Réflexions sur les Exercices spirituels et l`usage des Écritures

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Réflexions sur les Exercices spirituels et l`usage des Écritures
Vies consacrées, 85 (2013-4), 258-264
Réflexions sur les Exercices
spirituels et l’usage des Écritures
Proposons, dans cette note brève, de parcourir le petit livret
ignatien, de part en part, en nous intéressant sommairement à
la manière dont il use des Ecritures saintes du Premier et du Nouveau Testament.
Le Premier Testament
Je formule une hypothèse, notamment grâce au Père François
Marty1, à savoir que le « Principe et Fondement » et la Première
Semaine des Exercices spirituels, si avares de citations scripturaires, rendent cependant raison d’une expérience singulière de
la Parole de Dieu. D’où la question : pourquoi saint Ignace a-t-il
parlé de cette expérience sans donner de références à l’Écriture ?
Il est bon de remarquer que chacun répond en fait à cette
question de façon pragmatique : nombreux sont les accompagnateurs de la « Grande retraite » qui offrent ici un choix plus ou
moins large de textes de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Personnellement je propose des textes du « Premier Testament » (comme on le dit parfois) et volontairement, je ne suggère
rien de plus. Je suis convaincu, d’une part, que la rigueur logique
des textes du « Principe et Fondement », ainsi que des exercices de
Première Semaine, a été voulue par saint Ignace, qu’elle demeure
agissante aujourd’hui et signe un véritable équilibre entre raison
et foi. Mais d’autre part, il me semble que ces grands textes scripturaires sont devenus moins accessibles et moins efficaces
aujourd’hui qu’autrefois, et que pour rejoindre l’intention de saint
Ignace, il convient, à mon avis, d’en proposer le sens avec une
certaine amplitude. Trois jours peuvent bien être nécessaires pour
1. F. Marty, Sentir et goûter. Les sens dans les « Exercices spirituels » de saint Ignace,
Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 241, 2005.
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le seul « Principe et Fondement », afin de souligner l’originalité
d’un tel texte. En effet, cette méditation et celles qu’Ignace propose pour la Première Semaine ont été écrites en fonction des
signes de son temps et expriment, pourrait-on dire, une vision de
l’homme et de Dieu, traditionnelle certes (les Exercices ont été
approuvés par l’Église le 31 juillet 1548), mais non sans une vive
attention à la façon dont l’homme d’une époque peut les comprendre et les accueillir. Cela implique, au point de vue pastoral,
un « retour » de l’expérience spirituelle contemporaine sur la formulation de la doctrine. Bien plus, cette interférence agit de même
aujourd’hui, dans un sens qui renforcerait d’ailleurs l’intuition
ignatienne. Je développe deux points : l’expérience de la foiconfiance et celle du scrupule. Ils apporteront peut-être un éclairage sur la priorité donnée à l’Ancien Testament.
La foi
Un aveu souvent entendu s’exprime ainsi : « je n’ai pas assez
confiance… » ! C’est là une certaine expérience de la Parole. Elle
s’exprime certes en termes de faculté ou de capacité humaines,
mais elle trahit un débat plus profond. Nous pouvons donner
divers sens à la foi, en regardant souvent plus les fruits que les
racines… On peut parler de la foi d’une personne qui a de robustes
convictions (et l’on citera les « martyrs de la foi », ou bien, les
Européens de l’Est, qui, en raison des persécutions, auraient plus
de « foi » que ceux de l’Ouest… !) ; mais on peut aussi parler de
foi d’une façon plus large et plus humble, en tant qu’obéissance
à la parole d’un autre, comme on le voit chez le centurion loué
par le Christ : « Chez personne je n’ai trouvé pareille foi en Israël »
(Mt 8,10). Hans Urs von Balthasar, je crois, disait que l’aveu actuel
d’une foi inquiète nous fait aller plus au cœur de l’expérience
juive ; Jean-Paul II a écrit la même chose, me semble-t-il, dans
son encyclique sur le Saint Esprit Dominum et vivificantem
(18 mai 1986), lettre qui veut être missionnaire et rejoindre une
attente spirituelle contemporaine :
De cette manière, l’Église répond aussi à certains désirs profonds qu’elle pense lire dans le cœur des hommes d’aujourd’hui :
une découverte nouvelle de Dieu dans sa réalité transcendante
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d’Esprit infini, tel que Jésus le présente à la Samaritaine ; le besoin
de l’adorer « en esprit et en vérité » ; l’espoir de trouver en lui le
secret de l’amour et la puissance d’une « création nouvelle » : oui,
vraiment [il est] celui qui donne la vie (DV, 2).
Le long psaume 118-119 distingue en de multiples variations
l’écoute de la « Parole », l’accueil du « témoignage » divin (ce sont
les racines), et la fidélité à la « loi », aux « commandements », aux
« préceptes » (ce sont les fruits). La foi est obéissance à la Parole
insaisissable de Dieu, qui pourtant nous saisit tout entier au
sommet de l’âme, c’est-à-dire en notre liberté même, infiniment
respectée. D’Abraham à Marie, il en fut ainsi, et on peut retenir
encore la figure de Jean-Baptiste, dont la force de parole troublait
Hérode, mais qui était d’abord lui-même saisi par la Parole dès
le sein de sa mère. Il me semble qu’il y a là un courant de fond de
la Première semaine, courant qui devait s’écouler fortement en
quelques personnalités au temps de saint Ignace (Luther, etc.),
et est peut-être devenu plus universel aujourd’hui.
Le Règne
La méditation du Règne peut confirmer ce propos. Pour rappel,
elle est construite autour de deux demandes : la première, en préambule, c’est de ne pas être sourd à l’appel du Seigneur ; la deuxième est mue par l’élan d’une offrande en vue de se purifier et
d’entrer dans la contemplation de la vie du Roi éternel. En cette
méditation, le Seigneur appelle les siens et, peut-on dire, esquisse
un geste : c’est par ici ! Dans un premier mouvement, Pierre a résisté
et puis il a pu dire : Père, conduis ma vie dans le mystère du
Christ Jésus. Pour le retraitant donc, la croix est ici montrée dès le
début. Et la contemplation de la Nativité le confirmera, en disant
de « considérer ce que font les personnes ». La méditation du Règne
est posée en un point charnière ; elle arrive comme naturellement,
si l’on peut dire, après la Première Semaine ; elle n’ajoute rien, si ce
n’est le « c’est par ici » tourné vers l’avenir pascal. Elle semble en
son point de départ l’explicitation d’une démarche de conversion,
que l’on peut précisément définir, pour une part en tout cas,
comme une écoute renouvelée de la Parole. Je peux m’illusionner,
lire l’Écriture, la commenter, l’étudier, mettre en évidence des
structures, et demeurer extérieur à son autorité mystérieuse ;
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et c’est pourquoi le Christ dira : « vous scrutez l’Écriture… » en vain
(cf. Jn 5,39-47). Le Règne épouse ainsi le mouvement de la Première
Semaine pour que «  je ne sois pas sourd à l’appel  ». C’est la démarche
de la foi, la démarche de la confiance, qui en ce point s’exprimerait
plus à neuf, avec un vouloir plus libre.
Loyola et Manrèse
Il est permis de dire que saint Ignace s’est converti en commençant par la démarche de Deuxième Semaine, à savoir, la
contemplation et la méditation de la vie du Christ avec Ludolphe
le Chartreux, ainsi que la lecture de la Vie des saints de Jacques
de Voragine. Il y a trouvé, ou retrouvé, un « sentir et goûter les
choses intérieurement ». Mais peut-être que le boulet de Pampelune avait déjà fait réapparaître des pensées, dont le sens lui avait
échappé lors des emportements de sa jeunesse.
Il fut donc conduit à Manrèse pour faire une expérience de la
Parole, à la façon de Jacob se battant avec l’ange et réclamant à
Dieu une bénédiction, c’est-à-dire une « parole de bonté ». Ce fut
une expérience à la limite des forces humaines, qui jette une certaine lumière sur le scrupule, non pas psychologique, mais spirituel. Quand on lit que saint Ignace était prêt à « suivre un petit
chien » pour en sortir, on peut y voir une forme d’humilité, mais,
à mon avis, c’est davantage une façon d’être tourné vers la Parole,
abrupte, mais toujours extérieure, alors qu’il est question de la
liberté. J’ai connu parfois des retraitants dont le scrupule avait
été favorisé par une parole prononcée, notamment dans certaines assemblées : « Dieu t’appelle à être prêtre, religieux, religieuse… ». Parole qui tombe sur le terrain décrit supra par Dominum et Vificantem, mais dont les effets peuvent être dramatiques,
si la liberté de l’homme n’est pas respectée. Il n’est possible de
sortir de ce scrupule que par un vrai acte de liberté ; ainsi saint
Ignace qui, comme dans un vouloir renouvelé, par grâce, a décidé
de ne plus confesser les fautes passée.
La distinction des deux premières Semaines
La Première Semaine donne à l’homme de s’élever, à savoir
d’être conduit par un vouloir un peu plus grand, un peu plus
libre, de se tourner vers Dieu. C’est la foi-écoute de la Parole.
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Donner trop vite les beaux textes de la miséricorde du Nouveau Testament peut favoriser des sentiments spirituels, certes,
comme on peut en trouver, avec la grâce, sur un chemin (fort et
commun) de purification ; mais quand les sentiments sont trop
soulignés, demeure le risque de ne pas assez poser la question
de la liberté, de la vraie image de Dieu — ce qui est bien au cœur
de la Première Alliance.
Certes, en Première Semaine, il y a le colloque devant le Christ
en croix, ainsi que le triple colloque des importantes répétitions.
Saint Ignace leur a donné une place et un rôle précis, pour aller
au cœur de la conversion. Cependant, aujourd’hui, salvo meliori
iudicio, l’expérience de la liberté acquiert une force plus grande,
si l’on se maintient dans la dynamique du Premier Testament,
qui est écoute de la Parole : « Fais cela et tu vivras. » L’expérience
de la miséricorde en est d’autant plus bouleversante.
L’application des sens
Deux « entrées »
Les journées des trois dernières Semaines de contemplation
se terminent par l’application des sens. Est-ce une tisane du soir
ou un certain aboutissement de la prière à partir des mystères de
la vie du Christ ? Une « entrée » habituelle pour l’intelligence des
Exercices est celle de l’organisation en Semaines ; une autre
« entrée », soulignée par François Marty, peut compléter cette
intelligence, à savoir celle du parcours d’une journée : un ou
deux (ou davantage) mystères avec voir et entendre, puis regarder
(mirar) et considérer (considerar) ; ensuite des répétitions sur des
points de consolation, désolation et intelligence spirituelle et
enfin l’application des sens.
Le monde de l’image
Nous sommes plongés dans le monde de l’image après avoir
connu le monde du livre et, encore avant, celui de l’architecture
(Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris intitule un chapitre « Ceci
tuera cela ! » : le livre tuera le bâtiment). Luther et saint Ignace ont
approfondi leur expérience religieuse et leur communion avec le
Christ non sans l’aide du livre et de l’imprimerie. Que faire
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aujourd’hui lorsque les images reviennent en force, quand c’est
par elles, enrichies par le son, que nous sont apportées, de façon
quasi obligatoire, d’immenses données du monde en lequel nous
vivons ; données qui s’impriment en nous en des affects d’autant
plus forts ? Peut-on prévoir les effets de cette puissance nouvelle
des sens ? Et ceux d’une suprématie de la vue et de l’ouïe sur l’odorat, le goût et le toucher ? Saint Ignace avait sans doute perçu ici
l’ébauche d’un mouvement largement déployé aujourd’hui,
quand il dit que « ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui compte,
mais de sentir et goûter les choses intérieurement ».
La présence du Seigneur
On peut faire confiance à la dynamique des Exercices et à leurs
répétitions pour espérer que les affects suscités par les nouveaux
mondes soient patiemment purifiés, approfondis, « ordonnés ».
L’application des sens est une manière d’user de ceux-ci et pourrait
donc avoir un rôle important. Dans les retraites de huit jours, qui
seraient des relais des Exercices de trente jours, on peut proposer non
sans fruit la démarche cohérente d’une journée type, pour aboutir à
la contemplation plus silencieuse proposée par saint Ignace.
Si la Quatrième Semaine éclaire de façon propre, dans le Seigneur ressuscité, les Semaines précédentes, il semble que, dans
la même perspective, l’application des sens éclaire le parcours
d’une journée. On s’inspire ici d’Albert Chapelle :
La prière chrétienne ne s’est pas découragée et, pénétrant plus
intimement dans le cœur du Christ et dans son propre cœur, elle
a découvert les ressources d’un contact, d’un goût, d’un toucher,
d’une écoute qui sont de l’esprit ; non seulement pensée, mais vie
pleinement vécue. Cette immédiateté est comme une immersion
dans le mystère du Christ à la manière dont nos sens nous
plongent, nous immergent dans le cosmos. Même immédiateté,
même contact, même proximité, même familiarité2.
Une telle prière doit porter des fruits, sans doute dans une
grande patience ; sans doute encore pourra-t-on la percevoir
2. Au creux du rocher. Itinéraire spirituel et intellectuel d’un jésuite, Bruxelles, Lessius,
Au singulier, 9, 2004, p. 162.
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plus comme force de paix dans les relations à autrui que comme
approfondissement mystique de sa propre contemplation…
Le combat spirituel
Mais l’application des sens est-elle possible dans la vie quotidienne, où la dynamique intense d’une journée de retraite ne
paraît pas pouvoir jouer  ? Y a-t-il moyen de traduire en des actions
concrètes le travail de purification des sens ? Oui, car c’est un
aspect important du combat spirituel. Si l’intention est ma
réponse immédiate, spontanée, mais toujours à ordonner, à ce
qui m’affecte (plaisirs et déplaisirs, paroles entendues sur des
personnes, des opinions, des manières de faire ; il suffit de songer
aujourd’hui aux préceptes moraux ou ecclésiaux et… liturgiques), saint Ignace nous prévient dans le « Préambule pour
considérer les états » qu’y agissent aussi « l’intention du Christ
notre Seigneur et à l’inverse celle de l’ennemi de la nature
humaine ». Là encore, dans une expérience que n’épargne pas le
scrupule comme écoute extérieure de la parole, il est bon de
demander au Seigneur Ressuscité de purifier nos sens.
C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile tombe.
« Car le Seigneur, c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là
est la liberté. Et nous tous, qui le visage découvert, réfléchissons
comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il
convient à l’action du Seigneur, qui est Esprit (2 Co 3,16-18) ».
- Jean-Marie Glorieux, s.j.
25, rue Marcel Lecomte
BE-5150 Wépion
Belgique
Dans cette mise en valeur de la pratique littérale des Exercices spirituels
d’Ignace de Loyola, l’accompagnateur expérimenté se fait théologien de
l’écoute intérieure de la Parole, au cœur de l’expérience spirituelle que le
tracé ignatien permet. Pour l’homme d’aujourd’hui, l’oraison par « application des sens » représente une ressource et dans la vie quotidienne, un
autre respir.
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