’avant, nous devons aussi agir au niveau de la conscience publique. C’est la
conscience publique qui réveille les gouvernements, et qui les pousse à dépasser un certain
égoïsme. C’est la conscience publique qui renverse les tyrans. Parce que les tyrans, qui n’ont
pas d’âme, ne savent pas que les peuples en ont une !
Il y a un très beau texte de Victor Hugo qui dit cela – un texte qui préfigure exactement la
responsabilité de protéger : « Il y a des heures où la conscience humaine prend la parole et
donne aux gouvernements l’ordre de l’écouter ».
Qu’avons-nous le plus à craindre aujourd’hui ? Le déclin de l’indignation et l’affaiblissement
de la conscience publique. A quoi devons apporter tous nos soins ? Fortifier, éclairer,
développer la conscience publique.
Car aujourd’hui l’indignation décline. Chose pire, elle s’organise. Elle s’exerce à heure fixe et
à sens unique. Nos protestataires sont parfois devenus hémiplégiques. Ils choisissent parmi les
victimes et décrètent que les unes sont attendrissantes tandis que les autres sont obscènes.
Pendant un temps, les images ont porté l’indignation du monde. Pendant un temps on a pu
dire : le meilleur ennemi de l’oppression, c’est la photographie. Ce n’est plus vrai. Les
massacres perpétrés en Guinée Conakry, en septembre dernier, n’ont pas ému – ou peu, ou
pas assez – l’opinion publique. C’est aux gouvernements qu’il est revenu de lutter contre la
banalisation.
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On pourvoit à l’éclairage des villes. Quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire
aussi dans la conscience publique, et qu’il faut allumer des flambeaux pour les esprits ? Nous
devons déjouer les illusions trompeuses des idéologies nouvelles – qui sont nées précisément
de l’effondrement des idéologies.
Un piège nous est tendu. Ne tombons pas dans ce piège ! Un piège nous est tendu par tous
ceux qui, pour préserver leurs intérêts et pour cacher leurs fautes, se cachent derrière
l’étendard de la diversité.
Un piège nous est tendu par tous ceux qui, pour échapper à leurs responsabilités, essaient
d’instiller chez les défenseurs des droits de l’homme le doute et la mauvaise conscience.
Un piège nous est tendu par tous ceux qui prétendent se battre pour défendre leur culture,
alors qu’en vérité ils utilisent la culture comme une arme de guerre – ce qui est détruire l’idée
même de culture !
Chers amis, la responsabilité de protéger avancera dans les faits si elle avance dans les esprits.
Nous devons retrouver le sens de l’humanisme véritable : ne pas fuir dans l’horizon désabusé
du mieux qui est l’ennemi du bien, chercher la voie étroite entre l’idéal sans action et l’action
sans idéal.
Nous avons besoin d’une conscience publique plus forte. C’est notre responsabilité à tous.
Nous avons besoin que des Etats plus nombreux viennent la relayer. C’est l’engagement de la
France.
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L’humanitaire n’est pas seulement un humanisme. C’est un style d’action, une quête de
cohérence, qui lentement transforme le monde. Cette quête ne connaît pas de fin, pas de repos,
pas de répit. L’âge ne doit pas l’amoindrir. L’histoire ne se stabilise pas, ni dans le bonheur, ni
dans le malheur des peuples.
Je pense à tous ceux qui ont cru qu’aucun drame n’était hors de portée de leur indignation. Je
pense à ceux qui se sont dévoués au point d’en perdre la vie. Je pense à tous ceux qui
partagent cette devise, chantée par Léonard Cohen et que je fais mienne : « On m’a dit :
résigne-toi. Je n’ai pas pu ».
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