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Pierre Lepère
Marat ne dort jamais
roman
Éditions de la Différence
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Ce samedi 22 septembre 1792, jour de l’équinoxe d’automne, inaugurait l’an I de la République
française. Toute la nuit précédente, les crieurs
publics avaient proclamé la fin de la royauté au
son des trompettes et des tambours. Mais la chose
était tellement entendue depuis l’incarcération de
Louis XVI et de sa famille au Temple que le peuple
ne s’était pas dérangé. Et puis, si l’on venait d’entrer
dans le signe de la Balance, personne n’oubliait que
le Glaive, l’autre emblème de la justice, avait tué
des milliers de gens au début du mois dans les neuf
prisons parisiennes.
Pour évoquer la situation politique et définir
une stratégie commune, le ministre de l’Intérieur,
Jean-Marie Roland, avait invité rue Neuve-desPetits-Champs quelques représentants de la Droite
et du Centre, emmenés par Jacques-Pierre Brissot,
trente-huit ans, député d’Eure-et-Loir.
Dans le salon où se tiendrait la réunion, tout
était jaune : les rideaux de brocart, les étoffes de
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soie couvrant les murs, le tissu des sièges, les lambris enchâssant le portrait équestre de Louis XIV
couronné par la Victoire devant Namur, peint par
Mignard un siècle plus tôt, et l’énorme cheminée
d’origine construite en pierre de Jaumont.
Vêtu de l’habit noir à grands pans des Quakers,
Brissot cueillait une grappe de raisin dans une coupe
de grès.
Jean-Baptiste Louvet, nouveau député du Loiret, le rejoignit devant la desserte. À trente-deux
ans, il était déjà chauve mais, résignation virile ou
coquetterie suprême, il ne faisait rien pour le cacher.
En désignant la bordelaise à haut col où brillait
un Yquem à la robe de paille, il dit à son collègue :
– Guadet a eu du nez d’apporter ce best french
claret comme l’appelle Jefferson. Trois livres la
bouteille ! Notre échanson nous gâte.
– Tu sais bien que je ne bois que de l’eau.
– J’admire ta tempérance. Mais, ce soir, foin
des vertus cardinales ! Honneur à la République !
– J’espère qu’elle n’y faillira pas, lança sèchement Brissot avant de s’éloigner.
Dans ce vœu pieux, l’ombre d’un doute semblait s’infiltrer. Alors, pour se réchauffer le cœur et
maintenir à flot son enthousiasme, Louvet se servit
du vin dans un verre de Bohême.
Tout en sirotant ce breuvage des dieux, il regarda
Élie Guadet qui se tenait de profil sur le balcon.
Une fois encore, ce teint fleuri et ces traits délicats
lui rappelèrent le héros de sa trilogie romanesque,
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son cher chevalier de Faublas, dont les aventures
l’avaient rendu célèbre. Hélas, si les discours du
député de la Gironde étaient pleins de ressources et
d’à propos, sa voix de canard gâtait tout !
*
Pierre Vergniaud entra, son éternel sourire aux
lèvres. Limougeaud devenu aquitain, il était le
meilleur rival d’éloquence de Danton. Mais sa frêle
silhouette sanglée dans un habit bleu ciel évoquait
davantage Robespierre que « l’athlète de la liberté ».
Alors qu’il touchait à la quarantaine, il venait
d’interrompre sa fructueuse carrière de libertin pour
Julie Candeille, une créole blonde et pâle. Claveciniste
prodige, cantatrice chuchoteuse à l’Opéra-Comique
puis héroïne racinienne au Théâtre-Français, elle
allait faire en octobre ses débuts d’auteur, sous la
houlette de son nouvel amant, avec Catherine ou
La belle fermière dont elle jouerait le premier rôle.
Bien qu’appartenant à « la Candeur », une loge
maçonnique féminine, Julie était très loin d’être
une oie blanche. Elle avait été passionnément éprise
de l’adjoint de Danton à la Chancellerie, Philippe
Fabre, dit « d’Églantine » à cause d’une fleur d’or
du même nom gagnée aux Jeux floraux de Toulouse
pour un sonnet sur la Vierge Marie.
Un jour, à sa toilette, elle fredonnait la romance,
Je t’aime tant, que Fabre lui avait dédiée. Elle en
était au dernier couplet : Dieu ! Que je t’aime ! Eh
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bien encore / je voudrais t’aimer davantage quand,
n’y tenant plus, Vergniaud avait surgi, les mains tendues, la figure d’un fou, avec des envies de carnage.
Croyant à un désir pressant, elle lui avait jeté une
œillade engageante. Alors, comme un somnambule
brusquement réveillé, il s’était figé sur place, sans
savoir quoi faire de sa souffrance.
Bertrand Barère, trente-sept ans depuis le
10 septembre, élu des Hautes-Pyrénées et Joseph
Sieyès, son aîné de huit ans, qui avait choisi de
représenter la Sarthe, étaient venus ensemble. Ils
n’appartenaient pas au parti brissotin mais à la
Plaine, ce conglomérat central de girouettes qu’on
appelait aussi « le Marais ».
François Buzot, trente-deux ans, député de
l’Eure, les suivit de peu, d’un pas contraint, courbant sa haute taille, un air égaré plaqué sur ses traits
harmonieux, précocement vieillis.
*
La maîtresse de maison, Marie-Jeanne Roland
(Manon pour ses intimes) apparut enfin. Elle avait
été retenue dans la chambre d’Eudora, onze ans,
son unique enfant que l’abondance de son lait avait
sauvée jadis. Depuis elle lui passait tout et quand
sa petite fille, effrayée de se retrouver seule dans
sa chambre avec sa gouvernante, une quinquagénaire revêche et royaliste, l’avait suppliée de rester
encore, elle n’avait pas pu résister à ses larmes.
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Dès qu’elle vit Buzot, elle en oublia tous les
usages. Elle fondit sur lui, s’empara de ses mains
comme pour une prière partagée et les tint serrées
entre les siennes qui tremblaient.
François remarqua le ruban indigo noué dans
les épaisses boucles brunes, réplique exacte de celui
qu’elle lui avait offert l’an dernier. Voulait-elle lui
prouver ainsi la constance de ses sentiments ?
Il s’était interrogé à l’époque sur le sens de ce
présent qui n’avait pas d’avenir. Ils étaient tous
les deux mariés et savaient qu’ils le resteraient.
Il le gardait dans une cassette fermée à clé et, en
l’absence de sa femme, une infirme sans grâce
qui était sa cousine, il y posait ses lèvres pour en
respirer l’odeur, un mélange de fleur de pêcher et
d’acidité saline.
Leurs doigts toujours enlacés, ces amants
courtois étaient maintenant seuls au monde et ils
ne s’apercevaient ni de la gêne des autres ni du
chagrin de Roland, recroquevillé dans un cabriolet
Louis XV au tissu d’or fané.
*
Un battement énergique de bottes les fit revenir à la réalité. Charles Barbaroux, vingt-cinq ans,
député des Bouches-du-Rhône, surgit en trombe de
l’antichambre. Il embrassa Buzot auquel le liait une
amitié fraternelle et il offrit à Manon la rose d’argent
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qu’il trimballait depuis le Pont-Neuf sous le regard
goguenard des passants.
– Merci, mon Antinoüs, lui dit-elle avec une
tendresse mêlée d’une ironie taquine. (Dès qu’elle
l’avait vu, l’image du favori de l’empereur Hadrien,
divinisé pour sa beauté, lui avait sauté aux yeux.)
Puis, de ses belles mains faites à peindre, elle plaça
elle-même la fleur blanche dans un vase Savone en
céramique, décoré d’une scène galante.
Charles alla s’asseoir sur une chaise-lyre, à
côté de la porte-fenêtre ouverte qui donnait sur le
balcon. Il étouffait facilement depuis qu’adolescent
à Ollioules, chez sa tante dont la maison était bâtie
sur un volcan, il passait son temps libre à observer,
masqué d’un voile transparent, les cendres assoupies, les feux follets dansant à la surface des laves,
les particules abrasives et les vapeurs latentes. Il
songea que la nouvelle république trônait sur un
cratère et que l’on devait tout faire pour en empêcher l’éruption. Voilà la mission que lui envoyait le
Dieu auquel il ne croyait plus mais dont il mendiait
le reflet dans les yeux des pauvres.
Il savait que Manon aimait Buzot. Ce cœur
passionné de jeune fille, enchâssé dans le corps
d’une Andromaque, n’était plus à prendre. Elle
se dévouait entièrement, et sans rien demander en
échange, à ses trois passions : sa fille, le député de
l’Eure et la liberté.
Il regarda en douce le vieux mari trompé. À son
arrivée à Paris, Roland l’avait accueilli comme un
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fils à l’Hôtel britannique de la rue Guénégaud où le
couple habitait à l’époque. Ce souvenir l’entraîna
vers son propre enfant, Ogé, né à Marseille au mois
d’août et qu’il n’avait vu qu’une semaine, le temps
de le baptiser. Il avait choisi ce prénom insolite,
qui sonnait comme un refrain enjoué, en hommage
à Vincent Ogé, le Spartacus mulâtre de SaintDomingue qui, à la tête de trois cents natifs, avait
mené la révolte contre les colons blancs. En même
temps que son lieutenant, l’affranchi Chavannes,
on l’avait roué vif au cap d’Haïti en février 91 et
Charles conservait dans son portefeuille comme un
talisman le « physionotrace » de son noble profil
gravé par Gilles Chrétien.
*
Manon s’était installée à son antique bureaucylindre signé Riesener. Tout en écrivant, elle
guettait le moment où elle pourrait intervenir sans
offenser personne. Longtemps, elle s’était tue
dans ces occasions-là, se mordant les lèvres quand
elle avait envie de parler. Puis sa fureur politique
l’avait emporté sur sa prudence. Après un moment
d’étonnement, les hommes s’étaient soumis à cette
présidence en marge et, dès que neuf heures sonnaient à l’Horloge aux Oiseaux du Suisse Pierre
Jacquet-Droz, elle leur donnait congé sur le ton du
« Voilà qui est bien ! » de Mme Geoffrin, la célèbre
salonnière de la rue Saint-Honoré.
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Était-elle en train de préparer le prochain discours de Roland ? Cet après-midi, du haut de la
tribune de l’Assemblée, le ministre avait conclu la
proclamation solennelle de la République par ces
mots :
« Nous obtenons le bonheur si nous sommes
sages. Nous ne parviendrons à le goûter qu’à force
d’épreuves et d’adversités, si nous ne savons pas
le mériter. Il n’est plus possible de le fixer parmi
nous que par l’héroïsme du courage, de la justice
et de la bonté. »
La tirade était si évidemment ciselée par Manon
que plusieurs députés en avaient frémi de fureur et
d’autres de pitié. Mais les brissotins, reconnaissant
leur madone sous le chevrotement de l’orateur,
avaient applaudi à tout rompre, ralliant aussitôt les
railleurs à cette femme extraordinaire.
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DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
L’Héritage de la nuit, roman, 1995.
Monsieur d’ailleurs, roman, 1996.
Le Petit Anarchiste, roman, 2001.
Un couple désespéré, roman, 2006.
L’Âge du furieux, essai, collection « Minos », 2006.
Cœur citadelle, poèmes, 2008.
La Folardie, roman, 2009.
Le Ministère des ombres, roman, 2010.
Un prince doit venir, roman, 2011.
Le Locataire de nulle part, poème, 2013.
Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Les Antipodes, poèmes, Gallimard, 1976.
L’Imprévu de tout désir, poèmes, Gallimard, 1990.
Création poétique et Poésie, essai, Pierre Bordas et fils, 1990.
L’Ami d’Angelo, roman, Gallimard jeunesse, 1999.
Fragile paradis, roman, Berg international, 2001.
Au nom de la Pompadour (avec J.-P. Desprat), roman, Flammarion, 2001.
La gloire est un éclat de verre, roman, L’Archipel, 2002.
Les Lèvres de la Joconde, roman, L’Archipel, 2003.
La Jeunesse de Molière, roman, Gallimard, « Folio junior », 2003.
La Dame de Provins, roman, L’Archipel, 2004.
L’Étoile absinthe, roman, Verticales/Gallimard, 2005.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2014.
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