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« Chaque bataille de rue
est comme un stage
de perfectionnement
pour la police »
Entretien avec David Dufresne,
auteur de Maintien de l’ordre, éditions Hachette, 2007
Propos recueillis et présentés par Article 11, initialement publiés sur www.article11.info
D’aucuns ne pensent qu’à ça, mettre des bâtons dans leurs roues. Mais il faut bien l’avouer : ceux d’en face sont
bien meilleurs à ce jeu-là, dominant la partie de la tête (casquée) et des épaules (bovines). Parce qu’ils sont
mieux équipés ? Sans doute. Parce qu’ils sont plus bêtement violents ? Peut-être. Parce qu’ils sont mieux
entraînés ? Soit. Mais aussi pour une raison moins triviale : ils nous connaissent par cœur, quand la réciproque
n’est pas forcément vraie. Sortis des incantations, aussi motivantes que faciles - "CRS-SS", "flics, porcs,
assassins", etc… - et de la posture idéologique, l’évidence s’impose : s’ils se targuent un brin rapidement d’avoir
fait de leur métier une science, les acteurs du maintien de l’ordre à la française maîtrisent leur sujet. Eux
évoluent sans cesse, réfléchissent, multiplient les ReTex1 après chaque manifestation, encadrent minutieusement
les mouvements sociaux (par la discussion comme par la force), tentent de prévoir chaque débordement jusqu’à établir un prévisionnel de la casse "acceptable" - et s’ingénient à ne guère laisser d’espace à tous ceux
qu’ils voient comme des perturbateurs. Connaître l’ennemi, eux le font très bien. Corollaire logique : il nous
faudra en passer par là si nous souhaitons un jour infléchir - voire inverser - le rapport de force. Comprendre
comment ils fonctionnent et s’organisent. Découvrir leurs modes opératoires. Et saisir leur logique - parfois,
leur absence de logique.
Pas sûr que le journaliste indépendant David Dufresne ait écrit Maintien de l’ordre, enquête dans cet esprit.
Qu’importe : son livre, précis et passionnant, fournit la meilleure des clés d’entrée dans ce monde, étrange et
bizarrement fascinant, du maintien de l’ordre. De la répression de la révolte de novembre 2005 aux discussions
conduites entre les représentants des étudiants et ceux du préfet de Paris à la veille de la
manifestation anti-CPE du 23 mars 20052, de la création des CRS à la Libération aux
récentes théories de gestion des foules3, des bureaux de la place Beauvau aux geôles de
garde-à-vue des commissariats, David Dufresne livre un complet panorama. Et dresse un
très instructif tableau des enjeux et stratégies du maintien de l’ordre, ainsi que de leurs
évolutions.
L’auteur (dont tu peux retrouver une partie du travail sur Davduf.net) est depuis passé à
autre chose - le livre date de la fin 2007 - , réalisant notamment un très remarqué
webdocumentaire sur le système carcéral américain, Prison Valley, avant de se plonger
dans la rédaction (en cours) d’un livre sur l’affaire de Tarnac - ouvrage qui s’annonce
prometteur4. D’avoir les neurones plongés en plein plateau des Millevaches ne l’a pas
empêché de répondre par le détail à nos questions. Démonstration.
1 Retour sur expérience, une phraséologie empruntée au domaine militaire sur laquelle David Dufresne revient au cours de
l’entretien.
2 Celle qui s’est terminée dans le chaos aux Invalides.
3 « Réagir face à une foule, c’est aussi éduquer la foule. L’influencer, l’amener à agir de telle ou telle façon. Tout doit être pris
en compte car une foule ne réagit jamais de la même façon. C’est une question de psychologie », affirme ainsi Pierre Marchand
Lacour, de la Direction centrale des CRS (cité par David Dufresne).
4 On ne peut pas en dire plus, on a promis…
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Tu abordes dans ton livre la question de la « co-production » du maintien de l’ordre, par les
manifestants et les forces de l’ordre. C’est quelque chose d’assez peu connu…
Il faut préciser que c’est un phénomène essentiellement parisien, les choses étant différentes en province. A
Paris, où la préfecture de Police est un véritable État dans l’État, une manifestation doit obligatoirement être
déclarée : si tel n’est pas le cas, la manif est jugée illégale. Dès lors, la préfecture de Police considère qu’elle
peut intervenir dès les premières minutes de l’attroupement, sans attendre le moindre début d’incident.
Reste que certains manifestants parisiens préfèrent ne pas déclarer leur manifestation, avec l’espoir de
l’effectuer en catimini sinon… en paix. Ce qui n’est pas garanti : l’encadrement policier des manifs
“sauvages” est présent la plupart du temps, et se montre d’emblée plus violent, plus dur, en tenue offensive
(dite « Robocop » dans les rangs mêmes de la police), qu’en cas de manifestation déclarée [7].
Dans le cas où l’itinéraire du cortège est préalablement déposé en préfecture, policiers et manifestants
entament alors des discussions. C’est une forme de marchandage, où tout est calculé. Par exemple : si le
pouvoir (la mairie, le gouvernement, un ministère, que sais-je) veut montrer que la manifestation sera un
flop, et si les organisateurs confient aux policiers qu’ils n’attendent pas grand monde, la manif sera envoyée
sur les grands boulevards, car les larges avenues, c’est la meilleure manière de donner une impression de
vide, de raté militant. Autre exemple : la manifestation ne pourra s’approcher de « quartiers interdits » (c’est
l’expression) — notamment l’Élysée ou les alentours de l’Assemblée Nationale —, sauf si cette manif est
plutôt bien vue des pouvoirs en place. Ou, mieux encore, si cette manifestation sert des luttes internes au
pouvoir. Ce fut le cas, par exemple, lors du mouvement anti-C.P.E., où la rivalité Sarkozy (à l’Intérieur)
versus Villepin (à Matignon) a pu jouer sur certaines décisions de la préfecture de Police de Paris, alors aux
ordres du premier.
D’une manière générale, il existe un certain nombre de points de « co-production », sur lesquels flics et
organisateurs ont les mêmes intérêts ; ils se retrouvent notamment sur l’idée d’éviter à tout prix la mort d’un
manifestant. Des deux côtés, et même si ce n’est pas pour les mêmes raisons, personne ne veut revivre le
drame de la mort de Malik Oussekine de décembre 1986.
Comment s’organise le rapport de force dans ce type de discussions ? Dans ton livre, tu
reviens sur le cas de la manif des Invalides pendant le CPE, et, à te lire, on a l’impression que
les étudiants ont été complètement manipulés…
A partir du moment où il y a discussion avec les forces de l’ordre, il y a compromis, généralement
défavorable aux organisateurs. Ces derniers acceptent de donner beaucoup — annonce de la taille du cortège,
des slogans, des mots d’ordre de dispersion — contre l’engagement de ne pas se faire taper dessus, voire
désormais de se faire protéger d’éléments dits « extérieurs » à la manif.
Mais il reste des données que ni les organisateurs ni les manifestants ne peuvent maîtriser. A commencer
par cette réalité : bien souvent, la violence ne se déclenche plus aux marges de la manif mais au sein même
du cortège — par exemple, avec des individus venus en piller d’autres. Ça complique évidemment l’équation.
Voilà pourquoi, pendant le mouvement anti-CPE, on a vu des membres de la BAC intervenir en plein cortège
pour choper un mec, avec le risque que la foule se retourne contre eux. Pour les policiers, et même s’ils sont
rodés, c’est plus dangereux. D’où des démonstrations de force policière pas toujours… proportionnées. Or, la
proportion, c’est la base même de la doctrine du maintien de l’ordre « à la française ».
Dans le cas de cette manifestation des Invalides — un moment capital dans l’histoire du maintien de l’ordre
— , l’idée des flics était d’isoler les « casseurs » des autres manifestants. Cela consistait à les laisser agir en
tête du cortège, jusqu’à ce que ces derniers se détachent naturellement de la tête de la manifestation, pour
ensuite les isoler et les coincer dans les petites rues adjacentes. C’était du moins le plan policier, tel que j’ai
pu le recueillir. Sauf que… ça ne s’est pas passé comme ça, notamment parce que le cortège était très long,
très imposant. Cette gestion des troupes (policières) et de la foule ressemble beaucoup dans les faits à un
« wargame » en temps réel ; là, le temps de faire revenir, de la place d’Italie aux Invalides, quelques
escadrons de gendarmerie mobile ou de CRS, c’était trop tard.
Tu ne crois pas qu’ils ont volontairement laissé pourrir les choses ?
En partie… J’essaye de montrer dans le livre que certains policiers avaient été alerté sur ce qui allait se
passer et qu’ils n’ont rien fait ; d’autres — des membres des RG — l’avaient annoncé, mais ils n’ont pas été
écoutés pour des raisons de rivalité entre les différents services. En fait, c’est un vrai panier de crabes :
difficile de tirer des conclusions catégoriques.
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On peut analyser ce qui s’est passé comme la conséquence d’une bataille entre Villepin et Sarkozy ; à
l’époque, le premier était à Matignon et présidentiable, le second à l’Intérieur et… présidentiable. Pour
Sarkozy, le mouvement anti-CPE était une forme de revanche après le fiasco des émeutes de 2005 dont il
était sorti (temporairement) très affaibli. Soit tout le contraire de Villepin, grand « vainqueur » affiché des
émeutes parce qu’il était perçu comme l’homme qui avait remis la France en marche et décrété l’état
d’urgence — état d’urgence totalement inutile et souhaité par personne d’autre que lui même, soit dit en
passant. J’explique dans le livre pourquoi les flics eux-mêmes n’en voulaient pas…
Et donc, au moment du CPE, Sarkozy va jouer deux rôles pour griller Villepin : d’un côté, il se pose en
homme capable de rétablir l’ordre en intervenant dans la gestion de la logistique des manifs avec les
syndicats ; de l’autre, comme le seul membre du gouvernement prêt à discuter avec les manifestants, tandis
que Villepin, lui, faisait la sourde oreille. C’est là où l’on perçoit la dimension politique de la gestion de
l’ordre et du désordre. J’ai ainsi recueilli des témoignages de responsables syndicaux présentant Sarkozy
comme opposé au CPE et les encourageant en sous-main à organiser des manifestations. Sarkozy jouait sur
deux tableaux : le chef-policier qui discute avec les services d’ordre et le politique qui discute avec les
étudiants et les syndicats. C’était le même homme, dans les mêmes réunions ; passant de la flicaille à la
politicaille.
Il y a en fait de nombreuses lectures possibles de ce qui s’est déroulé aux Invalides et toutes contiennent une
part de vérité : c’est plus complexe qu’on ne l’imagine. Ce qui est certain, c’est que les flics ont merdé. Et ça,
c’est intéressant à étudier car, en la matière, ça n’arrive pas si souvent.
Ça détonne même au regard de ton livre qui donne l’impression d’une maitrise quasi totale
des événements par les forces de l’ordre.
C’est ce qui constitue la science du maintien de l’ordre : il y a une connaissance policière du terrain, du
mouvement des foules et d’une psychologie très aiguë, très poussée. Hormis la manif sauvage, qui reste
quantitativement limitée, qui n’est dotée de quasiment aucune visibilité et qui n’existe que pour ses
participants, toutes les manifestations sont ultra cadrées. Et les forces de l’ordre en sont très fières,
considérant qu’il s’agit là, avec la police judiciaire, d’un de leurs pôles d’excellences. D’ailleurs… si leurs
responsables m’ont laissé enquêter sur le sujet sans me mettre trop de bâtons dans les roues, au moins au
début, c’est justement pour cette raison. Ceux qui me parlaient étaient désireux de me raconter leur travail,
d’étaler leur doctrine, qui consiste à montrer sa force pour ne pas s’en servir, à ne surtout pas faire de mort.
Au regard de cela, les événements violents des Invalides font tache ; d’autant que personne n’ignorait que,
avec sa configuration, c’est une place propice à ce genre de débordements — elle le fut déjà par le passé, en
1986. Il s’agit d’un réel fiasco. Et d’une véritable démonstration d’improvisation : les RG se sont mis à
frapper des gens alors que ce n’est pas leur boulot, des syndicalistes policiers, qui encadraient le cortège en
tant que services d’ordre des syndicats, sont intervenus, etc… Tout ça pose problème.
Ça les a conduits à réviser leur stratégie ?
Comme à chaque fois. Après chaque manifestation, il y a un débriefing ; c’est le RetEx, le « RETour sur
EXpérience », comme dans l’armée. L’idée est d’étudier très précisément ce qui s’est passé, comment les
choses ont tourné. Et d’en tirer des leçons.
C’est ce qui explique que l’équipement des forces de l’ordre évolue beaucoup plus rapidement que par le
passé : il s’adapte à chaque évolution. Chaque grand moment, chaque bataille de rue, sont pour la police
comme un stage de perfectionnement. C’est le paradoxe. La police est finalement très réactive.
Jusqu’à donner l’impression d’une complète maîtrise…
Il faut se méfier des impressions… Dès qu’on parle de maintien de l’ordre, il y a fantasmes ; et les flics
tablent énormément dessus. Un exemple simple : tu as 4 000 manifestants contre 150 flics, et pourtant
personne, ou presque, n’aura l’idée d’aller au clash parmi les manifestants. Parce qu’il y a un fantasme, un
conditionnement, une psychologie, une histoire, et les policiers savent en jouer. Ça peut aller jusqu’au
commandant des RG qui se laisse voir ouvertement, pour occuper les esprits, pendant que d’autres, plus
discrets, infiltrent la manif. D’ailleurs, pour le documentaire qui accompagnait le livre, Quand la France
s’embrase (France 2), j’avais retrouvé des images filmées par un flic en civil en caméra cachée à la
boutonnière, déambulant au cœur des casseurs dits « de banlieue », place d’Italie. A ce moment là, dans sa
position, le policier ne pouvait être que d’une complicité passive, voire active.
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Plus récemment, à Strasbourg, lors des manifestations du contre-sommet de l’OTAN (2009), un poste de
douane a été saccagé et brûlé. Il faut savoir que ce poste était à l’abandon, et promis à la démolition. La
police avait ainsi prévu qu’il était possible qu’il soit attaqué et détruit par les manifestants ! C’est classique,
en fait : il y a souvent des éléments sacrifiés pour relâcher la pression. Ils appellent cela la « gestion
patrimoniale », qui consiste à déterminer jusqu’où la préfecture ou le ministère de l’Intérieur peuvent laisser
casser des bagnoles, des lampadaires ou des vitrines. C’est une question de soupape. Lors des manifestations
contre le CIP (en 1994) et avant une manif à risques, Pasqua avait annoncé : « On payera. » Du coup, les
flics avaient laissé faire, l’État s’étant engagé à rembourser les assurances. Il y a ainsi des calculs de ce type
réalisés en aval de la plupart des manifs, avec quasiment un chiffrage des dégâts possibles.
Si les autorités demandent à ce que les parcours soient déclarés, c’est notamment pour « nettoyer » les
lieux : il faut évacuer les voitures stationnées sur l’itinéraire, de même que tout ce qui pourrait servir d’arme
— par exemple, les chantiers. La toute première manif qui s’est emballée lors du mouvement anti-CPE
passait au carrefour Sèvres-Babylone à Paris : les policiers n’avaient pas prévu que des jeunes allaient
enjamber les grilles d’un square fermé, où l’on trouvait beaucoup de pierres d’ornement, donc des projectiles
potentiels. C’est dans ce genre de détails que tout se joue. Il est certain que le ReTex de la manif en question
a dû insister sur ce point et que plus aucune manif autorisée à proximité ne se retrouvera dans cette
configuration...
Un des effets secondaires de cette « gestion patrimoniale », c’est de laisser casser un peu pour… arrêter
beaucoup. C’est ainsi la meilleure manière pour la police de renouveler ses fichiers : ça lui permet d’avoir un
tableau réactualisé des nouveaux militants radicaux, notamment les plus jeunes, moins aguerris, et qui se
font interpeller.
On a eu cette impression lors d’une manif sauvage où ils avaient arrêté tout le monde. C’était
une aubaine pour eux, en fait...
Du pain bénit, si on peut dire. Ce genre de manifs est perçue comme un poste d’observation sur l’état des
troupes radicales. Il y a eu des rassemblements autour de l’affaire dite de Tarnac – à Châtelet, devant la
Santé, à Barbès – , qui ont été l’occasion pour les flics de faire un état des lieux et de renouveler leur stock de
photos. Ils ne s’en sont pas privés.
Tout ceci ne signifie évidemment pas qu’il ne faudrait pas manifester, mais cela démontre que la science de
la rue est une… science exacte ou, plutôt, qui se voudrait comme telle. En fait, deux phénomènes se
superposent : d’un côté, la connaissance mutuelle du terrain, les subtilités des rapports de force, subtilités
partagées par tous, en un mot, la science exacte, et, de l’autre côté… l’imprévu. Par exemple peuvent surgir
une exaltation particulière, un mouvement de foule inattendu, une bavure, quelque chose que les policiers ne
contrôlent pas. Ainsi du cas de ce syndicaliste de Sud, frappé par les policiers et tombé dans le coma après
une manifestation anti-CPE finissant place de la Nation. Ça s’agitait sévère dans les hautes sphères, ils ont
eu peur. Si l’homme était mort, tout basculait. Même si, comme souvent, la ligne de défense était toute
trouvée : « Il était bourré », prétendaient-ils. C’était déjà la même chose avec Malik Oussekine : « Il était
sous dialyse », se défendaient-ils. A croire que c’est toujours la faute du mec qui s’est fait matraquer...
Comment les gestionnaires du maintien de l’ordre jugent-ils la situation actuelle ?
Le constat avancé par les flics en ce moment, c’est que la violence advient plus rapidement lors des manifs,
sans ce jeu du chat et de la souris qui existait avant, entre eux et les manifestants, jeu qui leur laissait le
temps de prendre les mesures stratégiques nécessaires. Ce phénomène rejoint sans doute ce pli, amorcé sous
l’ère Sarkozy, de placer énormément de policiers aux alentours d’une manifestation : c’est ce que le ministère
de l’Intérieur appelle un effet de saturation — saturation de l’espace et sidération des participants. Et c’est
aussi en partie pour cela qu’ils mettent en place des techniques plus offensives, consistant à aller chercher
des personnes au cœur de la foule avant que la violence ne s’installe.
Dans l’approche générale du maintien de l’ordre à la française, cette évolution — vers des techniques plus
offensives — est une régression. Depuis les grandes grèves de la fin du 19è siècle, l’idée forte était de ne plus
tirer sur la foule. On y revient désormais, même s’il n’est pas question de balles réelles : mais les flashballs
visent directement les gens, contrairement aux grenades lacrymogènes censées être tirées avec un angle de
45° minimum. C’est un changement très symbolique — notamment au niveau de l’imaginaire collectif. Et pas
seulement. Ceci explique, par exemple, les incidents survenus à Nantes et à Montreuil, où des manifestants
ont été grièvement blessés, en 2008 et 2009.
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Depuis la publication du Livre blanc de la Défense et de la sécurité nationale, on a
l’impression que le militaire s’immisce dans le maintien de l’ordre, notamment dans les
banlieues…
Je suis partagé sur cette question de la militarisation. Il est exact qu’une dimension du maintien de l’ordre
lorgne désormais vers l’armée, notamment au niveau de l’équipement (drones, hélicoptères, lunettes à
intensificateur de lumière, caméra embarquée sur les casques, etc). Le Livre blanc de la défense et de la
sécurité nationale dont vous parlez s’inscrit dans cette logique. Ansi, quand Sarkozy écrit dans la préface que
« Le clivage traditionnel entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure s’est encore davantage effacé
[au fil des années] » , le message est très clair. Il obéit à une certaine logique : si face à la police, des
techniques se rapprochent de la guérilla ; alors, le matériel suit. Quand quelqu’un pète tous les lampadaires
pour obtenir l’ascendant tactique dans une zone précise, alors il y a en retour utilisation d’un matériel
spécifique pour éclairer. Le travail de Mathieu Rigouste et de son Ennemi intérieur. est en ce sens
remarquable. Mais, disons, que lui a étudié plus spécifiquement… l’armée et, moi... la police. Nos prismes
convergent, mais nos objets d’étude diffèrent.
Pour ma part, je vois un point sur lequel on n’insiste jamais assez, c’est l’importance de la guerre des polices.
Elle a toujours existé et reste un déterminant essentiel. Dans le contexte du maintien de l’ordre, il est difficile
d’imaginer que les flics cèdent du terrain aux militaires. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer les
vieilles guerres intestines, quasiment de tranchée, entre les Gendarmes mobiles, les Compagnies
d’Intervention et les C.R.S. Bien sûr, les policiers adoptent certaines techniques militaires et s’inspirent de
leur entrainement, mais je ne crois pas aux chars en banlieue du jour au lendemain. Qu’il y ait menace, que
des expressions martiales soient dorénavant employées au plus haut sommet de l’État, qu’un Livre blanc
d’orientation et de réflexion aille dans ce sens, tout ça donne un affichage évident. Reste qu’à ma
connaissance, même en 2005, cette option n’a pas été étudiée sérieusement, quand bien même certains
militaires auraient sans doute aimé qu’on fasse donner l’armée. Tout l’enjeu est de rester très vigilant sur ce
point. Il y a une explication à cette « hésitation » entre le civil et le militaire. En France, le maintien de
l’ordre demeure sous les ordres d’une autorité civile : le préfet. C’est toute la différence, par exemple, entre
ici et les États-Unis. Et cette différence là n’est pas que symbolique. À l’inverse du militaire, pour
schématiser, l’autorité civile a des comptes à rendre.
Oui, le Préfet rend des comptes aux politiques, qui encouragent justement une certaine
vision du maintien de l’ordre...
C’est en partie là que réside le problème. Devenu Président, Sarkozy a particulièrement mis la pression sur la
préfectorale ; en virant Untel ; en nommant tel autre. La nomination en 2010 d’un ancien patron du Raid et
des C.R.S., Christian Lambert, à la tête de la Préfecture de Seine-Saint-Denis, ou celle à Grenoble d’Eric Le
Douaron - ancien chef de la Sécurité publique, à la manœuvre lors des émeutes de Villiers-le-Bel - juste
après les événements de La Villeneuve, sont éloquentes. J’ai vécu huit ans à Saint-Denis, il n’y a pas si
longtemps, et j’y ai vu arriver une forme de durcissement des techniques du maintien de l’ordre, notamment
quand il a été décidé d’utiliser des unités censées être réservées aux situations d’exception, à savoir les
C.R.S., pour des situations relevant du quotidien. C’est aberrant : les C.R.S. reçoivent justement une
formation, une tenue et des techniques, qui ne sont pas celles des flics ordinaires. Prétendre que cette
démonstration de force d’« exception » n’a pas eu d’effets directs sur les populations, c’est refuser de voir la
réalité.
Le soir de la dalle d’Argenteuil, le 25 octobre 2005, deux jours avant le déclenchement des émeutes de
Clichy-sous-Bois, tout le monde a retenu l’utilisation du mot « racaille » par Sarkozy, mais il y avait plus
important. Il y avait la doctrine, la pensée de fond, l’idéologie. Ce soir-là, Sarkozy a annoncé qu’en raison
d’un nombre réduit de manifestations (c’était avant le CPE…), les C.R.S. allaient être transférés en banlieue.
Et qu’ils allaient donc y être présents en permanence, faire la circulation, contrôler les identités, etc... « On
est comme une armée d’occupation », ont protesté certains syndicats de police eux-mêmes. Voilà la forme de
militarisation la plus importante à mes yeux, plus encore que l’emploi de techniques militaires, et c’est un
signal désastreux.
Ton livre a paru en septembre 2007, juste avant l’explosion de Villiers-le-Bel. Des émeutes de
2005 à Villiers-le-Bel, est-ce que les flics se sont adaptés ?
Villiers-le-Bel est justement un cas intéressant, parce que ce sont surtout les leçons mal apprises de 2005 qui
ressortent. Du point de vue du maintien de l’ordre — disons : de la doctrine — , il y a d’évidentes fautes
commises côté policier. D’abord parce que les flics débarquent avec une seule voiture, une fois la mort des
gamins connue ; c’est ainsi qu’un commissaire se fait tabasser. Et ensuite parce que, dès le premier soir, les
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différents services communiquent très mal entre eux : une rivalité entre la Direction centrale de la sécurité
publique et la Direction centrale des CRS — ils se détestaient alors mutuellement, notamment les patrons —
les empêche de s’accorder. Du coup, ils n’ont pas envoyé leurs hommes dans les temps, ni dans les bonnes
conditions.
Ces faits renvoient à une réalité : très souvent, quand les évènements dégénèrent, il faut remonter aux
erreurs commises par les forces de l’ordre. Ce sont des fautes, en fait, mais on les appellera erreurs au point
de vue de la doctrine. Quand une lacrymo est envoyée dans une mosquée de Clichy-sous-Bois, tu mets le feu
aux poudres, c’est évident.
Concernant les émeutes de 2005, on se rend compte que cet élément déclencheur (la mort de Zyed et Bouna,
les brûlures de Muhittin, puis les erreurs policières dans les jours qui ont suivi) a résonné partout, dans
toute la France. C’est un fait rarissime – ça ne l’a pas été pour Villiers-le-Bel (2007) ni pour Grenoble (2010).
Ça ne l’a pas été non plus quand, il y a quelques jours, le parquet de Bobigny a requis un non-lieu contre
deux policiers de la BAC impliqués dans la course poursuite vers le transformateur EDF de Clichy-sous-Bois.
Si les juges d’instruction optent à leur tour pour le non-lieu, ce sera la preuve absolue que justice et société
n’ont absolument pas pris la mesure de ce qui s’est passé en 2005. Ce serait une décision odieuse, sidérante,
une insulte.
Dans ton livre, tu n’es pas vraiment dans la dénonciation : il s’agit plutôt d’un tableau très
précis…
Ce livre est le fruit d’une enquête, menée selon quelques impératifs méthodologiques ; voilà pourquoi je suis
un peu effacé, même s’il me semble que consacrer un an et demi à enquêter exclusivement sur le sujet est, en
soi, une forme d’engagement. Hormis le chapitre sur la mort de Malik Oussekine, un événement qui m’a
profondément marqué puisque j’étais dans la rue à côté, avec d’autres, les voltigeurs aux trousses, je reste en
retrait dans ce livre, vous avez raison. Et pour tout dire, je m’interroge dorénavant sur cette… position que
j’ai prise et sur ces « impératifs méthodologiques ». Pour mon travail suivant, le webdocumentaire Prison
Valley, sur l’industrie carcérale américaine, le narrateur est à la première personne. Je compte aller plus loin
dans l’implication personnelle pour mes travaux futurs. Néanmoins, certains policiers ont très mal pris
Maintien de l’ordre. Notamment parce que j’y dévoilais quelques techniques et stratégies policières récentes
– par exemple, ces techniques plus offensives désormais privilégiées par les C.R.S…
C’est à mes yeux la base du travail du chercheur, qu’il soit universitaire, journaliste, ou simple curieux : aller
voir des deux côtés. Ne pas se focaliser sur un seul bord de la ligne de front. En se méfiant, évidemment, des
techniques de « charme » de la machine policière : souvent, tu te retrouves à interroger des gens qui ont un
discours et une présentation bien rodés, qui savent plus ou moins qui tu es, et quel discours tu tiens. Depuis
une dizaine d’années, la police a évolué comme le reste de la société : elle s’est formée aux méthodes de com’.
Notre tâche est de ne jamais oublier de remettre son discours en regard avec son action.
Ce qui m’intéresse quand je mène un travail de ce genre, c’est avant tout de comprendre les logiques à
l’œuvre : je n’arrive pas avec des grilles de lecture, ou du moins j’accepte d’en changer. Je cherche à
confronter les sujets que j’interroge. A l’inverse de certaines personnes que vous avez pu interviewer sur
Article11, j’ai moins de certitudes ; en dehors, bien entendu, de ce que je pense des lignes de force, des
doctrines de fond. L’image monolithique de LA police, d’UNE seule police, induit en erreur. Il y a des flics de
gauche, des flics de droite, des flics républicains et des flics fachos, et parfois ils travaillent ensemble, dans la
même bagnole. Une partie d’entre eux sont d’une critique radicale à l’égard de Sarkozy, qui les a à la fois mis
sur un piédestal et dans la merde ; par exemple, la politique du chiffre est une chose qu’ils désapprouvent
fréquemment. Certains en viennent à regretter l’idée de la police de proximité. Et, donc, ils s’élèvent par là
contre l’idée désormais en vogue qui veut que le maintien de l’ordre doit primer sur le reste (la prévention,
l’enquête, etc).
On ne les entend pas beaucoup, ceux-là…
Dans la majorité des cas, les policiers se comportent en techniciens sur le terrain, mettant de côté leurs
convictions. Ils obéissent à des ordres. Et c’est dans les ordres, donnés tout en haut, que tout se joue. C’est en
quoi s’intéresser au maintien de l’ordre, c’est s’intéresser en la police dans ce qu’elle a de plus… politique.
Quoi de plus politique que la gestion de la cité, que la prise et le contrôle de la rue ? Un exemple parmi cent :
les ordres n’ont pas été les mêmes contre la jeunesse des cités en 2005 et contre la jeunesse étudiante des
centres-villes en 2006, pour qui on sortira rarement les flashballs, sauf en cas d’extrême nécessité. En
banlieue, les flashballs sont toujours brandis. Pourquoi ? Pour moi, c’est ce type de questions qui est
fondamental.
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