le prêtre antimafia

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le prêtre antimafia
vendredi 26 décembre 2014 LE FIGARO
26
Don Luigi Ciotti,
SUCCÈS Ce prêtre italien
a fondé, il y a trente ans,
Libera, une association
de volontaires pour
aider la société civile
à se libérer du joug
de la Pieuvre. Il vit
escorté, jour et nuit,
par des policiers.
Richard Heuzé
[email protected]
Correspondant à Rome
C’
est l’homme le mieux protégé d’Italie après le président
de la République. Il n’est ni
magistrat, ni politicien, ni
écrivain antimafia comme
Roberto Saviano. Don Luigi
Ciotti est un simple prêtre. À
l’heure où le Capitole, siège
de la mairie de Rome, est au centre d’un scandale
sans précèdent d’infiltrations mafieuses de la plus
EFFIGIE/LEEMAGE
le prêtre
antimafia
haute gravité, tout le monde se tourne vers lui comme l’ultime rempart contre le « mal ».
Don Luigi fait peur à la mafia. En témoigne le
message funeste – une véritable condamnation à
mort – adressé par Toto Riina, le parrain des parrains, incarcéré depuis 1993 pour plusieurs
condamnations à perpétuité et actuellement détenu dans le pénitencier de haute sécurité d’Opera (Lombardie). « Putissimu pure ammazzarlo »
(« vous pouvez l’assassiner »), a-t-il lancé à un
autre « boss » au cours de l’heure de promenade.
Ajoutant : « Qu’il subisse le sort de Puglisi » (don
Giuseppe Puglisi, un prêtre de 56 ans abattu en
septembre 1993 dans son église de Palerme parce
qu’il combattait la mafia).
La menace, écoutée à distance par la police, a
déclenché l’alerte générale. Les mesures de sécu-
Bio
EXPRESS
A
1945
Naissance
à Pieve di Cadore (Italie).
1965
Fonde le groupe Abel.
1972
Est ordonné prêtre.
1986
Crée la première
association de lutte
contre le sida.
1995
Fonde le collectif Libera.
2012
Libera classée seule
ONG italienne parmi
les 100 meilleures
du monde par The Global
Journal.
rité déjà instaurées autour de ce prélat courageux
ont été renforcées au niveau maximal. On l’a
constaté dimanche 19 octobre. Don Luigi a pris
part à la vingtième édition de la « Marche de la
paix », qui a réuni cent mille personnes entre Pérouse et Assise, en Italie centrale. Sous forte escorte policière. À leur demande, il a écourté son trajet, n’effectuant à pied que deux kilomètres sur les
vingt-quatre du parcours.
Cela fait trente ans que don Luigi mène cette
existence « blindée ». Trente ans qu’il vit escorté
jour et nuit par des agents en armes, attentifs au
moindre mouvement suspect, qui inspectent et
« bonifient » tous les lieux où il se rend, salles de
conférences, lieux de réunion, hôtels, et ne le lâchent pas d’une semelle. Cela fait de lui le prêtre le
mieux protégé d’Italie.
Son parcours justifie de telles précautions. Né en
septembre 1945 à Pieve di Cadore, en Vénétie, il
suit très jeune sa famille à Turin, où il réside encore aujourd’hui. Engagé dans l’action catholique, il
fonde à 20 ans Abel, mouvement très actif qui
s’occupe de marginaux et de détenus mineurs.
Cinquante ans après, il le préside toujours. Quand
il l’ordonne prêtre, en 1972, à 27 ans, le cardinal
Michele Pellegrino, en guise de paroisse, lui confie
« la rue ». Don Luigi en fera bon usage : son charisme, son enthousiasme, la force de conviction
qui émanent de lui galvanisent les énergies et en
font un leader naturel. Il multiplie communautés
et associations de soutien aux jeunes voulant sortir
de la drogue. En 1986, il crée la Ligue italienne
contre le sida. Pour la première fois en Italie, les
droits des séropositifs sont reconnus.
« Dynamo humaine »
En 1995, trois ans après les assassinats des juges
antimafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, il
fonde une association de volontaires pour aider la
société civile à se libérer du joug de la Pieuvre. Il
lui donne un nom symbolique, Libera. Et lui
confie pour mission de gérer les biens confisqués
aux criminels emprisonnés. En vingt ans, il en
fera une formidable machine de guerre contre le
pouvoir des clans. Libera coordonne aujourd’hui
450 associations gérant plus de 6 500 biens
confisqués aux parrains. Cela va de terres agricoles de San Giacomo Jato (Sicile) ayant appartenu
au boss Giovanni Brusca, l’un des parrains les
plus cruels de la mafia, à des immeubles, des restaurants, des hôtels, des comptes en banque. Sur
les marchés et dans les commerces, la marque Libera est synonyme de légalité. Même le siège national de l’association, un immeuble étroit de
cinq étages en plein cœur de Rome, à deux pas de
la place de Venise et du marché de Trajan, est un
bien confisqué : elle appartenait au patron de la
Camorra napolitaine Michele Zaza, qui en avait
fait une maison de rendez-vous. Ironie de l’histoire : elle est devenue le centre névralgique des
stratégies antimafia.
Don Luigi parle de son action comme d’un
« acte de fidélité à l’Évangile ». Son charisme tient
dans sa compassion, alliée à une immense capacité
d’écoute. « Il ne s’arrête jamais. C’est une dynamo
humaine. Il se régénère par l’activité. S’arrêter le
fatigue », ironise Enrico Fontana, coordinateur
national de Libera. « C’est un homme juste qui n’a
pas peur », renchérit sa plus proche collaboratrice, Gabriella Stramacciona, une grande femme
énergique qui a passé vingt et un ans auprès de lui.
« Il s’étonne de tout. Un rien l’enthousiasme. Ce doit
être la foi », dit-elle.
Responsable des cercles Libera pour toute l’Europe, Franco La Torre voudrait faire adopter par
le Parlement européen une loi permettant de
confisquer les avoirs criminels dans toute l’Union
européenne. Il a de qui tenir. Son père, le député
sicilien et leader communiste Pio La Torre, a été
assassiné en avril 1982 à Palerme après l’adoption
de la première loi permettant de saisir et de redistribuer en Italie les biens des mafieux. Piero Grasso, le président du Sénat, lui-même ancien directeur du parquet national antimafia (DIA), rend
hommage au « courage » et à la « passion » de
don Luigi.
À 69 ans, le prêtre n’en finit pas de mener de
nouveaux combats : « La mafia, dit-il, n’est pas
seulement un acte criminel. C’est la résultante d’un
vide de la démocratie, de la justice sociale, du bien
commun. » Il rend hommage au pape François :
« Une foi authentique implique un profond désir de
changer le monde. C’est le sens de mon combat »,
dit-il. ■