Le mensonge américain par Steve Fanjoy
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Le mensonge américain par Steve Fanjoy
Le mensonge américain par Steve Fanjoy C´est chez l´écrivain américain, d´origine allemande, Charles Bukowski, que les rapports à la société semblent les plus douloureux. A moins tout simplement que ce ne soit chez lui que les rapports soient décrits avec le moins de fausseté. Il n´y a pas de fables chez cet homme, sur la beauté de la famille américaine, la grandeur de son système, ou autres archétypes du genre, qui finissent par empoisonner même les plus éveillés des auteurs. Dans le récit de son enfance, Souvenirs d´un pas grand-chose, dont le titre anglais est Ham on rye, autrement dit, « jambon sur seigle », d´après les maigres casses-croutes qu'il emmenait à l´école, Bukowski narre avec une froide lucidité, non dénuée d´un étrange humour devant les malheurs qui l'accablent, sa vie à Los Angeles, de son plus jeune âge jusqu'à son entrée dans l´âge d´homme. « C´est à la maternelle que je rencontrai les premiers enfants de mon âge. Ils avaient l´air très bizarre, ils riaient et parlaient, ils avaient l´air heureux. Je les détestais. J´avais toujours l´impression d´être sur le point de vomir. L´air semblait étrangement calme et blanc. (…) Un de mes problèmes, c´était d´aller aux toilettes. J´avais toujours besoin d´y aller mais comme j´avais honte que les autres le sachent, je me retenais. (…) Le jardin d´enfants ? De l´air blanc, en gros »9 De l´air blanc. La description commence avec ce contraste de pureté entre l´atmosphère « angélique » de l´école maternelle, et « l´envie de vomir » de Bukowski. Comme si « l´air » couvait quelques ténèbres bien dissimulées. Comme si, dès l´enfance, Bukowski n´avait eu qu'haut le coeur devant la prétendue pureté de l´air. Nous n´oublions jamais que l´amérique est le pays du puritanisme renaissant, de la fuite des religieux d´Europe pour renouveler leur foi. Non que ce renouvellement ne fût pas nécessaire, non, mais il fût plutôt un nouveau mensonge. D.h Lawrence a longuement écrit sur la fausse propreté morale américaine, sur l´apparence de vertu, de pureté, sous laquelle rôde l´ombre, l´ombre déplaisante du sang, des instincts, des viscères, bref, de la chair. Si il y a bien une force incroyable chez Bukowski, c´est celle d´instinctivement sentir le mensonge. Et le mensonge de la propreté morale, de l´immaculé conception si on veut, il le renifle au premier abord, dès cette première antinomie, qui lui saute à la figure, non pas comme une vérité mentale, mais comme une sensation, une « envie de vomir », celle de ce contraste entre « l´air blanc », heureux et propres des enfants, et la nécessité de satisfaire ses besoins, dans la honte. Car la honte liée à ce 9 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 30 besoin ne naît pas chez un enfant de lui même, ce n´est pas son imagination qui lui fait trouver l'affaire sale, c´est le mensonge, le sale secret des latrines, qu'on cache sous un paravent de pureté. Le blanc, dira Lawrence, la couleur et tous les sentiments puritains associés, c´est le premier crime en conscience contre la vie de la chair, contre la matière, c´est déjà la chute dans une conscience secondaire. Mais l'homme, plutôt que de réfléchir cela, de l'accepter, honteux de sa nudité et de ses besoins animaux, l'enterre, et le cache sous une couverture blanche. Toute l'amérique, toute l'humanité blanche est résumée dans ce petit problème anodin, cette petite sensation enfantine, spontanée, de dégoût, devant l´ambivalence qui règne entre « l´air blanc », et le fait d´aller aux toilettes. Plus loin, Bukowski poursuit, en primaire, et raconte, sobrement, comme toujours : « Une fois que j´en sortais, je vis un petit qui buvait de l´eau à un robinet. Un grand arriva derrière lui et lui écrasa la figure sur le robinet. Lorsque le gamin releva la tête, il avait des dents cassées et du sang qui lui coulait de la bouche. »10 L´air étrangement blanc et calme, Bukowski s´en méfie, parce que les apparences sont trompeuses. L'amérique, a force de vouloir mentalement élever sa conscience jusqu´à l´Esprit, au Saint-Esprit, en oublie son corps, et ne le retrouve qu'avec un sentiment de férocité ou de honte. Bukowski, en homme de la rue, sent instinctivement la trahison, même si confusément. Et ce dégoût, cette honte qu'il éprouve, sont évidemment ceux qu'éprouvent les américains dans leur ensemble, ou les hommes civilisés. Comme dit Lawrence, « l´instinct moral de l´homme de la rue est, en grande partie, la défense émotive d´une vieille habitude ». La défense émotive de Bukowski enfant contre son envie d´aller aux toilettes, c´est l´expression de toute une population, qui, sous son air étrangement calme, n´en éprouve pas moins les mêmes vieilles peurs contre le corps, quoi qu'elle s'en défende. Société organisée, mécanisée, vivant sous la loi de la raison, et sous le paravent de l'Esprit, devant qui tout corps indompté est un renégat, une bête, l´animalité un atavisme à éradiquer. Mais on ne se débarrasse pas de la matière en la poussant sous le tapis. Je crois que l'allégorie ici, le message ressenti, l´intuition sanguine, de Bukowski à Lawrence, en passant par Burroughs, c´est l'horrible mensonge du puritanisme. Bien sûr, Lawrence est raffiné, et il ne s´agit pas de gueuler merde pour prouver qu'elle existe. Aujourd'hui les jeunes gens peuvent être persuadés que c´est en prenant la parti contraire, en tâchant maladroitement de regagner leur corps, qu'ils sortent du problème ; en réalité toutes les injonctions envers le corps n´ont jamais été aussi fortes, elles prennent simplement d´autres chemins, d´autres idéaux. Là ou hier la jeune puritaine américaine défendait bec et ongle sa virginité, persuadée d´être une sainte, elle va aujourd'hui s'engouffrer dans 10 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 31 une débauche totale, pensant s´être libérée du problème, mais n´ayant fait que prendre le parti inverse. Signe que le problème n´est pas réglé. Et comment pourrait-il l´être, quand sur toute la société pèse, profondément, deux mille ans de platonisme, deux milles de christianisme, l´un ayant réduit le monde sensible, le monde de la matière, à une ombre, et ayant élevé l´idée plus haut que tout, et l´autre ayant mis en garde contre le corps, la passion, le sang, et mis en avant « l'Esprit », la retraite, le renoncement, le péché et la culpabilité. Le blanc ne peut retrouver aussi facilement son équilibre sain et naturel devant ces problèmes, son point de vue « d´Adam primitif » comme dirait Lawrence, qui n´est pas un point de vue, puisqu'il n´est pas image, ni conscience, ni miroir. Ce qui est tuant, c´est que la plus froide cérébralité en arrive même à nier la ferveur naturelle des artères, et la chaleur de la circulation sanguine, parce qu'ils ne sont plus capables de sentir. C´est pourquoi la poésie, la bonne poésie, qui est l´exaltation des sensations vivantes, sera toujours supérieure à la philosophie, symptôme de frustration et de besoin. Lawrence admire les cultures païennes, dont la célébration de la vie est la clé de voûte. Nous sommes une civilisation de la célébration de la machine, et nous nous flattons même que l´homme améliore son ratio, son rendement, aille plus vite, pense plus vite. Mais sait-il encore au moins sentir, sait-il goûter ? Non, devant la machine infernale, le corps, honnêtement, ne peut éprouver que lassitude ou dégoût. « Tenez, un exemple. Vous sortez du supermarché, crevé, et un jeune garçon charitable se propose de vous aider à décharger votre caddie. Quand, ça m'arrive, je ne peux pas m´empêcher de l´imaginer, cette belle âme, en train de creuser sa tombe dans les rouleaux de papier cul, les cans de bière et les blancs de poulet. Je suis ainsi fait. »11 Charles Bukowski, conservant cette conscience enfantine qu'il décrit au début de son livre, pourra aller très loin dans ces ressentis « premiers », des ressentis naïfs, non cérébralisés, et qui, ainsi, n'étant pas montés jusqu'à la conscience mentale, dernière, conserveront une fraîcheur de vérité qu'un auteur dit plus « spirituel », « idéaliste » n´aurait su atteindre. On retrouve toujours cette marque de l´instinct chez Bukowski, ce dégoût ou cette haine première, qui donnent à ses visions un franc caractère, une intégrité. Bukowski n´a jamais pu accepter, oublier, ou même comprendre ce que la plupart d´entre nous vivons sagement sans nous rebeller. Cela commence très jeune, avec sa famille, devant laquelle il reste mutique, et où ses parents, à qui l´on fait remarquer qu'il est étrangement silencieux, répondent : « C´est comme ca qu'on veut qu'il soit ». Le père, décrit comme un homme ambitieux qui n´as pas pu combler sa soif d´élévation sociale, se venge visiblement sur le fils de toutes les 11 Charles Bukowski, Pulp, Grasset, p 88 infortunes que lui inflige ce « paradis californien ». Rêvant comme tous les autres de faire fortune, il est soumis à la dure loi du travail, de la mécanisation, et de la réduction du citoyen à une unité remplaçable. Pourtant, il veut maintenir la façade, et interdit ainsi à son fils de jouer avec les autres enfants du quartier, des pauvres, ce que lui refuse d´être, ou de paraître. Dès lors Bukowski est isolé, ne pouvant jouer avec ses camarades, il est un rebut dès le commencement. Il n´en apprendra que mieux à discerner ce qui l´entoure, à sentir les luttes sourdes et mesquines qui animent les hommes, et à faire tomber toutes les façades, le unes après les autres. Nous aurons donc aussi la description de l´école, avec la première punition par le directeur, après une bagarre, une punition curieusement sadique : « -On se prend pour un dur, c´est ca ? Bouche cousue -Ok gamin, t´es un dur et moi aussi. On se serre la main et tout est dit. Comme je ne me prenais pas pour un dur, je ne lui tendis pas la main. -Allez, gamin, donne-moi ta main, quoi ! Je lui tendis la main, il me la prit et se mit à me la secouer (…) Il m´écrasait les os des doigts. Je les sentais entrer chacun dans la chair du doigt voisin telle une lame. »12 S´ensuit la première correction infligée par le père, après que le directeur ait passé un mot à remettre aux parents : « J´entendis mon père rentrer. Il fallait toujours qu'il claque la porte, marche à pas pesants et parle fort. Ca y était : il était là. Au bout d´un moment, la porte de la chambre s´ouvrit (…) En face de moi, il n´y avait qu'un visage rouge de colère (…) -Parfait Henry. Passe à la salle de bain. (…) Il tendit la main et décrocha un cuir à rasoir d´un piton. C´était la première raclée de ce genre que j´allais recevoir ; elles allaient être nombreuses et se répéter de plus en plus souvent. Et sans vrai raison, à mon avis au moins. (…) J'ouvris et je trouvais ma mère debout dans le couloir. -C´est pas bien, lui dis-je. Pourquoi n´est tu pas venue à mon secours ? -Le père a toujours raison, me répondit-elle. Et puis elle s´éloigna. (…) Le soleil était très bas mais ne s´était pas encore couché : ses dernières 12 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 42 lueurs arrivaient, obliques, à la fenêtre de derrière. Le soleil, lui aussi, appartenait à mon père : je n´y avais pas droit parce qu'il brillait sur sa maison, à lui. C´était comme ses roses : c´était à lui qu'elles appartenaient, pas à moi... »13 A ces épisodes succèdent ceux des premières intimidations par d´autres élèves, du chômage du père, de la passivité de la mère. Mais un élément vient réconforter le jeune enfant, c´est celui d´une rédaction qu'il doit composer pour la venue du président Roosevelt. Ne pouvant pas se rendre au défilé, il compose une dissertation imaginaire qui lui vaut d´être félicité par la maîtresse. « Et puis elle me demanda : -Henry, est-ce que tu y étais ? Je me creusais la tête pour trouver une réponse. Mais je n´y arrivais pas. -Non, dis-je, je n´y étais pas. -C´est d´autant plus remarquable, fit-elle. -Oui, m´dame... -Tu peux t´en aller, Henry. » Je me levai et sortis. Je commençai à rentrer chez moi. Ainsi donc c´était ça qu'ils voulaient : des mensonges. De beaux mensonges. Oui, c´était ce dont ils avaient besoin. Les gens étaient bêtes. Pour moi, tout allait être facile. Je regardai derrière moi. Juan et ses potes n´étaient pas en train de me suivre. La situation s´améliorait. »14 Ainsi, même si c´est la vérité que semble demander la société, vérité devant le proviseur qui sanctionne, vérité blanche et pure, c´est bien le mensonge qui sauve les apparences, le mensonge que réclame les gens, asphyxiés par cette vérité, cette transparence, cette honnêteté imposée par la société, dont on finit par deviner qu'elle n´est qu'un prétexte à son bon fonctionnement. Alors la création, l'invention, quand bien même « fausses », sont les soupapes qui relâchent la pression exercée par la société, et la capacité de fabuler, de divaguer, de percer le Cercle des routines, sont des moyens de survie. Mais c´est toujours le corps qui parle, en dernier lieu, et tout ce qui s´exerce contre vous ne peut manquer de réapparaître, sous une forme ou sous une autre. Ainsi Bukowski sera affectée par une acné terrible, qui lui permettra, pourtant, d´aller plus avant dans le perçage des mécanismes sociaux, 13 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 43-44-45 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 98 14 et d´apprendre l´art sorcier de se cacher, apprendre à vivre comme une ombre. En effet, c´est en vivant comme extérieurement au spectacle qui s´offre à vous, que vous pouvez, dans un premier temps, apprendre à le démonter, à en saisir les rouages. Ainsi Bukowski n´aura jamais l'occasion de se laisser tenter par le mode de vie de ses jeunes camarades américains : il est un pauvre, et il est laid. Les voitures, la représentation sociale, les filles, l'aisance, tout cela lui est interdit. Devenir un américain moyen, cela lui est impossible, et c´est peut-être parce qu'avant même de comprendre ce que cela signifiait, il ne l'a jamais voulu. Car son trouble, sa mise à l'écart spontanée, naturelle même, semblent lui venir directement de son caractère : « Sans compter que je ne m´étais toujours pas débarrassé d´un je-ne-sais-quoi qui me valait des ennuis incessants (…) Je ne disais pourtant jamais rien de déplacé : non, c´était mon « attitude générale ». Cela avait à voir avec la façon dont je m´affalais sur le siège, cela avait à voir avec le « ton de ma voix ». On m´accusait même toujours d´être en train de « ricaner » : je ne m´en rendais nullement compte. »15 Le dédain, le dégoût, sont toujours devant les affectations, les effets de style des autres, devant l'imposture généralisée, en fait, à laquelle, en tant que spectateur éclairé, il n´arrive pas à croire. Cela commence dès la maternelle, avec cet étrange contraste entre « l´air blanc », et la honte d´aller aux toilettes. Cela continue chez lui, avec les punitions sans raison de son père, puis l´acné énorme qui le saisit. Et la mascarade continue, à la cérémonie de remise des diplômes. « Nous allâmes nous y asseoir et attendîmes. Le principal fit son discours sur l'Amérique pays de la chance et de la réussite. La cérémonie touchait à sa fin (…) Tout le monde commença à se retrouver. Je traînais ici et là, l'oeil ouvert : mes parents n´étaient pas là (…) C´était tout aussi bien. Comme si un dur, ça avait besoin de ça ! J´ôtai ma toque et ma robe et les tendis au mec qui se trouvait au bout de l'allée centrale – et c´est à savoir le concierge de l'école. Il rangea tout pour la cérémonie de l'année suivante. Je sortis. J´étais le premier dehors. Mais où aller après ça ? J´avais onze cents en poche. Je revins à l'endroit où j´habitais. »16 Tout est décrit aussi : le discours fallacieux, que les riches aiment à entendre, célébrant leurs 15 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 145 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 148 16 retrouvailles avec leur progéniture diplômée, qui pourra marcher dans les traces familiales. Et lui, l'alter-égo de Bukowski, Henry Chinaski, observant tout cela de l'extérieur, seul, qui rend immédiatement le costume. Costume utilisé pour l'occasion, une seule fois, et qui servira un autre l'année suivante. Tous les éléments qui appellent à la mascarade, l'organisation polie, ou personne n'est vraiment attentif à ce qui se passe, où chacun accomplit le rite ; mais l'exclu, « l'oeil ouvert », attentif lui donc, continue à vivre, sans faire semblant. Et bien entendu, c´est dur ! Il reste ouvert à l'extérieur, à l'appel d´un endroit où aller...Mais il n´a que onze cents en poche. Le problème de la liberté est vite résolu en amérique : il sort de la cérémonie, mascarade perpétuant le même éternel schéma, enfin peut-être ouvert à l'inconnu, mais l'inconnu se troque en dollar, et il ne peut que regagner, non pas son « chez lui », mais « l'endroit dans lequel il habitait ». On revient à la première remarque formulée par Burroughs, ce « comme chez soi » qui n´est jamais un « chez soi ». Ce problème fondamental de la propriété, comme ce soleil, tout à l'heure, qui appartenait à son père, parce qu'il brillait sur « sa maison ». En amérique, même quand toutes les voies semblent ouvertes, vous ne pouvez rien si ne vous ne possédez rien, et vous ne pouvez profiter du soleil qu'autant que vous ayez une possession sur laquelle il puisse briller. Bukowski est piégé. Alors qu'il se tient enfin seul face aux routes ouvertes, l'âme ouverte aux chemins comme aurait pu dire Whitman, il n'a nulle part où aller ; tout appartient à quelqu'un ici bas, et vous ne marchez pas sur les propriétés d'autrui impunément. Une autre institution à laquelle est confronté le jeune Chinaski (l'alter-égo de Bukowski), c'est celle de l'hôpital, où il va pour être soigné à cause de ses furoncles, « le pire cas que j'aie jamais vu de ma carrière ! » déclare le médecin; avant d'ajouter : « Incroyable ! Fantastique ! », et les remarques continuent, comme si il n'existait pas, lui, devant eux : « Espèce de pauvre con, pensai-je en moimême, et tu ne te rends pas compte que tout ce que tu dis, je l'entends ? », et il ajoute « Comment est-ce qu'ils faisaient donc pour devenir médecin ? Ils prenaient tout le monde ? ». La pseudosupériorité conférée par le statut social ne laisse pas d'étonner Bukowski, qui, à chaque rencontre qu'il fait avec un de ces dirigeants, patrons, proviseurs, médecins, est saisi par leur totale « déconnexion » du réel, cette espèce de vie aveugle que vivent les hommes importants, n'ayant considération pour rien ni personne, incapable de se « rendre compte » de ce qu'ils font. En vérité, le même processus continue, on parle de lui comme si il n'était pas là, comme d'un sujet fascinant, et l'attitude qu'il adopte n'est pas sans raison là-dedans. On dirait une sorte de parti-pris choisi par Bukowski, quelque chose comme, mieux vaut se taire que tenter quelque chose contre ceux-là, de toute façon, ils sont bien trop à côté de la plaque pour s'apercevoir de quoi que ce soit. Sa philosophie, en épitaphe sur sa tombe, n'est-elle pas : « Don't try ». N'essaie pas, ne force pas les choses, elles ne peuvent venir autrement que de la façon dont elles viennent, de toute façon, alors, attends et observe, attends que la chance te sourit. C'est la philosophie absolument inverse de toute celle adoptée par l'amérique, celle du « saisis ta chance », « le monde est à toi », « à force d'efforts », etc, etc. La philosophie enseignée par son père, celle du lever-tôt, du travail industrieux, de l'obéissance, de l'élévation sociale, etc. Sauf que Bukowski refuse de jouer le jeu, il refuse de recourir à tous les faux-semblants, de pratiquer toutes les petites mesquineries, de tricher intérieurement. Forcément, il est donc mis au bord de la route, traité comme un moins que rien, traité comme un « n'existant pas ». Comme un pauvre. Et c'est ce qu'il constate devant l'affairement des médecins pour soigner ses furoncles. « Je le sentais dans leurs discussions et dans la façon dont ils me traitaient. Ils hésitaient, ils étaient mal à l'aise et pourtant, rien de tout cela ne les intéressait : je les rasais. Et pour finir, rien de ce qu'ils faisaient n'avait d'importance. Il fallait seulement faire quelque chose. N'importe quoi. Ne rien faire n'aurait pas été professionnel. On expérimentait sur les pauvres et si ça marchait, on étendait le traitement aux riches. Quand ça ne marchait pas, on se disait que des pauvres, il y en aurait toujours assez pour continuer à expérimenter autre chose. La machine signala que deux minutes étaient passées. Mlle Ackerman revint, me dit de me tourner, réenclencha la machine et puis s'en alla. Je n'avais rencontré personne d'aussi gentil en huit ans. »17 Puis, un jour que l'infirmière lui bande entièrement la tête au sortir d'une séance de laser, il découvre l'étrange sensation d'être caché. « J'avais la tête qui disparaissait sous les pansements. J'étais tout blanc (…) J'étais entièrement caché. C'était merveilleux. Je restais planté là un instant, allumai une cigarette et jetai un coup d'oeil autour de moi (…) Je me sentais tout à fait extraordinaire, un peu vilain même. Personne n'aurait pu deviner ce qu'il m'était arrivé (…) Les gens me dévisageaient mais ça m'était égal. Ils avaient plus de peur que d'horreur dans les yeux. J'espérais rester ainsi jusqu'à la fin de mes jours (…) J'avais un pansement autour de la tête, j'étais debout au coin d'une rue, je fumais des cigarettes. J'étais un dur. J'étais même un homme dangereux. Je savais des choses. Sleeth s'était fait sauter la caisse, je n'allais pas faire comme lui. Non, moi j'allais en tuer quelques uns. J'allais m'en attraper quatre ou cinq et leur montrer ce que c'était que de plaisanter avec moi. 17 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 162 Une femme descendait la rue dans ma direction. Elle avait de jolies jambes (…) Cul et coutures de ses bas de soie, j'appris tout par coeur. Jamais je n'aurais pu le faire sans mes pansements »18 18 Charles Bukowski, Souvenirs d´un pas grand-chose, Livre de poche, p 173