La socialisation au genre par les jouets
Transcription
La socialisation au genre par les jouets
Institut d'Etudes Politiques de Toulouse 2014-2015 Mémoire de Master 2 La socialisation au genre par les jouets Entre discours d'égalité et pratiques différenciées Présenté par Sophie PINÇON et Dirigé par Sylvie CHAPERON Remerciements Avant toute chose, je souhaite remercier Sylvie Chaperon qui a guidé ce mémoire durant cette année. Un grand merci pour votre enseignement, vos conseils et vos recommandations sans lesquels ce travail n'aurait pas vu le jour. Merci également à Jacqueline Martin, Julie Jarty et Magalie Bacou pour leur acceuil en réunion Egalicrèche et les informations qu'elles m'ont transmises par la suite. Un remerciement tout spécial à Sophie Collard qui m'a reçue en entretien et a ainsi donné du corps à ce mémoire. Bon courage dans la suite de vos recherches. Merci aux membres d'Osez Le Féminisme 31 pour leur action contre les jouets sexistes en décembre 2015 et la discussion féministe qui a suivi. Merci aux huit autres filles du Master pour votre solidarité et votre écoute dans nos recherches de stages, nos doutes d'orientation, nos derniers examens d'IEP, nos indignations et nos convictions. Merci à tous ceux et toutes celles qui ont exprimé leur enthousiasme pour mes recherches et m'ont parlé de leur propre expérience des jouets. Enfin, je remercie ma famille pour son soutien, en particulier ma mère pour la relecture. Une pensée toute particulière à ma petite soeur avec laquelle j'ai partagé de longs moments de jeux dits de filles, qui nous ont aidées malgré tout à devenir les jeunes femmes que nous voulions être. Avertissement L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteure. Table des matières Introduction......................................................................................................................1 Revue de littérature.........................................................................................................5 Partie 1. Le jouet comme instrument de socialisation au genre..................................7 A. Une différenciation genrée basée sur la naturalisation des rapports sociaux : un outil statégique pour la vente de jouets............................................................................................................................7 1. Histoire de la différenciation dans le jeu et son renouveau à la fin du XXème siècle...........................7 2. De l'usage de l'argument naturaliste......................................................................................................11 B. Hypersexualisation des jouets sur la traditionnelle dichotomie beauté/force...............................15 1. Les jouets dits de filles: culte de l'apparence et pop-culture.................................................................16 2. Les jouets dits de garçons: une violence non questionnée....................................................................22 Partie 2. La socialisation de l'enfant par le jeu: les conséquences du paradoxe de l'égalité des sexes............................................................................................................28 A. Les injonctions paradoxales dans le jeu .........................................................................................28 1. Un discours en apparence neutre mais de fait genré: l'exemple du choix des jouets..........................28 2. Des pratiques ludiques genrées de fait: la preuve par la transgression jeu.........................................33 B. L'enfant, acteur de sa propre socialisation au genre dont le jeu est mésinterprété.......................36 1. Connaître la construction de l'identité sexuée chez l'enfant pour comprendre son rapport aux stéréotypes....................................................................................................................................................37 2. Le rôle du socio-cognitif dans la socialisation au genre........................................................................40 Partie 3. Comment lutter contre les stéréotypes genrés et promouvoir l'égalité des sexes dès la prime enfance: l'exemple du programme Egalicrèche..........................46 A. La crèche, ou la socialisation précoce au genre: terrain du programme égalicrèche..................46 1. Une analyse socio-psychologique basée sur l'observation d'interactions genrées...............................46 2. Une valorisation basée sur la dichotomie beauté/force dans les interactions ludiques.......................52 B. Déconstruire les normes genrées pour promouvoir l'égalité dès l'enfance...................................55 1. Sensibiliser et former le personnel encadrant aux normes genrées......................................................56 2. Instaurer de la mixité par le jeu..............................................................................................................58 Conclusion .....................................................................................................................62 Bibliographie..................................................................................................................65 Annexes...........................................................................................................................72 Introduction Symboles de l'amusement et de la candeur de l'enfance, les jouets jalonnent le parcours des petits garçons et des petites filles. Alors qu'ils vaquent à leurs jeux, la société se félicite de les éduquer de façon à avoir les mêmes chances indépendamment de toutes leurs différences, notamment celle de leur sexe. Paradoxalement, on s'aperçoit en se penchant sur les jeux mis dans leurs mains que ces derniers sont d'un genre fort traditionnel : de la couleur du body à celle du cartable, du poupon à la Barbie et du camion de pompiers aux Légos, à chaque sexe son cadeau. S'ajoute à cet aspect matériel un discours que l'on déclame malgré soi : « quel petit garçon fort ! » « quelle mignonne petite fille ! » Tous ces objets quotidiens et ces comportements corporels et linguistiques nous entourant depuis la naissance sont des processus non-intentionels de socialisation. Autrement dit, notre apprentissage de la vie (la socialisation) va être le résultat progressif de nos interactions et de nos observations du monde, sans même que nous ressentions cette évolution. Le sociologue Durkheim compare la socialisation à de l'hypnose : à la sortie de l'enfance, nous envisageons le monde d'une certaine manière sans savoir pourquoi, ayant oublié les processus qui ont structuré notre pensée tel un patient émergeant de sa séance d'hypnose. Si nous n'avons pas conscience de ces influences, c'est parce que la socialisation se construit par la répétition d'habitudes qui deviennent naturelles et évidentes alors qu'elles nous ont été apprises à un moment donné. Tout l'intérêt de l'étude de la socialisation est de révéler le pouvoir de l'habitude et de déconstruire les inégalités qui s'installent. Parmi les choses qui nous semblent innées alors qu'elles sont construites, l'exemple le plus parfait de socialisation aboutie est celui du genre. Par genre s'entend le « système social et culturel de bicatégorisation et de hiérarchisation des individus en fonction de leur apparence génitale ». De cette définition nous retirons trois idées sur le genre : Premièrement, le genre s'articule autour d'une bicatégorisation (le genre fille ou le genre garçon) et d'une hiérarchisation (le genre garçon est supérieur au genre fille) induites respectivement par les processus de différenciation et de hiérarchisation. La 1 différenciation, c'est la construction de toutes les différences non biologiques entre les garçons et les filles, autrement dit celles qui vont définir leur genre. La hiérarchisation va plus loin: ces différences ne sont pas seulement marquées, elles sont valorisées et réprimées, au détriment du genre féminin. C'est en cela que l'on qualifie les normes de genre de sexistes. En outre, le genre est un système social et culturel, c'est à dire que les relations entre les femmes et les hommes s'articulent autour des processus que l'on reproduit et intériorise. C'est une information essentielle qui signifie que le genre varie en fonction des époques et des choix de société. Enfin, le genre est basé sur le sexe: un individu est catégorisé socialement dans le genre fille ou le genre garçon selon son sexe de naissance, c'est-à-dire selon sa concordance biologique, anatomique et chromosomique avec la majorité d'un des deux groupes. En effet, la compartimentation même des sexes en deux est réductrice de la diversité biologique car construite scientifiquement et socialement. Le genre est donc un processus qui crée des différences entre les hommes et les femmes en les présentant comme naturelles. Le lien entre la socialisation et le genre est que le second est construit par la première : la socialisation nous éduque à un système social où le genre masculin et le genre féminin sont distincts et dont l'appartenance est choisie à partir de données biologiques pour ensuite se définir par des normes sociales distinctes et inégalitaires, le genre masculin étant considéré comme supérieur au genre féminin. Par une « hypnose » de l'apprentissage des normes de genre, la socialisation laisse à penser que le genre n'est pas un choix social mais une donnée naturelle et donc immuable, alors qu'il n'y a pas « d'essence au genre, mais un apprentissage »1. Voilà pourquoi tout au long de ce mémoire nous parlerons de genre et non de sexe : la couleur des jouets, leur usage et les interactions qui les entourent ne sont pas liés au sexe de l'enfant mais à son genre, c'est-à-dire toutes les caractéristiques féminines ou masculines à laquelle on l'éduque en fonction de son sexe de naissance. La socialisation au genre reflète donc l'idée que les rôles respectifs de la femme et de l'homme dans la société et leurs différences de comportements ne proviennent pas du divin ou de la nature, mais d'une répétition ancestrale d'attitudes différenciées justifiées uniquement par leurs différences biologiques. 1 SINIGAGLIA-AMADIO Sabrina (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, Nancy, Ed. Presses Universitaires de Nancy, 2014 2 Une fois que nous avons compris ce qu'est le genre et le rôle de la socialisation dans sa construction, il convient d'examiner les éléments utilisés dans son élaboration Le fondement du genre ce sont les normes genrées qui s'assemblent au moyen de stéréotypes genrés, c'est-à-dire les attentes traditionnelles dont dépendent l'identité d'homme et de femme aux yeux de la société, ce que Christian Baudelot et Roger Establet appellent le « répertoire virtuel d'attentes sociales ». Une fois encore, par la force de l'habitude, la répétition des stéréotypes nous apprend à penser et à classer en terme de féminin ou de masculin et à ne plus nous étonner de notre propre mode de raisonnement. « C’est précisément la répétition des mêmes connotations qui a force d’imposition. Des banalités deviennent des arguments pesants dès lors qu’elles œuvrent dans le même sens, avec une réitération qui les rend évidentes, naturelles et attendues. »2. Par-delà la force de l'habitude, le stéréotype tient parce qu'il rassure psychologiquement : réunir tous les individus dans deux cases permet de créer une forte identité collective. La limite du stéréotype, c'est qu'il reproduit des inégalités et « sape la capacité des personnes à réaliser leur potentiel en limitant les choix et les opportunités3 ». Si la socialisation au genre se fait tout au long de la vie, la phase déterminante est la socialisation primaire, celle de l'enfance, où le jouet tient un rôle décisif. Le jeu, ou le jouet, a été choisi comme sujet d'étude car il agit en vecteur de la socialisation : le premier à mettre en avant le rôle du jouet dans l'évolution psychique de l'enfant est Comenius, un pédagogue tchèque du XVIIème siècle (1627). Cet instrument ludique est défini par Sandrine Vincent comme « l'ensemble du matériel disponible dans le commerce, à l'instar des poupées, petites voitures, figurines diverses, mais aussi jeux de société et jeux vidéos 4». Encore peu analysé aujourd'hui, il est choisi dans ce mémoire pour appliquer à la socialisation au genre ses trois enseignements : l'apprentissage des stéréotypes par les plus jeunes, l'organisation de leurs désirs et les injonctions stéréotypées des acteurs et de leur environnement5. En effet, chaque jouet est un outil d'apprentissage permettant à l'enfant d'entrer en contact avec le monde qui l'entoure, de reproduire des comportements observés, 2 CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », Alliage, La Science et la guerre, n°52, 2003 3 Discours de Lakshmi Puri, Directrice exécutive adjointe d’ONU Femmes et Sous-Secrétaire générale. Table-ronde sur le thème « Lutter contre la discrimination sexuelle et les stéréotypes sexistes négatifs : des réponses politiques efficaces », ECOSOC, Genève, le 13 juillet 2011 4 VINCENT Sandrine, Le jouet et ses usages sociaux, Paris, Ed. La Dispute/SNEDIT, 2001 5 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Quoi de neuf chez les filles ? Entre stéréotypes et libertés, Paris, Ed. Nathan, L’enfance en question, 2007 3 et ainsi de retransmettre à l'adulte certaines des règles de société qu'il aura apprises. C'est en cela que, selon Muriel Darmon, le jouet est un révélateur des processus de socialisation de l'enfant. Dans le cas de notre étude, l'analyse du jeu sous une perspective genrée permettra de rendre compte des représentations intériorisées par les enfants : le jeu tient une place dans la reproduction des rôles sociaux de sexe6. Le second apport du jeu est de révéler l'influence des interlocuteurs de l'enfant (parents, non-parents, pairs) dans sa socialisation au genre, de par leurs injonctions plus ou moins stéréotypées. Enfin, le jeu en dit long sur la société elle-même, et notamment sur la pression culturelle et économique liée au jouet. Il ne saurait s'interpréter sans référer aux nombreuses représentations sexistes véhiculées par le marketing. Parce qu'il est culturel et social, le jouet n'est pas un objet neutre mais politique qui agit comme instrument de socialisation révélateur des rapports de forces entre enfants et adultes7. L'objectif de ce travail est de comprendre, au travers d'un instrument de socialisation comme le jouet, de quelle façon les enfants sont éduqués au genre. L'hypothèse qui entoure leur socialisation est celle d'une égalité paradoxale : les inégalités de traitement subsistantes entre les filles et les garçons sont soit masquées par un discours éducatif qui se veut neutre et égalitaire, soit justifiées par leur différence prétendue innée. Nous verrons tout d'abord que le jouet est un outil de socialisation au genre de part la différenciation à laquelle il participe en véhiculant des stéréotypes spécifiques au genre fille et au genre garçon sous couvert de l'argument naturaliste. A la mise en lumière des normes genrées dans le jeu succédera une analyse des acteurs dans la socialisation au genre : les adultes et leurs injonctions paradoxales explicitées ci-dessus, mais aussi les enfants qui s'accaparent les stéréotypes de genres. La révélation des normes de genre et leur construction permet enfin de promouvoir une socialisation plus égalitaire en luttant contre les stéréotypes, ce que nous apprendra l'étude réalisée par le programme égalicrèche. 6 GOLAY Dominique, « Et si on jouait à la poupée ? Observations dans une crèche genevoise » in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , PUG, 2006, p. 85-100. 7 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, Éd. l'Echappée, Collection Pour en finir avec, 2008 4 Revue de littérature Cette réflexion est le fruit de plusieurs lectures sur le sujet : L'analyse du jouet comme vecteur des normes de genre est portée par des auteurs comme Dominique Golay, pour qui le jeu libre (c'est-à-dire où les adultes encadrent à minima) nous renseigne sur la façon dont se reproduisent les rapports de domination. Pour Mona Zegai, doctorante en sociologie sur le rôle des jouets dans la fabrication des filles et des garçons, « Les jouets sont un objet privilégié pour l’étude des catégories de genre. En eux se cristallisent une multitude de représentations sociales liées aux rôles et identités traditionnellement associés à chaque sexe et beaucoup plus marqués que dans la réalité »8. Les analyses de l'éducation des filles et des garçons par la psychanalyste Anne DafflonNovelle9 et les nombreux auteurs dont elle s'est entourée permettent d'envisager cette socialisation sous l'angle individuel, et de comprendre les mécanismes de construction identitaires de l'enfant. Il convient également de citer l'ouvrage Contre les jouets sexistes au point de vu moins impartial que les précédents mais tout aussi enrichissant. 10. Les études sociologiques de Christian Beaudelot et Roger Establet ont également permis d'étayer mon propos, en particulier en ce qui concerne les jouets dits de filles11. En effet, si la socialisation au genre des filles fait l'objet de nombreuses recherches, il n'en est pas de même pour celle des garçons. J'ai donc souhaité aborder dans ce mémoire ce que je considère comme un élément indispensable mais oublié de la promotion de l'égalité filles/garçons : la construction de la masculinité. Deux auteurs ont retenu mon attention : Sylvie Ayral, qui étudie la façon dont le système scolaire « fabrique » des garçons à l'instar de ses volontés d'égalité entre les genres, et Serge Chaumier qui se penche sur la responsabilité des jouets dans la construction d'une masculinité violente telle que nous la connaissons. 8 ZEGAÏ Mona, « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation. », Cahiers du Genre n° 49, 2010, p. 35-54 9 DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée, Ed. Presses universitaires de Grenoble (PUG), 2006 10 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 11 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Allez les filles : une révolution silencieuse, Paris, Ed. Seuil, 2006 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Quoi de neuf chez les filles? Entre stéréotypes et libertés, op. cit. 5 Cette socialisation paradoxale en termes d'égalité a été soulevée par tous ces auteurs : Sylvie Ayral parle d'injonctions paradoxales, au sens où la société accepte « la coexistence du principe d’égalité entre les femmes et les hommes et d’une réalité fondée sur l’inégalité réelle entre les sexes, dans tous les champs du social »12. C'est également la thèse défendue par Mona Zegai, doctorante en sociologie qui se penche sur le sexisme dans les catalogues de jouets : les stéréotypes de genre sont encore ancrés dans la société qui pourtant condamne les inégalités de sexes13. Pour expliquer ce décalage entre l'égalité dans le discours et les inégalités de faits, je me suis également appuyée sur des recherches non-sociologiques : tout d'abord l'anthropologue et ethnologue Françoise L'Héritier14, qui décrit ce qu'elle appelle le paradigme différentialiste : puisque l'égalité des sexes est perçue comme acquise, les différences qui subsistent dans le comportement des garçons et des filles est considéré comme inné voire libre de choix, donc légitime. L'illusion naturaliste sert ainsi à justifier les inégalités sociales par la biologie. Ensuite, les recherches de la neurobiologiste Catherine Vidal ont permis d'aborder le neuro-sexisme et d'appuyer la thèse de la naturalisation des rapports sociaux de genre. L'ouvrage de Sabrina Sinigaglia-Amadio nous met également en garde contre les idéologies naturalistes : « dévoiler les inégalités de sexe aura toujours quelque chose de forcément déplaisant pour tous ceux que la hiérarchie du masculin/féminin rassure, arrange ou indiffère15 ». Enfin, ce mémoire m'a amenée à examiner les jouets dans la petite enfance, grâce à ma directrice de mémoire qui m'a recommandée auprès du groupe de travail égalicrèche. Les rencontres avec ses différents acteurs ont apporté matière au sujet peu étudié qu'est le genre dans la prime enfance, auxquelles s'ajoutent les ouvrages de Nathalie Coulon et Geneviève Cresson sur la petite enfance (2007)16, ainsi que le récent livre de trois auteures sur L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance17. 12 AYRAL Sylvie, « En finir avec la fabrique des garçons », Libération, 6/11/2014 13 ZEGAI Mona, « Du jeu dans les catégories de genre ? Le jouet comme outil de socialisation sexuée et de définition du champ des possibles au centre des interactions familiales », in Sabrina SINIGAGLIA-AMADIO (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, op. cit. 14 L'HERITIER Françoise, Hommes, femmes, la construction de la différence, Paris, Ed. Le pommier, 2002 15 LAUFER J., MARRY C. Et MARUANI M. (2003) in Sabrina SINIGAGLIA-AMADIO (dir.), Ibid. 16 COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, Paris, Ed. L’Harmattan, Collection Logiques sociales, 2007 17 HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, Toulouse, Collection Eres, 2015 6 Partie 1. Le jouet comme instrument de socialisation au genre Cette partie s'attache à montrer dans quelle mesure le jouet, symbole de l'innocence et de l'amusement enfantin, initie dès le plus jeune âge les individus à un système de bicatégorisation hiérarchisé selon le sexe. Le jouet est en effet vecteur de ce qui caractérise le genre dans notre société: la différenciation hiérarchisée, la naturalisation des rapports sociaux et l'hypersexualisation. A. Une différenciation genrée basée sur la naturalisation des rapports sociaux : un outil statégique pour la vente de jouets Que ses acteurs en aient conscience ou non, le monde des jouets a su exploiter l'argument traditionnel selon lequel les garçons et les filles n'ont ni les mêmes besoins, ni les mêmes capacités, ni les mêmes attentes. Selon des chiffres de 2000, en France, les annonceurs dépensent 610 millions d'euros chaque année en achat d'espace publicitaire pour toucher les enfants de moins de 12 ans18. Cet argument, c'est la naturalisation des rapports sociaux, c'est à dire l'idée que les différences entre les sexes sont naturelles et justifiées. De celà découle une différenciation genrée, terme abordé en introduction pour définir la construction d'une identité fille et d'une identité garçon exclusives en termes d'éducation, et notamment de jouets. 1. Histoire de la différenciation dans le jeu et son renouveau à la fin du XXème siècle Bien que la différenciation genrée ne soit pas historiquement l'objet principal du jouet, elle jalonne l'histoire de ce dernier dont les premières traces remontent au IIIème millénaire avant Jésus-Christ, en Mésopotamie. Pourtant, le terme jué n'apparaît qu'au XVIème siècle pour être assigné spécifiquement à l'enfance au XIXème. Historiquement, le jouet nous renseigne sur l'évolution accordée aux enfants par la société davantage que sur celle du genre, qui reste figée pendant des siècles. 18 BAERLOCHER Elodie, « Barbie® contre Action Man® ! Le jouet comme objet de socialisation dans la transmission des rôles stéréo-typiques de genre » in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , op.cit. 7 Contrairement à aujourd'hui, les premiers jouets n'ont pas pour objet principal le genre mais la religion. Comme l'analyse Sandrine Vincent19, dans l'Antiquité les enfants tiennent une place importante dans la société, il existe donc beaucoup de jouets et d'activités ludiques. Si les grelots et balançoires sont utilisés par les deux sexes, les filles se voient déjà attribuer des poupées et du mobilier miniature, qu'elles donneront ensuite aux Dieux à leur mariage pour être fécondes. Cet exemple nous montre la connotation religieuse du jeu, qui n'en demeure évidemment pas moins genrée. De leur côté, les garçons s'amusent avec des cerceaux, des animaux, des moyens de transport. Cette forte séparation reflète la précoce différenciation genrée de la Rome Antique, puisqu'à 7 ans, les garçons vont à l'école et quittent le statut d'enfant (en latin le non-parlant) pour celui de pueri durant 10 années. Quant aux filles, elles restent à la maison et devront attendre leur mariage pour changer de statut. En revanche en Égypte, le jeu s'avère plus mixte puisque filles comme garçons utilisent des poupées, des jetons, dés et billes, ou encore des hochets pour repousser les mauvais esprits, dont le fil symbolise le cordon ombilical. Au Moyen-Age en Europe, c'est toujours la religion et en l’occurrence l'Eglise qui guide la conception de la famille . Les historiens divergent néanmoins sur ce que les faits nous révèlent de l'importance des enfants. Certains historiens comme Philippe Ariès décrivent une période d'indifférence vis-à-vis de l'enfant, en raison de la forte mortalité infantile et du placement en nourrice. L'Eglise voudrait en effet que l'allaitement soit proscrit afin que la femme puisse retourner le plus rapidement à son devoir conjugal et continuer de procréer. D'autres historiens interprètent en revanche l'importance de l'Eglise comme un facteur de valorisation des plus jeunes. Loin de la théorie du délaissement de l'enfant, ils relatent au contraire l'avènement de l'union matrimoniale et du soin aux enfants grâce au modèle de la Vierge Marie, ce qu'ils justifient par la découverte de jouets dans les tombes enfantines (poupées, toupies, balles). Comme évoqué précédemment, les jouets sont en effet interprétés comme un témoignage d'affection envers l'enfant. Quoi qu'il en soit, ces deux courants s'accordent à dire qu'à cette époque, les enfants sont considérés comme des petits adultes qui apprennent le futur rôle dans la société par un jeu de fait genré: les garçons s'amusent avec des figurines en bois représentant des chevaux et des arcs miniatures, et s’entraînent à la guerre par l'escrime et le tir à l'arc, tandis que les filles restent au foyer et pouponnent. 19 VINCENT Sandrine, Le jouet et ses usages sociaux, cit. op. 8 A la Renaissance, nous explique Sandrine Vincent, la famille est débarrassée de l'influence seigneuriale et se replie sur elle-même en diminuant les nourrices. Les écrits de Jean-Jacques Rousseau sur la bonté originelle consacrent une vision idyllique de l'enfant, qui se traduit par des espaces dédiés à ses jouets et le développement des bimbelotiers qui deviennent spécialistes de la fabrication de jouets. Il faudra néanmoins attendre le XIXème siècle qu'enfants et jouets soient associés au jeune âge, avec le passage de la production artisanale à la production industrielle. En effet jusqu'à l'Ancien Régime par-exemple, la poupée reste le fait des adultes pour faire circuler la mode vestimentaire : l'enfant ne peut y toucher. Jusqu'au XXème siècle, le jouet reste l'apanage des citadins de classe élevée, les autres n'ayant pas les moyens de s'en procurer et travaillant tôt. La production de masse va permettre la démocratisation de l'accès au jouet, mais également sa séparation typologique et sexuée: des objets volants et à pédales symbolisant l'avenir technologique deviennent spécifiques aux garçons alors que les filles restent dans l'univers traditionnel maternel avec les poupées. C'est véritablement à ce moment que le jeu commence à développer un rapport à la consommation et à en transmettre les valeurs. Aujourd'hui, la France est la deuxième consommatrice de jouets d'Europe, la Chine en est la première exportatrice 20. Selon Sutton Smith (1986)21, ce phénomène de multiplication est caractéristique de l'avènement d'une société individualiste, caractérisée par le repli à l'intérieur et l'autonomie, où l'enfant doit s'occuper seul dans la maison. Objet religieux puis outil de consommation, l'évolution paradoxale du jouet s'illustre par le parcours du Père Noël : créé par Thomas Clark Moore dans un poème de 1822, le Père Noël est à l'origine un personnage païen condamné par l'Eglise. Il deviendra pourtant populaire en 1930 grâce à Coca Cola qui y apposera son code de couleur pour être aujourd'hui un emblème de Noël, fête chrétienne par excellence. S'il est précisé que les jouets se démocratisent, il ne faut pour autant pas oublier que le statut social est une variable dans le jeu, au même titre que le genre. Jean- Claude 20 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, Éd. l'Echappée, Collection Pour en finir avec, 2008 21 SMITH Sutton (1986) cité in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , op.cit. 9 Chamboredon et Jean Prévost22 nous indiquent que l'opposition entre le travail et les loisirs augmente en fonction de la précarité de la classe sociale : le jouet est perçu chez les classes populaires comme une simulation matérielle (comme punition ou récompense) et récréative, détachée de l'avenir social des enfants. A l'inverse, il est chez les classes les plus aisées un outil intellectuel et éducatif : le travail est la continuité du ludique alors que pour les premiers, le jouet reste uniquement l'occasion de saisir les bons moments tant qu'ils existent. Aujourd'hui, les jouets se déclinent en trois catégories23: les jouets typiquement féminins, que nous appellerons « jeux dits de filles », réfèrent majoritairement au maternage, à la beauté, aux soins ou au ménage. Les jouets typiquement masculins, que nous appellerons « jouets dits de garçons », sont liés aux moyens de transport, à la construction, aux jeux de guerre, au bricolage, mais aussi aux jeux vidéos. L’appellation « dits de » permet d'éviter l'amalgame naturel/culturel : ces jeux sont associés aux filles et aux garçons par la société, et non intuitivement. La troisième catégorie24 regroupe les jouets neutres/mixtes, principalement en rapport à la créativité, l'éveil ou l'adresse comme les hochets, peluches, perles, mallettes de jeux. Ce qui frappe particulièrement, c'est la forte segmentation genrée employée par le marketing pour les deux premières catégories de jouets : couleurs, rayons dans les magasins, catalogues de jeu, et couleurs : tout se divise par genre et non par thématique. La sociologue Mona Zegai25 explique que si tous les jouets ne sont pas genrés, le marketing l'est systématiquement. Depuis les années 1990, il s'empare des stéréotypes de genre, utilisant l'avantage de la différenciation genrée pour mieux vendre : le rose devient la couleur des filles, le bleu celle des garçons. La division genrée des objets dans le marketing n'est d'ailleurs pas réservée aux enfants, mais s'applique à bon nombre de produits dits féminins/masculins, comme l'ont montré de récentes analyses sur la Woman 22 DARMON Muriel, La Socialisation, Ed. Armand Colin, 2ème édition, Collection 128, 2010 23 BAERLOCHER, Elodie, « Barbie® contre Action Man® ! Le jouet comme objet de socialisation dans la transmission des rôles stéréotypiques de genre » op. cit. 24 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Quoi de neuf chez les filles? Entre stéréotypes et libertés, op. cit. 25 ZEGAI Mona, « Du jeu dans les catégories de genre ? Le jouet comme outil de socialisation sexuée et de définition du champ des possibles au centre des interactions familiales », in Sabrina SINIGAGLIAAMADIO (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, op. cit. 10 Tax26. Outre le fait qu'il soit un exemple parlant d'inégalités de genre, l'argument phare du marketing genré, soit l'utilisation des couleurs, est une preuve de l'aspect culturel et non naturel de la différence des sexes. En effet, le rose fille et le bleu garçon ne sont apparus que récemment : il y a un siècle, le bleu était la couleur des filles en référence à la vierge Marie et à la sensibilité. Le rose était réservé aux garçons en tant que « petit rouge », dérivé de la puissance masculine. Le code couleur tel qu'on le connaît de nos jours proviendrait d'Italie en 1929, où une sage-femme aurait différencié les bébés par des rubans colorés. Ainsi, l'histoire du jouet nous montre que la promotion d'une utilisation différenciée du jouet selon le genre est récente, bien que l'utilisation même soit traditionnellement bicatégorisée. Auparavant, le jouet était avant tout un révélateur des enjeux qui traversaient la société : la psychologie n'ayant pas fait son apparition, le jouet n'avait pas pour vocation de participer au développement de l'enfant mais de reproduire en miniature le monde des adultes, jalonné d'une division genrée des tâches et empreint d'une forte religiosité. De nos jours, le jouet reflète encore une société fortement sexiste dans le sens où les attributs et les valeurs qu'ils enseignent ne sont pas les mêmes selon qu'il s'agisse d'un garçon ou d'une fille. Ce constat étonne au vu de l'avancée de notre société en matière d'égalité hommes/femmes. 2. De l'usage de l'argument naturaliste Cette sous-partie s'attache à expliquer comment une société prônant l'égalité des sexes a pu laisser se diffuser à grande échelle des jouets stéréotypés contribuant à la différenciation abordée ci-dessus. En réalité, si la construction d'une différence entre les sexes perdure, c'est parce qu'elle est toujours perçue comme légitime, non plus au nom du divin prôné par l’Église mais au nom de la science. Comprendre ce que l'on appelle l'argument naturaliste permet de faire un premier pas vers l'analyse de la socialisation au genre, qui suppose une hiérarchie : le recours à la nature pour justifier une idéologie 26 LE BRETON Marine, « Woman tax: Bercy lance une enquête sur les produits de consommation qui seraient plus chers pour les femmes », Huffington Post, 03/11/2014 11 permet de camoufler un rapport de pouvoir27. Le premier élément en faveur de la différenciation est celui du poids de l'histoire : pour certains, si la division des sexes est si ancienne, c'est qu'elle a des raisons de perdurer. A cela on peut répondre que tout ce qui dure dans le temps n'en est pas pour autant louable : le crime, les massacres, la pédophilie sont autant de faits durables que personne n'oserait juger légitime. De plus, l'histoire même est soumise à l'interprétation qu'en font ses historiens : on valorise le mythe de l'homme des cavernes chassant le gibier en oubliant qu'un tiers de la nourriture était fournie par la collecte des fruits qu'effectuaient les femmes sur des kilomètres. En son temps, Simone de Beauvoir s'interrogeait déjà sur la division genrée de la société : serait-elle un choix historique ? Si nul n'est en mesure d'expliquer l'origine ancestrale d'une division entre les sexes, Françoise L'Héritier 28 explore la théorie anthropologique de l'évolution : constatant que seules les femmes peuvent produire des garçons et des filles mais qu'elles ont besoin pour cela de l'homme, il est déduit que l'homme est à l'origine de tout et que les femmes se limitent à un lieu de passage. De son coté, Annick Houel29 dépeint une confusion historique entre féminité et maternité, masculinité et virilité, qui n'a d'ailleurs plus lieu d'être à l'époque de la contraception et de la démocratie, où les femmes ne se réduisent plus à la maternité et les hommes à la guerre. Enfin, Catherine Vidal nous met en garde contre le recours à des arguments historiques et notamment aux comparaisons avec les autres mammifères du fait de nos antécédents animaliers : l'être humain est doté d'un cortex cérébral spécifique qui ne se retrouve chez aucune autre espèce et lui permet « d'échapper à tous les programmes biologiques […] ; il n'existe aucun instinct qui va s'exprimer à l'état brut, tout va être contrôlé par la culture30 ». De fait, la différenciation genrée se justifie également par l'écueil naturaliste, consistant à attribuer à la nature ou à l'anthropologie des différences qui sont socialement construites et introduites à un moment donné. Or, attribuer à des garçons ou des filles des qualités selon leur sexe biologique, c'est oublier tout l'acquis entourant leur socialisation, et 27 GUILLAUMIN (1992) in HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, op. cit. 28 L'HERITIER Françoise, Hommes, femmes, la construction de la différence, op. cit. 29 HOUEL Annick, « Approche psychologique des rapports de genre », in SINIGAGLIA-AMADIO Sabrina (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, op. cit. 30 VIDAL Catherine, Le cerveau a-t-il un sexe ?, 21/07/2012 12 en particulier les nombreuses heures passées à jouer. Nombreux sont les exemples scientifiques montrant que la nature est surtout le résultat de constructions sociologiques, à commencer par Darwin qui expliquait que l'individu évoluait physiquement de manière à s'adapter à son environnement. Si l'on admet sa théorie de l'évolution, pourquoi refuser que certaines différences biologiques entre les sexes comme la taille soient le fruit d'une longue période de division des tâches ? Pour ne citer que Serge Chaumier, « l’examen anthropologique de la diversité des formes humaines devrait pourtant inciter à la prudence et à comprendre que la nature est surtout le résultat de sa construction culturelle, de sa mise en forme. Les rôles tenus par les hommes ou par les femmes varient selon les époques et les sociétés, et ne recouvrent pas les mêmes attributs.31». L'argument scientifique comme justificatif des différences de traitement est pourtant dangereux : utilisé par de nombreux systèmes comme le nazisme ou le colonialisme par-exemple, il est aujourd'hui repris pour chercher les origines des inégalités entre les sexes à partir du cerveau et des hormones, ce que l'on appelle le neuro-sexisme. Au-delà de justifier l’inacceptable, le danger des explications naturelles des différences sociales est qu'elles rendent vaines toute politique d'égalité des chances. De fait, si les capacités mentales sont inscrites dans la biologie, pourquoi pousser les filles à faire des sciences et les garçons à apprendre des langues ? En outre, les travaux de la chercheuse Catherine Vidal32 montrent clairement que même s'il existe des différences anatomiques et biologiques entre les deux cerveaux, l'intelligence dépend de la qualité des connexions entre neurones dont 90% s'effectuent après la naissance. Comme le corps, c'est l'expérience qui façonne le cerveau, ce qui explique les différences anatomiques constatées entre les sexes, au vu des centaines d'années de bipolarisation des rôles et des socialisations différenciées. Comme le souligne Françoise L'Héritier33, « Étant donné les propriétés de plasticité du cerveau, il n’est pas étonnant de constater des différences de stratégies cérébrales entre les hommes et les femmes, puisqu'ils ne vivent pas les mêmes expériences dans l’environnement social et culturel. Mais cela n'implique pas que les différences soient dans le cerveau depuis la naissance 34». A titre d'exemple, il a été montré que les musiciens 31 CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », op.cit. 32 VIDAL Catherine, « Plasticité cérébrale et identité sexuée » in SINIGAGLIA-AMADIO Sabrina (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, op. cit. 33 L'HERITIER Françoise, Hommes, femmes, la construction de la différence, op. cit. 34 L'HERITIER Françoise, Hommes, femmes, la construction de la différence, Ibid. 13 développaient davantage la zone de motricité des mains et de l'audition, et que les représentations de l’espace des conducteurs de taxis variaient selon leur ancienneté dans la profession. Ainsi, la socialisation différenciée ne va pas développer les mêmes aptitudes dans les cerveaux des garçons et des filles. En effet, les jeux dits de garçons encouragent le développement d’habiletés visuspatiales, de mécaniques et d’exploration de l’environnement : toute leur enfance, les garçons évoluent à l'extérieur, courent, jouent à la balle, développant ainsi une aisance physique et une capacité à s'orienter. Les filles elles, de par leurs jeux de faire semblant, développent davantage les habiletés sociales, la communication et les relations interpersonnelles35. Se déroulant en intérieur, ils stimulent davantage la parole que les déplacements. Même lorsqu'elles jouent dehors les filles se cantonnent à un espace réduit : la marelle, la corde à sauter restreignent dès le plus jeune âge leur évolution dans l'espace, car « une femme prend toujours trop de place »36. Psychologiquement, la socialisation différenciée impacte le processus d'apprentissage en lui-même, comme l'explique Anne Dafflon-Novelle37. Par le jeu notamment, les filles adoptent une stratégie d'assimilation décrite comme « l'introduction d'informations dans un schéma cognitif pré-existant ». Les garçons en revanche passent par une stratégie d’accommodation, qui consiste à « modifier des schémas cognitifs pour avoir des expériences nouvelles ». En d'autres termes, chacun des deux sexes appréhende d'ores et déjà différemment la société et ses normes. Serge Chaumier nous met en garde contre la levée de bouclier en faveur des discours de l'égalité dans la différence, qui est bien souvent davantage une différence dans l'égalité : « L'égalité dans la différence est le leitmotiv de ceux qui constatent que les divergences subsistent malgré les luttes pour faire avancer les droits38 ». Il est en effet plus facile d'attribuer une différence de traitement à une différence naturelle que de remettre en cause l'échec ou l’inachèvement de mesures d'égalité. Outre le fait qu'elle limite les capacités des enfants selon le genre et non selon leur réelle personnalité, cette socialisation différenciée s'accompagne d'une hiérarchie des sexes, jusque dans le jeu. Comment 35 ROUYER V. et ZAOUCHE-GAUDRON (2006) in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , op.cit. 36 CHOLLET Mona, Beauté Fatale, Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, Hors Collection Zones, 2012 37 DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.) Ibid. 38 CHAUMIER Serge, « Modes de socialisation et construction des genres : l’exemple des jouets », op. cit. 14 expliquer sinon que les filles soient en moyenne naturellement plus douées pour le langage et la communication mais ne soient pas majoritaires en politique, en avocates, en journalistes ? « La croyance dans les capacités innées des femmes s'arrête là où le prestige commence39 ». *** Tous ces phénomènes de justification des inégalités par la science ou par l'histoire appartiennent à ce que les auteurs dénomment la "naturalisation des rapports sociaux". Les sociétés peinant à admettre qu'elles sont auteurs de leurs propres règles, même les plus injustes, elles font intervenir une force extérieure pour justifier leurs actions : si Dieu permettait auparavant d'imposer la division des sexes, c'est désormais la biologie qui en endosse la responsabilité.40 Désormais, nous comprenons mieux les faiblesses du raisonnement permettant au monde des jouets de vendre des stéréotypes de genre à une société prétendue égalitaire qui continue pourtant de croire en la nécessité de catégoriser ses individus dès leur naissance. Après avoir montré comment fonctionnait la différentiation et sur quels arguments elle s'appuyait, nous allons étudier quelles différences sont mises en avant et de quelles façons elles contribuent à créer deux univers incompatibles. B. Hypersexualisation des jouets sur la traditionnelle dichotomie beauté/force En 1975, 70% des jouets n'étaient pas spécifiquement étiquetés selon le genre41. Depuis les années 1990, on sépare pour mieux vendre en renforçant l'idée de différences innées entre les genres auprès des parents. La différenciation que nous avons évoquée se base dans le jeu - comme dans la publicité d'ailleurs- sur une dichotomie beauté/force transmise par une hypersexualisation des objets. Dans un rapport du Sénat, Chantal Jouanno42 nous donne la définition suivante: "La notion d’hypersexualisation renvoie à la 39 HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, op. cit. 40 SINIGAGLIA-AMADIO Sabrina (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, op. cit. 41 SWEET Elizabeth, « Guys and Dolls No More? », The New York Times, 21/12/2012 42 JOUANNO Chantal, Contre l'hypersexualisation, un nouveau combat pour l'égalité, Rapport du Sénat, Ministère des solidarités et de la cohésion sociale, 2012 15 sexualisation des expressions, postures ou codes vestimentaires, jugées trop précoces. Elle s’appuie sur le retour des stéréotypes dès le plus jeune âge.[...]Associée à la notion de séduction, c'est une stratégie mise en place intentionnellement dont l’objectif de séduction est central "43. L'hypersexualisation est donc le phénomène social visant à séduire l'autre par une mise en scène sexualisée du corps, que l'on retrouve dès le plus jeune âge : féminité et masculinité sont exagérément stéréotypés dans les jouets. 1. Les jouets dits de filles: culte de l'apparence et pop-culture Les jouets dits de filles encore aujourd'hui peuvent tenir dans quatre catégories 44 : la mère (jouets de pouponnage type bébé), la ménagère (jouets copiant les outils de ménage), la femme séduisante (jouets de maquillage, Barbie), l'amoureuse (la gamme princesse de Disney). Leur sexisme semble plus évident que celui des jouets dits de garçons parce qu'il est davantage identifiable en termes de cliché et a été dénoncé par les courants féministes. Comme nous l'avons déjà remarqué, ce sont des jeux aux possibilités restreintes (différenciation) et dévalorisées par la société (hiérarchisation). Au-delà du sexisme latent que nous venons d'évoquer, je souhaiterais mettre en lumière deux phénomènes récents des jouets dits de filles : leur hyper sexualisation (touchant à l'apparence du jouet) et le retour du mythe de la princesse sous la forme du mythe de star (relative à l'usage du jeu). Comme le note Mona Zegai dans ses recherches sur le rôle des jouets dans la « fabrique des filles », l'hypersexualisation transparaît dans la plupart des jouets dits de filles. Nous pouvons citer l'exemple frappant de Charlotte aux fraises: au fil du temps, la petite fille s'est féminisée : elle a troqué ses bonnes joues enfantines des années 1970 contre apparence plus pulpeuse pour devenir une princesse séduisante 45. L'accentuation des stéréotypes de féminité chez les jouets dits de filles est étonnante dans le sens où la société semble évoluer en matière d'égalité. L'une des raisons avancées est que l'hyper-sexualisation des jouets réservés aux 43 RICHARD BESSETTE Sylvie (2006) in JAOUNNO Chantal, Ibid. 44 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 45 PIQUEMAL Marie, « Livres pour enfants : les clichés sexistes n'ont jamais été aussi présents », Libération, 8/03/2014 16 filles compenserait le fait que les parents cherchent à élever les filles comme des garçons, s'entend « de façon égalitaire ». Selon Catherine Monnot46, une fille apprend vite que si elle s'affirme adepte d'un discours, d'une apparence ou d'une activité masculine, elle doit compenser cette rupture de façon symbolique en cultivant un aspect de femme traditionnelle, afin de garder sa féminité. Cette même idée est soulevée par la réalisatrice Cécile Deangeant dans son documentaire sur la pop-culture. Elle prend l'exemple du personnage de Lara Croft, témoin que les femmes guerrières sont forcément sexy, ou encore le film La revanche d'une blonde, où une jeune femme étudiante à Harvard compense de « façon branchée » son évolution dans un univers masculin compétitif par une attitude ultra-féminine. Le jouet révèle la nécessité de s'affirmer intellectuellement en tant qu'égale de l'homme en marquant intentionnellement une différence esthétique ultra stéréotypée afin de conserver son genre femme. Lors d'un interview pour le documentaire de Cécile Dengeant, la journaliste Monia Kashmire explique que les filles surjouent ce qu'on leur reproche d'être pour être écoutées : « Les hommes se méfient, ils font les coqs, donc je fais la poule pour ne pas montrer que je suis un coq ». Si pour certain(e)s affirmer sa féminité est un moyen d'investir le territoire masculin, d'autres estiment que la reconnaissance de l'égalité s'accompagne d'un gommage des spécificités féminines. Mona Chollet explique dans son livre que les spécificités du corps féminin sont davantage tolérées lorsqu'il y a une division sexuée des rôles, à l'exemple des femmes à la maison et les hommes au travail. En terrain masculin, les femmes doivent compenser ce déséquilibre en diminuant la place que prend leur corps, notamment par un aspect masculin/androgyne et par la minceur, synonyme d'obéissance et non de beauté. Cette idée transparaît dans les canons de beauté actuels de mannequinat qui peuplent les magazines. Notons d'ailleurs qu'il s'agit presqu'exclusivement de femmes blanches, le racisme dans la mode comme dans jouets pouvant faire l'objet d'un mémoire à part entière. Quoi qu'il en soit, qu'elles se féminisent à l’extrême ou se masculinisent, les femmes doivent dans tous les cas compenser leur rupture avec l'univers féminin par leur apparence, en s'en démarquant ou en le réaffirmant. Cette peur de la perte de la féminité à cause du féminisme habite de nombreuses femmes, ce qui n'est guère étonnant puisque les féministes dénoncent la dictature de l'apparence chez le genre féminin, un trait que de 46 MONNOT Catherine, Petites filles d'aujourd'hui. L'apprentissage de la féminité, Paris, Ed. Autrement (coll. Mutations), 2009 17 nombreuses filles puis femmes ont intériorisé comme essentiel à la définition de leur identité. Vendue toutes les six secondes dans le monde, le personnage disproportionné de Barbie est l'un des jouets dits de filles les plus connus. Nicoletta Bazzano a montré l’ambiguïté de sa condition : certes, Barbie a pour principale activité de changer de tenue, de sac et de coiffure, en se limitant aux métiers de chanteuse et de mannequin. Elle véhicule le devoir social de beauté incombant aux petites filles, et lui fait découvrir les artifices de séduction qui ne pourront que lui apparaître naturels à l'âge adulte. Un récent court-métrage de Lola Rougier-Onnis, Je suis Louie, est particulièrement parlant sur le sujet. A mi-chemin entre documentaire et fiction, la réalisatrice met en scène un casting de petites filles qui ont le choix entre endosser le rôle d'une jolie fille très méchante et celui d'une gentille fille très laide. On sent le malaise des filles face à ce dilemme qui pourtant tranchent toutes en faveur de la beauté. Cependant, même si elle véhicules ces stéréotypes, Barbie fait aussi des choix assez originaux : elle renonce à la maternité, n'est pas ménagère pour un sou, a été représentée comme présidente et comme astronaute, et enfin n'a pas de copain attitré, puisqu'elle flirte autant avec Ken qu'avec Blain (ce qui reste toutefois conforme aux normes hétéro-genrées). Cependant comme le souligne Cécile Dangeant, la frontière entre le droit au plaisir et l'obligation de plaire est mince, et la confusion entre la liberté sexuelle et le devoir d'être sexy est rapide. Si l'on peut expliquer l'hypersexualisation des jouets dits de filles par une peur (certes injustifiée mais présente) de la disparition de la "féminité", on peine à comprendre que l'usage du jouet reste aussi restreint chez les filles. En effet, l'apparence du jouet est ultra-féminisée et sa fonction tourne exclusivement autour de l'entretien de cet esthétique. Le modèle des fillettes n'a pas évolué vers les premières femmes scientifiques, astronautes ou politiciennes : il reste celui de la princesse. Or, la princesse est un personnage passif, matérialiste, obsédée par son apparence, ou du moins limité à l'utilisation de cette dernière pour l'expression de soi. Curieusement, le retour au modèle de la princesse s'est opéré après les événements du 11 septembre 2001, en grande partie par le lancement d'une collection de princesses chez Disney, comptant 26 000 produits dérivés avec l'idée de rédemption suivante: le monde est dur mais les petites filles vont le sauver. On peut certes 18 arguer que certaines princesses de Disney sont des femmes indépendantes et courageuses, comme Mulan. Or, la déclinaison commerciale de Mulan est un exemple frappant d'hypersexualisation47 : il n'existe pas de poupée Mulan en soldat alors que cette dernière passe la moitié du film dans cette tenue et qu'elle déteste sa tenue de mariage, celle-là même que l'on propose aux petites filles. Les rares vêtements de combat proposés en sus de sa tenue de poupée passent du vert neutre au violet « fille ». De plus, elle porte du maquillage et des cheveux longs, alors même que la coupe de ses cheveux en tout début du film est un symbole de son émancipation. Un parallèle intéressant est fait par Cécile Deangeant entre l'univers des princesses et le show business actuel : la pop culture serait un conte de fée moderne. De la princesse rêvant d'être découverte par un prince à la jeune fille insignifiante aspirant à être découverte par un producteur, il n'y a qu'un pas. Princesses comme popstars, chanteuses ou mannequins vivent un conte de fée basé sur la reconnaissance de leur beauté leur permettant d'atteindre leur rêve : amour, argent, voyages, et la fuite d'un quotidien banal 48. Comme la princesse, la future star attend que quelqu'un vienne transcender son quotidien et sublimer ses qualités (esthétiques), notamment le « grand amour » , auquel elles aspirent à plaire, ce qui fait dire à Naomie Wolf, féministe auteur du Mythe de la Beauté, que « ce que les petites filles apprennent, ce n'est pas à désirer l'autre, mais à désirer être désirée par l'autre ». Le mythe de la pop culture se traduit par les nombreux téléfilms retraçant le scénario cité qui se décline en rayons par des panoplies de chanteuses, de maquillage, de boîtes à bijoux et autres accessoires, qui s'éloignent des poupées réservées aux petites soeurs. Interrogé sur ce sujet lors d'une émission France inter 49, Ludovic Jérôme Gombault, directeur de rédaction des magazines Fan2 et Girly Style résume la base de cette culture : too young for boys, too old for toys. Si les jeux traditionnels des petites filles restent le maternage et le ménage, ils évoluent à la pré-adolescence vers des jouets tournant autour de l'apparence. Ils semblent dépeindre une génération lolita dont les rêves sont uniquement la quête de l'amour et de la reconnaissance sociale de qualités esthétiques ou lyriques. Ils préparent les petites filles (et 47 LIAM, « Disney : Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 2/5 : Les produits dérivés, ou comment Disney s’approprie la culture des enfants) », Le Cinéma est politique, 26/10/2013 48 CHOLLET Mona, Beauté Fatale, Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, op. cit. 49 Émission France Inter, Comment la société de consommation fabrique-t-elle les filles?, 3/10/2014 19 les petits garçons !) à songer que la réussite des femmes passe exclusivement par le mannequinat, le chant ou le cinéma. Ces métiers sont tout à fait admirables : le danger réside dans l'exclusivité des modèles qui n'offrent que peu de perspectives aux jeunes filles et cloisonnent leurs choix d'orientation. Comme le dit si bien le documentaire sur « La Domination masculine » de Patrick Jean : « les petites filles ont des rêves, pas des ambitions ». Maria Deraismes, féministe du XXème siècle soulignait déjà en son temps que la valorisation de la beauté n'est pas une mauvaise chose, mais que son exclusivité dans la définition du genre féminin posait ce dernier dans une situation de faiblesse et de superficialité par-rapport aux hommes détenant le monopole de l'intellectuel : « Sans doute la beauté est un grand don. Je puis franchement l'avouer : quelque chose de beau me touche, et je pense que la laideur est une privation. Mais ne perdons pas de vue que la beauté est un capital que l'on mange tous les jours ; c'est un fonds dont on ne tire pas de revenu. On ne fait pas des épargnes de beauté, on ne fait pas des économies de jeunesse. Mais s'il y a un fonds moral, s'il y a un capital intellectuel, scientifique, ce sont là des revenus que vous percevez tous les jours ; avec eux vous pouvez braver les cheveux blancs.50» L'autre danger d'enfermer les petites filles dans un culte de l'apparence est celui bien connu de l'anorexie, toujours analysée comme une pathologie individuelle et non le résultat de la condition féminine actuelle : 90% des anorexiques sont pourtant des filles 51. C'est ce que Patrizia Romito appelle la psychologisation 52 : beaucoup de problème découlant des rapports sociaux de sexes sont dépolitisés en étant analysés en termes individuels et psychologiques, ce qui conforte la domination masculine. Aucun lien n'est donc fait entre les multiples injonctions à la beauté envers les fillettes et les jeunes femmes se sentant mal dans leur peau. Pourtant comme le dit Nicoletta Bazzano, « Barbie enseigne quel est […] le véritable visage de la femme: toujours prête au changement dès que survient une nouvelle sollicitation. Et la fillette qui, ignorante, continue à l'enrubanner [...] dans la rassurante répétition de l'enfance, apprend les rudiments de cette attention spasmodique portée à son propre aspect physique qu'elle conservera par la suite 53 ». Ce 50 DERAISMES Maria, Eve dans l’humanité, Réedition Côté femmes, Paris, 1891, p.136-138 et 142-143 51 CHOLLET Mona, Beauté Fatale, Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, op. cit. 52 ROMITO Patrizia, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, Collection Nouvelles Questions féministes, Éditions Syllepse, Paris, 2006 53 BAZZANO Nicoletta, La femme parfaite : Histoire de Barbie ,Ed. Naïve, 2009 20 que transmettent en définitive les jouets aux petites filles, c'est que l'essence féminine est la beauté. Un dernier point à soulever dans la « fabrique des filles » est l'importance de la catégorie sociale des parents face aux normes de genre. Comme l'explique Mona Zegai durant l'émission de France Inter, l'émancipation des stéréotypes est plus facile dans les milieux plus favorisés culturellement, qui développent des stratégies pour que les enfants se détachent de ces stéréotypes. Ainsi, Sandrine Vincent nous apprend que les petites filles de classes supérieures ont moins de Barbies (9%) que celles de classes populaires (16%) 54. De même, le diplôme de la mère et sa situation familiale influencent l'achat: une femme seule et moins diplômée sera plus généreuse dans ses cadeaux, sans doute pour compenser une culpabilité de ne pas répondre au modèle familiale hétéro-normé. En revanche, quel que soit le milieux social, la mère tolérera davantage que le père une transgression de genre dans le jeu de la part de leurs filles, elles semblent moins attachées que leurs conjoints à la division sexuelle des jouets. Les pères, une fois encore quelle que soit la classe, ont tendance à trouver normal que les filles reproduisent les stéréotypes féminins. Ainsi, la variable du genre reste déterminante dans le jeu, chez les enfants comme les parents. Outre qu'ils limitent les contours de la féminité à la beauté, les jouets stéréotypés creusent davantage l'écart entre les filles et les garçons. En effet l'hypersexualisation est systématiquement appréhendée au féminin sans que son miroir masculin ne soit interrogé, ce qui contribue à renforcer la hiérarchie des sexes. De manière générale, l'empire des sentiments est la chasse gardée du monde édulcoré et esthétique des filles. Comme l'écrit le Collectif, « le sentimentalisme est institutionnalisé comme forme de relation aux autres et au monde : la gentillesse est la valeur numéro 1 chez les filles ». De leur côté, les garçons sont eux aussi soumis à des stéréotypes dans la définition de leur genre : il s'agit dans leur cas de codes et d’attitudes qui vantent une sexualité active, machiste, sexiste et violente fondée sur des codes pornographiques55. 54 VINCENT Sandrine, Le jouet et ses usages sociaux, cit. op. 55 JOUANNO Chantal, Contre l'hypersexualisation, un nouveau combat pour l'égalité, Rapport du Sénat, Ministère des solidarités et de la cohésion sociale, 2012 21 2. Les jouets dits de garçons: une violence non questionnée La socialisation au genre des petits garçons par les jouets et en général est un angle mort de la recherche féministe. Ce que l'on appelle les men studies (les études sur la masculinité) sont un domaine peu étudié, notamment en France, dont le retard peut s'expliquer pour plusieurs raisons. Tout d'abord, un refus des féministes à se focaliser sur les hommes qui représentent la classe dominante, par volonté de se concentrer sur les femmes délaissées trop longtemps des sciences. En outre, une des faiblesses du féminisme et des forces du patriarcalisme est de laisser penser que l'égalité passe par la valorisation des filles pour qu'elles atteignent les normes masculines, sans véritablement questionner ces mêmes normes. Patrizia Romito, le rappelle avec justesse dans son livre Un silence de Mortes (p. 50) : « s’opposer à la violence masculine est […] un travail considérable car il s’agit non seulement de modifier des lois et des mentalités, mais aussi de mettre en cause un système de contrôle et une chaîne de privilèges structurés et bien enracinés 56». En somme, comme le souligne Serge Chaumier dans ses recherches, on reste dans le schéma que l'on tâche de remettre en cause, à savoir considérer les hommes de façon neutre, comme représentant le genre humain. Pourtant, l'étude de la socialisation des garçons est essentielle car comme les filles, elle est le fruit de processus qui les conduisent à adopter un rôle dans la société. Nous allons voir qu'elle se caractérise par un univers de violence et de guerre, où la figure hyper-sexualisée du héros sert de modèle à des garçons dans leur quête d'une masculinité virile et puissante. A première vue, les jouets dits de garçons présentent des atouts que n'ont pas ceux des filles : ils offrent davantage de possibilités en termes d'usage et mobilisent autre chose que l'apparence. Cependant, l'absence de men studies et l'exclusivité des études de genre sur l'éducation des filles masquent la clôture dont les petits garçons font l'objet. Certes, leur rôle prédestiné du mâle dominant les préserve du sort des femmes, mais leur genre est soumis à des diktats : ceux de la virilité et de la force. Pour comprendre la thèse de Serge Chaumier sur la socialisation des garçons au genre par les jouets, il convient préalablement de présenter celle de Sandrine Ayral qu'elle 56 ROMITO Patrizia, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, op. cit. 22 intitule la fabrique des garçons57. Suite à ses recherches en milieu scolaire, la sociologue affirme que les difficultés scolaires et les transgressions des garçons sont liées à la construction de leur identité masculine, et ce indépendamment de leur origine sociale. Cette thèse est intéressante car elle prend l'échec et la violence scolaires sous l'angle du genre et des faits, sans se cantonner au discours de mixité dont se réclame l'école républicaine. Pour Sandrine Ayral, les sanctions scolaires consacrent et construisent l'identité masculine. De fait, l'école véhicule des valeurs traditionnellement perçues comme féminines (sagesse, calme, obéissance, discrétions) qui se heurtent aux incitations des pairs et de la société valorisant les comportements virils, l'insolence, l'affirmation par la force. Les garçons instrumentalisent donc l'appareil disciplinaire et l'orientation scolaire pour se démarquer de tout ce qui est assimilé au féminin et affirmer leur masculinité. Cette thèse a un double apport : elle montre tout d'abord que lutter contre les stéréotypes sexués sous le seul angle de la promotion des filles s’avère inefficace, en prenant des innombrables Chartes et Conventions pour l'égalité. De plus, elle décrit le conditionnement de la masculinité, qui passe par un rejet du féminin et une valorisation de la violence. Selon elle, c'est « en envisageant globalement l’éducation des garçons, non en réplique aux acquis des filles mais en complémentarité, que les choses pourront évoluer. » Serge Chaumier applique l'idée de la fabrique des garçons dans le cadre de la socialisation par les jouets. Il montre à quel point les jouets dits de garçons participent à la socialisation masculine dans une logique de domination. Son analyse basée sur une cinquantaine de catalogues de jouets nous prouve que la socialisation des petits garçons porte les germes de la violence, qui est transmise notamment via les jouets dès le plus jeune âge : « ce qui est problématique pour une société qui veut dépasser les divisions sexistes, c’est l’unicité des messages. De même que les invitations à la maternité fonctionnent très bien pour les filles, il y a tout lieu de postuler que les messages invitant les petits garçons à exprimer agressivité et domination par l’exercice de la force physique produisent, à terme, un monde machiste et violent. 58» A ses yeux, les jouets dits de garçons sont tout aussi stéréotypés que ceux des filles, malgré leur plus grande diversité apparente. « Les petits garçons sont invités à d’autres rôles, plus diversifiés, et à première vue moins stéréotypés. Il n’est pas anecdotique de s’y intéresser, car ils participent pleinement à la 57 AYRAL Sylvie, La fabrique des garçons : sanctions et genre au collège, Éditions PUF, 2011 58 CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », op. cit. 23 construction de l’identité masculine. Plus complexes à décrypter, ils véhiculent des éléments tout aussi traditionnels dans leur fond, si ce n’est dans leur forme. En allant du plus évident, du plus prégnant au plus insidieux et au plus diffus, nous pouvons découvrir les territoires de la socialisation masculine. 59» A l'instar de Mulan, l'indépendante transformée en princesse coquette lors de son passage en jouet, les jouets des garçons sont eux-aussi victimes d'hypersexualisation et surtout, d'une militarisation injustifiée. En termes d'apparence, la figure stéréotypée masculine est celle du héros, qui prône les valeurs masculines : force, courage, don de soi, puissance. Matérialisé par les figures du pompier, du policier ou le célèbre action man et leurs véhicules et accessoires, le héros accomplit des exploits pour avoir un statut social valorisant. En outre, il apprend aux garçons que le corps masculin ne fait qu'un avec la machine pour transformer et conquérir le monde grâce à la puissance, la guerre, la technique, le savoir, ce qui tranche avec la gentillesse et l'apparence réservées aux filles. Le véhicule ou l'arme qui servent de jouet sont analysés par Serge Chaumier comme un prolongement symbolique du corps masculin dans un espace infini qui lui appartient, et donc qu'il occupe de manière visuelle, sonore, géographique sans besoin de limiter son désir. Même lorsqu'ils sont présents dans les deux univers, les jouets n'ont pas la même symbolique : Mona Zegai prend l'exemple des voitures, qui ont une fonction utilitaire chez les filles (promener un bébé ou faire du shopping) alors qu'elles sont « constitutives de l’identité des garçons, puisqu’elles condensent en un petit objet les principales caractéristiques de la masculinité : vitesse, puissance, technique, danger et dépassement de soi. 60» Pour les filles, l'intérêt est la finalité à laquelle conduit la voiture ; pour les garçon, c'est la voiture en elle-même. En termes d'usage, le plus surprenant est que des actions pourtant neutres sont inexplicablement militarisées: l'auteur cite une diligence munie d'un canon, un VTT Action Man qui tire des missiles, un chien loup tirant un traîneau-mitraillette, une voiture Turbo bolide lançant des missiles. De nombreux jouets incitent au combat, à la destruction : Nitendo Jet Force propose « des armes super destructrices ! Des explosions dévastatrices 59 CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », op. cit. 60 ZEGAI Mona, « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation. », Cahiers du Genre n° 49, 2010, p. 35-54 24 ! », Action Man symbolise l’agressivité, la puissance et la domination. Même les jeux nonmilitaires réservés aux garçons transmettent ces valeurs par des couleurs vives, des lignes agressives et des objets massifs. Ainsi, les jeux traditionnels des garçons stimulent d'autres aptitudes que ceux des filles ; il n'en reste pas moins qu'ils véhiculent des valeurs toutes aussi discutables de par leur exclusivité et leurs effets, notamment celle de la violence. Les soldats de plomb, châteaux forts, corsaires, fusils et carabines sont désormais des navires de guerre, porteavions, missiles et vaisseaux spatiaux qui peuplent l'univers des petits garçons. Ces jouets ont tous en commun de simuler la conquête, l'espace, mais aussi la guerre et la destruction. Or, comme le souligne l'auteur, les conséquences de cette violence ne sont pas abordées en terme de souffrance et de dévastation, mais en termes de victoire et de puissance, parce que « ce n'est qu'un jeu ». Pourtant, la guerre existe bel et bien partout dans le monde et comme le souligne Serge Chaumier, « si la guerre est un jeu dans lequel il s’agit de « dégommer » le plus d’adversaires possibles, l’éducation aux conséquences possibles, en termes de souffrance et de dévastation, n’est pas envisagée 61». Une fois n'est pas coutume, ces jouets violents sont réservés aux garçons au nom de prétendue pulsions d’agressivité qu'ils auraient besoin de sublimer. Serge Chaumier constate qu'encore une fois, la naturalisation de la différence des sexes justifie non seulement le fait que les filles ne soient jamais incitées à jouer à la guerre, mais permet aussi de masquer les processus poussant les garçons à s'identifier aux militaires. L'une des dernières caractéristiques de la socialisation au genre des garçons est tabou et invisible, mais pourtant bien présente : c'est celle de la norme hétérosexuelle. Elle est d'ailleurs abordée dans très peu d'ouvrages, et les réflexions suivantes sont principalement le fruit du livre « Contre les jouets sexistes ». Ladite norme est omniprésente dans l'univers des jeux dits de fille, sous la figure du Prince Charmant, des poupons, des jeux d’imitations de ménagère, qui leur fait intégrer l'image d'un modèle de couple et de famille dont la clé est l'amour de l'Homme : « l'amour permet de justifier le sacrifice de soi, le dévouement et le temps passé à s'occuper des autres. Il permet de rendre acceptable ce qui ne l'est pas : la domination, le mépris, l'absence d'estime de 61 CHAUMIER Serge, « La production du petit homme » , op. cit. 25 soi.62». Chez les garçons en revanche, l'amour est totalement absent et les seules filles présentes dans leur univers sont des guerrières sexys ou des princesses à sauver. La norme hétérosexuelle des garçons ne passe pas par la valorisation d'un modèle familial mais par un rappel à l'ordre en termes de sexualité : un homme doit se tourner vers les filles, pas vers les garçons, et dans ses relations avec ces dernières, rester fier, hors d'atteinte et distant pour affirmer sa virilité et son indépendance. Ces injonctions sont difficiles à dévoiler d'autant plus qu'elles s'effacent progressivement avec les avancées du féminisme : un exemple concret est celui des garçons jouant à la poupée sur lequel nous reviendrons dans la sous-partie consacrée à la transgression dans le jeu (Partie 2. A. 2.) Ainsi la violence s'apprend, elle n'est pas innée, et si les petits garçons y réagissent de façon positive dans le jeu puis se tournent massivement vers les jeux vidéos une fois adolescents, c'est parce qu'ils comprennent qu'affirmer sa puissance est l'unique moyen d'être reconnu comme un homme. Comme le dit Serge Chaumier, « Puisqu’il semble dans la destinée des petits garçons d’assumer les rôles de maîtres du monde et de tortionnaires, la seule réponse est la révolte ou la transformation en jeux de rôles. Le virtuel est une réponse à l’incurie du monde, mais c’est aussi, malheureusement, une façon de l’apprivoiser et d’en faire l’apprentissage, au risque de le reproduire plus tard. ». L'enjeu de la socialisation au genre des garçons est résumé par Sylvie Ayral : « Le problème n’est pas de «sauver» les garçons, ni de lutter pour l’égalité entre les filles et les garçons, ni même de combattre une homophobie qui structure leur construction identitaire. Le problème est d’en finir avec la fabrique des garçons. D’explorer la manière dont familles, école et société projettent sur les «petits mâles» des rêves, des désirs ou des fantasmes qui influent sur leurs identités et leurs carrières. De décrypter les situations qui permettent à ces enfants d’intégrer et d’expérimenter les mille et une ficelles du métier d’homme. Et de contrer, enfin, les mécanismes de séparation et de hiérarchisation des sexes à l’œuvre à l’école et dans les activités périscolaires. Tout ce qui encourage les enfants de sexe masculin à réprimer, peu à peu, leurs goûts personnels, leurs émotions, leurs affects, à rompre la relation à soi-même et à autrui. 63» 62 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 63 AYRAL Sylvie, « En finir avec la fabrique des garçons », op. cit. 26 *** Le marché du jouet exploite ce qui constitue le genre dans nos sociétés occidentales: la croyance dans des différences innées entre les filles et les garçons (la naturalisation des rapports sociaux) impliquant une socialisation propre à chaque genre (la différenciation). La catégorisation genré des jouets n'a à priori pas grand chose à voir avec l'évolution de l'égalité des sexes mais nous renseigne sur les faiblesse de cette dernière. Comme le souligne Mona Chollet, « le marketing ne fait qu'identifier les tendances profondes qui travaillent une société afin de les exploiter ». Ces tendances, ce sont d'abord l'hypersexualisation comme construction du masculin et du féminin, où force structure les ambitions des premiers et beauté caractérise les rêves des secondes. Il n'existe pas en France de suivi des enfants qui ont emprunté les codes de l’hypersexualisatio. En revanche, une étude canadienne64 du phénomène a identifié chez les filles une perte d’estime, l’insatisfaction face à leur image corporelle au point d’adopter des troubles alimentaires et l’adhésion aux stéréotypes sexuels et sexistes, au point d’être plus souvent victimes de violences psychologiques, physiques ou sexuelles. Chez les garçons, elle décrit une plus grande adhésion aux stéréotypes sexistes, une violence plus fréquente dans leurs relations amoureuses et une volonté d’augmenter leur masse musculaire et de prendre du poids. Cette première partie montrait que les jouets proposés aux enfants sont conçus selon les normes de genre en vigueur qui contrastent avec les discours d'égalité de choix et de chance véhiculés par l'école, les médias, la famille. Comment peut-on encore considérer que les filles et les garçons sont éduqués de la même façon en leur mettant entre les mains un faux pistolet ou un poupon ? C'est ce paradoxe qu'étudie la seconde partie, au moyen de deux concepts clés : le paradigme différencialiste et les injonctions paradoxales. Nous nous placerons cette fois du côté de l'acteur, dans une perspective davantage psychologique. En effet, il ne s'agira plus de dépeindre les normes de genre de la société révélés par les jouets mais d'analyser la façon dont les acteurs les intériorisent et les transmettent dans leurs interactions ludiques. *** 64 Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de Rimouski au QUEBEC, Lucie Poirier et Joane Garon, 2009 cité in JOUANNO Chantal et COURTE Roland, « Rapport d'information au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur l’importance des jouets dans la construction de l’égalité entre filles et garçons », Sénat, 2014. 27 Partie 2. La socialisation de l'enfant par le jeu: les conséquences du paradoxe de l'égalité des sexes Cette partie s'attache à la thèse des injonctions paradoxales, désignant pour rappel un décalage inconscient entre un discours d'égalité des sexes et des pratiques stéréotypées, pour montrer le rôle inconscient des adultes dans la reproduction des normes genrées jusque dans le jeu et que les enfants y répondent de façon si positive non pas par de l'inné mais pour se faire accepter. L'objectif de cette démonstration, qui s'appuie sur une partie du terrain du mémoire, est de dénoncer l'idéologie du paradigme différentialiste, A. Les injonctions paradoxales dans le jeu Plusieurs études ont déjà été menées sur la reproduction des stéréotypes de genre dans les jouets et la socialisation différenciée qui en découle, notamment par Mona Zegai 65 et la conclusion est la suivante: en dépit d'une volonté de donner les mêmes chances aux plus jeunes indifféremment de leur sexe, les adultes agissent de façon stéréotypée lorsqu'il s'agit d'achat et d'utilisation des jouets. La sociologue a également étudié la réaction des enfants face aux injonctions genrées, ce sur quoi nous reviendrons dans la deuxième partie. Suite à cette lecture et saisissant l'occasion d'une campagne d'action d'Osez le Féminisme (OLF) 31 contre les jouets sexistes pour noël 2014, j'ai effectué une recherche terrain pour vérifier lesdites conclusions. 1. Un discours en apparence neutre mais de fait genré: l'exemple du choix des jouets Prévenue de l'action d'OLF 31 par une amie, j'ai rejoint des militantes de l'association devant le magasin de la Grande Récré le 20 décembre 2014. Leur objectif était de sensibiliser les consommateurs au sexisme véhiculé par les jeux par la distribution d'une brochure (cf. Annexe 1) introduite par un micro-trottoir questionnant leurs critères de choix. J'ai été chargée avec une militante de recueillir des témoignages au microphone (cf. Annexe 2 pour la retranscription complète) en ciblant préférentiellement des personnes 65 ZEGAI Mona, « Du jeu dans les catégories de genre ? Le jouet comme outil de socialisation sexuée et de définition du champ des possibles au centre des interactions familiales », in Sabrina SINIGAGLIA-AMADIO (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, op.cit. 28 entrant dans le magasin afin que cette sensibilisation puisse enrichir leur choix du jouet. L'entretien devait suivre la trame suivante, transmise par mail par les organisatrices de l'action quelques jours auparavant: Pour qui allez-vous acheter des jouets ? (vos enfants, petits-enfants, neveux/nièces, …) Avez-vous déjà une idée de ce que vous allez leur acheter ? Oui Non Comment vous est venue cette idée ? (votre idée, souhait de l’enfant, …) Comment allez-vous choisir un jouet ? Sur quels critères ? Avez-vous déjà remarqué que les magasins et les catalogues de jouets véhiculent des stéréotypes de genre et entretiennent le sexisme ‘ordinaire’ ? Introduire la plaquette ‘jouets sexistes’ quelle que soit la réponse de la personne Il convient de préciser que la période tardive dans les achats de noël ainsi que contexte de l'enquête (un samedi après-midi bondé de monde) n'ont pas été propices à de longs échanges. Cependant, ces brefs témoignages m'ont permis de tester la thèse du décalage (inconscient) entre les discours et les pratiques dans le choix du jouet de la part des adultes sur plusieurs points: – Le genre n'est pas un critère de choix, c'est « pareil » qu'il s'agisse d'une fille ou d'un garçon. 29 Dès les années 1980, plusieurs auteurs ont montré que le choix d'un jouet est orienté par le sexe de l'enfant, du parent voire des deux 66. Sandrine Vincent 67 s'est penchée sur les variables influençant le don de jouets aux enfants: c'est principalement le fait des mères: 52,2% décident seules de l'achat, 53,2% les enfants en parlent avec elle. Cet argument est appuyé par nos observations: nous avons vu beaucoup de femmes rentrer dans la Grande Récré, parfois accompagnées d'hommes et d'enfants, mais aucun homme seul ou avec d'autres hommes. Pourtant, les personnes intéressées nient que le sexe de l'enfant ait déterminé leur achat "Non je pense que ça aurait été pareil », « Je peux acheter les mêmes choses », « Pour moi sur le fond y a pas de différence ». La position de l'adulte par-rapport à l'enfant est néanmoins un facteur de variabilité face aux jeux : les parents tiennent davantage compte des stéréotypes lorsqu'ils achètent un jouet à leurs propres enfants que lorsqu'il s'agit d'un autre enfant68. Ainsi, une dame qui a longuement échangé avec nous sur ses convictions féministes, a admis que l'aspect financier passait avant les considérations féministes dans son choix de cadeau: « Des bijoux j'en ai, [...] j'en vendais avant sur les marchés, donc elle va avoir un cadeau de fille, tant pis ». Le sexe serait donc un critère délaissé, au profit du goût des enfants « Moi ça m'est égal, fille garçon, c'est selon ce que le gosse aime, avant tout c'est ça », de l'âge « c'est le plus important », et du prix « Je vais choisir en fonction du prix ». Le recours aux injonctions paradoxales nous permet d'expliquer ce phénomène : les adultes n'ont pas conscience des stéréotypes entourant les jouets, ni du rôle du sexe dans leurs choix quotidiens, un sujet sur lequel nous reviendrons amplement dans la troisième partie. Le désintérêt affiché pour le sexe dans le choix du jeu est d'autant plus surprenant qu'il est le critère numéro un des enfants ! Mona Zegai nous apprend ainsi que l'enfant ne justifie pas son choix de jouet par-rapport à ses goûts ou à l'objet, mais parce qu'il 66 EISENBERG, Parental Cocialization of young children's play: a short term longitudinal Study, Child Developement, 1985 SNOW, JACKLIN, MACCOBY, Sex of Child differences in Father-child Interactions at 1 year of Child, Child development, 1983 LINDSEY et al, Differential plays patterns of mother and fathers of sons and daughters: implications for children's gender role development, Sex roles, 1987 in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , op.cit. 67 VINCENT Sandrine, Le jouet et ses usages sociaux, cit. op. 68 BAERLOCHER, Elodie, « Barbie® contre Action Man® ! Le jouet comme objet de socialisation dans la transmission des rôles stéréotypiques de genre » op. cit. 30 l'identifie comme propriété d'un genre: il va ainsi rejeter un jouet parce qu'il est pour une fille (ou un garçon), donc il n'est pas pour lui (ou elle). La seconde variable justifiant le désintérêt d'un enfant pour un jouet est l'âge, que l'on retrouve dans le critère de choix des parents. – La genrisation marketing dérange plus ou moins mais n'apparaît pas comme un facteur de discrimination genrée. Lorsqu'on leur demande leur avis sur la séparation genrée des jeux en magasin, certaines personnes évoquent l'aspect pratique, tout en réfutant un lien avec une différenciation sexiste. Ainsi, une dame déclare au sujet des rayons : « Après pour moi sur le fond y a pas de différence, mais quand on cherche c'est quand même plus pratique. ». Nous sommes donc face au discours paradoxal d'une personne qui dément tout traitement différencié selon le genre, mais reconnaît que la division des jeux fille/garçon a quelque chose de pratique puisqu'elle guide son choix, par ailleurs fortement genré puisqu'elle achète une Tortue Ninja (représentation de la virilité masculine hypersexualisée) à son neveu et Violetta (mythe de la popstar) à sa nièce Cette exemple montre bien ce qui a été souligné dès 1975 par André Michel: « ce qui frappe, c'est la contradiction entre ce que disent souhaiter les parents et la réalité de leur comportement envers les enfants. On parle de l'égalité des sexes, mais en réalité on éduque de façon fort traditionnelle garçons et filles.69 » A l'inverse, d'autres adultes interrogés regrettent cette division sexuée, et placent l'amusement et l'envie des enfants au centre des priorités. Deux femmes interrogées déclarent ainsi successivement : « Je pense qu'elle n'est pas très juste, les enfants devraient pouvoir jouer avec ce dont ils ont envie de jouer. » ; « Je trouve ça dommage. Les petits garçons auraient autant le droit que les petites filles de jouer à la dînette. Ou que les petites filles puissent jouer aux voitures. » Nous voyons transparaître également l'ampleur des normes marchandes sur la définition de ce qu'on « le droit » de faire ou de ne pas faire les plus jeunes : la division marketing posséderait le pouvoir de décider à qui se destine un jeu, un ressenti bien compréhensible lorsque l'on se penche sur l'étendue du phénomène. 69 MICHEL André, « De la Dînette au train électrique », in Autrement, Finie la famille, 1975 31 – Le pouvoir des normes genrées identifié mais non questionné Bien qu'elle ne soit pas évoquée en termes sociologiques, la norme bicatégorique de genre n'échappe pas aux consommateurs qui déplorent : « je pense que c'est dommage de cantonner les garçons aux voitures et les filles aux poussettes mais pourquoi pas mélanger tous ces jouets ? Le principal c'est que les enfants s'amusent sans regarder le produit. Je pense que la société est beaucoup cadrée sur des règles à faire à ne pas faire et que tout ça conditionne les enfants pour jouer avec tel jouet, je pense que c'est un tout.». Conditionnement, cadre, cantonnement... Ces termes reflètent bien la clôture dans laquelle on enferme les garçons et les filles en fonction de leur genre. Les acteurs ont très bien intériorisé les normes : poussettes pour filles, voitures pour garçons : s'ils encouragent à leur utilisation par les deux genres, ils ne questionnent pourtant pas la définition même du genre. Autrement dit, lorsqu'une petite fille déclare : « Les garçons ont le droit de jouer avec les trucs de filles, et les filles avec les trucs de garçons », elle reconnaît qu'il existe des objets spécifiques aux filles et d'autres aux garçons et qu'il est injuste qu'ils ne puissent pas s'inter-changer, sans questionner pour autant ce domaine réservé. Le marketing remplit son paris : présenter un jouet comme typiquement masculin ou féminin sans que cette attribution soit remise en cause. Les filles ont le droit d’emprunter un jouet de garçon, mais un camion ne deviendra pas pour autant un jouet de fille... – Face à l'adoption par les enfants d'un comportement ludique sexiste, l'explication invoquée est encore celle de la naturalisation des rapports sociaux Le dernier apport de ces rencontres est le suivant : face à une situation sexiste clairement explicitée, l'explication reste celle du naturel, même pour les plus avertis. La femme avec laquelle nous avons le plus échangé en est une preuve : elle nous raconte que ses neveux ont avec la seule petite fille présente un comportement que leur père qualifie « d'hyper-sexiste » puisque lesdits garçons « la foutent de côté dans les jeux, ils disent qu'elle est trop petite" » alors qu'ils ont le même âge. Elle commente : « c'est instinctif alors qu'ils ont pas eu cette éducation là [...] les parents c'est des gens cools », et nous précise : « Et on en parlait justement, parce que moi je la connais pas et il faut que je lui fasse un cadeau, et mon frère me dit "elle est coquette, mignonne, petite, la pauvre elle va se sentir bien seule pour noël parce que c'est la seule fille".» Ce discours confirme la thèse du paradoxe de l'égalité des sexes. En effet, le père des enfants n'est pas dupe : il reconnaît 32 lui-même le caractère sexiste de ses garçons qui excluent la petite fille parce qu'elle est une fille sous le prétexte incohérent de son âge: il serait donc sensible à ces questions, ce que sa sœur appuie en citant l'éducation qu'il leur a délivré. Pourtant, en dépit de leur sensibilité au genre, ces deux adultes sont prisonniers de leurs propres normes et véhiculent sans en avoir conscience des stéréotypes genrés. Le premier, c'est de croire que le comportement des garçons est instinctif : puisque leur éducation n'a pas été sexiste, leur attitude violente à l'égard de la fillette ne peut qu'être naturelle. Le second, c'est de qualifier la petite fille uniquement par son apparence « mignonne, coquette » et de la placer dans une position de victime face aux garçons, « la pauvre, c'est la seule fille ». Cette scène familiale montre bien que l'égalité des garçons et des filles n'est pas seulement une question de bonne volonté de la part des adultes : c'est un véritable défi qui va au-delà de ce que l'on croit savoir sur le genre, qui questionne la représentation même que l'on se fait de ses convictions. Face à ce problème, les adultes auraient pu discuter avec les garçons de l'importance du respect des autres quel que soit leur sexe, et leur dire, face à la petite fille, que cette dernière est toute aussi intelligente et capable qu'eux : elle a le droit, à ce titre, d'être incluse dans leur jeu, qui par ailleurs n'a pas à faire l'objet de violences. On imagine la scène réelle qui se déroulera : la petite fille protégée par ses parents et mise à part pour jouer avec ses bijoux qui lui attireront nombreux compliments esthétiques, pendant que les garçons occuperont l'espace sonore et visuel sous prétexte qu'ils ont naturellement besoin de davantage de place pour s'épancher. Le cas de ce noël familial interroge : comment des adultes persuadés de ne pas véhiculer de normes genrées peuvent-ils se comporter comme tel, contre leur volonté ? La réponse est dans la perniciosité des comportements sexistes, que l'on adopte sans le savoir parce qu'ils font partie intégrante de notre propre socialisation et qu'ils ne sont pas identifiés comme tels. 2. Des pratiques ludiques genrées de fait: la preuve par la transgression jeu Comme le soulignent Christian Beaudelot et Roger Establet « à l'origine, un jouet ne produit pas le stéréotype, il donne des outils pour se conformer et construire son 33 identité sexuelle 70». Le stéréotype vient de l'utilisation que l'on en fait, donc de ses acteurs principalement. En 2001, Stéphane Clerget71 cite des études qui ont constaté qu’avec un même jouet, l’adulte ne joue pas de la même façon lorsqu’il s’adresse à un petit garçon ou à une petite fille. Ce qu’il nomme « l’identification projective » conduit à être plus doux, plus mesuré, avec des gestes moins brusques et plus attentionnés dès lors que l’on joue avec une fille. Les gestes violents et agressifs sont mieux tolérés chez les petits garçons, quant ils ne sont pas suscités ou stimulés. Combien de pères apprennent-ils à leur fille à se bagarrer ? Apprendre à devenir un petit dur commence très tôt. Davantage invités à prendre des risques, et à manifester leurs caractères, les petits garçons sont plus bruyants et prennent plus de place que leurs petites sœurs. Un des exemples les plus parlants est la réaction des adultes face à la transgression de genre dans le jeu. En effet, comme le souligne Christine Delphy, la différence entre les garçons et les filles dans le jeu est une hiérarchie, sinon les jouets seraient interchangeables. Nous allons voir que les règles d'échange de jouets reflètent parfaitement les normes de genre de la société. En effet, la féminisation des jouets sans réciprocité montre que les changements de mentalités sont plus féminins que masculins, ce qui se vérifie dans tous les segments de la société : les femmes s'approprient des milieux masculins mais pas l'inverse. Ainsi à 3 ans, les filles ont davantage tendance que les garçons à préférer un jouet contre-stéréotypé à un jouet mixte72. Ceci s'explique en partie par une dévalorisation des activités dites féminines. Si les garçons ne sont pas incités à aller vers des jeux dits de filles, c'est parce que ces derniers sont d'autant plus dévalorisés que les jeux masculins sont valorisés pour les valeurs qu'ils portent. « Les filles savent qu'elles rêvent pas seulement de valeurs de garçon mais de valeurs dominantes dans la société (agressivité, aventure, action, compétition) plus que les garçons ne rêvent de dînettes, de poupées73 ». Par ailleurs, comme nous l'avons vu plus haut, les jouets et activités féminins sont perçus comme davantage stéréotypés que les jouets masculins. 70 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Quoi de neuf chez les filles? Entre stéréotypes et libertés, op. cit. 71 Cité in CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », Alliage, La Science et la guerre, n°52, 2003 72 VINCENT Sandrine, Le jouet et ses usages sociaux, cit. op. 73 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 34 Étant plus limités en nombre et en possibilité, ils justifieraient aux yeux des adultes que les filles se tournent vers des jeux dits de garçons, un argument qui rejoint le premier dans la dévalorisation du féminin. Le revers de la médaille, c'est-à-dire le peu de garçons allant vers les jouets de filles, s'explique non seulement par le peu de crédit accordé à ces derniers mais surtout par le coût que cela représente pour lui. Si la masculinisation de la panoplie de jouets des filles ne pose aucun problème voire fait l'objet d'un encouragement, la féminisation de celle des garçons est associée à une manifestation d'homosexualité. Force est de constater que les garçons qui choisissent des attributs féminins (poupée, déguisement de princesse) se voient qualifier de trop fusionnels à leur mère ou d'homosexuel, des conclusions qui ne concernent pas une seconde les filles. On assiste ainsi à une véritable prévention à l'égard des fils, qui risquent de devenir homosexuels s'ils jouent à la poupée, alors que l'adulte n'envisage pas une seconde que cette attitude puissent simplement consister à « faire comme papa ». Un garçon utilisant un jouet de fille pose un doute sur son identité masculine74. Cette constatation est très intéressante car elle révèle une autre angoisse de l'égalité des sexes : le pendant de la « féminité perdue » que nous avons évoqué, c'est la « masculinité entachée » Nous retrouvons là les éléments de la fabrique du petit mâle, où « adopter des comportements masculins pour une fille est une simple transgression ; adopter des comportements féminins pour un garçon est une dévalorisation 75». Or, qui dit dévalorisation chez l'homme dit homosexualité, qui est considérée dans le cadre de la virilité masculine comme une défaillance, un manque de force : on n'est pas un « vrai mec » quand on se comporte « comme une fille » ou comme une « tapette ». Ce phénomène est spécifique aux garçons : on ne voit nullement de parents s'inquiéter de l'homosexualité de leur fille lorsque cette dernière transgresse son genre. Encore une fois, cette association injustifiée qui fait de l'homosexualité masculine l'antagonisme du genre homme est un aspect peu abordée actuellement par les féministes. Au niveau des jouets, l'unicité des transgressions transparaît dans les raisons avancées par les enfants pour justifier de leur refus : interrogés par Mona Zegai, les garçons rejettent un jouet dits de fille car "c'est pour les filles", là où les filles développent une explication. 74 HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, op. cit. 75 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 35 Révélatrice des normes encore machistes qui entourent le genre masculin, la transgression dans le jeu nous apprend aussi le retard de la société sur ses représentations des genres. Comme le souligne Elodie Baerlocher, un petit garçon qui lange est toujours associé à sa mère, et pas à son père s'occupant des enfants. Les stéréotypes faussent le jugement des adultes mêmes, au-delà de pratiques égalitaire : pour eux l'homme ne s'occupe pas des enfants, donc l'usage d'une poupée par un petit garçon ne participe pas à sa construction masculine. *** Nous avons vu que même lorsqu'ils affichent une volonté ferme de ne pas traiter inégalitairement les filles et les garçons, les adultes agissent différemment selon le genre. Ce phénomène est d'autant plus amplifié que les enfants reprennent à leur compte ces stéréotypes dès le plus jeune âge. En effet, dès 20 mois, un enfant montre des préférences pour les jouets de son sexe. L'adulte se tourne donc vers la naturalisation des rapports sociaux de sexe pour expliquer les comportements différenciés qu'il observe précocement chez les garçons et les filles, inconscient de ses propres injonctions stéréotypées. Or, si l'enfant est si réceptif aux stéréotypes de sexes, c'est qu'il comprend l'importance suprême des normes de genre et des comportements qui en sont attendus L'importance accordée à son jugement et ses désirs ne doit pas cacher la socialisation au genre à laquelle il est soumis. C'est sur les processus psychologiques d'intériorisation des normes que nous allons nous pencher. B. L'enfant, acteur de sa propre socialisation au genre dont le jeu est mésinterprété Rares sont les études sur la socialisation au genre qui prennent en compte le point de vu du principal concerné, c'est-à-dire l'enfant. Si nous analysons l'enfant comme acteur de sa socialisation, on va plus loin dans la justification de son utilisation des stéréotypes de sexes, on reconnaît qu'il se les approprie de leur plein gré, au delà de l'influence des médiateurs et de son entourage. Cette appropriation est nécessaire dans le processus 36 d'identification sexuée. Comme nous le rappelle Chiland (2003)76 l'identité sexuée est à la fois objective « le sexe assigné à l'enfant par la société » et subjective « sentiment d'appartenir à un sexe et sentiment de sa féminité ou masculinité ». Pourquoi les enfants adhèrent-ils tant aux stéréotypes de sexe qu'ils retranscrivent dans les jouets ?Pourquoi connaissent-ils mieux les jouets de leur sexe que ceux de l'autre ? 1. Connaître la construction de l'identité sexuée chez l'enfant pour comprendre son rapport aux stéréotypes Grâce à la psychologie, on peut comprendre que l'adhésion aux stéréotypes de sexes par les plus jeunes fait partie d'un processus de construction de l'identité sexuée, alimenté par le jouet qui propose des connaissances socio-culturelles sur le féminin et le masculin. Le courant cognitif a développé l'idée que le développement de comportements genrés s'expliquait par l'acquisition de connaissances sur le genre, tant chez Kohlberg que chez Martin et Halverson. Selon Kohlberg, l'un des premiers à établir un modèle théorique du développement de l'identité de genre, (1966), la construction est le fruit de 3 étapes : les changements de comportements genrés correspondent aux changements cognitifs de développement de la pensée de l'enfant. – L'identité de genre. Les auteurs s'accordent à dire que la découverte du sexe se fait vers l'âge de 2 ans, même si la distinction des deux sexes est déjà constatée à 6 mois. A 2 ans, ils ont 61% de réussite au classement des jouets sexués, un pourcentage qui atteint 86% à 3 ans77. Selon Véronique Rouyer78, cette prise de conscience de l'appartenance à un genre s'expliquerait par l'acquisition de la position assise. Pour d'autres, elle dépend de la prise de conscience des organes génitaux. A cette étape de l'enfance, l'individu comprend qu'il existe deux genres, et pense encore que sa définition dépend de facteurs socio-culturels et non de caractéristiques physiques. Ceci explique 76 CROITY-BEL Sandrine, PRETEUR Yves, ROUYER Véronique, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge adulte, Toulouse, ERES « Hors collection », 2010, p. 1 à 50 77 HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, op. cit. 78 ROUYER Véronique, La construction de l'identité sexuée, Ed. Armand Colin, 2007 37 pourquoi ils expriment déjà des préférences pour les jouets de leur genre qui leur apporte des indices leur permettant de différencier les hommes et les femmes. Fait curieux, ils sont déjà capables d'attribuer un genre aux professions et aux activités alors qu'ils côtoient peu d'adultes, n'ont pas une connaissance approfondie des métiers, et ce même lorsqu'ils sont issus d'une famille où le partage des tâches est égalitaire. Anne Dafflon-Novelle nous explique que ces stéréotypes proviennent de l'influence des médiateurs (jouets, livres, publicités). Or, dans l'apprentissage des rôles de sexes, les enfants raisonnent par statistiques, d'où l'importance des représentations qui les entourent. En définitive à ce stade, un petit garçon sait qu'il est garçon, qu'il y a d'autres garçons, mais il ne sait pas déterminer qui est garçon ; en d'autres termes, il ne peut pas encore associer deux éléments à un même groupe de genre. Ce n'est que progressivement qu'il apprend à généraliser son sexe et évaluer les comportements par-rapport au genre garçon. – La stabilité de genre Vers 3,4 ans, les enfants comprennent que le sexe est une donnée stable dans le temps, et font le lien entre être une fille ou un garçon et devenir une femme ou un homme. Cependant, à leurs yeux, on peut encore changer de genre en changeant d'attributs, d'où l'importance des stéréotypes dans l'apprentissage des rôles. Ils comprennent que le comportement des adultes est différent selon leur sexe, ainsi que leurs attentes79. Par conséquent, ils savent rapidement qu'il existe des jouets différents selon le sexe, comme le souligne Elodie Baerlocher : « les jouets adéquats selon leur typicité sexuée sont intériorisés très rapidement par les enfants ». La transgression de genre devient inacceptable, puisque pour eux ce dernier dépend du contexte. – La constance du genre Entre 5 et 7 ans, l'enfant comprend que le sexe biologique ne changera pas, il est constant au-delà des situations. Au fur et à mesure, les jeunes vont intérioriser qu'il est possible de transgresser les normes genrées sans remettre en cause l'identité 79 MULLER et GOLDBERG (1980) in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée, op. cit. 38 sexuée. Néanmoins ils savent que ces transgressions sont plus ou moins acceptées par la société. L'acquisition de la constance de genre a été illustrée par une étude de Martin en 198980. Lorsqu'ils doivent choisir un jouet pour un autre enfant, les enfants utilisent uniquement le sexe comme information et attribuent des jouets qu'ils pensent appartenir au genre féminin ou masculin. En revanche, les plus âgés prennent en compte le fait que l'enfant en question ait envie ou non d'un jouet stéréotypé, parce qu'ils ont compris qu'il existe des conceptions morales autour du genre, au-delà de données biologiques. Ils intériorisent également le prestige des valeurs masculines mais les valeurs féminines sont assez attractives pour que les filles s'y adonnent. La théorie de Kohlberg présente l'avantage d'expliquer les réactions stéréotypées des plus petits qui étonnent les parents les plus égalitaires : leur adhésion aux stéréotypes s'explique en partie par la prise de conscience de l'importance du respect des normes de genre. La construction de l'identité sexuée est en revanche plus complexe que ne le laisse paraître cette théorie, puisqu'elle implique de la part de l'enfant un rôle actif. Par ailleurs, les stades qu'ils présentent sont erronés puisque l'on a montré depuis que même les bébés ont conscience du rôle du genre dans les relations sociales. Ces deux interrogations peuvent être étayées par l'étude de Martin et Halverson avec le schéma genre, et ce que font tous les adultes sans le savoir : le genre est un moyen simple d'analyser rapidement les situations. A Kohlberg qui situe la prise de conscience des normes de genre à 2 ans, les auteurs Martin et Halverson81 opposent en 1981 l'idée que l'enfant applique la norme du genre avant même d'en prendre conscience. Selon eux, les stéréotypes de genre structurent la pensée, s’acquièrent, se maintiennent et influencent les perceptions des plus jeunes. Le genre, en tant que classification dichotomique, agit comme un schéma permettant aux enfants de filtrer les informations liées à la construction de leur identité. Ainsi, ils classent les activités et les rôles dits masculins et féminins et savent dès lors qu'ils doivent se comporter différemment selon leur genre, ce qui est traduit dans le jeu. En effet, comme le 80 DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Ibid. 81 MARTIN et HALVERSON, A schematic processing model of sex typingad stereotyping in Children, Child developpment, 52, 1119-1134, 1981 in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée, op. cit. 39 précise Pierre Tap (1985)82, les enfants choisissent les jouets de leur sexe pour affirmer et élaborer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes comme fille ou garçon : il faut se conformer pour se confirmer : « L'enfant en vient à aimer ce qu'il a le droit ou la possibilité de posséder, à apprécier les jouets qui peuvent être siens, et à rejeter les jouets qui ne font pas partie de son champ d'appropriation ». Par ailleurs, ils cessent progressivement de développer leurs connaissances de l'autre groupe, d'où le fait que chaque genre connaît davantage ses jouets que ceux de l'autre. Ainsi, au-delà d'une réalité sociétale, le genre est un filtre permettant de voir les attitudes liées à chacun des sexes ; il va structurer la pensée en cadrant le traitement de l'information et son interprétation. Voilà pourquoi au-delà de normes sociétales, les enfants s'approprient les stéréotypes de jouet dits de leur genre. L'attrait pour ce schéma genre est compréhensible, puisqu'il permet de classer de façon omniprésente tous les aspects de la société, même à un âge où les capacités cognitives sont limitées. Comme le disait Hurtig83, l'identification par le genre permet une « catégorisation simple puisque binaire, stable et basée sur une discrimination considérée comme évidente ». A terme, cette vision est tant intériorisée que la bicatégorisation des individus devient inconsciente et automatique, et seul un travail sur le genre permet de réaliser que ce filtre nous a été transmis un jour. Ainsi, le cognitif, c'est-à-dire les connaissances sur le genre, ne déterminent pas les comportements ou les goûts des enfants, mais augmentent les expériences de socialisation en structurant ces dernières. Avant la constance de genre énoncée par Kohlberg, l'enfant possède déjà un schéma socio-cognitif du genre face à ce qu'il perçoit. En d'autres termes, les stéréotypes de genre ne sont pas à l'origine des comportements et de la pensée, en revanche ils les organisent. Reste à savoir d'où vient l'appétence précoce des enfants pour les stéréotypes genrés : il est important de prendre en compte le socio-cognitif, autrement dit, le rôle des interactions humaines. 2. Le rôle du socio-cognitif dans la socialisation au genre Contrairement à ce que prétendait Freud, plusieurs études ont montré l'importance de l'entourage et du sexe assigné à la naissance sur le développement du genre par-rapport 82 TAP Pierre (1985) in CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », op.cit. 83 HURTIG citée in CROITY-BEL Sandrine, PRETEUR Yves, ROUYER Véronique, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge adulte, op. cit. p.29 40 au facteur biologique.84 Comme nous cherchons à le montrer dans ce mémoire, c'est l'assignation à un genre qui déclenche un comportement social différencié chez les adultes, et non le sexe de l'enfant qui déterminerait une attitude innée. L'apport des sociocognitivistes est d'introduire l'influence de ce qui est socialement construit et transmis par les autres dans le développement des rôles de genre. Ainsi, les pratiques parentales seraient des antécédents des différences genrées plutôt que des conséquences : une petite fille est coquette parce qu'on la qualifie comme telle, la remarque initie le comportement en croyant le constater. Dans cette perspective, nous nous penchons désormais non plus sur la connaissance du genre mais sur les injonctions genrées, transmises par les autres filles et garçons rencontrés dans les institutions de la petite enfance, à l'école, mais aussi les membres de la famille, les encadrants... L'apprentissage des normes de genre provient en premier lieu de l'incitation et la désapprobation des autres face à une attitude. Mischel en 1966 puis Bandura en 1971 85 montrent qu'il y existe deux façons pour l'adulte d'intervenir dans l'apprentissage social de l'enfant. Pour Mischel, la première s'intitule le renforcement via l'encouragement ou la punition : l'adulte va encourager ou décourager un comportement typique d'un genre ou de l'autre, auquel cas l'enfant répétera uniquement ce qui est perçu comme positif. C'est pour cela que les garçons évitent d'autant plus le choix d'un jouet traditionnellement féminin lorsqu'un examinateur est en présence, sachant la désapprobation qui s'en suivra. 86 La seconde façon est un processus d'observation puis de remodelage : l'enfant va décrypter les attentes sociales de genre puis reproduire ce qu'il a perçu comme un comportement admis pour son genre. Bandura reprendra cette théorie qu'il intitulera le modèle socio-cognitif du genre en insistant sur la motivation au modelage : cette dernière dépendrait des injonctions de l'entourage. Au début, ce dernier compte beaucoup dans l'apprentissage, puis avec l'âge, les enfants s'auto-renforcent à la sortie de la petite enfance en anticipant ce qui va être valorisé ou non. 84 Voir les différentes études de MONEY et EKRHARDT (1972) et celle de COLLAER et HINES (1995) in ROUYER Véronique, La construction de l'identité sexuée, op. cit. 85 BANDURA, « A social learning theory », Englewood Cliffs : Prentice Hall, 1971 ; MISCHEL, « A social learning view of sex differences in behavior », in E. E. Maccoby, The developpement of sex differences, Stanford, 1966 in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée, op. cit. 86 HARTUP, MOORE et SAGER, « Avoidance of innapropriate sex-typing by young children », Journal of Consulting Psychology, 1963, in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Ibid. 41 Ce processus d'encouragement des normes n'est pas que le fait des adultes : les pairs jouent un double rôle dans la socialisation au genre: soit en tant que police du genre, où les transgressions sont désapprouvées, soit en tant qu'initiateur de transgressions, notamment dans le cas de fratrie où les plus jeunes imitent les plus grands. D'ailleurs dans le jeu, les activités désapprouvées par les pairs sont terminées plus rapidement que celles qui sont renforcées positivement. A la crèche, dès 2 ans chez les filles et 3 chez les garçons, les groupes de pairs genrés se forment dans le jeu87. Ces groupes ont une influence sur les pratiques ludiques : plus les filles et garçons passent de temps avec les enfants du même genre, plus leur comportement devient différencié. 88A la longue, on observe qu'en présence de pairs, et surtout de sexe opposé, un enfant a moins tendance à jouer avec un objet traditionnellement attribué à l'autre genre. Déjà en 1934, Goodenough expliquait que la les groupes de pairs genrés se formaient pour faciliter les interactions dans le jeux et éviter les conflits : au fond, ce n'est pas tant le genre du pair ou celui du jouet qui explique le choix mais le style comportemental qui découle de ces deux facteurs : s'il est similaire à celui de l'enfant, le jeu est plus compréhensible et permet donc d'interagir. Or, les filles et les garçons n'ont pas les mêmes objectifs de jeu : les premières maintiennent les relations sociales et sont agressives verbalement, les seconds cherchent à se positionner dans le groupe de pair par l'agression physique. Pour autant, il existe plus de différence dans un même groupe qu'entre les deux groupes de genre ! Le constat est différent dans les fratries : Mona Zegai nous explique que jouer avec ses frères et sœurs permet autant de transgressions de genre que d'exemples de comportement, le grand influençant le petit. La sociologue observe notamment en entretien une véritable « leçon de genre » du grand frère sur le petit en matière de jouets : la réaction de la mère rejoint notre exemple de Noël puisqu'elle indique à la sociologue « qu'ils n'ont pas été élevés comme ça ». Pour certains, l'attitude de l'aîné(e) face au genre déterminerait même le comportement du cadet. Un dernier élément inhérent à la socialisation socio-cogitive au genre est révélé par le jeu dans une étude de Rouyer et Robert sur 102 enfants de 3 ans 89 : il s'agit de 87 LA FRENIERE, STRAYER et GAUTHIER, "The emergece of same-sex preferences among preschool peers: a developmtenal ethological perspective", Child development, 1984, in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée, op. cit. 88 DUCRET Véronique et LE ROY Véronique, « La poupée de Timothée et le camion de Lison. Guide d’observation des comportements des professionnel-le-s de la petite enfance envers les filles et les garçons », Genève : le 2ème Observatoire, 2012 89 ROUYER et ROBERT, « Les jouets sont-ils un outil de transmission des stéréotypes de sexe? » in CROITY-BEL Sandrine, PRETEUR Yves, ROUYER Véronique, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge 42 l'égocentrisme de l'enfant. Les sociologues ont cherché à comprendre sur quels critères se basaient les enfants pour déterminer à quel genre est destiné un jouet. Le constat est que ce sont tant les relations interpersonnelles de l'enfant que sa familiarité avec le jouet qui façonnent sa connaissance du genre : c'est en cela que l'enfant est actif dans sa socialisation au genre. L'observation de ses pairs permet de généraliser un genre dont il tire ses connaissances de part son expérience du jeu. Ainsi, la pratique du jeu et de celle de ses proches joue un rôle clé dans la représentation que se fait l'enfant du genre. Pour autant, l'égocentrisme est inhérent à la définition du genre par les jeunes enfants : la moitié d'entre eux justifie son classement des jouets à partir d'une généralisation de son propre sexe ou de celui d'un pair qui le possède : « ce jouet est à moi, je suis une fille, donc c'est un jouet pour fille ». Les enfants des deux genres vont d'ailleurs s'attribuer uniformément les jouets neutres. L'expérience des pairs explique la progressive différenciation de jouets filles/garçons. En interrogeant les enfants sur le genre des jouets sur catalogue, Mona Zegai fait le même constat de biais égocentrique : les plus jeunes sont à la fois conformes et contradictoires dans leur choix de jeux: encore incapables d'identifier tous les labels genre du fait de leur âge et de leur analphabétisme, ils s'attribuent les jouets qu'ils pensent socialement attribués à leur sexe mais parfois aiment des jouets de l'autre sexe et donc se les approprient. A l'inverse, Mona Zegai constate que chez des enfants plus âgés, c'est le goût présumé du genre pour l'objet, et non plus le goût de l'enfant qui détermine le choix d'un jeu. Le raisonnement inverse s'effectue: « je suis une fille, le jouet est pour un garçon, donc pas pour moi » (et vice-versa). Comme le précise Mona Zegai, les enfants "se posent en s'opposant", c'est-à-dire qu'ils construisent leur identité de genre face à l'identité sexuelle contraire, ce qui n'étonne pas sachant que cette division organise la société entière. Quelle que soit son avancée dans l'apprentissage du genre, les jouets sont un moyen pour l'enfant de se positionner dans une identité de pair, et de s'affirmer de façon positive mais surtout négative, notamment chez les garçons qui rejettent davantage les jeux de filles que l'inverse. Comme nous l'explique Rouyer, l'égocentrisme justifie aussi le désintéressement progressif des enfants pour l'autre genre : ils évaluent davantage le même sexe que le leur, pour maintenir leur identité de genre dont ils n'ont pas de définition abstraite. Ce désintéressement se traduit par un mauvais classement des jouets : les filles vont s’attribuer plus de jouets dits féminins que ne leur réservent les garçons adulte, op. cit. 43 Il existe peu de travaux sur le point de vue des enfants du schéma genre. Est pourtant apparue au cours de mes recherches l'étude de Manuel Tostain sur l'origine des différences de sexe selon les enfants. Pour le courant essentialiste, les enfants la justifient par des propriétés naturelles : ils seraient donc victimes du biais essentialiste. Pour les psychologues comme Carrey, ils l'attribuent au désir et aux normes sociologiques (le droit de faire quelque chose ou pas). C'est cette idée que Tostain va confirmer en 2006 90 : les enfants avancent trois explications aux différences de comportement face au foot : biologique (les garçons sont nés avec le goût du football), sociologique (on leur apprend à jouer au football alors qu'aux filles non) et psychologique (les garçons préfèrent le foot, c'est pour cela qu'ils y jouent davantage que les filles). Plus ils sont jeunes, plus ils penchent pour l'explication psychologique : l'égocentrisme enfantin sous-estime le pouvoir de la socialisation et place le choix au-dessus de la biologie. Quand ils grandissent, ils délaissent les justifications biologique et psychologique au profit du social. 90 TOSTAIN et LEBREUILLY (2006) cités in CROITY-BEL Sandrine, PRETEUR Yves, ROUYER Véronique, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge adulte, op. cit. 44 *** Les pratiques ludiques nous révèlent que la construction du genre est non seulement le résultat des normes de genre induites par la société mais aussi et surtout le fruit des interactions personnelles de l'enfant. Or, ces interactions sont fortement structurées par un schéma genré que transmettent malgré eux les adultes et que reproduisent les enfants : comme le dit Chiland (2003), « l'enfant a un sexe dans la tête de l'autre avant d'en avoir un dans sa tête »91 : il n'y a pas d'éducation neutre. Si la force de la socialisation n’est plus à prouver, quelques études psychologiques sur les jeux, véritables outils d'observation de la socialisation enfantine, nous montrent que l'enfant est fortement égocentrique. Ce trait qui n'est pas forcément pris en compte dans l'analyse sociologique est pourtant porteur d'espoir : lorsqu'ils n'ont pas encore entièrement intériorisé les normes de genre et de par leur égocentrisme, les enfants échappent encore au biais essentialiste que nous avons maintes fois évoqué comme frein à une véritable égalité entre les filles et les garçons. Ils placent encore le choix comme explication principale aux comportements genrés, auquel ils ajoutent progressivement le poids des normes. En définitive, les trois explications données par les plus jeunes expliquent la socialisation au genre : les garçons aiment le foot parce qu'on leur apprend à l'aimer, et ce en raison d'une croyance en l'amour inné du genre masculin pour le football. Puisque nous sommes « façonnés par le regard des autres » selon Françoise l'Héritier, comment distinguer ce que l'on impose de ce que l'on souhaite réellement, afin de ne brimer aucun des genres dans son accomplissement personnel ? La meilleure solution reste encore l'éducation de tous à l'égalité, et la mise en lumière des stéréotypes pour permettre aux individus de s'en défaire s'ils le souhaitent, ou de les accepter en sachant qu'ils sont construits, donc qu'ils peuvent changer. Cette promotion de l'égalité dès l'enfance, c'est l'objectif d'un programme déployé à Toulouse dans trois crèches pilotes par plusieurs acteurs que j'ai eu l'occasion de rencontrer. *** 91 CHILAND in ROUYER Véronique, La construction de l'identité sexuée, op. cit. 45 Partie 3. Comment lutter contre les stéréotypes genrés et promouvoir l'égalité des sexes dès la prime enfance: l'exemple du programme Egalicrèche A. La crèche, ou la socialisation précoce au genre: terrain du programme égalicrèche Inédit en France, le travail effectué par le programme égalicrèche a tout d'abord permis de confirmer plusieurs études sur le sujet, mais surtout de fournir de la matière sur un domaine peu exploré des sciences sociales. La contribution des institutions préscolaires au processus de socialisation différenciée est en effet peu étudiée, c'est "l'angle mort des recherches sociologiques en France" si l'on en croit les membres du groupe de travail égalicrèche92. Pourtant, les institutions de la petite enfance ont un rôle centrale de socialisation en tant que premier contact de l'individu hors de la famille dans une période de construction identitaire. Lorsque je l'ai rencontrée en entretien, en mars 2015, la coordinatrice du programme Egalicrèche Sophie Collard m'a expliqué que l'étude portait sur trois crèches. Elle est achevée aux crèches municipales toulousaines Claude Nougaro et Les Trois Renards, toutes deux gérées par le Centre Communal d'Action Sociale (CCAS) et composées chacune de 60 enfants et 20 professionnelles. La troisième crèche Nids d'Anges à Cadours était en cours d'analyse, cette fois en zone rurale et gérée par une association parentale, composée de 17 enfants et 8 professionnelles. Est à noter que cette crèche, de part sa taille, a permis d'observer davantage d'interactions entre les professionnels et les enfants (8000 contre 7000 pour les deux autres confondues). 1. Une analyse socio-psychologique basée sur l'observation d'interactions genrées Comme nous l'avons vu précédemment, la faiblesse des études sur le genre dans l'enfance est de ne pas observer l'enfant comme acteur de sa socialisation, mais comme une victime des forces profondes des normes sociales. En effet, la sociologie se penche 92 Propos recueillis lors de la réunion du groupe de travail égalicrèche (5/12/2015) 46 davantage sur l'institution, les livres, les magazines vecteurs de stéréotypes, que sur le rôle actif de l'enfant sur sa socialisation, comme nous l'avons vu précédemment. C'est là tout l'intérêt du programme Egalicrèche, qui se fonde sur une phase concrète d'observation des comportements des plus jeunes et de leurs interactions avec les adultes. Orientée vers les professionnelles qui en sont le public cible, cette étude part de situations concrètes propres à chaque crèche et chaque groupe, suivies de l'analyse du groupe de travail composé à la fois de sociologues et de psychologues. L’intérêt d'un travail socio-psychologique est double : renseigner sur les normes genrées tout en prenant en compte les données psychologiques de l'individu, c'est-à dire considérer qu'il n'est pas seulement le produit de la socialisation mais qu'il va se positionner par-rapport aux conflits auxquels il se trouve confronté. Comme le souligne Hurtig93, la principale difficulté dans l'étude de la petite enfance sous l'angle du genre réside dans la contradiction des résultats. En effet, l'étiquetage genré des enfants étant très précoce et le genre de l'adulte comme de l'enfant jouant un tel rôle dans leurs interactions, il est difficile d'en distinguer l'origine de la conséquence. Le programme se positionne donc dans une politique de choix et de sensibilisation : l'objectif est d'éclairer les adultes sur les stéréotypes genrés qu'ils véhiculent souvent malgré eux afin de proposer une éducation plus neutre et de fait davantage attentive aux véritables désirs des enfants. L'observation des jeux révèle, comme on peut s'y attendre, des pratiques genrées. Bien que nous n'en ayons pas conscience, et même en souhaitant agir en sens inverse, nous avons un comportement différent face à un garçon et à une fille. « Dans les deux premières crèches, inconsciemment les professionnelles dirigent les filles ou les garçons vers des activités, elles jouent davantage avec les filles et les poupons, avec les garçons et les camions. 94» Comme l'explique Sophie Collard concernant la crèche de Cadours, "on a seulement 27% de jeux collectifs mixtes, 14% des garçons jouent de façon collective contre 11% des filles ». Par ailleurs, il est apparu que même lorsque garçons et filles sont placés dans des jeux mixtes collectifs, « les garçons jouent davantage entre eux à 30% et les filles 93 In COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, op. cit 94 Toutes les citations en italique de cette partie (sauf mention inverse) sont issues de l'entretien avec Sophie COLLARD, coordinatrice du programme Egalicrèche, retranscrit en Annexe 3 47 entre elles à 30% ». Cela confirme la théorie de Goodenough sur la préférence des enfants pour leurs pairs dans le jeu. En outre, comme chez leurs aînés, les jouets font l'objet d'une utilisation genrée: « On voit que les jeux d'imitation coiffure, ménage, cuisinière, poupons, ce sont à 100% des filles, quand les jeux de construction, legos, puzzle, bricolage c'est à peu près 20% de filles. » En extérieur, la répartition est plus ou moins mixte: « Les jeux d'adresse, il y a à peu près une mixité (un peu plus les filles pour Cadours) alors qu'il y a des ballons, des bascules, des trotteurs, des toboggans. Par contre, les camions, voiture et avions ce sont plus les garçons, même au niveau des jeux mixtes les garçons y jouent davantage. 60% des enfants qui jouent à des jeux de construction sont des garçons, 99% des enfants qui jouent à des jeux d'imitation sont des filles, et 97 % des enfants qui jouent avec des camions, voiture et avions sont des garçons ». Cette mixité plus ou moins acquise peut s'expliquer par la neutralité des jouets : si les ballons et toboggans sont désormais l'apanage des garçons comme des filles, les voitures et les avions restent encore fortement étiquetés comme masculins. Forte de ses observations sur le choix des jouets, l'équipe Egalicrèche a souhaité tout d'abord intervenir en montrant aux professionnelles que la façon de jouer différait selon les genres. L'objectif de l'atelier était de placer l'enfant dans un jouet typiquement genré de l'autre sexe et d'observer sa réaction. « On a mis des groupes de filles avec des jeux dits masculins et on a observé. [Les professionnelles] se sont rendues compte que les filles étaient perdues, « qu'est ce qu'on va faire avec ces jeux là » ? Elles demandaient de l'aide de la part des professionnelles qui les ont accompagnées. On avait un atelier bricolage plus un train et un garage à voitures, et en fait, elles ont commencé à jouer ensemble d'abord à un jeu, le garage à voitures, puis à la menuiserie, puis le train. Elles discutaient et échangeaient entre elles. On a fait la même expérience avec des garçons et ces jeux là, de suite ils sont allés dessus, ils étaient plus dans la dispute, s'imposaient dans les jeux et ne jouaient pas forcément ensemble même avec des jeux dits masculins. Et après on a fait la même expérience avec des jeux dits féminins, en mixité aussi filles et garçons et les filles étaient d'un côté, les garçons de l'autre ils ne jouaient pas ensemble. Puis les garçons avec des poupons, pour langer, ils étaient vraiment perturbés, y en a beaucoup qui ne voulaient pas jouer, juste un, ils échangeaient pas, ne communiquaient pas trop. De façon générale, ils ont du mal avec ces 48 jeux là, beaucoup plus que les filles avec des jeux dits masculins, mais même avec leurs jeux, ils ont tendance à jouer moins ensemble que les filles et échanger là dessus. » La différence dans le jeu chez les plus jeunes avait déjà été observé par Dominique Dolay avec les poupées95: les filles reproduisent systématiquement des scènes de maternage avec les poupées et construisent des fictions, ce qui n'est pas le cas des garçons qui n'élaborent jamais d'histoires entre eux. En outre, les filles n’intègrent pas les garçons dans leur fiction mais les associent à des activités qu’elles perçoivent comme masculines (conduire un bus, un train, etc). Ici, nous voyons que la manière de jouer est genrée, audelà même du type de jouet utilisé : les filles sont dans une logique de coopération, les garçons de compétition. Les adeptes de la naturalisation y verront une preuve de l'indiscutable différence innée entre les sexes. Or, c'est ramener l'enfant à un animal guidé par son instinct que de considérer que les garçons sont biologiquement violent et les filles anatomiquement gentilles. Nous préférerons donc l'interprétation sociologique soulignant l'intelligence des enfants, qui comprennent ce qui est socialement admis et ce qui ne l'est pas dès le plus jeune âge. Le garçon sait que jouer avec des jeux de filles est considéré comme dégradant, et qu'un "vrai garçon" se démarque par son indépendance. Et, comme le soulevait déjà Carpenter en 198996, les filles sont plus enclines à participer à des activités encadrées, elles demandent de l'aide et du conformisme car elles savent qu'elles ne pourront s'exprimer que dans un cadre structuré où les garçons sont contenus. C'est d'ailleurs l'explication psychologique avancée par Anne Dafflon-Novelle97 en première partie concernant les stratégies d'apprentissage face aux normes induites par la socialisation différenciée. En outre, nous retrouvons ici ce que nous avons abordé au sujet de la transgression par le refus des garçons de jouer à la poupée. Cette norme semble donc être très forte et précoce, ce qui suggérerait que la socialisation au genre est encore plus traditionnelle et intransigeante chez les garçons que chez les filles. Lorsqu'ils sont tout de même contraints à essayer un jeu dit de filles, les garçons adoptent une stratégie de détournement pour rester dans leur rôle de petit mâle: « Quand ils jouent à des jeux d'imitation type poupée, dînette, 95 DUCRET Véronique et LE ROY Véronique, « La poupée de Timothée et le camion de Lison », op. cit. 96 CARPENTER, « Les Institutions de la petite enfance » in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Fillesgarçons : socialisation différenciée , op.cit. 97 DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , op.cit. 49 etc de façon générale, ils détournaient le jeu, ils utilisaient les poupons comme pistolet, ils tiraient les cheveux, ils les balançaient, ils étaient beaucoup moins dans l'imitation de la maman ou du papa que le sont les filles. » Outre un apport sur le genre dans l'utilisation des jouets, l'équipe Egalicrèche met en lumière que le jeu dit libre est en réalité le lieu de reproduction des rapports de pouvoir et des stéréotypes. Dominique Golay s'est penchée sur le jeu libre qui désigne les activités à l'initiative de l'enfant et entend tenir compte de leurs intérêts et de leur potentiel. Le jeu libre s'inscrit dans l'approche de Lockzy selon laquelle l'enfant répond mieux à ses besoins s'il est à l'initiative de l'activité et que l'adulte se porte simplement garant de la sécurité en lui évitant le conditionnement, l'exigence de précocité et le laissez-faire. Cette vision idyllique de l'enfant s'amusant dans un jeu bon et naturel masque la réalité d'une reproduction des rapports sociaux de domination entre les genres: c'est du moins la thèse que défend Dominique Golay98 . Comme elle l'explique, le jeu répond à une culture enfantine, définie comme un « ensemble de pratiques, de connaissances, de compétences et de comportements qu'un enfant doit connaître et maîtriser pour intégrer un groupe de pairs99 ». Or, le propre de la culture est la répétition de normes par la création d'un habitus, et l'adhésion du sujet aux modèles sociaux qu'il incorpore 100. Dans leur organisation, les enfants intègrent donc ceux qui connaissent ces pratiques et excluent les autres en créant un habitus genré: sans la régulation des adultes, les rapports de domination s'apprennent et s'installent. « La politique, c'est 'on laisse les enfants libres de leurs choix'. Sauf qu'on sait très bien que ce ne sont pas des choix libres, mais des injonctions qu'on reçoit dès la petite enfance » commente Sophie Collard. Dans le jeu libre, c'est donc le petit homme qui s'impose impunément : les filles abandonnent rapidement la bataille: « ils occupent notamment dans la dernière crèche 80% de l'espace sonore et physique, ils sont à 90% d'imposition dans le jeu des autres, ils ont des comportements agressifs en majorité en direction des garçons, puis des filles ». « De façon générale les garçons jouent plus aussi, 56% des enfants qu'on a observés jouer 98 GOLAY Dominique, « Le jeu libre en crèche : une expression des rapports sociaux de sexe? » in COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, op. cit. 99 DELALANDE (2003), in COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, Ibid. 100 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Quoi de neuf chez les filles? Entre stéréotypes et libertés, op. cit. 50 contre 44% des filles, les filles sont souvent plus passives, immobiles, elles ne jouent pas, elles attendent dans le cadre des jeux libres». Lorsqu'on les laisse sans surveillance, garçons et filles tombent dans un rapport de force où les garçons imposent leur loi. C'est du moins le résultat de deux observations différentes faites sur le coin poupée, par Dominique Dolay puis Véronique Ducret et Véronique Le Roy : à 5 ans, le coin poupée devient réservé aux filles qui en excluent les garçons. Dès lors, ces derniers s'y rendent pour occuper l'espace, interrompre le jeu, voire les faire partir. Face à cela, les filles cherchent la conciliation, négocient, et bien souvent ont besoin de l'aide des adultes pour renverser le rapport de force. « Souvent les garçons s’immiscent un peu plus facilement dans les jeux des filles, souvent elles laissent la place au garçons et arrêtent. Par exemple dans les jeux à l'extérieur, on peut voir que les filles ont du mal à avoir les motos et les garçons s'imposent dans leur jeu et elles laissent tomber relativement rapidement » confirme Sophie Collard. Les auteurs s'accordent pour mettre en garde contre les dangers du jeu libre dans la reproduction de stéréotypes. Sous couvert du respect de l'autonomie de l'enfant, l'absence d'intervention favorise une reproduction précoce des rapports de genre. Plus grave encore: l'inertie de l'adulte est perçue chez les enfants comme une validation des comportements genrés ; les filles se laissent faire, les garçons continuent. Comme le disent Ducret et Le Roy, « Les filles sont souvent les perdantes quand l’adulte est absent-e pour gérer les conflits101 ». La réaction des adultes est donc importante dans ces situations, en particulier dans les cas d'agressivité de la part des garçons. Une étude 102 montrait d'ailleurs que les professionnelles réagissent davantage aux comportements agressifs des garçons qu'aux demandes des filles. La plupart du temps, elles ne perçoivent pas la variable genre dans les bagarres et ne réprimandent donc pas en conséquence, notamment dans les cas précedemment évoqués. Pourtant, les comportements agressifs des garçons envers les filles représentent 45% de l'agressivité, alors qu'entre elles ou envers les garçons, les filles ne présentent à chaque fois que 15% des comportements brutaux103. « Quand il y a agressivité de la part des garçons, quand les professionnelles voient des comportements agressifs, elles réagissent, d'ailleurs les garçons sont beaucoup plus réprimandés, à 70%. Mais elles 101 DUCRET Véronique et LE ROY Véronique, « La poupée de Timothée et le camion de Lison », op. cit. 102 SERBIN et all (1973) "A comparison of Teacher response to the preacademic and Problem behaviour of boys and girls", in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , op. cit. 103 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche de novembre 2014 51 ne voient pas toujours les agressivités des garçons en direction des filles: c'est deux enfants qui se disputent. ». L'intérêt des lunettes genre est d'expliquer que les filles et les garçons se comportent différemment car ils comprennent que les attentes que l'on formule inconsciemment à leur égard ne sont pas les mêmes. Or l'enjeu de l'égalité des sexes, ce n'est pas seulement de donner plus de pouvoir aux filles mais aussi de diminuer les injonctions à la violence envers les garçons. Il est cependant à préciser que le fait que les filles soient moins réprimandées ne signifient pas forcément que leur comportement est plus exemplaire que les garçons: on oublie que les stratégies comme les minauderies ou les chamailleries verbales qui passent pour "mignonnes" sont elles aussi une forme de brutalité pour lesquelles on ne les sanctionne pas104. Tout comme nous nous interrogions sur le rôle des injonctions paradoxales et leur lien avec le comportement genré des enfants dans les parties précédentes, le programme égalicrèche utilise son terrain pour montrer le traitement différencié des adultes envers les enfants. 2. Une valorisation basée sur la dichotomie beauté/force dans les interactions ludiques Egalicrèche utilise une volumineuse analyse statistique pour montrer aux intervenantes de crèche que leurs interactions avec les enfants sont placées sous le signe du genre. Elle se traduit dans les cas étudiés par une valorisation stéréotypée des activités et une attention à l'avantage des garçons. Lorsqu'elle se base uniquement et de façon répétitive sur des caractéristiques typiques du genre, la valorisation contribue à renforcer les normes de genre et à enfermer les enfants dans un rôle pré-établi en laissant de côté d'autres qualités. La dichotomie beauté/force que nous avions évoquée en première partie se retrouve qualitativement et quantitativement lorsque les petits reçoivent des encouragements de la part des encadrantes dans leurs activités. D'une part, « elles encouragent beaucoup plus les garçons que les filles dans les deux premières crèches » : 64 % des félicitations vont vers les garçons, contre 32% vers les filles105. D'autre part, « dans la seconde elles encouragent plus les 104 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 105 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche de novembre 2014 52 filles, mais des encouragements et félicitations plus sur leur apparence esthétique, pour les garçons c'est plus la performance physique, de développement moteur ». La contenu de l'encouragement 106 fait également l'objet de différence : les garçons sont encouragés quand aux filles on conseille « essaye encore » sans réellement donner de conseil technique. Ces différences se retrouvent dans les autres aspects de la vie de la crèche : les garçons sont davantage portés, 61% des portages contre 39% pour les filles 107. Est à noter cependant que le contact physique (câlin, portage) évolue avec l'âge : 71% des contacts physiques sont dévolus aux bébés garçons contre 35% pour les grands garçons, alors que chez les filles le portage passe de 29% chez les bébés à 65% chez les grandes 108. Par ailleurs, les garçons sont davantage aidés dans la nourriture et l’habillement, puisque 74% du soutien dans ces besoins primaires leur est accordé109. Il va sans dire que ces comportements sont inconscients : ils partent même sans doute d'une intention honorable, qui est de considérer que les filles sont plus calmes et autonomes que les garçons et nécessitent donc moins d'attentions positives (câlins, aide) et négatives (réprimandes). Un exemple typique de reproduction des stéréotypes de sexe peut être illustré dans la petite enfance : celui du rangement. Ducret et Le Roy110 écrivent en effet que les filles sont davantage sollicitées pour le rangement des jeux et nullement félicitées pour l'accomplissement de cette tâche là où un garçon le serait. Comme le remarque Dominique Dolay avec l'exemple du pliage de linge, quand une fille a un comportement en phase avec les stéréotypes elle est oubliée alors que le petit garçon est valorisé. Consciencieuses, les petites filles proposent donc d'elles-mêmes de ranger les jouets même quand elles n’ont pas joué avec, intériorisant que cette activité est par essence féminine puisqu'il semble "normal" qu'elles rangent pour les garçons. Dans toutes les crèches observées par le programme, les filles rangent davantage que les garçons, 56% des rangements contre 44%. Sophie Collard m'a confirmé que généralement, « les filles sont beaucoup plus incitées au rangement que les garçons. » Ainsi, dans les deux premières crèches, 59% des sollicitation de rangement s'adressent aux filles contre 32% aux garçons. 111 En revanche, elle m'a 106 DUCRET Véronique et LE ROY Véronique, « La poupée de Timothée et le camion de Lison », op. cit. 107 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche de novembre 2014 108 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche d'avril 2014 109 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche de novembre 2014 110 DUCRET Véronique et LE ROY Véronique, « La poupée de Timothée et le camion de Lison », op. cit. 111 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche d'avril 2014 53 confié que ce déséquilibre ne s'observait pas dans la crèche Nids d’Anges à Cadours où l'écart d'incitations au rangement n'est que de 3% : « Je pense que ça dépend des équipes et de leur façon de fonctionner, même si oui il y a un comportement différencié filles/garçons dont elles ne se rendent pas compte au premier abord ». Comme les parents qui s'étonnaient de trouver des attitudes sexistes chez leurs enfants, les professionnelles n'ont pas conscience des différences qu'elles font. « Ce n'est pas flagrant. On n'entend pas des professionnelles dire : « ça c'est pour les garçons ça c'est pour les filles ». Elles pensent que les enfants sont trop petits pour avoir déjà une utilisation différenciée des jeux, des activités. De façon générale c'est les mêmes enfants. Elles regardent plus l'âge que le sexe. Et après quand elles se rendent compte, qu'elles chaussent les lunettes genre, elles voient que telle phrase peut être différenciée ». L'exemple d'Egalicrèche s'inscrit dans l'analyse de Dominique Dolay, pour qui les professionnelles sont persuadées de ne pas faire de différence entre les garçons et les filles, davantage portées sur les différences ethniques ou sur l'âge. La littérature relate néanmoins des cas où les professionnelles reconnaissent appliquer une différence de traitement des capacités enfantines liée à l'attitude qu'elles disent observer chez les filles et chez les garçons112. Elles admettent par-exemple accepter davantage la turbulence et l'agressivité chez les petits garçons au motif que ces derniers auraient plus besoin de se dépenser que les filles, et laisser les filles copier les attitudes des garçons sans que l'inverse soit accepté. Qu'elles en aient conscience ou non, les professionnels de la petite enfance traitent différemment les garçons et les filles, et quand ils sont interrogés, prêtent à l'inné cette différence qu'ils instaurent. C'est ce que la psychologue Barbara Chasen appelle le mythe de l'égalité ressentie113: les professionnels n'ont pas conscience de mettre les enfants en rivalité et de prêter davantage attention aux uns qu'aux unes. Elle souligne également le lien entre croyances et interactions: en observant une différence sexuée, on oublie de s'interroger sur sa propre lecture de la réalité et les conséquences qui en découlent. Autrement dit, les professionnels croient observer un comportement différencié naturel là où la différence constatée n'est que la conséquence de leur propre vision du genre, et donc 112 COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, op. cit 113 CHASEN Barbara, "Sex role stereotyping and prekindergarten Teachers", The elementary school journal, 1974, Vol. 74, No. 4, pp. 220-235 54 de leur comportement genré. Voilà pourquoi les structures de la petite enfance qui disent penser les enfants asexués et égaux du point de vue du développement peuvent paradoxalement les considérer sexués (lorsqu'elles prétendent que les garçons seraient plus bagarreurs et les filles plus calmes par exemple). 114 Pour illustrer le mythe de l'égalité ressentie, nous pouvons prendre l'exemple des pleurs. Dans les faits, les filles versent davantage de larmes que les garçons : 58 % des pleurs proviennent des filles, 42% des garçons ; pourtant le taux de réaction aux pleurs des filles est de 49%, contre 76% pour les garçons : le temps de réaction aux pleurs des garçons est d'ailleurs deux fois plus rapide (6 secondes au lieu de 11)115. Autrement dit, les filles pleurent davantage mais on les console moins. Cette incohérence illustre la construction de ce que les individus qualifient d'inné : en présupposant que les larmes sont l'apanage de la féminité, on réagit davantage à celles des garçons tout en reléguant au second plan le recours aux pleurs chez les filles. *** L'analyse quantitative de comportements genrés en crèche a permis au programme Egalicrèche de montrer les injonctions paradoxales dans la petite enfance. Comme le précise la coordinatrice, « c'est pernicieux, c'est dans la multitude des échanges qu'on peut, en observant beaucoup, voir une différence. » Cette inégalité de traitement invisible et répétitive est l'une des clés explicatives des comportements stéréotypés observés à un âge si précoce que l'on pourrait croire à une essence de genre. Restent à inventer des solutions pour harmoniser les discours et les pratiques en matière d'égalité des genres. Le projet Egalicrèche propose certaines solutions en matière d'aménagement du jeu ; au sujet des jouets en eux-mêmes, quelques initiatives américaines ont commencé à naître. B. Déconstruire les normes genrées pour promouvoir l'égalité dès l'enfance La prise de conscience de sa propre socialisation au genre est une étape essentielle dans la déconstruction des stéréotypes. Lorsque l'on porte un regard neuf sur les choses, il est possible d'envisager de nouvelles façons de jouer. Comme le dit Sylvie Ayral, « lutter contre les inégalités sexuées, c'est d'abord reconnaître leur existence puis mettre en place 114 DOLAY Dominique, « Et si on jouait à la poupée ? Observations dans une crèche genevoise » in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), op. cit. 115 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche d'avril 2014 55 des dispositifs, notamment institutionnels, pour les corriger »116. En guise de dispositif, le programme Egalicrèche propose d'agir à la fois sur les professionnelles en leur fournissant des outils d'analyse pour développer un point de vie critique sur leurs pratiques, et à la fois sur les activités des enfants, en particulier le jeu. Outre le programme Egalicrèche, la toute fin du mémoire abordera quelques jouets conçus pour déjouer les stéréotypes et appuyer la liberté de choix. 1. Sensibiliser et former le personnel encadrant aux normes genrées Le programme Egalicrèche a fait le choix de cibler les professionnelles, afin d'impacter sur leur carrière, au cours de laquelle elles suivront des centaines d'enfants. Comme l'explique Sophie Collard, « notre groupe cible c'est plus les professionnelles que les enfants. Notre objectif c'est de former les professionnelles pour que du coup les générations suivantes soient dans plus d'égalité, pas forcément les enfants accompagnés même si on espère que ça aura un impact ». Il faut également envisager la crèche dans son ensemble : les agents d'entretien, les auxiliaires de puériculture, les éducateurs, les directrices de crèche. Le niveau de formation varie selon les catégories professionnelles : « les agents d'entretien [...] n'ont souvent pas de diplôme, les auxiliaires de puériculture ont une formation très courte de 8 mois avec du coup beaucoup de séances de stages et peu de cours en école. [Elles] sont dans le concret : comment changer un enfant, l'habiller, pas vraiment sur la pédagogie. » Or, la différence de formation joue un rôle dans la réceptivité du programme. Ainsi, les éducateurs de jeunes enfants (EJE) représentent « le public le plus réceptif, car dans leur cursus ils ont beaucoup de psychologie, un peu de sociologie, et une ouverture d'esprit proposée dans leur formation par-rapport aux auxiliaires de puériculture. » La formation au genre ne doit pas uniquement être le fait du milieu professionnel, mais aussi de la formation au métier. Or, elle est presque absente des programmes d'enseignement : les auxiliaires de puériculture n'en reçoivent aucune, si ce n'est une action de l'association Artémisia à l'IFRAS (Institut de Formation Recherche Animation Sanitaire et Social). Les EJE ont une action de sensibilisation journalière depuis 2009 en MidiPyrénées. Enfin, si les directrices des crèches sont davantage formées pédagogiquement 116 AYRAL Sylvie, La fabrique des garçons : sanctions et genre au collège, op. cit. 56 parlant, notamment au développement de l'enfant, à la gestion administrative et au management d'une équipe, elles n'ont pas de sensibilisation à l'impact du genre. Ce constat s'applique d'ailleurs à tous les secteurs de formation, et en particulier dans ceux où le taux de femmes est très élevé ou inversement. Former au genre, c'est tout d'abord faire prendre conscience aux professionnelles qu'elles font une différence entre les sexes. « Si elles n'en ont pas conscience, c'est difficile d'agir là dessus. La prise de conscience dans tous nos ateliers c'est la première chose, on travaille beaucoup là dessus. » Cela peut passer par exemple par un inventaire des jeux ou une observation de l'espace. La démarche Egalicrèche est celle d'une sensibilisation suivie d'un accompagnement personnalisé dans la recherche de solutions : « on n'arrive pas avec des réflexions touts prêtes, en disant « faut faire comme ça ». On travaille avec elles sur ce qui peut être mis en place. C'est important qu'elles s'approprient le sujet. » « L'objectif c'est de développer l'esprit critique des professionnelles et des enfants pour petit à petit aller vers du changement. » Cette démarche est très intéressante car pédagogique et apolitique. Pédagogique, parce qu'elle autonomise les intervenants en leur donnant des outils d'analyse et des pistes de réflexions. Apolitique, parce que le genre n'est nullement cité dans le programme : c'est l'argument de l'égalité, la liberté de choix, ou encore l'ouverture des possibilités et le développement des habilités qui sont mis en avant. En effet, l'un des défis lorsque l'on traite de ces problématiques est d'éviter le « stigmate féministe »117 : a été cité l'exemple d'une mère qui avait peur de ne pas pouvoir transmettre à sa fille sa vision de la féminité si elle tenait un discours trop égalitaire. Le rôle du programme se cantonne donc à proposer et non imposer une autre manière de voir les choses, par la sensibilisation à la lecture genrée. C'est le principe d'égalité, plus que le féminisme, qui ressort du discours Egalicrèche. Cette stratégie est nécessaire face aux réactions des non-connaisseurs du genre qui s'indignent parfois de comportements horsnormes : « bien souvent, [les professionnelles] sont confrontées aux parents, essentiellement les pères, mais aussi les mères, qui en voyant leurs enfants garçons jouer avec des poupées sont scandalisés. Elles ont du mal à avoir des arguments, c'était surtout « mais non il va pas devenir homosexuel parce qu'il joue à la poupée ». Maintenant elles ont des arguments du type « c'est pour développer toutes ses capacités, quand il joue que à certains jeux il se limite, notamment le psycho-affectif s'il ne joue pas au pouponnage » . 117 Propos recueillis lors de la réunion du groupe de travail égalicrèche (5/12/2015) 57 Des arguments empruntés à la sociologie : le pouponnage est en effet important pour développement affectif: l'enfant y rejoue son vécu, se libère des tensions et développe imagination et créativité118. La démarche s'inscrit dans une réciprocité de la socialisation à la fois primaire et secondaire : la relation adulte/enfant interfère sur le second comme sur le premier. Outre la formation des encadrants, l'une des solutions proposées en pratique est la conception de nouvelles façons de jouer, plus neutres et donc plus enrichissantes en termes de développement. 2. Instaurer de la mixité par le jeu Le premier changement porte sur le réaménagement non genré de l'espace sous la forme du « jeu centre-ville ». « Les enfants ne circulent pas de la même façon » : les filles se réfugient dans des endroits fermés et isolés alors que les garçons occupent l'espace sonore et physique, séparer des coins de jeux type dînette ou coin garage renforce les séparations genrées. Pour inciter à la diversification de l'utilisation des jouets en décloisonnant les espaces de jeu, une réflexion a été menée autour de la création d'un espace centre-ville. L'intérêt est double : d'une part changer le vocabulaire utilisé et d'autre part mélanger l'usage des jouets dans une perspective d'imitation des « grands » : « on ne parle plus de dînette ou d'établi de bricolage mais d'imitation : d'aller au restaurant, chez le vétérinaire, la crèche, le coiffeur plus que le poupon, la menuiserie, le supermarché, la laverie, le garage. Cela permet pour les professionnelles de changer de thèmes, pour les enfants c'est moins connoté fille/garçon et en plus ça permet de mélanger tous les jeux dans l'espace. Elles ont mis des images d'enfants qui jouent au restaurant, à la fois des filles et des garçons. C'est des messages qu'elles et les enfants voient ». Il est à préciser que le jeu d'imitation joue un rôle fondamental dans le développement psycho-affectif des plus jeunes, en leur enseignant à vivre en société. 118 DOLAY Dominique, « Et si on jouait à la poupée ? Observations dans une crèche genevoise » in DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), op. cit. 58 Une solution du même type intitulée « jeu libre thématique » a été proposée dans les crèches sans structure fixe, c'est-à-dire où l'espace est réaménagé quotidiennement en fonction de la journée (sieste, repas, jeux). Il s'agit de sortir les jouets par thème, par exemple le lundi les jeux de construction, le mardi l'expression artistique, le jeudi les poupons etc... Le but recherché est d'inciter les enfants à apprendre à jouer les uns avec les autres sur un même jeu et non en fonction de leur genre, tout en s'adaptant au besoin de mobilité du mobilier. Pour atteindre la mixité, il est aussi parfois nécessaire d'aller vers de la non-mixité, ce que Sophie Collard appelle des « activités compensatoires » : il s'agit de proposer à des filles des jeux habituellement réservés aux garçons et vice-versa. Comme le note la coordinatrice, « des moments de non-mixité peuvent être intéressants pour inciter les enfants à développer des capacités qu'ils ne développent pas avec certains jeux ». Cette idée a également été développée par une autre équipe119 qui a cherché, via des jeux en groupes volontairement genrés, à apprendre aux garçons à communiquer, à s'entraider, à attendre et écouter, et aux filles à parler fort, à s'imposer, à dire non. Malgré l'innovation en la matière, une étude sur les petits de 3 à 5 ans a déjà montré qu'une exposition prolongée à un programme préscolaire non-sexiste peut modifier leurs conceptions stéréotypées120. De leur côté, les professionnelles ayant suivi le programme Egalicrèche confirment que le réaménagement de l'espace a déjà apporté davantage de mixité dans le jeu. S'il est possible de sensibiliser au genre, il est en revanche plus compliqué de trouver des jouets non sexistes en magasin (outre les jeux de société) et de proposer aux enfants d'autres alternatives. Elles existent pourtant, financées par du crowdfunding121. Cependant, les exemples que j'ai trouvés touchent uniquement les jouets dits de filles, ce 119 HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, op. cit. 120 KOBLINSKY Sally et SUGAWARA Alan, "Nonsexist curricula, Sex of Teacher, and Children sex-role learning", Sex roles, Vol. 10, 1984, p. 357-367 121 Le Crowdfunding que l’on pourrait traduire par le financement par la foule, désigne le financement participatif permettant aux entreprises comme aux particuliers de récolter des fonds pour leurs projets. C’est habituellement par l’association d’un grand nombre de personnes investissant un petit montant d'argent que les porteurs de projets trouvent les fonds demandés. 59 qui s'explique en grande partie par l'invisibilité du sexisme dans les jouets dits de garçons. Prenons ainsi la poupée Lamilly. Lancée par Nickolay Lamm, cette poupée a pour ambition de présenter une « Barbie normale » et a donc été conçue à partie des proportions moyennes d'une adolescente américaine de 19 ans. L'objectif de son auteur est de montrer que la normalité est belle, « Average is beautiful », afin d'être soi-même dans un monde qui pousse à se conformer aux standards. Si la poupée revêt encore de nombreuses tenues comme sa cousine Barbie, « Exploring Rio » « celebrating Denmark », elle dénote par deux aspects : un lot de 38 stickers permettant de lui appliquer des imperfections cutanées : acné, cellulite, bleus, cicatrices, vergetures, toujours dans l'objectif de « faire vrai ». Le site propose également des vidéos permettant de construire un parapente, un fauteuil roulant, un vaisseau spatial. Fort de la commercialisation de 19 000 poupées, son créateur envisage de proposer différentes gammes ethniques ainsi que des éditions inspirées de personnalités réelles, et enfin de créer des garçons. Cette solutions propose donc une alternative au phénomène d'hypersxualisation des jouets que nous avons évoqué précédemment tout en sortant des diktats de beauté transmis aux fillettes. L'histoire de Miss Possible est différente. Cette petite poupée représentant Marie Curie (dont elle porte le nom) propose aux fillettes d'enfiler sa tenue de chimiste et d'explorer son laboratoire ; elle s'accompagne d'une application livrant l'histoire de la célèbre chercheuse et proposant des activités scientifiques. L'objectif de ses deux créatrices, étudiantes en ingénierie à l'université d'Illinois, est de bousculer les idées des fillettes et de leur proposer de nouvelles perspectives d'avenir. Miss Possible va plus loin que Lamilly dans l'approche de la réalité puisqu'il ne s'agit plus uniquement de mettre entre les mains des enfants une poupée aux proportions réalistes mais de se baser sur l'histoire de femmes aux parcours atypiques et novateurs. La seconde poupée à paraître est d'ailleurs Beesie Coleman, première femme noire pilote américaine. L'enjeux de ce jouet est de varier les modèles proposés aux filles, qui comme nous l'avons vu tournent souvent autour de la mode et de la célébrité. Un autre jouet empreinte le même chemin. Derrière Goldie blox et son slogan "our goal is to get girls building" se cache une réelle ambition pédagogique qui s'explique par le 60 parcours de sa créatrice, Debbie Sterling. Pour cette ingénieure américaine, si seulement 14% des ingénieurs sont des femmes, ce n'est pas en raison d'un désintérêt ou d'inaptitudes mais d'une méconnaissance de cette possibilité pour les filles. Ayant elle-même découvert par hasard l’ingénierie au moment de son inscription à la faculté de Stanford, elle entend rendre accessible cette passion aux petites filles et développer leurs outils spatiaux. Suite à son observation, elle a constaté que les filles se désintéressaient assez vite des jeux de construction pour préférer les histoires. Elle s'est d'ailleurs heurtée à un mur en présentant son prototype au salon du jouet Toy Fair au motif que les « jeux de construction pour les filles ne se vendent pas. C'est comme ça ». Cela n'a pas découragé l’ingénieure qui a habilement conçu un jouet où chaque livre s'accompagne de jeux techniques pour imiter l'héroïne Goldie dans ses péripéties. Comme Nickolay Lamm, elle a fait appel au crowdfunding, se donnant 30 jours pour recueillir 5 000 promesses de commandes ; elle en a reçu 200 000 en 4 jours. Ces exemples témoignent de la volonté d'innovation dans les jouets, dont le rôle dans la découverte de soi, le développement d'aptitudes et la création d'aspirations professionnelles n'est plus à démontrer. Les trois créateurs ont été eux-mêmes surpris du succès de leur produit dont les commandes ont dépassé leurs attentes. En restant sur un registre dit de filles (les poupées) afin de capter leur public et de minimiser la transgression dont nous avons abordé le coût pour l'enfant, ils arrivent à proposer à ces dernières de nouvelles perspectives délaissées par les jouets traditionnels. 61 Conclusion Comme j'ai pu le lire au cours de mes recherches, le jouet cache bien son jeu : le marketing fait usage de la pérennité de la reproduction de stéréotypes de genre d'autant plus que la société dit vouloir s'en détacher. De fait, il s'inscrit dans la continuité des images hyper-sexualisées dont nous sommes quotidiennement bombardés par les média. C'est donc le premier apport du genre dans le jouet que de nous mettre en garde contre les modèles et les valeurs que l'on offre aux plus jeunes. L'analyse des jouets illustre également l'un des grands enjeux de la lutte pour l'égalité des filles et des garçons : celle de la remise en cause de la socialisation au genre masculin. Certes, il faut œuvrer à sortir les filles de leur position attentiste car « un conditionnement sexuel ne se maintient que si l'on suscite un conditionnement opposé chez l'autre sexe. La supériorité et la force d'un sexe se fondent exclusivement sur l'infériorité et la faiblesse de l'autre122 ». Pourtant, dans le jeu enfantin comme dans tous les segments de la société (harcèlement de rue, environnement professionnel, violences sexuelles), nous sommes victimes du biais d'andocentrisme, c'est-à-dire considérer que c'est à la femme (l'Autre) de s'adapter au modèle de l'homme (l'Un) : on apprend donc aux fillettes à gagner en force et en ambitions pour s'adapter au système, sans apprendre aux garçons à se respecter et à bannir la violence pour changer ce système. Or, « éduquer contre le sexisme c'est aussi éduquer contre la violence 123». La prise en compte de la clôture des petits garçons n'efface pas la domination subie par les femmes: au contraire, elle renforce les convictions féministes du bien fondé de l'égalité en montrant qu'une pluralité de masculinité est possible. Elle participe également à la lutte contre les actes d'homophobie qui sont intrinsèquement liés à la définition actuelle de la masculinité. Enfin, elle permettra d'intéresser davantage de garçons aux sujets féministes en leur faisant comprendre qu'il ne s'agit nullement d'un sexe gagnant mais d'une libération des individus de leur condition sociale et biologique. Car c'est également une volonté humaniste 124 qui ressort de ce mémoire : nous nous 122 COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, op. cit. 123 COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, op. cit. 124 Par ce terme emprunté au mouvement du XVIème siècle, j'entends la croyance en la capacité et la volonté de l'être humain d'améliorer la société dans laquelle il évolue. 62 refusons à analyser les rapports entre les hommes et les femmes comme la conséquence irrémédiable de la biologie. Dotés de l'intelligence humaine et des sciences naturelles et historiques, nous n'avons plus d'excuse pour attribuer à la nature, la science ou l'histoire des inégalités résultant de nos propres choix. La différence entre l'inné et l'acquis, c'est la possibilité de changement. Se pose alors la question de la définition du genre : comment distinguer les individus si ce n'est plus par leur sexe et le genre qui y est étiqueté ? Un modèle unisexe fait le pari d'une société qui distingue sur d'autres différences que les divisions sexuelles :« un monde non sexiste ne signifie pas que les individus sont castrés ou asexués, mais que la différence entre les sexes n'a pas plus d'importance que la couleur des yeux 125». La féministe Christine Delphy va même plus loin en précisant qu'il existe deux façon de considérer la bicatégorisation homme/femme: soit la différenciation est un contenant et la hiérarchie un contenu, auquel cas une complémentarité non-hiérarchique est possible entre les genres. Soit la hiérarchie est la raison d'être de la division des genres, auquel cas l'égalité amènera la fin de la division. S'il semble inenvisageable que le genre homme et le genre femme disparaissent dans un futur proche, ils peuvent néanmoins s'effacer pour ne devenir qu'une des nombreuses caractéristiques composant l'individu, un élément de son histoire et de sa personnalité au même titre que sa couleur, sa nationalité, sa langue, sa classe sociale ou sa religion de naissance. En effet, ces éléments sont transmis à notre naissance et structurent notre socialisation, mais nous pouvons en donner notre propre définition et refuser de laisser les autres nous résumer à un seul de ces traits. « La différence n'est pas contradictoire avec l'égalité : elle en est la condition. Un kilo de plume est égal à un kilo de de plomb, car ils ont un critère commun : la valeur est une propriété commune.126 » Le but n'est pas de « forcer » les filles à jouer au foot ou les garçons à jouer à la poupée, ou à l'inverse, de diminuer celles qui rêvent d'être princesse et ceux qui rêvent d'être super-héros. C'est d'accepter l'idée qu'un petit garçon joue à la poupée pour se préparer à être père ou parce qu'il aimerait travailler avec des enfants sans y associer des 125 CARNINO Guillaume, Pour en finir avec le sexisme, Ed . L'échappée, 2007 126 HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, op. cit. 63 traits sexuels. C'est se dire qu'une petite fille monte aux arbres parce qu'elle en a envie, et pas pour faire comme les garçons. Montrer la force de la socialisation au genre, c'est montrer qu'il y a autant de façon de devenir une femme ou un homme qu'il existe d'individus. Déconstruire les stéréotypes de genre, c'est donner dès le plus jeune âge la possibilité aux enfants de continuer à penser que la volonté et le savoir permettent de s'accomplir, indépendamment des stéréotypes dont sont victimes la plupart des gens qui les entourent. Comme le disait déjà Elena Gianini Belotti en 1973 127, il faut « faire en sorte que chaque individu qui naît ait la même possibilité de se développer de la façon qui lui convient le mieux, indépendamment du sexe auquel il appartient ». 127 GIANINI BELOTTI Elena in COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, op. cit. 64 Bibliographie Livres AYRAL Sylvie, La fabrique des garçons : sanctions et genre au collège, Éditions PUF, 2011, 205 pages. BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Allez les filles : une révolution silencieuse », Paris, Ed. Seuil, 2006, 283 p. BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Quoi de neuf chez les filles ? Entre stéréotypes et libertés, Paris, Ed. Nathan (L’enfance en question), 2007, 141 p. BAZZANO Nicoletta, La femme parfaite : Histoire de Barbie ,Ed. Naïve, 2009, 220 p. CARNINO Guillaume, Pour en finir avec le sexisme, Ed . L'échappée, 2005, 127 p. CHOLLET Mona, Beauté Fatale, Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, Hors Collection Zones, 2012, 240 p. COLLECTIF, Contre les jouets sexistes, Éd. l'Echappée, Collection Pour en finir avec, 2008, 128 p. COULON Nathalie, CRESSON Geneviève, La petite enfance, Paris, Ed. L’Harmattan, Collection Logiques sociales, 2007, 234 p. CROITY-BEL Sandrine, PRETEUR Yves, ROUYER Véronique, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge adulte, Toulouse, ERES « Hors collection », 2010, 238 p. DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , Ed. Presses universitaires de Grenoble (PUG), 2006, 399 p. 65 DARMON Muriel, La Socialisation, Ed. Armand Colin, 2ème édition, Collection 128, 2010, 128 p DERAISMES Maria, Eve dans l’humanité, Réédition Côté femmes, Paris, 1891, p.136-138 et 142-143 GUILBERT Georges-Claude, C'est pour un garçon ou pour une fille ? La Dictature du genre, Ed. Autrement, Paris, 2004, 116 p. HAUWELLE Francine, RUBIO Marie-Nicole et RAYNAL Sylvie, L'égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, Toulouse, Collection Eres, 2015, 202 p. KNIBIEHLER, Yvonne, La révolution maternelle depuis 1945, Paris, Ed. Perrin, 1999, 370 p. L'HERITIER Françoise, Hommes, femmes, la construction de la différence, Paris, Ed. Le pommier, 2002, 192 p. MONNOT Catherine, Petites filles d'aujourd'hui. L'apprentissage de la féminité, Paris, Ed. Autrement (coll. Mutations), 2009, 176 p. ROMITO Patrizia, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, Collection Nouvelles Questions féministes, Éditions Syllepse, Paris, 2006, 298 p. ROUYER Véronique, La construction de l'identité sexuée, Ed. Armand Colin, 2007, 175 p. SINIGAGLIA-AMADIO Sabrina (dir.), Enfance et genre. De la construction sociale des rapports de genre et ses conséquences, Nancy, Ed. Presses Universitaires de Nancy, 2014, 292 p. VINCENT Sandrine, Le jouet et ses usages sociaux, Paris, Ed. La Dispute/SNEDIT, 2001, 220 p. 66 Articles et sites internet AYRAL Sylvie, « En finir avec la fabrique des garçons », Libération, 6/11/2014 Disponible sur http://www.liberation.fr/societe/2014/11/06/en-finir-avec-la-fabrique-desgarcons_1137816 (consulté le 7/11/2014) BAERLOCHER, Elodie, « Barbie® contre Action Man® ! Le jouet comme objet de socialisation dans la transmission des rôles stéréotypiques de genre » In DAFFLONNOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , PUG, 2006. Disponible sur http://claroline.hecfh.be/claroline/claroline/backends/download.php? url=LzAzX3Byb2JsZW1hdGlxdWVfZHVfZ2VucmUvQmFyYmllX0FjdGlvbl9NYW4uc GRm&cidReset=true&cidReq=PM2ATC (consulté le 10/11/2014) BROUGERE Gilles, « Les expériences ludiques des filles et des garçons ». in Yannick Lemel & Bernard Roudet (coord.) Filles et garçons jusqu'à l'adolescence. Socialisations différentielles, Paris, Ed. L'Harmattan, 1999. CHASEN Barbara, "Sex role stereotyping and prekindergarten Teachers", The elementary school journal, 1974, Vol. 74, No. 4, pp. 220-235 CHAUMIER Serge, « La production du petit homme », Alliage, La Science et la guerre, n°52, 2003. CHAUMIER Serge, « Modes de socialisation et construction des genres : l’exemple des jouets », Panorama Art et Jeunesse, Publications de l’INJEP, Centre Pompidou, DEPS Ministère de la culture, 2007, pp. 96-115. COCHRANE Kira, « The fightback against gendered toys », The Guardian, 22/04/2014, Disponible sur: http://www.theguardian.com/lifeandstyle/2014/apr/22/gendered-toys- stereotypes-boy-girl-segregation-equality (Consulté le 16/12/2014) 67 DAFFLON NOVELLE Anne, « Sexisme dans la littérature enfantine : quels effets pour le développement des enfants ? », 2003 Disponible sur: http://www.cemea.asso.fr/aquoijouestu/fr/pdf/textesref/SexismeLitteratEnfants.pdf (consulté le 28/07/2015) DUCRET Véronique et LE ROY Véronique, « La poupée de Timothée et le camion de Lison. Guide d’observation des comportements des professionnel-le-s de la petite enfance envers les filles et les garçons », Genève : le 2ème Observatoire, 2012 Disponible sur: http://www.2e-observatoire.com/downloads/livres/brochure14.pdf (consulté le 28/07/2015) GOLAY Dominique, « Et si on jouait à la poupée ? Observations dans une crèche genevoise ». In DAFFLON-NOVELLE Anne (dir.), Filles-garçons : socialisation différenciée , PUG, 2006, p. 85-100 JOUANNO Chantal, « Contre l'hypersexualisation, un nouveau combat pour l'égalité », Rapport du Sénat, Ministère des solidarités et de la cohésion sociale, 2012 JOUANNO Chantal et COURTE Roland, « Rapport d'information au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur l’importance des jouets dans la construction de l’égalité entre filles et garçons », Rapport du Sénat, 2014 KOBLINSKY Sally et SUGAWARA Alan, "Nonsexist curricula, Sex of Teacher, and Children sex-role learning", Sex roles, Vol. 10, 1984, p. 357-367 LE BRETON Marine, « Woman tax: Bercy lance une enquête sur les produits de consommation qui seraient plus chers pour les femmes », Huffington Post, 03/11/2014 Disponible sur: http://www.huffingtonpost.fr/2014/11/03/woman-tax-bercy-enqueteproduits-plus-cher-femmes_n_6092868.html (consulté le 28/07/2015) 68 LIAM, « Disney : Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 2/5 : Les produits dérivés, ou comment Disney s’approprie la culture des enfants) », Le Cinéma est politique, 26/10/2013 Disponible sur: http://www.lecinemaestpolitique.fr/disney-empire-marchandise-ideologie25-les-produits-derives-ou-comment-disney-sapproprie-la-culture-des-enfants/ (Consulté le 06/08/2015) MICHEL André, « De la Dînette au train électrique », Autrement, Finie la famille, 1975 MURCIER Nicolas, « La réalité de l'égalité entre les sexes à l'épreuve de la garde des jeunes enfants », Mouvements n°49, 2007, p. 53-62 Disponible sur: www.cairn.info/revue-mouvements-2007-1-page-53.html (consulté le 28/05/2015) MURCIER Nicolas, "À quoi joues-tu ?", Atelier transnational thématique jeux, jouets, activités - Bruxelles 16 et 17 avril 2005 Disponible sur: http://www.cemea.asso.fr/aquoijouestu/fr/pdf/textesref/ConstrucSocSexuee.pdf (consulté le 28/05/2015) OLF 31, « L'univers des jouets ou la propagation du sexisme ordinaire », Osez le féminisme 31, 23/12/2014 Disponible sur: http://osezlefeminisme31.com/lunivers-des-jouets-ou-la-propagation-dusexisme-ordinaire/ (Consulté le 06/01/2015) PIQUEMAL Marie, « Livres pour enfants : les clichés sexistes n'ont jamais été aussi présents », Libération, 8/03/2014 Disponible sur : http://next.liberation.fr/sexe/2014/03/08/livres-pour-enfants-les-clichessexistes-n-ont-jamais-ete-aussi-presents_985317 (Consulté le 15/01/2015) ROSIN Hanna, « La fin des «jouets de fille» et des «jouets de garçon» », Slate, 24/12/2012 Disponible sur: http://www.slate.fr/story/66307/jouets-fille-garcon-fin-sexisme-stereotypegenre (consulté le 12/02/2015) 69 SAMAKOW Jessica, « PHOTOS. Cette publicité LEGO de 1981 devrait être vue par tous ceux qui fabriquent, achètent ou vendent des jouets », The Huffington Post, 19/01/2014 Disponible sur : http://www.huffingtonpost.fr/2014/01/19/publicite-lego-1981jouets_n_4626503.html (Consulté le 18/08/2015) SWEET Elizabeth, « Guys and Dolls No More? », The New York Times, 21/12/2012 Disponible sur: http://www.nytimes.com/2012/12/23/opinion/sunday/gender-based-toy- marketing-returns.html?smid=tw-share&_r=1& (Consulté le 06/08/2015) ZEGAI Mona, « Trente ans de catalogues de jouets : Mouvances et permanences des catégories de genre », in Actes du colloque Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales, Sylvie Octobre et Régine Sirota (dir), Paris, 2010 Disponible sur: http://www.enfanceetcultures.culture.gouv.fr/actes/zegai.pdf (consulté le 17/03/2015) ZEGAÏ Mona, « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation. », Cahiers du Genre n° 49, 2010, p. 35-54 Disponible sur: www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-2-page-35.htm (consulté le 09/01/2015) Site internet du jouet Goldie http://www.goldieblox.com/pages/about Site internet de la poupée Lamilly http://nickolaylamm.com/ http://lammily.com/ Site internet de la poupée Miss Possible https://www.indiegogo.com/projects/miss-possible-dolls-to-inspire-acrossgenerations#/story 70 Multimédias EGALICRECHE – Filles et garçons sur le chemin de l'égalité Réunion du groupe de travail le 5/12/2014 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche d'avril 2014 Diaporama de présentation du programme Egalicrèche de novembre 2014 Diaporama de présentation des résultats de la crèche Nids d'Anges de Cadours FRANCE INTER – Comment la société de consommation fabrique-t-elle les filles ? Présenté par Guillaume ERNER, 3/10/2014 Invité(e)s : Ludovic Jérôme Gombault, directeur de la rédaction Fan2, Girly Style Mona Zegai, sociologue en thèse sur rôle des jouets dans la fabrication des filles Cécile Deangeant, réalisatrice du documentaire Arte "Princesses, popstar et Girl Power » Bérénice Levet, philosophe Ecoutée le 5/10/2014 sur: http://www.franceinter.fr/emission-service-public-comment-lasociete-de-consommation-fabrique-t-elle-les-filles JEAN Patrick, La domination masculine, 2009 Visionné en décembre 2014 sur: http://www.ladominationmasculine.net/themes/48-jeuxnon-sexistes-et-cooperatifs.html DANGEANT Cécile, Princesses, Popstar et Girl Power, documentaire 2014 Visionné en décembre 2014 sur Arte VIDAL Catherine, Le cerveau a-t-il un sexe ?, 21/07/2012 Visionné en janvier 2015 sur: http://www.dailymotion.com/video/xsb9xo_catherine-vidaldecortique-le-determinisme-biologique_news#.UWaNilFdlQ4 ROUGIER-ONNIS Lola, Je suis Louie, 21/10/2014 Visionnée en novembre 2014 sur: http://www.festivalnikon.fr/video/2014/159 71 Annexes Annexe n° 1 – Brochure de l'action OLF 31 Annexes Annexe n° 1 – Brochure de l'action OLF 31 72 Annexe n° 2 – Retranscription du micro-trottoir réalisé par OLF31 en face de la Grande Récré à Toulouse le 20 décembre 2014 Entretien 1 : Une femme Je vais acheter des jeux de société. C'est pour un garçon ou pour une fille? Des garçons. Ça a orienté votre choix ou ça aurait été pareil pour une fille ? Non je pense que ça aurait été pareil et puis ça dépend aussi de leurs goûts. Entretien 2 : Une femme C'est pour deux filles et un garçon. Je vais choisir en fonction du prix. Entretien 3 : Une jeune femme pour un cadeau pour ses frères et soeurs Avant de venir, je savais à moitié ce que j'allais acheter, de toutes façons il n'y a plus rien on est samedi avant noël, j'ai dû m'adapter. Qui vous avait donné les idées? Les parents. Est ce que vous vous êtes orientée par-rapport aux jouets pour filles ou garçons ? Non, je peux acheter les mêmes choses. Les rayons filles/garçons ça vous dérange ? Vous préféreriez que ce soit différent? Je préférerais que ce soit différent ouais. Entretien 4 : Une femme pour sa petite nièce et son neveu venue avec une fille d'une dizaine d'années Vous savez déjà ce que vous allez acheter? A priori oui, Violetta pour la petite fille, je sais pas ce que c'est, et Tortues Ninja pour le petit garçon. Qu vous avait donné les idées? La maman pour le petit garçon, et toi (s'adresse à la fille qui l'accompagne) pour la petite fille Est-ce que les rayons filles/garçons ça vous dérange ? Non c'est plutôt pratique. Après pour moi sur le fond y a pas de différence, mais quand on 73 cherche c'est quand même plus pratique. Entretien 5 : Une femmee venue pour ses neveux qui se présente comme féministe et complimente notre action C'est le business. Moi je viens ici parce que y a des jouets pas chers et j'ai 16 cadeaux à faire. Mon neveu on lui a offert une poupée à un moment donné, il y joue pas trop mais bon... Moi ça m'est égal, fille garçon, c'est selon ce que le gosse aime, avant tout c'est ça. Quand j'étais petite je préférais les trucs de garçons. En plus moi j’ai les boules parce que mon frère m'a dit, par-rapport à une des gamines qu'il va y avoir, que les garçons sont hyper sexistes. Pourtant les parents c'est des gens cools. La petite elle a 6 ans, le même âge que mon neveu, et ils la foutent de côté dans les jeux, ils disent "elle elle est trop petite": c'est instinctif alors qu'ils ont pas eu cette éducation là. Et on en parlait justement, parce que moi je la connais pas et il faut que je lui fasse un cadeau, et mon frère me dit "elle est coquette, mignonne, petite, la pauvre elle va se sentir bien seule pour noël parce que c'est la seule fille". J'avais un peu les boules, je lui ai dit "fais quelque chose, dis quelque chose à tes fils !". Donc qu'est ce que je fais pour elle, je lui offre quoi ? Un bijou ? Nan mais si elle aime ça... Moi je pensais offrir aux plus grands des jeux, aux petits je sais pas trop... Des bijoux j'en ai, je joue un peu avec le fric que j'ai, j'en vendais avant sur les marchés, donc elle va avoir un cadeau de fille, tant pis. Bon par contre pas de dînette, pas de poupée Barbie, mais des jolis trucs, genre des bracelets brésiliens, peut-être que je vais en offrir aux mecs. Mais ça fait pas beaucoup de cadeaux. Les entretiens suivants ont été interrogés par un autre membre de l'association : Entretien 7 : Des femmes venues avec leurs enfants Bonjour, qu'est ce que vous pensez de cette séparation filles/garçons des jouets pour les enfants? Je pense qu'elle est pas très juste, les enfants devraient pouvoir jouer avec ce dont ils ont envie de jouer. Qu'est ce que ça vous évoque ? Je trouve ça dommage. Les petits garçons auraient autant le droit que les petites filles de jouer à la dînette. Ou que les petites filles puissent jouer aux voitures. 74 (A petite fille) et toi alors ? Pareil que ma maman. Je sais pas trop quoi dire parce que je comprends pas trop. Les garçons ont le droit de jouer avec les trucs de filles, et les filles avec les trucs de garçons. Entretien 7 : Une femme Bonjour, qu'est ce que vous pensez de cette séparation filles/garçons des jouets pour les enfants? Je pense que c'est dommage de cantonner les garçons aux voitures et les filles aux poussettes mais pourquoi pas mélanger tous ces jouets ? Le principal c'est que les enfants s'amusent sans regarder le produit. Vous pensez que ça a un lien avec les rôles dans la société ? Je pense que la société est beaucoup cadrée sur des règles à faire à ne pas faire et que tout ça conditionne les enfants pour jouer avec tel jouet, je pense que c'est un tout. Entretien 8 : Une femme pour un garçon et une fille J'achète selon l'âge des enfants, c'est le plus important. Après, les rayons me servent plutôt de guide. 75 Annexe n° 3 : Retranscription de l'entretien avec Sophie Collard, coordinatrice du programme égalicrèche le 27/02/215 dans les locaux d'Artémisia Combien a-t-on d'enfants et de crèches ? On a accompagné trois crèches, deux municipales CCAS128 sur la communauté de Toulouse et dans chaque crèche 60 enfants et 20 professionnelles, et là on est en train d'accompagner une troisième crèche en zone rurale, associative parentale, où là il y a 8 professionnels et 17 enfants. Au niveau de la phase d'observation des jeux en crèche, est-ce que vous avez constaté une répartition genrée du jeu dans l'espace, des groupes de pairs ? Oui tout à fait, (elle me montre un diaporama) dès la prime enfance il y a une non-mixité dans l'utilisation des jeux. Là c'est sur les résultats de la troisième crèche, à Cadour, où on a vachement plus observé d'interactions que dans les autres crèches c'est-à-dire que comme la crèche est plus petite, les professionnels échangent plus avec les enfants : on a 8000 interactions observées alors que sur les 2 autres tout cumulé on était sur 7000 interactions alors qu'il y avait beaucoup plus d'enfants. Sur les jouets, on a seulement 27% de jeux collectifs mixtes, 14% des garçons jouent de façon collective contre 11% des filles. On voit dans les jeux en collectif que la mixité ne concerne que 51% des cas, et les garçons jouent davantage entre eux à 30% et les filles entre elles à 30%. De façon générale les garçons jouent plus aussi, 56% des enfants qu'on a observés jouer contre 44% des filles, les filles sont souvent plus passives, immobiles, elles ne jouent pas, elles attendent dans le cadre des jeux libres. Là on est que dans les jeux libres car dans les activités structurées les professionnelles accompagnent les enfants de la même façon. Et sur les différences de jeux, on voit que les jeux d'imitation (coiffure ménage cuisinière poupon) ce sont à 100% des filles, les jeux de construction, lego, puzzle, bricolage c'est à peu près 20% de filles. Les jeux d'adresse y a à peu près une mixité, un peu plus les filles pour Cadour alors qu'il y a des ballons, des bascules, des trotteurs, des toboggans. Dans les autres crèches, on avait observé une majorité de garçons. Par contre, camions, voiture, avions ce sont plus les garçons, même au niveau des jeux mixte les garçons jouent davantage. 60% des enfants qui jouent à des jeux de construction sont des garçons, 99% des enfants qui jouent à des jeux d'imitation sont des filles, et 97 % des 128 Centre Communal d'Action Sociale 76 enfants qui jouent avec des camions, des voitures et des avions sont des garçons. Est ce que vous avez observé des cas de transgression de jeux, les réactions des enfants et des adultes ? Oui alors souvent on observe davantage de transgression de jeux des filles qui vont vers des jeux dits masculins : camions, voiture, vélo etc . Elles n'y jouent pas de la même façon que les garçons c'est-à-dire que souvent les garçons s’immiscent un peu plus facilement dans les jeux des filles, souvent elles laissent la place au garçons, et arrêtent. Par exemple dans les jeux à l'extérieur, on peut voir que les filles ont du mal à avoir les motos et les garçons s'imposent dans leur jeux et elles laissent tomber relativement rapidement. Et du côté des garçons quand ils jouent à des jeux d'imitation type poupée, dînette, etc, déjà dans la crèche quand on a observé (Cadour) on n'a pas vu de garçons avec des poupées, dans les autres crèches dès fois ils étaient plus dans le maternage, le pouponnage puisque c'est des garçons mais de façon générale ils détournaient le jeu, ils utilisaient les poupons comme pistolet, ils tiraient les cheveux, ils les balançaient, ils étaient beaucoup moins dans l'imitation de la maman ou du papa que le sont les filles. » Et ça c'est quand ils jouent tout seuls ou on peut avoir des groupes de garçons qui pouponnent ensemble ? Non ça on n'a pas observé. Et de filles qui jouent aux voitures ensemble ? Oui, là par-exemple (elle me montre une photo de deux filles). Quand on a fait dans les ateliers dans les autres crèches pour que les pro puissent observer ça d'elles-même pour prendre conscience de ça, on a mis des groupes de filles avec des jeux dits masculins et on a observé. Elles se sont rendu compte que les filles étaient perdues, qu'est ce qu'on va faire avec ces jeux là ? Elles demandaient de l'aide de la part des professionnelles qui les ont accompagnées. On avait un atelier bricolage plus un train et un garage à voiture, et en fait elles ont commencé à jouer ensemble d'abord à un jeu, le garage à voiture puis à la menuiserie, puis au train. Elles discutaient et échangeaient entre elles. On a fait la même expérience avec des garçons et ces jeux là, de suite ils sont allés dessus, ils étaient plus dans la dispute, s'imposaient dans les jeux et ne jouaient pas forcément ensemble même 77 avec des jeux dits masculins. Et après on a fait la même expérience avec des jeux dits féminins, en mixité aussi filles et garçons et les filles étaient d'un côté, les garçons de l'autre : ils ne jouaient pas ensemble. Puis les garçons avec des poupons, pour langer, ils étaient vraiment perturbés, il y en a beaucoup qui ne voulaient pas jouer, juste un, ils n'échangeaient pas, ne communiquaient pas trop. De façon générale, ils ont du mal avec ces jeux là, beaucoup plus que les filles avec des jeux dits masculins, mais même avec leurs jeux ils ont tendance à jouer moins ensemble que les filles et échanger là dessus. Vous voulez dire que même quand ils jouent avec des jeux du sexe opposé, ils continuent à jouer comme avec des jeux de leur sexe ? Voilà. Est-ce qu'il y a des cas de police du genre, des petites filles qui vont dire « nous on est des filles dont tu peux pas jouer avec nous car tu es un garçon », ou est-ce qu'ils sont encore trop jeunes ? J'ai lu quelque chose sur l'égocentrisme chez les jeunes enfants, c'est plutôt ce jouet est à moi, je suis une fille donc c'est un jouet de fille. Quelle est la logique ? Ça c'est une question très intéressante très pertinente à laquelle je ne pourrai pas répondre de façon tranchée, mais là c’est vrai que dans les crèches ils étaient un peu petits pour formuler ça c’est pour les filles ça pour les garçons, on l'a jamais entendu. Est ce qu'ils se le disent, je sais pas. En tout cas nous on l'a jamais entendu formulé de la bouche des enfants. Chez les plus grands, dans la deuxième crèche, en fin d'année scolaire donc partant bientôt à l'école, on a pu entendre des remarques du type « ça c'est du rose c'est pour les filles j'en veux pas », sur les gobelets ou les bavoirs, de la part des garçons, jamais de la part des filles. Du coup j'en viens aux professionnelles, y a t-il des injonctions différenciées au niveau de l'attention, du rangement (plus solliciter les filles) et ne pas valoriser cette activité chez elles ? Dans les deux premières crèches, inconsciemment les professionnelles dirigent les filles ou les garçons vers des activités, elles jouent davantage avec les filles et les poupons, avec les garçons et les camions. Et en effet les filles sont beaucoup plus incitées au rangement que les garçons. Dans la troisième crèche c'est pas vrai, il y a une mixité. Je pense que ça 78 dépend des équipes et de leur façon de fonctionner, même si oui il y a un comportement différencié filles/garçons dont elles ne se rendent pas compte au premier abord. Même dans les encouragements, elles encouragent beaucoup plus les garçons que les filles dans les deux premières crèches, dans la seconde elles encouragent plus les filles, mais des encouragements et félicitations plus sur leur apparence esthétique, pour les garçons c'est plus la performance physique, de développement moteur. Mais vous aurez tous les chiffres des trois restitutions. En effet c'est pernicieux, c'est dans la multitude des échanges qu'on peut, en observant beaucoup, voir une différence, mais ce n'est pas flagrant, on n'entend pas des professionnelles dire « ça c'est pour les garçons ça c'est pour les filles ». Il y a une volonté de la part des professionnelles, elles pensent que les enfants sont trop petits pour avoir déjà une utilisation différenciée des jeux, des activités. De façon générale c'est les mêmes enfants. Elles regardent plus l'âge que le sexe. Et après quand elles se rendent compte, qu'elle chaussent les lunettes genre, elles voient que telle phrase peut être différenciée. Ce n'est pas flagrant d'un premier abord. Vous avez eu des rendez-vous avec les parents pour présenter le projet? Dans la crèche parentale oui il va y en avoir. Dans les 2 premières crèches c'était prévu, mais on leur a pas présenté le projet directement, c'est la mairie de Toulouse qui leur a présenté. Ils ont reçu un courrier et les directrices des crèches en question recevaient les parents lors de l'inscription ou en début d'année pour expliquer la mise en place de ce projet. On devait organiser des séances de sensibilisation avec les parents mais comme l'équipe municipale a changé, ça a compliqué notre projet il devait y avoir d'autres crèches, c'est en stand-by mais on va organiser une séance de diffusion du film. Pour l'instant on n'a pas échangé directement avec les parents. Sur le jeu libre, voit-on la reproduction de rapports de domination filles/garçons ? Les professionnelles n'interviennent pas quand elles voient par-exemple des garçons qui poussent les filles pour prendre un jouet ? Bah elles le voient pas forcément toujours, et puis la politique c'est : « on laisse les enfants libres de leurs choix » sauf qu'on sait très bien que ce ne sont pas des choix libres, mais des injonctions qu'on reçoit dès la petite enfance. Quand il y a agressivité de la part des garçons, ils occupent notamment dans la dernière crèche 80% de l'espace sonore et 79 physique, ils sont à 90% d'imposition dans le jeu des autres, ils ont des comportements agressifs en majorité en direction des garçons, puis des filles. Quand elles voient des comportements agressifs, elles réagissent, d'ailleurs les garçons sont beaucoup plus réprimandés, à 70%. Mais elles ne voient pas toujours les agressivités des garçons en direction des filles: c'est deux enfants qui se disputent. Qu'est ce que vous leur proposez au niveau du jeu ? Au niveau du jeu, ça se joue sur plusieurs points. Déjà ce qui est important c'est de leur montrer que oui elles font des différences, d'où la phase d'observation. Si elles n'en ont pas conscience, c'est difficile d'agir là dessus. La prise de conscience dans tous nos ateliers c'est la première chose, on travaille beaucoup là dessus. Après, sur les jeux en question, on a proposé différents point.. Sur l'aménagement de l'espace, le fait de séparer des coins dînette, poupée et coin bricolage garage dans la crèche ça crée de la non mixité puisque les enfants privilégient tel ou tel jeux, les enfants ne circulent pas de la même façon. Pour diversifier l'utilisation des jouets au niveau des enfants, on a proposé de créer un espace centre vile qui permet deux choses : de changer le vocabulaire utilisé, on ne parle plus de dînette ou d'établi de bricolage mais d'imitation : d'aller au restaurant, chez le vétérinaire, la crèche, coiffeur plus que le poupon, menuiserie, supermarché, laverie, garage. Ça permet pour les professionnelles de changer de thèmes, pour les enfants c'est moins connoté fille/garçon et en plus ça permet de mélanger tous les jeux dans l'espace. Elles ont mis des images d'enfants qui jouent au restaurant, à la fois des filles et des garçons. C'est des messages qu'elles et les enfants voient. On leur a proposé aussi par exemple, pour les crèches sans structure fixe, qui ont des espaces faisant à la fois sieste, repas, de ne pas sortir tous les jouets mais de faire des jeux libre thématique, c'est-à-dire à un moment ne sortir le lundi par exemple que les jeux de construction, le mardi que l'expression artistique, le mercredi que le restaurant, le jeudi que les poupons, le vendredi que le bricolage pour que les enfants apprennent à jouer ensemble à ce jeux là, pas en fonction de leur sexe. Au niveau des jouets, on leur a proposé de faire un inventaire des jeux, de voir s'il y a plus de jeux dit masculins ou féminins pour se rendre compte de l'organisation et faire des observations avec les groupes et différents types de jeux, la prise de conscience c'est 80 important. Par exemple organiser une rotation des jouets, proposer des activités compensatoires, aller dans la non mixité, c'est-à-dire proposer à des filles des jeux que masculins et à des garçons des jeux dits féminins. Des moments de non-mixité peuvent être intéressants pour inciter les enfants à développer des capacités qu'ils ne développent pas avec certains jeux. Sans cesse se questionner, réfléchir. On n'arrive pas avec des réflexions touts prêtes, en disant « faut faire comme ça », on travaille avec elles sur ce qui peut être mis en place. C'est important qu'elles s'approprient le sujet . Bien entendu ça va pas changer du jour au lendemain, y a l'impact des médias, de la famille, de l'école après, mais l'objectif c'est de développer l'esprit critique des professionnelles et des enfants pour petit à petit aller vers du changement. Déjà sur le réaménagement de l'espace, les professionnelles ont constaté que oui y a plus de mixité. Vous avez un suivi de cette éducation égalitaire à la fin d'un parcours de crèche d'un enfant ? Non, par contre on fait des suivis des professionnelles. En termes de budget on n'a pas la possibilité de suivre un groupe d'enfant. Notre groupe cible c’est plus les professionnelles que les enfants, notre objectif c'est de former les professionnelles pour que du coup les générations suivantes soient dans plus d'égalité, pas forcément les enfants accompagnés même si on espère que ça aura un impact. L'objectif c'est plus les professionnelles qui vont suivre toute leur carrière les enfants que sur un groupe d'enfants. Il n'y a aucune formation au genre dans leur cursus? Oui et non. Dans les professionnelles il y a différentes catégories socio-professionnelles : les agents d'entretien qu'on a accompagné aussi qui n'ont souvent pas de diplôme, les auxiliaires de puériculture qui ont une formation très courte de 8 mois avec du coup beaucoup de séances de stage et peu de cours en école, là aucune formation sur le genre. Nous on va proposer un projet pour proposer des formations dans les lycées pro, les CAP petite enfance, dans les instituts de formation. Il y a aussi les éducateurs qui depuis 2009 ont une action de sensibilisation au genre proposée mais c'est une journée sur tout le cursus. Nous on travaille là dessus en Midi-Pyrénées sur deux écoles depuis 2009. D'ailleurs dans l'une des crèche on a une des professionnelles qui avait suivi notre formation. Au niveau des EJE129 c'est le public le plus réceptif car dans leur cursus ils ont 129 Educateurs de jeunes enfants 81 beaucoup de psychologie, un peu de sociologie, et une ouverture d'esprit proposée dans leur formation par-rapport aux auxiliaires de puériculture qui sont dans le concret : comment changer un enfant, l'habiller, pas vraiment sur la pédagogie. On a fait une formation à l'IFRAS à destination des puéricultrice, les directrices des crèches ont une formation médiale puis de puéricultrice sur le développement de l'enfant, l'administratif, le management d'une équipe mais pas de formation sur le genre. Une dernière question : on voit que quand les garçons jouent avec des jouets de fille il y a tout de suite une suspicion d'homosexualité, est ce que sont des remarques qui ont été faites ? De la part des professionnelles non par contre bien souvent elles sont confrontées aux parents, essentiellement les pères, mais aussi les mères qui en voyant leurs enfants garçons jouet avec des poupées sont scandalisés et elles ont du mal à avoir des arguments, c'était surtout « mais non il va pas devenir homosexuel parce qu'il joue à la poupée ». Maintenant elles ont des arguments du type « c'est pour développer toutes ses capacités, quand ils ne jouent que à certains jeux ils se limitent, notamment le psycho-affectif s'ils ne jouent pas au pouponnage » . 82