Du discours à la dissertation - Laboratoire Parole et Langage
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Du discours à la dissertation - Laboratoire Parole et Langage
1 Du discours à la dissertation aspect du passage de la Rhétorique à la Littérature en France au XIXe siècle Françoise DOUAY-SOUBLIN Université de Provence Aujourd'hui, l'étude de la rhétorique est tombée en désuétude, en tant qu'étude théorique ; cependant, on ne méconnaît pas son utilité et c'est elle, en somme, que l'on enseigne, lorsqu'on s'efforce, dans l'enseignement secondaire, d'apprendre aux élèves à composer et à écrire. Ainsi s'exprime, en 1901, l'article RHÉTORIQUE du Grand Dictionnaire Larousse, soulignant la continuité d'une pratique, celle de l'apprentissage de la composition en langue française, par delà les ruptures théoriques introduites par les grandes réformes de l'enseignement des Lettres menées par Jules Ferry de 1880 à 1890, qui remplacent dans l'enseignement secondaire les préceptes formels de la tradition rhétorique par une discipline nouvelle, l'histoire littéraire, et l'étude des orateurs -la chaire, le barreau, la tribune, l'académie- par celle des écrivains, dramaturges, poètes et romanciers. Or la composition française elle-même a connu à la fin du XIXe siècle un profond changement, lorsque l'épreuve traditionnelle du discours est remplacée, comme épreuve écrite discriminante aux examens et aux concours, par celle que nous connaissons encore aujourd'hui, la dissertation. Comme la composition latine dont elle est le calque, et qu'elle ne supplante que très tardivement, la composition française est l'héritière des progymnasmata du IVe siècle gréco-latin, repris en Europe à la Renaissance, en particulier dans la Ratio studiorum des jésuites ; elle s'inspire explicitement de l'exercice que le rhéteur romain Quintilien, au premier siècle de notre ère, plaçait au-dessus de tous les autres, l'amplification : Ce qui est le signe du mérite, c'est de développer ce qui est par nature contracté, d'amplifier ce qui est mince, de donner de la variété à ce qui se ressemble, de l'agrément à ce qui est banal, et de parler bien et longuement sur un sujet limité. [Quintilien trad.Cousin L.X cap.5 §11] Le principe en est simple : l'enseignant fournit un court texte de départ, appelé argument ou matière, que l'élève doit amplifier ; les données fournissent en général un personnage, dans une certaine situation matérielle et morale, avec un interlocuteur et une tâche à mener à bien par la parole : Noé fait à sa famille le tableau des sentiments qu'il éprouva en sortant de l'arche (2348 ans avant Jésus-Christ); un sergent écossais, aux Américains sauvages dont il est le prisonnier, pour se soustraire aux tortures de la mort. S'il s'agit principalement de décrire la scène, de la partager avec l'interlocuteur, on parlera plutôt de narration ; et plutôt de discours s'il s'agit surtout de persuader l'interlocuteur, d'obtenir de lui qu'il fasse telle ou telle chose. Enfin si au lieu de parler à un interlocuteur présent, on écrit à un interlocuteur absent, on parlera de lettre, même s'il est évident qu'une lettre peut comporter des passages narratifs et des adresses persuasives. Ce schéma de base est compliqué par l'existence des traits, ou paroles remarquables, qui usent d'une méthode 2 inverse pour former les Jeunes Gens dans l'Art de la Narration, dit le sous-titre du recueil de traits le plus célèbre La Morale en action de Bérenger et Guibaud (1785) constamment réédité au XIXe siècle. Le trait en effet incite à partir du "mot de la fin" :Vive Dieu, s'écriait Henri IV, s'en prendre à mon peuple, c'est s'en prendre à moi-même, et à construire pour cette parole précieuse, pour cette pépite de discours direct, un écrin de discours indirect qui la mette en situation et fasse valoir son éclat. Ces deux démarches n'étant pas strictement incompatibles, il arrive que soient fournies à la fois un personnage en situation :Vergniaud à ses amis après la proclamation de la République (1792 après J.C.), et des paroles intangibles à mettre en valeur : Liberté, Egalité, Fraternité. Narration, lettre ou discours, l'épreuve de composition française prend l'une ou l'autre de ces trois formes, au Concours général de 1747 à 1794 puis de 1801 à 1904, au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure de 1816 à 1904, et à l'écrit du baccalauréat de 1853 à 1890. Rappelons en effet, à la suite de Clément Falcucci, que lors de sa création par Napoléon en 1809, le baccalauréat, premier examen national sanctionnant le niveau d'études atteint à la sortie de l'enseignement secondaire, ne comporte qu'une interrogation orale, portant sur les auteurs anciens. Mais il ne va pas tarder à s'alourdir. A l'oral apparaissent, en 1821, des questions de rhétorique qui seront remplacées en 1890 par des questions d'histoire littéraire ; en 1821 également apparaissent des questions de mathématiques, en 1830 des questions de logique, et en 1838 des questions d'histoire et de géographie. La première épreuve écrite apparaît en 1830 : il s'agit d'une composition latine de forme traditionnelle, c'est-à-dire d'une amplification en latin, à laquelle vient s'ajouter une version latine en 1840. En 1853 apparaît pour la première fois au baccalauréat une épreuve de composition française de forme traditionnelle, une amplification en français ; pendant quatre ans, de 1853 à 1857, la langue de l'épreuve de composition par amplification -latin ou français- sera tirée au sort, puis les deux compositions cohabiteront jusqu'en 1880, date à laquelle (première réforme Jules Ferry pour le secondaire) la composition latine sera supprimée, la composition française demeurant seule en lice. Cependant, en 1864, la réforme Victor Duruy introduit une composition française de philosophie d'un type tout-à-fait nouveau, la dissertation philosophique ; pendant plus de vingt-cinq ans, les deux types de composition française coexistent -discours d'amplification et dissertation philosophique- puis en 1890 (seconde réforme Jules Ferry pour le secondaire) le discours d'amplification est supprimé et remplacé -sous le titre inchangé de composition française- par une dissertation littéraire ou une explication écrite d'auteurs français, dont les formes nous sont encore familières. A l'évidence, le nouvel exercice est plus complexe puisqu'à la maîtrise de l'écriture proprement dite (de l'elocutio disent les anciens) s'ajoute le double souci des idées (l'inventio) et du plan (la dispositio), dont l'élève amplifiant un canevas était déchargé, comme l'est un traducteur aux prises avec l'expression adéquate d'un donné. 3 Et pourtant cet exercice d'apparence facile qu'est la composition française par amplification a donné lieu à des trésors d'ingéniosité pédagogique, et à une production impressionnante de modèles, regroupés dans des recueils de narrations, lettres et discours souvent édités sous deux formes, tel le Nouveau manuel complet et gradué de la composition française d'Alphonse Fresse-Montval (1835) : Matières seules pour l'élève, Matières & corrigés pour le professeur. Pour élaborer ces modèles, toujours canoniques et toujours renouvelés, qui tissent la culture scolaire d'un milieu sinon d'une société toute entière, les professeurs de rhétorique recourent à trois solutions différentes. Une première solution consiste à tirer une matière d'un texte existant, puis après avoir fait composer l'élève, à lui donner comme corrigé le texte initial. C'est ainsi que Gourgaud, le professeur de Rhétorique de Flaubert à Rouen, ayant lu le Mateo Falcone de Prosper Mérimée dans la Revue de Paris en 1829, en raconte les grandes lignes à son élève, qui note sur son cahier de Narrations & Discours 1835-36 : Un enfant joue dans les champs, il entend des coups de fusil. Un homme poursuivi arrive. Il le cache grâce à une pièce de monnaie. Ce même enfant séduit par les promesses d'un garde le livre. Matteo le père de cet enfant apprenant cette lâcheté le couche en joue et le tue. [Bruneau 1962 p.53-68]. Ce n'est qu'après avoir composé son propre Matteo Falcone que Flaubert sera autorisé à lire l'original. Or certains recueils destinés à la classe de Rhétorique sont constitués de cette façon, comme le Nouveau manuel complet et gradué de la composition française d'Alphonse Fresse-Montval, qui puise chez les historiens des événements remarquables, d'où il tire un résumé proposé à l'amplification ; pour L'enlèvement de Stanislas-Auguste Poniatowski par exemple, il en énumère assez sèchement les diverses péripéties en une matière d'une vingtaine de lignes, puis il fournit le récit original du comte de Ségur, trois fois plus long et nettement plus élégant, à titre de "corrigé" [Fresse-Montval t.I 1835 p.231]. Au lieu d'exploiter des textes existants, condensés puis recomposés, certains professeurs -c'est une deuxième solution- inventent leurs sujets et rédigent eux-mêmes matières et corrigés, offrant ensuite au public, ou plutôt à leurs collègues, des recueils de "discours" entièrement de leur main. C'est le cas des Nouvelles Narrations françaises précédées d'exercices préparatoires d'Auguste Filon, parues chez Hachette en 1827 et qui, comme le Gradus ad Parnassum d'illustre mémoire, se maintiennent jusqu'en 1911. Ces exercices accompagnent des Eléments de rhétorique française parus en 1826 qui, s'inspirant de Hugh Blair, orientent ouvertement la rhétorique vers l'art de parler et d'écrire dans les relations privées ; le discours public, avec les devoirs du citoyen comme électeur ou éligible, juré ou témoin, n'est pas tout-à-fait négligé, mais il tient peu de place auprès de ces deux grands arts privés que sont le style épistolaire -narrer des faits, exprimer une opinion, faire partager un sentiment- et l'art de la conversation : savoir écouter, savoir se 4 taire, ne pas se contredire, parler sans pédanterie de ce qu'on sait, ne pas médire... la morale ici se fait quotidienne. Et c'est un ton quotidien qui prévaut dans les dialogues et les fables qui, comme aux plus beaux jours des progymnasmata, forment l'essentiel des exercices préparatoires, abordables en classe de troisième : La Bibliothèque. Fable. Matière. On supposera qu'un jour les livres d'un homme riche eurent ensemble une petite conversation. Les volumes les plus considérables, les in-folio, les in-quarto, les in-octavo, les ouvrages les plus importants, tous ceux qui traitaient des matières littéraires ou scientifiques, se plaignirent vivement de rester toujours à leur place et de n'être jamais feuilletés par leur maître. Un roman mal écrit et un petit recueil de bons mots étaient les seuls qui fussent connus de leur possesseur : ils étaient lus et relus matin et soir. [fin du ] Corrigé. [un in-quarto, un in-folio, un livre philosophique, un livre latin et un nouveau livre broché exhalent leur amertume avant de conclure en choeur : ] Cet homme ne lit rien ! un in-12 : Pardonnez-moi ; car il me lit tous les soirs et je fais ses délices quoique je ne sois, dit-on, qu'un roman mal écrit, où la fadeur des sentiments se mêle à l'invraisemblance des faits. un in-32 (d'une voix très aiguë) : Et moi aussi, je suis un des favoris de notre maître. l'in-folio : Quel est ce nain ? l'in-32 : J'ai l'honneur d'être une compilation portative de citations et d'anecdotes. C'est moi qui fournis à Monsieur tout son esprit : il m'apprend par coeur le matin, et le soir il me récite. l'in-folio : Voilà donc l'usage qu'il fait de ses trésors ! Que d'hommes pourraient devenir instruits et spirituels, qui ne sont toute leur vie que des ignorants et des perroquets ! [Filon 1841p.26-29] L'existence du traité de préceptes autorise le recueil d'exercices à supposer connus, le choix des mots, l'arrangement de la phrase, et l'ordre de la composition ; il se réduit donc, aussi bien pour les vingt-huit exercices préparatoires que pour les trente-sept narrations, à l'énoncé d'un titre et d'un argument, suivi d'un corrigé ; mais leur auteur n'est pas peu fier de proposer là soixante-cinq sujets "entièrement neufs". En fait, les sujets historiques, minoritaires il est vrai (14/65), ont, comme La Peste de 1348, La navigation de Marie Stuart, La mort d'André Chénier, Le passage du Simplon, un air de déjà-vu, à l'exception peut-être de L'émigration, qui évoque le départ, en 1833, d'une famille allemande ruinée vers l'Amérique. Les sujets de pure fiction (51/65), romanesques à souhait et prodigues en morts violentes (33/51), renouvellent davantage le genre, rôdant volontiers aux frontières du fantastique, comme L'anneau du Chartreux dont l'atmosphère lugubre devait enchanter les lecteurs -clandestins- du Moine de Lewis : Argument Le supérieur d'un couvent de Chartreux venait de mourir. Un jeune frère, qui l'avait vu mettre dans le cercueil avec un anneau d'or à son doigt, conçut le projet sacrilège de lui ravir ce trésor. Il descend, au milieu de la nuit, dans le caveau où le corps avait été déposé ; il ouvre le cercueil. On dira l'émotion dont il est d'abord saisi à la vue de ce vénérable père, que la fraîcheur du caveau avait parfaitement conservé. Entraîné par une cupidité infernale, il prend la bague. Ensuite il referme la bière. Mais, lorsqu'après avoir enfoncé le dernier clou, il veut s'enfuir et regagner sa cellule, il se sent retenu par la manche de sa robe qu'il avait 5 clouée par mégarde. Il ne réfléchit pas sur la cause de cet accident, et, frappé d'une terreur inexprimable, il expire à l'instant sur le cercueil. [Filon 1841 p.110] Invité à composer sur cet argument macabre un peu modifié, le jeune Gustave Flaubert s'en donne à coeur joie, absolvant même en conclusion son Bernardo, ce profanateur avide et frénétique : [...] il avait vécu, car rêver, craindre, attendre, posséder à l'agonie, c'est vivre ; à lui comme à bien d'autres, sa richesse fut dans le tombeau, et ses espérances vinrent se briser sous un suaire de mort . [Bruneau 1962 p.62] Le corrigé de Filon conclut, on s'en doute, sur une tout autre note : [...] quelques mois après, un religieux ayant succombé, tout l'ordre descendit dans le souterrain, et l'on trouva le frère qui avait disparu [...]. La manche de sa robe était clouée au cercueil ; [...] son visage, à demi desséché, gardait encore la trace d'une contraction violente et l'anneau d'or brillait à son doigt décharné." [Filon 1841 p.113] Non que ce dénouement précis ait été suggéré dès le départ : s'il est vrai qu'au niveau des exercices préparatoires, destinés plutôt à la classe de seconde dite d'Humanités, la relation entre l'argument et le développement qui le multiplie par trois est d'une homothétie quasigrammaticale, ce n'est plus le cas en classe de première dite Rhétorique, et les corrigés des narrations sont riches en épisodes imprévus, voire imprévisibles. Est en revanche parfaitement prévisible le caractère rémunérateur et vengeur de la morale, qui ne laisse jamais longtemps l'innocence opprimée ni le crime impuni. Mais parmi tant de drames, est-ce en définitive cette exigence de justice qui prévalait pour l'élève ? à lire Flaubert, on a sujet d'en douter. A ces corrigés rédigés par le maître, certains professeurs préfèrent comme modèles -et c'est une troisième solution- les meilleures copies de leurs anciens élèves. C'est JosephVictor Leclerc qui inaugure le genre en plaçant en 1822 à la fin de sa Nouvelle Rhétorique, quelques discours à sujets historiques, rédigés en 1815-16 par ses meilleurs élèves du lycée Charlemagne. Voici un sujet dit mixte car il mêle narration et discours : Dion Chrysostome fait élire Nerva, et le traitement du premier paragraphe de l'argument correspondant, qui en comporte quatre : récit de la vie de Dion entre sa proscription et la mort de Domitien, mort de Domitien, discours de Dion à l'armée romaine en faveur de Nerva, élection de Nerva ; rappelons qu'il existe un beau discours stoïcien de Don Chrysostome à Trajan Sur les devoirs d'un souverain, sujet d'une brûlante actualité en 1815 ; rappelons aussi qu'en 1816 est décrétée la proscription des régicides, et qu'en tout état de cause, parmi ces élèves de seize ans, plus d'un a dû naître dans une famille ruinée, en exil ou cachée. Dion Chrysostome, proscrit par Domitien, erra longtemps de ville en ville et de pays en pays, manquant de tout, réduit le plus souvent, pour subsister, à labourer la terre, et honorant sa misère par ses vertus et sa noble patience. De sa première fortune, il ne lui restait qu'un dialogue de Platon et une harangue de Démosthène, qu'il portait partout avec lui. Il parcourut ainsi la Mésie et la Thrace, ARGUMENT 6 pénétra jusque chez les Scythes, qui l'admirèrent, et se fixa chez les Gètes, où campait une nombreuse armée romaine. Lorsque Domitien périt, ... [JVLC 1822 p.352] Et voici comment ce paragraphe fut amplifié par deux brillants élèves... deux pour mettre en évidence la marge de liberté laissée à chacun : Dion Chrysostome avait mérité par ses vertus la haine de Domitien : un tyran cruel et timide ne pouvait pardonner à celui dont il avait à redouter l'éloquence, la sagesse et l'exemple. Dion fut proscrit. Contraint de quitter Rome qu'il avait éclairée, il répandit quelques larmes sur cette ville, reine du monde et esclave d'un homme ; et levant les mains vers le Capitole : "O Jupiter, s'écria-t-il, devais-tu nous laisser le souvenir de Titus ?" Il erra longtemps de ville en ville, de pays en pays, seul, ignoré, pauvre, mais toujours plus ferme au milieu des plus affreux malheurs ; et lorsque de cette main qui avait tracé les préceptes d'une morale sublime, il était forcé de manier le soc pesant de la charrue, il semblait répandre sur un état obscur tout l'éclat de ses vertus. Souvent, fatigué de son travail, il s'asseyait près du sillon commencé, et, prenant un dialogue de Platon et une harangue de Démosthène, seul reste de sa première fortune, il méditait sur la sagesse avec le philosophe, ou se laissait entraîner à la véhémence de l'orateur indigné contre la tyrannie. Il portait partout avec lui cette véritable richesse ; elle le suivit dans la Mésie et dans la Thrace, qu'il parcourut, toujours armé de sa noble patience et de sa confiance dans les dieux. Les Scythes entendirent tout à coup, au milieu de leurs déserts, une voix éloquente ; ils virent avec surprise un étranger, pauvre et malheureux, les subjuguer par une puissance qui leur était inconnue ; et, comme si la justice divine eût voulu faire oublier à Dion que la fortune lui enviait les hommages des Romains, ces peuples barbares, frappés de sa vie et de ses discours, le prirent pour un de leurs dieux, caché sous une forme humaine, et voulurent lui élever des autels. Mais Dion se souvint que chez les Gètes campait une nombreuse armée romaine ; à cette pensée il sentit l'amour de Rome se réveiller dans son coeur : "C'est là, dit-il, c'est là que je veux fixer ma vie errante, jusqu'à ce que les dieux aient vengé l'empire. Je serai du moins au milieu de ceux que j'avais choisis pour mes concitoyens ; je me croirai encore dans ma patrie." Aussitôt il se rendit chez les Gètes, et, protégé par son obscurité, il attendit en silence le jour d'une meilleure destinée. Cependant... Cette première amplification, profuse, trouée de prosopopées, était due à M.Théry, futur recteur de l'Académie de Montpellier ; et voici, plus dense, hérissée d'antithèses et d'oxymores, celle d'un futur professeur d'Histoire au Collège de France et célèbre écrivain, Jules Michelet : Rome, sous ses consuls, donnait des couronnes à la vertu ; elle était libre alors. Rome, esclave sous Domitien, honora les grands hommes par des proscriptions. Accusé par l'estime publique de vertu et de génie, Dion fut proscrit : il abandonna sans regret une ville qui n'avait plus que le nom de Rome, et, emportant avec Platon et Démosthène les consolations de la philosophie et les souvenirs de la liberté, il alla chercher un pays où l'on pût être impunément éloquent et vertueux. Longtemps il promena sa misère parmi les barbares, étonnés de son génie et de l'injustice de sa patrie ; enfin il arriva aux bords du Tanaïs, où campait une armée romaine ; il y fixa sa course errante, et retrouva dans les camps Rome exilée de ses murs. Là, honorant sa misère par une noble patience, il exerçait dans les travaux les plus pénibles ces vertus austères que vante le philosophe et que pratique le sage ; là, il plaignait les malheureux qui, pour ne pas quitter leurs palais, flattaient le tyran et attendaient la mort. Cependant... 7 A lire ces copies, on est plutôt surpris par leur variété, beaucoup plus grande que celle des recueils d'une seule main, fût-elle professorale ; le choix des phrases reproduites et des phrases amplifiées, le volume de l'amplification qui peut varier du simple au double, multipliant l'argument dans un cas par quatre et dans l'autre par deux, le nombre de paragraphes, l'ordre d'apparition des épisodes suggérés, les épisodes ajoutés, le choix des figures de prédilection, prosopopée, comparaison, antithèse, et le ton général adopté, sobre ou pathétique, solennel ou sage, tous ces détails stylistiques révèlent une marge de maneuvre non négligeable et confère à chacune de ces copies sa personnalité. Quant aux sujets historiques, tous ne sont pas rivés à l'Antiquité ; on le mesure en parcourant le Choix de compositions françaises et latines ou narrations, scènes, discours, lieux communs, développements historiques, vers latins, des meilleurs élèves de l'université moderne, avec les matières ou les arguments, que Jules-Amable PierrotDeseilligny, proviseur au lycée Louis-le-Grand, rassemble en 1836 et que son fils puis ses successeurs, Wilhelm Rinn et Julien Girard, vont reprendre et augmenter trois fois, en 1846, 1859 et 1875. Je suis ici la troisième édition qui rassemble 271 compositions, 167 en latin et 94 en français. Plus nombreux, les sujets latins sont aussi plus variés puisqu'ils comportent, outre les vers latins où s'illustra, sous Pierrot-Deseilligny, le jeune Charles Baudelaire, des lieux communs : Non minor magistratus quam bellatoris gloria [la gloire du magistrat n'est pas moins grande que celle du guerrier] et des parallèles : de Démosthène et de Cicéron, de Romulus et de Numa, qui ne se retrouvent pas dans la partie française. Les sujets français se ramènent à trois types, les narrations & scènes (12/94) : les hommes après le déluge, Jérémie sur les ruines de Jérusalem, les Goths dans Athènes, conversion de saint Augustin, prédication de la première croisade ; les lettres (30/94) : Pétrarque à un savant de ses amis, Barthélemy de Las Casas à l'empereur Charles-Quint en faveur des Indiens, Henri IV à Sully, le cardinal de Retz à Mme de Sévigné, Fénelon à Louis XIV après la révocation de l'édit de Nantes, un solitaire de Port-Royal à Racine ; et les discours (52/94), les-uns d'histoire ancienne : Solon propose aux athéniens d'abolir les lois de Dracon, Périclès défend Phidias et Anaxagore, les femmes cimbres à Marius, Marc-Aurèle mourant à ses amis et à son fils, l'empereur Julien à ses soldats mutinés ; les autres d'histoire moderne : Charles-Martel aux français avant la bataille de Poitiers, éloge funèbre de Duguesclin, un vieillard maure à Isabelle la Catholique, Savonarole à Charles VIII, François Ier aux habitants de La Rochelle, Marie Stuart à ses juges, Pitt, comte Chatam, au Parlement d'Angleterre contre la guerre en Amérique, Washington à son armée en la licenciant, Vergniaud à ses amis après la proclamation de la République. Tous historiques, les sujets se répartissent équitablement en un tiers pour l'histoire ancienne (31/94), un tiers pour l'histoire de France (32/94), un tiers pour l'histoire des autres pays (31/94). Quant aux vertus exaltées, aux coutumières vertus royales, comme la vaillance, la clémence, le goût des lettres, l'amitié, se joignent désormais, issues des Droits de l'Homme 8 et du Citoyen, des exigences nouvelles, la liberté de conscience et de parole, la tolérance, la résistance à l'oppression, et le protestant comme figure du juste persécuté s'inscrit comme un reproche dans le quart des sujets d'histoire de France (8/32). Les matières sont de format variable ; une Lettre d'un protestant au chancelier Letellier, à l'occasion de la révocation de l'édit de Nantes (1685 après J.C.), d'une âpre amertume, a été faite sans autre matière que cette indication [1859 p.313] ; ailleurs au contraire sont fournies, en plus des habituelles circonstances historiques, des paroles qu'il est bienvenu de citer, si bien que le discours tend au commentaire de trait, mais avec toute l'onction des homélies sur l'Evangile, alors en plein renouveau, rapprochant de fait les prédications catholique et réformée : MATIÈRE. Benjamin Franklin mourut le 17 avril 1790. Il était âgé de quatre-vingtquatre-ans. On trouva dans son testament la disposition suivante : "Je lègue au général Georges Washington, mon ami et l'ami de l'humanité, le bâton de pommier sauvage dont je me sers pour me promener." Vous supposerez une lettre de son ami, le docteur Jones, qui apprend au général la mort de Franklin, et lui fait part de cette dernière disposition. Le développement annonce et décrit la mort de Franklin dans un premier paragraphe, puis aborde la disposition du testament dans un second paragraphe, que voici : Ce matin, nous sommes retournés à la maison où reposait encore le corps de notre ami : on a ouvert son testament et nous y avons trouvé la disposition suivante : "Je lègue au général George Washington, mon ami et l'ami de l'humanité, le bâton de pommier sauvage dont je me sers pour me promener." Je ne saurais vous dire, monsieur le général, combien nous avons été émus à ce trait si délicat de l'amitié qui a toujours uni deux nobles coeurs. Franklin qui jugeait de votre âme par la sienne, et qui avait raison, sentait quel prix vous attacheriez à ce dernier gage d'une affection si constante ; il sentait que, si quelque chose pouvait vous consoler de sa perte, c'était de toucher sans cesse ce bois où vous l'aviez vu s'appuyer tant de fois, ce confident de ses secrètes rêveries pendant ses promenades, ce reste de lui qui chaque jour parlerait de lui, chaque jour vous ferait pour ainsi dire vivre avec lui. Ce que Franklin ne sentait pas, monsieur le général, tant il s'appréciait peu lui-même, mais ce que sentira toute l'Amérique, c'est que cette simple ligne du testament d'un grand homme, est pour vous la plus belle des récompenses, la seule peut-être qui soit à la hauteur de vos vertus. [Pierrot-Deseilligny 1859 p.338] Ainsi, quel que soit le genre d'épreuve, narration, lettre ou discours, la même méthode est mise en oeuvre : l'amplification d'une matière fournie. Or, surtout pour les sujets historiques, qui dominent dans les grands lycées, au baccalauréat et au Concours Général, cette méthode invite à l'identification plutôt qu'à la distanciation. Succinctes mais suffisantes, les indications fournies, étoffées par les exemples des recueils, dispensent l'élève d'une enquête historique approfondie ; c'est donc à travers des situations, des personnages et des passions schématisés -Dion ou le sage injustement proscrit ; Mateo Falcone ou l'honneur plus fort que l'amour paternel ; aux mains des indiens ou l'éloquence du désespoir- qu'il accède au théâtre du monde, où il ne peut s'inscrire efficacement qu'en s'identifiant pour un temps avec le personnage idéalisé à qui il va prêter actions et paroles. Sous l'Empire napoléonien, l'Empereur lui-même ou ses officiers supérieurs peuvent être 9 offerts à l'identification immédiate : Eloge funèbre des morts de la bataille de Friedland... ce sujet est donné au lycée de Marseille quelques semaines après la bataille ; à la Restauration au contraire, la loi dite d'amnistie de 1816, celle-là même qui proscrit les régicides, interdit d'évoquer dans les classes ce qui s'est passé depuis 1789 ; cet interdit ne sera levé qu'en 1848, où l'on verra déferler les sujets révolutionnaires... du moins jusqu'aux remises au pas du Second Empire. C'est donc indirectement et par analogie que sont abordées les questions brûlantes : la paix et la guerre à travers l'impérialisme romain ou le cedant arma togae de Cicéron, la tolérance politique et religieuse à travers Henri IV et Louis XIV, l'édit de Nantes et sa révocation. Par ce biais se trouve favorisée la figure qu'alors on appelle encore l'allégorie, et que nous appelons plutôt "analogie" ou "métaphore" qui consiste, en semblant dire une chose, à en dire simultanément une autre : mué en philosophe antique reprochant aux Scythes la cruauté de leurs guerres, le jeune élève, surtout lorsqu'il leur parle en français, est libre d'avoir en tête des barbares plus proches de lui. Par rapport à la narration qui le précède dans l'apprentissage, le discours a ceci de spécifique qu'il doit être tenu à la première personne, à la place du personnage historique ou fictif que l'élève doit incarner : la prosopopée en est donc la figure obligée ; mais dans le dispositif où elle intervient -qui n'est pas, quoi qu'on en ait dit, celui du pastiche- elle n'est que la forme ultime d'un processus général d'identification, exigé par tous ces exercices, et qui triomphe avec le discours français. En voici un exemple éloquent datant de 1849 ; invité à célébrer la République -sujet nouveau s'il en est- l'élève y parvient en construisant une série analogique : Platon, JésusChrist, les hommes de 89, qui a pour effet de christianiser LE message révolutionnaire, qui tel un trait doit être proféré mot pout mot : Liberté, Egalité, Fraternité. Est-il besoin de souligner l'importance que revêt pour une société ce travail d'intégration active des discours et des mots d'ordre fondamentaux ? Vergniaud à ses amis après la proclamation de la République (1792 ap. J.C.) MATIÈRE [1° §] La Convention venait de proclamer la république. Rassemblés, le soir, chez Mme Roland, Pétion, Brissot, Barbaroux, Vergniaud, Condorcet, etc., célébrèrent, dans un recueillement presque religieux, l'avènement de leur pensée dans le monde. A la fin du souper, Vergniaud prit son verre, le remplit de vin, se leva, et proposa de boire à l'éternité de la république. Dévoué toute sa vie au triomphe des idées républicaines, il en salue l'avénement avec bonheur. Il dira l'idée grande et sublime qu'il entend par le mot république et la forme républicaine, résumés dans ces trois mots : liberté, égalité, fraternité. [...] Amis, Il est venu, ce jour solennel que tant d'âmes généreuses appelaient depuis si longtemps ; elle s'est levée, cette heureuse aurore qui doit précéder le règne de la raison et de la fraternité sur la terre ! La Convention a proclamé la république en France, et peut-être en même temps en Europe et dans le monde ! Les faibles liens qui nous rattachaient encore au passé, sont à jamais rompus ; des destinées nouvelles s'ouvrent devant l'humanité ; une vie nouvelle commence pour les peuples ! Vous avez entendu les cris de joie et d'enthousiasme avec lesquels deux cent mille citoyens ont salué l'annonce de la régénération universelle ; déjà du fond des DISCOURS 10 provinces s'élève un immense écho d'allégresse et d'applaudissements ; en ce moment des millions de Français remercient Dieu de pouvoir assurer le triomphe de la liberté sur la tyrannie, de l'équité sur l'injustice, du sentiment divin sur le sentiment immoral que les siècles semblaient avoir consacré. Pour nous, mes amis, pour nous qui avons toujours hâté de nos voeux et de nos efforts l'avénement de cette haute et sublime idée, ce jour est sans doute le plus beau de notre vie. Oui, je le sens à la pieuse émotion qui fait palpiter mon sein, à la noble ardeur que je vois briller sur vos fronts, un tel jour ne se rencontre pas deux fois dans la vie d'un homme, et pendant de longs âges. Ah ! un pareil bonheur paye bien des années de travaux, de persécutions, de servitude ! La pensée que la jeune république vient de graver en caractères indélébiles au coeur de ses enfants, est grande comme le monde, pure comme l'homme de bien, féconde comme Dieu ! Liberté, égalité, fraternité, voilà son symbole ! Amour de Dieu et des hommes, voilà sa devise ! Elle est venue, non pas seulement pour renverser, mais aussi pour fonder, non pas seulement pour éclairer des ruines, mais aussi pour prêter la lumière à l'élaboration des nouvelles destinées sociales ; ce n'est point un fanal allumé pour le carnage et la destruction, c'est un phare de salut, qui doit embraser l'univers de ses rayons bienfaisants ! A la place des institutions écroulées, elle veut élever des institutions plus nobles, plus saintes, plus dignes de l'homme et de Dieu ; elle veut effacer toutes les distinctions, excepté celles du génie et de la vertu ; céleste émanation du christianisme, elle veut poursuivre la mission du Christ, convier le genre humain à la charité évangélique, et déposer dans l'âme des peuples les germes d'une paix et d'un bonheur éternels. Puissent nos espérances se réaliser ! Puisse s'accomplir ce rêve immortel que tant de sages ont rêvé depuis Platon et le Christ ! Puisse le riant avenir, dont nous entrevoyons à peine les prémices naissantes, mûrir les fruits pour l'heureuse postérité ! [...] Lycée Napoléon 1849 [Pierrot-Deseilligny 1859 p.228-29]. Cet élève, à coup sûr, maîtrise les arguments et les figures, et même les catégories métalinguistiques de la rhétorique -là où son professeur dit idée, il répond pensée, symbole, devise- et il est éminemment capable de s'échauffer. Mais s'est-il mépris sur l'expression dans un recueillement presque religieux ? A-t-il été influencé à tort par une vague analogie avec la situation et les gestes de la Cène ? Ou bien a-t-il, en captant ces allusions légères, comblé l'attente de son professeur ? Dans l'enthousiasme partagé ou la flagornerie ? Bien malin qui dira s'il s'agit là d'une projection personnelle réellement ressentie, d'un entraînement mutuel de l'aîné et du plus jeune, ou d'une concession, lâche ou cynique, à la propagande ambiante. Et c'est ce qui fait peut-être la sagesse de la Rhétorique, sa civilité en tout cas, que de jeter ainsi sur le mystère de la motivation le voile de l'allégorie et de la prosopopée. Une autre question vient à l'esprit : ces discours étaient-ils seulement écrits ou prenaient-ils finalement une forme orale ? Lors de la création du Concours Général, en 1746, pour concilier deux exigences antagonistes : que les discours soient appréciés à l'oreille, et que l'anonymat des concurrents soit scrupuleusement respecté, les copies étaient confiées à un lecteur professionnel, autour duquel s'assemblait le jury. Est-ce, comme souvent en France, cette procédure mise au point pour un concours d'élite qui redescend ensuite dans les classes ? en tout cas, les élèves rédigent leurs discours et ne les prononcent pas eux-mêmes oralement ; cependant ces discours, ou du moins les meilleurs d'entre eux, ou les meilleurs passages, seront lus publiquement en classe par le professeur 11 : ils doivent donc être écrits POUR être lus à voix haute, et pour être appréciés collectivement, à l'oreille. Le témoignage de l'historien Ernest Lavisse, en classe de Rhétorique dans les années 60, montre bien quelle atmosphère créait au lycée l'exercice du discours. La vraie fin des études d'alors, c'était la rhétorique où les meilleurs élèves passaient deux ans. Dans la rhétorique, tout cédait au discours. Nous en composions deux par semaine, l'un en latin et l'autre en français. C'était beaucoup, mais l'habitude était prise et nous plaisait. Le compte rendu des discours était une petite solennité. Nos professeurs* (* C'étaient M. Hector Lemaire et M. Gaston Boissier, les deux meilleurs professeurs que j'ai eus -très différents au reste. M. Lemaire était le maître de la rhétorique éloquente ; M. Boissier, le maître de la rhétorique fine ; le premier, d'un savoir limité, je pense ; le second, érudit, mais gaiement, sans surcharge, avec esprit. Le seul coin de l'antiquité que j'aie appris à connaître au collège est celui de Cicéron et de ses amis. [1903 : 13 n.1]) [Nos professeurs, donc] les classaient par ordre de mérite, lisaient tout entier le meilleur et les bons passages de ceux qui venaient après. Ils lisaient très bien. Nous étions touchés de l'honneur fait à notre éloquence et à notre esprit. Presque toute la classe s'intéressait à ces lectures. S'il arrivait qu'un des "forts" se dérobât une semaine ou deux -se dérober, c'était remettre une copie écrite à la hâte, pour la forme, et non revêtue du Lege quaeso [à lire]quelque paresseux lui disait en sortant : "Tu ne fais donc plus rien ?" Ainsi se manifestait notre plaisir français à bien dire ou à entendre bien dire. Or, je trouve charmant ce plaisir. Je me souviens, d'ailleurs, distinctement, d'une utilité maîtresse de cet exercice : il était le seul où nous apprissions à mettre et à tenir nos idées en ordre et à les bien exprimer. M. Lemaire nous dictait des "matières" qu'il fallait suivre rigoureusement, et qui se divisaient en trois, ou quatre ou cinq paragraphes. Si quelqu'un, au début de l'année, s'avisait d'ajouter un paragraphe, ou bien d'en fondre deux en un seul, le maître faisait cette déclaration : "Vous ne savez donc pas que lorsqu'il me vient à l'esprit un sujet de discours, tout de suite, je le vois se diviser en trois, quatre ou cinq paragraphes, et quand c'est trois, c'est trois ; quand c'est quatre, c'est quatre ; quand c'est cinq, c'est cinq. Je vous défends de toucher à ma matière. C'est bien entendu ?" C'était bien entendu, car il lançait cet ordre de dessous une moustache grise de colonel. Nous respections le cadre donné ; nous développions l'idée de chaque paragraphe, car il n'y en avait jamais qu'une : "Un paragraphe par idée, une idée par paragraphe", disait le maître. Et il ne fallait ni introduire une idée, ni permettre que les idées chevauchassent les unes sur les autres : "Vous brouillez la matière ! Ne touchez pas à ma matière !" L'exercice du discours ainsi compris était une leçon d'ordre et de mouvement réglé, qui avait sa valeur. [Lavisse L'éducation de la démocratie 1903 pp.13-16] Si ce témoignage reflète bien la vie studieuse et disciplinée des grands lycées parisiens, avec deux professeurs et assez d'élèves "forts" pour que soit entretenue une émulation constante, le climat en province, dans le tête-à-tête parfois singulier d'un professeur isolé et de quelques talents épars, laisse une autre impression. Revenons sur les exercices qu'à Rouen Gourgaud proposait à Flaubert, tels que Charles Bruneau nous les a faits connaître à travers ce cahier de Narrations & Discours de 1835-36; composées par un élève de 4 ème dans des formes courantes en classe d'humanités, voici ces six narrations désignées par leur titre et suivies de leur "corrigé" : notre parcours devrait les avoir éclairées. . 12 Gustave FLAUBERT Narrations & Discours 1835-36 1 Mateo Falcone Prosper Mérimée, Revue de Paris 1829 2 Chevrin et le Roi de Prusse Fredericana, recueil de traits sur Frédéric II 3 Le moine des Chartreux A. Filon Nouvelles narrations françaises 1827 4 Mort de Marguerite de Bourgogne suite à La Tour de Nesles d'A. Dumas 5 Portrait de lord Byron par Villemain, Michaud Dictionnaire biographique par Walter Scott, Noël & Chapsal Leçons anglaises 6 San Pietro Ornano suite à A. d'Aubigné, Tissot Leçons et modèles 1835 d'après Charles Bruneau Les débuts littéraires de Gustave Flaubert 1962 Quatre sujets d'histoire, deux sujets de fiction (1 et 3), et pour deux sources directes (1 et 4), quatre sources scolaires : normal. Pour un trait plaisant (2), cinq morts violentes : frénétique ! Les trois premiers sujets ont été dictés, les deux suivants suggérés, le dernier choisi librement : laissé à lui-même, Flaubert choisit dans un recueil récent une histoire tragique -une femme étranglée par son mari- écrite en vieux langage et lui donne une suite... aurait-il eu cette liberté à Louis-le-Grand ? Sur cet univers bien rôdé du discours d'amplification va s'abattre un cataclysme, qui en quelques décennies va conduire à sa disparition totale au profit de la dissertation. Loin de moi l'idée d'instruire ici le procès d'une épreuve fameuse qui brille encore de tous ses feux dans la France contemporaine ! En historienne de la formation rhétorique, je me demanderai seulement d'où vient cette épreuve, en quoi elle diffère du discours, et à quelle fonction elle prépare pour devenir ainsi prioritaire. Dans ses Eléments de rhétorique de 1826, adressés aux jeunes gens des deux sexes qui, n'étant point destinés à devenir orateurs, ne doivent point faire usage de l'art de parler et d'écrire que dans les relations privées, Auguste Filon, négligeant le discours, et renvoyant la lettre vers l'art épistolaire, ne retient que deux sortes de composition : la narration et la dissertation. Dans la tradition de l'Institut, la Dissertation ou pensée à développer, doit être claire, rigoureuse, complète, animée [Filon 1839 p.165] et s'illustrer dans quatre domaines, religieux, moral, scientifique et littéraire : dissertation sur le sentiment de la Divinité tirée des Etudes de la Nature de Bernardin de Saint Pierre ; dissertation sur l'amour de la patrie tirée du Génie du Christianisme de Chateaubriand ; dissertation sur les alluvions tirée du Discours sur les révolutions de la surface du globe de Cuvier ; dissertation sur l'imitation littéraire au XVIIe siècle tirée du Discours d'Ouverture de Villemain au Cours d'éloquence française de 1824. Au coeur de la composition ne se trouve plus un personnage en situation mais une notion, un mot-clef : sentiment de la divinité, amour de la patrie, alluvion, imitation littéraire, qu'il s'agit d'expliquer à la perfection. Notons qu'à l'agrégation de Lettres [Chervel 1993 pp.217-27], où régnait jusque là le discours historique (Monologue d'Annibal devant les portes de 13 Rome Strasbourg 1821), apparaît pour la première fois en 1832 un sujet théorique : Quel caractère les écrivains français du XVIIIème siècle ont-ils donné à l'imitation de l'antiquité ? ... c'est presque le sujet qu'emprunte Filon à Villemain. Avec les réformes de Victor Duruy en 1864, entre au baccalauréat une épreuve de composition française de philosophie, dont la norme est aussitôt réglée par le Petit traité de la dissertation philosophique de Charles Bénard (1866) ; norme qui est restée stable jusqu'à nos jours : les sujets consignés dans les Annales du Baccalauréat de l'Académie de Paris sont, dès la première année, ce que nous connaîtrons un siècle plus tard : 1866 En quoi l'histoire de la philosophie peut-elle être utile à la philosophie ? 1867 L'homme pourrait-il penser sans le secours des mots ? 1868 Que faut-il penser de la maxime : "La fin justifie les moyens" ? Cependant, de ces hautes sphères de l'agrégation et de la classe de Philosophie, la dissertation n'a pas encore gagné la classe de Rhétorique. En 1868, dans La rhétorique des classes, Hector Lemaire -moustache autoritaire et attachement maniaque aux paragraphes de sa matière- après deux cents bonnes pages sur la narration et le discours, aborde brièvement un exercice appelé à se développer, la dissertation. Or il ne cache pas son irritation devant cette épreuve invertébrée, où se reconnaissent, sans qu'elles soient nommées, les trois étapes classiques d'élaboration d'un discours -invention, disposition, élocution- mais dans une telle absence de consignes précises sur les sujets qu'aucune méthode générale, comme l'était l'amplification par paragraphe, ne peut plus être proposée : Aussi bien que dans les autres travaux de l'esprit, tout se réduit encore à trois termes : 1. découvrir les points qui doivent servir à la solution ou à la démonstration, et choisir dans le nombre ceux qui ont une véritable importance ; 2. disposer ces points dans un enchaînement logique et les réunir dans un plan régulier, pour aller d'une manière directe, sûre et intéressante au but que l'on poursuit ; 3. développer ces points à la place qui leur a été assignée, en former des raisonnements, y mettre des pensées et répandre partout le mouvement et le coloris du style. Si, pour guider chacune de ces opérations, on pouvait établir des règles générales qui pussent s'appliquer à tous les cas particuliers, nous ne manquerions pas de les résumer ; mais c'est une chose impossible parce que les sujets changent sans cesse de caractère, parce qu'il y en a de tous les genres et de toutes les espèces, parce que la variété en est infinie et qu'on n'en peut dire que ce que nous venons de dire en quelques lignes : car c'est là toute la théorie, trouver, arranger et développer. Le reste est une affaire de pratique. [Lemaire 1868 p.202-203] Le paradoxe est que de 1864 à 1890 cohabitent au baccalauréat deux épreuves de difficulté très inégale, et qu'on ne prépare bien qu'à la plus facile. Pour la rhétorique et son lourd arsenal de préceptes, d'exemples et d'exercices gradués, le discours d'amplification avec matière fournie est une épreuve routinière somme toute assez simple quand elle n'est pas en latin. La dissertation de philosophie, où le sujet se réduit à une brève interrogation sans consignes, est une épreuve beaucoup plus ambitieuse ; or pour y préparer, on récuse les traditions formelles de la rhétorique (heureusement familières aux élèves), et l'on préfère invoquer (Boirac 1890) le bagage d'une solide culture générale, un peu de bon sens cartésien -chose du monde, comme on sait, la mieux partagée- et une mystérieuse logique 14 logique dont on ne prend pas la peine d'enseigner le détail pratique. Il est vrai que la véritable élite se distingue à son naturel. On connaît la suite : au lieu d'ouvrir le discours vers le dialogue et le débat -dont on devine confusément l'exigence dans le monologue délibératif ou soliloque qui caractérise la dissertation- les littéraires s'alignent finalement sur les philosophes et en 1890, la dissertation littéraire fait son entrée au baccalauréat, avec les sujets (Lanson 1890) abstraits et brefs qui nous sont familiers eux aussi, invitant à développer, expliquer, justifier ou critiquer, une maxime, un parallèle ou une citation plus ou moins longue, empruntée à quelque grand critique : L'éloquence continue ennuie. Racine peint les hommes tels qu'ils sont ; Corneille les peint tels qu'ils devraient être. "Il n'est pas de serpent ni de monstre odieux Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux." [d'après La Bruyère] Boileau "Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au-delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement." La Bruyère A cette différence près que le philosophe, explorant des mots-clefs, échafaudant des mises en relation révélatrices, médite sur le monde autant que sur lui-même, tandis que le littéraire, jadis ouvert au théâtre du monde et désormais captif de la boucle critique, ne peut plus parler que de l'art de parler, ne peut plus écrire que sur l'art d'écrire. Ces exemples, et l'expérience que nous avons de la dissertation, si semblable à elle-même depuis un bon siècle qu'elle existe, m'autorisent à récapituler en un tableau les différences du discours et de la dissertation. DISCOURS le héros est le style est c'est un discours apparenté à menant à produit destiné à un personnage en situation direct, orné, dramatique d'orateur la harangue une injonction d'action par amplification d'un canevas être lu en public DISSERTATION le rapport des mots-clefs indirect, sobre, docte de critique le soliloque une prise de position "sans aide extérieure" la réflexion personnelle En même temps que la dissertation, l'explication de textes se trouve promue comme épreuve au choix à l'écrit du baccalauréat ; évoquant Rollin et l'accent mis par lui sur la lecture, Léon Bourgeois, le ministre de l'Instruction Publique qui signe les Instructions de 1890 supprimant narrations, lettres & discours, doit, pour justifier ces changements, 15 détourner la morale du bien-faire et la tourner vers la contemplation de la vie humaine idéalisée par l'art des grands écrivains : Il ne s'agit pas de développer les facultés de l'esprit, au sens le plus étroit du mot ; de créer une certaine habileté à discuter, à composer, à tourner agréablement des vers ou de la prose ; ou du moins, il ne s'agit de tout cela que très secondairement. Si c'était là toute l'éducation, ce serait l'éducation du rhéteur et du sophiste. Il s'agit beaucoup plutôt de culture morale, dans le sens le plus large de ce mot. L'enseignement secondaire, tel que je le définis, n'a pas affaire aux choses matérielles ; mais il a essentiellement affaire aux choses morales. Son véritable objet est la nature et la vie morale de l'homme, interprétées et idéalisées -et idéaliser est ici la vraie manière d'interpréter- par l'art des grands écrivains. [...] Le centre de gravité des études secondaires doit être dans l'explication. [Bourgeois 1897 p.457] Si l'on se demande à quelle fonction prépare l'épreuve de la dissertation littéraire, trop écrite, trop solipsiste aussi, pour former un orateur, trop abstraite, trop constamment critique pour former un écrivain, on en vient à penser qu'elle prépare -mots soupesés, dialogue intérieur- la longue méditation de l'amateur cultivé, l'infini soliloque du lecteur éclairé, par où se distingue l'individu d'élite dans nos sociétés modernes atomisées. Cette évolution vers la culture de la lecture n'est d'ailleurs pas propre à la France : Comme le note Lionel Gossman, après 1870, en Angleterre et aux Etats-Unis comme en France, l'enseignement de la littérature, qui avait été tourné jusque là vers l'apprentissage de l'écriture et de la parole publique devient de plus en plus une "activité d'appréciation", "propre à cultiver le sentiment et l'imagination", l'enseignement de la rhétorique cédant toujours davantage la place à une culture du goût et à une préparation à la réception". [Bourdieu 1992 p.420] Au discours il était reproché, tantôt de former trop peu à la parole publique (Ordinaire 1867), d'être trop écrit, trop loin des réalités sociales et politiques ; et tantôt d'y former trop (Filon 1826), d'être trop oratoire, trop près des réalités sociales et politiques. Or le courant d'opinion où s'inscrit Dionys Ordinaire, journaliste à La Petite République du Doubs, mène au Conciones français "républicain patriote" de Joseph Reinach, cantonné dans l'enseignement spécial, sans latin ni grec; tandis qu'Auguste Filon est l'inventeur de la dissertation littéraire pour l'agrégation et le baccalauréat classique. Alors que l'éducation du citoyen, confiée à l'instituteur de village ou de quartier, est l'une des tâches primordiales de l'école primaire de Jules Ferry, dans le même temps le bachelier (2% par classe d'âge) et ses professeurs de l'enseignement secondaire accédent au contraire au dilettantisme esthète ou philosophe, qui met la contemplation au-dessus de l'action, et devient l'apanage des couches dirigeantes prospères de la Troisième République. Odi profanum vulgus et arceo. 16 Références bibliographiques Sources BÉNARD Charles (1864) Nouveau Manuel de Philosophie conforme au Programme officiel de 1863 Paris, Delagrave ; (1866) Petit traité de la Dissertation, suivi d'une Méthode pour l'étude des auteurs de philosophie Paris, Delagrave ; (1869) Questions de Philosophie : modèles, esquisses et programmes de dissertation philosophique, précédés des règles de la dissertation et suivis de sujets donnés aux concours, à la licence et au baccalauréat ès-lettres Paris, Delagrave BÉRENGER Laurent-Pierre & GUIBAUD Eustache <1783> (1790) La Morale en action Lyon, Périsse ; (1835) La morale en action Paris, Moronval BOIRAC Emile (1890) La Dissertation philosophique, choix de sujets, plans, développements, avec une introduction sur les règles de la dissertation philosophique Paris, Alcan BOISSIER Gaston (1865) Cicéron et ses amis, étude sur la société romaine du temps de César Paris, Hachette BOURGEOIS Léon (1897) L'Education de la démocratie française, discours prononcés de 1890 à 1896 Paris, Cornély FILON Auguste (1826) Eléments de rhétorique française, précédés d'une introduction sur les origines et le progrès du langage et de l'écriture, sur la grammaire générale, et sur les principales règles de la langue française Paris, Bredif ; <1827> (1841) Nouvelles narrations françaises précédées d'exercices préparatoires Paris, Hachette FRESSE-MONTVAL Alphonse (1830) Brillantes époques de l'Histoire de France, ou Traits héroïques, paroles mémorables et anecdotes intéressantes puisées dans les historiens français Paris, Maumus ; (1835) Nouveau manuel complet et gradué de la composition française. 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