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Régis Cortesero, Éric Marlière
I
l y a maintenant dix ans, nous assistions à une vague d’émeutes
urbaines sans précédent en France. Même si celles-ci faisaient écho
à la montée progressive et graduelle des phénomènes de « violences
urbaines », d’« émeutes urbaines » ou encore de « révoltes urbaines »
observées à partir du début des années 1980 (Bachmann, Le Guennec,
1996), l’année 2005 allait marquer un tournant dans la manière d’appré­
hender ces évènements. Suite au décès, le 27 octobre 2005, de Zyed Benna
et Bouna Traoré, deux adolescents revenant d’une partie de football,
les affrontements entre jeunes et policiers, tout d’abord circonscrits à
Clichy-sous-Bois et Montfermeil, s’étendent dans le département de
Seine-Saint-Denis, puis dans un certain nombre de quartiers populaires
urbains des villes de province. Il faudra attendre la fin de la troisième
semaine pour voir une décrue précédant paradoxalement la promulgation de l’état d’urgence, quelques jours plus tard. En effet, les « émeutes
de novembre 2005 » sont les plus longues de l’histoire sociale récente
en France et ont connu une extension géographique sans précédent dans
l’Hexagone. Les « jeunes de cité » et/ou les « jeunes de banlieue » vont
occuper l’espace médiatique français et même international pendant
plus de trois semaines. Ces émeutes vont porter la stigmatisation des
« quartiers populaires » et de sa « jeunesse » à son paroxysme à travers
l’instauration d’un état d’urgence amalgamant ordre public, sécurité
nationale et discipline coloniale et surtout postcoloniale.
La question des émeutes urbaines reste importante dans les années qui
suivent. La situation est quasiment similaire deux ans plus tard en 2007 à
Villiers-le-Bel, où un jeune se fait poursuivre par une voiture de police et
trouve la mort de façon accidentelle à la suite de cette course-poursuite,
si ce n’est que, cette fois-ci, les émeutes restent circonscrites à la ville.
Même scénario deux ans plus tard, début 2010, après la mort d’un jeune
à Woippy dans la banlieue de Metz. Ces émeutes urbaines plus récentes
sont moins étendues et moins longues que celles de 2005 mais sans
doute plus violentes et plus radicales en raison de l’utilisation d’armes
à feu à l’encontre des policiers. Nous pouvons également rappeler les
très récentes échauffourées entre jeunes et policiers dans un quartier
populaire d’Amiens en août 2012, même si, heureusement, cette fois-ci,
il n’y a pas eu de morts. Ces affrontements dans les quartiers populaires
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Une histoire longue des émeutes urbaines contemporaines
dans les banlieues françaises
1971 – La presse régionale et les archives locales évoquent des premiers
incidents à Vaulx-en-Velin
1976 – Premiers rodéos et voitures brûlées signalés à Villeurbanne
1979 – Premières émeutes urbaines signalées à Vaulx-en-Velin
1981 – Évènements majeurs dans la cité des Minguettes à Vénissieux
et à Rillieux-la-Pape
1983 – Affrontements entre les jeunes et la police aux Minguettes avec
la blessure de Toumi Djaïda
1987 – Mort de Aziz Bouguessa et émeutes urbaines dans la banlieue
lyonnaise
1990 – Émeutes urbaines à Vaulx-en-Velin
1992 – Trois nuits d’affrontements avec la police, trente-trois voitures
brûlées à Vaulx-en-Velin
1993 – Échauffourées à Saint-Fons (banlieue lyonnaise)
1994 – Émeutes urbaines à Rouen
1994 – Violents incidents à Vaulx-en-Velin, Bron et Rillieux-la-Pape
1995 – Émeutes urbaines à Vaulx-en-Velin suite à la mort de Khaled Kelkal
1997 – Trois nuits d’incidents à Lyon La Duchère
1997 – Une semaine d’émeute à Dammarie-Les-Lys à la suite de la mort
du jeune Abdelkader Bouziane
1998 – Émeutes dans un centre commercial de la Part-Dieu (Lyon)
1998 – Émeutes à Toulouse : une centaine de voitures, une caisse
d’allocations familiales et un commissariat sont brulés
1999 – Explosion d’une voiture à Vénissieux
2000 – Émeutes d’une semaine à Montbéliard
2003 – Émeutes dans le quartier Valdegour à Nîmes
2005 – Mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Émeutes de novembre
à Clichy-sous-Bois, Montfermeil, etc.
2007 – Émeutes à Villiers-le-Bel
2009 – Émeutes à Firminy
2010 – Émeutes urbaines à Grenoble
2010 – Émeutes à Woippy (banlieue de Metz)
2013 – Émeutes à Trappes
2013 – Émeutes à Amiens
2014 – Émeutes à La Paillade (Montpellier)
Sources : reconstruction fragmentaire et indicative des émeutes urbaines
récentes à travers les articles de presse, de Wikipédia et des sites «
Délinquance, justice et autres questions de société » (www.laurent-muc­
chielli.org/) et « Anthropologie du présent » (http://berthoalain.com/).
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français sont désormais habituels comme en témoignent encore les
accrochages, certes peu médiatisés aujourd’hui, qui ont eu lieu dans
le quartier Petit Bard à Montpellier, au moment où nous préparions ce
dossier (le 15 novembre 2014). Ce phénomène émeutier devenu répétitif et coutumier instaure un climat social de méfiance et de défiance et
interroge, plus que jamais, la nature des relations conflictuelles – sur
« la corde raide » (Belmessous, 2013) – entre institutions républicaines
et jeunesses des quartiers populaires urbains.
Peut-on dire pour autant que les évènements de 2005 ont fait date ?
Marquent-ils ou symbolisent-ils une rupture dans le fil de l’histoire
récente des banlieues françaises ?
Dix ans plus tard, ce numéro de la revue Agora débats/jeunesses souhaite
poser un regard rétrospectif sur les conséquences de ces émeutes, en en
cherchant les traces autant dans le débat sociologique, dans l’historiographie de la condition juvénile dans les quartiers dits « sensibles », que
dans les inflexions de l’action publique. Cette date anniversaire constitue une bonne occasion de réinterroger les diagnostics posés au lendemain des évènements comme les évolutions récentes des politiques
publiques. Quel portrait peut-on dresser de cette jeunesse aujourd’hui et
quelles singularités se détachent de l’arrière-plan constitué par ce point
de repère historique ? Dans quelle mesure pouvons-nous y observer des
changements mais aussi des éléments de continuité ? Quel regard peuton porter sur les inflexions politiques et les transformations de l’action
publique postérieures aux évènements ? Ces transformations sont-elles
à la hauteur des enjeux ?
Ce dossier comprend quatre articles dont les perspectives et les objectifs
diffèrent au départ mais qui abordent, chacun à leur manière, la « question émeutière » et ses conséquences.
Le premier article, rédigé par les coordinateurs du dossier, a pour
vocation d’effectuer un bilan des travaux sociologiques postémeutes en
montrant que, quels que soient les courants et les thèmes développés, la
question liée à la disparition du monde ouvrier et de son système social
reste centrale chez les sociologues hexagonaux : l’ombre du mouvement
ouvrier plane sur tous ces travaux, dont l’un des traits communs est la
quête d’un sujet politique de l’émeute, candidat possible pour prendre
la suite du mouvement ouvrier perdu, ou simple sujet absent interdisant l’élaboration de réelles perspectives politiques. Mais, par-delà ces
points communs, les interprétations s’opposent quant à la nature des
rapports sociaux au principe des conduites émeutières ainsi qu’en ce
qui concerne la nouveauté des processus à l’œuvre. Certaines approches
émergentes – en termes générationnel postcolonial, institutionnel ou
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encore néomarxiste – ont en effet trouvé, dans ces évènements, l’occasion de raffermir leurs analyses.
Un second article, signé par Guillaume Teillet, s’interroge sur les effets
des émeutes dans l’évolution de l’action publique. On le sait, au lendemain des évènements de 2005, le plan Borloo fut intensifié, les crédits
de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) furent renforcés, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances
(ACSE) et les préfets à l’égalité des chances furent créés… De même,
les transformations volontaristes impulsées dans le champ de l’orientation et de l’information des jeunes ont largement mobilisé la référence
aux évènements de 2005, où elles trouvent une part de leur origine
(Berthet, Simon, 2013). L’article de Guillaume Teillet vient compléter ces
analyses en s’intéressant à la montée de l’arsenal judiciaire et répressif
face au phénomène des « bandes » et du regroupement des « jeunes
de cité » dans les espaces publics. En suivant les débats publics et parlementaires accompagnant les évolutions législatives de plus en plus
hostiles aux regroupements de jeunes, il montre comment une lecture
dépolitisée des évènements de 2005, traités comme de pures « conduites
délinquantes », va permettre de renforcer la palette rhétorique justifiant
le renforcement de l’appareil répressif jusqu’à acquérir une sorte de
valeur paradigmatique : l’urgence de prévenir l’avènement d’un « nouveau 2005 », ou de pallier les « failles » qui auraient rendu 2005 possible,
fonde un consensus transpartisan de condamnation de la violence et
d’affirmation de la nécessité de réponses adoptant la voie de la fermeté.
La contribution suivante de Fabien Truong concrétise une recherche
ethnographique en plaçant plus précisément la focale sur la trajectoire sociale d’un émeutier de 2005, dix ans après. Le parti pris d’une
approche « par le bas » permet d’appréhender l’émeute non plus comme
un symptôme ou un signe exprimant un certain état de la société française, mais comme un évènement biographique incarné dans une trajectoire individuelle. Ce passage au ras de l’expérience permet cependant à
l’auteur de retisser rapidement les fils d’une signification plus générale,
où se lisent à la fois le sens de l’émeute et celui de la condition juvénile
dans les quartiers dits « sensibles » aujourd’hui. Selon Truong, pour des
jeunes aux prises avec l’échec scolaire, avec les dispositifs d’intervention sociale, cette condition se définit essentiellement dans un rapport à
l’État pourvoyeur d’une identité sociale subie, et surtout dans un rapport
de conflictualité quotidienne avec les forces de l’ordre. L’émeute possède alors la signification d’une inversion jubilatoire et temporaire des
rapports de force, avec des policiers piégés dans un jeu qu’ils ne maîtrisent plus et qui, de chasseurs, deviennent chassés. Mais les identités
collectives scellées dans l’émeute demeurent fragiles et la cohésion des
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groupes se révèle toute aussi exceptionnelle que l’évènement lui-même.
Et l’absence de construction d’une parole publique portant les aspirations
des émeutiers précipite l’échec politique de l’émeute et sa réinterprétation dépolitisante et stigmatisante par les protagonistes traditionnels
du débat public. Comme bien d’autres, Truong montre ainsi l’incapacité
politique, dont l’émeute constitue le signe autant que la forme incarnée,
chez ces jeunes « orphelins » des formes de participation que le monde
ouvrier avait naguère réussi à construire.
Enfin, Matthew Moran et David Waddington, dans le dernier article, proposent une analyse des épisodes émeutiers en Grande-Bretagne et en
France, en comparant les évènements de 2005 à l’embrasement des
banlieues qu’a connu l’Angleterre en 2011. L’article mobilise un cadre
théorique cherchant à décomposer l’épisode émeutier en différentes
variables afin de combiner analytiquement ses éléments contextuels
et structurels avec les dynamiques interactionnelles et situationnelles
déclenchant l’« étincelle » de l’embrasement. Il tente de dégager des
analogies (à savoir des ressemblances mais aussi des dissemblances)
entre les deux pays. Le niveau de similarité constitue sans doute, alors,
l’information la plus intéressante qui ressort de cette analyse, tant elle
contredit l’image d’une société anglaise rompue au multiculturalisme,
où le facteur ethnoracial serait prédominant dans les violences urbaines,
tout en faisant l’objet d’une gestion politique fine et efficace (voir par
exemple Joly, 2007). Dans les deux pays, en 2005 et en 2011, l’« emboîtement » des facteurs semble en fait suivre la même logique : une crise
économique profonde touchant en priorité les jeunes des territoires les
plus déshérités ; un durcissement sécuritaire des politiques publiques
comme seule réponse aux pratiques adaptatives des jeunes engagés
dans la « culture de la rue » ; la multiplication des « bavures » policières et des relations conflictuelles entretenant un ressentiment entre
la police et les jeunes ; enfin, une mauvaise gestion de la crise par les
pouvoirs publics à la suite de la mort d’un jeune, vécue comme un signe
de mépris par les jeunes et la population, qui précipite l’entrée dans
l’émeute et l’embrasement à grande échelle.
Ces différentes contributions permettent ainsi de jeter un regard a posteriori, mais non exhaustif, sur une problématique qui témoigne des limites
de nos sociétés dites « démocratiques » et des difficultés à résoudre
un ensemble de problèmes dont les émeutes urbaines sont en quelque
sorte le témoin…
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n BIBLIOGRAPHIE
Bachmann C., Le Guennec N., Violences urbaines : ascension et chute des
classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville, Albin
Michel, Paris, 1996.
Belmessous H., Sur la corde raide. Le feu de la révolte couve toujours en
banlieue, Le bord de l’eau, Lormont, 2013.
Berthet T., Simon V., « La réforme de l’orientation scolaire », Agora
débats/jeunesses, no 64, 2013/2, p. 31-44.
Joly D., L’émeute : ce que la France peut apprendre du Royaume-Uni,
Denoël, Paris, 2007.
n LES AUTEURS
Régis Cortesero
[email protected]
Sociologue, chargé d’étude et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de
l’éducation populaire (INJEP).
Thèmes de recherche : jeunesse ; éducation ; ville ; discrimination ; justice sociale.
A notamment publié
Cortesero R., La banlieue change ! Inégalités, justice sociale et action publique dans les
quartiers populaires, Le Bord de l’eau, Lormont, 2012.
Cortesero R., Kerbourc’h S., Mélo D., Poli A., « Recruteurs sous tensions. Discrimination et diversité au prisme de registres argumentaires enchevêtrés », Sociologie du
travail, no 4, vol LV, octobre-décembre 2013, p. 431-453.
Cortesero R., « Empowerment, travail de jeunesse et quartier populaire : vers un nouveau paradigme ? », Recherche sociale, no 209, janvier-mars 2014, p. 46-61.
Éric Marlière [email protected]
Sociologue, maître de conférences à l’université de Lille-3, chercheur au Centre de
recherche Individu, épreuves, sociétés (CeRIES EA 3589).
Thèmes de recherche : banlieues populaires et leurs transformations ; question juvénile ; émeutes urbaines ; Islam.
A notamment publié
Marlière É., Jeunes en cité. Diversité des trajectoires ou destin commun, L’Harmattan/
INJEP, coll. « Détbats Jeunesses », Paris, 2005.
Marlière É., La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les jeunes de cités,
Fayard, Paris, 2008.
Marlière É., Des « métallos » aux « jeunes des cités ». Sociohistoire d’une banlieue
ouvrière en mutation, Les éditions du Cygne, Paris, 2014.
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