L`école au Sénégal : la question de l`adaptatio nn.
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L`école au Sénégal : la question de l`adaptatio nn.
2 Université Cheikh Anta Diop de Dakar Faculté des Lettres et Sciences Humaines Département d’Histoire L’école au Sénégal : la question de l’adaptation. Histoire d’une problématique récurrente de 1817 à nos jours. Thèse de doctorat de 3e cycle Présentée par Amadou FALL Sous la direction de : Monsieur Ibrahima THIOUB Maître de conférences Année académique 2001/2002 3 Remerciements Je rends un vibrant hommage à mon directeur de thèse, M. Ibrahima Thioub, pour sa disponibilité et sa rigueur intellectuelle. Tout au long de mes recherches, il a su m’apporter avec compétence et lucidité une aide constante tout en respectant scrupuleusement ma liberté de pensée. Ma plume est impuissante pour traduire toute l’estime que je lui porte. J’exprime ma reconnaissance à MM. Valdiodio Ndiaye, directeur de l’Ecole normale supérieure, Amadou Mamadou Camara du département de géographie de l’ENS, Boubacar Niane, Moustapha Touré et à Christian Vandermotten de l’Université Libre de Bruxelles pour les services qu’ils m’ont rendus. J’y associe tout le personnel de la bibliothèque de l’ENS. Ils n’ont hésité à aucun moment à me faciliter les conditions de travail. Je remercie très chaleureusement les formateurs de la section F2 de l’ENS pour leur soutien et leur compréhension. Ces quelques lignes ne permettent pas de les nommer tous (au risque d’en oublier). Ils me permettront de leur adresser un remerciement collectif. C’est dire que même si j’assume l’entière responsabilité des propos qu’elle contient, cette thèse est quelque part une œuvre collective, car elle n’aurait pas été possible sans le concours d’une multitude de personnes. Enfin, j’adresse un mot de reconnaissance à mon épouse Aminata Ndoye et à mes enfants pour leur patience et leur encouragement continu. 4 Dédicaces A MON PERE ET A MA MERE A L’ENSEMBLE DE MA FAMILLE A LA CAUSE DE L’ECOLE ET DES ENSEIGNANTS 5 Liste des abréviations ACCT : Agence de Coopération Culturelle et Technique AOF : Afrique Occidentale Française AEF : Afrique Equatoriale Française BEAOF : Bulletin de l’Enseignement en Afrique Occidentale Française BFEM : Brevet de Fin d’Etudes Moyens EGEF : Etats Généraux de l’Education et de la Formation BM : Banque Mondiale BNDS : Banque Nationale de Développement du Sénégal BREDA : Bureau Régional de l’Education à Dakar CAP : Certificat d’Aptitude Professionnelle CE1 : Cours Elémentaire première année CE2 : Cours Elémentaire deuxième année CEPE : Certificat d’Etudes Primaire Moyens CER : Centre d’Expension Rural CI : Cours d’Initiation CLAD : Centre de Linguistique Appliquée de Dakar CM : Cours Moyen CDF : Classe Double Flux CMG : Classe Multi Grade CNREF : Commission Nationale de Réforme et de la Formation CP : Cours Préparatoire DEE : Direction de l’Enseignement Elémentaire DRP : Direction de la Recherche et de la Planification EMP : Enseignement Moyen Pratique FIDES : Fonds d’Intervention pour le Développement économique et social MEN : Ministère de l’Education Nationale FMI : Fond Monétaire International GIE : Groupement d’Intérêt Economique IDEN : Inspection Département de l’Education Nationale IFAN : Institut Fondamentale d’Afrique Noire INEADE : Institut Nationale d’Etude et d’Action pour le Développement de l’Education IRFED : Institut de Recherche et de Formation Education et Développement JO : Journal Officiel MEN : Ministère de l’Education Nationale ONG : Organisation Non Gouvernementale ONU : Organisation des Nations Unis OUA : Organisation de l’Unité Africaine PAMLT : Plan d’Ajustement à Moyen et Long Terme PDRH : Projet de Développement de Recherche Humaine PPA : Pédagogie par Alternance PPO : Pédagogie par Objectif SUDES : Syndicat Unique et Démocratique du Sénégal UDEN : Union Démocratique des Enseignants UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l’Education la Science et la Culture 6 Introduction générale Dans le contexte de la colonisation,"le choix français d'un système d'administration directe a été présenté et analysé comme la manifestation d'une politique assimilationniste"1. Parallèlement, les journalistes de la première moitié du 20ème siècle ont popularisé l'image de l'instituteur européen faisant ressasser à ses élèves africains une phrase du manuel d'histoire d'Ernest Lavisse : "Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds et les yeux bleus"2. En 1927, André Gide, dans son ouvrage Voyage au Congo déclare avoir entendu cette phrase dans une école de l'Oubangui Chari3. D'une façon générale, en référence à ce passage, l'enseignement colonial a souvent été présenté comme une copie de l'enseignement français, plaqué sur les réalités africaines, et par conséquent totalement inadapté. Mumford et Orde-Browne4 par exemple, en voyage d’enquêtes en Afrique occidentale française dans les années 1930 faisaient remarquer que l’éducation coloniale française était en Afrique une copie fidèle de l’enseignement métropolitain. Pour ces observateurs anglophones, les Africains, par l’éducation, devaient se « franciser » car telle était l’idéologie officielle. Après quelques visites de classes, ils considérèrent que les élèves étaient tous des français à la peau noire. Certes, il existait deux filières : l’enseignement réservé aux Européens et indigènes « assimilés » et celui destiné aux autochtones. Mais en dépit de cette distinction, le but recherché était, selon eux, l’assimilation des Africains5. Se fondant sur Mumford et Orde-Browne, certains intellectuels soutinrent que la politique scolaire française en Afrique consistait en une assimilation des autochtones tant dans la vie culturelle que politique. A ce propos, Guy de Lusigan écrit : « Les Français… étaient naïvement convaincus que leur propre système était parfait, ils rêvaient de transformer l’Afrique sur le modèle, et comme n’importe quel enfant de Toulouse, de la Bretagne ou des Flandres apprenaient à dire, 1 C. Cotte, 1992, "Géopolitique de la colonisation", in Catherine Coquery-Vidrovich, L'Afrique occidentale au temps des Français. colonisateurs et colonisés, c. 1860-1960, Paris, Editions La Découverte, p. 90. 2 P. Désalmand, 1983, Histoire de l'éducation en Afrique noire, T.1., Des origines à la Conférence de Brazzaville, Abidjan, Editions CEDA, p. 334. 3 Cité par A. Davesne, 1946, Croquis de Brousse, Paris, Editions du Sagittaire, p. 278. 4 Mumford W. B. et Orde-Browne G. St-J., 1935, Africans learn to be french : a review of educational activities in the seven federated colonies of French West Africa in 1935, London, Evans brothers limited. 5 Ib., p. 46. 7 « Nos ancêtres, les Gaulois…, » le petit Africain faisait de même…Le système éducatif français, libre, séculaire et républicain, devait créer des Français noirs »1. Le mythe « nos ancêtres les Gaulois… » est si solidement enraciné qu’au Congrès Intercontinental de l’Enseignement tenu à Paris du 25 au 27 septembre 1931, André Davesne, le représentant de l’enseignement en AOF, se crut obligé de s'en défendre. Aussi précisa-t-il : « la vieille anecdote des élèves noirs récitant une leçon sur leurs ancêtres les gaulois n'est qu’une légende»2. Bien après cette rencontre, en 1946 précisément, Davesne rendant compte d'une tournée en AOF réaffirma que "cette histoire n'est et n'a jamais été qu'une légende inventée par quelque reporter facétieux"3. Au congrès de 1931, Davesne ne fut d’ailleurs pas le seul à récuser l’accusation. Le rapporteur sur l’enseignement en Algérie fit de même : « Les journalistes se plaisaient à raconter que, dans les classes indigènes de la Kabylie, on faisait en histoire réciter aux élèves le résumé qui commence par cette affirmation : ‘La France, notre pays, s’appelait autrefois la Gaule. Nos aïeux, les Gaulois...’. J’imagine que cette histoire a toujours été une légende inventée par un humoriste »4. Le représentant de l’Indochine s’efforça pour sa part de prouver qu’au regard des programmes officiels, la chose était même impossible : « L’histoire de France n’apparaît qu’au cours supérieur, à raison de 30 minutes par semaine...Ceci dit, en passant, pour mettre fin à l’assertion plaisante, mais dépourvue de tout fondement suivant laquelle les maîtres indigènes entretiendraient leurs jeunes auditoires de nos ancêtres les Gaulois »5. Et Denise Bouche de prédire : « une affirmation qu’il est nécessaire de tant réfuter ne risque guère de disparaître sous les démentis ». En cela elle avait raison. A tel point qu’aujourd’hui encore, beaucoup d'auteurs, évoquant tel ou tel aspect de l'école coloniale, se font l'écho de la thèse d’un enseignement colonial, simple décalque de l’enseignement 1 Guy de Lusigan, 1962, French speaking Africa since indépendance, London, p. 47. Rapport de Davesne, cité par D. Bouche, 1968, "Autrefois, notre pays s'appelait la Gaule... Remarques sur l’adaptation de l’enseignement au Sénégal de 1817 à 1960 », Cahiers d'études Africaines, vol. 8., n° 29, p. 111. 3 Davesne, A., op. cit., p. 278. 4 Rapport de Paemelaere, cité par D. Bouche, op. cit., p. 111. 5 Id. 2 8 métropolitain ou tout au moins fortement assimilateur. A ce propos, Mbaye Guèye fait remarquer que : « Dans l’enseignement de l’histoire se poursuivait une active propagande pour détacher les enfants de leur passé afin de mieux les raccorder à celui de la France. On pensait que ce divorce d’avec leur histoire les rendait plus perméables aux influences culturelles françaises qu’on entendait leur faire acquérir. Les enseignants faisaient des Gaulois les ancêtres des Africains »1. Pour Papa Amadou Fall, le système scolaire colonial, par son aspect aliénant, s’est acharné à ne vouloir former que des déracinés, intégrés dans un milieu étranger et isolés de leur environnement naturel et social. Aussi, considère-t-il que « durant la période coloniale, il n’y a pas eu d'étude du milieu local sénégalais ; on s’est efforcé surtout, volontairement et en toute connaissance de cause, de faire étudier, connaître et aimer le milieu métropolitain »2. Des études plus récentes, notamment celles de La Banque mondiale, aboutissent au même constat d’un système scolaire colonial français totalement extraverti : " Pendant la période coloniale, le système scolaire en Afrique subsaharienne était caractérisé par sa totale "extraversion" : les méthodes d'enseignement mises en place étaient dépourvues de tout contenu local, l'enseignement était dispensé par les colonisateurs selon le modèle occidental. Les principaux responsables de la gestion du système éducatif, missionnaires et administrateurs coloniaux, établirent un réseau d'écoles dont beaucoup étaient d'un niveau élevé. Mais inspirés le plus souvent du modèle français, les programmes étaient dépourvus de contenus africains "3. En définitive, la croyance est toujours largement partagée, que l'école coloniale n’avait guère d’autre objectif que d’imiter servilement les méthodes et les programmes métropolitains. Curieusement, comme le fait remarquer par ailleurs Christian Coulon, peu d'historiens de la colonisation ont su apprécier la portée de cette croyance, qu'ils n'ont considérée que sous l'angle de l'anecdote. De l’avis de cet auteur, nous sommes là bel et bien en présence d'un mythe colonial qui ne tend à rien moins qu'à prétendre que l'enseignement 1 Mb. Guèye, 1989-1990, Les transformations des sociétés wolof et séreer de l’ère de la conquête à la mise en place de l’administration coloniale- thèse d’Etat, UCAD, tome III, p. 833. 2 P. A. Fall, 1978, Education et domination coloniale au Sénégal,. 1910-1939, Mémoire de maîtrise, Université de Dakar, p. 28-29. 3 Banque mondiale, 1988, L'éducation en Afrique subsaharienne. Pour une stratégie d'ajustement, de revitalisation et d'expansion, Washington, D.C., p. 12. 9 dans les colonies françaises reproduisait fidèlement le modèle métropolitain et visait donc à faire des Africains de "vrais Français"1. L’exemple du Sénégal a été le plus souvent évoqué pour attester la réalité d'un enseignement colonial se ramenant à la formule nos ancêtres les Gaulois2 En effet, le cas sénégalais présente à première vue une certaine particularité : dès le début du XIXe siècle, les « assimilés » protestèrent contre l’éducation qui leur était à l’époque dispensée, et revendiquèrent un enseignement sur le modèle métropolitain. Ils ne cesseront de demander que les écoles du Sénégal soient calquées sur le modèle français et de s’opposer à ce qu’ils considéraient comme un enseignement au rabais, qui les condamnait à n’être que des auxiliaires. L’abbé Boilat situe parfaitement l’enjeu de la question scolaire pour les jeunes sénégalais de l’époque. Dans un discours prononcé en 1844 lors de l’ouverture de la première école secondaire du Sénégal, il constate que peu de Sénégalais ont accédé à des postes de responsabilité. La seule raison de ce regrettable état de fait est, affirme-t-il, l’absence d’éducation secondaire. Grâce à la création d’un collège, de nouveaux débouchés vont selon lui s’ouvrir. Aussi incita-t-il ses concitoyens saint-louisiens à y envoyer leurs enfants : "Vos enfants qui sont aux écoles montrent de grandes dispositions intellectuelles, mais ils ne reçoivent qu'une éducation primaire ; toute leur ambition se borne à être traitants ou employés dans les différents bureaux de la colonie. Dans le premier cas, faute d'instruction plus étendue, ils ne savent pas assez bien calculer leurs affaires et il en résulte qu'ils se laissent tromper par d'autres plus éclairés qui les ruinent. Dans le second cas, ils ne peuvent s'attendre tout au plus qu'à être écrivains de marine ; encore exige-t-on qu'ils répondent sur le latin (…)"3. Il s'adressa aux élèves en ces termes : « Si vous avez l’aptitude et l’instruction voulue, toutes les places de la colonie vous seront réservées : médecine, pharmacie, magistrature ; tout dépendra de votre volonté et de votre vocation »4. En outre, si le régime de l'indigénat5 fit de la très grande majorité des Africains des sujets français et non des citoyens, bien évidemment les Français métropolitains soumis au 1 C. Coulon, 1971, "Enseignement et situation coloniale", in J.L.Balens, Problèmes et perspectives de l'éducation dans un état du tiers-monde : le cas du Sénégal, Bordeaux, CEAN, p. 18. 2 P. Désalmand, op. cit., p.357. 3 Abbé David Boilat, 1984, Esquisses Sénégalaises, Paris, Karthala. [1ère édition, Paris, Bertrand, 1853] p. 250. 4 Id. 5 Le régime de l'indigénat qui a caractérisé la période de la troisième République ne reconnaissait pas aux autochtones le statut de citoyens français ; l'organisation sociale était telle que les fonctions d'autorité ou de 10 Code civil et aux juridictions françaises, mais aussi les Sénégalais des quatre communes de Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque échappaient à ce statut : "Les révolutionnaires de 1848, qui avaient aussi aboli l'esclavage, avaient reconnu aux Africains des communes composant alors la colonie du Sénégal une citoyenneté française d'un caractère très exceptionnel puisqu’il leur permettait de conserver leur statut civil personnel, qui pouvait être de droit coranique ou coutumier. D'abord limitée à Saint-Louis et Gorée, elle fut étendue ensuite à Rufisque et Dakar. A ce privilège, 'aristocratique' et exorbitant au dire de certains théoriciens coloniaux, s'ajouta en 1879 le droit d'élire un conseil général et d'envoyer un député au Parlement français. Ce privilège prit force de loi en septembre 1916 sous l'influence du député du Sénégal, Blaise Diagne, premier et seul député africain de l'époque qui, invoquant le sacrifice des tirailleurs dans les tranchées, fit voter le texte :"sont et demeurent citoyens français les natifs des quatre Communes du Sénégal et leurs descendants"1. Dans le rapport de présentation du 20 juin 1919 portant création d’un lycée à SaintLouis on pouvait noter : « Le Sénégal, en particulier, guère moins anciennement français que nos vieilles colonies d’Amérique, peut faire valoir et son indubitable attachement à la Mère Patrie, et les excellents résultats d’une complète instruction française appliquée chez les indigènes de cette contrée, pourvus qu’ils soient sélectionnés avec soin et amenés progressivement à notre culture. Là nous ne rencontrerons, ni dans les traditions intellectuelles, ni dans les aspirations politiques aucun obstacle à l’assimilation complète »1. C’est très souvent en référence à ces faits que le modèle sénégalais est présenté comme le cas typique d’un enseignement copie conforme de son référent métropolitain Analysant le système éducatif colonial, Abdou Moumouni, homme politique et écrivain nigérien, avait déjà fait remarquer le caractère propagandiste impliqué dans ce mythe. Pour cet auteur, pendant des décades, les idéologues, théoriciens de la colonisation, les hauts fonctionnaires et autres responsables de l’appareil colonial d’oppression politique et d’exploitation économique ont chanté à l’unisson, à l’intention des colonisés d’abord, de l’opinion publique internationale ensuite, la grandeur de « la mission civilisatrice » du technicité étaient toujours réservées aux Européens. Les indigènes devaient donc être formés pour devenir les serviteurs ou les adjoints des Européens, en se montrant aussi dévoués et aussi habiles que possible dans une position inconditionnellement subordonnée. 1 C. Cotte, op. cit., p. 91. 11 colonisateur. Aussi considéra-t-il, qu’à ce flot ininterrompu de discours grandiloquents destinés à l’usage externe (par rapport au colonisateur), "les historiens devraient opposer la clarté, sinon le cynisme édifiant des documents échangés entre divers rouages de l’administration coloniale et qui, destinés à l’usage interne, exposent sans fard , en dehors de toute mystification, les objectifs de la colonisation et la tâche impartie dans ce cadre à l’enseignement"2. Ces propos introduisent une problématique féconde : Nos ancêtres les Gaulois…. Entre mythe et réalité. Elle sera en partie la nôtre dans ce travail. I. Problématique Il est certes incontestable qu'au Sénégal plus que dans les autres colonies de l'AOF, la vision assimilationniste le dispute à la recherche de l'adaptation. Cependant très peu de Sénégalais eurent le privilège de recevoir une éducation de type métropolitain. En 1945 par exemple, 174 élèves Africains seulement (Sénégalais y compris) fréquentaient le lycée Faidherbe de Saint-Louis. Le lycée Van Vollenhoven de Dakar totalisait un effectif de 723 élèves. Ces deux établissements qui accueillaient les élèves ayant reçu l'enseignement sur le modèle métropolitain étaient en fait, sinon en théorie, réservés aux enfants européens3. Ces données pourraient bien faire admettre que, pour l’écrasante majorité des scolarisés, l’enseignement colonial ne serait pas une copie conforme de l’enseignement métropolitain. Si cette hypothèse est acceptée, il reste alors à examiner, comment, dans quelles conditions, selon quelles orientations et pour quels résultats, un ensemble de directives, voire de pratiques pédagogiques mises au point à l'intérieur des frontières de la métropole vont être adaptées au contexte colonial. En d'autres termes, comment, dans quelles conditions, selon quelles orientations et pour quels résultats, une pédagogie indigène, donc spécifique au contexte colonial, s'est élaborée. Cette question, que nous inscrivons dans la ligne problématique de Denise Bouche,4 pose celle de l'adaptation de l'enseignement qui structure toute l'histoire de l'école au Sénégal de 1817 à nos jours. Survolant dans l’article précité l’histoire de l’enseignement au Sénégal, Denise Bouche souligne le caractère non officiel et isolé du mythe nos ancêtre les Gaulois : 1 Archives du Sénégal 1 G54. Lycée Faidherbe. Rapport de présentation au Président de la République (20 Juin 1919). 2 A. Moumouni, 1964, L’Education en Afrique, Paris, Maspero, p. 54. 3 C. Coulon, op. cit., p. 20. 4 D. Bouche, op. cit., pp. 110-122. 12 « Les ancêtres les gaulois pourrait n’être qu’un mot historique symbolisant la politique d’assimilation. Ce n’est même pas tout à fait certain. Certaines écoles, destinées surtout aux enfants européens, suivaient en AOF les programmes métropolitains, avec les mêmes manuels qu’en France. Comme ces écoles étaient ouvertes, sans discrimination, aux enfants africains parlant français, rien n’empêchait un instituteur négligent ou humoriste de leur faire réciter la phrase fameuse. Ce ne fut quand même pas la règle »1. Elle attire aussi l'attention sur l’impossibilité d’appliquer la formule incriminée au XIXème siècle, au risque de tomber dans l’anachronisme : « les enfants du XIXème siècle ne risquaient pas d’entendre parler des Gaulois, que d’ailleurs le nationalisme français ne s’était pas encore découverts pour ancêtres»2. Poursuivant sa démonstration, elle relève l’apparente contradiction entre la formule « Nos ancêtres les gaulois... » et le nouvel élan imprimé à la politique éducative à partir de 1904 : « Les hommes qui ont développé l’enseignement après 1904 avaient un but clairement défini, au service duquel ils ont essayé de créer une pédagogie appropriée. Par l’enseignement, ils voulaient faire la conquête morale des peuples qui venaient d’être soumis par la force »3. S'intéressant aux pratiques de classe, elle ajoute : « L’œuvre de conquête morale reprenait avec un nouvel élan. Beaucoup d’exécutants mirent à son service un grand dévouement, une foi sincère et autant d’intelligence éclairée par le cœur qu’il leur était possible. Loin d’eux l’idée de faire réciter à leurs élèves des anecdotes dépourvues de sens. Au contraire, les meilleurs étudièrent et poussèrent leurs élèves à étudier le milieu dans lequel ils se trouvaient »4. C'est reconnaître la fidélité de la majorité des exécutants aux nouvelles orientations en matière scolaire. Parallèlement, et avec pertinence, Bouche montre que les partisans de la politique d’assimilation n’ont pourtant jamais désarmé, même au plus fort moment de la politique d’adaptation de l’école aux conditions locales, car selon elle, « une sorte de pente naturelle, tendait à ramener l’enseignement en A.O.F, en dépit des instructions, vers une imitation de plus en plus poussée de l’enseignement métropolitain » 5. 1 Ib., p. 112. Id. 3 Ib., p. 116. 4 Ib., p.119. 5 Ib., p.118. 2 13 Elle conclut en soulignant le caractère presque inévitable de cette polémique : « L’enseignement colonial en Afrique occidentale échappe difficilement à l’une des deux accusations d’avoir importé l’enseignement métropolitain, traumatisant et de très faible rendement, ou d’avoir créé par des adaptations un enseignement au rabais… Mais il est curieux que les polémistes soient précisément toujours allé chercher le même exemple d’inadaptation, là où il avait le moins de chance d’exister, où les corrections étaient les plus faciles à réaliser, et où elles l’ont été le plus tôt effectivement, dans les manuels, c’est-à-dire en histoire. Qu’en fut-il exactement dans les classes ? Les Africains répondent avec autant de conviction, les uns qu’ils ont récité les hauts faits de leurs ancêtres gaulois « comme tout le monde », les autres qu’ils n’ont jamais entendu parler de cela en classe et que c’est une plaisanterie »1. Aussi invite-t-elle les historiens à approfondir l’analyse sur cette question. C’est donc dans cette problématique que nous inscrivons une part importante de ce travail. Ce qu’à notre avis, justifie la conclusion ci-dessus en plus des propos de Antoine Léon. Selon cet auteur, l’historien de l’éducation doit s’intéresser à différents types de conflits et étudier leurs interactions2. Le conflit est défini au sens large comme « un antagonisme, une opposition de sentiments, d’opinions entre des personnes ou des groupes »3. Cette définition nous autorise à dire que le conflit est au cœur de notre problématique et qu’il prend parfois selon la période la forme d’un affrontement entre idéologies, entre système importé et système endogène, éducation traditionnelle et éducation moderne, entre courants pédagogiques…bref, entre adaptation et assimilation. Dans ce travail donc, nous nous attachons à montrer que l’enseignement au Sénégal n’était absolument pas la copie de l’enseignement métropolitain, même s’il en était dérivé. Au contraire, en dépit du mythe de l’assimilation, le colonisateur français a mis en place un véritable enseignement colonial. Dans la pratique, sa « ruse » a consisté à adapter dans toute la mesure du possible et dans les aspects les plus significatifs de la vie scolaire, le système d’enseignement à la situation de domination4. En somme, loin de réduire la distance qui sépare le dominateur du dominé, l'école a contribué à la rendre infranchissable en vue de 1 Ib., p.122. A. Léon, 1994, L'histoire de l'éducation aujourd'hui, UNESCO, Delachaux et Niestle, p. 54. 3 R. Legendre, 1993, Dictionnaire Actue1 de l'Education, Montréal et Paris, Guérin et Eska, p. 314. 4 C. Coulon, op. cit., p. 23. 2 14 maintenir l’ordre établi. Coulon en arrive même à la conclusion que l’enseignement sénégalais est actuellement moins adapté qu’il ne l’était à l’époque coloniale 1. Quoi qu'il en soit, le constat de l’inadaptation de l’école au contexte africain a été établi dès le début des années 1960 par plusieurs auteurs. L’homme politique et écrivain nigérien Abdou Moumouni par exemple, montra que les pays africains nouvellement indépendants ont maintenu pour l’essentiel la politique d’éducation de l’ancienne puissance coloniale qui avait conçu, adapté et appliqué sa politique d’éducation dans le cadre d’objectifs précis sur le plan économique, politique, social et culturel : « Le système actuel d’éducation, tel qu’il existe dans presque tous les Etats africains des ex AOF et AEF dans l’essentiel est identique au système français. De même c’est le système éducatif implanté par le colonisateur britannique qui continue, dans l’essentiel à être appliqué au Nigeria, au Ghana et dans les autres Etats colonisés auparavant par l’impérialisme anglais »2. Pierre Erny, ajouta que dans l’ensemble, les systèmes d’enseignement de nos jours en Afrique présentent un aménagement, une dilatation des systèmes coloniaux. Selon lui, "l’école est entrée dans les mœurs africaines sans pour autant s’africaniser ; elle apparaît comme une greffe d’organe que les pays africains ont emprunté à l’occident en espérant qu’il jouera le même rôle chez eux "3. René Mboumi a souligné en plus de l’inadaptation de l’école au contexte africain, la non convenance de l’enseignement qui est partout de type théorique et littéraire entraînant du coup, le divorce entre l’école et la vie, l’école et la production4. Joseph Ki-Zerbo abonde dans le même sens. Selon lui l’enseignement de type théorique et littéraire, formaliste et encyclopédique convient moins aux pays africains où l’accent doit être mis sur l’agriculture, l’élevage et le travail manuel, seuls garants d’un développement économique valable et durable 1. Ces propos sur l'inadaptation de l'école post indépendance ne sont compréhensibles qu'articulées à la politique éducative de la période immédiatement antérieure (1945-1960). En 1 Ib., p. 35. A. Moumouni, op. cit., p. 203. 3 P. Erny, 1977, L’enseignement dans les pays pauvres, modèles et propositions, Paris, L’Harmattan, p. 17. 4 R. Mboumi, 1978, le phénomène d'inadaptation de l'enseignement au phénomène socioculturel et aux exigences du développement en Afrique : le cas du Gabon, Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, p. 79. 2 15 effet, les hommes politiques de la "France libre", dès avant le terme de la deuxième guerre mondiale, songeaient à une réforme du système colonial. Même s'ils ne conçoivent cette révision que dans les limites du maintien de la suprématie de la métropole et de la permanence de ses intérêts, leurs intentions sont manifestes et s'expriment dans la conférence de Brazzaville, réunie du 30 janvier au 8 février 1944, sous la présidence du commissaire aux Colonies René Pleven : "Dans la grande France coloniale, il n'y a ni peuple à affranchir, ni discriminations raciales à abolir. Il n'y a que des populations qui se sentent françaises et à qui la France veut donner une part de plus en plus large dans la vie et les institutions démocratiques de la Communauté française "2. Indicateur de cette nouvelle politique, le terme Colonies va progressivement disparaître des textes officiels, pour celui de territoires d'outre-mer. Les lois et la Constitution de 1946 confirmèrent les liens nouveaux avec l'outremer : décret du 20 février 1946 portant suppression de l'indigénat, loi du 11 avril abolissant le travail forcé, décret du 30 avril appliquant à l'Afrique noire le code pénal métropolitain, loi du 30 avril créant le Fonds d'Intervention pour le Développement Economique et Social (FIDES), loi du 7 mai, première loi Lamine Gueye suivant laquelle "la citoyenneté française est accordée à tous les ressortissants des territoires d'outremer sans qu'il soit porté atteinte aux statuts personnels"3. Aussi, dans le secteur de l'enseignement, si avant les changements qui suivent la deuxième guerre mondiale, les partisans d’une politique d'adaptation l'ont presque toujours emporté sur ceux qui sont pour l'assimilation, à partir de 1945 c'est le contraire : les objectifs et les programmes, les structures deviennent conformes au modèle français. Au début des années soixante, au moment de l’accession à l'indépendance, le système scolaire sénégalais fonctionnait sur ce modèle de référence. Ce legs colonial va d'ailleurs donner du sens à la quête d'adaptation qui va ponctuer l'évolution de l'école à partir de l'indépendance. Là aussi, il importe de se demander comment, dans quelles conditions, selon quelles orientations, sous quelles impulsions et pour quels résultats la remise en cause de ce legs colonial s'est opérée. Dès l’accession à l’indépendance, bien avant même, beaucoup de responsables africains ont pris conscience de la nécessité de remplacer les systèmes scolaires hérités de la 1 J. Ki-Zerbo, 1973, Perspectives de l’éducation, Condiam, promotion collective, pp. 13 et suivantes. C. Cotte, op. cit., p. 94. 3 Ib., p. 95. 2 16 période coloniale, par d’autres plus adaptés aux objectifs que se sont assignés les pays nouvellement indépendants. Dans ce contexte de renouvellement, il s’agissait pour les anciennes colonies françaises, de cesser de faire de l’école « la formule scolastique enseignée par Paris, dans les livres, et selon des normes qui ne tenaient aucunement compte des réalités vivantes et humaines des pays et des populations directement intéressées »1. C’est dans cet esprit que se tient en 1961 la conférence d’Addis-Abeba. Cette rencontre, initiée par la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU et de l’UNESCO, part des constatations suivantes : les systèmes en place reproduisent ceux des anciennes métropoles (point 24 du rapport final) ; cette inadaptation ne peut permettre une indépendance réelle. Pour les délégués réunis à Addis-abeba, le développement de l’enseignement doit être la priorité de tout plan économique et social, car l’enseignement, à condition d’être adapté, est un des investissements les plus productifs. Aussi recommandent-ils à tous les Etats d’adapter le système scolaire aux réalités africaines2. Le Sénégal pouvait-il ne pas souscrire à de tels objectifs permettant de quitter le sillage de la métropole ? Il semble bien que non car il se déclara plutôt « soucieux de former des citoyens authentiques, capables de s’adapter facilement aux différents bouleversements intervenus dans tous les domaines de la vie nationale.»3 Dès lors, l’une des problématiques de fond, si l’on se recentre sur la question de l'enseignement, fut celle de ses finalités, plus précisément de la relation entre l’école et son environnement. Cette problématique s’est posée à travers les questions suivantes : quelles réformes et innovations promouvoir pour adapter l’école aux réalités du milieu ? Comment penser la dialectique école-société ? Est-il possible de lier l’école à la vie ? Quelle articulation entre l’école et la production ? Ces questions impliquaient également, en toile de fond, le problème des pratiques pédagogiques adaptées à la nouvelle situation. Maintes réformes et innovations introduites dans le système éducatif sénégalais ont proposé des réponses. 1 Editorial de l’Album de stage sur les techniques Freinet en Afrique, Dakar du 4 au 8 –5- 1960. J. Ki-Zerbo, "Le contenu de l'enseignement en Afrique", Aperçu d'un plan de développement de l'éducation en Afrique, Conférence d'Addis-abeba, Paris, Unesco, pp. 59-60. 3 ème 2 Plan quadriennal cité par B. Niane, 1984, Sociologie des enseignants sénégalais (contribution à l’étude d’un groupe socioprofessionnel), Th. 3ème cycle, Sociologie, Université de Dakar, p. 82. 2 17 Que s'est-il donc passé depuis dans le secteur de l’enseignement primaire ? Quelles tentatives d'adaptation ? Par qui ? Selon quelles modalités ? Pour quels résultats ? Pour aller au delà d’un simple descriptif, nous examinerons divers aspects de la question : Quelle(s) continuité(s) ? Quelle(s) rupture(s) Quelle(s) impulsion(s) ? Quelle(s) résistance(s) ? En d'autres termes, dans quelle mesure les réformes et innovations qui se sont succédé dans le secteur de l’école depuis l'indépendance, ont-elles induit une évolution des structures, des objectifs et des programmes, des enseignements et de leur relation avec l'environnement ? Si rien n'a changé (ou peu), comment expliquer cet immobilisme relatif ? Ces questions convergent d’ailleurs en une seule interrogation que nous considérons comme l’axe central de cette recherche : comment s'opère l'articulation école/milieu ? Autrement dit, quelles réponses ont été données à l’exigence d’adaptation de l’école à son environnement de 1817 à nos jours ? C’est cette question spécifique que nous envisageons de travailler dans la dimension de l’historicité avec comme objectifs : 1. de rendre compte de l’évolution du système scolaire et de l’analyser, en partant de ses fondements coloniaux ; 2. d'analyser la problématique de l'adaptation en la situant dans la longue durée ; 3. d'analyser le décalage entre politiques scolaires et pratiques effectives. Autrement dit, le décalage entre le dire et le faire. Il reste entendu qu’à chaque étape, il importe de bien situer les principaux acteurs impliqués dans le champ scolaire, de faire émerger leurs attentes, leurs revendications et leurs projets. Ces différents objectifs ont pour fil conducteur une préoccupation principale, celle de restituer une profondeur historique à la tentative actuelle de mise en place d’une école adaptée au Sénégal. Ainsi aurons-nous le sentiment de rester fidèle au principe qui a guidé nos premiers pas d'historien, à savoir que l'histoire doit entre autres fonctions, répondre aux injonctions du présent. 18 II. Retour sur un concept : l’adaptation Dès le 19e siècle, après une période d’empirisme qui laissait peu de place à la théorie, tout débat de politique coloniale opposait l’assimilation à l’association. Les choix théoriques opérés dans un sens ou dans l’autre ont eu des répercussions sur l’école. Ils ont fourni leurs arguments aux défenseurs comme aux détracteurs des politiques scolaires coloniales successives, et ont notamment alimenté les débats sur l’orientation qu’à différentes époques, la France a cherché à donner à l’enseignement dans les colonies. Ces choix, assimilation ou association, détermineront donc dans une large mesure, sous quel angle est posé, selon l’époque considérée, le problème de l’adaptation de l’enseignement au Sénégal. Toute tentative de cerner la notion d’adaptation passe d'une part par une clarification des termes clé que sont l'assimilation et l’association, d'autre part, par l'analyse des étapes significatives qui ont ponctué leur histoire. L’assimilation Ce concept est à replacer dans la situation coloniale de l’époque, telle qu’elle est définie par Georges Balandier à savoir : « …une domination imposée par une minorité étrangère, « racialement » et culturellement différente, au nom d’une supériorité raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affirmée, à une majorité autochtone matériellement inférieure ; la mise en rapport de civilisations hétérogènes : une civilisation à machinisme, à économie puissante, à rythme rapide et d’origine chrétienne, s’imposant à des civilisations sans techniques complexes, à économie retardée, à rythme lent et radicalement « non chrétiennes » ; le caractère antagoniste des relations intervenant entre les deux sociétés qui s’explique par le rôle d’instrument auquel est condamnée la société dominée ; la nécessité, pour maintenir la domination, de recourir non seulement à la « force » mais encore à un ensemble de pseudo justifications et de comportements stéréotypés »1. Parmi ces « pseudo justifications », on rencontre le plus fréquemment, les visées « intégrationnistes » ou « assimilationnistes » avec un contenu variable selon l’acteur considéré. Autrement, le terme assimilation, voulant globalement dire « conversion en semblable », va acquérir, suivant l’interprétation que lui confère le pouvoir, ou le colonat européen, ou l’opinion publique métropolitaine, des sens différents, sinon contradictoires : 1 G. Balandier, 1955, Sociologie actuelle de l’Afrique Noire, Paris, PUF, pp. 34-35. 19 « Pour le gouvernement colonial, assimiler signifie aliéner fondamentalement le colonisé, et lui imposer les lois, la langue et les coutumes du colonisateur, sans lui en accorder les droits et les privilèges. Cette forme d’assimilation a pour conséquence de dépersonnaliser le colonisé, donc de le soumettre plus aisément. Pour les colons européens, l’assimilation représente la monopolisation à leur profit exclusif, de tous les droits et privilèges du citoyen français, quoique sans impliquer nécessairement l’obéissance aux directives de la politique métropolitaine, quand celle-ci paraît méconnaître leurs intérêts légitimes. Dans l’esprit de l’opinion métropolitaine, l’assimilation est ce par quoi les autochtones vont non seulement bénéficier des apports de la culture française et de la civilisation européenne, mais également, et surtout, accéder à l’égalité des droits et des privilèges détenus par les citoyens français »1. A cette analyse, ajoutons que l’assimilation sera également un slogan de l’élite intellectuelle africaine, avec là aussi, un sens particulier. Lorsque, par exemple, en 1945, Aimé Césaire demande que la politique assimilationniste soit réaffirmée, il demande en fait, l’égalité sociale ; il propose que le travailleur antillais ait les mêmes droits que le travailleur français. Cette élite parle dans ce cas « d’assimilation positive »2. Sous ce rapport, elle n’a pu éviter de tomber « dans le piège d’une assimilation qui donnait l’illusion de l’égalité avec les Blancs "3. Se faisant, elle abdiquait sans le vouloir, sa personnalité propre et acceptait, inconsciemment, l’idée de la supériorité supposée des conquérants. L’élite indigène ne parvint jamais à gérer cette contradiction : elle revendiquait l'assimilation sans en assumer toutes les implications. Rappelons aussi, dans un sens contraire, et de portée plus large, le mot d’ordre du courant culturel africain lancé avant la dernière guerre par Aimé Césaire et L. S. Senghor, défenseurs des valeurs de la « négritude » : « assimiler, non être assimilé ». Senghor plus particulièrement, dénonçait « l’assimilation-identification ». Aussi tenait-il à préciser : « Je crains que le mot « assimilation » ne prête à confusion, n’entretienne l’équivoque. « Assimiler », dit le Littré, c’est convertir au semblable. La civilisation assimile les différents peuples... Si assimiler signifie bien « convertir au semblable », le semblable n’a pas à être assimilé »4. 1 Guy de Bosschère, 1967, Autopsie de la colonisation, Paris, Albin Michel, p. 207. R. Colin, 1970, Analyse du changement social et pratique du développement. Esquisse d’une méthode d’analyse dynamique du champ social, PARIS, IRFED, p. 63. 3 B. Niang, 1999, La politique coloniale de gestion des personnels indigènes de l'administration publique de la fin de la conquête à la veille de la deuxième guerre mondiale - 1890-1939 - Le cas du Sénégal, Th. 3ème cycle, Histoire, UCAD, p. 73. 4 Cité par H. Labouret, 1953, Colonisation, Colonialisme, Décolonisation, Paris, Comité de l’Afrique française, p. 85. 2 20 Selon Hardy, certains théoriciens de la politique d’assimilation la fondait sur « l’unicité du genre humain », considérant que « l’homme est l’homme sous toutes les latitudes, qu’il porte en soi, toujours et partout les mêmes instincts, les mêmes aptitudes et qu’en fait d’éducation il n’y a pas lieu d’appliquer des traitements différents aux petits Français de Lorraine ou de Provence et au petit Baol Baol »1. Dans l’introduction de son ouvrage intitulé Une Conquête morale, Hardy donne un aperçu de leur argumentation : « Les diverses colorations de la peau n’impliquent pas des différences d’âmes ; la peau n’est qu’un vêtement adapté au climat, et l’habit ne fait pas le moine : blanc, noir, rouge, chocolat, café au lait, bronze, cuivre, bleu de guinée, l’homme est homme ; il peut moyennant certaines conditions facilement réalisables et dans un temps plus ou moins long, atteindre au développement dont l’individu humain est capable. Il y a des races arriérés, retardées dans leur avancement, momentanément inférieures, il n’y a pas de races condamnées à l’infériorité à perpétuité, et rien ne prouve que les inférieurs d’aujourd’hui ne seront pas les maîtres de demain. Il faut donc mettre à la portée de nos sujets indigènes un enseignement qui leur permette un perfectionnement intégral de leurs facultés » 2. Hardy pensait qu’un tel parti pris s’inspirait de la psychologie classique qui parlait de l’homme universel, de l’homme en soi, identique à lui-même à travers l’espace et le temps 3. Cette prise de position ressortissait également et assez fortement de considérations d’ordre idéologique dans la mesure où les autorités françaises, héritières de la révolution de 1789, étaient convaincues que les institutions métropolitaines avaient une valeur absolue, indépendante du temps et des milieux. Que les principes de liberté, d’égalité, de fraternité devaient régir tous les hommes, sans aucune distinction de race ni de civilisation4. Dès lors, à tous, devaient s’appliquer "les lois françaises considérées comme le résultat le plus parfait de la liberté dans la société humaine "5. Michel Crozier pour sa part insiste sur le paradoxe, voire le malentendu qui fonde cette théorie : 1 2 G. Hardy, cité par H. Labouret, op. cit., p. 76. G. Hardy, 1917, Une conquête morale, l’enseignement en AOF, Paris, Armand Colin, pp. 9-10. G. Hardy, cité par B. Niang, op. cit., p. 66. 4 Id. 5 D’Asmis, 1910, La condition juridique des indigènes de l’AOF, p. 19. 3 21 « l’assimilation est une politique généreuse et humaine, au moins en théorie et parfois même en pratique. Mais l’absence complète de réalisme, dans les rapports de culture dominante à culture dominée, que manifestait le choix de pareils objectifs, empêchait à la fois l’administration et les colons de percevoir les motivations profondes du comportement des indigènes et de s’y adapter. En se fixant des objectifs assimilationnistes, la société colonisatrice niait l’existence d’une culture indigène et se donnait d’excellentes raisons pour recourir aux méthodes d’administration directe et pour refuser les face à face. Mais en procédant ainsi, elle imposait à la société indigène un monde de faux-semblants, dont elle se trouvait elle-même la première prisonnière. Ce monde sans contact avec la réalité ne pouvait s’ouvrir à la discussion et au changement. Toute résistance à son système d’action réinterprétée dans ce langage inadéquat finissait par le renforcer. Il ne faut pas s’étonner de ce que les administrations et les colons participant à un tel système soient restés si longtemps aveugles, leur mode de pensée ne leur permettait pas de comprendre les indigènes comme des acteurs autonomes. Qu’ils soient de bonne volonté ou de mauvaise foi, ils voyaient jamais en eux que des Français ratés ou des français déjà égaux à tous les autres »1. Cette politique d'assimilation chercha fort logiquement à se donner, par l'école et donc la langue, les moyen de son actualisation. Pour Albert Sarraut, l'un des promoteurs de cette théorie, si l’école parvenait à imposer aux enfants les concepts de la morale française et les principes d’organisation de sa société, elle rendrait possible le rapprochement des deux races2. Le propos du gouverneur Chaudié qui se voulait plus opérationnel, ne s'éloigna pas pour autant de ce point de vue. L’école était pour lui le moyen d’action le plus sûr pour acquérir les populations locales aux idées françaises. Certes, à ses yeux, les vieillards, imbus des préjugés anciens, et les hommes dont la mentalité était déjà constituée, ne pouvaient plus se convertir aux principes de morale, ni aux règles de droit du colonisateur. L’action du colonisateur, selon cet administrateur colonial, n’avait de chance de porter des fruits que si elle réussissait à pénétrer, par l’école, l’esprit de la jeunesse autochtone3 . A l’école par exemple, lieu de propagande par excellence, le français devait se substituer à toutes les autres langues. Comme le souligne Mbaye Guèye, les théoriciens de la politique d’assimilation savaient « qu’un peuple ne perdait son caractère distinctif, son identité qu’au moment où il abandonnait sa langue. On ne pouvait tenir un peuple pour assimilé, pour autant que la chose fût possible, que quand il préférait la langue de son 1 M. Crozier, 1963, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, p. 633. A. Sarraut, Cité par Mb. Guèye, Les transformations des sociétés wolof et sereer de l’ère de la conquête à la mise en place de l’administration coloniale- thèse d’Etat, tome III, 1989-1900, p. 813. 3 A.N.S. J-9 : Gouverneur général Chaudié, circulaire du 22 juin 1897. 2 22 vainqueur au système habituel de mots par lesquels il exprimait sa pensée et traduisait sa manière de vivre »1. Parler français dit le gouverneur Guy, c’était penser en français 2, c’était « dans une certaine mesure être compatriote, c’est lire les mêmes livres,... Vivre sur le même fonds commun de traditions, de sentiments d’idées dont les langues ne sont que le véhicule »3. Au Sénégal, la politique d'assimilation resta dominante toute la seconde moitié du XIXème siècle. Son affaiblissement coïncida avec l'apogée du mouvement de reconstitution de l'empire colonial4. Elle ne s'effaça pas pour autant, continuant à disputer au courant émergent, la théorie de l’association, le champ scolaire, avec un certain dynamisme au lendemain de chacune des deux guerres mondiales. L’association. A l'opposé des assimilationnistes, les partisans de cette théorie de l’association se fondent sur le rejet du dogme de l’unicité du genre humain, considéré comme une erreur des philosophes. « Ils s’en tiennent farouchement à la notion de race ; ils prétendent que les races qui peuplent les colonies sont pour la plupart irrémédiablement inférieures, ‘imperfectibles’ et le mieux que l’on puisse faire c’est d’en faire de bons manœuvres, des sortes d’animaux machines. Sur ce sol ingrat, l’école ne peut faire pousser que de mauvaises graines. Elle déracinera, elle déclassera,… elle privera les indigènes de leur sérénité sans les rendre meilleurs, ni plus habiles, elle sera pour tout le monde plus dangereux qu’utile »5. Concrètement, pour eux, toute tentative d’assimilation par la conversion ou l’éducation ne peut qu’aboutir à la révolte et à l’abaissement de la moralité. Par exemple, disent-ils, « l’essai de transférer en Indochine la langue et la justice françaises a désorganisé inutilement la société indigène »6. A leurs yeux, La notion de colonie impliquait nécessairement la domination des formes politiques et culturelles françaises sur celles des pays colonisés. L’inégalité des formes linguistiques et culturelles en présence ne permettait pas le renversement des propositions. L’inégalité était posée au principe de la relation qui 1 Mb. Guèye, op. cit., p. 815. A.N.S. J-19 : G. C,. : Rapport introductif à l’arrêté du 24 novembre 1903. 3 Id. 4 B. Niang, op. cit., p. 69. 5 P. A. Fall, 1970, Enseignement et domination coloniale au Sénégal. 1910-1939, Dakar, Université de Dakar, 2 Mémoire de maîtrise d’histoire, p. 54. 6 Cité par A. Léon, 1991, Colonisation, enseignement et éducation, paris, L'Harmattan, p. 213. 23 s’était établie entre la France et ses colonies. Cette relation impliquant le couple devoir-droit pour le colonisateur et pour le colonisé, le couple servitude-reconnaissance. Le théoricien le plus représentatif de cette politique était Jules Harmand, médecin, Résident en Indochine et diplomate. L’œuvre la plus importante de cet auteur est Domination et Colonisation1. Le livre ne parut qu’en 1910, mais Harmand avait diffusé ses idées depuis vingt-cinq ans dans de nombreux articles et discours. La France, constate-t-il, est à la fois continentale et coloniale. Les colonies ne doivent pas influer sur la politique générale ni affaiblir la métropole dans sa défense continentale ; elles ne doivent pas être un boulet, mais un instrument de force et d’influence : « Vanter sans cesse notre générosité, mettre toujours en avant notre libéralisme démocratique, ce n’est pas mauvais entre nous et ce peut être utile. Mais il vaut mieux tâcher de conformer nos actes aux conditions mêmes de la domination par conquête, laquelle n’est pas démocratique (…) Que les colonies soient faites pour la Métropole et les avantages multiples qu’elle entend tirer d’elles, c’est pourtant une chose évidente : si les colonies dont la fondation coûte presque toujours aux métropoles tant d’argent et de sacrifices et qui les exposent par ailleurs à de si grands risques, n’étaient en vue de leur service, elles n’auraient aucune raison d’être, et l’on ne voit pas par quelle aberration, les Etats civilisés se les disputeraient avec tant de jalouse âpreté (…). Il est certain que ravir à un peuple son indépendance est en soi une mauvaise action, que le soumettre violemment est une immoralité. Mais il est certain aussi que c’est une immoralité forcée. C’est une des manifestations de cette loi universelle de la lutte pour la vie, à quoi nous sommes tous voués, non seulement par la nature (…) , mais encore par notre civilisation. Elle ne peut permettre que de vastes et fertiles régions du globe soient perdues pour nous et pour l’humanité par l’incapacité de ceux qui les détiennent et par le mauvais usage qu’ils en font tant qu’ils restent livrés à eux-mêmes(…) Il faut donc admettre comme principe, prendre comme point de départ qu’il y a une hiérarchie des races et des civilisations et que nous appartenons à la race et à la civilisation supérieures, mais en reconnaissant aussi que si cette supériorité confère des droits, elle impose en retour de grands devoirs. La légitimation foncière de la conquête indigène, c’est cette conviction de notre supériorité, non pas seulement mécanique, mais surtout de notre supériorité morale, c’est en elle que réside notre dignité et sur quoi se fonde notre droit à la direction du reste de l’humanité, la puissance matérielle n’en est que l’outil »2. Et Harmand de conclure froidement : « les indigènes ne nous aiment pas et ne nous aimeront jamais... C’est une pure folie de prétendre les assimiler à des citoyens français »3. Jules Ferry, très proche des thèses de Harmand, déclara : « les lois françaises ne se 1 J. Harmand, 1910, Domination et colonisation, Paris, A. Colin. J. Harmand, op. cit,. pp. 152-156. 3 Ib., p. 163. 2 24 transplantent pas étourdiment ; elles n’ont pas la vertu magique de franciser tous les rivages sur lesquels on les importe, les milieux sociaux résistent et se défendent, et il faut, en tout pays, que le présent compte grandement avec le passé »1. Albert Sarraut, à la fois théoricien et praticien de la colonisation défendait le même point de vue : « prétendre imposer à d’autres races nos concepts de la morale et du bonheur, parvenir sur la base des 'humanités' à un rapprochement intellectuel et, de là, à une assimilation totale, c’était une entreprise hasardeuse, inspirée par une sentimentalité de circonstance plutôt que par des considérations de saine raison et vouée, par suite, à un médiocre succès »2. Dans ces conditions, ajoutait-il, il n’était pas question d’assimiler les indigènes. « Nous avons le devoir de maintenir notre domination sur nos sujets. Seule elle peut assurer l’ordre, la prévoyance, la puissance économique. Mais nous devons pratiquer avec eux une politique d’association impliquant le respect scrupuleux des coutumes, l’administration indirecte, l’entraide économique, le développement intellectuel et technique. Il y a là une sorte de contrat à l’avantage des deux parties »3. La théorie la plus élaborée et la plus reconnue à l’époque (fin XIXème début XXème siècle), notamment par le pouvoir politique, était sans conteste, celle de Jules Harmand. Il ne fut cependant pas le seul adversaire de la politique d’assimilation. Louis Vignon qui professait à l’Ecole coloniale, publia en 1919 un ouvrage intitulé Un programme de Politique coloniale – les questions indigènes, qui servit de bréviaire aux futurs agents de la politique coloniale. L’assimilation ne pouvait pas convenir comme moyen de colonisation, soutenait-il, car, « L’homme en soi n’existe pas. Il y a des Français, des Anglais, des Allemands, des Noirs… »4. En conséquence, « une seule politique peut être suivie à l’égard des indigènes : celle du protectorat »5. 1 Jules ferry cité par G. Hardy, 1928, Histoire sociale de la colonisation française., Paris, Larose, p. 143. A. Sarraut, cité par B. Niang, op. cit., p. 71. 3 A. Sarraut, cité par H. Deschamps, 1953, Les méthodes et les doctrines coloniales de la France (du XVIème siècle à nos jours), Paris, A. Colin, p. 149. 4 L. Vignon, 1919, Un programme de politique coloniale. Les questions indigènes, Paris, Plon, p. 192. 5 Ib., p. 208. 2 25 Dans la terminologie de Vignon, « association » et « protectorat » semblent se confondre. Le terme association lui paraissant vague et vide de sens, il lui préfère celui de protectorat auquel il donne le contenu suivant : « L’art, - car c’est un art - de conduire les populations, par l’intermédiaire de leurs chefs naturels, sans les troubler dans leurs croyances leurs modes de vivre et habitudes, en se bornant à leur demander de réformer leurs coutumes pour ce qu’elles ont de trop contraire à nos idées morales et juridiques ; l’art de leur faire accepter le contact des colons ou d’agir, du moins, de telle sorte qu’elles en souffrent le moins possible ; et encore, l’art de les mener lentement, à leur pas, sans qu’elles en pâtissent, vers un état social, politique, et économique, meilleur, état qui, toutefois ne cessera pas de répondre à leur mentalité, demeurera conforme aux facultés évolutives de leur intelligence » 1. Le postulat de sa théorie était donc qu’en matière de politique coloniale, il fallait s’appuyer sur les réalités locales. Il reste à souligner avec Colin, que la théorie de l’association peut également résulter des difficultés du groupe colonisateur à remplacer le modèle socioculturel autochtone par son propre modèle culturel. En effet, le plus souvent, quand l’entreprise d’assimilation apparaît hors de portée du groupe colonisateur, il la remplace alors par le mythe de l’association : on soutiendra et on éduquera le peuple « inférieur », en lui communiquant des « flux culturels » issus de son propre modèle jusqu’à ce qu’il devienne majeur. Mais il s’agit d’une image de majorité toute relative. En réalité s’instaure solidement sous cette « couverture » le mécanisme de la domination technologique, économique, politique, culturelle, même si, par la suite la relève est prise par un appareil d’Etat autonome ou indépendant2. Dans cette nouvelle vision quelle serait la place de l’école ? Elle jouerait un rôle primordial dans la réconciliation entre les vainqueurs et les vaincus en les associant « dans une œuvre de paix et de concorde »3. Elle permettrait, comme le fait remarquer Mbaye Guèye, de préparer méthodiquement l’évolution des indigènes pour une meilleure rentabilité des territoires conquis4. Dès lors, sans renoncer totalement à l’assimilation, on conçut l’idée de placer simplement les autochtones en situation de bien comprendre les avantages qu’ils pourraient tirer d’une évolution qui les conduirait librement vers la civilisation française. En 1 Ib., pp. 209-210. R. Colin, Analyse du changement social…, op. cit., p. 57. 3 Foncin, cité par Guèye Mb., op. cit., p. 819. 4 Mb. Guèye, op. cit., p. 819. 2 26 d’autres termes, il s’agissait, grâce à l’instruction, de les armer pour les inciter à s’investir davantage dans la recherche de leur amélioration matérielle et morale. Avec une telle finalité, Il ne s’agissait plus, à l’école, « d’ignorer ostensiblement les réalités du milieu local », mais plutôt d’en tenir compte. « L’instruction qu’on se proposait de donner aux jeunes enfants indigènes ne devait plus être en rapport avec la vie de la France mais avec celle qui les attendait dans la société locale. C’était en fait la politique d’association qui trouvait un certain prolongement dans le système de l’enseignement »1. Les notions d’assimilation, d’association ou d’adaptation ont donc tenu dans les discours sur l’enseignement colonial une place centrale. Les congrès coloniaux, organisés à la faveur des expositions internationales de 1889, 1900 , 1931 et 1937 le montrent. Ces rencontres, sont consacrées en partie aux objectifs, aux formes et aux moyens de l’enseignement colonial. Les principaux rapports qui y sont présentés éclairent non seulement les bases doctrinales des politiques scolaires, mais aussi le fonctionnement des idéologies, la manière dont elles évoluent en s’adaptant à de nouveaux contextes 2 Le Congrès colonial international de Paris (1889) et l’Exposition universelle (1900) Présidé par le général Faidherbe, ancien gouverneur du Sénégal et par Victor Schoelcher, sénateur, artisan de la loi sur l’abolition de l’esclavage, le congrès de 1889 s’est intéressé à la question suivante : « doit-on franciser les Arabes et les Nègres des colonies ? » Autrement dit, doit-on préconiser une politique d’assimilation dans les colonies ? La réponse divisa les congressistes. Les participants les plus en vue, de par leurs positions idéologiques tranchées, furent Gustave Le Bon, médecin et voyageur, et Léopold. de Saussure, un de ses disciples. Le premier répond sans ambiguïté à la question posée en dénonçant les résultats funestes du système uniforme connu sous le nom d’assimilation et en invoquant à l’appui de sa thèse, le bilan plutôt négatif de l’œuvre de christianisation accomplie en Algérie. Le Bon impute l’échec des politiques d’assimilation à des facteurs d’ordre biologique. C’est d’abord, 1 2 Id. Congrès colonial international de paris, Paris, Ed. Chalamel, 1889, 382 p. 27 pour lui « le retard des bons nègres », à peine émancipés, dont le développement cérébral correspond à peu près à celui des hommes à l’âge de la pierre1. L. de Saussure pour sa part dénonça l'illusion assimilationniste comme la cause de l'échec de l'œuvre coloniale : "La France a échoué par suite de sa fausse croyance en l'unité morale du genre humain"2. D'après lui, l'assimilation a été une erreur car, "Politique indigène veut dire une politique qui reconnaît les différences de races, de génie, d'aspirations et de besoins entre les habitants indigènes d'une possession et leurs maîtres européens »3. A l’instar des Anglais, il fallait, selon lui, tenir compte des tempéraments nationaux, produit de la race et du climat, et qui restent foncièrement inassimilables. L. de Saussure se référait constamment à des auteurs aussi illustres que Plutarque et Montesquieu. Le premier ne disait-il pas que « la chaussure prend la forme du pied, non le pied celle de la chaussure »4 et le second, que « les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre »5. L. de Saussure admet certes implicitement que les Noirs sont inférieurs aux Blancs d’une manière générale, mais souligne toutefois le caractère provisoire de cette hiérarchie et reconnaît même que « sous certains traits particuliers les nègres peuvent être supérieurs aux blancs ». En conséquence, l’assimilation qu’il juge néfaste dans l’immédiat, est justifiée dans quelques cas et considérés comme un objectif valable pour le long terme. Le congrès tenu en 1900, en marge de l’Exposition universelle, ne différait pas fondamentalement de celui de 1889, si ce n'est qu'à l’occasion, aussi bien les assimilationnistes que leurs adversaires ont cherché à donner à leurs positions une base scientifique grâce aux apports des ethnologues et des psychologues1. 1931 : L'Exposition coloniale internationale. L'Exposition coloniale internationale de 1931 est l'occasion, pour les puissances occidentales, de confronter leurs expériences et de faire le point sur les divers problèmes que 1 H. Deschamps, 1953, Les méthodes et les doctrines coloniales… op. cit., pp. 145-146. Cité par B. Niang, La politique coloniale de gestion des personnels indigènes de l'administration publique de la fin de la conquête à la veille de la deuxième guerre mondiale - 1890-1939 - Le cas du Sénégal, thèse de doctorat de troisième cycle, UCAD, 1998-1999, p. 70. 3 Id. 4 Id. 5 Id. 2 28 posent les rapports entre les métropoles et les pays occupés. Parmi les multiples rencontres organisées à cette fin, on retiendra, d'une part, le "Congrès international et intercolonial de la Société indigène"2 et, d'autre part, le "Congrès intercolonial de l'enseignement dans les colonies et les pays d'outre-mer"3. Le rapport général de la première rencontre est confié à Georges Hardy, alors directeur de l'Ecole coloniale. Il y développe une critique rétrospective de certaines pratiques assimilatrices qui "ont troublé le genre de vie originel des enfants indigènes". Dans ce rapport il est explicitement mentionné "qu'en séparant les enfants du milieu familial, l'enseignement a déraciné, désorienté, déclassé, désaxé ses produits"4. Pour y remédier, une seule solution est envisagée : adapter la politique scolaire à la société indigène telle que perçue par les décideurs. L'adaptation proposée par Hardy consiste à établir une distinction entre "l'éducation de l'élite qui peut se permettre une formation intellectuelle avancée, et l'éducation de la masse, qui se borne à de modestes notions pratiques"5. Dans la foulée de cette première rencontre, se tient le « Congrès international de l’Enseignement dans les colonies et les pays d’outre-mer». Le problème des finalités et des besoins dans la vie économique, sociale ou scolaire y occupe une place privilégiée. Dans le rapport général qu'il présente au Congrès, M. Gourou, professeur agrégé d'histoire et de géographie fait de la notion d'adaptation l'analyse suivante : "l'adaptation peut s'entendre de trois façons différentes. Ce peut être l'adaptation de l'enseignement aux besoins des populations, tels que ces populations les conçoivent, ou bien tels que la puissance colonisatrice les conçoit ; ce peut-être l'adaptation aux intérêts de la puissance colonisatrice"6. Evoquant la situation des maîtres indigènes, le rapport mentionne « qu'il ne faut pas leur donner une formation générale, trop au-dessus de leurs occupations habituelles, mais une formation professionnelle extrêmement solide et de fortes connaissances pratiques (hygiène, agriculture) »7. 1 A. Léon, Colonisation, enseignement et éducation, op. cit., p. 48. Congrès international et inter colonial de la Société indigène, 1931,Cahors, Imp. Coueslant, T.I., 627 p. 3 Congrès inter colonial de l'enseignement dans les colonies et les pays d'outre-mer. Rapports et comptes rendus, 1932, Paris, H. Didier, 311 p. 4 G. Hardy, Congrès international et inter colonial…op. cit. p. 615. 5 Ib., p. 622. 6 Congrès inter colonial de l'enseignement… op. cit., p. 308. 7 Ib., p. 309. 2 29 A ce congrès, l’importance accordée au thème de l'adaptation de l'enseignement aux sociétés indigènes, traduit la prise en considération des contradictions qui se font jour au sein d'une population partagée entre l'attachement à la tradition et l'adhésion à la modernité. De plus, au moment où l'éveil des revendications nationales inspire des inquiétudes concernant l'avenir des empires coloniaux, l'idéologie de l'adaptation tend à imposer l'image d'une société équilibrée, voire harmonieuse, où se trouveraient conciliés les intérêts des indigènes et ceux des Européens. 1937: le "Congrès international de l'évolution culturelle des peuples coloniaux"1 Les positions traditionnelles de l'ethnologie marquèrent assez fortement la rencontre. Aussi peut-on lire dans la préface des actes du congrès le propos suivant : "Pour agir sur l'indigène et le promouvoir sur le plan humain, pour utilement perfectionner ses techniques et pour réaliser dans un minimum de temps cette double promotion, il est bon de connaître à fond le terrain, entendez l'indigène et son apport culturel"2. L'un des faits majeurs de ce congrès est que de jeunes Africains comme Léopold Sédar Senghor, professeur dans l'enseignement secondaire, et Fily Dabo Cissoko, ethnographe et romancier soudanais, y présentent des communications. Senghor dans la sienne, "conteste aux nations européennes le droit d'uniformiser le genre humain sous prétexte de le civiliser"3. Il soutient une position critique à l'égard de l'assimilation et met en cause le comportement de certaines fractions des populations colonisées. Il dénonce notamment l'attitude apparemment incohérente de la bourgeoisie sénégalaise, de ceux qu'on appelle les "évolués". Ceux-ci acceptent, en effet, pour les villages, l'école populaire, adaptée aux réalités locales, mais demandent, pour les villes, l'assimilation scolaire. A l'opposé de cette bourgeoisie, Senghor défend le principe de l'africanisation de l'enseignement en brandissant la fameuse formule de Gide, selon laquelle on doit "cultiver sa différence"4. De son côté, Fily Dabo Cissoko rappelle que les Africains ont une histoire et souligne la spécificité des Noirs qui « évoluent sur le plan affectif » à la différence des Blancs qui évolueraient eux, « sur le plan actif »5. Par rapport aux congrès antérieurs, celui de 1937 atteste, au moins pour certaines contributions, une plus grande volonté de rompre avec les stéréotypes de la pensée coloniale. 1 Congrès international de l'évolution culturelle des peuples coloniaux, Mâcon, imp. Protat, 1938, 224 p. Ib., p. 65. 3 Ib., p. 18. 4 Ib., p. 42. 5 Ib., p. 116. 2 30 Ce congrès enregistre le recul de la conception unilatérale de la hiérarchie ou du retard. La tendance fut plutôt de voir dans la différence et la diversité, non pas la condition de la domination d'un peuple sur un autre, mais un facteur de progrès commun. Cette domination n'est cependant pas contestée dans sa dimension politique. L’autre évolution notable de la problématique assimilation ou adaptation, est que les divergences ne concernent plus seulement les rapports entre les différents représentants de la puissance coloniale, mais aussi les relations entre deux fractions de l'élite des pays dominés, l'une plus attachée à l'assimilation scolaire, l'autre plus soucieuse de promouvoir une adaptation de l'enseignement1. L’Après Deuxième Guerre mondiale : les congrès Brazzaville et de Dakar. La conférence de Brazzaville avait d’abord un caractère essentiellement politique. Elle devait définir les bases d’un édifice à la fois politique, économique, social et culturel en tenant compte des leçons de la Deuxième Guerre mondiale et des mutations qui en résultaient. Brazzaville amorce dans les colonies une politique éducative dont la mise en œuvre se fera à partir de la conférence africaine de l’enseignement tenue à Dakar en juillet 1944. le recteur Jean Capelle, qui assuma à deux reprises (1947-1949 et 1954-1957) les responsabilités de directeur général de l’enseignement en AOF, l'analyse et la justifie en ces termes : « La participation des populations indigènes à la gestion de la communauté française entraîne l’obligation suivante : il faut que l’enseignement soit adapté au génie, aux coutumes, aux besoins des populations ainsi qu’à l’économie du pays, mais il faut aussi qu’il permette librement et loyalement l’accès des jeunes gens aux fonctions même les plus élevées de la hiérarchie sociale, et cela sans autre discrimination que celle de l’aptitude »2. Le loyalisme des populations d'outre-mer à l'égard de la France pendant les dures années de son occupation était donc évoqué pour montrer qu'elles étaient dignes, y compris en matière d'éducation, de recevoir un statut leur permettant de participer librement à la vie de la vaste communauté française. Cette reconnaissance devait conduire, à partir des conférences de Brazzaville et de Dakar, au statut de l'Union française tel qu'il est défini dans la constitution de la quatrième République. 1 2 A. Léon, Colonisation, enseignement et éducation, op. cit., p. 127. J. Capelle, 1990, L’Education en Afrique à la veille des indépendances, Paris, Karthala-ACCT, p. 35. 31 Le régime de l'Union française : une nouvelle inspiration assimilatrice. Le recteur Capelle, analysant les réformes sous le régime de l'Union française, les présente comme objectives, au regard de l'évolution du contexte : "La formule coloniale était : former l’indigène de façon qu’il soit pour l’Européen un auxiliaire efficace et dévoué. Venant après les terribles servitudes qui ont longtemps pesé sur les population d’Afrique noire, ce régime apportait autrefois une véritable libération. Mais cette formule, en raison même des progrès qu’elle a permis chez les Africains, devait – sous peine d’injustice – céder la place à une autre : faciliter la sélection d’une élite autochtone et l’associer à nos efforts pour faire de tous les fils de ces pays nos concitoyens dans la patrie plus large qu’était l’Union française"1. Il apparaissait avec évidence que le système d'enseignement organisé dans le cadre de la structure coloniale devait s'adapter lui aussi à la situation correspondant au statut de l'Union française. En conséquence, l’enseignement devait introduire des programmes et des examens de même qualification que dans la métropole, et garantissant, autant que possible, les mêmes avantages. "Il s’agissait de procéder à un alignement de niveaux et non à une assimilation simpliste, comme le voudrait la légende ridicule selon laquelle les petits africains apprendraient l'Histoire de France de nos écoles primaires, « Nos ancêtres, les Gaulois…"2. Assimiler ou adapter ? Cette problématique, nous venons de le montrer, a divisé les acteurs et autres idéologues de la colonisation française en Afrique. Toutefois, à y regarder de près, il apparaît que l'essentiel des protagonistes se retrouvent pour reconnaître à la France, "sa mission civilisatrice"3. Deux conceptions, un dénominateur commun : la mission civilisatrice de la France La civilisation se présente tout d’abord comme un ensemble de valeurs propres à l’Europe Occidentale. L’école devient alors le moyen le moyen le plus sûr pour civiliser. Que faut-il entendre par le mot civiliser ? W. Ponty en donne la signification suivante : « Civiliser une population indigène, ce n'est pas la faire entrer brusquement dans les cadres et les habitudes de notre vieille société ; la moindre expérience permet d'affirmer qu'une telle expérience ne peut aboutir, qu'elle n'est pas exempte de dangers et qu'en tout cas elle n'arrive à modifier que des apparences. C'est donc 1 Ib., pp. 35-36. J. Capelle, op. cit. p. 36. 3 A. Léon, Colonisation, enseignement et colonisation, op. cit., p. 24. 2 32 une œuvre de longue haleine qui, à ses débuts doit s'en tenir à l'amélioration du sort matériel et moral des indigènes et qui passe, par étapes prudemment calculées, à des formes de culture plus avancées »1. Au lendemain du référendum de 1958, l’attrait de l’indépendance, dont l’idée trouvait paradoxalement une force et une respectabilité accrues grâce au statut de la toute nouvelle Communauté, allait s’aiguiser. C’est ainsi que les composantes de ce qui avait été l’AOF allaient, en cascade, devenir indépendants et se détacher une à une de la Communauté, conformément d’ailleurs aux possibilités offertes par le statut de celle-ci. Pour le Sénégal le processus fut le suivant : 1958 (25 novembre) : République autonome dans la Communauté ; 1959 : adhésion dans la Fédération du Mali ; 1960 : séparation du Mali et indépendance. Après l’indépendance : un nouveau paradigme, une même problématique La nouvelle donne que constitue l’indépendance politique a eu comme effet d’obliger les pays africains à une remise en question du legs colonial en matière scolaire. Les congrès et rencontres internationaux sur l’éducation en Afrique font émerger un concept révélateur d’un nouveau paradigme : innovation. Le Sénégal, inspiré par les multiples conférences au niveau africain dont celles d’Addis-Abeba (1961), d’Abidjan (1964), de Nairobi (1968), de Lagos (1976) et d’Harare (1982), mais également par une dynamique interne qui culmine avec la tenue de Etats Généraux (1981), va mener une série d’actions innovatrices en faveur de l’école. Il s’agissait de « substituer à une école coloniale inadaptée et assimilatrice », une école « nationale, démocratique et au service du peuple ». La question de l’adaptation s’inscrit donc dans ce paradigme plus fondamental qui lui a donné forme. En effet comme le fait remarquer Françoise Cros, « l’innovation recouvre l’idée de réponse à une adaptation jugée nécessaire »2. Etymologiquement1, innovation signifie « mettre du nouveau dans du déjà existant ». Reconnaissons toutefois que si dans notre travail l’étymologie du concept est d’une certaine 1 2 J.O. de l'AOF, 494 du 23 mai 1914, p. 462. F. Cros, 1993, L’innovation à l’école : forces et faiblesses, Paris, PUF, p. 28. 33 utilité elle n’épuise pas l’approche. Notre analyse partira donc de la définition proposée par Havelock et Huberman dans leur ouvrage qui, pour avoir été publié il y a plus de vingt ans, n’en reste pas moins fécond par l’éclairage nouveau qu’il tente de donner sur l’éducation dans les pays anciennement colonisés2. Ces deux auteurs définissent l’innovation comme « un renouvellement marqué de l’effort tenté pour parachever, adapter ou pour créer un système »3. Une telle définition a le mérite d’insister sur le caractère toujours inachevé d’un système et son « besoin continu d’adaptation. Il reste qu’elle manque de précision. L’ouvrage, par ailleurs instructif, est marqué par une sorte d’amalgame. Havelock et Huberman ne font en effet pas de distinctions au plan conceptuel entre les différents types de changements. Les transformations profondes du système, les gigantesques projets pilotes sont appelés « innovations » autant que l’infinité des initiatives prises sur le plan local. Autrement dit, la « solution de grandeur », « l’expansion contrôlée », la « croisade » sont au même titre que le changement local, des innovations. A l’opposé, pour beaucoup d’autres auteurs, l’innovation représente tout changement à échelle réduite, à effet relativement limité qui mobilise des ressources également limitées et qui vise à améliorer un ou plusieurs aspects du système sans le bouleverser. Il s’agit, plus précisément, d’une initiative n’ayant pas un caractère de changement social ; on est en présence d’un changement pouvant être facilement digéré dans le cadre des structures existantes et qui n’entraîne pas une transformation radicale de ces dernières. Entendons par là que ni son implantation, ni sa mise en marche, ni ses effets n’impliquent un changement systémique. Par ailleurs, compte tenu de sa portée limitée, l’innovation ne nécessite pas un engagement politique ni une mobilisation sociale de grande envergure et ne change pas de manière radicale la configuration du système. Diane Finkelsztein et Pierre Ducros, s’inscrivent dans cette logique quand ils écrivent que « les innovations scolaires sont une tentative pour transformer, afin de les adapter, des aspects précis du système scolaire, du fonctionnement d’un établissement ou la pratique pédagogique de certains enseignants »4. Systématisant cette approche, Françoise Cros pense qu’il y a lieu de distinguer l’innovation du changement et de la réforme. Selon elle, la réforme 1 O. Bloch et W.von Wartburg, 1975, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF,. Innover : 1315, et Innovation : 1297. 2 A. M. Havelock, R. G. Huberman, 1980, Innovations et problèmes de l’éducation. Théorie et réalités dans les pays en développement, Paris, UNESCO. 3 Ib., p. 50. 4 D. Finkelsztein et P. Ducros, in M. Bonami, et M. Garant, 1996, Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Emergence et implantation du changement, Bruxelles, De Boeck, p. 110. 34 émane des autorités institutionnelles désireuses de marquer de leur sceau les orientations de l’école. Quant au changement, il est souvent involontaire, il est plutôt l’évolution naturelle de la société alors que l’innovation pédagogique s’identifie à une action dont l’essentiel réside dans le processus plus que dans la nature même du nouveau produit1. Certains auteurs ont essayé de catégoriser les innovations2. A titre illustratif, voici six types d’innovation dans le domaine scolaire: 1 / l’innovation de type « conservateur » à travers, par exemple, la mise en place d’un propre réseau d’innovations visant à lutter contre les défiances et à maintenir sa propre intégrité ; 2 / l’innovation de type « réformiste modéré » visant l’amélioration du rendement du système existant ; 3 / l’innovation de type « réformiste avancé » comme modification en vue d’une meilleure adaptation à l’enfant ; 4 / l’innovation de type « révolutionnaire modéré », véritable changement de la conception de l’école ; 5 / l’innovation de type « révolutionnaire avancé » qui, en plus du type précédent, agit aussi sur les autres institutions ; 6 / l’innovation de type « nihiliste » dont l’exemple le plus illustratif est la négation de l’école par Ivan Illich3. Pour les autorités académiques sénégalaises, dans le domaine de l’éducation, l’innovation vise à provoquer des changements dans les pratiques des acteurs, le fonctionnement des structures ou dans tout autre aspect du système. Elle intervient quand le système se trouve dans l'obligation de s'adapter à une situation nouvelle4. Dans ce travail nous considérons comme innovation toute tentative visant consciemment et délibérément à introduire dans le système de l’enseignement, un changement 1 M. Bonami et M. Garant, op. cit., p. 19. J. Chobaux, J. et al., 1977, Ecoles de demain ? , Neuchâtel, Suisse, Conseil franco-québécois pour la prospective et l’innovation en éducation, Delachaux-Niestlé, p. 14. 3 I. Illich, 1971, Une société sans école, Paris, Seuil. 4 Ministère de l’Education du Sénégal, 1989, « innovation pédagogique », Dakar, Direction de l’enseignement élémentaire, p. 16. 2 35 dans le but d’adapter celui-ci au contexte sénégalais. Autrement dit, tout comme Huberman et Havelock, nous ne ferons pas de distinction entre les notions de changement, d’innovation et de réforme que nous considérons également comme des initiatives pour remplacer une situation que l’on juge insatisfaite par une nouvelle situation que l’on perçoit plus adaptée . III. Approche méthodologique et analyse des sources Peut-on rendre compte efficacement des politiques d’adaptation de l’école à son environnement et des pratiques qu’elles impliquent ou suscitent sans faire référence aux situations politiques, économiques, sociales ou idéologiques propres à éclairer leur genèse et leur évolution ? 3. 1. Approche méthodologique Cette interrogation fonde notre démarche qui veut s’attacher, pour chaque époque, à articuler approche historique et approche sociologique. En cela nous ne faisons pas œuvre originale ; la sociologie a très souvent emprunté la démarche historique, et la sociologie de l’éducation plus que tout autre. Nous pensons ici aux travaux de Roland Colin 1. Comment ne pas aussi évoquer, plus près de nous, la thèse de Boubacar Ly qui, parti pour une étude sociologique des instituteurs de la période coloniale, a découvert à la lecture des archives tout l’intérêt de l’articulation de l’histoire et de la sociologie2. Inversement, la dimension sociologique est intérieure à l’histoire. La polémique menée par l’Ecole des Annales contre l’histoire événementielle est là pour nous le rappeler. A cela s’ajoute le fait que dans l’histoire de l’enseignement, la longue durée a tant d’importance que la démarche sociologique s’impose en quelque sorte naturellement. Parmi bien des exemples, je citerai les travaux d'Antoine Prost3 et d'Antoine Léon4. L’étude des politiques et des pratiques d’éducation, dans leur dimension scolaire plus précisément, constitue donc un terrain privilégié pour cette articulation. Dans sa dimension historique, dominante dans notre démarche, l’approche reposera fondamentalement sur ce que Paul Veyne appelle « une mise en intrique »5. L’analyse 1 R. Colin, Analyse du changement social…, op. cit. B. Ly, 2001, Les instituteurs sénégalais de la période coloniale (1903-1945). Sociologie historique de l’une des composantes de la catégorie sociale des « évolués », Thèse d’Etat de sociologie, 3 tomes,Dakar, UCAD. 3 A. Prost, 1968, L’enseignement en France. 1800-1967, Paris, Librairie Armand Colin. 4 A. Léon, Colonisation, enseignement et éducation, op. cit. 5 P. Veyne, cité par A. Prost, op. cit., p. 222. 2 36 s’intéressera à ce niveau aux acteurs, et aux décisions en matière d’adaptation de l’enseignement qu’ils prennent en fonction des événements. L’approche sociologique consistera elle, à rechercher les contraintes, les conditions, sinon les déterminations qui enserrent l’action des acteurs. Elle tente d’analyser l’évolution sociale comme explicative des tentatives d'adaptation qui ont ponctué l’histoire de l’école au Sénégal, de 1817 à nos jours. Au demeurant, la tentation peut être constante et insidieuse, qui conduirait à vouloir expliquer un système avec les clefs et la logique d’un autre système, fut-il même sa référence de base. Aussi, pour y échapper, conviendra-t-il, à maints égards, de prendre des distances avec le modèle (ou les modèles de référence) et essayer de montrer et d’expliquer du dedans même de la charpente institutionnelle éducative sénégalaise, l’originalité et la logique des pratiques impliquées. C’est dire combien il sera indispensable de mettre cette évolution en relation constante avec la situation politique, économique, sociale ou idéologique , en d’autres termes, le contexte, qui seul, pourrait éclairer la logique sous-jacente, le jeu des forces en présence. Isoler l’institution scolaire de la société qui l’engendre et qu’elle contribue à façonner serait s’exposer à en méconnaître les traits essentiels. La remarque n’est pas neuve : Durkheim la formulait déjà avec vigueur au début de ce siècle : « lorsqu’on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d’éducation, on s’aperçoit qu’ils dépendent de la religion, de l’organisation politique, du degré de développement des sciences, de l’état de l’industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles »1. En tout état de cause, nous pensons qu’en analysant incidemment une société qui a subi des mutations profondes autant par l’effet d’une dynamique interne, que d’une dynamique externe, en s’attachant à l’étude des étapes les plus significatives de ces mutations, on devrait pouvoir mieux saisir la dialectique entre les forces de résistance et d’inertie, et les forces de changement qui jalonnent l’évolution de l'école sénégalaise depuis sa création. Ce qui expliquerait en partie le décalage entre la théorie et la pratique, c'est-à-dire, entre la définition d'une politique scolaire et son application. 3. 2. Sources. documentaires Les archives 1 E. Durkheim, 1966, Education et sociologie, Paris, PUF, p. 42. 37 Dans sa partie coloniale, notre travail s’est en partie intéressé aux archives de l’ancien Gouvernement général et de l’ancienne colonie du Sénégal, conservées à la Direction des Archives Nationales du Sénégal. A ce niveau, les inventaires suivants nous ont grandement facilité le travail : Charpy, J.,1958, Haut-commissariat de la République en Afrique occidentale française. Répertoire des archives, séries H à T, Affaires sociales, judiciaires, économiques et financières (1720-1920), Rufisque. Mbaye, S., 1990, Guide des Archives de L’Afrique occidentale française, Dakar, Imprimerie Saint-Paul, 205 p. Ndiaye, A G., Répertoire des archives du Sénégal, 1ère partie : 1854-1940, Rapports périodiques Sous-série 2 G, Direction des Archives du Sénégal. Les Archives du Sénégal recèlent trois fonds très riches sur l'enseignement. Nous avons été amené à consulter les séries et sous-séries suivantes : 1 G (enseignement dans la colonie du Sénégal), J et O (enseignement en AOF). La sous-série 1G : Enseignement dans la colonie du Sénégal. Ce fonds provient du service ou de l'inspection de l'enseignement du Sénégal. Elle fournit une synthèse des problèmes liés à l'application des programmes dans les écoles urbaines, de précieuses informations sur les débouchés des écoles professionnelles, et comprend aussi des rapports sur l'école confessionnelle et musulmane. La série J : Enseignement (Sénégal-AOF) La série J fournit des renseignements sur tous les aspects de la vie scolaire entre 1802 et 1920. Les archives antérieures à 19031 proviennent du Gouvernement de la colonie du Sénégal. Nous avons surtout consulté les dossiers J27 à J48, en particulier les rapports d'inspection des écoles de l'AOF pour la période 1903-1920. Le dossier J83, sur la question de la laïcisation, nous a également intéressé. De même, les dossiers J85 à J94 nous ont permis d'avoir des informations fort utiles sur l'enseignement musulman en AOF de 1903 à 1920, notamment sur les écoles coraniques de Saint-Louis. 1 Bien que l'AOF soit créée en 1895, le service général de l'enseignement ne l'est qu'en 1903. 38 La série O :Enseignement en AOF (1895-1958) Ce sont les archives constitué par le service général de l’enseignement à Dakar et dont la vocation est de superviser tous les services locaux d’enseignement sur l’étendue de l’AOF. Elles viennent largement en complément de la série J et couvrent la période 1895-1958. C’est, à coup sûr, le fonds le plus riche pour l’enseignement en général. Les dossiers consultés dans cette série fournissent des informations sur les questions scolaires jugées de première importance par les autorités coloniales : réorganisation et orientation de l'enseignement en AOF, état d'esprit de l'élite et de la jeunesse autochtone, programmes scolaires… Il reste que tous les dossiers de la série méritent d'être exploités. En complément de ces trois fonds, d'autres séries peuvent toujours être d'un apport appréciable, notamment la série B : Politique et Administration générale (1872-1920). La correspondance contenue dans cette série permet de comprendre les politiques de la France envers ses colonies, dans tous les domaines : vie politique, économique, sociale et culturelle. Le Ministre des colonies y rappelle très souvent la conduite à tenir et le sens des décisions prises à Paris et donne des instructions pour le respect scrupuleux des décisions. La correspondance du gouverneur du Sénégal au Ministre expose les problèmes liés à l'application de ces instructions, les adaptations nécessaires à leur apporter. Les sous-séries 1B, correspondance échangée entre le Ministre chargé des colonies et le gouverneur du Sénégal (jusqu'en 1904) et 2B, correspondance entre le Ministre et le Gouverneur général sont fort intéressantes. Les sources d'Archives sont incontestablement très utiles en ce sens que sur les questions, scolaires, elles rendent compte fidèlement de la vision officielle. Sous ce rapport, elles constituent un précieux apport d'informations sur l'école coloniale. Toutefois, le point de vue des colonisés n'y est objectivement pas pris en considération. Certes, leurs opinions et perceptions affleurent au détour de certains dossiers. Il reste qu'en général, les préoccupations des populations indigènes y trouvent un faible écho. Cette limite, à elle seule, suffirait pour justifier le recours à d'autres sources. Aussi avons-nous sollicité d'autres documents, notamment les périodiques. Les périodiques Elles sont composées du Journal Officiel de l'AOF, du Journal Officiel du Sénégal, des principales revues et publications coloniales de l'époque et de la presse pédagogique et 39 syndicale. A partir de 1903, le Journal Officiel de L'AOF contient les principaux textes portant organisations successives de l'enseignement dans cet espace. Le Journal Officiel du Sénégal concerne plus spécifiquement ce territoire aussi bien pendant la période coloniale qu'après. Ces publications officielles permettent de voir la législation en matière de politique scolaire et les mesures d'accompagnement pour leur application : succession des lois scolaires et des politiques qu'elles définissent, décrets d'application etc. Le problème de ces textes officiels est qu'ils reflètent plus des objectifs proclamés qu'une situation effective. La question des pratiques pédagogiques par exemple, nous voulons dire ce qui se passe en classe entre le maître et l'élève, y trouve peu de place. Certes, l'histoire des programmes, qu'ils permettent en partie de retracer nous introduit au cœur de l'enseignement. De ce point de vue, nous en avons tiré profit. Reste cependant une insatisfaction : qu'en était-il des programmes dans la pratique quotidienne des classes ? N’y avait-il pas des initiatives locales d'adaptation sur lesquelles les journaux officiels restaient muets, et dont pourtant l'importance était capitale ? Les journaux officiels ne permettent pas de répondre à ces interrogations ; c'est pourquoi aussi bien pour la période coloniale que post coloniale il est nécessaire de prendre en compte la presse, plus particulièrement la presse pédagogique (en incluant la presse syndicale) qui constitue pour nous une source presque obligée, de par la richesse et la variété des informations qu’elle contient. En effet il s'agit d'une presse professionnelle, proposant la plupart du temps des articles de pédagogie et de méthodologie, des modèles de leçons, des comptes rendus d'ouvrages relatifs à l'enseignement et enfin, une rubrique consacrée à l'actualité législative et réglementaire. Elle permet de comprendre à travers de nombreux articles de nature revendicative, le fossé existant entre le discours officiel et les faits, entre la générosité des principes proclamés et les actes. C'est dire qu'elle couvre globalement tout le champ qui va des débats idéologiques et politiques dont l’école est l’objet, jusqu’aux contenus et aux méthodes de la pédagogie la plus quotidienne. Le Bulletin de l’enseignement en AOF par exemple, crée par Georges Hardy en 1913, devenue en 1934 L'Education africaine, constitue un témoin indispensable du débat suscité par l'école, notamment sur l'orientation à lui donner. Si certains textes du Bulletin présentent les thèmes classiques de l'idéologie coloniale (domination et prestige politiques, mission civilisatrice), la plupart articulent les fonctions que l'école est susceptible d'avoir dans le cadre même de l'entreprise coloniale mais s'intéressent également à la pratique de classe. En plus de ces périodiques, existent aussi de nombreux ouvrages et articles qui se révèlent d’un précieux apport pour toute étude sur l’école au Sénégal. 40 3. 3. Bibliographie Ouvrages et études Il existe sur l’histoire de l’école au Sénégal des travaux anciens dont l’ouvrage édité à l’occasion de l’Exposition Universelle de 19001, et surtout l’œuvre de G. Hardy qui fut l’un des premiers inspecteurs généraux de l’enseignement en AOF. Signalons aussi, entre autres, les écrits d'Albert Sarraut2, de Robert Delavignette. Ces écrits qui dépassent à bien des égards le seul thème de l'école, se caractérisent par leur orientation paternaliste et leur objectif de déculpabilisation de la France dont le devoir serait de « protéger et de civiliser les populations arriérés des pays colonisés ». Parallèlement à ces auteurs, se distinguèrent aussi Jules Folliet, Jules Harmand et Henry Solus qui théorisèrent l'entreprise coloniale pour la considérer comme une volonté moralement fondée de mettre à la disposition de l'humanité, "les richesses laissées en friche par les peuplades indigènes". Ces derniers auteurs se faisaient l'écho des milieux d'affaires coloniaux pour lesquels les colonies n'étaient viables qu'à condition de fournir les matières premières nécessaires aux industries métropolitaines et de permettre l'écoulement des produits manufacturés. Enfin certains auteurs ne se privèrent pas de dénoncer la colonisation comme une entreprise de spoliation et de destruction des pays dominés. C'est le cas par exemple de Vincent Augagneur et A.H. Canu, totalement opposés à l'entreprise coloniale. Enfin, les écrits de l'abbé Boilat apparaissent comme une source importante en ce sens que pour l'époque, ils reflètent, dans un certain sens, une sensibilité africaine. Nous pouvons légitimement penser que la confrontation des points de vue d'auteurs aussi divers permettra de se faire une idée plus exacte de la véritable nature de l'école coloniale. De manière plus récente, certaines études et thèses nous semblent incontournables. L'étude d’A. Moumouni, L’éducation en Afrique noire, 1964, présente l’avantage de faire le point au moment de décolonisation. La thèse de D. Bouche, L’enseignement dans les territoires français de l’Afrique occidentale de 1817 à 1920, pose un bilan. Bouche a largement utilisé la série J évoquée dans les sources d’Archives, mais n’a pu consulter la série O, mal classée à l’époque. En plus, elle s’est arrêtée à 1920. Notre étude se place dans une perspective plus longue. Ces ouvrages, chacun à sa manière, contribuent à l’élaboration d’une histoire de l’école dans les colonies. Concernant plus spécifiquement le Sénégal, le travail de 1 H. Froidevaux, 1900, Les colonies françaises. L’œuvre scolaire de la France aux colonies, Paris, Publication de l’Exposition universelle, 356 p. 2 A. Sarraut, 1931, Grandeurs et servitudes coloniales, Paris, Sagittaire, 285 pages. 41 Alassane Welle tente d'expliquer la signification de l'école française, son évolution, son administration, les conséquences chez les évolués et les réactions de ces derniers. Mbaye Guèye intéressé par une autre problématique, n'en donne pas moins des informations et des prises de position sur l'évolution de l'école coloniale avec contrairement à Denise Bouche, une vision africaine du problème. La thèse de Papa Ibrahima seck tente d'analyser l'organisation scolaire de l'AOF jusqu'en 1960, les programmes, le personnel de l'enseignement avec une importante documentation sur les textes officiels, les statistiques officielles. Ces travaux nous seront certes d’un apport précieux ; Ils sont identifiés et cités au cours de notre étude. même ils n’éclairent que des plages étroites de l’histoire et de la réalité sociale de l’école coloniale au Sénégal. C'est dire qu'ils ne comportent pas toutes les données dont nous aurons besoin. Aussi, nous efforcerons-nous de combler leurs vides au regard de notre thème, en sollicitant plus massivement certaines sources privilégiées de l’histoire de l’enseignement : par exemple les manuels scolaires et autres sources bibliographique, en plus de celles déjà citées. Les manuels scolaires Les manuels scolaires sont une source inestimable pour tout historien de l’enseignement. Cela tient pensons-nous, au fait que le manuel se présente le plus souvent, comme un condensé de la société qui l’a produit mais aussi , essentiellement parce qu’il est un puissant véhicule d’idéologie et de culture. Il constitue aussi un instrument de la relation pédagogique et donc, un indicateur des pratiques pédagogiques. Nous avons du recourir aux rares bibliothèques d’enseignants, dont les collections complètent parfois heureusement celles des Archives et autres bibliothèques universitaires. Dans ce travail, il s’agit, presque exclusivement, d’histoire de l’enseignement, dans sa forme scolaire et institutionnalisée, et non d’histoire de l’éducation, notion beaucoup plus large et qui désigne un domaine où le dynamisme des recherches est, d’ailleurs particulièrement grand. C’est dire que notre problématique se déploie dans un espace relativement balisé : celui de l’espace politique et institutionnelle. L’école ayant été une création de l’histoire administrative, il nous a paru logique d’en chercher les développements à travers les cadres chronologiques qu’elle lui a fournis, suivant en cela une méthodologie - 1923, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 663 pages. 42 déjà éprouvée, notamment par les travaux de Denise Bouche1. A ce titre, les dates suivantes – 1817 ; 1903 et 1960 se sont imposées à nous comme pouvant être assez significatives. L’année 1817 tout naturellement, parce que c’est la date d’ouverture de la première école publique au Sénégal. L’année 1903, car elle marque une rupture. C’est à cette date qu’est promulguée la loi-cadre sur l’organisation générale de l’enseignement en AOF. Pour le Sénégal, cette loi revêt un caractère éminemment programmatique tant au point de vue des structures d’enseignement que des buts poursuivis par la mise en place de ces mêmes structures. L’année 1960 enfin qui voit le Sénégal accéder à l’indépendance, avec toutes les conséquences qui en découlent, notamment sur l’école. Ainsi La période étudiée peut être divisée en trois grandes étapes historiques : 1817-1903 ; 1903-1960 ;1960 à nos jours. Ces considérations justifient par ailleurs les trois parties de ce travail : - Les débuts de l’enseignement Cette partie couvre la période 1817-1903. et s’intéresse en particulier à la principale question scolaire de l’époque, la bataille autour des méthodes d’enseignement. - L’école coloniale. Le thème de la « conquête morale » et celui de la « mise en valeur coloniale » sont à l’ordre du jour, avec comme corollaire la reconfiguration du système scolaire et la mise en place des instruments de son fonctionnement : plans d’études, manuels scolaires, appareils législatifs et administratifs… - Le système scolaire après l’indépendance. On entre dans une ère où les problèmes se posent en des termes profondément renouvelés. Se mettent alors en place de nouvelles stratégies que l’on commence à appeler des stratégies de développement, et à partir desquelles les politiques et pratiques scolaires se positionnent. Nous sommes toutefois conscient que dans un continuum, toute limite temporelle peut sembler arbitraire et celles que nous avons retenues n'échapperont évidemment pas à cette objection. En effet, la réalité est plus complexe : les étapes s'interpénètrent, renvoient les unes aux autres. Les articulations ne sont donc pas aussi nettes, mais elles sont toutefois défendables : elles coïncident approximativement avec des changements importants dans l'évolution du système. C'est ce jeu complexe et mouvant que ce travail s'attachera à décrire. Encore fallait-il une présentation intelligible des événements, tout en se gardant de dissocier à tort des aspects étroitement solidaires ou d'en déduire des analyses redondantes. 1 D. Bouche, 1975, L'enseignement dans les territoires français de l'Afrique occidentale de 1817 à 1820, Lille, 43 Université de Lille III, Service de reproduction des thèses et Paris, librairie Honoré Champion, 2 tomes.