La comptabilisation des rémunérations aux salariés en actions

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La comptabilisation des rémunérations aux salariés en actions
Dossier spécial
Motivation des salariés
NORMES INTERNATIONALES
La comptabilisation des rémunérations
aux salariés en actions selon IFRS 2
Gestion du prix de modèle
Depuis l’instauration des normes IFRS en
2004, le débat s’est rapidement ancré sur
la détermination de la juste valeur au cœur
de cette révolution comptable. Fonction de
différents critères, une hiérarchie (niveaux
1, 2 et 3) établie par l’IASB permet de se
référer à des méthodes pour évaluer un
actif ou un engagement à sa juste valeur
dans les comptes. Ces méthodes d’évaluation ne soulèvent pas de problème
lorsqu’une information sur les transactions
de l’objet comptable est disponible, c’està-dire qu’il existe un marché liquide ou des
transactions similaires.
En revanche, si l’évaluateur est contraint
d’utiliser un prix issu d’un modèle, beaucoup de critiques ont déjà porté sur la
discrétion qui pouvait exister dans l’utilisation de ces modèles. Dans la littérature, le
premier niveau d’analyse s’est focalisé sur
le choix des inputs permettant de nourrir
ces modèles, mettant en évidence une
certaine discrétion. Le deuxième niveau
d’analyse sur lequel il existe aujourd’hui
peu d’information publique, porte sur
l’implémentation du modèle lui-même.
Il révèle une discrétion qui peut avoir un
impact encore plus grand sur la juste
valeur. L’évaluation des BSAR (bons de
souscription d’actions remboursables),
outil de rémunération de la performance
en IFRS 2 Paiement fondé sur des actions,
a été retenue comme illustration.
IFRS 2 et la juste valeur
Publié en 2004, IFRS 2 vise à exiger des
groupes cotés une comptabilisation des
paiements en actions et assimilés, et
Résumé
L’évaluation de la juste valeur en
normes IFRS sur la base de prix de
modèle (Niveau 3) peut conduire à
une gestion discrétionnaire de l’implémentation même du modèle de
valorisation. L’exemple de la rémunération des salariés en actions, dans
le cadre d’IFRS 2, illustre l’impact
de cette gestion discrétionnaire au
travers de l’analyse des principales
hypothèses du modèle de valorisation des options sur actions (Black
and Scholes, Modèles Lattice).
2
ce à partir de 2005. La règle prévoit
comme principe général que l’octroi
d’instruments de capitaux propres
qui rémunèrent des biens ou services
obtenus, entraîne une évaluation à leur
juste valeur et une comptabilisation
en charges, au fur et à mesure de leur
consommation. Néanmoins, dans le
cadre de la rémunération des salariés
en actions, l’IASB a estimé qu’il était
plus aisé de déterminer la juste valeur
du moyen de paiement que celle des
services futurs reçus en contrepartie.
En conséquence IFRS 2 préconise de
mesurer la juste valeur des moyens de
rémunération à leur date d’octroi sans
prise en compte de quelconques conditions d’obtention (vesting conditions).
La rémunération prend généralement
la forme de stocks options ou produits financiers assimilés, tels que les
BSAR qui reposent sur un mécanisme
optionnel d’accès aux capitaux propres.
L’IASB remarque qu’il n’existe que très
rarement sur un marché financier des
options présentant des maturités et des
conditions similaires aux outils de rémunération pour les salariés, ce qui implique
l’absence de prix de marché disponibles.
Il préconise donc l’utilisation de modèles
d’évaluation d’option pour valoriser les
produits de rémunération optionnels
(§B4), sans néanmoins préconiser un
modèle en particulier.
Prenant le pas sur les précédents
standards comptables en matière de
définition, IFRS 13 Evaluation de la juste
valeur, publié en 2011 définit dans son §9
la notion de juste valeur comme étant « le
prix qui serait reçu pour vendre un actif ou
payé pour transférer un passif lors d’une
transaction normale entre intervenants
de marché à la date d’évaluation ». Les
intervenants sont indépendants, informés,
capables et désireux (non forcés) de
faire la transaction. La norme établit une
hiérarchie des données d’entrée (inputs)
incitant à privilégier les valorisations qui
ont recours aux données observables de
marché.
• Le niveau 1 concerne les cours de
bourse sur un marché où les transactions
ont lieu avec une fréquence et un volume
suffisants pour fournir de façon continue
une information sur le prix (§76).
• Le niveau 2 renvoie notamment aux
cours de bourse (et autres données)
pour des actifs similaires sur des mar-
// N°499 Juin 2016 // Revue Française de Comptabilité
Par Loïc BELZE,
Professeur associé en finance,
EMLYON Business School
François LARMANDE,
Professeur associé en comptabilité,
contrôle de gestion,
HEC
et Lorenz SCHNEIDER,
Professeur associé en finance,
EMLYON Business School
chés actifs ou identiques sur des marchés
inactifs (§81 à §85).
• Enfin, le niveau 3 traite des valorisations
s’appuyant sur des données non observables qui peuvent être propres à l’entreprise ou bien des données historiques
(§89). A partir de cela, c’est à l’évaluateur
de choisir la méthode d’évaluation la plus
appropriée en fonction des données qu’il
a à disposition.
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Il est à noter qu’IFRS 2 n’a pas été inclus
dans le cadre d’IFRS 13 car, comme spécifié dans l’annexe B2 de cette norme, il
n’est pas évident que le détenteur d’une
stock option fasse « l’utilisation la plus
élevée et la meilleure » de cet actif. Ceci
renvoie notamment au problème d’exercice prématuré de l’option (early exercise)
qui n’en maximise pas nécessairement la
valeur. Cela peut être dû à de multiples
raisons, la principale demeurant la caractéristique d’incessibilité des options sur
actions octroyées aux salariés. L’exercice
de l’option est en effet souvent le seul
moyen de liquider leur position.
d’options doivent s’appuyer sur un minimum de six données d’entrée (inputs) : le
prix actuel de l’action sous-jacente, le prix
d’exercice de l’option (strike), la volatilité
anticipée de l’action sous-jacente, les
dividendes anticipés de l’action sousjacente, le taux d’intérêt sans risque
pour la durée anticipée de l’option et
la durée anticipée de l’option. Excepté
pour le prix d’exercice et les dividendes
anticipés pour lesquels la relation est
inverse, toute augmentation de la valeur
de ces inputs conduit automatiquement
à une augmentation de la juste valeur de
l’option.
Les sources identifiées
de manipulation de la
juste valeur en prix de
modèle
En dépit de sa complexité théorique, le
modèle d’évaluation de Black-ScholesMerton présente l’intérêt d’être empiriquement facilement applicable par les
évaluateurs. C’est l’avantage de modèles
à formules fermées qui proposent une
unique solution pour des options simples.
L’inconvénient est que les stock-options
octroyées aux dirigeants ou salariés présentent souvent des caractéristiques non
compatibles avec un tel modèle : maturités longues qui biaisent le choix d’inputs
constants, incessibilité des options,
conditions d’acquisition de droit d’exercice (vesting conditions), perte des droits
d’exercice si l’employé quitte l’entreprise
(forfeiture) ou encore périodes de blackout
durant lesquelles l’employé n’a pas le
droit de vendre les actions obtenues du
fait de l’exercice de ses stock-options.
Grâce à la discrétisation de l’option, les
modèles binomiaux ou modèles lattice
permettent d’intégrer une grande partie
de ces caractéristiques, fournissant ainsi
une juste valeur plus précise.
Il s’agit avant tout de comprendre
pourquoi la valorisation des produits
optionnels de rémunération des salariés/
dirigeants peut représenter une problématique sensible en soit.
Le fait de pouvoir accéder à la propriété
d’une action à un cours inférieur (strike de
l’option) à celui prévalant sur le marché
grâce à une option, représente un réel
avantage pour le détenteur de cette
option (salarié ou dirigeant). Il constitue
d’un autre coté une dilution potentielle
pour les actionnaires de l’entreprise. De
fait, depuis la publication d’IFRS 2, lors
de l’émission de stock-options, il est
obligatoire d’enregistrer un coût dans
le compte de résultat qui est égal à la
différence entre la valeur de cet avantage
et le prix payé par l’employé (prix égal à
zéro dans le cadre de l’octroi gratuit de
stock-options, et prix généralement positif
dans le cas des BSAR).
Le but de cette norme est de rendre
visible aux actionnaires le transfert de
valeur résultant des actionnaires vers les
bénéficiaires de stock-options. Au final,
la question centrale se résume donc
à la détermination de la juste valeur
de ce type de produits permettant à
l’entreprise d’enregistrer un coût dans
ses comptes qui éteigne tout conflit
d’intérêt ou asymétrie d’information.
Bien qu’IFRS 2 ne préconise pas de
modèle d’évaluation en particulier pour
les instruments optionnels de rémunération en actions, les évaluateurs sont
orientés vers « des modèles d’évaluation
qui doivent être cohérents avec les
méthodologies d’évaluation généralement
acceptées pour évaluer ce type d’instruments financiers ». Il s’agit principalement
du modèle de Black-Scholes-Merton, du
modèle binomial et des simulations de
Monte-Carlo. Ces modèles d’évaluation
Les différents modèles reposant en
général sur les mêmes inputs de base,
IFRS 2 a émis des recommandations dans
les paragraphes §B11 et suivant sur la
détermination de leur choix. Cependant,
la norme comptable indique que les
estimations de ces inputs ne doit pas
se fonder sur de l’information historique
sans considérer dans quelle mesure le
passé est raisonnablement prédictif du
futur dans le cas d’une entreprise donnée (§B15). Ces inputs reposant sur de
l’information privée liée à l’entreprise,
cela laisse en conséquence une certaine
discrétion dans la détermination de leur
choix. Des contributions scientifiques ont
déjà pu montrer l’impact du choix des
inputs sur la juste valeur des instruments
optionnels de rémunération en actions des
salariés (Bartov et al. 2007; Choudhary
2011; Hodder et al. 2006). Ainsi, parmi les
différents inputs cités préalablement pour
valoriser les options, la volatilité anticipée
de l’action sous-jacente et la durée de vie
anticipée de l’option apparaissent comme
ceux sur lesquels la discrétion managé-
riale s’exerce le plus pour sous-estimer la
juste valeur des options. Choudhary (2011)
trouve par exemple une sous-évaluation
de de la juste valeur des stock-options de
7 % due à la minoration opportuniste de
la volatilité des actions sous-jacente. Le
taux d’intérêt apparait dans une moindre
mesure, car plus facilement contrôlable.
L’implémentation du
modèle d’évaluation,
nouvelle source de
manipulation du prix
Jusqu’alors inexplorée, l’implémentation en soi des modèles de valorisation
d’option a récemment fait l’objet d’une
étude scientifique (Belze et al. 2015). Les
auteurs cherchent à vérifier si l’implémentation des modèles réalisées par les entreprises est conforme aux lignes directrices
établies par la norme comptable (IFRS 2).
L’étude est fondée sur la juste évaluation
des BSAR utilisés comme instruments
d’intéressement pour les dirigeants et
salariés. Bien que le règlement de l’AMF
ne requière pas d’expertise indépendante
dans le cas des émissions de BSAR, sa
position 2008-10 entérine la pratique de la
publication de cette expertise au moment
de la publication : « En pratique, les cessions de BSA aux managers font l’objet,
notamment pour des raisons fiscales
et comptables, d’un rapport réalisé par
un expert indépendant sur les caractéristiques des bons et notamment sur le
caractère équitable du prix de cession,
les résolutions d’assemblées générales
d’actionnaires prévoyant habituellement
que le prix sera déterminé à dire d’expert.
Ce rapport, conformément à l’article 212-7
du règlement général de l’AMF relatif au
contenu du prospectus, constitue une
information utile pour permettre aux investisseurs d’évaluer, en toute connaissance
de cause, les BSA(A)R objet de l’opération. Aussi doit-il être systématiquement
intégré au prospectus ». Dans les faits, la
pratique entérine la détermination du prix
de cession par le conseil d’administration
qui en informe ensuite les actionnaires.
Le BSAR présente donc un avantage
Abstract
Pricing in fair value within IFRS and
based on pricing models (Level 3) can
lead to discretionary management of
the pricing model itself. The Employee
Stock Options (ESO) example under
IFRS 2 illustrates the notion of model
management, through the analysis
of the main option pricing model
assumptions (Black and Scholes,
Lattice Models).
Revue Française de Comptabilité // N°499 Juin 2016 //
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décisif par rapport aux stock-options
classiques, la mise à disposition d’une
expertise indépendante qui permet
d’avoir le détail de la valorisation de sa
juste valeur, comprenant notamment la
description du modèle et des données utilisées. Par ailleurs, sachant que les BSAR
peuvent être vendues sur le marché après
une période d’incessibilité, le problème
d’évaluation lié à l’exercice prématuré des
options devient caduc.
Dans le cadre de l’octroi de stock-options,
IFRS 2 énonce clairement que les facteurs
qui affectent la valeur de l’option du point
de vue individuel de l’employé ne rentrent
pas en ligne de compte dans l’estimation
du prix qui serait celui établi par un intervenant de marché informé et désireux de
faire la transaction. Par ailleurs, l’observation des pratiques généralement acceptées pour le traitement comptable de ce
type de produit est que si une option est
vendue à sa juste valeur, c’est un produit
financier dépendant de la norme IFRS 9
Instruments financiers (anciennement
IAS 39). Si on observe en revanche une
décote dans le prix de cession, alors cela
dépend de la norme IFRS 2 et le différentiel de coût entre la juste valeur et le
prix de cession doit être intégré comme
une charge pour l’entreprise. Dans le cas
des stock-options, leur juste valeur doit
effectivement être comptabilisée comme
une charge. Dans le cas des BSAR,
sachant que les récipiendaires doivent les
payer, seule la différence entre leur juste
valeur et le prix de cession, sur lequel on
observe généralement une décote, doit
être enregistrée comme une charge. On
comprend alors ici toute l’importance du
calcul de la juste valeur.
Afin de pouvoir établir la qualité des évaluations en juste valeur des différentes
émissions de BSAR, les auteurs ont
établi un modèle benchmark correctement calibré permettant de prendre en
compte toutes les spécificités des BSAR.
Conformément aux recommandations
d’IFRS 2, ce modèle benchmark est un
modèle binomial. Afin de se focaliser sur
son implémentation, les mêmes données
4
que celles fournies dans l’expertise indépendante seront utilisées pour obtenir
l’évaluation des différents plans de BSAR.
Au final, sur un échantillon de 46
émissions de BSAR émis entre 2005 et
2014 sur le marché français, les auteurs
trouvent une sous-évaluation médiane de
52 % du prix d’émission relativement au
modèle benchmark défini par les auteurs.
Cette valeur est sans commune mesure
comparativement aux décotes observées
dans les études fondées sur la manipulation des inputs du modèle. Le seuil de
matérialité semble être atteint puisque
cette sous-évaluation représente in fine
plus de 12% du résultat net médian de
l’échantillon. Cette décote étant directement intégrée dans le prix d’émission
payé par les récipiendaires, il en résulte
qu’aucun coût comptable n’est finalement
enregistré par l’entreprise.
Les raisons de cette décote sont liées à
des ajustements ad hoc altérant l’implémentation généralement acceptée des
modèles de valorisation d’options :
• Tout d’abord, les experts implémentent
une décote due à la dilution, comme si les
options étaient offertes gratuitement aux
salariés. Les auteurs montrent que cela
n’a pas lieu d’être car les options sont
censées être vendues à leur juste valeur :
la valeur initiale du plan de BSAR inscrite
dans son haut de bilan est exactement
compensée par le paiement en cash
reçu par l’entreprise à l’émission, rendant
caduque cette décote de dilution.
• Autre argument, les experts utilisent
l’incessibilité de l’option généralement
constatée au début de la vie du BSAR.
Sur ce point, les auteurs montrent que la
littérature a prouvé que la non-cessibilité
de l’option n’a aucun impact sur la valeur
de l’option (Harrison and Pliska 1981).
Seule la liquidité de l’action sous-jacente
est importante, notamment dans l’optique
d’une couverture de l’option.
• Enfin, un troisième argument est parfois
utilisé par les experts: le manque de liquidité du sous-jacent rend plus coûteuse
la stratégie de couverture de l’option. Si
l’argument est recevable, il est cependant
utilisé dans le mauvais sens. En considé-
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rant une décote et non une prime dans
la détermination de la juste valeur des
options, les experts prennent le point de
vue de la valeur pour les employés et
non celui du coût pour les entreprises,
pourtant requis par la norme comptable.
Les coûts de transaction ne peuvent
qu’accroître le coût pour l’entreprise et
non l’inverse.
Au final, mise en évidence dans le cadre
de la détermination des justes valeurs
de niveau 3 reposant sur des modèles
(mark-to-model), il semble que la manipulation de prix de modèle par la gestion de
l’implémentation du modèle lui-même soit
une réalité. Elle conduit généralement à
une sous-évaluation de la juste valeur des
instruments optionnels de rémunération
en actions. Dans le cas des BSAR, la
décote étant intégrée directement dans
le calcul de la juste valeur de l’instrument,
cela ôte de facto toute possibilité d’enregistrement d’une charge pour l’entreprise.
La notion de conflit d’intérêt relevée dans
la position de l’AMF 2008-10 et les transferts de valeur pouvant résulter d’une telle
situation restent donc entiers.
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