Rodrigo Ramis lit Lorca. « Le duende, il faut le réveiller

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Rodrigo Ramis lit Lorca. « Le duende, il faut le réveiller
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Rodrigo Ramis lit Lorca. « Le duende, il faut le
réveiller dans les dernières demeures du sang »
samedi 18 avril 2015, par Pauline Perrenot
Au cours des années 1933-34, à Buenos Aires, Federico García Lorca compose
Théorie et jeu du duende, un texte magnifique qu’il déclame en conférence.
Rodrigo Ramis nous le dit, traversé de cris épars, venus d’autres continents. Il
fallait en faire un récit, car furtivement, peut-être l’avions-nous senti, ce duende,
sans qu’on ne puisse jamais l’écrire vraiment...
Tout commence par un café noir. Ou peut-être était-ce déjà commencé, dans le déclin d’un petit jour
nimbé de chaleur. On a passé le seuil d’En face. La galerie crépite au son des objets qui l’habitent,
polaroids, photos, personnages, phonographe, chutes de tissus, et le couloir du bar découpe le bric-à-brac,
piqué de tabourets en velours rouge. Les réverbérations de Brian Eno ruissèlent sur le contours des
étagères, et les cris de l’air encore ensoleillé s’engouffrent par la porte, entrouverte. On est un peu
partout à la fois, réveillé par l’accent chilien du tenancier qui d’un seul « Hola ! », nous replonge dans
l’amour béat que l’on peut vouer au son d’une langue.
Tout continue par un café. Noir. Comme pour créer la possibilité d’un rituel, et apporter au conteur les
bourgeons d’une symbiose. « Je vais voir si je peux vous donner une leçon simple sur l’esprit caché de la
douloureuse Espagne ». Il remue le café, tape deux fois sur la table en cristal. Le son s’évapore comme les
ronds formés par la chute d’une pierre dans l’eau. D’une voix de brise éraillée, il murmure des chants
afro-américains. Expérience poétique et corporelle, Jeu et théorie du duende est un hommage aux
couleurs et à la culture espagnole, andalouse, aux gitanos, ce peuple que Lorca n’a cessé d’écrire avec
passion et que le franquisme allait, deux ans plus tard, persécuter. Rodrigo Ramis fait infuser
l’expérience, ailleurs, ramenant à l’Espagne, les cris d’autres martyres. Africains déplacés vers
l’Amérique, Haïtiens, Amérindiens, pillés par la Péninsule. Il recueille ces cultures par la voix, le
froncement souriant d’un sourcil, le balancement délicat de sa main. Sans grandiloquence, et tout en
assumant une adresse maîtrisée, il caresse le texte avec douceur, le livre en main, bascule, mais continue.
« Dans tous les pays, la mort est une fin. Elle arrive, et on ferme le rideau. Pas en Espagne »
Assaillie d’imaginaires, l’Espagne est cette terre fiévreuse, fouettée de sang et de sable, le « seul pays où
la mort est un spectacle national ». Celle dont Nizan, emporté par la fougue révolutionnaire de septembre
1936, disait : « L’Espagne n’est pas le pays des demi-mesures. Tout y a pris une forme extrême de passion
et d’ardeur, la religion, les divertissements, les révoltes, les guerres de la liberté. Le martyre volontaire de
l’évêque de Cordoue au temps des rois Maures, les corridas et les danses, la lutte des Comuneros de
Castille et la résistance à Napoléon, toutes ces histoires attestent le refus des demi-mesures » [1]
C’est aussi cet imaginaire que convoque Lorca, cet esprit grouillant de flamenco, de Pastora Pavón, de
rouge, de terre mâchée, de vie à nu, de violence, de mort, de mort créatrice. Un esprit que condense le
duende. Ce démon impétueux, déchaîné au plus profond des entrailles n’est ni l’ange, ni la muse. Ceux-là
sont des souffles du dehors. Lui caresse la mort, rode aux abords des gouffres, et surgit, engageant une
lutte avec l’artiste. Celui qui saura rendre un peu d’une blessure, de cette chair boursouflée, rubescente,
celui-ci aura du duende ! Livré à cet essai poétique en acte, Lorca s’approche d’un portrait sensoriel du
ressenti. Le duende, on le sait là quand on peut frotter une voix de sang entre la pointe de nos doigts,
écouter chanter la frêle palpitation qui fait valser la peau, près du cou, mâcher le frisson qui émane d’une
levée de poils !
« L’intelligence est bien souvent l’ennemie de la poésie »
J’ai aimé la légèreté, la simplicité avec laquelle Rodrigo Ramis a convié notre dépouillement ce soir-là. Il a
su comment nous apprendre, petite assemblée que nous étions, et faire naître une fiction, poreuse à
l’extérieur, dans cette proximité. Et puis, nous emmener ailleurs, prendre appui sur cette « douloureuse
Espagne » pour nous dire les voix qui le dévorent. Il y eut un flottement morbide, près d’une toile,
suspendue au milieu de la pièce. Des cris bruts, puis un viol. Lorca. Les femmes indigènes. Et ce souffle
grisé par les râbles, les rictus écorchés en fond de gorge, la mort.
Au fil de sa voix changeante – les sonorités jouent à chat perché quand il passe de l’espagnol au français –
Rodrigo Ramis nous lance une énigme, dionysiaque. On s’y engouffre sans comprendre. Le duende n’est
pas une affaire de technique, ni de savoir. Les nombreuses références égrenées par Lorca tombent au
creux de l’oreille, signifient aux sens, non à la raison, traversent. L’intelligence, murmure Lorca, « est
bien souvent l’ennemie de la poésie, parce qu’elle élève le poète sur un trône aux arêtes aiguës et lui fait
oublier que tout à coup, il peut être mangé par des fourmis ou qu’il peut lui tomber sur la tête une grande
langouste d’arsenic contre laquelle les muses qui vivent dans les monocles ou dans la rose de laque tiède
du petit salon ne peuvent rien ».
Blottie dans cette galerie-bar du 11ème, cette performance était presque cachée. Elle fit un bien immense,
nous donnant à sentir, le temps d’une expérience, ce que l’on ne cesse de chercher, « sans force et sans
armure », « même trop, même mal »...
Pauline Perrenot
Vu et entendu à la Galerie En Face 8, rue Gambey Paris 11 ème. Théorie et jeu du duende
(Federico Garcia Lorca), jeu et mis en scène Rodrigo Ramis (Cie Chimères d’Ailes ardentes).
Notes
[1] Lire ce très beau texte, Renaissance de l’Espagne dans la non moins belle revue Commune, publié
en septembre 1936, alors que venait d’éclater la guerre d’Espagne :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k865412s/f20.image.langFR.