Le systeme de production Ford et sa crise precoce

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Le systeme de production Ford et sa crise precoce
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Le système de production Ford
et sa crise précoce
1908-1939
Un essai d’interprétation et de possibles enseignements
Robert Boyer, CNRS, EHESS
Michel Freyssenet, CNRS, GERPISA
À force de simplifications et d’ignorances, une image du système Ford s’est imposée, au
point d’être véhiculée aussi bien par des journaux en mal de rétrospective historique que
par les manuels scolaires à des fins pédagogiques. Henry Ford aurait inventé la
production de masse, le travail à la chaîne et le travail déqualifié payé à la journée,
permettant au plus grand nombre et notamment aux ouvriers d’acheter une voiture. Son
système, à quelques variantes et adaptations près, aurait conquis et changé le Monde en
le faisant accéder à la consommation de masse, jusqu’au jour où l’arrêt de la croissance,
la diversification de la demande et le refus du travail déqualifié l’auraient condamné en
raison de sa rigidité et son inhumanité.
La réalité historique a été toute différente. Après des succès fulgurants, le système
Ford a connu une crise profonde, moins de neuf ans après le lancement de la Ford T,
moins de trois ans après la généralisation des chaînes de montage mécanisées et
l’instauration du salaire à la journée payé cinq dollars. Cette crise n’a pas été le fait de
quelques erreurs de gestion de Ford, mais elle a eu pour origine l’absence des conditions
nécessaires pour qu’il devienne un modèle productif durable dans l’entre-deux-guerres
aux Etats-Unis et ailleurs. Le Monde réel n’était pas le Monde dont rêvait Ford à travers
son système. Ce dernier sera rapidement concurrencé par le système inventé par General
Motors, sous l’égide de son CEO Alfred Sloan, et appelé depuis le modèle sloanien.
Les deux systèmes ont été abusivement confondus, alors qu’ils sont conceptuellement et
pratiquement différents, et qu’ils ont été d’emblée en opposition et concurrence, même
s’ils partagent quelques principes. Le système de production de Ford ne fera pas
disparaître, contrairement à la légende, la production automobile dite à tort artisanale.
Quand celle-ci disparaîtra aux Etats-Unis, il n’en sera pas la cause. Enfin, il ne
parviendra pas à être durablement compétitif dans d’autres pays avant la deuxième
guerre mondiale.
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
d’interprétation et de possibles enseignements », GERPISA, Paris, 1999, 34p. Édition numérique,
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1. UN SYSTÈME AUSSI RÉVOLUTIONNAIRE QU’ÉPHÉMÈRE
1.1. Le boom de la demande américaine: incertitudes sur la structure du marché à
moyen terme et sur le travail mobilisable
Si l’Europe est le berceau des ingénieurs qui inventent les divers organes dont se
compose l’automobile, les Etats-Unis deviennent dès 1903 le premier pays constructeur,
dépassant la France qui dominait jusqu’alors, et ils surpassent l’Europe entière dès
1908, avec 58.700 véhicules produits.
Les raisons du boom de la demande américaine, bien plus important que celui
observé à la même époque en Europe, sont bien sûr un vaste marché unifié de 90
millions d’habitants 1, un revenu moyen plus élevé et une distribution du revenu
national alors moins inégalitaire, mais surtout une offre de véhicules comprenant, à côté
des voitures grandes et chères comme en Europe, des petits véhicules peu coûteux. Or
ce sont ces derniers qui font à ce moment-là la différence des volumes de production
entre les Etats-Unis et l’Europe. Il faut en effet rappeler que dès 1902, la Olds Motor
Works devient le premier constructeur mondial de véhicules à essence en produisant
cette année-là 2.500 unités d’un modèle unique, l’Oldsmobile, vendu à 650 dollars.
Ford, semble-t-il impressionné par le succès de cette voiture, persuade ses associés de
lancer, comme premier modèle de la compagnie qu’ils viennent de créer, un modèle à
prix modéré (850 à 950 dollars suivant l’option de carrosserie). Il sera vendu à 1.708
exemplaires dès la première année, en 1903.
Cette démonstration de l’existence d’un marché bas de gamme prometteur n’est
cependant pas suffisante pour convaincre les autres constructeurs et même les
actionnaires de Olds Motor Works et de Ford Motor Company. En effet, les ventes des
petites voitures stagnent les deux années suivantes, alors que celles des voitures grandes
et chères, comme les Cadillac ou les Packard, continuent d’augmenter fortement et
procurent des bénéfices bien supérieurs. Olds Motor Works réoriente alors son offre
vers le haut de gamme, au grand dam de son fondateur Ransom Olds qui démissionne.
Henry Ford, en revanche, parvient à évincer du capital de son entreprise l’un de ses
deux associés, qui voulait réorienter la production vers les véhicules chers. C’est ainsi
qu’il a pu lancer en 1906 le modèle N à 600 dollars, s’engouffrant dans le créneau laissé
libre par Olds Motor Works. Dès cette année-là, il devient le premier constructeur
mondial avec 8.729 voitures vendues. Mais il ne reste pas longtemps seul dans la
catégorie des petits véhicules. Dès 1907, Buick commercialise la Buick 10 à 900 dollars
2. Ford répliquera l’année suivante avec la Ford T (Laux, 1977, 66).
L’orientation durable du marché vers ce type de voiture est encore loin d’être
certaine à ce stade. Les chiffres montrent même le contraire. Si Buick et Ford sont
devenus les deux grands constructeurs, la progression des ventes des voitures haut de
gamme demeure globalement plus forte et suscite la constitution d’un grand nombre de
nouvelles entreprises automobiles. Face à cette situation, deux voies radicalement
1 James M. Laux fait justement remarquer que ce facteur n’est pas aussi important qu’il y paraît. L’Europe a, à ce
moment-là, un marché automobile bien plus vaste que celui des États-Unis. Les droits de douanes sont alors
quasiment inexistants entre les pays qui la composent et notamment entre les pays constructeurs de voitures (Laux,
1977, 73). Il paraît toutefois sous-estimer les différences de réglementation, de législation, de structure de la
2 Buick, avec 18.600 voitures vendues, devance Ford en 1909, dont les ventes atteignent 13.840 unités.
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différentes vont être prises. William C. Durant, le patron de la Buick Company, crée en
1908 un holding, General Motors, qui prend le contrôle de nombreuses entreprises, dont
Buick bien sûr, mais aussi de Olds et Cadillac, couvrant ainsi les principaux segments
du marché 3. Par ce montage, les incertitudes quant à l’orientation future du marché
étaient atténuées. Henry Ford prit un parti totalement opposé 4.
1.2. Le pari d’Henry Ford
Rétrospectivement, la réussite d’Henry Ford paraît évidente. Et pourtant le pari qu’il fait
en dédiant entièrement son entreprise et tous ses moyens à un modèle unique est un
choix qui suscite alors l’incrédulité. L’issue était effectivement tout à fait incertaine. Le
pari concernait tout à la fois le marché, le travail, le produit, les méthodes de production
et les relations avec les fournisseurs et les distributeurs.
Que l’on en juge. Il fait tout d’abord l’hypothèse qu’il existe une clientèle latente
considérable prête à acheter une automobile, dès lors que l’on parviendra à lui offrir un
véhicule répondant vraiment ases besoins à un prix qui lui soit accessible. Abaisser le
prix de revient ainsi nécessitait d’avoir la maîtrise de toute la chaîne de production de la
valeur du produit. Il fallait, non seulement être en mesure de produire en grande
quantité, mais aussi que les fournisseurs pratiquent la même politique de volume et
qu’ils répercutent sur leur prix les économies d’échelle réalisées.
Or il y avait un obstacle majeur aune croissance rapide du volume. Ce n’était pas tant
la difficulté à mobiliser le capital nécessaire, que l’impossibilité de disposer de la maind’oeuvre qualifiée indispensable alors pour fabriquer et assembler une automobile. Elle
était en nombre insuffisant et sa formation demandait beaucoup de temps. Elle était en
outre instable allant toujours vers le plus offrant dans cette période de boom de
l’automobile et son rythme de travail était très difficile à contrôler. Elle était enfin
revendicative, comme l’avait montré la grève des mécaniciens à l’usine Olds Motor
Works à Detroit. Henry Ford adonc fait alors un second pari majeur. Alors même qu’il
3 L’origine de cette politique est certainement à rechercher dans l’expérience antérieure de Durant. Il a commencé
par être courtier en assurance à Flint dans le Michigan, avant d’acheter à 25 ans en 1885 une licence de fabrication de
charrettes à deux roues. Disposant de peu de moyens financiers et le marché étant en pleine expansion, lui et son
associé, négociant en quincaillerie, eurent l’idée, ce qui ne se faisait pas dans ce secteur d’activité, de commander à
des fournisseurs toutes les pièces nécessaires, et de limiter l’activité de leur usine à l’assemblage. En revanche, ils
consacrèrent beaucoup d’énergie à bâtir un réseau de vente dans toutes les régions, utilisant notamment les vendeurs
d’outillage agricole. Leur production atteignit rapidement les 200 charrettes par jour. À ce rythme, la régularité des
approvisionnements devint un problème important. C’est ainsi que Durant incita ses fournisseurs à s’installer près de
son usine d’assemblage, en finançant leur implantation, contre une prise de participation dans le capital de leur
société. Il amorça une intégration de la fabrication des charrettes sous une forme conglomérale, qui alla jusqu’à
l’achat de plantation d’arbres. À la fin du siècle, il vendait sous le nom de marque, le Ruban Bleu, une grande variété
de véhicules hippomobiles. Plus homme d’affaires qu’industriel, il n’hésita pas à transplanter le siège social de sa
compagnie à New York. Lorsque la Buick Motor Company, une minuscule entreprise de voiture à essence installée à
Flint, fit faillite en 1904, les créanciers lui demandèrent de reprendre l’affaire. Ce qu’il fit sans hésiter, peut-être
conscient que les jours des voitures hippomobiles étaient dorénavant comptés. Il s’attacha à mettre immédiatement
sur pied un réseau de vente. Il poussa ses fournisseurs de pièces pour charrettes à élargir leurs activités aux pièces
pour automobile. C’est ainsi que se fit la transplantation d’une organisation intégrée de type conglomérale à
l’automobile. Enfin, il orienta Buick vers la fabrication d’une voiture bon marché, connaissant comme Ford les
besoins et les potentialités d’achat de la clientèle rurale. En revanche, il se déchargea rapidement de la direction de
Buick, qu’il confia d’abord à Charles W. Nash, ancien directeur de son entreprise de charrettes, puis à Walter P.
Chrysler. Les résultats ne se firent pas attendre: la production de Buick passa de 31 voitures en 1904 a8.487 en 1908
(Chandler, 1962, 1989, 173-4).
4 Henry Ford n’a pas été insensible au projet de Durant, puisque sollicité par ce dernier il était prêt à céder son
entreprise contre 8 millions de dollars payés comptant, ce que Durant n’a pas été en mesure de faire.
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n’a qu’une idée approximative des méthodes de production qui seraient à mettre en
place, il fait l’hypothèse que ces méthodes qui restent encore à trouver lui permettront
de recruter des ouvriers non qualifiés, qui eux sont disponibles en nombre, tout en
obtenant la qualité de fabrication requise, en lieu et place des professionnels de
fabrication. Personne n’avait essayé de le faire jusqu’alors à l’échelle qu’il imaginait.
Ford réussit spectaculairement son pari. Le prix de la Ford T chute vertigineusement
de 950 dollars en 1909 à 360 $ en 1917. Alors que la vente des véhicules particuliers est
multipliée par 15 aux Etats-Unis entre ces deux dates (de 120.000 à 1.770.000), celle de
la Ford T l’est par 60 (de 13.840 à 824.488). La part du marché américain de Ford
monte de 11,5% à 46,6%. Durant ses 19 années de production (de 1909 à 1927), la Ford
T aura été produite à 15.458.781 exemplaires dans le monde. Le volume annuel de
production, inimaginable auparavant, atteint en si peu de temps par une seule entreprise,
la réduction du prix de vente des voitures de 62%, les méthodes de production
employées et les salaires distribuées frappent évidemment les esprits du monde entier.
2. LA COHÉRENCE DU SYSTÈME DE PRODUCTION FORD AVEC LA
STRATÉGIE DE VOLUME CHOISIE
2.1. La politique produit: un modèle unique, robuste, léger, facilement réparable et
pas cher... et présentant de nombreuses versions, contrairement à la légende
Fils d’un fermier immigrant irlandais ayant acquis une aisance relative, Henry Ford
aperçu très tôt l’utilité que pourrait avoir l’automobile pour les fermiers et les
professions indépendantes. Il a imaginé alors le marché potentiel considérable que
pouvaient représenter dans un pays grand comme les Etats-Unis ces catégories sociales
dont le revenu s’élevait, si on leur offrait à un prix accessible un produit répondant à
leur besoin5. Mais il a dû composer pendant près de dix ans, de 1899 a1908, avec les
actionnaires des trois sociétés successives qu’il a fondées et avec ses revendeurs, pour
qui la voiture restait un moyen de locomotion d’agrément et ne pouvait être vendue qu’à
la clientèle fortunée. De l’année de fondation de la Ford Motor Company en 1903
jusqu’à 1909, il ne concevra et ne fabriquera pas moins 8 modèles différents, dont les
prix variaient entre 600 et 2.000 dollars, offrant chaque année un modèle nouveau
comme le faisaient tous les constructeurs automobiles pour inciter la clientèle à un
renouvellement fréquent.
Rétrospectivement Henry Ford dira que ces modèles ont été pour lui l’occasion de
sélectionner les solutions techniques qu’il a retenues pour la Ford T et de tester ses
conceptions commerciales. Il a ainsi pu affiner au cours de ces années ce que devait être
la “voiture universelle” bon marché dont il rêvait. Elle est en fait à l’image des
catégories sociales à qui il la destinait dans l’immédiat.
Elle devait être assez grande pour une famille, mais assez petite pour qu’une
personne seule s’en serve sans surcoût exagéré ; utilitaire sans accessoire superflue et
ostentatoire; totalement équipé, pouvant ignorer les modes, pourvu qu’elle soit sûre,
facile à conduire, légère pour atteindre une vitesse suffisante et limiter la consommation
5 À vrai dire sa préoccupation initiale a été de fabriquer un tracteur pour les travaux agricoles. Son premier prototype
fut même à vapeur. Il n’abandonnera pas le projet. Il cherchera plus tard à mettre au point un tracteur à partir de
différents châssis de voiture et notamment du châssis de la Ford T, avant de concevoir un engin original, le Fordson
mis en production en 1917. La production dépassera les 100.000 unités en 1922.
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d’essence et de lubrifiant, tout en étant robuste pour pouvoir emprunter tout type de
route et de chemin grâce à l’emploi d’aciers appropriés à chaque catégorie de pièces
suivant les contraintes qu’elles subissent, ayant une garde au sol lui permettant de
passer les ornières ; réparable facilement, rapidement et au moindre coût, grâce à sa
conception en quatre sous-ensembles mécaniques facilement accessibles et
compréhensibles par des réparateurs agréés ou par le conducteur lui-même en achetant
des pièces de rechange standard disponibles chez le quincaillier du quartier ou du
village, à côté “des clous et des verrous” ; enfin constamment améliorée grâce aux
réclamations et avis des clients dont il est tenu le plus grand compte. Simplicité,
robustesse et réparabilité étaient essentielles. En effet, la fiabilité relative des voitures
en limitait fortement l’usage ou requerrait un chauffeur-mécanicien capable de réparer.
Mais contrairement à la légende, les Ford T furent loin d’être toutes noires 6 et
identiques. Elles furent fabriquées chaque année en pas moins de 5 à 7 versions de
carrosserie 7, diversité que l’on commence à peine avoir sur certains modèles de voiture
aujourd’hui! Le moteur a été changé en 1911 ainsi que les essieux. Les portes seront
ajoutées, puis rendues démontables. Le cuivre des phares et de la calandre est remplacé
par du métal noir ou nickelé en 1917. Les versions utilitaires apparaissent en 1911 8. Un
nouveau châssis, pour camions légers, le châssis TT, est fabriqué à partir de 1918 9.
L’introduction du démarreur en 1919 amène à concevoir un nouveau bloc moteur et à
installer un tableau de bord. Les premières carrosseries “tout acier” voient le jour en
1924. Les modifications s’accélèrent au fur et à mesure que la clientèle se détourne de
la Ford T. Elle est alors surbaissée, le châssis et la suspension sont améliorés, la porte
côté conducteur est introduite sur la version Touring, des accessoires sont ajoutés, les
essuie-glaces deviennent électriques, les options de couleurs sont à nouveau offertes.
Les Ford T de 1927 n’ont plus rien de commun avec celle de 1908.
Introduite sur le marché en 1908 à 850 dollars dans sa version la plus vendue, la
Touring 10, la Ford T est portée à 950 dollars fin 1909, semble-t-il pour financer la
construction de la nouvelle usine de Highland Park. Cela n’empêche pas les ventes de
passer de 13.840 en 1909 à 20.255 en 1910, soit une progression égale à celle du
marché (45% environ). Tout autre constructeur aurait au moins maintenu ses prix pour
tirer profit d’un marché aussi demandeur. Le coup de génie de Ford est de faire alors
l’inverse. Fin 1910, il baisse brutalement le prix de la Ford T “Touring” à 780 dollars.
6 Il semble que le noir ne soit apparu parmi les couleurs possibles de carrosserie qu’en 1913, soit quatre ans après le
lancement de la Ford et qu’il ne sera généralisé qu’en 1917, soit à mi-vie du modèle. Les options initiales étaient le
rouge, le vert et le gris et le bleu. Certaines voitures furent bicolores. Le noir exclusif est abandonné en 1926, plus
d’un an avant l’arrêt de la production de la Ford T.
7 Les versions de carrosserie ont été au total au nombre de 10: Touring 3 portes, 5 places, Runabout 2 portes, 2
places, Town Car 4 portes 7 places, Landaulet 7 places, Coupé 2 portes, 2 places, Tourabout 4 places, Torpedo
Runabout 2 places, Open Runabout 2 places, Sedan 2 portes, 5 places, Sedan 4 portes, 5 places. Des options sont
introduites en 1920 sur les versions Touring et Runabout : démarreur et jantes démontables. À ces versions “usines”,
il faut ajouter les multiples versions conçues par des carrossiers indépendants qui achetaient les châssis nus (en 1917,
les châssis constituaient approximativement 5% des ventes totales). Notons que Ford n’est pas allé jusqu’à rompre
avec l’image de la voiture d’agrément ou de course pour désigner les versions de la Ford T, puisqu’il emploie les
termes de: tourisme, balade, coupé, voyage, landau, torpédo. La version “Town Car” a été utilisée essentiellement
comme taxi. Quant aux versions Sedan ( “conduites intérieures”), elle apparaissent à partir de 1915, pour contrer la
concurrence qui offre cette solution depuis quelques temps.
8 Les versions de petits utilitaires sur châssis Ford T ont été au nombre de 3 : Delivery Car 7 places, Ambulance,
Pick-up 2 portes, 2 places
9 Les châssis TT furent d’abord vendus nus. Deux modèles carrossés “usines” furent introduits avec succès en 1924.
Les light trucks représentaient 15,0% de la production totale de Ford en 1926.
10 Les prix varient entre 825 dollars pour la “Runabout” et 1.000 dollars pour la Town Car..
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Les ventes montent l’année suivante à 55.788, soit une progression de 175,4% alors que
le marché n’augmente que de 32,7%. Il refait la même opération en fin d’année, en
fixant le prix à 690 dollars. Les ventes montent à 89.455 en 1912, soit une progression
de 60,3% sur un marché en augmentation de 34,5%. Ford continue ainsi jusqu’en 1917,
abaissant le prix de la Touring jusqu’à 360 dollars. Il en produit cette année-là 432.519
sur une production totale de 751.287 Ford T. En dix ans, il a divisé le prix de sa voiture
par 2,6. En concevant une voiture adaptée et en abaissant continûment son prix, Ford est
parvenu à atteindre sa cible commerciale: en 1915, 60% des Ford ont été vendues à des
fermiers.
2.2. L’organisation productive : la chaîne de montage, une innovation radicale ou
le couronnement du “système américain”?
Ford est persuadé en 1908 d’avoir le produit susceptible de se vendre à plusieurs
centaines de milliers d’exemplaires. Encore lui fallait-il avoir les moyens de le produire
en de telles quantités. Or les ouvriers mécaniciens manquaient, et il était impossible
d’en former autant que l’accroissement de la production l’exigeait. Assez ignorant quant
aux méthodes de fabrication récentes, il a pu et su s’entourer d’ingénieurs qui lui ont
fait découvrir les possibilités des machines-outils spécialisées pour obtenir des pièces
parfaitement interchangeables et le gain de temps que procurait l’organisation de l’usine
en ateliers dédiés à un composant ou un sous-ensemble. La spécialisation des machines
et la linéarisation de la production montrèrent que les professionnels de fabrication
étaient de moins en moins nécessaires et que le nombre de manoeuvres pour le transport
de pièces pouvait être considérablement diminué. Ces deux innovations réduisaient
l’importance du problème du manque de main-d’oeuvre qualifiée et du volume total de
personnes à embaucher. Elles ont été au fondement de la conception de l’usine de
Higland Park que Ford met en service en 1910.
Mais elles ne résolvaient pas le problème du rythme de travail des ouvriers et elles
n’éliminaient pas complètement les déplacements improductifs. Ce n’est qu’en 1913
qu’ont lieu les premiers essais d’un système dans lequel ce sont les pièces qui se
déplacent et non les ouvriers, grâce à des chaînes en avance continue ou discontinue qui
les tirent le long de glissières. Il faudra attendre 1915 pour que le système soit vraiment
mis au point et généralisé, soit sept ans après le lancement de la Ford T et alors qu’une
production de 300.000 voitures est déjà atteinte. La chaîne de montage suppose en effet
pour être efficace d’avoir réglé de délicats problèmes de découpage des tâches, de
répartition des opérations et de synchronisation des flux.
Il faut tout d’abord que l’espace-temps imparti aux travailleurs sur la chaîne soit égal
pour tous, et qu’il soit le plus complètement occupé par les opérations attribuées à
chacun, à moins de générer de nouvelles pertes de temps et des excès d’espace. Bref il
faut réaliser ce qui a été appelé “l’équilibrage” de la chaîne. Cette exigence économique
a eu une série de conséquences sur la nature du travail. Elle a conduit à décomposer les
tâches en opérations les plus élémentaires possible et ales répartir entre les stations de
travail sans qu’elles n’aient plus de lien logique entre elles, si ce n’est de permettre de
saturer le temps imparti à chaque ouvrier. D’où des opérations indépendantes à
mémoriser, alors qu’antérieurement leur succession s’imposait en fonction de la logique
de fabrication de la pièce ou de montage du sous-ensemble.
Notons que ce n’est qu’avec la chaîne et la nécessité de l’équilibrer que la succession
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des opérations à faire par chaque ouvrier perd toute intelligibilité. Ce n’est pas le cas
avec le travail analysé et recomposé selon les préceptes de Taylor. Ce dernier
préconisait de trouver la succession des opérations la plus rationnelle pour réaliser une
tâche complète, afin d’éliminer les pertes de temps et les excès d’effort dus à une
réflexion insuffisante sur la logique du produit ou à des habitudes de travail regrettables.
La décomposition des tâches et la répartition la plus optimale possible des opérations
élémentaires est d’autant plus facilement réalisable que le produit est standard et qu’il
ne connaît pas de modifications importantes dans le temps. D’où la tendance de Ford,
tendance qu’il a accentuée avec la généralisation du travail à la chaîne, de réduire les
options et de proposer des voitures toutes équipées. Mais, on l’a vu, et il a dû
réintroduire plus tard pour des raisons commerciales une diversité plus grande qu’avant.
Le deuxième problème est la synchronisation des chaînes. Il n’était pas question en
1915 de chaîne continue. Les chaînes étaient des mini-chaînes, multiples et
indépendantes. Elles correspondaient à autant d’organes, de sous-ensembles et de
phases de montage qu’en nécessitait un véhicule. Si l’indépendance des chaînes et leur
longueur réduite facilitaient leur équilibrage, elles accroissaient en revanche le
problème de la synchronisation entre elles. À moins de faire des stocks de précaution,
rapidement très coûteux, il fallait synchroniser leur volume de production et tenir
compte du temps de transferts des pièces. Très vite d’ailleurs une catégorie nouvelle
d’ouvriers est apparue chez Ford appelé “les chasseurs de pièces”, qui étaient en charge
de s’assurer coûte que coûte de l’approvisionnement des chaînes en pièces et
composants (Cohen, 1998).
Ainsi, Henry Ford et ses ingénieurs semblent avoir été à l’origine d’une révolution
des façons de produire et des produits qui se renouvellera ensuite sur une vaste gamme
de produits, ce que théorisent les courbes d’apprentissage ou courbe de Wright11. Bref,
il serait un visionnaire qui ouvre les chemins de la prospérité pour le XXe siècle. Face à
ces résultats spectaculaires et la vigueur des présentations que le constructeur de Détroit
a donné de la nouveauté de son système, il n’est pas surprenant que nombre de
contemporains, puis d’historiens lui aient attribué un rôle déterminant dans l’avènement
de la modernité dans le domaine productif. Fondamentalement Henry Ford serait le
premier à avoir perçu les potentialités de la chaîne de montage et imaginé un ordre
économique nouveau dans lequel production et consommation de masse iraient de pair
12 (Figure 1).
3.2. La tentative de Ford au Japon
11 Cette loi décrit de combien décroît le coût unitaire de production lorsque double l’échelle de la production.
Concernant la Ford T, ce coefficient est de l’ordre de 0,1, c’est-à-dire que le coût baisse de 10 % pour chaque
doublement de la production. Les procédés ultérieurs montreront des coefficients encore supérieurs, qu’il s’agisse des
Liberty ships (Lucas R., 1993), de l’assemblage des avions ou encore des produits de l’industrie électronique (Ayres
R.U., 1985). Cette configuration n’est pas sans rappeler la révolution de la micro-électronique qui voit le prix des
matériels informatiques baisser à un rythme tel que se développe une demande, y compris de renouvellement, qui
conduit en quelques années à forger une nouvelle industrie : les fabricants de micro-ordinateurs et surtout Microsoft
ont fini par faire plus de profits que le géant d’hier IBM.
12 Cette appréciation se retrouve aussi bien chez les journalistes qui enquêtèrent et firent des reportages sur l’usine de
Highland Park que des analystes beaucoup plus lointains et critiques tels que A. Gramsci A. (1928)... bien que sur
beaucoup d’autres points les analyses diffèrent très largement. Les historiens des techniques et de l’organisation ont
un jugement plus mesuré puisqu’ils insistent sur la lente maturation des innovations qui culminent dans la chaîne de
montage de l’industrie automobile. C’est l’opinion de Giedon S. (1948) comme celle d’un acteur direct de la mise en
oeuvre du système Ford, Charles Sorensen C. (1956), alors que Hounshell D.A. (1984) accorde une place tout à fait
centrale à Henry Ford.
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Ford s’établit au Japon, à Yokohama, dès 1925. Le marché des voitures particulières y
est alors quasi inexistant. La demande concerne essentiellement les camions. Adaptant
le châssis de la Ford T et bénéficiant des besoins supplémentaires nés du tremblement
de terre de Tokyo en 1923, l’entreprise s’adapte par son offre produit au contexte local
au point de couvrir 50 % du marché en 1930. Elle assemble des CKD expédiés des
Etats-Unis. Les rares producteurs nationaux n’ont pas les moyens financiers et
technologiques de faire face à sa concurrence. L’entreprise DAT Motors, constituée
pourtant pour limiter la pénétration de Ford et de General Motors, sera proche de la
faillite (Cusumano M. A., 1985, p. 34-37), tant et si bien qu’en 1936 une loi vient
interdire l’extension de l’entreprise Ford et décrète un contrôle des importations dans le
but de favoriser l’émergence d’une offre nationale. Mais dans un cas comme dans
l’autre on est loin d’une production de masse, puisque de 1926 à 1935 la demande
domestique a bien été multipliée par 20, mais pour n’atteindre que 5.089 véhicules en
1935. En d’autres termes, les tentatives directes (Ford et General Motors) ou indirectes
(DAT et les autres firmes locales) ne sont pas parvenues à assurer par eux-mêmes un
passage rapide et endogène à la production de masse... par insuffisance d’un marché
préalable.
3.3. André Citroën: un imitateur malheureux
La France de l’entre-deux-guerres n’échappe pas à cette contrainte, bien que le marché
y soit considérablement plus développé qu’au Japon 13. Séduit par sa visite des
établissements Ford à Détroit, André Citroën installe la première chaîne de montage en
1919 et se lance à partir de 1924 dans la restructuration permanente de ses divers
établissements dans l’espoir d’avoir enfin la plus belle usine fordienne d’Europe.
L’organisation interne des établissements se veut rationnelle et innovatrice. L’industriel
français ne lésine pas sur le nombre et la qualité des machines-outils, de même qu’il
innove en matière de caisses auto-portantes. En stricte logique fordienne, il aurait dû
conquérir des parts de marché considérables au détriment de concurrents plus
circonspects dans la mise en oeuvre du message d’Henry Ford et qui souvent
préféreront la taylorisation à une mécanisation effrénée. Pourtant, l’alourdissement
considérable des coûts fixes rend l’entreprise Citroën particulièrement vulnérable au
retournement de conjoncture qui intervient au début des années trente. Il figurera au
premier rang des faillites, à sa grande surprise: n’avait-il pas l’usine d’automobile la
plus moderne du monde? On ne saurait trouver meilleur exemple du divorce entre une
audace dans la réorganisation et la mise en oeuvre de nouveaux principes et leur
inadéquation par rapport à l’état du marché... mais aussi des relations professionnelles
marquées par une forte défiance vis-à-vis du travail à la chaîne (Sylvie Schweitzer
1982, p. 145-170).
Aux Etats-Unis, Ford n’a bénéficié qu’éphémèrement des conditions de viabilité de
la stratégie de volume qu’il avait adoptée. À l’étranger, il n’a pas réussi à les trouver.
On peut noter que sa vision micro-économique et individualiste l’a empêchée de voir la
nécessité d’un bouclage macro-économique liant croissance généralisée du pouvoir
d’achat des ménages et gains de productivité grâce à un accord avec les syndicats.
Quelles auraient été exactement les conditions de possibilité et de viabilité nécessaires ?
13 La France est le premier producteur d’Europe avec 18.000 véhicules en 1913 et 254.000 en 1929, sa clientèle est
celle des campagnes et de la bourgeoisie des petites villes (Fridenson P., in Bardou J.P. & alii, 1977, p. 142).
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
d’interprétation et de possibles enseignements », GERPISA, Paris, 1999, 34p. Édition numérique,
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4. LA STRATÉGIE DE PROFIT FONDÉE SUR LE « VOLUME » : DES
CONDITIONS DE PERTINENCE ET DE VIABILITÉ TRÈS RESTRICTIVES
Le « volume » est source de profit parce que les frais de production qui ne peuvent être
immédiatement ajustés à la demande (investissements, coûts de conception du produit,
de formation de la main-d’oeuvre, de changement de production, et de
commercialisation, etc.) peuvent être répartis sur un plus grand nombre d’unités. Les
économies dites d’échelle ainsi réalisées permettent d’abaisser le coût unitaire des
voitures et ce faisant d’accroître les marges par rapport au prix du marché.
L’allongement des séries peut être obtenu de multiples façons. Il l’est prioritairement
par la standardisation des pièces, la limitation de la diversité, l’extension du marché et
la prolongation de la vie du modèle. Mais il peut l’être aussi en réutilisant le maximum
de pièces d’un modèle ancien dans un nouveau modèle, en équipant des modèles
différents de composants identiques, en lissant les variations saisonnières ou
conjoncturelles de la demande, en vendant sur des marchés qui sont à contre-cycle les
uns par rapport aux autres, en s’alliant avec un autre constructeur pour concevoir et
fabriquer des pièces, des organes mécaniques, voire des modèles de voiture communs,
en recourant aux mêmes fournisseurs, en partageant les réseaux commerciaux, et par
bien d’autres moyens encore. Parmi ceux-ci, Henry Ford en privilégiera certains.
4.1. Les conditions économiques et sociales pour qu’une stratégie de profit fondée
en priorité sur le volume soit pertinente
Les conditions d’une stratégie fondée quasi exclusivement sur le volume apparaissent à
l’analyse très restrictives, aussi bien dans le domaine du marché que dans celui du
travail.
Pour vendre un ou quelques produits en masse et pendant longtemps, il faut en effet
en premier lieu une demande automobile très homogène dans l’espace et le temps. Une
telle demande peut correspondre à une phase transitoire du marché ou être le fruit d’un
régime permanent de distribution des revenus. La phase transitoire peut être celle du
premier équipement en automobile de catégories sociales indépendantes ou salariées,
qui cherchent avant tout un moyen de locomotion individuel, pratique et bon marché. Le
régime permanent peut être celui d’une société dans laquelle la grande majorité de la
population est économiquement, professionnellement et socialement peu différenciée,
pour qui à la limite un seul modèle de voiture suffirait, ou d’une société composée de
deux ou trois grands groupes sociaux, aux besoins de mobilité très contrastés, requérant
donc autant de modèles différents, et pour qui l’argument du prix reste essentiel, soit en
raison de moyens financiers encore insuffisants, soit en raison de la valorisation d’autres
biens.
Dans tous les cas, cela suppose que ces populations se satisfassent d’un ou de
quelques produits strictement fonctionnels à leurs besoins, soit parce qu’elles
n’accordent aucune valeur symbolique à l’objet, soit parce qu’elles valorisent le
dépouillement et l’uniformité au nom de l’égalité de tous.
Il faut ensuite et surtout un élargissement continu de ce type de demande. Il peut être
obtenu par l’utilisation d’une partie des économies d’échelle réalisées pour réduire le
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prix de vente des voitures d’une part et pour accroître les salaires et revenus d’autre
part. L’augmentation des salaires et revenus n’a d’efficacité sur la demande globale que
si elle concerne l’ensemble des salariés, voire des inactifs, grâce à des mécanismes ou
des institutions qui en assurent la distribution au niveau national de la manière la moins
inégalitaire possible. Dans les deux cas, une forte coordination des agents économiques
et une profonde adhésion au mode de distribution du revenu sont nécessaires. Si tel est
le cas, réduction des prix et accroissement des salaires amplifient mutuellement leurs
effets sur la demande jusqu’à la saturation du marché national.
La stratégie de “volume” ne peut dès lors être poursuivie que si elle est étendue
ensuite à l’échelle internationale. Il faut pour cela que les pays concernés remplissent
les mêmes conditions de progression des salaires et d’homogénéité de la demande. Elle
présuppose en outre l’absence de différenciation géographique des besoins et
l’harmonisation rapide de la réglementation. Poussée à la limite de sa logique, cette
stratégie aboutit à la voiture mondiale banalisée satisfaisant complètement les besoins
de transport des utilisateurs possibles.
Du côté du travail, la stratégie de “volume” exige que le recrutement de la maind’oeuvre suive le rythme de la croissance de la demande. Le constructeur automobile
doit donc s’assurer qu’il pourra trouver en permanence sur le marché du travail les
salariés en quantité et qualité nécessaire, au fur et à mesure de l’extension de l’échelle
de sa production. En disposer implique non seulement qu’il puisse effectivement les
trouver, mais aussi qu’il puisse les mobiliser par des conditions d’emploi et de travail
considérées comme acceptables. On commence là à prendre en compte le “compromis
de gouvernement d’entreprise” qui est à construire pour trouver des moyens cohérents
et acceptables de mise en oeuvre de la stratégie de volume.
Ce “compromis de gouvernement de l’entreprise” est à construire entre plusieurs
acteurs: principalement les dirigeants, les propriétaires, les fournisseurs et les salariés.
Les propriétaires doivent être convaincus qu’ils ont intérêt à différer leur prise de
bénéfices en en consacrant une partie importante à la réduction des prix, à
l’augmentation des salaires et à l’extension des capacités de production, et qu’ils ont
aussi impérativement à impulser et à entretenir des mécanismes de distribution des
gains de productivité réalisés à l’échelle de la société et sous une forme qui soit
fortement égalitaire pour la grande masse des salariés. Le compromis concerne aussi
les fournisseurs. Le constructeur ne pourra en effet réduire ses prix de vente que si ses
fournisseurs font de même, c’est-à-dire que s’ils utilisent à cet effet une partie des
économies d’échelle qu’ils réalisent eux aussi. Pour qu’il en soit ainsi, ils ne doivent pas
être en position d’imposer leur prix au constructeur.
Quant aux salariés, sous réserve qu’ils soient en nombre suffisant, il faut qu’ils
acceptent les méthodes de production et les conditions de travail proposées. La stratégie
de volume n’implique pas par elle-même, on le verra, un travail déqualifié qu’il soit à la
chaîne ou sur machine. Cela fait partie de l’imagerie industrielle véhiculée par la
légende du système Ford que de croire que la production de masse n’est possible qu’en
linéarisant la production, en mécanisant les transferts de pièces et en décomposant le
travail en opérations standardisées, bref en adoptant la chaîne d’usinage ou de montage.
Il a été en effet possible par le passé (à preuve Ford lui-même qui avait atteint la
production de 300.000 véhicules avant l’introduction du travail à la chaîne) et il est
possible aujourd’hui de produire en masse et avec profit des véhicules en station fixe
avec des ouvriers montant tout ou partie du véhicule. Une large gamme d’organisations
du travail est donc discutable et négociable.
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
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La distribution d’une partie des économies d’échelle en augmentation égalitaire des
salaires est en outre d’autant plus acceptable que les conditions de travail et le niveau de
compétence requise pour accomplir les tâches attribuées sont communes au plus grand
nombre. En revanche, la production inlassable du même objet, fût-ce d’une manière
intelligente, limite irrémédiablement l’expérience professionnelle et l’horizon
intellectuel, et cela d’autant plus que l’objet et les moyens utilisés deviennent au bout de
quelque temps non perfectibles, à moins de les changer complètement. Il se pourrait
alors qu’une partie de la main-d’oeuvre préfère des entreprises poursuivant des
stratégies de profit exigeant un travail plus varié et plus diversifié. Si l’on veut donc
mener durablement une stratégie de volume, il faut trouver des moyens pour stabiliser la
main-d’oeuvre, d’une manière qui soit compatible avec les autres exigences de la
stratégie de volume.
En résumé, la stratégie de volume n’est pertinente qu’aux quatre conditions
suivantes: le mode de croissance national et le régime institutionnel doivent permettre
une distribution peu différenciée et en augmentation constante du revenu des ménages ;
la voiture attendue du public doit être strictement fonctionnelle aux besoins et être le
moins possible le support et le vecteur d’une volonté de différenciation symbolique ; les
salariés avec les compétences requises doivent être en nombre suffisant et être
effectivement mobilisables ; le compromis de gouvernement de l’entreprise entre
dirigeants, propriétaires, fournisseurs et salariés doit permettre de rendre effectives la
conception de voitures répondant aux besoins essentiels de mobilité, la baisse des prix,
l’augmentation homogène des salaires et la production continue d’un même objet 14.
4.2. Les “compromis de gouvernement de l’entreprise” possibles pour mettre en
oeuvre une stratégie de “volume” avec des moyens cohérents
Il y a eu au cours du XXe siècle au moins quatre tentatives de construction d’un
“compromis de gouvernement de l’entreprise” pour mettre en oeuvre la stratégie de
“volume”, dans le secteur automobile. Deux ont finalement échoué: Ford 1909-1939 et
Lada 1970-1989, deux ont réussi: Ford 1940-1964, Volkswagen 1949-1974. Il n’est pas
exclu que cette stratégie trouve un regain d’actualité à l’avenir.
Les moyens à trouver pour mettre en oeuvre une stratégie fondée sur le volume doit
donc répondre aux conditions énoncées précédemment. Ces moyens concernent trois
grands domaines: la “politique produit”, l’ “organisation productive” et la “relation
salariale”.
Dans le domaine de la politique produit, il s’agit de construire un compromis autour
d’un modèle de voiture qui aura la mission quasiment sociale, voire politique et même
parfois sacrée, de mettre à la disposition du plus grand nombre grâce à des prix de
revient de vente les plus bas possibles un moyen de locomotion répondant vraiment à
ses besoins pratiques et à ses aspirations de liberté et d’autonomie individuelles, bref un
modèle légitimant d’y consacrer presque exclusivement tous les moyens dont on
14 Le monde que présuppose la poursuite durable de cette stratégie est un monde quasiment impossible en économie
capitaliste. L’offre du même équipement à tout le monde et l’obligation de le produire relèvent plus de régimes
égalitaires et autoritaires à économie administrée. Les affinités du système Ford avec ces régimes n’ont donc pas été
tout à fait fortuites. Ces régimes pouvaient remplir parfaitement les conditions de demande requises, grâce à la
planification d’une croissance régulière du nombre de voitures produites à la suite d’un choix politique d’affectation
d’une part du revenu national à la satisfaction des besoins de mobilité individuelle considérés a priori identiques de la
population.
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dispose, au delà du profit que l’on peut en tirer. Le plus grand nombre peut concerner
l’ensemble de la population ou bien chacun des grands groupes sociaux qui la
composent. Les caractéristiques de ce ou ces modèles fortement homogènes varient
selon l’époque, le lieu et les compromis qui peuvent être construits. Ainsi des
compromis ont été recherchés et parfois ont pu se construire autour de la “voiture
universelle”, de la “voiture du peuple”, de la “voiture familiale”, de la “voiture
citoyenne”, de la “voiture mondiale”, etc. Ils ont pu se faire aussi temporairement
autour de moyens militaires, comme les jeeps et les tanks.
Dans le domaine de l’organisation productive, la stratégie de “volume” n’implique
pas logiquement, on l’a dit, la linéarisation de la production, la mécanisation des
transferts de pièces et la décomposition du travail en opérations standard. En revanche,
les moyens et les méthodes doivent êtres stabilisés et standardisés pour être aisément
reproductibles et répondre ainsi à une demande croissante.
Le produit doit pouvoir en outre être conçu, fabriqué, assemblé et vendu sans les
pertes de temps qui pourraient provenir d’une insuffisante standardisation des pièces, de
l’éloignement des différentes phases du processus de production, d’incidents
d’approvisionnement et de fabrication, ou bien encore de l’hétérogénéité des méthodes
de travail. Le système de production à mettre en oeuvre doit aussi anticiper le moment
où le modèle devra être renouvelé, même si on est parvenu à prolonger sa durée de vie
par des améliorations. Précisément réside là une difficulté. Le travail continu
d’améliorations d’un modèle ne prépare guère à la conception d’un nouveau modèle
suffisamment novateur pour durer à son tour de très longues années. La réutilisation de
pièces du modèle précédent dans le nouveau modèle conformément à l’objectif de
volume, ne favorise pas non plus les évolutions majeures. Dès lors le risque est grand
qu’un concurrent propose une voiture répondant mieux à la demande.
Dans le domaine de la relation salariale, le problème majeur est d’offrir des
compensations suffisamment attractives à un travail consistant à reproduire
inlassablement le même objet, et cela d’autant plus si ce travail est déqualifié. Il peut
être surmonté, suivant l’organisation socio-productive adoptée, par une relation
« paternaliste-haut salaire » comme chez Ford, ou « cogestion-haut salaire-promotion
professionnelle possible », comme chez Volkswagen.
4.3. L’histoire de la Ford Motor Company durant l’entre-deux-guerres,
réinterrogée à la lumière des considérations précédentes
Ford est parvenu à construire progressivement un système technique, organisationnel,
gestionnaire et social remarquablement cohérent avec la stratégie de volume qu’il
poursuivait, grâce à un « compromis de gouvernement d’entreprise » que l’on qualifiera
pour l’instant de « paternaliste ». Il y est largement parvenu, même si le résultat atteint
était encore loin de son idéal de précision, de continuité, de vitesse et d’économie. En
revanche, il n’a pas bénéficié longtemps, on l’a vu, des conditions de marché qui lui
auraient permis de poursuivre sa stratégie fondée exclusivement sur le volume. Le mode
de croissance et le régime institutionnel américains de l’entre-deux-guerres n’offrait pas
alors la possibilité d’une extension continue de la demande, en l’absence d’une
distribution du revenu national assurant une progression régulière et faiblement
hiérarchisée du pouvoir d’achat des salaires, pas plus que celui des pays où Ford a tenté
de s’implanter.
Lorsque Ford a été contraint de changer de modèle de voiture en 1927-28, il a eu la
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plus grande difficulté à le faire et le nouveau modèle qu’il a mis en
correspondait pas aux attentes nouvelles de la population en mesure
automobile. Enfin le « compromis de gouvernement d’entreprise », sur
bâti son système, a été progressivement contesté. La stratégie de
compromis fordien présupposaient un Monde qui n’est pas advenu.
production ne
d’acheter une
lequel il avait
volume et le
5. POURQUOI LE SYSTEME FORD N’A PU SE TRANSFORMER EN
« MODÈLE PRODUCTIF » DURANT L’ENTRE-DEUX-GUERRES?
Pour l’ensemble des raisons précédentes, le système Ford n’a pu devenir un « modèle
productif » durant l’entre-deux-guerres.
5.1. L’abaissement des prix de vente ne suffit pas à créer un marché d’équipement
de masse, ni l’augmentation unilatérale des salaires par l’employeur
Le salaire annuel moyen passe aux Etats-Unis de 594 $ à 1.245 $, principalement après
1915, sous l’effet de l’inflation, mais aussi d’une progression du salaire réel (Figure
1.2). Si en 1909 il fallait 15 mois du salaire moyen américain pour acheter la première
Ford T, en 1919 trois mois et demi suffiront. Ainsi semble s’initier le cercle vertueux
d’une croissance cumulative tirée par l’approfondissement de la division du travail, la
croissance de la productivité, la baisse des prix relatifs et l’augmentation des salaires.
N’est-ce pas le triomphe de la vision d’Henry Ford qui faisait de la consommation de
masse par ses propres ouvriers la condition de l’épanouissement de la production de
masse ? 15. À partir de 1919, la politique de prix de Ford se brouille. Comme les autres
constructeurs, il profite du boom de la demande, consécutive aux restrictions de
production de véhicules civils imposés par le gouvernement l’année précédente, pour
augmenter substantiellement ses prix: de 360 à 575 dollars pour la Touring. Ce faisant,
il tourne le dos à sa règle antérieure. Mais le marché s’effondre en 1920. Il engage alors
une guerre des prix, descendant jusqu’à 380 dollars en 1922. Les ventes augmentent à
nouveau, mais pas plus vite que celles des autres constructeurs et les marges ne sont
plus les mêmes.
Le terme même de progrès technique semble impliquer que les techniques les plus
récentes sont intrinsèquement supérieures aux anciennes parce qu’elles ouvrent plus de
possibilités. Mais la question pour l’entrepreneur est autre: obtient-il un profit supérieur
en mettant en oeuvre une machine plus perfectionnée? C’est bien sûr le cas si la
nouvelle technique économise sur l’ensemble des facteurs, y compris la taille de
l’investissement. La réponse est beaucoup moins évidente dès lors que par exemple, il
faut investir plus en machines pour obtenir une productivité supérieure: il se peut que la
taille du marché soit insuffisante pour rentabiliser cet investissement accru.
C’est précisément ce qui peut arriver si la mécanisation induite par le passage à la
ligne de montage suscite un alourdissement du capital nécessaire à l’ouverture d’une
telle installation. En effet, initialement la dépense en capital est relativement faible 16
15 Henry Ford (1926), Chapitre 14: “Un ouvrier sous payé est un client au pouvoir d’achat tronqué”.
16 D’après les chiffres cités par W. Lewchuk (1984), la dépense pour le département d’assemblage du châssis était
seulement de 3.490 $ en 1919 alors qu’en 1922 la dépense en capital pour l’ensemble du département des châssis
était inférieure à 40.000 $.
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car les gains sont principalement obtenus par un réarrangement de la disposition des
différentes machines. Pourtant, au fur et à mesure qu’Henry Ford pousse la production
en volume, il développe la mécanisation à un point tel qu’il sera particulièrement
difficile en 1927 de passer de la Ford T à la Ford A. De façon très précoce donc, la
chaîne de montage implique un alourdissement de la structure du capital, ce qui marque
une rupture par rapport à la démarche taylorienne traditionnellement centrée sur la
réduction de temps opératoire 17 et la quasi-absence d’investissement spécifique... à
l’exception bien sûr du chronomètre et des analyseurs et préparateurs du travail!
S’introduisent ainsi certaines indivisibilités qui sont nouvelles par rapport au montage
traditionnel, de sorte que si la taille du marché est trop petite il n’est pas rationnel pour
le constructeur de passer à la chaîne de montage mobile.
En effet, si la firme automobile adopte la technique qui minimise ses coûts pour un
volume donné de production, il est d’abord plus économique de recourir à un montage
traditionnel, dès lors que la demande est inférieure à un seuil qui croît avec la taille de
l’investissement initial et décroît avec la différence des coûts marginaux entre la chaîne
de montage et l’assemblage traditionnel. Interviennent aussi les différences de salaire
entre les diverses catégories de personnels impliqués. Le passage à la chaîne de
montage économise sur le salaire des ouvriers qualifiés, mais appelle en contrepartie le
paiement de salaires aux ingénieurs, techniciens, comptables, gestionnaires du
personnel. Supposant même que la chaîne de montage soit plus efficace pour les
productions à haut volume, cela ne signifie pas qu’elle doive supplanter les autres
méthodes pour les petits volumes. Telle est d’ailleurs l’origine de la notion de taille
minimale efficace que nombre d’experts se sont attachée à chiffrer pour l’automobile.
Plus généralement, la littérature managériale a largement analysé les relations entre
volume du marché potentiel et organisation productive 18. Pour des productions de petit
volume ou fortement différenciées, mieux vaut produire en recourant à des machines
polyvalentes et à des ouvriers professionnels... ce qui n’est jamais que l’application de
l’idée Smithienne selon laquelle la taille du marché limite l’extension de la division du
travail. La manufacture d’épingle n’est efficace que si la demande se chiffre par
millions.
Henry Ford ne manquerait pas de faire une objection: c’est précisément
l’accroissement du volume qui permet la baisse des prix donc l’extension du marché.
Hélas, si la taille initiale du marché est notablement inférieure au seuil limite,
l’entrepreneur qui adoptera la chaîne de montage ne parviendra pas à capter les parts de
marché dont il a besoin pour rentabiliser son investissement. Historiquement, trois
situations ont permis de dépasser le seuil limite et d’enclencher le processus
« économies d’échelle-abaissement du prix de vente réel ». Un boom de l’économie a
permis à des fermiers, à des membres de la classe moyenne et à des fonctionnaires de se
porter acquéreur d’une automobile aux Etats-Unis durant les années 10 et 20. Des
17 C’est ce que souligne D.A. Hounshell (1984) dans le chapitre consacré aux limites du fordisme. Les machines se
font de plus en plus spécifiques et le processus initialement si fluide tend à se rigidifier : l’expérience cruciale sera en
effet celle du changement de modèle qui s’avérera extrêmement difficile par la nécessité de reconfigurer l’ensemble
de l’organisation au sein de la nouvelle usine de River Rouge.
18 R.H. Hayes et S.C. Wheelwright (1984) fournissent une bonne présentation de la traditionnelle matrice produitprocessus : production à l’unité pour les tout petits volumes, production par petite série pour des petits volumes de
produits différenciés, production à la chaîne pour les volumes élevés et une faible différenciation des produits, enfin
production continue pour les produits hautement standardisés et dont la demande est très grande. Pour ces auteurs, la
micro-électronique bouleverserait cette hiérarchie et ferait converger l’ensemble de ces modes opératoires vers des
systèmes manufacturiers totalement flexibles.
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commandes publiques massives durant les deux guerres mondiales du XXe siècle ont
fortement contribué à la diffusion de la chaîne mobile 19. Enfin, l’essor d’une société
salariale a constitué le troisième vecteur, sans doute le plus puissant mais aussi le plus
tardif, de la consommation de masse. Dans la mesure en effet où la majorité de la
population exerce une activité salariée, la demande trouve, pour l’essentiel, son origine
dans la satisfaction des besoins des ouvriers et employés. Ce point était essentiel pour
Henry Ford. Il jouera un rôle considérable dans l’établissement de ce qui a été appelé le
“fordisme” dans plusieurs pays après la seconde guerre mondiale.
La question se déplace alors du modèle organisationnel interne à la grande firme vers
la matrice de la division du travail au niveau de la société tout entière. Il ne suffit plus
que les entreprises paient de hauts salaires indexés sur les profits ou la productivité de
l’entreprise, encore faut-il que cette procédure se généralise à l’ensemble de l’économie.
Si seuls les ouvriers de Ford enregistrent une croissance de leur revenu, ils seront
incapables d’acheter la totalité des automobiles qu’ils produisent car bien sûr leur
consommation se ventilera entre les divers segments de la norme de consommation 20
(alimentation, logement, biens durables autres que l’automobile, santé, éducation,...). Il
faut donc que réciproquement les autres entreprises adoptent la même règle pour que les
salariés valident le passage à la production de masse pour l’automobile et par extension
les autres biens durables. Or, un industriel aussi influent et puissant qu’Henry Ford ne
parviendra pas à impulser ce mouvement. Ce n’est pas un accident historique, mais
l’expression même du caractère sociétal du rapport salarial: sans institutionnalisation du
partage de la productivité, il est difficile de parvenir au “Fordisme”.
Si les salariés ne bénéficient pas de la progression de leur salaire en fonction de la
modernisation productive, la production de masse peut s’avérer hors d’atteinte... au-delà
même de sa supériorité technologique. Les conditions sociales de formation et de
répartition du revenu interdisent son établissement. On comprend pourquoi des sociétés,
soit très pauvres, soit très inégalitaires, ne sont jamais passées au “Fordisme”. Voilà qui
contredit l’optimisme d’Henry Ford qui, s’il vivait encore, s’étonnerait que l’on puisse
demeurer pauvre alors que son système permettait une diffusion quasi universelle de la
prospérité 21.
L’État pourrait-il se substituer au salariat pour promouvoir le passage au
“Fordisme”? Certes une croissance des dépenses publiques peut exercer un tel rôle
d’impulsion mais à terme, il faut équilibrer les budgets par un relèvement des impôts...
et une société ne saurait se satisfaire longtemps de la production de canons ou de chars
d’assaut comme substituts à la voiture populaire. En conséquence, la viabilité de la
stratégie de volume suppose l’établissement d’un rapport salarial adéquat, en
l’occurrence un partage “des dividendes du progrès” soit explicite à travers une
contractualisation longue du statut des salariés, soit implicite à travers l’apparition de
pénuries de main-d’oeuvre qui forcent une croissance du salaire qui à son tour permet
19 Il ne faut pas sous-estimer à cet égard le rôle qu’ont joué ces deux épisodes majeurs dans la diffusion des
nouveaux modèles productifs, tout particulièrement le taylorisme et le fordisme. Pour la France, voir en particulier
Patrick Fridenson (1977) et Aimée Moutet (1992).
20. Ce facteur est essentiel comme l’ont montré les approches en termes de régulation, dont l’un des textes essentiels
demeure Michel Aglietta (1976).
21. On sait en effet que l’un des chapitres de l’autobiographie d’Henry Ford s’intitule précisément : “Pourquoi être
pauvre?” et que ce thème ne manquera pas de retenir l’intérêt des syndicalistes, en particulier allemands qui visiteront
les usines Ford et mettront certains espoirs dans sa diffusion, car il permettrait une amélioration radicale du niveau de
vie. (Rehfeldt U., 1988).
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l’épanouissement de la consommation de masse 22.
Ainsi l’analyse micro-économique des choix de la firme comme l’étude macroéconomique du circuit production/demande démentent l’optimisme d’une diffusion
aisée et en quelque sorte automatique de la chaîne de montage: encore faut-il que le
marché soit suffisamment vaste et que les relations professionnelles permettent que les
salariés bénéficient effectivement de l’établissement de la production de masse,
conditions qui ne vont pas de soi 23.
Comme on l’a vu, le bref panorama de l’histoire de la diffusion du système Ford, ou
plus exactement de quelques essais infructueux d’application, ne dément pas cet
enseignement théorique.
5.2. La fissuration du “compromis de gouvernement de l’entreprise”. Les relations
professionnelles font retour sur l’ordre productif
Selon une dialectique dont l’histoire est coutumière, les tensions suscitées par le
système de Ford vont entraîner la création d’un mouvement syndical protestant contre
l’intensité du travail, le contrôle excessif de la vie personnelle par la direction, bref le
paternalisme d’Henry Ford. Après une lutte farouche pour ignorer l’UAW (United
Automobile Workers), Ford est contraint en juin 1941 de suivre l’exemple de General
Motors et de reconnaître ce syndicat... quitte d’ailleurs à surenchérir en reconnaissant
l’équivalent d’une clause de closed shop, c’est-à-dire de reconnaissance syndicale
exclusive. À cette époque, l’entreprise paie les salaires les plus élevés de Détroit et
procède même à la collecte à la source des cotisations syndicales pour l’UAW !
La deuxième guerre mondiale marque les limites de l’américanisation, au sens où
l’entendait Henry Ford, et constitue une étape importante vers la montée des
revendications tendant à faire résulter le salaire d’une négociation entre syndicat et
entreprise.
À travers une histoire relativement tumultueuse, ce sont les conventions collectives
de l’après-guerre et la force de la syndicalisation qui vont pousser les salaires à la
hausse et mieux encore à la reconnaissance d’un principe de partage des dividendes de
la production de masse. Le centre de ces négociations sera l’industrie automobile de
Détroit, de sorte que les augmentations de salaire se diffuseront ensuite à la plupart des
autres branches. Voilà le véritable mécanisme à travers lequel s’épanouira de fait la
consommation de masse... aux antipodes du modèle paternaliste et unilatéral qu’avait
envisagé Henry Ford.
5.3. On ne change pas d’organisation productive à volonté
Au milieu des années vingt, Henry Ford subit la désaffection d’une partie de sa clientèle
initiale ainsi que la pression de la concurrence. En effet, les dirigeants de la General
22 Le premier cas semble prévaloir aux Etats-Unis et en France, le second au Japon.
23 Mutatis mutandis, ces mêmes précautions s’appliquent à la production au plus juste et viennent tempérer
l’optimisme que ses propagandistes manifestent à propos de son aptitude à résoudre les problèmes de la pauvreté, du
sous-développement et de la sous-compétitivité.
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
d’interprétation et de possibles enseignements », GERPISA, Paris, 1999, 34p. Édition numérique,
freyssenet.com, 2006, 650 Ko.
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Motors, dont certains sont des transfuges de Ford, ont osé s’éloigner des principes
canoniques du maître de Détroit 24. Ils ont réussi à rendre compatible ce qui paraissait à
Henry Ford impossible ou inutile à concilier: à savoir le volume et la diversité, afin de
répondre à la différenciation croissante des besoins et des attentes de la clientèle en
matière d’automobile. Ils conçoivent donc des modèles différents, mais partageant le
plus grand nombre possible d’organes et de pièces.
Henry Ford réagit tout d’abord en appliquant avec plus de vigueur encore ses
principes. Les changements que ses ingénieurs apportent à la Ford T au cours de ces
années ne sont pas destinés en priorité à répondre aux nouveaux besoins des
consommateurs mais à continuer à simplifier le montage et réduire les temps de
production 25.
Mais les temps ont changé. Les nouveaux gestionnaires de General Motors se sont
engagés dans des directions qui sont très largement opposées à celles de Ford: produire
une gamme complète de voitures pour toutes les bourses et tous les besoins. Anciens
collaborateurs de Ford, déçus par son autocratisme et son obstination, travailleront avec
vigueur à l’élaboration d’un tout autre modèle de gestion : collectif, décentralisé,
favorisant la sous-traitance au détriment de l’intégration verticale la plus complète
possible, le changement programmé de modèles (Bardou J.P. et alii, 1977, p. 134-141).
De même ils introduiront un contrôle de gestion qui ne cessera de se perfectionner
(Sloan A.S., 1963).
Ce nouveau modèle paraît se définir comme une dérivation de celui de la production
de masse standardisée dont il corrigerait l’extrémisme. En fait, il n’est pas une variante
mineure comme en témoigne une série d’évidences organisationnelles et statistiques.
L’historien D.A. Hounshell parle de cul-de-sac du système de Ford et d’avènement de la
“production de masse flexible”. Les systèmes de Ford et de General Motors ne sont pas
équivalents puisque dans les années 20 le premier perd des parts de marché, le second
en gagne. General Motors devient le premier constructeur américain. Il a en effet profité
du renouvellement de la demande des possesseurs de Ford T pour leur proposer un
modèle dans la gamme immédiatement supérieure à un prix plus élevé, justifié par une
meilleure qualité et des fonctions répondant aux nouvelles attentes. Les consommateurs
tendent dès lors à délaisser la voiture de base que continue à fournir imperturbablement
Henry Ford.
Lorsqu’il réalise enfin que la baisse des prix ne suffit plus à rendre attractive la Ford
T devenue très largement inadaptée (les « conduites intérieures » qui ne représentaient
que 10 % du marché passent à 85 % en 1927), il se résoudra à lancer un nouveau
modèle: la Ford A. Mais les procédures de gestion et l’organisation interne sont
devenues si lourdes qu’il faudra en 1927 arrêter l’ensemble des usines pendant plus de
six mois pour les reconfigurer en fonction du véhicule futur... alors qu’une telle
opération était chose courante au sein de General Motors.
La Ford T, qu’Henry Ford comptait vendre pendant plus de 25 ans, a été rendue
obsolète par l’incapacité du système à répondre à une évolution des attentes des
consommateurs qu’il a pourtant contribué à susciter, l’hyper-spécialisation des
machines et des individus, les difficultés à innover et la rigidification des structures.
24 Charles E. Sorensen (1927) ne déclare-t-il pas : “we are going to get rid of all the model T sons-of-bitches. We are
going to get away from the model T methods of doing things”, cité par D.A. Hounshell (1984), p. 263.
25 Il est en effet un paradoxe: la multiplicité des changements intervenus sur le modèle T dont la réputation fut
pourtant d’être immuable (D. Hounshell, 1984, p. 273).
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
d’interprétation et de possibles enseignements », GERPISA, Paris, 1999, 34p. Édition numérique,
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La Ford A ne suffira toutefois pas à assurer à nouveau la domination du marché
comme l’avait fait le premier modèle. Au contraire, Ford continuera à perdre des parts
de marché et ne tiendra plus que grâce à la fidélité de concessionnaires. Ce n’est qu’en
1932, que la Ford Company adopte la politique de changement annuel de version, à
l’instar de General Motors. Elle redeviendra profitable, mais elle n’atteindra plus jamais
les parts de marché du début des années 20.
De cette double expérience historique, émergent deux intuitions. D’une part, il est
rare qu’un principe productif idéal parvienne à imposer sa logique indépendamment du
marché et des relations sociales du travail: son incompatibilité avec l’une ou l’autre de
ces deux caractéristiques est susceptible d’induire une série d’innovations qui à terme
redéfinissent le modèle productif entendu au sens large, c’est-à-dire tel qu’il s’exprime
au niveau de la société tout entière. D’autre part, l’histoire des modèles productifs n’est
pas la convergence vers un one best way qui tel un attracteur attirerait l’ensemble des
évolutions au-delà des événements contingents : c’est beaucoup plus vraisemblablement
le résultat de l’interaction entre des stratégies de firmes et des réactions des concurrents,
des salariés, des autorités politiques.
5.5 La trajectoire de la Ford Motor Company durant l’entre-deux-guerres et ses
conséquences sur le futur modèle fordien
On l’aura compris, les stratégies adoptées pour répondre aux contraintes les plus sévères
au moment de la constitution d’une nouvelle industrie peuvent avoir des conséquences
durables qui dépassent très largement les circonstances initiales. Les théories modernes
désignent un tel phénomène comme une dépendance par rapport au chemin suivi, par
opposition aux approches plus classiques qui postulent que les solutions les plus
efficaces finiront toujours par s’imposer 26. Ces phénomènes sont très fréquents en
matière de standards technologiques, de choix de filières technologiques 27 et ne
manquent pas de se déployer à propos des modèles productifs.
L’organisation que développe la Ford Motor Company n’échappe pas à cette
détermination. Tels sont en effet les deux impératifs majeurs que doivent satisfaire les
constructeurs américains pour réussir au début des années 1900.
D’abord, répondre rapidement aune demande fortement croissante qui correspond au
début de “l’automobilisation” de la société américaine. En conséquence, dès lors que la
vague d’innovations induites par la généralisation de la chaîne de montage sera
absorbée, l’objectif majeur sera de pousser la production selon un cercle vertueux
parfaitement théorisé par Henry Ford. La croissance des ventes permet une meilleure
utilisation des installations, ensuite une baisse des prix et un nouveau cycle d’essor de la
production. Dans un tel contexte qui se soucierait de veiller à ce que les dispositifs ainsi
développés ne compromettent pas la réactivité à des variations de la demande: l’art de la
gestion ne consiste-t-il pas en la résolution séquentielle des problèmes dans l’ordre où
26 Un exemple bien connu est celui des standards techniques, par exemple celui des claviers qwerty ou azerty.
Conçus à une époque où l’objectif était de ralentir la vitesse de frappe pour que les marteaux ne s’entrecroisent pas,
ce système devenu inefficace avec les traitements de textes modernes n’en subsistent pas moins, car ces dispositions
des claviers ont été incorporées dans une série de processus d’apprentissage et de dispositifs techniques (David P.,
1987 ; Arthur B., 1989).
27 Cf par exemple le choix des filières en matière de production d’électricité par l’énergie nucléaire :
rétrospectivement, à la lumière des connaissances accumulées, il aurait été préférable de mettre en oeuvre d’autres
procédés que ceux qui se sont diffusés à la suite de la cumulativité des effets d’expérience (Puiseux L., 1985)).
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
d’interprétation et de possibles enseignements », GERPISA, Paris, 1999, 34p. Édition numérique,
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ils se présentent, sans trop se préoccuper de l’optimisation globale à long terme?
° Ensuite, la montée en régime de l’industrie automobile à Détroit soumet le marché
du travail à une tension qui favorise les ouvriers qualifiés, essentiels dans le montage
traditionnel. D’un côté, le système Ford permet le remplacement des ajusteurs et
monteurs par de simples ouvriers auxquels une semaine suffit pour apprendre à
effectuer avec l’efficacité requise un nombre limité d’opérations le long de la chaîne de
montage 28. Étant donné les gains de productivité considérables ainsi réalisés 29, Henry
Ford s’affranchit d’une contrainte qui pèse fortement pour ses concurrents. D’un autre
côté, il doit faire face à une rotation de la main-d’oeuvre et un absentéisme encore plus
forts 30, car avant l’initiative des 5 $ par jour les ouvriers semblent peu apprécier l’effort
supplémentaire qui leur est ainsi demandé pour un salaire identique à celui des autres
constructeurs.
C’est à partir de cette configuration que se formeront les objectifs et les dispositifs
internes de gestion pour l’entre-deux-guerres, selon des traits qui se retrouveront même
lors des trente glorieuses. La division des tâches s’approfondira, dans une logique
d’abaissement des coûts et de la recherche d’effets de volume. Comme la qualité repose
essentiellement sur la précision des machines, il n’est pas surprenant que soient peu
mobilisées les compétences de la main-d’oeuvre... d’autant plus que les ouvriers
professionnels de la production traditionnelle ont été remplacés par des ouvriers sans
grande qualification.
Mais cette configuration n’est pas une fatalité qui serait propre aux principes énoncés
par Henry Ford dont on a déjà souligné l’ambiguïté, puisqu’ils semblent soutenir plus le
modèle toyotien que le Fordisme américain qui se dégagera à l’issue de la seconde
guerre mondiale. Il est essentiel de noter que le même principe de standardisation et de
division du travail peut appeler un effort de re-synchronisation des flux productifs qui
appellent des dispositifs qui sont aux antipodes de la production poussée par l’amont. Il
suffit par exemple qu’une taille réduite du marché interdise la stratégie de production de
masse pour appeler un équilibrage beaucoup plus précis et rapide de l’offre sur ce que
requiert le marché. Les machines multi-usages remplacent les machines dédiées, les
stocks sont à minimiser car ils peuvent correspondre à autant d’invendus, la qualité peut
éventuellement être atteinte grâce à la mobilisation des compétences des salariés
antérieurement formés autour de la réduction des gaspillages, l’abaissement du point
mort, l’amélioration continue des procédés.
Ainsi, le fait que l’industrie automobile nippone se constitue après la seconde guerre
mondiale et non pas avant la première et que le contexte soit en quelque sorte inversé
(faible demande et intérêt des entreprises à une certaines qualification de la maind’oeuvre) a exercé des conséquences durables sur l’organisation et
l’institutionnalisation de ce qui finira par être une forme de la production et
consommation de masse. Vus de Sirius, Toyota et Henry Ford peuvent sembler mettre
en oeuvre les mêmes principes canoniques, ils n’en ont pas moins développé des
28 Dans l’usine Ford de Highland Park, en 1910, les travailleurs qualifiés représentaient encore 54 % de l’emploi
total alors qu’à la veille de l’introduction de la première chaîne de montage mobile ils ne représentaient plus que 24
%. (W. Lewchuck 1984, p. 10).
29 Ainsi l’assemblage de la dynamo, qui nécessitait en 1908 518 minutes, n’en requièrait plus que 2,3 en 1913. (W.
Lewchuck 1984, p. 8).
30 La déqualification du travail combinée à la tension du marché du travail de Détroit entraîna une forte mobilité des
salariés. Des taux annuels de rotation de la main-d’oeuvre de 200 % n’étaient pas rares. Il est encore plus élevé pour
l’entreprise Ford puisqu’il atteint 416 % en 1913, alors que le taux journalier d’absentéisme est de l’ordre de 10 %
(W. Lewchuck 1984, p. 11 ; D. Mongomery 1978, p. 109).
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
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modèles productifs aux caractéristiques distinctes. Un modèle productif ne dérive pas de
la mise en oeuvre d’un principe statique (pousser la production pour réduire les coûts,
ou par opposition minimiser les stocks et maximiser la qualité,...) mais d’une
heuristique pour résoudre des problèmes dans un environnement changeant. De ce fait,
il convient de parler de trajectoires et de transformations des modèles productifs, ce
dont l’histoire américaine fournit un excellent exemple.
Conclusion. La profitabilité d’une firme est d’abord liée à la pertinence de sa
stratégie de profit dans le contexte économique et social qui est le sien, avant de
dépendre de la cohérence des moyens employés pour la mettre en oeuvre
Le système Ford durant l’entre-deux guerres est le cas typique d’un système de
production remarquablement cohérent, mais dont la viabilité est rapidement
compromise parce que la stratégie de profit qu’il met en oeuvre n’est pertinente que sur
une courte période.
Ford a su mettre au point un modèle de voiture répondant aux attentes de robustesse,
de simplicité et de réparabilité d’une clientèle potentielle dont il percevait l’émergence
et l’élargissement rapide s’il parvenait à abaisser régulièrement les prix : celle des
fermiers et des professions indépendantes. Pour abaisser les prix, il lui fallait d’une part
être en mesure de répondre sans retard à la demande dès lors qu’elle se développerait et
d’autre part pouvoir effectivement utiliser une partie des économies d’échelle réalisées
pour commencer à réduire les prix. Or deux obstacles l’en empêchaient. Le premier était
le manque de professionnels de fabrication et la longueur du temps pour les former. Le
même problème se posait d’ailleurs pour les fournisseurs, Mais en plus, et c’était le
deuxième obstacle, ces derniers n’étaient pas nécessairement prêts à suivre la stratégie
de volume de Ford et à diminuer leurs prix.
Ford et ses ingénieurs vérifient progressivement que, combinées ensemble des
principes socio-productifs apparus auparavant et expérimentés séparément, la
standardisation du produit, l’interchangéabilité des pièces, la décomposition du travail
en opérations élémentaires et la mécanisation des flux permettent de se passer des
professionnels de fabrication et des manoeuvres et de les remplacer par des ouvriers sur
machine ou sur chaîne que l’on peut former en 2-3 jours et d’obtenir d’eux un rythme
de travail régulier. L’afflux d’immigrants venant d’Europe et la forte demande de
travailleurs qualifiés par les autres constructeurs en cette période de boom de la
demande automobile ont rendu possible le recrutement par Ford de travailleurs de
fabrication non qualifiés sans que cela ne déclenche de tensions sociales majeures. Ils
l’ont rendu possible mais pas suffisant. Le travail proposé, tant par son contenu que par
ses conditions, a conduit une proportion importante d’ouvriers embauchés à ne pas
rester, car ayant la possibilité de trouver sur un marché du travail tendu des emplois
plus intéressants par leur contenu et leurs perspectives. Il a fallu que Ford offre des
conditions exceptionnelles pour surmonter ce nouveau problème: quasi doublement du
salaire et réduction de la durée de la journée de travail à huit heures.
Les dispositifs trouvés par Ford et les mesures qu’il a prises pour répondre
rapidement et massivement à la demande n’était une solution durable qu’à la condition
de convaincre également les fournisseurs de l’intérêt d’une stratégie de volume. Tous
n’en furent pas persuadés. D’où la décision de Ford, prise tardivement, de recourir de
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
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moins en moins à des fournisseurs et d’intégrer les fabrications. Dès lors le principe du
flux continu et de réduction des stocks intermédiaires trouvait des possibilités
d’application insoupçonnées.
Au terme de ce processus qui a duré près de dix ans, le système Ford parvenait à un
degré de cohérence et à une efficacité économique et sociale qui a frappé de nombreux
esprits. Il avait permis à des catégories sociales “laborieuses” d’accéder à un produit
considéré jusqu’alors comme réservé à des personnes fortunées, et à des ouvriers
immigrants sans qualification d’avoir un niveau de salaire et une durée du travail depuis
longtemps réclamés par les syndicats.
Mais c’est au moment précis où le système commence à apparaître dans toute sa
nouveauté que les conditions qui l’avaient rendue possible commencent à changer. La
stratégie de volume pour laquelle il a été pensé et progressivement mis au point avait été
possible pendant les années 10 en raison de la croissance des revenus des fermiers et des
professions indépendantes rurales et urbaines. Cette croissance lui avait permis de
réaliser les premières économies d’échelle indispensables pour amorcer le processus
réduction des prix de ventes - élargissement de la clientèle et pour construire un
“compromis de gouvernement de l’entreprise” fondé sur les hauts salaires, la garantie de
fait de l’emploi et un minimum de mobilité professionnelle. Le processus s’est
interrompu dès lors que les salariés n’ont pas été en mesure de prendre le relais des
professions indépendantes. La demande de renouvellement de ces professions ne
pouvait alimenter le processus fordien d’extension du marché, et cela d’autant plus
qu’elle commençait à se détourner d’un modèle de voiture par trop fruste et austère.
Ne parvenant pas à persuader le patronat américain d’adopter sa politique de hauts
salaires, Ford ne pouvait espérer une extension continue du marché automobile.
Pouvait-il dès lors poursuivre la même stratégie de profit?
Il avait deux solutions: exporter ou s’implanter dans les pays où la demande des
professions indépendantes pouvait également émerger, ou bien accroître quelque peu le
nombre de ses modèles pour conserver sa première clientèle et satisfaire la demande
émergente des salariés les mieux rémunérés et plus stables en attendant qu’elle puisse
un jour s’élargir à toutes les catégories de salariés. En abandonnant ainsi sa politique de
modèle unique aurait-il changer de stratégie de profit? La stratégie de volume demeure
si les modèles produits correspondent à l’essentiel de la demande des segments de
marché numériquement les plus importants et s’ils sont très standardisés et n’exigent
pas la flexibilisation de la main-d’oeuvre et de l’appareil de production. Il pouvait
commencer par deux modèles très distincts, l’un situé au-dessus de la Ford T et l’autre
en dessous.
Pourquoi ne l’a-t-il pas fait? Au fond, tout se passe comme si Ford avait imaginé un
monde qui tendanciellement allait être composé comme le personnel de ses usines:
c’est-à-dire d’une masse de plus en plus considérable d’ouvriers et d’employés sans
qualification dont les besoins en matière de locomotion se limiteraient à une automobile
strictement fonctionnelle, et d’une petite minorité de dirigeants et d’ingénieurs qui
achèteraient des voitures plus sophistiquées, produites selon d’autres méthodes.
La solution viendra de la crise de 1929, de l’action du mouvement syndical et de
l’intervention de l’Etat, aboutissant à la contractualisation de l’augmentation généralisée
et régulière du pouvoir d’achat des ménages. Paradoxalement donc, le système Ford
pourra devenir un modèle productif après la deuxième guerre mondiale grâce à deux
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
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acteurs que Ford avait explicitement exclu de son « compromis de gouvernement de
l’entreprise »: le mouvement syndical et l’Etat.
Impossible en définitive de comprendre l’histoire de l’industrie automobile, les
trajectoires des firmes et leurs performances sans considérer d’une part les relations
internationales et les modèles nationaux de croissance et de distribution du revenu et
d’autre part les « compromis de gouvernement d’entreprise ». Ils sont essentiels pour
comprendre la genèse et la diffusion sélectives des modèles productifs.
Figure 1 : LE SYSTEME FORD : UNE INNOVATION RADICALE... OU/ET
UNE RECOMBINAISON D’INNOVATIONS AUTOUR D’UNE VISION
Principe de
Simplification et
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division du travail
(Adam SMITH)
Standardisation
des composants
spécialisation des
tâches
Interchangeabilité
absolue
Développement
des Machines
outils
Fluidité de
l’organisation
productive
Rationalisation de
l’organisation
interne
Exemple des
armes
(COLT)
Progrès des
machines outils
(coupe rapide,
aciers spéciaux)
(TAYLOR)
Abattoirs et
industrie
alimentaire
(CHICAGO)
La taille du marché limite l’extension
de la division du travail
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Figure 2 : Échec de la transplantation du système Ford, mais
diffusion/adaptation de certains de ses dispositifs
Le schéma général
Compatibilité avec le MARCHÉ
Maintien du modèle tel quel : l’éche
Compatibilité avec le
RAPPORT SALARIAL NATIONAL
Adaptation et usage sélectif des com
un autre modèle.
Attente de produits différenciés, taille moyenne
du marché
FORD maintient son modèle la Ford
de 24% en 1913 à 4% en 1929
Préférence des gestionnaires pour un contrôle
indirect de l’atelier
MORRIS sélectionne et modifie les
mécanisation modérée, machines fle
nombreux: 51 % du marché en 1929
Répondre au besoin de camions
FORD adapte le produit : 50 % du m
Une certaine malléabilité de la relation salariale
Les producteurs nationaux n’ont pas
une loi de 1936 interdit l’extension
Marché encore limité et différencié
Faillite de 1933 : « l’usine la plus m
suffit pas à garantir la viabilité
Protestation des ouvriers (salaires, conditions de
travail)
Les autres producteurs nationaux sé
innovations de FORD : ils rencontre
Introduction du Système Ford
1. Le Royaume-Uni
FORD à Manchester 1911
2. Le Japon
FORD à Yokohama 1925
3. La France
CITROEN 1924
Boyer R., Freyssenet M., « Le système de production Ford et sa crise précoce, 1908-1939. Un essai
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