Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario William
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Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario William
Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario William Closson James Laurie K. Gashinski Département des études religieuses Université Queen Résumé La plus grande diversité ethnique et religieuse résultant de l’immigration de même que d’autres transformations dans une société « postchrétienne » ont modifié le visage de la religion à Kingston, Ontario, obligeant l’administration municipale à réagir. La prière au conseil municipal, les observances et la nomenclature de Noël, les services et les événements multiconfessionnels, les manifestations religieuses dans les parcs municipaux de même que d’autres utilisations religieuses de l’espace public ainsi que les rites et les monuments funéraires font partie des nouveaux défis. La ville a réagi le plus souvent en prenant des mesures ponctuelles d’ajustement ou d’accommodement plutôt que des politiques délibérées. Mots-clés : Pluralisme religieux; multiculturalisme canadien; politiques publiques; Kingston, Ontario Canadian Journal of Urban Research, Volume 15, Issue 2, Supplement pages 59-78. Copyright © 2006 by the Institute of Urban Studies All rights of reproduction in any form reserved. ISSN: 1188-3774 JCRU 15:2 Supplément 2006 59 Nos diverses cités Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario Pendant l’année de son centenaire, en 1967, le Canada était en transformation, passant d’un pays chrétien à un pays de pluralisme religieux (Miedema 2005). Presque quarante ans plus tard, Peter Beyer prédit que l’immigration de parties du monde non anglophones et surtout non chrétiennes signifiera, en supposant que les tendances manifestes de 1981 à 2001 persistent, que « le paysage religieux du Canada continuera de devenir plus pluraliste, surtout en faveur des trois plus grandes religions non chrétiennes du monde, l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme. » (Beyer 2005). Et pourtant, malgré le vieillissement des congrégations et le déclin rapide de la pratique religieuse, les caractéristiques particulières de ce qu’on pourrait appeler une culture chrétienne subsistent dans de nombreuses villes et villages canadiens, renforcées par des mesures comme l’observance du Vendredi saint et de Noël comme congés fériés, ou l’appui de l’Ontario à un système scolaire séparé (c.-à-d. catholique romain) (et des mesures comparables dans certaines autres provinces), ou les affirmations continues vaguement théistes de Dieu dans l’hymne national, la Charte des droits et libertés et les prières au Parlement (Biles et Ibrahim 2004). La prophétie de la sécularisation inévitable et complète ne s’est pas réalisée. David Lyon fait remarquer fort à-propos qu’au lieu de n’avoir « aucune religion », nous avons « déréglementé, refaçonné, relocalisé et restructuré la religion » (Lyon et Van Die 2000). La religion n’a pas disparu de la sphère publique pour occuper la sphère privée. La situation résultante est devenue beaucoup plus complexe qu’une simple bifurcation entre ceux qui veulent plus de christianisme dans le domaine public et ceux qui souhaitent une société libre de toute religion, ou ce qui est devenu aux États-Unis une polarisation de la droite religieuse par rapport à la gauche laïque1. Le pluralisme religieux, en grande partie consécutif à l’immigration, a signifié que les solutions de rechange à l’hégémonie chrétienne par rapport au laïcisme ont été enrichies et compliquées par les juifs et les musulmans qui ont immigré au Canada, en plus des bouddhistes, des sikhs et des hindous, des zoroastriens et des confucéens2. Leurs doctrines et leurs cultes, leurs codes comportementaux et leurs rituels nécessitent des ajustements et des accommodements que les villes et les villages n’auraient pas pu imaginer il y a une génération. Kingston (Ontario) connaît bon nombre des tensions et des ajustements que des municipalités d’un bout à l’autre du Canada connaissent, étant donné la présence de traditions religieuses diverses qui influent sur la façon dont les conseils scolaires, l’administration et les agences municipales mènent leurs activités en ce début du XXIe siècle, souvent en rupture avec les manières traditionnelles de faire héritées d’une époque antérieure. Seulement neuf villes au Canada ont une population de plus d’un demi-million d’habitants. La vingtaine de villes qui les suivent en importance 60 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario ont une population diminuant de 500 000 à 100 000 habitants. En comparant Kingston (pop. 146 838) avec le Canada dans son ensemble, nous constatons qu’elle reflète la répartition nationale de la population par âge, mais avec un moins grand nombre d’immigrants, une plus grande proportion de gens très instruits et un plus grand nombre d’emplois dans les services sociaux et de santé et en éducation. Kingston a été qualifiée de « ville institutionnelle » (on pense à ses écoles, à ses prisons et à ses hôpitaux) qui s’est peu transformée au cours des 300 dernières années. Pour le commun des mortels, Kingston incarne les coutumes et les valeurs anglo-celtiques du Haut-Canada (Osborne et Swainson 1988). Hugh MacLennan a entrepris de décrire cette philosophie du Haut-Canada dans son roman The Precipice, qui se déroule dans la ville fictive de Grenville sur le bord du lac Ontario pendant les années 1930. MacLennan a fait le portrait de Grenville, comparable à presque toutes les autres villes ontariennes enracinées dans l’ère victorienne, et dotée de « rues adoucies par des noms évocateurs de l’histoire coloniale britannique : rue Wellington, rue Simcoe, avenue Sydenham, rue Duke, chemin Elgin ». Comme MacLennan l’a observé avec tant de perspicacité, « il n’y avait guère de général, d’amiral ou de ministre britanniques, ayant servi entre la Révolution française et l’accession de la Reine Victoria, qui n’ait été commémoré dans un nom de rue, de ville ou de comté quelque part en Ontario » (MacLennan 1948). Les traditions de Grenville, même dans l’entre-deux-guerres, présentaient beaucoup des caractéristiques de la culture protestante du dix-neuvième siècle du vieil Ontario que William Westfall avait si habilement décrite (Westfall 1989). C’est un autre romancier canadien réputé, Robertson Davies, qui, dans sa première trilogie se déroulant dans les années 1950, a fait une description fictive (et la satire) de Kingston sous le nom de Salterton, une petite ville de l’Est de l’Ontario dont le centre du pouvoir civique était la cathédrale anglicane, le journal, l’université, et dans une moindre mesure, le collège militaire. Quelques années plus tôt, dans le personnage de Samuel Marchbanks, chroniqueur à l’humour narquois, Davies avait donné une description comparative de Kingston dans les années 1940 : Quand on s’en approche sur l’eau, Québec nous paraît noble, Montréal majestueuse, et Toronto s’acharne à devenir, mais Kingston a un air de civilisation vénérable qui réchauffe le cœur; les dômes et les flèches, et les contours moraux mais pourtant bienveillants de ses maisons de refuge et de correction lui donnent une distinction dont n’importe quelle ville pourrait être fière. (Cité dans Grant 1994) [traduction] Bien entendu ces « dômes » incluraient l’hôtel de ville de Kingston de même que la cathédrale St. George et le pénitencier, qui lui ressemblent sur JCRU 15:2 Supplément 2006 61 Nos diverses cités le plan architectural, tandis que les « flèches » pourraient faire penser à la fois à l’architecture gothique de l’église Unie sur la rue Sydenham ou à la cathédrale romaine St. Mary et au Grant Hall de l’Université Queen. Moraux, oui bien sûr, mais les éléments calcaires d’un hôpital psychiatrique, d’une maison pour personnes âgées ou d’une prison—« ses maisons de refuge et de correction »—peuvent-ils être vraiment qualifiés de « bienveillants »? Kingston n’a pas eu la réputation de s’adapter rapidement au changement, ni d’être une ville accueillante pour les étrangers ou les nouveaux venus, bien que sa taille et son emplacement soient davantage liés à une proportion relativement faible d’immigrants qu’à une froideur déclarée. C’est ironique, mais une grande partie de la diversité religieuse et ethnique de la ville vient de ses populations étudiantes, hospitalisées et incarcérées, plutôt que de ses résidents permanents3. Comment l’augmentation de la diversité ethnique et religieuse de la dernière génération, jumelée à d’autres pratiques en transformation, a-t-elle altéré le visage de la religion dans cette ville surtout unilingue? Et comment la municipalité a-t-elle réagi à ces changements? Le géographe Brian Osborne montre comment au dix-neuvième siècle le sort de la principale congrégation presbytérienne de Kingston, St. Andrew, a été intimement lié aux origines de l’Université Queen et de la ville de Kingston elle-même, en plus de révéler quantité de détails au sujet des batailles et des vicissitudes internes du christianisme de cette époque (Osborne 2004). Et au moins quelques-unes de ces luttes sectaires étaient attribuables à différents groupes d’immigrants ayant des religions pas tout à fait identiques à celles de ceux arrivés plus tôt4. En 1824, la procession funéraire presbytérienne du corps d’un enfant (le fils de l’un des membres anciens de l’église St. Andrew) est arrivée au cimetière seulement pour y trouver l’entrée bloquée par des anglicans affirmant qu’eux seuls avaient le privilège d’enterrer le corps. Pour que l’enterrement ait lieu, le ministre presbytérien a dû s’en remettre au prêtre anglican. En 1843, et pendant plusieurs autres décennies, une série d’accrochages violents a opposé les protestants irlandais, qui appuyaient l’Orange Lodge, et les catholiques romains, et s’est soldée par le meurtre d’un individu au chantier de construction de la nouvelle cathédrale catholique. Cet incident a provoqué une scission locale entre les presbytériens écossais et irlandais. Aujourd’hui, un canon, commémorant de telles animosités antérieures ayant frappé le Royaume-Uni il y a plus de trois siècles, repose encore sur la pelouse de l’église presbytérienne St. Andrew, sa bouche plus ou moins pointée dans la direction de la cathédrale catholique romaine St. Mary. En 1891, les problèmes de tempérance étant discutés sur la place publique, les presbytériens s’opposaient à l’établissement d’une nouvelle taverne de l’autre côté de l’intersection, face à leur église—la même intersection où plus d’une centaine d’années plus tard ils ont dû composer avec des passants qui flânaient sur la pelouse de l’église ou avec une 62 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario publicité choquante dans la vitrine d’un magasin de vêtements. À l’interne, il y avait également des débats chez les presbytériens au sujet de la célébration du « festival papiste » de Noël, pas si éloignés des controverses d’aujourd’hui au sujet de la signification et des observances rattachées à Noël. Bon nombre de ces luttes du christianisme du dix-neuvième siècle trouvent leur équivalent dans les problèmes contemporains et les présagent (Osborne 2004). Même au début du vingt et unième siècle, certains de ces problèmes—conflit religieux-laïc, conflit interreligieux, tensions chez des groupes d’immigrants ou entre des immigrants plus récents et des résidents de longue date, l’hypothèse du privilège religieux de la part d’une tradition bien établie—existent toujours, même si les presbytériens sont moins susceptibles d’être au cœur de ces problèmes. La taille, l’importance et l’influence relatives des presbytériens, à Kingston et au Canada, ont diminué dans les deux derniers siècles. Et même si les chrétiens continuent d’avoir certaines de leurs querelles les plus véhémentes avec des coreligionnaires d’autres confessions et de théologies différentes, ou même à l’interne avec leurs propres églises, l’essor des religions autres que le christianisme a fait surgir une nouvelle réalité urbaine. Les hypothèses hégémoniques chrétiennes sont contestées par des situations aussi diverses que de prévoir des heures distinctes pour les femmes musulmanes à la piscine municipale, d’accepter la présence d’un couple homosexuel au bal des finissants d’une école séparée ou de prendre une décision au sujet de la distribution de matériel explicitement chrétien (p. ex. les boîtes à chaussures préparées pour l’activité de Noël des enfants) dans les écoles publiques. Bien que les juifs soient présents à Kingston depuis le dix-neuvième siècle, ce n’est qu’en 2003 que la ville a élu son premier maire juif, Harvey Rosen. L’une des premières décisions de Rosen, alors président de la congrégation Beth Israël, a été d’annoncer que la cérémonie inaugurale du nouveau conseil municipal n’aurait aucune couleur religieuse : « La chose la plus simple serait de l’éliminer ». L’autre possibilité—c’est-à-dire qu’un ou plusieurs membres du clergé prononce une invocation, une prière ou une bénédiction pour ce conseil multiconfessionnel—a, semble-t-il, été rejetée parce que trop « compliquée » ou « difficile » (Phillips 2003). La décision du maire, bien que loin d’être une réaction singulière, n’était pas l’unique raison de modifier des pratiques existantes persistant souvent depuis plus d’un siècle et qu’assumait une société uniformément chrétienne. En 1999, dans une affaire survenue dans une autre juridiction, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la prière du Seigneur, dont l’utilisation tendait à « imposer un ton moral chrétien aux délibérations du conseil » violait la liberté de religion (Csillag 1999). Cette décision découlait des efforts de l’un des quelques résidents juifs de Penetanguishene, une ville de l’Ontario de huit mille habitants, qui se sentait obligé de se lever et de réciter la prière du SeiJCRU 15:2 Supplément 2006 63 Nos diverses cités gneur avec les autres quand il assistait aux réunions du conseil. Il aurait même écarté l’idée de présenter sa candidature au conseil, à cause de cette pratique. La Cour a proposé comme solution de rechange que la ville « suive l’exemple de la Chambre des communes, où, depuis 1994, les délibérations s’ouvrent par un moment de silence et une prière non confessionnelle ». Le maire de Penetanguishene a semblé ne pas comprendre les principes en cause et a publié une déclaration indiquant que les citoyens avaient de la difficulté à « saisir comment quelqu’un pouvait leur dicter quoi dire et ne pas dire » (Csillag 1999). Diana Eck, qui, depuis le début des années 1990, dirige le Pluralism Project à l’Université Harvard, explique que les Américains doivent découvrir une forme de « pluralisme positif » au-delà de la simple tolérance ou de la reconnaissance de la diversité des religions. Elle prétend que les chrétiens doivent découvrir des façons de conserver les vérités qu’ils trouvent dans leur propre religion, sans nier la validité des autres traditions confessionnelles pour ceux qui les pratiquent (Eck 2001). Mais même si les souhaits de la majorité ne peuvent déterminer quel mode d’invocation religieuse pourrait être utilisé pour ouvrir une réunion du conseil municipal, les objections de toutes les minorités possibles ne peuvent pas non plus être prévues ou accommodées avec satisfaction. En 2001, le conseil municipal d’Ottawa a voté pour conserver sa prière d’ouverture, « Dieu tout-puissant, travaillons ensemble pour servir tous nos concitoyens », malgré son invocation d’un « être suprême unique » qui excluait les athées, les non-théistes ou les personnes n’ayant pas de foi religieuse (Wheeler 2001). Quand un humaniste laïc a protesté contre le fait que le conseil de Renfrew, près d’Ottawa, violait sa liberté de religion en récitant une prière qui nommait Dieu, la Cour a rejeté cette objection. (Il convient de remarquer, en passant, que de telles objections semblent venir plus souvent d’athées ou de laïcs que de non-théistes ou de non-monothéistes comme les hindous, les bouddhistes ou les confucéens.) Le juge Hackland, invoquant une expression parallèle dans la Charte, a observé que la référence à Dieu dans une prière comme à une source de valeurs n’était pas « un effort coercitif pour obliger à l’observation religieuse » : La prière actuelle est largement inclusive et non confessionnelle, même si la référence à Dieu n’est pas conforme aux croyances de certains groupes minoritaires. Dans une société pluraliste, les valeurs religieuses, morales ou culturelles avancées dans un contexte gouvernemental public ne peuvent pas toujours faire l’objet d’une acceptation universelle. (White 2005) [traduction] Comment alors « commettre l’acte de la religion en public », comme quelqu’un a exprimé le problème, demeure un défi dans un Canada diversifié sur 64 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario le plan religieux. Les membres d’un ordre catholique romain, les Sœurs de la Providence, ont elles-mêmes montré des manières de tenir un événement public multiconfessionnel. En effet, il y a plus d’une dizaine d’années, elles ont commencé une vigile silencieuse hebdomadaire contre la pauvreté à l’extérieur de l’hôtel de ville. Lors d’occasions importantes, des représentants d’autres groupes confessionnels se sont joints à elles. Le jour du dixième anniversaire de leur vigile silencieuse, par exemple, il y a eu un service interconfessionnel auquel ont participé des juifs orthodoxes et réformés ainsi que diverses confessions chrétiennes en plus de quakers, d’unitariens, d’hindous et de musulmans. Bien qu’une représentation largement inclusive puisse être lourde à toutes les occasions, il existe d’autres solutions de rechange, comme faire la rotation dans une liste de participants ou choisir une prière dans une sélection de prières venant de divers groupes confessionnels ou utiliser une prière inclusive plus générique. Dans beaucoup de parties du Canada, les vieilles coutumes meurent difficilement, surtout à certaines saisons de l’année. Il y a quelques années, à Toronto, la ville s’est enflammée quand, dans une tentative d’inclusion, on a commencé à parler du sapin de Noël en le qualifiant d’« arbre des Fêtes ». Un porte-parole de B’nai Brith Canada a émis l’avis que le fait de « prendre un terme générique, de l’accoler à un symbole qui n’a guère de signification que pour une religion unique, et de dire ensuite que nous sommes multiculturels ne cadre pas vraiment ». Le bon sens semblerait appuyer l’opinion selon laquelle « peu importe le nom que vous lui donniez, c’est toujours un arbre de Noël » (Reuters 2002). D’après Bernie Farber du Congrès juif canadien, ce changement de nom était un excès de rectitude politique : « Il est temps de passer à autre chose, d’accepter chacun pour ce qu’il est et ce qu’il révèle dans ses fêtes plutôt que de chercher des manières de nier les fêtes des gens. C’est tout simplement ridicule » (Reuters 2002). À Kingston, en 2004, des objections ont été soulevées à propos d’un employé de la ville qui envoyait des cartes de Noël à ses collègues de l’hôtel de ville. Après la publication de cette histoire dans le journal local, The Kingston Whig-Standard, le courrier des lecteurs a montré les deux côtés de la question, certains lecteurs voyant dans ce geste une expression bien intentionnée de bonne volonté, tandis que d’autres y voyaient un manque de tact. Les chefs religieux locaux, y compris les représentants juifs et musulmans, ont convenu qu’en général chacun était libre d’exprimer ses vœux dans la forme qu’il veut—mais qu’il ne devait pas s’attendre à recevoir des vœux réciproques et identiques sur le plan religieux. De concert avec la pratique contemporaine, la ville de Kingston a récemment décidé de parler de décembre comme étant la saison des Fêtes plutôt que la saison de Noël et des heures des Fêtes plutôt que des heures de Noël (Popplewell 2005). Néanmoins, il y a toujours un « arbre JCRU 15:2 Supplément 2006 65 Nos diverses cités de Noël », peut-être anormalement, dans le bureau du maire juif de Kingston, décoré par le H’Art Studio, une organisation locale d’adultes ayant des déficiences intellectuelles et développementales (Ville de Kingston 2005). Ce débat entre « Fêtes » par rapport à « Noël » a été grandement ravivé en 2005, quand Boston est venue sur le point de rebaptiser « arbre des Fêtes » l’arbre de Noël que lui avait donné la Nouvelle-Écosse, et un sort analogue menaçait le sapin à Rideau Hall. Dans les deux cas, la menace a été évitée quand le maire de Boston et la gouverneure générale du Canada ont opté tous les deux pour la nomenclature plus traditionnelle avec laquelle ils avaient grandi (Ottawa Citizen 2005). Bien que le sapin de Noël municipal, surtout s’il est interprété comme un symbole saisonnier laïc, ou des cartes de Noël distribuées par un employé de la ville pourraient être acceptables ou au moins excusables, une représentation plus explicitement religieuse comme une crèche publique pourrait offenser. Aux États-Unis, les manifestations montrant le symbole d’une seule religion ont été interdites dans les lieux publics, parce que la séparation de l’église et de l’État empêche de favoriser une religion plutôt qu’une autre (Ontario Consultants on Religious Tolerance 2005). Un symbole religieux pourrait être acceptable s’il est payé par des fonds privés plutôt que par des fonds publics, ou si une exposition religieuse est contrebalancée par le symbole d’une autre religion (p. ex. en plaçant un menora près d’une crèche). Dans une ville de Floride toutefois, les autorités municipales ont fait enlever les deux objets exposés quand on a fait valoir que le fait de placer un menora près d’un sapin de Noël consistait à imposer la religion juive aux résidents (Lithwick 2001). À Kingston, une scène de la nativité que la ville possède, entretient et entrepose est érigée chaque année dans le parc de la Confédération, en face de l’hôtel de ville. En 2002, Isabel Turner, alors mairesse de Kingston, a contredit une information selon laquelle l’installation de cette scène serait discontinuée parce qu’on avait reçu des plaintes. La mairesse a annoncé que les membres du conseil avaient convenu de poursuivre la pratique. Elle a aussi expliqué que « la majorité des conseillers veulent que toutes les croyances jouissent d’une possibilité égale d’ériger et de montrer des symboles de leur foi qui marquent des dates ou des événements importants » (Ville de Kingston 2002). Mais est-ce qu’une telle « possibilité égale » ne voudrait pas dire qu’un autre groupe confessionnel pourrait demander à la ville d’acheter un objet religieux correspondant à sa tradition, puis de le faire ériger et ensuite démonter et entreposer par le service des opérations des parcs aux frais des contribuables? Parce qu’il est peu probable qu’une telle demande d’un traitement égal soit présentée par un groupe religieux minoritaire qui n’est apparu sur la scène municipale que récemment, cette présentation civique du christianisme se poursuit. Près de la représentation de la nativité se dresse une scène extérieure où 66 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario divers groupes peuvent donner des spectacles de musique. Des membres de l’Armée du salut, qui utilisent le terrain adjacent à l’hôtel de ville depuis le dix-neuvième siècle, chantent des hymnes et du gospel. De bien d’autres façons également, des groupes religieux ont fait usage de l’espace public. Une église a distribué des tracts dans son quartier pour inviter les gens à se joindre à elle dans un parc municipal avoisinant pour partager de la nourriture, des rafraîchissements et des divertissements. Que cette occasion ait servi une fin missionnaire ou évangélique pour le groupe, plutôt qu’un service général rendu à la communauté ou une possibilité de se connaître, on peut imaginer qu’un sermon agressif ou des témoignages donnés dans des parcs ou sur le coin des rues pourrait aujourd’hui soulever des objections, malgré la compréhension générale que chacun est libre au Canada de promulguer sa foi. Les règlements qui régissent le fait de barricader des rues pour des parades ou d’autres événements pourraient nuire différemment à des organisations religieuses. Un groupe de chrétiens obtient toujours l’autorisation de marcher dans la rue principale de la ville avec une croix le Vendredi saint, mais est-ce que la ville accommoderait de la même manière d’autres organisations religieuses le jour de leurs fêtes sacrées—surtout si ce ne sont pas des jours fériés? Que ce soit ou non considéré comme une pratique explicitement religieuse, on peut voir des gens pratiquer le tai-chi dans des espaces publics à Kingston, comme on peut en voir dans presque toutes les autres villes canadiennes. Mais chose peut-être plus intéressante encore, l’Association des étudiants musulmans de l’Université Queen a organisé son pique-nique de bienvenue en septembre près de la sculpture Time sur le quai de Kingston et les participants ont récité leurs prières dans la position habituelle de la prostration (sajda). Un parc municipal est un parc public, et par conséquent « le public » (y compris les groupes religieux) peut l’utiliser de n’importe quelle manière, en tout temps, pour n’importe quelle raison, sans permission. Tant qu’un groupe n’enfreint aucune loi municipale, provinciale ou fédérale, ne cause de dommage au parc ou n’empiète sur la jouissance de l’espace par les autres, il est libre d’utiliser l’espace public de la ville. Cependant, bien qu’il ne soit pas nécessaire que des individus et des groupes obtiennent la permission du service des parcs de la ville avant de se rencontrer dans un parc public de Kingston, il est fortement recommandé de réserver un parc si un groupe veut utiliser les installations du parc d’une manière ininterrompue (Opérations des parcs de la ville de Kingston 2005). Comme dans le cas de mesures qui ne sont pas mises en œuvre ou qui demeurent inappliquées, une telle recommandation de réserver pourrait sans doute être invoquée comme moyen de contrôle si le besoin s’en faisait sentir. Pour obtenir l’autorisation de la ville, il faut compléter un formulaire et y inscrire le nom et le but de l’événement—social (p. ex. pique-niques, réunions JCRU 15:2 Supplément 2006 67 Nos diverses cités de l’église, etc.), légal (p. ex. mariages) ou religieux (p. ex. prières, services commémoratifs, etc.). Les demandeurs doivent fournir la preuve d’une couverture d’assurance responsabilité d’au moins deux millions de dollars. Comme le permis d’utilisation des parcs municipaux le précise, il est interdit à quiconque utilise un parc de « recourir à des stéréotypes ou de faire de la discrimination pour des motifs interdits en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario » ou de « promouvoir ou prêcher la haine ou la dérision de tout groupe couvert par la section ii de cette déclaration ». Si l’on juge qu’un groupe fait de la discrimination ou qu’il incite à la haine, la ville a le droit de refuser la réservation d’un parc municipal ou elle peut annuler un événement en cours même si l’approbation n’a pas été auparavant demandée et elle peut refuser toute demande future émanant du groupe respectif. Les monuments et les cérémonies commémoratives dans les espaces publics jouent un rôle essentiel pour susciter un sens d’identité collective canadienne et créer une histoire nationale commune. Les espaces publics deviennent le lieu de cérémonies commémoratives comme on peut facilement en voir lors des célébrations du Jour du Souvenir dans les villes et les villages partout au Canada, lorsque des gens se réunissent pour réfléchir au passé, à sa signification et à nos pertes collectives. Ces commémorations créent un espace sacré pour cette activité d’une observance rituelle et religieuse commune. Dans son site Web, le Centre islamique de Kingston appuie publiquement la participation de ses membres aux observances du Jour du Souvenir et à une exposition sur le point de vue musulman concernant la guerre et la paix. La seule restriction émise quant à la participation des musulmans est de ne pas prendre part à des rituels qui sont spécifiques à une autre religion. En général cependant, de tels rassemblements publics ont cherché à être inclusifs et multiconfessionnels de nature. Même au cours de la vigile susmentionnée qu’ont tenue les Sœurs de la Providence devant l’hôtel de ville, un Vendredi saint il y a quelques années–pour soutenir la paix dans le monde–le rabbin de la congrégation Beth Israel, le président du Centre islamique et le monseigneur de la cathédrale St. Mary ont prononcé quelques mots de réflexion. Il est peut-être ironique de constater que des groupes religieux particuliers, souvent censés avoir maille à partir les uns avec les autres, ont fait la promotion d’une coopération interconfessionnelle allant beaucoup plus loin que tout ce que les administrations municipales avaient essayé de faciliter. Mais que dire d’un monument impromptu érigé à la suite d’un événement ou d’une mort tragique? Des monuments funéraires spontanés, plus populaires après la mort de la princesse Diana ou les événements du 11 septembre, sont fréquemment érigés sur les lieux d’un accident de la route ou d’un meurtre, et consistent en des bouquets de fleurs ou des messages de condoléances, ou, s’il s’agit de la mort d’un enfant, de jouets ou d’animaux en peluche. Qu’il 68 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario s’agisse d’un geste personnel pour se souvenir, d’une manifestation publique du chagrin et de la perte, de la reconnaissance de la mortalité humaine, ou d’un avertissement de dangers sociaux, d’une déclaration politique de défi (p. ex. dans les cas de décès dus à l’alcool au volant et à des fusillades de gangs), ces monuments funéraires constituent des réactions positives d’affirmation de la vie, religieuses par nature parce qu’elles cherchent à transcender les limites imposées par la mort. Ces monuments représentent des « façons d’imaginer une communauté humaine incluant à la fois les vivants et les morts » (Chidester 2002). Ces expressions publiques du chagrin du simple citoyen, individuellement ou en masse, lorsqu’elles se déroulent dans des lieux publics, le font souvent sans la permission expresse ou le consentement de l’autorité visée. Parfois les familles veulent un monument permanent sur les lieux du décès, peut-être en guise de commémoration durable de leur être cher, ou pour faire une déclaration au sujet des rues peu sûres ou des conducteurs en état d’ébriété. Bien entendu, depuis des dizaines d’années, la prolifération de croix dans des courbes dangereuses sur l’autoroute nous rappelle de ralentir d’une manière plus efficace que n’importe quel autre signe pourrait le faire. Mais un monument non autorisé le long d’une route peut lui-même être un risque d’accident, si les conducteurs ralentissent de façon inattendue pour le regarder fixement. On se demande qui assume la responsabilité de l’entretien de ces monuments à mesure que les années passent, ou quand les gens déménagent ailleurs. Certains monuments sont entretenus ou sont renouvelés chaque année—souvent à l’anniversaire de l’accident fatal—mais, la plupart du temps, ces monuments le long de la route sont laissés à eux-mêmes à mesure que les croix se brisent avec le temps et que les fleurs flétrissent. Dans de tels cas, il faut chercher des compromis, peut-être en se tournant vers la ville pour qu’elle offre à la famille une autre manière de se rappeler de l’être cher disparu. De toute évidence, la pratique d’ériger des monuments funéraires le long des routes constitue un comportement humain profondément significatif. Que peut faire une ville quand l’espace public devient sacralisé, du fait de quelques citoyens? Normalement, la ville de Kingston exige des citoyens et des entreprises qu’ils se procurent un permis d’empiètement de quatre-vingt-cinq dollars avant d’ériger un panneau ou un objet sur une propriété publique. Dans le cas des monuments le long des routes, les agents chargés d’appliquer le règlement ont une politique tacite de ne pas y toucher tant qu’ils n’obstruent pas la circulation des piétons ou des véhicules. En outre, le service des parcs peut demander de les faire enlever s’ils nuisent au déneigement ou à la tonte du gazon. Malgré la nature illicite de leur présence, les agents d’application du règlement ont tendance à laisser ces monuments intacts par respect à la fois pour les vivants et pour les morts. Les arbres qui portent des plaques commémoratives dans les parcs sont une solution de rechange possible et sont JCRU 15:2 Supplément 2006 69 Nos diverses cités devenus un objet populaire de commémoration qui renouvelle également la voûte urbaine du feuillage. En général, les fonctionnaires municipaux reconnaissent de façon informelle les monuments commémoratifs le long des routes comme des espaces sacrés privés sur des terres publiques (Département d’ingénierie de la ville de Kingston 2005). Les monuments le long des routes sont un exemple d’une zone grise en matière de politiques–rien de légal ni d’illégal, rien d’écrit ni d’explicite. De même, lorsqu’il s’agit de l’utilisation religieuse privée des espaces publics, la ville de Kingston préfère l’approche « vivre et laisser vivre ». Quant à la dispersion des vestiges de crémation (à vrai dire non pas des « cendres », mais des fragments d’os comprimés, une substance beaucoup plus dense et plus particulaire), la ville ne semble pas avoir de réponse claire. Pratiquement, la ville ferme les yeux avec sensibilité sur la dispersion des restes incinérés dans les parcs publics et les voies navigables de Kingston. Les agents d’application du règlement, les employés des parcs de la ville ainsi que les entrepreneurs de pompes funèbres semblent également ne pas connaître les lois et les règlements qui régissent cette pratique. Une société de prévoyance funéraire parle même des cimetières, des espaces privés et des terres de la Couronne comme lieux possibles pour disperser les vestiges de crémation. Et bien que les parcs publics ne soient pas mentionnés, cette société explique qu’il est « préférable de ne pas disperser les vestiges sur un terrain que des gens fréquenteront » (Funeral Advisory and Memorial Society of Peterborough and District 2005). Actuellement, le ministère ontarien des Services gouvernementaux est en train de remplacer la Loi sur les directeurs de services funéraires et les établissements funéraires ainsi que la Loi sur les cimetières par une seule loi, la Loi sur les services funéraires et les services d’enterrement et de crémation. D’après le chapitre 33, partie 3, article 4 « nul ne doit disperser de restes humains incinérés ailleurs que sur l’aire de dispersion exploitée par le titulaire d’un permis délivré en application du paragraphe (1) sans être autorisé par règlement à en disperser dans les conditions, de la manière et à l’endroit prescrits » (province de l’Ontario 2002). Comme dans le cas de l’érection d’un monument funéraire le long d’une route ou d’un trottoir, sans doute que la permission de disperser les restes incinérés d’un être cher n’a pas été sollicitée au préalable. Les familles peuvent décider de disperser ces restes discrètement à leur convenance, pendant que la ville demeure dans l’ignorance du moment et du lieu de telles pratiques. Tant que la dispersion des restes continue de passer inaperçue, la ville tolère une coutume qui se déroule sans encombre. La ville de Kingston est dotée d’un programme de banc ou d’arbre commémoratif, bien qu’elle soit actuellement en train de le réviser en ce qui concerne le placement, le paiement et la 70 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario perpétuité. En effet, les citoyens peuvent acheter un banc ou demander qu’un arbre soit planté en souvenir de leur être cher disparu (Opérations des parcs de la ville de Kingston 2005). Les gens qui s’assoient sur un banc dans un parc ou dont le chien lève la patte près d’un arbre, pourraient bien se demander si quelque chose d’autre a été placé en douce dans ce lieu sacré privé. Les préoccupations des citoyens au sujet de l’incidence de pratiques religieuses sur leur ville ou leur quartier pourraient viser directement des confessions qui sont nouvelles ou peu connues ou simplement représentatives d’une tradition minoritaire. Dans certaines villes, l’établissement d’une mosquée, d’un centre de méditation ou d’un temple hindou a suscité des protestations. À Kingston, au début des années 1950, une église catholique romaine aurait, semble-t-il, refusé de vendre une parcelle de ses terres à une congrégation juive qui voulait se relocaliser. Quelques années plus tôt, en 1945, le juge Keiller McKay de l’Ontario avait rejeté une clause restrictive destinée à interdire la vente de propriété à des juifs au motif que cela enfreignait les politiques publiques. McKay avait déclaré : « Si on peut interdire la vente d’un lopin de terre aux juifs, on peut également l’interdire aux protestants, aux catholiques ou à d’autres groupes ou confessions religieuses. » Il estimait que « rien ne pourrait être plus calculé pour créer ou approfondir des divisions entre les groupes ethniques et religieux existants de cette province ou de ce pays » (cité dans McLachlin 2004). Mais, on s’en doute, les citoyens d’une société plus laïque pourraient s’inquiéter des pratiques du christianisme aussi facilement que ceux de toute autre religion. Que dire d’une église chrétienne située dans un secteur surtout résidentiel et dont la mission est d’accueillir les sans-abri, les marginaux, les patients psychiatriques externes ou les ex-détenus? L’église dont la cloche ou le carillon est imposant, quelle que soit la confession religieuse, pourrait ne pas être facilement tolérée par des voisins dont le sommeil est perturbé le dimanche matin. Et en effet un règlement antibruit limite l’utilisation de certains carillons et cloches ecclésiastiques à Kingston. Les hypothèses et les prédictions confiantes de la génération antérieure, selon lesquelles l’augmentation de la sécularisation sortirait la religion du domaine public, sont loin de s’être concrétisées. Malgré l’essor indéniable d’une spiritualité intérieure et privée axée sur l’individu, la manifestation publique de la religion dans une société pluraliste demeure difficile à accommoder. Et parfois, ceux qui n’ont pas d’affiliation, cherchent à établir leurs monuments funéraires, disperser les restes incinérés ou tenir des services dans des espaces publics. Par conséquent, la distinction entre le religieux et le laïc est devenue difficile à maintenir dans le Canada moderne. Les chrétiens du dix-neuvième siècle s’inquiétaient de l’utilisation des canaux navigables le jour du Seigneur. Aujourd’hui, les magasins sont ouverts le dimanche, tout comme les stades, les théâtres et d’autres centres de divertissement et commerces. Sur une distance JCRU 15:2 Supplément 2006 71 Nos diverses cités d’environ un kilomètre sur la rue principale de Kingston, un restaurant reprend à son compte le déclin du sacré avec une affiche annonçant avec jubilation « Nous l’avouons! Nos desserts sont un péché », tandis qu’une affiche conçue à peu près de la même manière à l’extérieur de l’église Unie offre des maximes laïques telles que « Ne laissez jamais l’échec vous ravager le cœur ». En plein centre-ville de Kingston, une boutique de vêtements contemporains a allumé la colère de ses voisins d’en face de l’église presbytérienne St. Andrew avec des affiches publicitaires dans sa vitrine proclamant « Gsus sucks » (Jésus, c’est des conneries). On s’est défendu en disant que « Gsus » (en anglais), le nom commercial de la fabrique hollandaise de vêtements, était un accord de guitare et non pas un homonyme du personnage central du christianisme, ce qui n’a guère calmé la tempête. La société Gsus Sindustries, réputée pour sa publicité d’autodérision et de provocation, a récemment inauguré sa série de vêtements « od » ou « original denim » avec le logo « gsusod » dont la première et les deux dernières lettres figurent en couleurs contrastantes par rapport aux lettres du centre « sus ». Est-ce que « Jesus God » est un juron ou une proclamation ironique de la divinité du Christ ou une « coïncidence » typographique? Les presbytériens, dont les coreligionnaires de la fin du dix-neuvième siècle s’inquiétaient de l’apparition d’une nouvelle taverne à la même intersection, se sont plaints, sans succès, au consul hollandais de Kingston et à la police au sujet de la possibilité d’être en présence d’un crime haineux. D’après un article dans le Toronto Star du 29 juillet 2004, leur plainte a été la seule plainte portée contre cette société pendant ses trois années au Canada. On est parvenu à un compromis quand la boutique a accepté d’enlever l’affiche le dimanche et de demander une affiche de remplacement à la société. La nouvelle affiche se lisait « Lost in Gsus ». À bien des égards, le sort changeant de la religion dans une municipalité canadienne peut se mesurer d’après l’histoire de cette même église presbytérienne St. Andrew. Le dix-neuvième siècle a été marqué par des confrontations avec l’église anglicane au sujet des droits des presbytériens d’enterrer leurs morts dans une cour d’église et par de violents conflits entre les catholiques et les protestants orangistes sur le chantier de construction de la nouvelle cathédrale catholique romaine. De nos jours, les catholiques et les protestants, tout comme les juifs et les musulmans, vivent plus ou moins amicalement ensemble. La proportion de presbytériens a diminué au cours du dernier siècle et demi, pendant que le nombre de musulmans à Kingston équivaut aujourd’hui exactement au nombre de juifs. À l’échelle nationale, le nombre de musulmans dépasse le nombre de presbytériens de plus de 40 % (580 000 à 410 000). À Kingston, un seul centre islamique accueille des musulmans de nombreuses nationalités et théologies, tandis que, en comparaison, il y a peut-être au moins une demi-douzaine de groupes musulmans sur le campus de l’Université 72 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario Queen. Comme les membres de la communauté hindoue de Kingston l’ont signalé, quand les nombres sont petits, il faut éviter les divisions sectaires et les membres doivent s’entendre5. L’évolution des données démographiques du pluralisme religieux a parfois donné lieu à de nouvelles alliances. Au sujet d’une question aussi contemporaine que les mariages de couples de même sexe, il se peut que les protestants évangéliques estiment qu’ils ont beaucoup plus en commun avec les catholiques romains, ou même avec les juifs orthodoxes ou les musulmans qu’avec les protestants libéraux. Et des juifs orthodoxes, qui veulent établir une école hébraïque, pourraient aussi constater qu’ils ont plus de points en commun avec d’autres groupes confessionnels, qui veulent du financement gouvernemental pour leurs écoles religieuses, qu’avec des juifs réformés. Comme Diana Eck l’affirme « les histoires de rencontre interreligieuse nous rappellent également que nos traditions religieuses ont de multiples voix, que personne ne parle pour l’ensemble, que nous nous disputons à l’intérieur de nos traditions au sujet de certaines de nos valeurs les plus profondes, et que de nouvelles alliances peuvent être forgées à travers le spectre politique et religieux » (Eck 2002). Kingston, comme beaucoup d’autres villes canadiennes, a tendance à relever les défis posés par l’immigration et la diversité religieuse résultante ainsi que par les pratiques contemporaines changeantes, en apportant des modifications par essais et erreurs, des accommodements informels, des ajustements ponctuels ou des altérations rendues nécessaires par des critères légaux officiels plus souvent qu’en apportant des changements de politique délibérés et étudiés. Mais en l’absence de politique cohérente, les vieilles pratiques se poursuivent comme si la ville était toujours uniformément chrétienne (ce qui bien entendu n’a jamais été le cas). Les chrétiens disposent de possibilités qui ne sont pas offertes à d’autres groupes. Quand des occasions se présentent où les privilèges ou préférences religieuses deviennent trop ouvertement évidentes ou offensantes, la politique est souvent de simplement bannir la religion du domaine public plutôt que d’essayer d’accommoder la diversité religieuse6. Quand des entreprises interconfessionnelles se produisent, c’est presque toujours à l’initiative de divers groupes confessionnels eux-mêmes, et pas parce que la municipalité a cherché à fournir un espace pour une telle coopération ou a invité leur participation. Et pourtant il est certain que d’offrir une tribune publique où la gamme complète des voix existantes dans la communauté peut se faire entendre est l’un des impératifs de l’administration municipale. Des problèmes moraux se poseront dans n’importe quelle communauté qui aura besoin d’en discuter dans une tribune publique où la diversité religieuse sera représentée et où, espérons-nous, le pluralisme religieux peut être forgé. Et comme Diana Eck fait valoir : JCRU 15:2 Supplément 2006 73 Nos diverses cités Le pluralisme est beaucoup plus que le simple fait de la diversité. Le pluralisme n’est pas quelque chose de donné, c’est une réalisation. C’est le fait de faire intervenir cette diversité dans la création d’une société commune. De nos jours, comme par le passé, la tâche consiste à faire participer aux activités communes de la société civile des gens qui ne partagent pas une seule histoire ou une seule tradition religieuse (McGraw et Formicola 2005). [traduction] Dans presque n’importe quelle ville canadienne, on trouve des groupes d’immigrants de diverses religions et origines ethniques, désireux de partager leurs traditions et de participer à la tâche commune de créer une société civile. À bien des égards, il nous faut quelque chose comme ce que Paul Bramadat conseille vivement, à savoir « cultiver une société pluraliste, multiculturelle et ouverte », celle-là même que la plupart des Canadiens chérissent dans leurs meilleurs moments, en faisant « un bien meilleur usage du capital social constructif et créatif généré par certaines formes de religion » (Bramadat 2005). Remerciements Les auteurs remercient de son soutien le Conseil de recherches en sciences humaines pour sa subvention générale de recherche pour le projet sur la diversité religieuse à Kingston. Notes 1 À partir des hypothèses des trois grandes religions occidentales et de précédents comme la mention de Dieu dans la Charte, la plupart des collaborateurs à une récente série d’essais font valoir l’idée d’un rôle accru de la religion (sans doute monothéiste) dans la vie publique canadienne. Le livre ne fait nulle mention des sikhs, des bouddhistes, des confucéens ou des hindous, sans parler (sauf d’une manière blessante) des wiccans (voir Farrow 2004). De façon analogue, d’autres contributions à la recherche sur la « religion au Canada » se sont confinées à la majorité statistique, c.-à-d. au christianisme (voir Hewitt 1993 et Bibby 1987). Pour Peter Emberley, le fait de continuer de faire référence à Dieu dans la Constitution n’est pas seulement une question de patrimoine ou de reconnaissance des racines historiques, mais de métaphysique-« il faut qu’il y ait un fondement d’une nature inaltérable » (Emberley 2002). 2 Divers chercheurs ont évalué les effets de l’immigration tout au long de l’histoire du Canada sur les principes dominants de la religion. Keith Clifford a expliqué comment, entre 1880 et la Seconde Guerre mondiale, la vision protestante du Canada comme étant « son dominion » a été ébranlée par l’immigration massive au Canada « d’Orientaux et de Slaves » ainsi que de « mormons, juifs, mennonites, huttérites et doukobors » (Slater 1977). Le sociologue Hans Mol a étudié les principaux groupes immigrants du vingtième siècle-Allemands, Italiens, Ukrainiens, Hollandais, Scandinaves, Polonais 74 JCRU 15:2 Supplément 2006 Les défis du pluralisme religieux à Kingston, Ontario et Juifs-et a soutenu que « la religion de l’ancien pays renforçait l’origine ethnique d’autant plus quand le groupe immigrant et ses membres étaient marginaux par rapport à la culture canadienne » (Mol 1985). Reginald Biddy a écrit, plutôt avec dédain et de façon prématurée, que l’immigration n’avait pas beaucoup modifié la composition religieuse du Canada : « L’examen de l’identification religieuse au Canada depuis le premier recensement en 1871 jusqu’en 1991 révèle que, considérant toute l’immigration qui a eu lieu, la proportion de Canadiens qui se rangent du côté de religions autres que le christianisme n’a pas beaucoup changé » (Bibby 1993). Bien que Bibby et d’autres n’aient pas prévu l’impact des immigrants dont la religion était autre que le christianisme, il n’en demeure pas moins que les vagues antérieures successives d’immigration ont chacune eu leur effet sur la religion au Canada. 3 Bien que l’étude sur la diversité religieuse à Kingston n’ait pas été en mesure de trouver un seul résident parsi dans la ville de Kingston, un service multiconfessionnel organisé au Collège militaire royal du Canada en 2002 incluait une prière zoroastrienne dite par un cadet de deuxième année (Collège militaire royal du Canada 2002). 4 L’étendue de la diversité ethnique représentée dans les congrégations chrétiennes à Kingston et résultant des diverses vagues d’immigration vaut la peine d’être précisée : les orthodoxes grecs, les catholiques ukrainiens, les catholiques romains portugais, les catholiques romains polonais, les catholiques romains français, les réformés (hollandais), les chrétiens coptes (égyptiens), les chrétiens coréens (méthodistes libres), les chrétiens chinois (Missionary Alliance), les luthériens (allemands) et une église surtout afro-canadienne (Faith Alive). Cette liste révèle une diversité beaucoup plus grande au sein même du christianisme que celle à laquelle on aurait pu s’attendre en pensant à l’époque où la plus grande division imaginable était entre les presbytériens écossais et les catholiques irlandais. 5 Les hindous de Kingston n’ont pas leur propre lieu de rassemblement, choisissant plutôt de se rencontrer dans leurs résidences et insistant sur ce qu’ils ont en commun avec tous les immigrants de l’Inde installés dans la région de Kingston. On a dit que s’il y avait un temple hindou, certains hindous d’autres sectes et d’autres Indiens se sentiraient inévitablement exclus ou mis à l’écart. 6 Pour un exemple intéressant de « la nature contestée de la religion minoritaire dans le domaine public », quand ce domaine public est censé être laïc, voir Siemiatycki 2005. Références Beyer, P. 2005. 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