Poil à charbon

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Poil à charbon
Poil à charbon
"Un centimètre ou deux encore.
–
Bien sûr, monsieur."
Le coiffeur me regardait dans le miroir d'un oeil morne, sa tondeuse à la main. Il soupira, ouvrit un
tiroir, et changea le sabot de sa machine. Mes cheveux, qui quelques minutes auparavant dansaient
autour de mes oreilles, se trainaient à présent lamentablement autour de mon siège, comme vidés de
leur force vitale.
J'étais perdu dans mes pensées quand le professionnel me présenta un petit miroir pour que je puisse
observer son travail dans mon cou. Comme si cela avait une importance.
"Très bien, très bien, lui dis-je, impatient. Je dois rentrer chez moi, préparez mes affaires."
Il acquiesça et épousseta les brins de cheveux qui tentaient de s'accrocher à moi tel des marins à
leur radeau de fortune. Ah, ces poils ! Jamais contents, toujours en train de faire la tête. J'avais une
sorte de détestation capilaire. Peut-être était-ce dû à mon métier. Ou peut-être mon métier était-il dû
à mon horreur du cheveu.
Je m'étais encore perdu dans mes reflexions lorsque je sentis le souffle d'air printanier dans mon
cou. Déjà à l'extérieur du salon, de nouveau dans le monde réel, le soleil filtré de la ville
m'éblouissait les yeux et mon visage était empli de bruits de klaxons et de senteurs de fumées. Je
me dépéchai de rentrer chez moi, mon petit sac en plastique à la main.
J'habitais au premier étage d'un immeuble coincé au fond d'une impasse, impasse qui semblait
lugubre aux passants mais que je trouvais personnellement tout à fait charmante. Mon appartement
se composait de quelques pièces seulement : un salon, une cuisine, ma chambre, la chambre de ma
mère. Oui, ma mère vivait chez moi, ou je vivais chez elle, cela dépendait du point de vue. Nous
n'étions pas vraiment en phase sur le concept de propriété.
En tout cas, je peux vous assurer que ce n'était pas de tout repos. Surtout quand cette dernière se
disait fan de Beyoncé. Et le prouvait.
Mais, plus important que tout ça, je m'étais installé un petit laboratoire dans notre cave, que
j'occupais près de 15h par jour pour mes expériences, ou pour fuir lors des soirées karaokés
organisées par ma génitrice.
"Oh, coucou mon chérie ! lança-t-elle alors que je passais à peine le pas de la porte. Tu es allé chez
le coiffeur ?
–
Non non, ils se sont envolés pendant que je me promenais."
Je me dirigeai prestement vers la cuisine dans le but de me faire un sandwich, mon sachet toujours
en main.
"Je t'interdis de te moquer de moi ! Tu me dois le respect, tu c.."
Je fermai la porte.
Bon ! Jambon, beurre, cornichons...Où sont les cornichons ? Impossible d'avoir un frigo bien rempli
une seule fois dans l'année, dans cette baraque ! J'ouvrai la porte :
"...gentille et je prends soin de toi, et toi...
–
Maman ! hurlai-je. Y sont passés où les cornichons ?
–
Tu m'écoutes même pas ! finit-elle. J'en sais rien, moi ! Ils se sont peut-être envolés avec tes
cheveux !"
Je refermai la porte.
Mon sandwich terminé, enfin à moitié, je descendai au sous sol, direction mon labo. Cela faisait
deux années que j'aménageais la pièce au sous sol et elle ressemblait aujourd'hui à un vrai petit
studio, les fenêtres en moins et l'odeur de souffre en plus. L'électricité, l'eau, l'isolation thermique,
l'insonorisation, tout y était. Je tournai la clef dans la serrure, débloquant le triple verrou fermant la
porte. Les yeux clos, je souriais en pensant au petit somme que je pourrais m'accorder avant de me
remettre au travail. Hier à peine, j'avais descendu un matelas neuf et quelques coussins dans mon
laboratoire douillet.
Mais, aujourd'hui, quelque chose n'allait pas. Un homme, allongé sur mon lit, reposait sa tête sur les
dits coussins en lisant un de mes ouvrages des plus précieux : Traité élémentaire de chimie, présenté
dans un ordre nouveau et d'après les découvertes modernes vol.1
"Que...qu'est-ce que vous faites là ? je balbutiai. Et qui êtes vous ?"
L'homme en jaquette marron referma mon livre, retira son monocle, et me regarda intensément. Je
commençais à me sentir mal à l'aise. Tenant fermement mon sac pour ne pas que ma main tremble,
je poussais ma colère à gagner du terrain sur ma peur.
"Alors, vous me répondez ?
–
Je suis un ami de l'auteur, me dit-il en souriant.
–
Vous vous fichez de moi ? Je ne sais pas si vous êtes un clochard, un cambrioleur ou..ou j'en
sais rien, mais je vais apeller la police ! Alors partez !
–
Ca a l'air intéressant ce que vous faites"
Il fixait maintenant mon bureau, sur lequel s'amoncelaient fiches techniques, ustensils de chimie et
livres ouverts. Mes menaces ne semblaient pas l'impressionner le moins du monde.
"Vous faites quelles genres d'expériences ? Recherche de la pierre philosophale ? Liqueur
d'invisibilité ?"
C'est moi qu'il fixait à présent.
Tout au long de ma vie, j'ai toujours eu le même gros défaut. Un défaut qui, dans la majorité des
situations, me faisait passer pour un fou aux yeux de mon entourage. Et plus loin encore. J'étais
passionné par mes recherches, et je ne pouvais pas laisser passer une occasion d'en parler. C'était
comme une cigarette allumée pour quelqu'un qui veut arrêter. Ca me faisait replonger.
Alors je lui expliquai :
"J'ai une théorie selon laquelle notre société gaspille inutilement ses ressources au lieu d'utiliser
celles qui se renouvellent. Je ne crois pas que l'uranium, le bois, le charbon soient de bonnes
ressources. Et l'eau, le soleil ? Bah ! Ce n'est pas ça qui nous fournira l'énergie nécessaire. Non, il
nous faut une nouvelle source d'énergie."
–
Ah oui ? Je pensais que l'uranium servait seulement à colorer la céramique, c'est
intéressant... Enfin, si vous dites que ce n'est pas une bonne chose..."
Je le regardai, les yeux plissés, essayant de deviner s'il se moquait de moi ou non.
"Hum... Vous avez quelques années de retard, mon vieux, lui dis-je finalement, les dents serrées.
–
A dire vrai, j'ai même deux siècles de retard. Enfin, si mes calculs sont exacts, répondit-il en
se lissant la moustache. Puis-je vous demander, avant que nous ne continuions, en quelle
année sommes nous ?
–
Eh bien...En 2013, pourquoi ? repondis-je d'une voix mal assurée. Qui...qui êtes-vous à la
fin ?
–
Oh, comme je suis impoli ! On discute, on discute, et voila que j'en oublie de me présenter."
Il se leva de mon lit et me tendit une petite main aux doigts fins :
"James Watt, pour vous servir."
James Watt ? Ce n'est pas possible, cela devait être un homonyme. Ou une blague.
"Attendez, vous êtes en train de me dire que vous êtes LE James Watt, l'inventeur d'une des
machines à vapeur les plus performantes du 18eme siècle ?
–
Ca fait un bien fout de savoir qu'on a accompli de grandes choses, vous ne pouvez pas
imaginer !
–
Mais non, c'est impossible ! Vous êtes mort en mille...
–
Ah non ! Ne me dites pas quand je meurs, par pitié ! s'écria-t-il en me coupant."
Je marquai une pause et lui lançai un regard suspicieux.
"Votre numéro est bien rodé, mais quelque chose cloche. James Watt était écossais et vous, vous
parlez un français parfait, sans le moindre accent... Enfin ! J'oubliai que vous avez 250ans, vous
avez sans doute eu le temps d'apprendre, rajoutai-je ironiquement.
–
Sachez, jeune homme présomptueux, que je viens du passé. J'ai utilisé une technologie que
l'on appelle "voyage dans le temps" pour parvenir jusqu'à vous. Technologie qui me permet
de comprendre et de me faire comprendre dans toutes les langues humaines, cela facilite les
voyages, vous comprenez. Cependant, continua-t-il en regardant un petit objet dans sa
poche, il ne me reste plus beaucoup de temps ici."
A cet instant précis, le petit être rationel habitant mon cerveau, qui entendait ce ramassis d'aneries,
tirait la sonnette d'alarme de toutes ses forces pour m'alerter. Mais ma curiosité me rendait sourd, et
je voulais comprendre. Je m'assis alors sur le lit et jettai un regard interrogateur à mon "invité".
Monsieur Watt s'assit à mes coté et, tout en jouant avec le sablier qu'il avait sorti de sa poche,
m'expliqua comment était son passé aujourd'hui. Enfin, pas vraiment aujourd'hui, mais comme il
était quand M.Watt s'y trouvait encore.
Un soir, alors qu'il revenait d'une conférence scientifique, il avait trouvé deux hommes tout de blanc
vétus assis dans son fauteuil favori. Les individus étaient des voyageurs du temps et étaient venus
du futur pour lui enseigner l'art de la transportation temporelle... Ou de la téléportation
transtemporelle, je n'avais pas bien compris. Ma rationnalité me hurlant des obscénités à l'oreille, je
ne pouvais plus suivre et relachai mon attention. Je l'interrompai :
"Des hommes en blanc ? Vous vous êtes échappé de l'asile ?
Il s'arrêta brusquement de parler et me fixa d'un air dédaigneux. Je me rappelai alors un article de
psychologie que j'avais lu conseillant de ne pas se moquer du délirium d'un fou, lorsque l'on en
croisait un. Je tentai alors de me rattraper :
"Et euh..donc, pourquoi avoir trans..euh...Ici ?
–
Ici, autre part, cela n'a pas d'importance, me répondit-il en levant la main pour me faire taire.
Quoi qu'il en soit, vous ne m'avez toujours pas dévoilé quelle est donc cette nouvelle source
d'énergie que vous voudriez utiliser ! Comme dirait Alessandro Volta, je brille
d'impatience !"
Peut-être sans le vouloir, il tira sur ma corde sensible et la passion inonda mon cerveau, noyant au
passage bon nombre de petits êtres manifestant contre la naïveté. Mon adiction aux recherches
reprenait le dessus. Peut-être etait-ce moi, le fou.
Sentant toujours entre mes doigts le sac plastique, je me levai du lit et, d'un geste qui aurait été
théatrale s'il n'avait été fébrile, renversait son contenu sur mon bureau.
"Voila la ressource de demain"
Monsieur Watt s'avança et prit une poignée de cheveux bruns. Puis, il les laissa doucement glisser
depuis sa paume en murmurant : "Voila qui est intéressant, mon cher...
–
Oui ! m'exclamai-je. Comme vous pouvez le voir sur mes notes, les résultats sont
incroyables ! Le cheveu mouillé, lorsqu'il est chauffé, produit un gaz sous haute pression qui
s'allie à la vapeur et engendre une force incroyable. Ce serait le retour à la machine à
vapeur; version 2.0"
Le physicien regarda le papier que je lui montrais, puis les cheveux en tas, me prit la fiche des
mains, se lissa la moustache et enfin sourit de toutes ses dents.
"Formidable... chuchota-t-il." Il ne semblait plus me voir. "Je crois, mon cher, que je dois vous
remercier, continua Monsieur Watt en jetant un regard à sa montre. Et je crois aussi, qu'il me faut
vous dire au revoir."
Plaçant la fiche à l'intérieur du livre de Lavoisier, il me regarda, et, serrant fortement l'ouvrage entre
ses mains, disparut d'un coup. Comme par magie.
L'instant suivant, tout devint noir, et je disparu aussi. Je n'avais jamais existé.
C'était une belle journée de printemps et je courais à travers la ville. Non pas pour faire un footing,
oh non. Je voulais simplement rentrer chez moi, l'odeur de souffre émanant des automobiles avait
tendance à me filer la nausée.
Enfin, ma porte, au fond de mon impasse, le silence. J'ouvrai et tombai sur ma mère, qui comptait
ses cheveux.
"Il nous en reste assez ? lui demandai-je en entrant.
–
Trop peu, il va falloir en racheter si on veut faire marcher la télé et le lave-linge jusqu'à la
fin de la semaine, me répondit-elle sans lever les yeux."
Je passai ma main sur mon crâne nu et filait m'asseoir sur le canapé familial, depuis lequel je
pouvais regarder les infos qui passaient en continu.
"Nouvelle arrestation d'un fraudeur en plein centre de Paris, annonçait la télévision, la Police du
Temps l'a placé en garde à vue. Le jeune homme aurait utilisé un voyageur temporel pour remonter
le temps, ce qui, nous vous le rappelons, est interdit depuis la Grande Faille de 1998 ayant
entrainé..."
J'éteignis le poste, las d'entendre constamment les mêmes faits divers. Je préférai descendre à mon
labo.
"Où vas-tu ? lança ma mère en me voyant ouvrir la porte
–
A la cave, j'ai du travail, tu sais bien.
–
Mais quand arrêteras tu tes recherches idiotes ? soupira-t-elle. Tu ferais mieux de chercher
un vrai travail !
–
Et pour quoi faire ? Pour te payer tes disques de Rihanna ?
–
Ne sois pas impertinent ! Y'en a marre maintenant ! Tu passes ton temps à jouer avec des
petites pierres noires, ça fait deux ans que ça dure ! Et qu'est-ce que ça nous a apporté ?
Rien !"
Je préférai ne rien répondre et m'éloignai. Dans les escaliers, je marmonnai :
"Je n'joue pas, maman, et c'est du charbon. Du charbon, maman."