Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario William

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Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario William
Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario
Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario
William Closson James
Laurie K. Gashinski
Département des études religieuses
Université Queen
Résumé
La plus grande diversité ethnique et religieuse résultant de l’immigration de
même que d’autres transformations dans une société « postchrétienne » ont
modifié le visage de la religion à Kingston, Ontario, obligeant l’administration
municipale à réagir. La prière au conseil municipal, les observances et la
nomenclature de Noël, les services et les événements multiconfessionnels, les
manifestations religieuses dans les parcs municipaux de même que d’autres
utilisations religieuses de l’espace public ainsi que les rites et les monuments
funéraires font partie des nouveaux défis. La ville a réagi le plus souvent en
prenant des mesures ponctuelles d’ajustement ou d’accommodement plutôt
que des politiques délibérées.
Mots-clés : Pluralisme religieux; multiculturalisme canadien; politiques
publiques; Kingston, Ontario
Canadian Journal of Urban Research, Volume 15, Issue 2, Supplement pages 59-78.
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ISSN: 1188-3774
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Nos diverses cités
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Pendant l’année de son centenaire, en 1967, le Canada était en transformation,
passant d’un pays chrétien à un pays de pluralisme religieux (Miedema 2005).
Presque quarante ans plus tard, Peter Beyer prédit que l’immigration de parties
du monde non anglophones et surtout non chrétiennes signifiera, en supposant
que les tendances manifestes de 1981 à 2001 persistent, que « le paysage religieux du Canada continuera de devenir plus pluraliste, surtout en faveur des
trois plus grandes religions non chrétiennes du monde, l’islam, l’hindouisme
et le bouddhisme. » (Beyer 2005). Et pourtant, malgré le vieillissement des
congrégations et le déclin rapide de la pratique religieuse, les caractéristiques
particulières de ce qu’on pourrait appeler une culture chrétienne subsistent
dans de nombreuses villes et villages canadiens, renforcées par des mesures
comme l’observance du Vendredi saint et de Noël comme congés fériés, ou
l’appui de l’Ontario à un système scolaire séparé (c.-à-d. catholique romain)
(et des mesures comparables dans certaines autres provinces), ou les affirmations continues vaguement théistes de Dieu dans l’hymne national, la Charte
des droits et libertés et les prières au Parlement (Biles et Ibrahim 2004).
La prophétie de la sécularisation inévitable et complète ne s’est pas réalisée. David Lyon fait remarquer fort à-propos qu’au lieu de n’avoir « aucune
religion », nous avons « déréglementé, refaçonné, relocalisé et restructuré la
religion » (Lyon et Van Die 2000). La religion n’a pas disparu de la sphère
publique pour occuper la sphère privée. La situation résultante est devenue
beaucoup plus complexe qu’une simple bifurcation entre ceux qui veulent plus
de christianisme dans le domaine public et ceux qui souhaitent une société
libre de toute religion, ou ce qui est devenu aux États-Unis une polarisation
de la droite religieuse par rapport à la gauche laïque1. Le pluralisme religieux,
en grande partie consécutif à l’immigration, a signifié que les solutions de
rechange à l’hégémonie chrétienne par rapport au laïcisme ont été enrichies
et compliquées par les juifs et les musulmans qui ont immigré au Canada, en
plus des bouddhistes, des sikhs et des hindous, des zoroastriens et des confucéens2. Leurs doctrines et leurs cultes, leurs codes comportementaux et leurs
rituels nécessitent des ajustements et des accommodements que les villes et
les villages n’auraient pas pu imaginer il y a une génération. Kingston (Ontario) connaît bon nombre des tensions et des ajustements que des municipalités
d’un bout à l’autre du Canada connaissent, étant donné la présence de traditions religieuses diverses qui influent sur la façon dont les conseils scolaires,
l’administration et les agences municipales mènent leurs activités en ce début
du XXIe siècle, souvent en rupture avec les manières traditionnelles de faire
héritées d’une époque antérieure.
Seulement neuf villes au Canada ont une population de plus d’un demi-million d’habitants. La vingtaine de villes qui les suivent en importance
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ont une population diminuant de 500 000 à 100 000 habitants. En comparant
Kingston (pop. 146 838) avec le Canada dans son ensemble, nous constatons
qu’elle reflète la répartition nationale de la population par âge, mais avec un
moins grand nombre d’immigrants, une plus grande proportion de gens très
instruits et un plus grand nombre d’emplois dans les services sociaux et de
santé et en éducation. Kingston a été qualifiée de « ville institutionnelle » (on
pense à ses écoles, à ses prisons et à ses hôpitaux) qui s’est peu transformée
au cours des 300 dernières années. Pour le commun des mortels, Kingston
incarne les coutumes et les valeurs anglo-celtiques du Haut-Canada (Osborne et Swainson 1988).
Hugh MacLennan a entrepris de décrire cette philosophie du Haut-Canada
dans son roman The Precipice, qui se déroule dans la ville fictive de Grenville
sur le bord du lac Ontario pendant les années 1930. MacLennan a fait le portrait de Grenville, comparable à presque toutes les autres villes ontariennes
enracinées dans l’ère victorienne, et dotée de « rues adoucies par des noms
évocateurs de l’histoire coloniale britannique : rue Wellington, rue Simcoe,
avenue Sydenham, rue Duke, chemin Elgin ». Comme MacLennan l’a observé avec tant de perspicacité, « il n’y avait guère de général, d’amiral ou de
ministre britanniques, ayant servi entre la Révolution française et l’accession
de la Reine Victoria, qui n’ait été commémoré dans un nom de rue, de ville
ou de comté quelque part en Ontario » (MacLennan 1948). Les traditions de
Grenville, même dans l’entre-deux-guerres, présentaient beaucoup des caractéristiques de la culture protestante du dix-neuvième siècle du vieil Ontario
que William Westfall avait si habilement décrite (Westfall 1989).
C’est un autre romancier canadien réputé, Robertson Davies, qui, dans sa
première trilogie se déroulant dans les années 1950, a fait une description fictive (et la satire) de Kingston sous le nom de Salterton, une petite ville de
l’Est de l’Ontario dont le centre du pouvoir civique était la cathédrale anglicane, le journal, l’université, et dans une moindre mesure, le collège militaire.
Quelques années plus tôt, dans le personnage de Samuel Marchbanks, chroniqueur à l’humour narquois, Davies avait donné une description comparative de
Kingston dans les années 1940 :
Quand on s’en approche sur l’eau, Québec nous paraît noble, Montréal
majestueuse, et Toronto s’acharne à devenir, mais Kingston a un air de
civilisation vénérable qui réchauffe le cœur; les dômes et les flèches, et les
contours moraux mais pourtant bienveillants de ses maisons de refuge et de
correction lui donnent une distinction dont n’importe quelle ville pourrait être
fière. (Cité dans Grant 1994) [traduction]
Bien entendu ces « dômes » incluraient l’hôtel de ville de Kingston de
même que la cathédrale St. George et le pénitencier, qui lui ressemblent sur
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le plan architectural, tandis que les « flèches » pourraient faire penser à la fois
à l’architecture gothique de l’église Unie sur la rue Sydenham ou à la cathédrale romaine St. Mary et au Grant Hall de l’Université Queen. Moraux, oui
bien sûr, mais les éléments calcaires d’un hôpital psychiatrique, d’une maison
pour personnes âgées ou d’une prison—« ses maisons de refuge et de correction »—peuvent-ils être vraiment qualifiés de « bienveillants »? Kingston n’a
pas eu la réputation de s’adapter rapidement au changement, ni d’être une ville
accueillante pour les étrangers ou les nouveaux venus, bien que sa taille et son
emplacement soient davantage liés à une proportion relativement faible d’immigrants qu’à une froideur déclarée. C’est ironique, mais une grande partie de
la diversité religieuse et ethnique de la ville vient de ses populations étudiantes, hospitalisées et incarcérées, plutôt que de ses résidents permanents3.
Comment l’augmentation de la diversité ethnique et religieuse de la dernière génération, jumelée à d’autres pratiques en transformation, a-t-elle
altéré le visage de la religion dans cette ville surtout unilingue? Et comment
la municipalité a-t-elle réagi à ces changements? Le géographe Brian Osborne
montre comment au dix-neuvième siècle le sort de la principale congrégation
presbytérienne de Kingston, St. Andrew, a été intimement lié aux origines de
l’Université Queen et de la ville de Kingston elle-même, en plus de révéler
quantité de détails au sujet des batailles et des vicissitudes internes du christianisme de cette époque (Osborne 2004). Et au moins quelques-unes de ces
luttes sectaires étaient attribuables à différents groupes d’immigrants ayant des
religions pas tout à fait identiques à celles de ceux arrivés plus tôt4.
En 1824, la procession funéraire presbytérienne du corps d’un enfant (le fils
de l’un des membres anciens de l’église St. Andrew) est arrivée au cimetière
seulement pour y trouver l’entrée bloquée par des anglicans affirmant qu’eux
seuls avaient le privilège d’enterrer le corps. Pour que l’enterrement ait lieu,
le ministre presbytérien a dû s’en remettre au prêtre anglican. En 1843, et
pendant plusieurs autres décennies, une série d’accrochages violents a opposé
les protestants irlandais, qui appuyaient l’Orange Lodge, et les catholiques
romains, et s’est soldée par le meurtre d’un individu au chantier de construction de la nouvelle cathédrale catholique. Cet incident a provoqué une scission
locale entre les presbytériens écossais et irlandais. Aujourd’hui, un canon,
commémorant de telles animosités antérieures ayant frappé le Royaume-Uni il
y a plus de trois siècles, repose encore sur la pelouse de l’église presbytérienne
St. Andrew, sa bouche plus ou moins pointée dans la direction de la cathédrale
catholique romaine St. Mary. En 1891, les problèmes de tempérance étant discutés sur la place publique, les presbytériens s’opposaient à l’établissement
d’une nouvelle taverne de l’autre côté de l’intersection, face à leur église—la
même intersection où plus d’une centaine d’années plus tard ils ont dû composer avec des passants qui flânaient sur la pelouse de l’église ou avec une
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publicité choquante dans la vitrine d’un magasin de vêtements. À l’interne, il
y avait également des débats chez les presbytériens au sujet de la célébration
du « festival papiste » de Noël, pas si éloignés des controverses d’aujourd’hui
au sujet de la signification et des observances rattachées à Noël. Bon nombre
de ces luttes du christianisme du dix-neuvième siècle trouvent leur équivalent
dans les problèmes contemporains et les présagent (Osborne 2004).
Même au début du vingt et unième siècle, certains de ces problèmes—conflit
religieux-laïc, conflit interreligieux, tensions chez des groupes d’immigrants
ou entre des immigrants plus récents et des résidents de longue date, l’hypothèse du privilège religieux de la part d’une tradition bien établie—existent
toujours, même si les presbytériens sont moins susceptibles d’être au cœur
de ces problèmes. La taille, l’importance et l’influence relatives des presbytériens, à Kingston et au Canada, ont diminué dans les deux derniers siècles. Et
même si les chrétiens continuent d’avoir certaines de leurs querelles les plus
véhémentes avec des coreligionnaires d’autres confessions et de théologies
différentes, ou même à l’interne avec leurs propres églises, l’essor des religions autres que le christianisme a fait surgir une nouvelle réalité urbaine. Les
hypothèses hégémoniques chrétiennes sont contestées par des situations aussi
diverses que de prévoir des heures distinctes pour les femmes musulmanes à
la piscine municipale, d’accepter la présence d’un couple homosexuel au bal
des finissants d’une école séparée ou de prendre une décision au sujet de la
distribution de matériel explicitement chrétien (p. ex. les boîtes à chaussures
préparées pour l’activité de Noël des enfants) dans les écoles publiques.
Bien que les juifs soient présents à Kingston depuis le dix-neuvième siècle,
ce n’est qu’en 2003 que la ville a élu son premier maire juif, Harvey Rosen.
L’une des premières décisions de Rosen, alors président de la congrégation
Beth Israël, a été d’annoncer que la cérémonie inaugurale du nouveau conseil
municipal n’aurait aucune couleur religieuse : « La chose la plus simple serait
de l’éliminer ». L’autre possibilité—c’est-à-dire qu’un ou plusieurs membres
du clergé prononce une invocation, une prière ou une bénédiction pour ce
conseil multiconfessionnel—a, semble-t-il, été rejetée parce que trop « compliquée » ou « difficile » (Phillips 2003). La décision du maire, bien que loin
d’être une réaction singulière, n’était pas l’unique raison de modifier des pratiques existantes persistant souvent depuis plus d’un siècle et qu’assumait une
société uniformément chrétienne.
En 1999, dans une affaire survenue dans une autre juridiction, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la prière du Seigneur, dont l’utilisation tendait
à « imposer un ton moral chrétien aux délibérations du conseil » violait la
liberté de religion (Csillag 1999). Cette décision découlait des efforts de l’un
des quelques résidents juifs de Penetanguishene, une ville de l’Ontario de huit
mille habitants, qui se sentait obligé de se lever et de réciter la prière du SeiJCRU 15:2 Supplément 2006
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gneur avec les autres quand il assistait aux réunions du conseil. Il aurait même
écarté l’idée de présenter sa candidature au conseil, à cause de cette pratique.
La Cour a proposé comme solution de rechange que la ville « suive l’exemple
de la Chambre des communes, où, depuis 1994, les délibérations s’ouvrent par
un moment de silence et une prière non confessionnelle ». Le maire de Penetanguishene a semblé ne pas comprendre les principes en cause et a publié une
déclaration indiquant que les citoyens avaient de la difficulté à « saisir comment quelqu’un pouvait leur dicter quoi dire et ne pas dire » (Csillag 1999).
Diana Eck, qui, depuis le début des années 1990, dirige le Pluralism Project
à l’Université Harvard, explique que les Américains doivent découvrir une
forme de « pluralisme positif » au-delà de la simple tolérance ou de la reconnaissance de la diversité des religions. Elle prétend que les chrétiens doivent
découvrir des façons de conserver les vérités qu’ils trouvent dans leur propre
religion, sans nier la validité des autres traditions confessionnelles pour ceux
qui les pratiquent (Eck 2001).
Mais même si les souhaits de la majorité ne peuvent déterminer quel mode
d’invocation religieuse pourrait être utilisé pour ouvrir une réunion du conseil
municipal, les objections de toutes les minorités possibles ne peuvent pas
non plus être prévues ou accommodées avec satisfaction. En 2001, le conseil
municipal d’Ottawa a voté pour conserver sa prière d’ouverture, « Dieu
tout-puissant, travaillons ensemble pour servir tous nos concitoyens », malgré son invocation d’un « être suprême unique » qui excluait les athées, les
non-théistes ou les personnes n’ayant pas de foi religieuse (Wheeler 2001).
Quand un humaniste laïc a protesté contre le fait que le conseil de Renfrew,
près d’Ottawa, violait sa liberté de religion en récitant une prière qui nommait
Dieu, la Cour a rejeté cette objection. (Il convient de remarquer, en passant,
que de telles objections semblent venir plus souvent d’athées ou de laïcs que
de non-théistes ou de non-monothéistes comme les hindous, les bouddhistes
ou les confucéens.) Le juge Hackland, invoquant une expression parallèle dans
la Charte, a observé que la référence à Dieu dans une prière comme à une
source de valeurs n’était pas « un effort coercitif pour obliger à l’observation
religieuse » :
La prière actuelle est largement inclusive et non confessionnelle, même
si la référence à Dieu n’est pas conforme aux croyances de certains groupes
minoritaires. Dans une société pluraliste, les valeurs religieuses, morales ou
culturelles avancées dans un contexte gouvernemental public ne peuvent pas
toujours faire l’objet d’une acceptation universelle. (White 2005) [traduction]
Comment alors « commettre l’acte de la religion en public », comme quelqu’un a exprimé le problème, demeure un défi dans un Canada diversifié sur
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le plan religieux. Les membres d’un ordre catholique romain, les Sœurs de
la Providence, ont elles-mêmes montré des manières de tenir un événement
public multiconfessionnel. En effet, il y a plus d’une dizaine d’années, elles ont commencé une vigile silencieuse hebdomadaire contre la pauvreté à
l’extérieur de l’hôtel de ville. Lors d’occasions importantes, des représentants
d’autres groupes confessionnels se sont joints à elles. Le jour du dixième
anniversaire de leur vigile silencieuse, par exemple, il y a eu un service interconfessionnel auquel ont participé des juifs orthodoxes et réformés ainsi que
diverses confessions chrétiennes en plus de quakers, d’unitariens, d’hindous
et de musulmans. Bien qu’une représentation largement inclusive puisse être
lourde à toutes les occasions, il existe d’autres solutions de rechange, comme
faire la rotation dans une liste de participants ou choisir une prière dans une
sélection de prières venant de divers groupes confessionnels ou utiliser une
prière inclusive plus générique.
Dans beaucoup de parties du Canada, les vieilles coutumes meurent difficilement, surtout à certaines saisons de l’année. Il y a quelques années, à
Toronto, la ville s’est enflammée quand, dans une tentative d’inclusion, on a
commencé à parler du sapin de Noël en le qualifiant d’« arbre des Fêtes ». Un
porte-parole de B’nai Brith Canada a émis l’avis que le fait de « prendre un
terme générique, de l’accoler à un symbole qui n’a guère de signification que
pour une religion unique, et de dire ensuite que nous sommes multiculturels ne
cadre pas vraiment ». Le bon sens semblerait appuyer l’opinion selon laquelle
« peu importe le nom que vous lui donniez, c’est toujours un arbre de Noël »
(Reuters 2002). D’après Bernie Farber du Congrès juif canadien, ce changement de nom était un excès de rectitude politique : « Il est temps de passer
à autre chose, d’accepter chacun pour ce qu’il est et ce qu’il révèle dans ses
fêtes plutôt que de chercher des manières de nier les fêtes des gens. C’est tout
simplement ridicule » (Reuters 2002).
À Kingston, en 2004, des objections ont été soulevées à propos d’un employé de la ville qui envoyait des cartes de Noël à ses collègues de l’hôtel de
ville. Après la publication de cette histoire dans le journal local, The Kingston
Whig-Standard, le courrier des lecteurs a montré les deux côtés de la question, certains lecteurs voyant dans ce geste une expression bien intentionnée
de bonne volonté, tandis que d’autres y voyaient un manque de tact. Les chefs
religieux locaux, y compris les représentants juifs et musulmans, ont convenu qu’en général chacun était libre d’exprimer ses vœux dans la forme qu’il
veut—mais qu’il ne devait pas s’attendre à recevoir des vœux réciproques et
identiques sur le plan religieux. De concert avec la pratique contemporaine, la
ville de Kingston a récemment décidé de parler de décembre comme étant la
saison des Fêtes plutôt que la saison de Noël et des heures des Fêtes plutôt que
des heures de Noël (Popplewell 2005). Néanmoins, il y a toujours un « arbre
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de Noël », peut-être anormalement, dans le bureau du maire juif de Kingston,
décoré par le H’Art Studio, une organisation locale d’adultes ayant des déficiences intellectuelles et développementales (Ville de Kingston 2005). Ce
débat entre « Fêtes » par rapport à « Noël » a été grandement ravivé en 2005,
quand Boston est venue sur le point de rebaptiser « arbre des Fêtes » l’arbre de
Noël que lui avait donné la Nouvelle-Écosse, et un sort analogue menaçait le
sapin à Rideau Hall. Dans les deux cas, la menace a été évitée quand le maire
de Boston et la gouverneure générale du Canada ont opté tous les deux pour
la nomenclature plus traditionnelle avec laquelle ils avaient grandi (Ottawa
Citizen 2005).
Bien que le sapin de Noël municipal, surtout s’il est interprété comme un
symbole saisonnier laïc, ou des cartes de Noël distribuées par un employé de
la ville pourraient être acceptables ou au moins excusables, une représentation
plus explicitement religieuse comme une crèche publique pourrait offenser.
Aux États-Unis, les manifestations montrant le symbole d’une seule religion
ont été interdites dans les lieux publics, parce que la séparation de l’église
et de l’État empêche de favoriser une religion plutôt qu’une autre (Ontario
Consultants on Religious Tolerance 2005). Un symbole religieux pourrait être
acceptable s’il est payé par des fonds privés plutôt que par des fonds publics,
ou si une exposition religieuse est contrebalancée par le symbole d’une autre
religion (p. ex. en plaçant un menora près d’une crèche). Dans une ville de Floride toutefois, les autorités municipales ont fait enlever les deux objets exposés
quand on a fait valoir que le fait de placer un menora près d’un sapin de Noël
consistait à imposer la religion juive aux résidents (Lithwick 2001).
À Kingston, une scène de la nativité que la ville possède, entretient et entrepose est érigée chaque année dans le parc de la Confédération, en face de
l’hôtel de ville. En 2002, Isabel Turner, alors mairesse de Kingston, a contredit
une information selon laquelle l’installation de cette scène serait discontinuée
parce qu’on avait reçu des plaintes. La mairesse a annoncé que les membres
du conseil avaient convenu de poursuivre la pratique. Elle a aussi expliqué
que « la majorité des conseillers veulent que toutes les croyances jouissent
d’une possibilité égale d’ériger et de montrer des symboles de leur foi qui
marquent des dates ou des événements importants » (Ville de Kingston 2002).
Mais est-ce qu’une telle « possibilité égale » ne voudrait pas dire qu’un autre
groupe confessionnel pourrait demander à la ville d’acheter un objet religieux
correspondant à sa tradition, puis de le faire ériger et ensuite démonter et entreposer par le service des opérations des parcs aux frais des contribuables? Parce
qu’il est peu probable qu’une telle demande d’un traitement égal soit présentée
par un groupe religieux minoritaire qui n’est apparu sur la scène municipale
que récemment, cette présentation civique du christianisme se poursuit.
Près de la représentation de la nativité se dresse une scène extérieure où
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divers groupes peuvent donner des spectacles de musique. Des membres de
l’Armée du salut, qui utilisent le terrain adjacent à l’hôtel de ville depuis le
dix-neuvième siècle, chantent des hymnes et du gospel. De bien d’autres façons également, des groupes religieux ont fait usage de l’espace public. Une
église a distribué des tracts dans son quartier pour inviter les gens à se joindre
à elle dans un parc municipal avoisinant pour partager de la nourriture, des
rafraîchissements et des divertissements. Que cette occasion ait servi une fin
missionnaire ou évangélique pour le groupe, plutôt qu’un service général rendu à la communauté ou une possibilité de se connaître, on peut imaginer qu’un
sermon agressif ou des témoignages donnés dans des parcs ou sur le coin des
rues pourrait aujourd’hui soulever des objections, malgré la compréhension
générale que chacun est libre au Canada de promulguer sa foi. Les règlements
qui régissent le fait de barricader des rues pour des parades ou d’autres événements pourraient nuire différemment à des organisations religieuses. Un
groupe de chrétiens obtient toujours l’autorisation de marcher dans la rue
principale de la ville avec une croix le Vendredi saint, mais est-ce que la ville
accommoderait de la même manière d’autres organisations religieuses le jour
de leurs fêtes sacrées—surtout si ce ne sont pas des jours fériés? Que ce soit ou
non considéré comme une pratique explicitement religieuse, on peut voir des
gens pratiquer le tai-chi dans des espaces publics à Kingston, comme on peut
en voir dans presque toutes les autres villes canadiennes. Mais chose peut-être
plus intéressante encore, l’Association des étudiants musulmans de l’Université Queen a organisé son pique-nique de bienvenue en septembre près de
la sculpture Time sur le quai de Kingston et les participants ont récité leurs
prières dans la position habituelle de la prostration (sajda).
Un parc municipal est un parc public, et par conséquent « le public » (y
compris les groupes religieux) peut l’utiliser de n’importe quelle manière, en
tout temps, pour n’importe quelle raison, sans permission. Tant qu’un groupe
n’enfreint aucune loi municipale, provinciale ou fédérale, ne cause de dommage au parc ou n’empiète sur la jouissance de l’espace par les autres, il est
libre d’utiliser l’espace public de la ville. Cependant, bien qu’il ne soit pas nécessaire que des individus et des groupes obtiennent la permission du service
des parcs de la ville avant de se rencontrer dans un parc public de Kingston,
il est fortement recommandé de réserver un parc si un groupe veut utiliser les
installations du parc d’une manière ininterrompue (Opérations des parcs de la
ville de Kingston 2005). Comme dans le cas de mesures qui ne sont pas mises
en œuvre ou qui demeurent inappliquées, une telle recommandation de réserver pourrait sans doute être invoquée comme moyen de contrôle si le besoin
s’en faisait sentir.
Pour obtenir l’autorisation de la ville, il faut compléter un formulaire et y
inscrire le nom et le but de l’événement—social (p. ex. pique-niques, réunions
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de l’église, etc.), légal (p. ex. mariages) ou religieux (p. ex. prières, services
commémoratifs, etc.). Les demandeurs doivent fournir la preuve d’une couverture d’assurance responsabilité d’au moins deux millions de dollars. Comme le
permis d’utilisation des parcs municipaux le précise, il est interdit à quiconque
utilise un parc de « recourir à des stéréotypes ou de faire de la discrimination
pour des motifs interdits en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario » ou de « promouvoir ou prêcher la haine ou la dérision de tout groupe
couvert par la section ii de cette déclaration ». Si l’on juge qu’un groupe fait
de la discrimination ou qu’il incite à la haine, la ville a le droit de refuser la
réservation d’un parc municipal ou elle peut annuler un événement en cours
même si l’approbation n’a pas été auparavant demandée et elle peut refuser
toute demande future émanant du groupe respectif.
Les monuments et les cérémonies commémoratives dans les espaces publics
jouent un rôle essentiel pour susciter un sens d’identité collective canadienne
et créer une histoire nationale commune. Les espaces publics deviennent le
lieu de cérémonies commémoratives comme on peut facilement en voir lors
des célébrations du Jour du Souvenir dans les villes et les villages partout au
Canada, lorsque des gens se réunissent pour réfléchir au passé, à sa signification et à nos pertes collectives. Ces commémorations créent un espace sacré
pour cette activité d’une observance rituelle et religieuse commune. Dans son
site Web, le Centre islamique de Kingston appuie publiquement la participation de ses membres aux observances du Jour du Souvenir et à une exposition
sur le point de vue musulman concernant la guerre et la paix. La seule restriction émise quant à la participation des musulmans est de ne pas prendre part à
des rituels qui sont spécifiques à une autre religion. En général cependant, de
tels rassemblements publics ont cherché à être inclusifs et multiconfessionnels
de nature. Même au cours de la vigile susmentionnée qu’ont tenue les Sœurs
de la Providence devant l’hôtel de ville, un Vendredi saint il y a quelques
années–pour soutenir la paix dans le monde–le rabbin de la congrégation Beth
Israel, le président du Centre islamique et le monseigneur de la cathédrale
St. Mary ont prononcé quelques mots de réflexion. Il est peut-être ironique de
constater que des groupes religieux particuliers, souvent censés avoir maille
à partir les uns avec les autres, ont fait la promotion d’une coopération interconfessionnelle allant beaucoup plus loin que tout ce que les administrations
municipales avaient essayé de faciliter.
Mais que dire d’un monument impromptu érigé à la suite d’un événement
ou d’une mort tragique? Des monuments funéraires spontanés, plus populaires
après la mort de la princesse Diana ou les événements du 11 septembre, sont
fréquemment érigés sur les lieux d’un accident de la route ou d’un meurtre,
et consistent en des bouquets de fleurs ou des messages de condoléances, ou,
s’il s’agit de la mort d’un enfant, de jouets ou d’animaux en peluche. Qu’il
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s’agisse d’un geste personnel pour se souvenir, d’une manifestation publique
du chagrin et de la perte, de la reconnaissance de la mortalité humaine, ou d’un
avertissement de dangers sociaux, d’une déclaration politique de défi (p. ex.
dans les cas de décès dus à l’alcool au volant et à des fusillades de gangs), ces
monuments funéraires constituent des réactions positives d’affirmation de la
vie, religieuses par nature parce qu’elles cherchent à transcender les limites imposées par la mort. Ces monuments représentent des « façons d’imaginer une
communauté humaine incluant à la fois les vivants et les morts » (Chidester
2002). Ces expressions publiques du chagrin du simple citoyen, individuellement ou en masse, lorsqu’elles se déroulent dans des lieux publics, le font
souvent sans la permission expresse ou le consentement de l’autorité visée.
Parfois les familles veulent un monument permanent sur les lieux du décès,
peut-être en guise de commémoration durable de leur être cher, ou pour faire
une déclaration au sujet des rues peu sûres ou des conducteurs en état d’ébriété.
Bien entendu, depuis des dizaines d’années, la prolifération de croix dans des
courbes dangereuses sur l’autoroute nous rappelle de ralentir d’une manière
plus efficace que n’importe quel autre signe pourrait le faire. Mais un monument non autorisé le long d’une route peut lui-même être un risque d’accident,
si les conducteurs ralentissent de façon inattendue pour le regarder fixement.
On se demande qui assume la responsabilité de l’entretien de ces monuments
à mesure que les années passent, ou quand les gens déménagent ailleurs. Certains monuments sont entretenus ou sont renouvelés chaque année—souvent à
l’anniversaire de l’accident fatal—mais, la plupart du temps, ces monuments
le long de la route sont laissés à eux-mêmes à mesure que les croix se brisent
avec le temps et que les fleurs flétrissent. Dans de tels cas, il faut chercher des
compromis, peut-être en se tournant vers la ville pour qu’elle offre à la famille
une autre manière de se rappeler de l’être cher disparu.
De toute évidence, la pratique d’ériger des monuments funéraires le long
des routes constitue un comportement humain profondément significatif. Que
peut faire une ville quand l’espace public devient sacralisé, du fait de quelques citoyens? Normalement, la ville de Kingston exige des citoyens et des
entreprises qu’ils se procurent un permis d’empiètement de quatre-vingt-cinq
dollars avant d’ériger un panneau ou un objet sur une propriété publique. Dans
le cas des monuments le long des routes, les agents chargés d’appliquer le
règlement ont une politique tacite de ne pas y toucher tant qu’ils n’obstruent
pas la circulation des piétons ou des véhicules. En outre, le service des parcs
peut demander de les faire enlever s’ils nuisent au déneigement ou à la tonte
du gazon. Malgré la nature illicite de leur présence, les agents d’application
du règlement ont tendance à laisser ces monuments intacts par respect à la
fois pour les vivants et pour les morts. Les arbres qui portent des plaques
commémoratives dans les parcs sont une solution de rechange possible et sont
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Nos diverses cités
devenus un objet populaire de commémoration qui renouvelle également la
voûte urbaine du feuillage. En général, les fonctionnaires municipaux reconnaissent de façon informelle les monuments commémoratifs le long des routes
comme des espaces sacrés privés sur des terres publiques (Département d’ingénierie de la ville de Kingston 2005). Les monuments le long des routes sont
un exemple d’une zone grise en matière de politiques–rien de légal ni d’illégal,
rien d’écrit ni d’explicite. De même, lorsqu’il s’agit de l’utilisation religieuse
privée des espaces publics, la ville de Kingston préfère l’approche « vivre et
laisser vivre ».
Quant à la dispersion des vestiges de crémation (à vrai dire non pas des
« cendres », mais des fragments d’os comprimés, une substance beaucoup plus
dense et plus particulaire), la ville ne semble pas avoir de réponse claire. Pratiquement, la ville ferme les yeux avec sensibilité sur la dispersion des restes
incinérés dans les parcs publics et les voies navigables de Kingston. Les agents
d’application du règlement, les employés des parcs de la ville ainsi que les
entrepreneurs de pompes funèbres semblent également ne pas connaître les
lois et les règlements qui régissent cette pratique. Une société de prévoyance
funéraire parle même des cimetières, des espaces privés et des terres de la
Couronne comme lieux possibles pour disperser les vestiges de crémation.
Et bien que les parcs publics ne soient pas mentionnés, cette société explique
qu’il est « préférable de ne pas disperser les vestiges sur un terrain que des gens
fréquenteront » (Funeral Advisory and Memorial Society of Peterborough and
District 2005).
Actuellement, le ministère ontarien des Services gouvernementaux est en
train de remplacer la Loi sur les directeurs de services funéraires et les établissements funéraires ainsi que la Loi sur les cimetières par une seule loi, la
Loi sur les services funéraires et les services d’enterrement et de crémation.
D’après le chapitre 33, partie 3, article 4 « nul ne doit disperser de restes humains incinérés ailleurs que sur l’aire de dispersion exploitée par le titulaire
d’un permis délivré en application du paragraphe (1) sans être autorisé par
règlement à en disperser dans les conditions, de la manière et à l’endroit prescrits » (province de l’Ontario 2002).
Comme dans le cas de l’érection d’un monument funéraire le long d’une
route ou d’un trottoir, sans doute que la permission de disperser les restes incinérés d’un être cher n’a pas été sollicitée au préalable. Les familles peuvent
décider de disperser ces restes discrètement à leur convenance, pendant que
la ville demeure dans l’ignorance du moment et du lieu de telles pratiques.
Tant que la dispersion des restes continue de passer inaperçue, la ville tolère
une coutume qui se déroule sans encombre. La ville de Kingston est dotée
d’un programme de banc ou d’arbre commémoratif, bien qu’elle soit actuellement en train de le réviser en ce qui concerne le placement, le paiement et la
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Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario
perpétuité. En effet, les citoyens peuvent acheter un banc ou demander qu’un
arbre soit planté en souvenir de leur être cher disparu (Opérations des parcs de
la ville de Kingston 2005). Les gens qui s’assoient sur un banc dans un parc
ou dont le chien lève la patte près d’un arbre, pourraient bien se demander si
quelque chose d’autre a été placé en douce dans ce lieu sacré privé.
Les préoccupations des citoyens au sujet de l’incidence de pratiques religieuses sur leur ville ou leur quartier pourraient viser directement des confessions
qui sont nouvelles ou peu connues ou simplement représentatives d’une tradition minoritaire. Dans certaines villes, l’établissement d’une mosquée, d’un
centre de méditation ou d’un temple hindou a suscité des protestations. À
Kingston, au début des années 1950, une église catholique romaine aurait,
semble-t-il, refusé de vendre une parcelle de ses terres à une congrégation
juive qui voulait se relocaliser. Quelques années plus tôt, en 1945, le juge
Keiller McKay de l’Ontario avait rejeté une clause restrictive destinée à interdire la vente de propriété à des juifs au motif que cela enfreignait les politiques
publiques. McKay avait déclaré : « Si on peut interdire la vente d’un lopin de
terre aux juifs, on peut également l’interdire aux protestants, aux catholiques
ou à d’autres groupes ou confessions religieuses. » Il estimait que « rien ne
pourrait être plus calculé pour créer ou approfondir des divisions entre les
groupes ethniques et religieux existants de cette province ou de ce pays » (cité
dans McLachlin 2004). Mais, on s’en doute, les citoyens d’une société plus
laïque pourraient s’inquiéter des pratiques du christianisme aussi facilement
que ceux de toute autre religion. Que dire d’une église chrétienne située dans
un secteur surtout résidentiel et dont la mission est d’accueillir les sans-abri,
les marginaux, les patients psychiatriques externes ou les ex-détenus? L’église
dont la cloche ou le carillon est imposant, quelle que soit la confession religieuse, pourrait ne pas être facilement tolérée par des voisins dont le sommeil
est perturbé le dimanche matin. Et en effet un règlement antibruit limite l’utilisation de certains carillons et cloches ecclésiastiques à Kingston.
Les hypothèses et les prédictions confiantes de la génération antérieure,
selon lesquelles l’augmentation de la sécularisation sortirait la religion du domaine public, sont loin de s’être concrétisées. Malgré l’essor indéniable d’une
spiritualité intérieure et privée axée sur l’individu, la manifestation publique
de la religion dans une société pluraliste demeure difficile à accommoder. Et
parfois, ceux qui n’ont pas d’affiliation, cherchent à établir leurs monuments
funéraires, disperser les restes incinérés ou tenir des services dans des espaces
publics. Par conséquent, la distinction entre le religieux et le laïc est devenue
difficile à maintenir dans le Canada moderne. Les chrétiens du dix-neuvième
siècle s’inquiétaient de l’utilisation des canaux navigables le jour du Seigneur.
Aujourd’hui, les magasins sont ouverts le dimanche, tout comme les stades, les
théâtres et d’autres centres de divertissement et commerces. Sur une distance
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71
Nos diverses cités
d’environ un kilomètre sur la rue principale de Kingston, un restaurant reprend
à son compte le déclin du sacré avec une affiche annonçant avec jubilation
« Nous l’avouons! Nos desserts sont un péché », tandis qu’une affiche conçue
à peu près de la même manière à l’extérieur de l’église Unie offre des maximes
laïques telles que « Ne laissez jamais l’échec vous ravager le cœur ».
En plein centre-ville de Kingston, une boutique de vêtements contemporains a allumé la colère de ses voisins d’en face de l’église presbytérienne
St. Andrew avec des affiches publicitaires dans sa vitrine proclamant « Gsus
sucks » (Jésus, c’est des conneries). On s’est défendu en disant que « Gsus »
(en anglais), le nom commercial de la fabrique hollandaise de vêtements,
était un accord de guitare et non pas un homonyme du personnage central du
christianisme, ce qui n’a guère calmé la tempête. La société Gsus Sindustries,
réputée pour sa publicité d’autodérision et de provocation, a récemment inauguré sa série de vêtements « od » ou « original denim » avec le logo « gsusod »
dont la première et les deux dernières lettres figurent en couleurs contrastantes par rapport aux lettres du centre « sus ». Est-ce que « Jesus God » est un
juron ou une proclamation ironique de la divinité du Christ ou une « coïncidence » typographique? Les presbytériens, dont les coreligionnaires de la fin
du dix-neuvième siècle s’inquiétaient de l’apparition d’une nouvelle taverne
à la même intersection, se sont plaints, sans succès, au consul hollandais de
Kingston et à la police au sujet de la possibilité d’être en présence d’un crime
haineux. D’après un article dans le Toronto Star du 29 juillet 2004, leur plainte
a été la seule plainte portée contre cette société pendant ses trois années au
Canada. On est parvenu à un compromis quand la boutique a accepté d’enlever
l’affiche le dimanche et de demander une affiche de remplacement à la société.
La nouvelle affiche se lisait « Lost in Gsus ».
À bien des égards, le sort changeant de la religion dans une municipalité
canadienne peut se mesurer d’après l’histoire de cette même église presbytérienne St. Andrew. Le dix-neuvième siècle a été marqué par des confrontations
avec l’église anglicane au sujet des droits des presbytériens d’enterrer leurs
morts dans une cour d’église et par de violents conflits entre les catholiques
et les protestants orangistes sur le chantier de construction de la nouvelle cathédrale catholique romaine. De nos jours, les catholiques et les protestants,
tout comme les juifs et les musulmans, vivent plus ou moins amicalement ensemble. La proportion de presbytériens a diminué au cours du dernier siècle et
demi, pendant que le nombre de musulmans à Kingston équivaut aujourd’hui
exactement au nombre de juifs. À l’échelle nationale, le nombre de musulmans
dépasse le nombre de presbytériens de plus de 40 % (580 000 à 410 000). À
Kingston, un seul centre islamique accueille des musulmans de nombreuses
nationalités et théologies, tandis que, en comparaison, il y a peut-être au moins
une demi-douzaine de groupes musulmans sur le campus de l’Université
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Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario
Queen. Comme les membres de la communauté hindoue de Kingston l’ont
signalé, quand les nombres sont petits, il faut éviter les divisions sectaires et
les membres doivent s’entendre5.
L’évolution des données démographiques du pluralisme religieux a parfois
donné lieu à de nouvelles alliances. Au sujet d’une question aussi contemporaine que les mariages de couples de même sexe, il se peut que les protestants
évangéliques estiment qu’ils ont beaucoup plus en commun avec les catholiques romains, ou même avec les juifs orthodoxes ou les musulmans qu’avec
les protestants libéraux. Et des juifs orthodoxes, qui veulent établir une école
hébraïque, pourraient aussi constater qu’ils ont plus de points en commun avec
d’autres groupes confessionnels, qui veulent du financement gouvernemental
pour leurs écoles religieuses, qu’avec des juifs réformés. Comme Diana Eck
l’affirme « les histoires de rencontre interreligieuse nous rappellent également
que nos traditions religieuses ont de multiples voix, que personne ne parle pour
l’ensemble, que nous nous disputons à l’intérieur de nos traditions au sujet de
certaines de nos valeurs les plus profondes, et que de nouvelles alliances peuvent être forgées à travers le spectre politique et religieux » (Eck 2002).
Kingston, comme beaucoup d’autres villes canadiennes, a tendance à relever les défis posés par l’immigration et la diversité religieuse résultante ainsi
que par les pratiques contemporaines changeantes, en apportant des modifications par essais et erreurs, des accommodements informels, des ajustements
ponctuels ou des altérations rendues nécessaires par des critères légaux officiels plus souvent qu’en apportant des changements de politique délibérés
et étudiés. Mais en l’absence de politique cohérente, les vieilles pratiques se
poursuivent comme si la ville était toujours uniformément chrétienne (ce qui
bien entendu n’a jamais été le cas). Les chrétiens disposent de possibilités qui
ne sont pas offertes à d’autres groupes. Quand des occasions se présentent où
les privilèges ou préférences religieuses deviennent trop ouvertement évidentes ou offensantes, la politique est souvent de simplement bannir la religion du
domaine public plutôt que d’essayer d’accommoder la diversité religieuse6.
Quand des entreprises interconfessionnelles se produisent, c’est presque toujours à l’initiative de divers groupes confessionnels eux-mêmes, et pas parce
que la municipalité a cherché à fournir un espace pour une telle coopération ou
a invité leur participation.
Et pourtant il est certain que d’offrir une tribune publique où la gamme
complète des voix existantes dans la communauté peut se faire entendre est
l’un des impératifs de l’administration municipale. Des problèmes moraux
se poseront dans n’importe quelle communauté qui aura besoin d’en discuter
dans une tribune publique où la diversité religieuse sera représentée et où,
espérons-nous, le pluralisme religieux peut être forgé. Et comme Diana Eck
fait valoir :
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73
Nos diverses cités
Le pluralisme est beaucoup plus que le simple fait de la diversité. Le pluralisme
n’est pas quelque chose de donné, c’est une réalisation. C’est le fait de faire
intervenir cette diversité dans la création d’une société commune. De nos jours,
comme par le passé, la tâche consiste à faire participer aux activités communes
de la société civile des gens qui ne partagent pas une seule histoire ou une seule
tradition religieuse (McGraw et Formicola 2005). [traduction]
Dans presque n’importe quelle ville canadienne, on trouve des groupes d’immigrants de diverses religions et origines ethniques, désireux de
partager leurs traditions et de participer à la tâche commune de créer une
société civile. À bien des égards, il nous faut quelque chose comme ce que
Paul Bramadat conseille vivement, à savoir « cultiver une société pluraliste,
multiculturelle et ouverte », celle-là même que la plupart des Canadiens chérissent dans leurs meilleurs moments, en faisant « un bien meilleur usage du
capital social constructif et créatif généré par certaines formes de religion »
(Bramadat 2005).
Remerciements
Les auteurs remercient de son soutien le Conseil de recherches en sciences humaines pour sa subvention générale de recherche pour le projet sur la diversité
religieuse à Kingston.
Notes
1
À partir des hypothèses des trois grandes religions occidentales et de précédents
comme la mention de Dieu dans la Charte, la plupart des collaborateurs à une
récente série d’essais font valoir l’idée d’un rôle accru de la religion (sans doute
monothéiste) dans la vie publique canadienne. Le livre ne fait nulle mention des
sikhs, des bouddhistes, des confucéens ou des hindous, sans parler (sauf d’une
manière blessante) des wiccans (voir Farrow 2004). De façon analogue, d’autres
contributions à la recherche sur la « religion au Canada » se sont confinées à la
majorité statistique, c.-à-d. au christianisme (voir Hewitt 1993 et Bibby 1987). Pour
Peter Emberley, le fait de continuer de faire référence à Dieu dans la Constitution
n’est pas seulement une question de patrimoine ou de reconnaissance des racines
historiques, mais de métaphysique-« il faut qu’il y ait un fondement d’une nature
inaltérable » (Emberley 2002).
2
Divers chercheurs ont évalué les effets de l’immigration tout au long de l’histoire du
Canada sur les principes dominants de la religion. Keith Clifford a expliqué comment,
entre 1880 et la Seconde Guerre mondiale, la vision protestante du Canada comme étant
« son dominion » a été ébranlée par l’immigration massive au Canada « d’Orientaux
et de Slaves » ainsi que de « mormons, juifs, mennonites, huttérites et doukobors »
(Slater 1977). Le sociologue Hans Mol a étudié les principaux groupes immigrants du
vingtième siècle-Allemands, Italiens, Ukrainiens, Hollandais, Scandinaves, Polonais
74
JCRU 15:2 Supplément 2006
Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario
et Juifs-et a soutenu que « la religion de l’ancien pays renforçait l’origine ethnique
d’autant plus quand le groupe immigrant et ses membres étaient marginaux par rapport
à la culture canadienne » (Mol 1985). Reginald Biddy a écrit, plutôt avec dédain et
de façon prématurée, que l’immigration n’avait pas beaucoup modifié la composition
religieuse du Canada : « L’examen de l’identification religieuse au Canada depuis le
premier recensement en 1871 jusqu’en 1991 révèle que, considérant toute l’immigration
qui a eu lieu, la proportion de Canadiens qui se rangent du côté de religions autres que
le christianisme n’a pas beaucoup changé » (Bibby 1993). Bien que Bibby et d’autres
n’aient pas prévu l’impact des immigrants dont la religion était autre que le christianisme,
il n’en demeure pas moins que les vagues antérieures successives d’immigration ont
chacune eu leur effet sur la religion au Canada.
3
Bien que l’étude sur la diversité religieuse à Kingston n’ait pas été en mesure de
trouver un seul résident parsi dans la ville de Kingston, un service multiconfessionnel
organisé au Collège militaire royal du Canada en 2002 incluait une prière zoroastrienne
dite par un cadet de deuxième année (Collège militaire royal du Canada 2002).
4
L’étendue de la diversité ethnique représentée dans les congrégations chrétiennes à
Kingston et résultant des diverses vagues d’immigration vaut la peine d’être précisée :
les orthodoxes grecs, les catholiques ukrainiens, les catholiques romains portugais,
les catholiques romains polonais, les catholiques romains français, les réformés
(hollandais), les chrétiens coptes (égyptiens), les chrétiens coréens (méthodistes libres),
les chrétiens chinois (Missionary Alliance), les luthériens (allemands) et une église
surtout afro-canadienne (Faith Alive). Cette liste révèle une diversité beaucoup plus
grande au sein même du christianisme que celle à laquelle on aurait pu s’attendre en
pensant à l’époque où la plus grande division imaginable était entre les presbytériens
écossais et les catholiques irlandais.
5
Les hindous de Kingston n’ont pas leur propre lieu de rassemblement, choisissant
plutôt de se rencontrer dans leurs résidences et insistant sur ce qu’ils ont en commun
avec tous les immigrants de l’Inde installés dans la région de Kingston. On a dit que
s’il y avait un temple hindou, certains hindous d’autres sectes et d’autres Indiens se
sentiraient inévitablement exclus ou mis à l’écart.
6
Pour un exemple intéressant de « la nature contestée de la religion minoritaire dans le
domaine public », quand ce domaine public est censé être laïc, voir Siemiatycki 2005.
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