Thèse Maxime Leroy

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Thèse Maxime Leroy
Maxime Leroy
LA PREFACE DE ROMAN COMME SYSTEME
COMMUNICATIONNEL : AUTOUR DE WALTER SCOTT, HENRY JAMES
ET JOSEPH CONRAD
Thèse de doctorat (Nouveau Doctorat)
Langues et littératures étrangères – anglais
Soutenue à l’Université d’Angers le 6 décembre 2003 devant le jury suivant :
M. le Professeur Claude MAISONNAT, Université Lyon II (Président du jury)
M. le Professeur Cornelius CROWLEY, Université Paris X-Nanterre
Mme le Professeur Annie ESCURET-BERTRAND, Université Montpellier III
M. le Professeur Max VEGA-RITTER, Université de Clermont-Ferrand
M. le Professeur Laurent LEPALUDIER, Université d’Angers (directeur de thèse)
N° 579 – Laboratoire d’accueil : CRILA, Maison des Sciences Humaines, 2 rue Fleming, 49066 Angers
Note sur les références de certaines éditions
Afin de ne pas surcharger les notes de bas de page, les numéros de pages des préfaces les
plus souvent citées renverront, sauf indication contraire, aux éditions suivantes :
•
Walter Scott, The Prefaces to the Waverley Novels, M. A. Weinstein (éd.), Lincoln,
University of Nebraska Press, 1978. (Référence : Weinstein).
•
Henry James, “Prefaces to the New York Edition”, in The Literary Criticism of
Henry James, volume 2, Leon Edel (éd.), New York, The Library of America, 1984.
(Référence : Edel).
•
Thomas Hardy, Prefaces (préfaces relues et scannées par Birgit Plietzsch) :
www.uni-halle.de.1 (Référence : Plietzsch).
•
Joseph Conrad, The Complete Short Fiction of Joseph Conrad, Samuel Hynes (éd.)
New York, The Ecco Press, 1991.2 (Référence : Hynes).
1
Préfaces telles que figurant sur le site au 26 septembre 2000. Chaque préface étant ouverte par une icône propre, il n’y
a pas de numéros de pages.
2
Pour les récits et nouvelles uniquement.
2
Introduction
Tout texte littéraire, comme sans doute tout type de texte, ne s’écrit qu’à partir d’autres, et à
moins d’un ur-texte inaccessible, on ne saurait en concevoir de totalement fermé sur lui-même. Que
la relation soit d’influence, de parodie, de commentaire, ou autre, une forme au moins
d’intertextualité est toujours partie prenante de l’identité textuelle. Dans le cas d’une préface,
l’interdépendance semble même absolue, puisque la préface est tout entière orientée vers un référent
extérieur, l’œuvre à laquelle elle introduit. La préface, dans ce qui semble de prime abord sa
particularité la plus essentielle, ne possède pas d’identité hors de ce lien métatextuel3. Une première
règle épistémologique s’imposerait donc d’emblée à son étude, celle d’une lecture interprétant
toujours le texte selon sa visée transitive : toute préface est préface de (de Ivanhoe, de Lord Jim...).
La préfacologie, pour donner un nom à ce champ de recherches naissant, est donc l’étude de la
signification et du fonctionnement des préfaces par rapport au texte qu’elles introduisent. Elle
s’intéresse aux modalités langagières, historiques, ou critiques de ce rapport ; elle pose le problème
de la fonction des préfaces.
Toutefois, et ce sera tout l’enjeu de notre analyse, une préface peut jouir d’un statut qui
rende opportune son analyse séparée, du moins en première instance. On constate au demeurant que
tel est le mode de réception le plus fréquent des préfaces-manifestes, dont le contenu théorique ou
idéologique dépasse le cadre d’une seule œuvre. Celle des Lyrical Ballads en est l’exemple type.
Wordsworth n’y mentionne que tardivement les poèmes à suivre, s’excusant presque du
rétrécissement de son propos :
[If] I have been too minute in pleading my own cause, I have at the same time been treating a subject of
general interest; and it is for this reason that I request the Reader’s permission to add a few words with reference solely
to these particular poems.
4
Mais bien d’autres raisons, on le verra, peuvent nous inciter à lire les préfaces, comme les
informations qu’elles donnent sur la vie de l’auteur, ou le plaisir esthétique qu’elles procurent ;
celles de James, par exemple, sont parcourues par des réseaux métaphoriques aussi nombreux
qu’inopinés (architecture, jardinage, cuisine, navigation...) qui leur confèrent une véritable
dimension poétique ; celles des premières éditions (publiées anonymement) de Scott relèvent du jeu
de masque avec le public. Inversement, une préface entre parfois en relation avec d’autres textes,
par exemple les autres écrits critiques de l’auteur ; elle peut aussi être réponse à une attaque. La
3
La relation de métatextualité est celle de la critique, du commentaire, qui unit un texte à un autre dont il parle (voir
Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1992).
4
William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge, Lyrical Ballads, Oxford, OUP, 1969, p. 175.
3
préfacologie s’intéresse donc aussi aux préfaces comme objets autonomes dont elle examine les
caractères poétiques, rhétoriques ou narratologiques propres : le “je” de la préface est-il vraiment
l’auteur comme personne réelle ou une nouvelle instance narrative ? Comment une préface
parvient-elle à capter l’attention du lecteur ? N’efface-t-elle pas les limites entre fonctions
référentielle et poétique du langage ? Liste de questions non restrictive, il va sans dire.
Dans la forêt de préfaces qui s’offre au regard du critique, quels sentiers avons-nous suivis ?
Fallait-il tout parcourir – tous les siècles, tous les auteurs, tous les genres (préfaces à des romans,
des pièces de théâtre, des livres de poésie) ? Nous avons d’abord choisi de nous concentrer sur la
période 1830-1920. 1830, c’est l’année de parution du magnum opus de Scott, c’est-à-dire ses
œuvres complètes. Rédigées sur un temps très court, après concertation avec l’éditeur, et dans une
évidente unité de ton, les préfaces du magnum opus furent la première grande série de préfaces de
l’histoire littéraire. 1920, c’est l’année des œuvres complètes de Conrad, pour lesquelles il composa,
lui aussi, en des circonstances très comparables, une série de préfaces, la dernière de cette
envergure.
Bien évidemment, ces deux dates sont largement symboliques, et ne sauraient constituer des
bornes indépassables. On avait écrit beaucoup de préfaces, avant 1830 (à commencer par Scott luimême, dont les préfaces originales seront citées dans le cours de notre étude) ; on en écrivit encore,
après 1920. Toutefois, c’est durant cette période que la pratique préfacielle se généralise vraiment.
Les progrès de l’instruction, l’expansion des classes moyennes, la mise en place de politiques
éditoriales de promotion assuraient soudain une diffusion plus large des œuvres. Un écrivain
pouvait partir, comme jamais auparavant, à la rencontre d’un public toujours plus vaste ; il fallait
pour cela écrire des préfaces, et tous les (grands) auteurs devinrent aussi de (grands) préfaciers : M.
Shelley, Thackeray, C. Brontë, Dickens, Eliot, Stevenson, Kipling, Hardy, James, d’autres encore.
Ces décennies furent un âge d’or de la préface.
Mais pourquoi se limiter aux seules préfaces de romans ? En réalité, notre corpus accorde
une large part aux préfaces de nouvelles ou de récits. Pourquoi seulement des œuvres de prose5 ? La
préface des Lyrical Ballads ne mérite-t-elle pas autant d’être étudiée que celle de Waverley ? Toutes
deux constituent des manifestes du romantisme, et les échos de l’une à l’autre sont nombreux. Les
volumineuses préfaces de Shaw, beaucoup plus longues que ses pièces elles-mêmes, ne lassent pas
d’intriguer. Alors ? La première raison est très empirique : de fait, les préfaces accompagnent
essentiellement des romans ; les exemples sont rares en poésie, et rarissimes au théâtre. Le corpus
ne serait en fait élargi qu’à quelques poètes, certes majeurs : Wordsworth, Keats, Tennyson,
5
Dans la suite de notre étude, et pour d’évidentes questions de style, le mot roman, utilisé dans le contexte précis de ses
rapports à la préface, désignera tout type d’œuvre en prose.
4
Hopkins... Encore furent-il des préfaciers très occasionnels. Mais cette observation débouche sur
une question : comment expliquer ce lien privilégié entre préface et roman ?
Ceci nous amène à la deuxième raison de notre choix. Les préfaces de livres de poésie ou de
pièces de théâtre, si elles partagent incontestablement certaines caractéristiques avec les préfaces de
romans, offrent nettement moins de possibilité d’invention. C’est dans le cas d’œuvres en prose, où
préface et texte sont de même nature, que les dispositifs narratifs sont les plus variés et les plus
complexes : brouillage des limites entre préface et texte, entre auteur et narrateur, mise en abîme,
jeux métatextuels, etc. C’est toujours ici que l’on rencontre, au-delà des avatars les plus
conventionnels du genre, ces cas limites, telle la préface de The Master of Ballantrae, de Stevenson,
ou celle de Our Mutual Friend, de Dickens, qui feront progresser notre réflexion.
Si notre choix s’est porté en particulier sur les préfaces de Scott, James et Conrad, c’est
d’abord pour la raison très subjective que ces trois auteurs nous ont semblé avoir élevé l’exercice à
ses formes les plus abouties. D’autre part, des similitudes dans les circonstances de rédaction de
leurs préfaces tardives incitaient aux rapprochements : le magnum opus de Scott (1829-32), la New
York Edition de James (1907-9), l’édition des œuvres complètes de Conrad (1917-20) furent des
entreprises littéraires et commerciales de grande ampleur, exemples de ces “actes testamentaires”
dont parle Millgate6, accomplis par un auteur au soir de sa vie pour fixer l’image qu’il lèguera à la
postérité, et auxquelles on peut rattacher la Wessex Edition des romans de Hardy, dont les préfaces
seront également citées. Enfin (et inversement), les préfaces de ces trois auteurs sont malgré tout
suffisamment dissemblables pour rendre possible, sur tel ou tel aspect, quelque tentative de
typologie.
Les questions essentielles se sont déjà profilées au fil de ces réflexions préliminaires :
pourquoi écrit-on des préfaces, et pourquoi les lit-on ? Quels sont les rapports (les liens) des
préfaces aux romans qu’elles introduisent ? Peut-on dire que la préface forme un genre, comme on
le dit du roman ou de la tragédie ? Que nous apprennent les préfaces ?
Pour y répondre, la préfacologie devra se positionner au carrefour de recherches croisées. Il
nous a semblé que deux axes de recherche principaux pouvaient être empruntés. Le premier
consiste à traduire en termes communicationnels les questions posées : qui communique, vers qui,
sur quel mode, et quoi ? C’est donc en premier lieu vers les théories de la communication que nous
nous sommes tournés : pragmatique, dialogisme, approches énonciatives nous permettront
d’identifier les instances du discours préfaciel et de décrire les stratégies et les motivations qui le
structurent.
6
Michael Millgate, Testamentary Acts: Browning, Tennyson, James, Hardy, Oxford, Clarendon Press, 1992.
5
D’autre part, il nous a semblé que la question des rapports de la préface à son environnement
était au centre des problèmes. Il nous fallait avoir recours à une approche globale, complémentaire
de l’approche communicationnelle, nous permettant de traiter à la fois des liens au roman, au genre
(si celui-ci existe), voire à la correspondance ou aux autres écrits critiques des auteurs. Cette
approche, c’est la systémique.
Notre méthode, au cours de la recherche, consistera donc à croiser ces deux axes d’analyse.
Un premier chapitre résumera quelques théories existantes de la préface, avec pour objectif de les
situer par rapport à notre propre démarche. Le deuxième chapitre s’interrogera sur le statut de la
préface, à partir de son contexte communicationnel. Divers instances et paramètres énonciatifs
seront ainsi identifiés (nom et lieu du discours, destinateur/taire du message), et le troisième
chapitre montrera comment ces éléments s’organisent de façon systémique, aussi bien à l’intérieur
de chaque préface que dans les rapports de celle-ci à son environnement. Systèmes de
communication orientés, les préfaces remplissent des fonctions spécifiques, très différentes selon
les auteurs, que le quatrième chapitre analysera. Enfin, le cinquième chapitre posera la question du
sens que l’on peut donner à ces systèmes de communication.
6
Chapitre 1
L’héritage critique
1.1 Jacques Derrida : la préface comme dissémination
1.2 La typologie fonctionnelle de Gérard Genette
1.3 Henri Mitterand et la linguistique des préfaces
1.4 L’anthologie d’Alasdair Gray
La thèse qui sera défendue ici est la suivante : une préface est d’abord un espace de dialogue
dont les fonctions et le sens particuliers sont largement induits par l’organisation du système
communicationnel qui lui est propre. Par système communicationnel, il faut comprendre, de la
manière la plus générale, l’interaction entre les différentes instances du texte préfaciel. La
reconnaissance de ces instances constituera bien sûr le premier moment de notre analyse ; mais
avant de développer cette dernière, nous examinerons la façon dont ce caractère a été perçu par la
critique et la théorie littéraires. Pour cela, nous reviendrons sur quatre approches globales, et fort
diverses, du genre préfaciel : “Hors-livre” de Jacques Derrida7 ; trois chapitres connexes de Seuils,
de Gérard Genette8 ; “La préface et ses lois”, de Henri Mitterand9 ; enfin, les notes exégétiques
d’Alasdair Gray dans The Book of Prefaces10.
Ces quatre auteurs ne sont pas les seuls à s’être intéressés à l’écriture (ou la lecture) de
certaines préfaces ; d’autres seront cités au cours de notre étude. En revanche, ils sont les seuls à en
avoir tenté une description, voire une théorie, générales. Leurs travaux se distinguent donc à la fois
des monographies, comme celle de Gaston dans Prefacing the Waverley Preface : A Reading of Sir
Walter Scott’s Prefaces to the Waverley Novels11, et des approches thématiques ou génétiques plus
restreintes, comme celle de Goetz dans son article “Criticism and Autobiography in James’s
Prefaces”12.
7
“Hors-livre” dans La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.
“L’instance préfacielle”, “Les fonctions de la préface originale” et “Autres préfaces, autres fonctions” dans Seuils,
Paris, Seuil, 1987.
9
“La préface et ses lois : avant-propos romantiques” dans Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980.
10
The Book of Prefaces, London, Bloomsbury, 2000.
11
Patricia Gaston, Prefacing the Waverley Preface : A Reading of Sir Walter Scott’s Prefaces to the Waverley Novels,
London, Peter Lang Publishing, 1991.
12
William Goetz, “Criticism and Autobiography in James’s Prefaces”, American Literature, 1979-1980, n° 51, p. 333348.
7
8
Leur deuxième point commun est d’avoir entrevu, à des degrés divers, l’originalité poétique
essentielle de la préface, qui est d’ordre pragmatique, mais pour finalement privilégier d’autres
voies qui nous paraissent moins décisives. L’objectif de ce premier chapitre n’est donc pas de
dresser une histoire exhaustive de la critique sur la préface (et encore moins sur les préfaces de tels
auteurs en particulier), mais de situer notre réflexion par rapport à des analyses du genre préfaciel
dans son ensemble, et qui ont le plus contribué (nous montrerons précisément en quoi) à la
définition de notre problématique. Nous les présentons ici par ordre chronologique de publication.
1.1 Jacques Derrida : la préface comme dissémination
“Hors-livre” : tel est le titre célèbre donné par Derrida au texte liminaire de La
dissémination. Le sous-titre, “PREFACES”, n’a pas moins d’importance : il dessine pour le lecteur
un horizon d’attente aussitôt voilé par un pluriel inattendu. Plusieurs préfaces ? Non, mais un écrit
sur les préfaces ; ou encore une préface plurielle, qu’on pourra lire “selon plusieurs modes”13, prétexte entraînant la lecture et s’autocritiquant pour poser la question même de son statut. Le texte de
couverture en jette quelques définitions possibles : “digression”, “protocole méthodologique”,
“cartographie générale” ou “anatomie des préfaces”, “fiction théorique”. Il en suggère aussi le rôle
de relance et de déplacement de certains concepts, et l’inscrit par là dans le “travail de la différance
sémantique comme différance séminale”.
Relance et déplacement : de fait, les premières pages du “Hors-livre” rappellent quelques
aspects déjà connus de la déconstruction (critique du logocentrisme, refus des oppositions binaires,
définition de la “différance” comme mouvement produisant l’ajournement perpétuel du sens). Il n’y
a rien là de surprenant, s’agissant d’une réédition de trois textes (“La pharmacie de Platon”, “La
double séance”, “La dissémination”), et cette première partie s’achève sur l’idée que sauf à
retomber dans les hiérarchies justement dénoncées (comme la prééminence de la parole sur l’écrit),
le travail de déconstruction doit non seulement renverser mais aussi déplacer, “dans une sorte de
simul déconcertant”14, les catégories traditionnelles de la pensée.
Logiquement donc, une “préface rappellerait, annoncerait ici une théorie et une pratique
générales de la déconstruction, cette stratégie sans laquelle il n’y aurait que velléité empiriste et
fragmentaire de critique, confirmation non équivoque de la métaphysique”15. Or, Derrida se refuse
précisément à un tel exercice. A ce point précis, son texte bifurque et devient, par retour sur ce qu’il
13
L’expression figure en couverture du livre.
J. Derrida, op. cit., p. 12.
15
ibid., p. 13.
14
8
aurait pu être, réflexion sur les préfaces, philosophiques et autres. Quels sont les éléments essentiels
de cette réflexion ? Pourquoi cette bifurcation s’opère-t-elle ?
Introduction à un livre de philosophie, “Hors-livre” se concentre essentiellement, mais non
exclusivement, sur les préfaces philosophiques, et notamment celles de Hegel. Ce dernier, dans sa
préface à la Phénoménologie de l’esprit, les disqualifie justement en ce qu’elles sont trop
étrangères, ou du moins trop extérieures au concept dont elles entendent parler. C’est tout le
contraire des introductions, où le concept doit s’engendrer lui-même, puisque la philosophie ne jouit
pas de l’avantage d’autres disciplines, comme la physique ou l’histoire, de pouvoir présupposer son
objet. Extérieures au texte, mais tout entières tournées vers lui, les préfaces n’existent donc qu’en
vue de leur propre dépassement ; c’est leur caractère essentiellement transitif, qui fait de toute
préface une préface de.
Dépassement pourtant ne veut pas dire oubli : les préfaces surdéterminent nécessairement la
lecture, et ne peuvent donc s’annuler totalement. Il y a toujours “un reste qui s’ajoute au texte
subséquent et ne s’y laisse plus tout à fait résumer”. Ce reste demeure “antérieur et extérieur au
développement du contenu qu’il annonce”16. La position de Hegel (écrire une préface contre les
préfaces) est elle-même évidemment paradoxale, et Derrida en fournit l’explication suivante : la
préface hégélienne est bien extérieure à l’auto-présentation du concept, mais “elle est intérieure à la
philosophie dans la mesure où (...) l’extériorité du négatif (le faux, le mal, la mort) appartiennent
encore au procès de la vérité et doivent y laisser leur trace”17, formalisme culturel oblige.
Derrida nous apprend donc que la préface est tout à la fois inutile et nécessaire, transitoire et
indépassable. A partir de l’exemple de Hegel, il pose un problème central, et qui concerne aussi
bien le texte littéraire, celui de l’appartenance ou de la non-appartenance de la préface à l’œuvre, et
que nous pourrons reformuler en termes d’intériorité ou d’extériorité (physique, sémantique,
narrative, diégétique ou autre) par rapport au texte.
Mais voici qu’à cette incertitude spatiale s’ajoute un artifice temporel. Le moment de la
préface est un passé que, “dans une fausse apparence de présent, un auteur caché et tout-puissant
(...) présente au lecteur comme son avenir”18. On le sait bien : toute préface est en vérité une
postface, toujours rédigée après-coup. Marx, préfacier du Capital, parle de “mirage” destiné à faire
croire à une “construction a priori”19 qui se présente comme avant-dire ou avant-lire. Derrida
reprend cette idée à son compte en soulignant que le rapport entre préface et texte “n’est pas le
16
Ibid., p. 15.
ibid., p. 18.
18
ibid., p. 13.
19
Le Capital, cité par Derrida, op. cit., p. 43.
17
9
même dans le réel et dans le discours”20. Il admet qu’il peut s’agir là d’une opposition d’ordre
méthodologique, entre recherche et présentation après coup du résultat. Cependant, “il s’agit de
savoir ce qui, en s’écrivant sous le masque de l’empirisme (...) fait aussi autre chose et rend
impraticable une relève hégélienne de la préface”21. Ainsi, Marx veut éviter la simple anticipation
formelle : “il me paraît qu’anticiper sur des résultats qu’il faut d’abord démontrer ne peut être que
fâcheux et le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s’élever du singulier au
général” 22 . La préface sera alors dépositaire du travail de transformation des concepts, des
remaniements successifs, bref d’un cheminement plutôt que d’un résultat. L’artifice temporel est ici
une manière de résister à la “domesticité anamnésique (...) du Logos, recouvrant et proclamant la
vérité dans sa parole pleine”23. On reviendra à ce propos sur ces préfaces ajoutées les unes aux
autres, d’édition en édition, par Thomas Hardy, et dont la juxtaposition semble contester à la vérité
tout caractère définitif ou absolu.
D’un côté donc, la préface feint de connaître avant l’heure l’aboutissement et le sens du
texte. De l’autre, elle refuse de se soumettre à cette “téléologie du livre” en réintroduisant
l’expérience et l’histoire. “Dans les deux cas, la préface est une fiction”, mais se fondant ici dans la
logique du concept, et imposant là sa propre logique. Les questions du lieu et du moment dépassent
alors largement les oppositions dedans/dehors ou avant/après. Réaffirmant la proposition
déconstructionniste qu’il n’y a rien hors du texte, Derrida conclut que celui-ci n’est plus “le dedans
calfeutré d’une intériorité (...) mais une autre mise en place des effets d’ouverture et de
fermeture”24. Il y voit la raison principale de la disparition des préfaces à l’époque moderne. En
premier lieu, “si la préface paraît aujourd’hui inadmissible, c’est (...) parce qu’aucun en-tête ne
permet plus à l’anticipation et à la récapitulation de se rejoindre et de passer l’une dans l’autre... S’il
est aujourd’hui dérisoire de tenter une préface qui en soit une, c’est parce que nous savons la
saturation sémantique impossible”25. En second lieu, la dissémination, parce qu’elle marque les
limites du formalisme, rend par définition caduque toute préface. Nous reviendrons sur cette
perspective historique, en nous demandant si en fait de disparition, la (tentative de) saturation
sémantique n’a pas plutôt aujourd’hui investi d’autres lieux.
On comprend mieux désormais la bifurcation évoquée plus haut. Le “Hors-livre” est traversé
par les tensions mêmes qu’il décrit. Comme il s’est intéressé jusqu’ici à des textes philosophiques,
20
Jacques Derrida, op. cit., p. 42.
ibid., p. 45.
22
Préface à la Critique de l’économie politique, citée par Derrida, op. cit., p. 46.
23
Jacques Derrida, op. cit., p. 47.
24
ibid., p. 48.
25
ibid., p. 30.
21
10
Derrida a orienté son analyse vers le rapport préface/concept, en ignorant d’autres rapports, comme
celui des préfaces entre elles (il ne fait qu’effleurer la question en soulignant que les préfaces,
contrairement à l’introduction, se multiplient d’édition en édition), ou celui des instances narratives
et dialogiques (auteur, préfacier, lecteur), pourtant apparent dans la préface du Capital, réponse de
Marx à un critique russe. Mais pour approfondir les conclusions auxquelles il est parvenu, il
s’intéresse à la “préface hybride”26 des Chants de Maldoror. La nature du texte introduit a donc
changé ; elle est désormais de nature littéraire et poétique.
Cette préface de Lautréamont offre un bel exemple de complexité structurelle. Elle
n’apparaît qu’au seuil du Chant sixième, et relègue au rang de “frontispice” 27 ou d’exposé
synthétique les cinq précédents. Où dès lors la situer dans l’économie du livre ? Elle ne fait plus
partie de la partie synthétique qui s’est achevée, et pas encore de la partie analytique qu’elle
annonce. Elle porte en elle deux paradoxes étroitement imbriqués, celui d’exposer un texte dont
l’écriture l’aura en réalité devancé, mais qui ne peut s’auto-présenter, et celui de n’être elle-même
totalement lisible qu’après lecture effective du dernier Chant, voire du reste de l’œuvre : “Ce n’est
que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du
renégat, à la figure fuligineuse”28.
Le dispositif se complique encore, puisque ce dernier Chant n’est pas annoncé comme le
texte qui enfin commencerait (ce qui certes ne serait pas le moindre des paradoxes !), mais comme
rien d’autre que le réel après la littérature : “Nous ne sommes plus dans la narration... Hélas ! nous
sommes maintenant arrivés dans le réel...”29.
Cinq Chants relégués au rang de préface discursive, un sixième qui est une sortie vers le
réel, et une “préface hybride” entre les deux... Chaque partie du texte est donc devenue préface, ou
si l’on préfère, celle-ci s’est “indéfiniment dispersée”30 alentour. Pour Derrida, le moment est
décisif. C’est celui d’un rapport nouveau que la dissémination instaure ici entre “l’écriture (...) et
son dehors” ; c’est celui d’une “double inscription, ou (...) double articulation [de la préface] : son
enveloppement sémantique dans le Livre, représentant d’un Logos ou d’une Logique (ontothéologie et savoir absolu) et la restance de son extériorité textuelle”31.
Illustrant cette articulation, s’impose alors l’image de la préface comme semence. La
26
C’est ainsi que Lautréamont lui-même désigne ce passage (Les Chants de Maldoror, Paris, Flammarion, 1990,
p. 285).
27
Lautréamont, cité par Derrida, op. cit., p. 48.
28
Lautréamont, op. cit., p. 285. Cette phrase fonde l’association écrivain/personnage, ou Ducasse/Maldoror.
29
Cité par Derrida, op. cit., p. 56.
30
Jacques Derrida, op. cit., p. 57.
31
ibid., p. 59.
11
préface, “en tant que semen, peut aussi bien rester, produire et se perdre comme différance séminale
que se laisser réapproprier dans la sublimité du père”32. Derrida ne le dit pas, mais l’image du texte
comme progéniture est justement récurrente, aussi bien chez Scott que chez Dickens ou James, et
s’entrecroise avec celles de la carte, du voyage, du terrain à baliser. Carte d’orientation pour la
lecture ou imposition d’un sens unique, fléché par l’auteur-père ? Idéalement, le lien auteur-texte
tendrait à devenir exclusif : “la scène se jouerait seulement, si c’était possible, entre le père et le
fils”33, c’est-à-dire à l’exclusion du lecteur. Mais d’autres cas de figure existent. Le livre pourra par
exemple répondre par lui-même devant le public. Se référant sur ce point à Locke, Derrida aurait pu
citer cette phrase de l’épître dédicatoire de An Essay Concerning Human Understanding : “Things
in print must stand and fall by their own worth, or the reader’s fancy”34. A l’inverse, l’auteur pourra
regretter l’absence de ce discours d’assistance, rendu nécessaire par la déficience intellectuelle des
lecteurs : “Mon unique tort a été de compter sur l’intelligence universelle et de ne pas faire une
préface où j’aurais posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la Morale”35.
De là peut-être les préfaces manifestes, comme celle des Lyrical Ballads que Derrida aurait pu
également citer en exemple.
Un dernier cas limite est abordé, où la préface deviendrait réellement (et non plus seulement
fictivement, comme le dénonçait Marx) programmatique, c’est à dire où le livre serait comme
prescrit par elle. Un seul exemple nous est connu, celui de Novalis projetant une encyclopédie dont
la préface aurait donné l’ordre, le sens et le mode d’emploi. Dans une telle entreprise, la préface
n’est plus simple “écart” ni “discours d’assistance”36, mais prend une dimension véritablement
biblique en devenant pure “raison séminale”37. La mort prématurée du jeune poète, à l’âge de vingtneuf ans, empêcha au demeurant une telle préface de voir le jour.
Arrivé au terme de la lecture du “Hors-livre”, on mesure combien pour Derrida les questions
du lieu et du moment, exprimées en terme d’intériorité/extériorité sémantique par rapport au texte,
révèlent en fait le gouffre qui sépare deux conceptions diamétralement opposées. La première, celle
de la métaphysique classique, verrait dans la préface l’affirmation toute linéaire et univoque d’un
sens, là où la seconde ne verrait que diffusion d’un excès de sens échappant finalement au contrôle
de son auteur comme du lecteur.
La préface selon Derrida relève donc de la dissémination à tous les sens du terme : répandue
32
ibid.
ibid., p. 60.
34
John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, London, Everyman’s Library, 1972, vol. 1, p. xxvii.
35
Charles Baudelaire, cité par Derrida, op. cit., p. 60.
36
J. Derrida, op. cit., p. 73.
37
ibid., p. 68.
33
12
en un temps et un terrain instables (la marge, la bordure), elle veut planter le décor de l’œuvre (son
histoire, sa croissance, sa finalité, son arrangement), mais dans ce mouvement même une partie du
sens inévitablement s’éparpille et s’envole, appelant le cas échéant à de nouvelles mises au point
(repiquages, tuteurages, préfaces ultérieures) à venir.
1.2 La typologie fonctionnelle de Gérard Genette
Tout comme les remarques de Derrida sur les préfaces ne peuvent être comprises que dans le
cadre plus général de la dissémination, celles de Genette ne sauraient être abstraites de sa réflexion
globale sur le paratexte. C’est dans Palimpsestes que ce terme est défini pour la première fois. Il
désigne alors, selon la délimitation la plus générale possible, l’ensemble des éléments (propos,
discours, citations ou autres) entretenant un lien avec un texte donné. Il se subdivise en deux
groupes d’éléments distincts. Ceux d’une part que l’on trouve autour et dans le texte, et qui
constituent le péritexte ; ceux d’autre part se rapportant au texte mais existant hors du livre, et qui
forment l’épitexte. Le titre, le nom de l’auteur sur la couverture, le prière d’insérer, les épîtres, une
éventuelle dédicace, des extraits toujours élogieux d’articles critiques placés par l’éditeur en guise
de publicité, font partie du péritexte, tandis que les entretiens sur l’œuvre, la correspondance, le
journal intime, voire les carnets de travail et autres brouillons de l’écrivain appartiennent à
l’épitexte.
A partir de cette distinction élémentaire, Genette répartit les divers éléments péri- et
épitextuels en groupes et sous-groupes. Reproduire ici l’intégralité d’une telle taxinomie serait hors
de notre propos, aussi nous intéresserons-nous plutôt à la place particulière, et déjà fort complexe,
qu’y occupe la préface. Celle-ci fait-elle partie du péritexte ou de l’épitexte ? Certes, il arrive que
des préfaces soient éditées et lues “hors-livre”, pour reprendre en un sens littéral la formule de
Derrida. C’est le cas dans The Art of the Novel, compilation de préfaces de James, ou a fortiori dans
The Book of Prefaces, l’anthologie d’Alasdair Gray qui regroupe les préfaces de quelque deux cents
œuvres du canon littéraire anglophone. Mais il s’agit là d’un usage second, à vocation
essentiellement didactique, et qui est loin d’être le plus répandu. La préface, destinée par l’auteur à
figurer en en-tête de son livre, est par nature péritextuelle. Genette la définit comme “toute espèce
de texte liminaire (préliminaire ou postliminaire) consistant en un discours produit à propos du texte
qui suit ou qui précède”38.
En dépit des apparences lexicales, tous les péritextes ne sont pas forcément textuels
justement. Ils peuvent être, dans une acception plus large du mot que reconnaît Genette, factuels,
38
G. Genette, op. cit., p. 150.
13
lorsqu’un fait connu, par exemple biographique, vient modifier la lecture. Il peuvent aussi être
iconographiques. Ainsi, des dessins agrémentaient l’édition originale de Huckleberry Finn, et James
avait commandé pour chaque volume de la New York Edition un cliché au photographe Alvin
Langdon Coburn39. Les choix typographiques et de mise en page peuvent également être considérés
comme faisant partie du paratexte, lorsqu’ils viennent modifier les pratiques de lecture et donc les
effets de sens. La préface quant à elle est bien sûr un péritexte textuel qui, contrairement au titre,
reste facultatif, tant du point de vue de la production que du point de vue de la lecture.
Cette nature facultative lui confère la particularité d’être un objet fluctuant, qui peut
apparaître, disparaître ou réapparaître au gré des éditions. Un exemple caractéristique est celui de
Dracula. Le roman de Stoker paraît pour la première fois en 1897, mais c’est l’année suivante que
l’auteur compose, pour une improbable édition islandaise, une préface largement oubliée depuis... et
exhumée près d’un siècle plus tard par Richard Dalby pour les éditions Foulsham :
A long-forgotten preface to Dracula, specially written by Bram Stoker in August 1898 for the Icelandic
40
edition—‘Makt Myrkanna, the Power of Darkness’—appears here in English for the first time .
Pour préciser la place qu’occupe la préface dans la classification du paratexte proposée dans
Palimpsestes, nous devons encore relever deux distinctions supplémentaires. Elles concernent
respectivement le destinateur et le destinataire du paratexte. Les préfaces dont il sera question ici
font partie du paratexte auctorial ou officiel, que Genette oppose au paratexte allographe ou
éditorial. Cela signifie qu’il s’agit de préfaces écrites par les auteurs des œuvres mêmes, et non de
préfaces écrites par un tiers. Les célèbres “Prefaces to Shakespeare” de Granville-Barker sont en
revanche allographes. Dans les éditions critiques modernes, les deux types coexistent souvent. Ainsi
trouve-t-on dans l’édition Penguin 1986 de The Shadow-Line, deux péritextes allographes
(l’introduction et la “Note on the text” du critique Jacques Berthoux) et un péritexte auctorial de
Conrad intitulé “Author’s Note”.
La deuxième distinction concerne le destinataire. Il faut d’abord différencier paratexte privé
et paratexte public. Le paratexte privé n’a pas vocation à être connu du plus grand nombre. La
correspondance, et a fortiori le journal intime, dans la mesure où leur publication, même posthume,
n’est pas envisagée, en font partie. A l’inverse, le paratexte public a pour destinataire tout lecteur
réel ou potentiel. La préface, comme l’entretien, appartient à cette deuxième catégorie. Genette
nuance encore sa classification en désignant le destinataire de la préface comme le lecteur (réel ou
potentiel) du texte, et non le public en général. Le schéma suivant permettra de mieux visualiser la
39
On trouvera la reproduction des dessins sur le site http://etext.lib.virginia.edu/twain/huckfinn.htlm (au 12/04/02). Les
éditions critiques Norton des œuvres de James reproduisent les photographies de Coburn.
40
Bram Stoker, Dracula, London, Foulsham, 1986, p.8.
14
place occupée par les préfaces de notre corpus dans la taxinomie genettienne :
PARATEXTE
> épitexte
> péritexte
> factuel
> matériel
> iconographique
> textuel
> allographe
> auctorial
> privé
> public
> destiné au public en général
> destiné au lecteur du texte
> obligatoire
> facultatif
Afin de décrire les fonctions du paratexte, Genette commence par emprunter à la
philosophie du langage certains de ses concepts. Plusieurs semblent particulièrement pertinents
s’agissant des préfaces, notamment lorsque ces dernières expriment une “intention”41 ou une
“interprétation”42 auctoriale. Harriet Beecher Stowe déclare ainsi dans la préface de Uncle Tom’s
Cabin (1852) : “The object of these sketches is to awaken sympathy and feeling for the African
race”43. Hardy confie dans la préface de 1895 son but en écrivant Jude the Obscure : “to tell,
without a mincing of words, of a deadly war waged between flesh and spirit”44. Les conseils ou
injonctions de lecture que les préfaces prodiguent à l’occasion révèlent aussi leur “capacité
jussive”45. “The majority of the following poems are to be considered as experiments”46 : c’est ce
qu’indique Wordsworth en parlant des Lyrical Ballads. On peut même détecter parfois une certaine
41
Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1992, p. 16.
ibid.
43
Cité par Gray, op. cit., p. 539.
44
ibid., p. 598.
45
G. Genette, op. cit., p. 16.
46
Cité par A. Gray, op. cit., p. 437.
42
15
“force illocutoire”47 si l’on pense aux informations factuelles qu’elles véhiculent, comme celle-ci de
Somerset Maugham : “This book contains thirty stories. They are all about the same length and on
the same scale. The first was written in 1919 and the last in 1931”48.
La dimension la plus importante du paratexte est donc, pour le Genette de Palimpsestes, sa
dimension pragmatique, son “action” ou “mode d’agir”49, qui peut aller de la simple “influence” à
la “manipulation”, voire à la “force d’intimidation herméneutique”50. Et la préface est bien “l’un des
lieux privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre, c’est-à-dire son action sur le lecteur”51.
Cette idée d’action sur le lecteur est justement reprise dans Seuils, où le paratexte est encore défini
comme le “versant le plus socialisé de la pratique littéraire”52, ou comme une “transaction”53, une
“organisation [du] rapport [de l’auteur] au public”54. Mais dans ce deuxième ouvrage, où trois
chapitres sont consacrés exclusivement aux préfaces, apparaît une autre idée-force, celle de la
préface conçue comme un discours fondamentalement transitif ou hétéronome, c’est à dire qui ne
fait sens que par rapport au texte qu’elle introduit, et qui constitue sa raison d’être. Or, c’est
précisément à partir de cette subordination de la préface au texte que se met en place la typologie
genettienne, articulée selon deux paramètres croisés : la définition du statut, qui permet de
distinguer différents types, et l’étude de la pluralité des fonctions.
Parmi les principaux critères que retient Genette dans la définition du statut figurent
notamment l’appellation, le lieu, le moment et l’identité des destinateur/-taire. Ces cinq critères ne
sont pas également problématisés, ni également décisifs dans le type de fonctions induites. Le
dernier cité est le plus rapidement traité : “La détermination du destinataire de préface (...) se réduit
presque à ce truisme : le destinataire de la préface est le lecteur du texte”55. Genette reconnaît bien
l’existence ici ou là de destinataires plus ou moins identifiés, réels ou imaginaires comme chez le
Scott des préfaces originales, mais dans tous ces cas “le lecteur, principal destinataire de la préface,
n’éprouve aucune peine à démêler et recevoir ce qui, de toute évidence, à travers un tiers ou pardessus son épaule, lui revient en propre”56. Toutefois Genette ne s’interroge pas sur l’image qui
transparaît de ce lecteur, largement fantasmée par le préfacier, ni sur les relations que les deux
instances entretiennent. C’est là une première voie sur laquelle ses remarques demandent le plus à
47
G. Genette, op. cit., p. 16.
W. Somerset Maugham, Selected Prefaces and Introductions of W. Somerset Maugham, London, Heinemann, 1963, p.
42.
49
Gérard Genette, op. cit., p. 375.
50
ibid.
51
ibid., p. 9.
52
Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 18.
53
ibid., p. 8.
54
ibid.
55
ibid., p. 180.
56
ibid., p. 181.
16
48
être prolongées.
La question de l’appellation est à peine plus problématisée. Les synonymes sont nombreux :
avant-propos, prologue, prolégomènes, avis, introduction, note, notice, présentation, préambule,
avertissement, prélude, exorde, avant-dire, proème, pour ne citer que les plus courants. Sans oublier
bien sûr que de nombreux textes liminaires ne sont même pas obligatoirement qualifiés. Genette ne
s’attarde donc guère sur les différences marginales et au demeurant très fluctuantes entre ces textes.
Il s’agit principalement de différences de registre, note ou notice étant qualifiés de “plus
modestes”57 que proème, avant-dire ou exorde.
La seule réelle complication est celle des cas de coprésence, où à chaque texte sont
attribuées une ou plusieurs fonctions précises et distinctes, ou bien dont les statuts d’énonciation
sont différents. Genette mentionne Gil Blas ; dans The Master of Ballantrae, Stevenson offre un
exemple de multiplication des discours liminaires, sur lequel nous reviendrons : “Preface”, “Genesis
of the story”, “Dedication” et “Summary of Events” en guise de préliminaires et une “Author’s
Note” en position postliminaire.
La question du lieu est justement un autre critère retenu par Genette, mais comme pour les
deux précédentes, il s’en défait assez vite, même s’il y revient de nouveau, quoique assez
rapidement, au titre des fonctions. Il recense simplement, dans un premier temps, quelques avatars.
L’emplacement préliminaire est évidemment le plus courant. La postface toutefois peut être
adoptée, soit par modestie (comme pour un Balzac présentant sa “note immodeste mais dans un lieu
humble”58), soit par jeu comme dans Waverley avec le fameux “A Postscript Which Should Have
Been a Preface”59. C’est encore par jeu que Sterne insère celle de Tristram Shandy au milieu du
livre. Au fil des éditions, note encore Genette, des préfaces peuvent d’ailleurs devenir des postfaces.
Celles d’un auteur peuvent enfin être rassemblées en un seul volume, généralement de façon
posthume, offrant ainsi un nouveau mode de lecture. Tel est le cas de celles de Scott, James, Hardy
et Maugham, entre autres. Le relevé de tous les cas de figure, de l’aveu même de l’auteur, ne saurait
être totalement exhaustif, mais il nous semble toutefois que l’on peut approfondir l’étude des effets
de place ménagés par certains préfaciers tels Scott ou Stevenson.
Le moment de la préface — voilà pour Genette un critère plus déterminant. C’est celui de la
publication dont il s’agit, l’écriture de la préface (Derrida nous l’a montré) étant logiquement
postérieure à celle de l’œuvre. Trois cas sont définis. Le plus fréquent est celui de la préface
originale, qui (ap)paraît avec le roman. Le deuxième est celui de la préface ultérieure, occasionnée
57
ibid., p. 151.
Honoré de Balzac, “Note” des Scènes de la vie privée, cité par Genette, op. cit., p. 160.
59
Préface de Waverley, Weinstein, p. 3.
58
17
par la réédition d’une œuvre. Le troisième cas est celui de la préface tardive, composée le plus
souvent “pour un recueil tardif d’œuvres complètes ou choisies”60. Nous avons déjà eu recours à
cette terminologie, et nous la retiendrons par la suite.
Trois exemples, que Genette ne donne pas lui-même, illustrent bien l’importance que revêt
le moment de l’écriture. Dans la préface originale à la première édition de An Inland Voyage,
Stevenson s’interroge encore sur le succès éventuel de son roman : “To the friend who accompanied
me I owe many thanks (...) He, at least, will become my reader...”61. En guise d’introduction à la
deuxième édition de ses Poems en 1831, Edgar Poe rédige un texte intitulé “Introductory Letter” et
qui commence par ces phrases significatives : “Believing only a portion of my former volume to be
worthy a second edition (...) I have therefore herein combined “Al Aaraaf” and “Tamerlane” with
other poems hitherto unprinted”62. Enfin, Thomas Love Peacock précise bien en 1837, dans la
préface tardive du volume LVII de ses Standard Novels : “All these little publications appeared
originally without prefaces”63.
Selon donc qu’elle sera originale, ultérieure ou tardive, la préface répondra à des besoins
différents, précisés par Genette dans l’étude des fonctions. De même, sa qualité auctoriale, actoriale
ou allographe, authentique, apocryphe ou fictive, voire assomptive ou dénégative, engagera des
fonctions spécifiques. Ce sont là bien sûr les différents types de destinateurs, c’est à dire de
préfaciers, dont il s’agit. Le dispositif proposé à cet égard par Genette est infiniment plus complexe
que celui lié au destinataire. Pour en terminer avec ces définitions taxinomiques, rappelons qu’une
préface sera dite auctoriale ou autographe si elle est rédigée par l’auteur même du texte qui suit, et
allographe si une autre personne l’a rédigée. Une préface actoriale est rédigée (au besoin
fictivement) par l’un des personnages de l’action. Elle est authentique lorsqu’elle peut être attribuée
à une personne réelle ; apocryphe lorsqu’un ou plusieurs indices, notamment paratextuels, viennent
faire douter de cette réalité ; fictive lorsque “la personne investie de cette attribution est fictive”64.
Elle est assomptive lorsque son auteur assume sa paternité, et dénégative lorsque celui-ci, à tort ou à
raison, avec ou sans l’espoir d’être vraiment cru, nie cette paternité.
Quelques autres types et sous-types, mais beaucoup plus rares, sont encore distingués, et
ceux déjà cités peuvent bien entendu s’entrecroiser pour former toutes les cas de figure possibles.
On citera comme exemples de préfaciers autographes authentiques Dickens pour David
Copperfield, James pour The Ambassadors, Hardy pour Tess. “Laurence Templeton” est le préfacier
60
Gérard Genette, op. cit., p. 162.
Préface de An Inland Voyage, http://eldred.ne.mediaone.net au 11/04/00.
62
Alasdair Gray, op. cit., p. 486.
63
Préface du volume LVII de The Standard Novels, http://informalmusic.com au 11/04/00.
64
Gérard Genette, op. cit., p. 166.
61
18
auctorial fictif d’Ivanhoe. “Richard Sympson” est celui, fictif lui aussi, mais allographe car
prétendument cousin du héros, de Gulliver’s Travels. La postface de 1735 du même roman offre un
exemple de préfacier actorial fictif, puisqu’elle paraît sous forme de lettre du héros à ce même
cousin. La préface interne de Tristram Shandy fonctionne selon un modèle équivalent.
Deux remarques s’imposent. Tout d’abord, une ultime mise au point de la place des préfaces
de notre corpus dans cette typologie, dont la description est désormais achevée. Nous l’avons dit,
seules les préfaces auctoriales nous intéresseront ici, pour la plupart assomptives et authentiques ;
parmi les préfaces auctoriales, les authentiques assomptives sont au demeurant les plus fréquentes.
Mais certains préfaciers, tel Scott, ont largement usé de l’auctoriale fictive. Cela est évidemment
surtout vrai pour les préfaces originales ou, à la limite, ultérieures, et le Scott du magnum opus, une
fois la paternité de ses œuvres impossible à nier, devient un préfacier assomptif. Sauf précision
contraire donc (Walter Scott, Bram Stoker ou R.L. Stevenson nous en fourniront l’occasion), le mot
préfacier désignera un préfacier auctorial authentique assomptif.
La seconde remarque porte justement sur les problèmes d’ordre narratif et pragmatique liés à
l’existence et à l’identité de cette instance nouvelle : le préfacier auctorial authentique assomptif.
Par exemple, ne convient-il pas de distinguer auteur et préfacier ? Comment ce dédoublement
s’opère-t-il ? Et surtout, peut-on vraiment réduire toute préface à l’expression d’une seule voix
narrative ? Autant de questions que la classification genettienne laisse de côté et que nous voudrons
poser. Car Genette s’engage sur une autre voie, celle d’une typologie fonctionnelle,
particulièrement riche elle aussi.
Elle reprend, en les intégrant à une analyse du rôle que joue la préface, les éléments évoqués
précédemment. A partir de la distinction fondamentale entre préfaces sérieuses et préfaces
fictionnelles, les premières consistant en un discours authentique sur le destinateur et/ou le texte,
tandis que les secondes mettent en scène un destinateur fictif produisant un discours fictionnel, des
recoupements entre tous les paramètres sont effectués, permettant l’identification de six grands
types, dont cinq se rattachent à la catégorie des préfaces sérieuses. Genette hésite en effet à compter
l’actoriale comme type à part entière, notant tout de même qu’elle peut être soit allographe si elle
est authentique, soit fictionnelle dans le cas contraire. Ces six grands types de préfaces, regroupées
parce qu’ayant les mêmes fonctions, sont les suivants.
La préface auctoriale originale veut “assurer au texte une bonne lecture”65. Le préfacier
semble dire au lecteur : “voici pourquoi et voici comment vous devez lire ce livre”66. Les thèmes du
65
ibid., p. 183.
ibid.
66
19
pourquoi ont à voir avec une valorisation du sujet de l’œuvre. L’auteur soulignera son importance
ou sa nouveauté, ou au contraire l’inscrira dans une tradition ; il insistera sur son unicité ou sa
véridicité. Quelques effets de (fausse ?) modestie pourront l’orienter vers une sorte d’autocritique
préventive. Les thèmes du comment sont liés à des informations pour permettre une bonne lecture
(l’adjectif est évidemment problématique, nous y reviendrons). Ce seront par exemple des
renseignements sur la genèse de l’œuvre, ses sources, ses destinataires, ou bien une explication du
titre, une indication de contexte, une déclaration d’intention, l’affirmation du statut fictionnel du
texte, ou encore une caractérisation générique pouvant aboutir à faire de la préface un véritable
manifeste pour la défense d’un genre. La préface auctoriale originale peut marquer la gêne par
rapport à l’écriture préfacielle et donc interroger, à force d’excuses ou de précautions, sur un mode
prétéritif, voire élusif, le statut même de la préface. Dans un cas extrême, elle aura le genre préfaciel
pour sujet même.
La postface auctoriale originale ne s’adresse plus au lecteur potentiel mais au lecteur
effectif, c’est à dire celui qui a lu le livre. Sa fonction ne peut donc plus être préventive mais
curative ou corrective. La préface auctoriale ultérieure apporte elle aussi une correction, ou plus
souvent une réponse aux critiques. Elle pourra également être le lieu de la reconnaisance de la
paternité du texte. La préface auctoriale tardive remplit les mêmes fonctions, mais, fait remarquer
Genette, elle est plus volontiers autobiographique. Elle consiste en un examen tardif de l’œuvre,
réalisé pour souligner une permanence ou au contraire expliquer un changement. Elle a aussi une
fonction de congé. La préface allographe remplit les mêmes fonctions que la préface auctoriale
originale, en penchant davantage du côté de la recommandation ou du moins de la présentation.
La préface fictionnelle forme le dernier type. Elle se répartit en fictive, apocryphe, ou
auctoriale dénégative (lorsque l’auteur nie la parenté du texte). Dans tous les cas, elle effectue une
attribution fictionnelle du texte tout en simulant une préface sérieuse. Ses fonctions, si elle est
auctoriale dénégative, seront de correction, de biographie de l’auteur prétendu, ou de commentaire
sur la valeur du texte ; Scott, sans doute unique utilisateur de la préface auctoriale fictive, l’utilise
“pour délivrer son propre message, par la plume de Templeton ou par la bouche de l’auteur de
Waverley”67 ; plus fréquente, la préface allographe fictive simule l’allographe sérieuse, tout en
assumant les mêmes fonctions que l’auctoriale dénégative ; l’auctoriale fictive enfin, simule la
préface autobiographique. Comme le note Christine Montalbetti dans Gérard Genette : une
poétique ouverte, les fonctions de la préface fictionnelle sont moins de véritables fonctions que des
motifs qui relèveraient davantage d’une analyse thématique. La dissymétrie est flagrante entre les
67
ibid., p. 264.
20
fonctions des préfaces sérieuses (les thèmes du pourquoi et du comment) et celles des préfaces
fictionnelles (qui ne sont au fond qu’un ensemble de feintes, fussent-elles vertigineuses). Mais la
préface fictionnelle a sans doute aussi ses fonctions sérieuses, que Genette ne fait que suggérer en la
rapprochant ici du récit cadre, là de l’humour fantastique. On envisagera “un travail sur les
présupposés ou les enjeux de la dynamique principale de la simulation, par où la préface fictionnelle
exacerbe la réflexivité à l’œuvre dans tout discours préfaciel, et joue le plus radicalement la
comédie de l’activité préfacielle”68.
Genette a donc répondu à certaines questions laissées en suspens par Derrida : “Mais que
font les préfaces ? La logique n’en est-elle pas plus surprenante ? Ne faudra-t-il pas en reconstituer
un jour l’histoire et la typologie ?”69 Cette filiation, revendiquée a priori par l’auteur de Seuils,
atteint toutefois très vite de sérieuses limites. Reprenant au vol des questions que Derrida avait
précisément choisi de laisser sans réponse, Genette adopte ipso facto une démarche très différente.
La pensée genettienne, dans une tradition structuraliste, fonctionne, ici comme souvent ailleurs, par
oppositions binaires, par exemple entre préface sérieuse et préface fictionnelle, assomptive et
dénégative, auctoriale et allographe, ou encore entre péritexte et épitexte. On mesure la distance
avec la démarche de Derrida, qui, on l’a vu, réfute précisément ce mode binaire. D’autre part, ce
dernier oriente surtout sa réflexion à partir d’exemples marginaux au regard de l’histoire du genre,
comme l’extrait des Chants de Maldoror, ou la préface, toute paradoxale, de Novalis. Genette
évoque aussi certains cas limites, mais dans un souci permanent de comparaison visant à une
classification générale.
Il faut donc comprendre, et c’est là une autre différence majeure entre les deux auteurs, que
les concepts de Derrida sont philosophiques là où ceux de Genette sont analytiques. Certains
n’auront donc pas la même acception dans un contexte ou dans l’autre. C’est le cas du concept de
lieu, qui désigne chez Genette la place du texte préfaciel par rapport à l’œuvre, et induit la
répartition mentionnée plus haut. Chez Derrida, le concept n’est pas avant tout spatial ; il pourra
désigner l’écart (intellectuel, historique) que la préface veut réduire entre un concept et une époque
ultérieure donnée : “Un certain espacement entre le concept et l’être-là, entre le concept et
l’existence, la pensée et le temps, tel serait le logement assez inqualifiable de la préface”70.
Selon sa méthodologie propre, chacun prend alors des risques épistémologiques
spécifiques : pour Derrida, celui de ne pas cerner le cœur du genre en passant sous silence les cas de
figure les plus fréquents ; pour Genette, d’aboutir, à force de modélisation théorique, à la création
68
Christine Montalbetti, Gérard Genette : une poétique ouverte, Paris, Bertrand-Lacoste, 1998, p. 72.
Jacques Derrida, op. cit., p. 14, et cité par Genette, op. cit., p. 182.
70
Jacques Derrida, op. cit., p. 19.
69
21
de types purement virtuels, dont lui-même confesse ne pas connaître d’exemples : “Je ne reviens
pas, faute d’exemples réels bien attestés, sur la rangée des préfaces apocryphes (cases G, H, I), qui
n’est guère ici qu’à titre théorique (...) et provisionnel”71. Ici, le philosophe de la dissémination
reprocherait peut-être à Genette son “inscription taxinomique” tous azimuts, sa “classification
statique des oppositions duelles”, comme dans “un muséum d’histoire naturelle où sont recueillis,
classés et exposés les membres morts, l’ossature froide des organismes”72, et qui, comme disait
Hegel, “ressemble à une série de boîtes fermées avec leurs étiquettes dans une boutique d’épicier”73.
Mais nul doute que l’accusé saurait bien se défendre de faire partie “des classificateurs à tout
crin”74... Reste que ni l’un ni l’autre n’aboutit finalement à l’identification d’invariants ou de lois
générales que l’on retrouverait dans toute préface. C’est l’ambition de l’approche, totalement
originale elle aussi, de Henri Mitterand.
1.3 Henri Mitterand et la linguistique des préfaces
Henri Mitterand, à partir d’un corpus très restreint, puisque trois préfaces seulement, datant
respectivement de 1832, 1842 et 186875, lui servent d’illustration, propose de jeter les bases de ce
qu’il appelle métaphoriquement une “grammaire du discours préfaciel”76. Son analyse est construite
en trois moments facilement repérables. Il dégage en premier lieu les caractéristiques linguistiques
spécifiques du genre, puis en étudie le propos idéologique avant de se concentrer sur les rapports
entre préface et roman. L’enjeu méthodologique est précisément de passer d’une étude des signes
distinctifs de l’avant-dire à une compréhension de son idéologie, puis de celle du roman. Les
références théoriques, on l’aura deviné, sont celles de la linguistique : Benveniste y occupe la
première place. Mitterand commence par rattacher la préface au modèle du discours, selon la
définition de Benveniste. Elle est un “type d’énoncé dans lequel quelqu’un s’adresse à quelqu’un et
organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne”77. L’utilisation des pronoms personnels je,
nous ou il, désignant le préfacier, inscrit le discours dans un schéma communicationnel. Mitterand
se refuse à toute nuanciation entre ces trois pronoms : ce sont des avatars du je, auxquels répond un
tu, le lecteur, destinataire de la préface. Le message est représenté par une troisième personne, qui
est l’objet du discours, un il qui s’avère être souvent un elle : la littérature. Ce dispositif, pour être
71
Gérard Genette, op. cit., p. 177.
Jacques Derrida, op. cit., p. 34.
73
Cité par Derrida, op. cit., p. 34.
74
Gérard Genette, op. cit., p. 179.
75
Ce sont la préface de L’Echafaud de Bignan, l’Avant-propos de La Comédie humaine de Balzac, et la préface de la
seconde édition de Thérèse Raquin de Zola.
76
Henri Mitterand, op. cit., p. 21.
77
Emile Benveniste, cité par Mitterand, op. cit., p. 22.
22
72
schématique, n’en est pas moins concret puisqu’il rattache les pronoms aux personnes sociales que
sont l’écrivain, le lecteur, ou le critique. Dans le même temps, ceux-ci sont érigés au rang
d’instances du discours préfaciel.
La deuxième caractéristique linguistique identifée par Mitterand, après celle du système des
pronoms, et l’utilisation du présent comme temps privilégié de la préface. La divergence de point de
vue avec Derrida est ici manifeste. Pour Derrida, puisque toute préface est en réalité une postface, et
qu’elle est souvent lue après le roman, le temps qui la caractérise le mieux est le futur antérieur.
Pour Mitterand au contraire, c’est le présent, sous diverses modalités : présent absolu de l’écriture
(“j’écris”), “ou un présent parfait désignant l’œuvre comme un achevé, ou encore un présent
engageant l’avenir immédiat”78. Il cite deux phrases de Bignan illustrant ces trois modalités (“La
révolution a dépouillé tant de vérités de leur enveloppe, que la littérature ne peut plus mentir. Ce
sont les peuples plutôt que les rois et les grands, ce sont les généralités plutôt que les exceptions
qu’elle est appelée à représenter désormais”79) et en conclut que “[la] préface saisit la littérature
comme la conséquence nécessaire d’un achevé et le modèle obligé d’un à-venir”80.
La troisième caractéristique est l’abondance des déictiques et des modalisateurs (qui
expriment le point de vue de l’énonciateur), comme par exemple les verbes devoir, proclamer,
pouvoir, vouloir, le mot principe, la mention de vérités éternelles. Mitterand en tire un
dénominateur commun à toutes les préfaces, une équation minimale exprimée par chacune : “La
littérature doit être x”81. Nous avons donc à faire à un ensemble d’objets linguistiques qui, une fois
agencés de telle ou telle manière, forment “le paramètre, la formule complexe d’un certain type de
discours sur la littérature, distinct du discours critique”82. Ce type de discours, c’est le discours
préfaciel, et ses traits caractéristiques sont “la personne, le temps, le déictique, le modalisateur”83. A
partir de cette formule s’expriment bien sûr des conceptions idéologiques infiniment variées, mais
le propos de Mitterand n’en est pas moins d’isoler le noyau commun à tous les avatars du genre : il
est le premier à le faire de manière aussi précise.
Mitterand conclut ce premier moment par un paragraphe sur l’articulation rhétorique, à
partir de l’exemple de la préface de L’Echafaud, fondée sur “le passage du règne au genre, du genre
à l’espèce, de l’espèce au spécimen, autrement dit, du concept de plus grande extension (la société)
78
Henri Mitterand, op. cit., p. 23.
ibid.
80
ibid.
81
ibid., p. 24.
82
ibid., p. 25.
83
ibid.
79
23
au concept de plus petite extension (ce roman)”84. Là encore une généralisation s’opère, Mitterand
affirmant que “toute préface est plus ou moins construite selon un modèle de ce type. Toute préface
vise à dégager à la fois un modèle de production du genre dont elle parle, et également un modèle
de sa lecture”85. On retrouve, sur ce dernier point, l’observation que fait Genette sur une fonction
essentielle de la préface : assurer une lecture et s’assurer que cette lecture soit bonne. C’est ce que
Mitterand appelle “le caractère injonctif de la préface”86, qui lui confère sa dimension idéologique,
voire dogmatique.
Le deuxième moment de l’analyse porte en effet sur “le propos idéologique”87. C’est la
grammaire énoncée précédemment qui permet à la préface de se positionner comme “discours
didactique”88 dont l’enseignement porte sur deux points essentiels : ce qu’est la littérature, et ce
qu’est le genre romanesque. Les observations de Mitterand ne portent en effet que sur les préfaces
de roman, au contraire de celles de Derrida (préfaces philosophiques et littéraires) et de Genette
(préfaces de roman mais aussi de livre de poésie ou de pièce de théâtre). On pense à Scott
définissant le roman historique au fil des préfaces des Waverley novels. Les définitions proposées
par la préface sont, selon Mitterand, résolument affirmatives, et au tour volontiers polémique, en
particulier à l’encontre de la critique : “La préface est toujours peu ou prou l’énoncé d’un dogme”89.
Un fait essentiel est bien sûr que “ces propos ne préjugent en rien le contenu du roman”90, et ce à
cause d’une vérité narratologique qu’il convient de rappeler : “il s’agit du même personnage, mais
non de la même situation de communication, c’est-à-dire ni de la même énonciation ni du même
énoncé”91. Se référant aux observations de Marx puis d’Althusser sur la place de l’imaginaire dans
la formation de l’idéologie, Mitterand en conclut donc que “l’analyse idéologique ne peut se limiter
à l’étude des seuls discours..., mais doit s’étendre aux textes qui mettent en jeu ... un processus de
fiction et de symbolisation”92. L’inconvénient est que des préfaces intégrant de tels processus
n’entrent pas dans le corpus de Mitterand. Or celles de Scott et de James sont particulièrement
ambiguës de ce point de vue, qui proposent une histoire des romans sur un mode narratif
caractérisé, dans lequel entrent en jeu certains ressorts du récit. Ce qui constitue pour Mitterand la
“différence fondamentale”93 entre le discours et la fiction, est peut-être justement remis en cause par
84
ibid.
ibid., p. 26.
86
ibid.
87
ibid.
88
ibid.
89
ibid.
90
ibid., p. 30.
91
ibid., p. 31.
92
ibid.
93
ibid.
85
24
la pratique préfacielle. Du moins la conclusion de Mitterand lui permet-elle d’introduire le troisième
moment de sa réflexion : la préface et le roman.
Mitterand oppose la formule de la préface (“j’enseigne à quelqu’un que quelque chose est
“x”) à celle du roman (“personne ne raconte à personne que quelqu’un a fait “y”)94. Il se réfère à la
restance derridéenne pour confirmer le “caractère réducteur de toute préface”95 par rapport à une
œuvre située du côté de la polysémie, de la polyphonie, et de la pluralité des portées sémantiques :
“Le jeu du discours préfaciel obéit donc à un nombre restreint de règles et comporte un nombre
restreint de pièces. Le jeu du récit romanesque n’est plus un jeu, puisque les cartes y sont en nombre
indéfini”96. Un corrélat est la distinction entre deux instances qu’il ne faut pas confondre, même si
elles portent le même masque : la figure du préfacier, et la figure du romancier. Distinction non
seulement prudente, mais aussi fertile, et que nous exploiterons. Ses plus riches implications se
situent toutefois peut-être moins sur un terrain idéologique que narratologique. Nous essaierons de
montrer qu’une préface peut aussi être polyphonique, et qu’elle est parfois susceptible
d’interprétations divergentes. Et dans ses fonctions mêmes, ne met-elle pas en marche des processus
aux règles infinement complexes ? Par exemple : une préface a-t-elle jamais vraiment enseigné ? Si
oui, à qui, selon quels procédés ? Et qu’entend-on exactement par enseigner ?
Après avoir lu les textes de ces trois critiques, sait-on enfin (encore ?) ce qu’est une
préface ? Reprenons brièvement les trois propositions qui nous sont soumises. Au regard des règles
linguistiques qui la structurent, Mitterand fait de la préface un “réceptacle naturel de l’idéologie”97
qui compose un univers radicalement hétérogène à celui du roman. Avec des inflexions très
diverses selon les types envisagés, elle est au contraire, pour Genette, “de toutes les pratiques
littéraires, la plus typiquement littéraire”98, en vertu surtout de “cette autoreprésentation en miroir,
cette mise en scène, cette comédie”99 qui la caractérise. Derrida, se pliant du bout des lèvres au rite
de la déclaration totalisante, lui confère “la structure d’un bloc magique (...) c’est à dire ni
profondeur ni surface, ni substance ni phénomène, ni en soi ni pour soi”100. On se prendrait presque
à douter que la préface existe bien, comme se le demande Derrida dans un sens particulier. Des
préfaces du moins existent, et l’agencement récent de certaines en recueil est l’occasion de
reprendre, d’illustrer et de prolonger ces questions.
94
ibid.
ibid., p. 32.
96
ibid., p. 33.
97
ibid., p. 26.
98
Gérard Genette, op. cit., p. 270.
99
ibid., p. 269.
100
Jacques Derrida, op. cit., p. 15.
95
25
1.4 L’anthologie d’Alasdair Gray
Le critique écossais Alasdair Gray est l’éditeur d’une anthologie intitulée The Book of
Prefaces. Les textes rassemblés dans ce volume font parcourir au lecteur quatorze siècles de
littérature anglophone, depuis la libre traduction de l’incipit de la Genèse par Caedmon, vers 675,
jusqu’à la préface des Poems de Wilfred Owen, qui date de 1920. Après cette date, pour des raisons
de droits d’auteur, la reproduction devenait impossible, mais au total ce sont exactement cent
soixante-seize préfaces qui sont présentées selon un ordre chronologique. Avant d’examiner le riche
appareil critique dont Gray a pris soin de les entourer, une présentation du choix même des textes
semble nécessaire. Ce choix répond à des considérations géographiques, historiques et sémiotiques.
C’est par ce dernier point que nous commencerons. L’exemple précédemment cité de
l’incipit de la Genèse montre que le sens accordé au mot préface est ici assez large. Il recouvre tout
type d’introduction, voire de commencement, répondant à deux critères appréciés par l’éditeur, le
premier d’ordre fonctionnel (préparer le lecteur à ce qui va suivre), le second d’ordre rhétorique (la
préface ne doit pas encore faire partie de la substance du livre) : “By preface I mean any beginning
(...) [preparing] the reader for the following without being essential to it”101 . Cette dernière
restriction a bien sûr pour corollaire que la préface n’est nullement indispensable au texte. Elle ne
lui est pas essentielle selon les deux sens de cet adjectif : ni indispensable ni substantifique. En
l’absence de désignation par l’auteur, une préface pourrait donc être repérée négativement, comme
l’élément facultatif dont on pourrait se passer sans nuire à la compréhension.
Bien que Gray lui-même n’emploie pas ce terme, on peut dire qu’il adopte ici une vision
sémiotique de la préface. En effet, le livre, et non plus seulement le texte, est envisagé comme un
ensemble signifiant dont la compréhension par le lecteur dépend de sa maîtrise de codes relatifs au
statut de l’introdution et des autres éléments du péritexte, par exemple celui du prologue
shakespearien dans Henri V ou de la Notice menaçant d’exécution sommaire le lecteur de
Huckleberry Finn. Nous reviendrons sur les enjeux d’une telle conception, qui reste ici largement
implicite. On se contentera pour l’instant de remarquer qu’elle conduit Gray à inclure dans son
anthologie des textes aux statuts variés, comme les relevés lexicographiques et les citations
littéraires ou scientifiques de Melville en exergue de Moby Dick ou l’introduction déjà versifiée de
Longfellow à The Song of Hiawatha, à côté de préfaces plus courantes formellement comme celle
de Jude the Obscure :
WHAEL,
Anglo-saxon.
HVAL,
Danish
101
Alasdair Gray, op. cit., p. 7.
26
WAL,
Dutch.
HWAL,
Swedish.
102
In the Vale of Tawasentha, / In the green and silent valley, / By the pleasant water-courses, / Dwelt the singer
Nawadaha.
103
The scheme [of this novel] was jotted down in 1890, from notes made in 1887 and onwards, some of the
104
circumstances being suggested by the death of a woman in the former year.
Le corpus de Gray couvre, nous l’avons dit, pratiquement toute l’histoire de la littérature
anglophone, incluant donc aussi l’époque que Genette baptise “préhistoire” de la préface, et qui
précède celle de “la préface séparée du texte par les moyens de présentation que nous connaissons
aujourd’hui (...), liée à l’existence du livre, c’est-à-dire du texte imprimé”105. Il s’agissait alors
souvent moins d’un texte supplémentaire que d’un fragment de texte à fonction préfacielle. Certes,
on trouve très tôt quelques introductions identiques aux préfaces modernes, notamment à travers la
désignation d’un auteur qui signe ainsi performativement la préface et le livre, comme ici, dans les
premiers mots du “Incipit Prefatio Genesis Anglice”, le moine Aelfric présentant son travail à son
protecteur : “Aelfric the monk greets Aethelward the earl humbly. You bade me, sir, that I should
change from Latin into English the book of Genesis...”106 Mais en l’absence de diffusion de masse,
il est bien sûr permis de se demander si le genre auquel rattacher ce texte n’est pas plutôt, en dépit
de l’étymologie, celui de la lettre d’aujourd’hui, même si plus loin, topos préfaciel par excellence,
Aelfric veut prévenir les mauvaises interprétations du texte qu’il a traduit par des lecteurs largement
ignorants de la doctrine ecclésiastique.
La première originalité de Gray réside dans l’attention qu’il porte aux lecteurs des préfaces.
Logiquement, et bien légitimement, comme tout éditeur d’anthologie il s’intéresse de près aux
lecteurs que son livre veut toucher. Il écrit avec humour, et sous forme de mise en abîme, dans son
“Editor’s Advertisement” : “I aim to seduce the general reader”107. Ce souci donne alors lieu, sur
quelques pages, à une réflexion très originale sur l’intérêt de la lecture des préfaces. L’intérêt ou
plus exactement le plaisir, car Gray est du côté du plaisir de la lecture, comme de l’écriture.
L’avertissement cité porte d’ailleurs comme titre “Editor’s Advertisement for the Pleasure of
Prefaces”, sans que l’on puisse décider s’il s’agit du plaisir de les lire (précisément revendiqué en ce
lieu même) ou d’en avoir écrit une juste pour le plaisir — les deux, sans aucun doute. Démarche
102
Herman Melville, cité par Gray, op. cit., p. 530.
Henry Longfellow, cité par Gray, op. cit., p. 551.
104
Thomas Hardy, cité par Gray, op. cit., p. 598.
105
Gérard Genette, op. cit., p. 152.
106
Cité par Gray, op. cit., p. 53.
107
Alasdair Gray, op. cit., p. 10.
103
27
originale, puisqu’en effet aussi bien Derrida que Genette et Mitterand s’étaient surtout placés du
côté de l’auteur. Là où tous trois, selon des modalités diverses, et en apportant des réponses
différentes, répondaient à la question : pourquoi écrire une préface ?, Gray se demande : à quoi bon
lire les préfaces, et en particulier celles qui vous sont présentées ici. Sa réponse tient en cinq points.
Premier petit plaisir de la lecture, qualifié de plus méchant (“nastiest”108) de tous : “Seeing
great writers in a huff”109. Il consiste à repérer, au fil des efforts déployés par les écrivains dans
leurs plaidoyers pour anticiper la critique, ou pour y répondre, les arguments spécieux qu’ils ont
utilisés. Daniel Defoe en fait les frais : “The conservative monk or nun who wrote The Cloud of
Unknowing, the sturdy corrupt journalist who wrote Moll Flanders are centuries apart, but both hint
that their books will be abused or misunderstood by the vicious”110.
Le deuxième plaisir est plus sérieux. Gray l’appelle : “The biographical snippet”111. Les
confidences ou simples anecdotes sur la vie des écrivains dont les préfaces sont souvent émaillées
abolissent les distances temporelles :
So we discover Shelley writing and sunbathing on a platform of green turf among the ruins of the baths of
Caracalla, George Bernard Shaw gallantly repelling a London prostitute. Such gossipy details make us feel at home in
112
earlier times: sometimes more at home than we feel in our own time
.
Le troisième est plus intellectuel : “The pleasure of the essay”113. Gray rejoint sur ce point
Mitterand en faisant de la préface un lieu privilégié de l’expression d’une idéologie, sous une forme
qui serait à peine plus globalisante :
Preface essays vary as greatly as their authors and often report on the state their civilization has reached,
114
sometimes (like Pope and Walt Whitman) with satisfaction, sometimes (like King Alfred and Karl Marx) without
.
Chacun trouvera bien ici ou là de quoi satisfaire ses propres préjugés, la plaisir venant
justement selon Gray de la confirmation de ceux-ci par la lecture : “An essayist’s remarks, of
course, only please when they confirm our settled opinions”115.
Le lecteur poura donc prendre parti dans ces polémiques entre auteurs, qui éclatent au grand
jour dans les préfaces. C’est le quatrième plaisir : “Hearing writers converse”116. “Thus Shelley,
before Prometheus Unbound, uses Plato and Bacon (who argued that societies can be improved)
108
ibid., p. 8.
ibid.
110
ibid.
111
ibid.
112
ibid., p. 8-9.
113
ibid., p. 9.
114
ibid.
115
ibid.
116
ibid.
109
28
against Malthus and Paley (who argued that they cannot)”. Le fait est que bien des préfaces sont
habitées par l’ombre des auteurs qui y sont cités. James (dont aucune préface ne figure dans
l’anthologie) est sans doute le plus prompt à convoquer ainsi ses pairs, comme en témoigne cette
intimidante énumération : “Verily even, I think, no “story” is possible without its fools — as most
of the fine painters of life, Shakespeare, Cervantes and Balzac, Fielding, Scott, Thackeray, Dickens,
George Meredith, George Eliot, Jane Austen, have abundantly felt”117.
Le cinquième et dernier plaisir est aussi le plus important. C’est celui de l’histoire (“The
pleasure of history”118), au sens non de récit fictionnel mais de déroulement des événements
historiques. Gray constate que la lecture chronologique des préfaces permet de saisir le passage
d’un état de langue à un autre : “language changing from decade to decade in words of authors who
usually know they are changing it”119. Mais il pense aussi que la préface est dépositaire d’un état de
société, voire de civilisation, dont on mesure alors les évolutions : “The taste, rhythm and meaning
of a statement is the taste, rhythm and meaning of life when it was uttered”120. La littérature n’est
donc pas étrangère à l’histoire, elle en est au contraire la composante majeure. “Great literature is
the most important part of history”121 : de cette affirmation découle un mode de lecture qui prévaut
dans les commentaires à chaque préface, c’est-à-dire privilégiant l’inscription de cette dernière dans
son contexte biographique, historique et social. Les commentaires sur le style de Scott dans le
“Postscript” de Waverley en fournissent un parfait exemple :
Translated, pirated, imitated across Europe & America, his work inspired 100s of plays, operas, pictures, some
of which were masterpieces, but the Postscript here gives no clue why. It starts as laboriously as Wordsworth before his
Lyrical Ballads. Scott could describe action as well as Swift, Fielding & Smollett, but his narrative personal voice is not
witty & personal. It is a posh, unlocal speech used in 19th-century Britain & USA by most gentry & folk aiming to join
them. Scott used it to introduce characters whose voices were far more local & personal than his own when he spoke as
a magistrate in court. His young heroes also talk posh...
122
Si la langue est le reflet de la classe, le préfacier serait ici du côté du magistrat... et la préface
exprime tout autant les idées d’un individu que celles d’un milieu et d’une époque. C’est ainsi que
mises bout à bout elles reproduisent, selon Gray, la trame de l’histoire des idées littéraires, voire de
l’histoire générale. Elles sont de fait réparties en chapitres aux intitulés significatifs, parmi lesquels :
“English Reforms”, “Between Two Revolutions”, “The Establishment”, “The Disturbed
Establishment”, “Liberal English”. Il accomplit en quelque sorte le projet qu’avait rêvé William
117
Preface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1092.
Alasdair Gray, op. cit., p. 9.
119
ibid., p. 10.
120
ibid.
121
ibid., p. 9.
122
ibid., p. 463.
118
29
Smellie dans sa préface de The Philosophy of Natural History (1790) : “a collection of prefaces
would have exhibited a short, but curious and useful history both of literature and authors”123. Gray
y ajoute une dimension politique et sociale. Le choix de certaines préfaces facilite naturellement
une telle lecture ; ainsi dans celle de Felix Holt George Eliot prend-elle parti sur la réforme
électorale qui agita l’ère victorienne. Mais les commentaires sur Moll Flanders relèvent aussi d’une
critique marxiste proche ici de l’auto-parodie : “Defoe: London butcher’s son. (...) Facts excite
Defoe’s commercial imagination”124. On retiendra donc essentiellement de Gray l’originalité de son
questionnement sur l’intérêt pour le lecteur de l’activité préfacielle, et sa conception des préfaces
comme illustratives de l’histoire des idées littéraires et sociales, individuelles et collectives, d’une
partie de notre civilisation, comme le montre le sous-titre ambitieux : “A Short History of Literate
Thought in Words by Great Writers of Four Nations from the 7th to the 20th Century”125.
Nous sommes donc en présence de quatre approches apparemment irréductibles les unes aux
autres, divergentes tant par les concepts qu’elles mettent en jeu que par le résultat des analyses qui
nécessairement en découlent : concepts philosophiques (Derrida), analytiques et fonctionnels
(Genette), linguistiques et idéologiques (Mitterand), historiques et idéologiques (Gray). Il faudrait
encore mentionner la forme même de ces textes, tant il est vrai que la question de la présentation est
au cœur de toute réflexion sur l’écriture et le sens. Un ou des chapitres d’un ouvrage ne peuvent
avoir la même portée critique qu’une introduction ou que des notes en marge. La question du style
apparaît comme plus décisive encore. Derrida écrit entre littérature et philosophie, ou entre le
dedans et le dehors de la philosophie, de la littérature, voire du livre : “Limen remarquable du
texte : ce qui se lit de la dissémination. Limes : marque, marche, marge. Démarcation. Mise en
marche : citation : “Or - cette question s’était aussi annoncée, explicitement, comme question
du liminaire.”126 Car la question du style est bien une question de méthode : impensable, nous
l’avons dit, pour Derrida, telle présentation en catégories et sous-catégories qui efface le caractère
de toute préface. Lui préfère excentrer la préface, y compris par son style déroutant, pour montrer
que rien en elle ne peut être absolument présent, ni définitivement en place. De même, si Gray
s’amuse dans son ouvrage par ailleurs richement orné, c’est bien pour évoquer ce plaisir de la
lecture qu’il défend. D’où la série de portraits de ses collaborateurs en tête et fin de livre ; les
rapprochements paradoxaux, comme celui, dans une phrase citée plus haut, entre Karl Marx et le roi
Alfred ; ou encore ces citations détournées sur la manchette du livre, rassemblées sous l’intitulé
“What the critics say”, et que le lecteur de l’anthologie retrouvera dans leurs préfaces respectives,
123
William Smellie, cité par Gray, op. cit., p. 7.
Alasdair Gray, op. cit., p. 358.
125
ibid., p. 2.
126
Jacques Derrida, op. cit., p. 24.
124
30
doublant ainsi son plaisir :
‘Reverence the cheese-like brain that feeds you with these trifling jollities.’ Sir Thomas Urquhart of Cromarty
‘Never has penury of knowledge and vulgarity of sentiment been so happily disguised.’ Samuel Johnson
‘Anyone looking for a motive in this will be shot.’ Mark Twain
Toutefois, on peut trouver des lignes de convergence entre les quatre auteurs.
Ponctuellement, les observations de l’un recouperont celles d’un autre. Ainsi cette brève analyse de
Gray sur la fonction des préfaces originales et tardives fait-elle écho à la distinction de Genette
entre prévention et correction : “Prefaces to first editions usually try to forestall criticism, those to
later editions often counterblast it”127. De manière plus globale, il est un aspect de l’instance
préfacielle que tous ont constaté, mais sans l’examiner en tant que tel, comme s’il allait de soi ;
c’est la préface comme espace de dialogue et de communication. La question apparaît
transversalement si l’on songe à certaines observations de chacun, mais de manière souvent non
problématique. Mitterand, parlant du jeu des pronoms, ne s’interroge pas sur la complexité de ce je
qui s’exprime ; Genette ne cherche pas à distinguer plus avant entre les figures du lecteur telles
qu’elles transparaissent ; Gray constate la présence de multiples auteurs cités, mais sans examiner
leur place précise dans le fonctionnement de la préface ; Derrida n’évoque pas du tout les liens
qu’une préface peut entretenir avec une autre. Tous pourtant, chemin faisant, ont rencontré le
problème :
[Reading the prefaces] helps us to see that literature is a conversation between the boundaries of nation,
century and language
128
.
L’inconvénient majeur de la préface, c’est qu’elle constitue une instance de communication inégale, et même
boiteuse, puisque l’auteur y propose au lecteur le commentaire anticipé d’un texte que celui-ci ne connaît pas encore
(...) l’avant-propos [reforme] un vouloir-dire après le coup
(...) la préface porte tous les traits du discours
129
.
130
.
131
.
C’est cet aspect que nous voulons maintenant développer. Il nous faut pour cela, dans un
premier temps, revenir précisément sur certaines questions de statut.
127
Alasdair Gray, op. cit., p. 8.
ibid., p. 9, souligné par nous.
129
Gérard Genette, op. cit., p. 219, souligné par nous.
130
Jacques Derrida, op. cit., p. 13, souligné par nous.
131
Henri Mitterand, op. cit., p. 22, souligné par nous.
128
31
Chapitre 2
Le contexte communicationnel
2.1 Les noms de la préface
2.2 Qui parle ?
2.3 A qui parle-t-on ?
2.4 Les lieux de la préface
De quoi sont faites les préfaces ? C’est à cette question que nous devons maintenant tenter
de répondre. Quel statut pouvons-nous en effet accorder à cette pièce rapportée, ajoutée au texte
mais se référant à lui ; à cet espace mouvant, tant en place qu’en dimension ; à ce discours aux
effets difficilement mesurables ? Les critiques auxquels nous nous sommes référés en ont identifié,
chacun selon sa méthode, les paramètres essentiels (lieu, moment, destinateur, mode énonciatif,
etc.). L’objet de ce chapitre est de réévaluer certains de ces paramètres au travers du concept
unifiant de contexte.
Ce concept, central pour la pragmatique, désigne le plus généralement “la situation concrète
où des propos sont émis, (...) le lieu, le temps, l’identité des locuteurs, etc.”132. Il nous aidera à
comprendre comment les divers éléments de la préface se combinent pour former un espace de
dialogue original. Nous reviendrons sur quatre d’entre eux, qui n’ont été que partiellement analysés
dans ce sens. Le premier concerne la terminologie. On appelle couramment préface toutes sortes de
textes liminaires dont les intitulés sont en fait infiniment variés. Est-ce légitime ? Quelles
distinctions établir ? L’intitulé a-t-il une valeur programmatique ? Le deuxième concerne le
locuteur. Qui est-il ? Suffit-il de dire qu’une préface est auctoriale ? Le troisième concerne le
destinataire. Est-ce toujours le lecteur ? Et quel lecteur ? Est-il représenté dans la préface ? Le
quatrième enfin concerne le lieu. Pourquoi une préface plutôt qu’une postface, ou l’inverse, ou autre
chose ? Répondre à ces questions (et à quelques autres) sera reconnaître à la préface son statut de
“tissu communicationnel”133 complexe, à la trame souvent inattendue.
132
Françoise Armengaud, La Pragmatique, Paris, PUF, 1985, p. 6. Cette définition minimale sera bien sûr approfondie.
ibid., p. 118.
32
133
2.1 Les noms de la préface
Le terme “préface” est lié à une “pratique langagière sérieuse”, pour reprendre l’expression
de Jean-Marie Schæffer dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?134. Il se réfère en effet à un seul trait
de l’acte communicationnel, qui correspond dans le cas présent à une fonction métatextuelle que le
lecteur lui attribue spontanément. (Précisons, s’il est besoin, qu’il s’agit ici du sens commun du
vocable “préface”, qui ne préfigure nullement la complexité narrative ni la multiplicité
fonctionnelle d’aucunes préfaces effectives.) Par analogie avec d’autres termes de cette catégorie
analysés par Schæffer, on peut penser, mais il s’agit là d’une première hypothèse, que ses avatars
historiques eurent tendance à reproduire une forme stable. En effet, “le terme (...) se réfère
uniquement à la visée pragmatique spécifique d’un discours en laissant indéterminés tous ses autres
aspects” ; autrement dit, le mot préface enferme le discours dans sa visée introductive, et il est par
conséquent vraisemblable qu’il ait gardé “cette référence discursive générale, aux dépens de sa
complexification historique.”135 C’est précisément parce que “le nom générique investit le niveau
de l’acte communicationnel”
136
que la relation de la préface à son genre sera dite
“exemplifiante”137, c’est-à-dire que le texte se borne à posséder la (ou les) propriété(s) qui le
dénote(nt) et à laquelle (auxquelles) le nom fait référence. L’attitude discursive préfacielle ferait
donc partie de ces “universaux pragmatiques” qu’un auteur choisit mais ne transforme pas138.
Pourtant, contre l’évidence apparente de l’appellation, tout indique que les relations
génériques ne sont guère motivées par une quelconque prescription explicite. On serait bien en
peine de définir a priori ce que doit être une préface pour mériter son nom. Contrairement au cas du
sermon par exemple, ou bien à celui du sonnet, il n’existe pas ici de règles transcendantes de
composition. Une flagrante hétérogénéité formelle, narrative et fonctionnelle en atteste : la préface
de A Changed Man de Thomas Hardy ne comprend que quatre-vingt huit mots, soit un court
paragraphe, mais celle de Saint Joan de Shaw est nettement plus longue que la pièce elle-même ;
dans la préface originale de Rob Roy Walter Scott s’amuse à nier la paternité de son œuvre, tandis
qu’un Hopkins, dans celle de ses Poems jette une lumière didactique et sérieuse sur ses innovations
métriques :
Sprung Rhythm differs from Running Rhythm in having or being only one nominal rhythm, a mixed or
‘logaoedic’ one, instead of three, but on the other hand in having twice the flexibility of foot, so that any two stresses
may either follow one another running or be divided by one, two, or three slack syllables. But strict Sprung Rhythm
134
Jean-Marie Schæffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989, p. 121.
ibid.
136
ibid.
137
ibid.
138
ibid., p. 156-57.
135
33
cannot be counterpointed.
139
Comment alors définir le lien générique qui unit les préfaces entre elles ? Et pour développer
dans cette direction l’interrogation de Derrida, qui se demandait si les préfaces existaient bien : un
tel lien existe-t-il ? Méthodologiquement, il semble acquis que la relation entre une préface et sa
classe historique soit à rechercher avant tout du côté des ressemblances et dissemblances avec
d’autres préfaces, et non du côté de l’application d’une règle ou de l’observance de principes préétablis. A la limite, il n’est même plus certain que des invariants du discours préfaciel puissent être
formellement identifiés. Seule une approche comparatiste, qui explorerait les liens généalogiques
et/ou architextuels140 qui relient une préface à d’autres, et éviterait de s’appuyer sur un trop grand
nombre de définitions préalables, apportera des éléments de réponse.
En outre, “on admettra facilement que souvent un texte peut appartenir à deux ou plusieurs
classes” (le terme désignant l’ensemble des textes possédant tous le même trait distinctif, ou les
mêmes traits distinctifs), “en ce sens qu’il peut, par exemple, appartenir à la fois à un genre
complexe et à un genre simple (au sens de Todorov)”.141 Dans le cas des préfaces de la New York
Edition de James, par exemple, ces appartenances multiples sont aussi bien celles à une classe et à
une sous-classe (préface auctoriale et préface auctoriale tardive), que celles à des modes
d’énonciation distincts, voire opposés a priori l’un à l’autre (critique et récit), comme le montrent
ces deux exemples :
I had rooms on Riva Schiavoni, at the top of a house near the passage leading to San Zaccaria; the waterside
142
life, the wondrous lagoon spread before me, and the ceaseless human chatter of Venice came in at my windows...
It was impossible after that not to read, for one’s uses, high lucidity into the tormented and disfigured and
bemuddled question of the objective value, and even quite into that of the critical appreciation, of “subject” in the
novel.
143
Toute relation d’appartenance générique ne pourra donc se concevoir que sur le mode de la
pluralité. Celle-ci commence d’ailleurs au niveau le plus général : celui de l’intitulé.
Le premier élément indicatif du statut de la préface est son intitulé, parce que c’est lui que
l’on voit en premier et parce qu’il renseigne directement, sinon précisément, sur la nature du texte.
139
Gerard Manley Hopkins, The Poems of Gerard Manley Hopkins, Oxford, OUP, 1970, p. 47.
L’architextualité désigne l’inscription d’un texte dans un genre. Voir Gérard Genette, Introduction à l’architexte,
Paris, Seuil, 1979.
141
Jean-Marie Schæffer, op. cit., p. 69. L’auteur se réfère ici au premier chapitre de Introduction à la littérature
fantastique, Paris, Seuil, 1970, où Todorov, en réponse à Northorp Frye, développe sa propre théorie des genres.
Todorov parle “de genres élémentaires et complexes. Les premiers seraient définis par la présence ou l’absence d’un
seul trait (...), les seconds par la coexistence de plusieurs traits” (p. 19), comme les prescriptions sur les rimes, le mètre
et le thème dans le genre complexe sonnet.
142
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1070.
143
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1074.
34
140
Les lecteurs ne s’y trompent guère, pour qui le mot “préface” figurant en haut d’une page fait sens
immédiatement, sans doute parce qu’il installe le texte en terrain connu. Rien ici qui suscite a priori
la surprise, l’incompréhension, ni la méfiance du lecteur ; au contraire, le mot évoque aussitôt “un
ensemble (...) d’objets concrets susceptibles d’être montrés du doigt” 144 : il s’agira des
commentaires de l’auteur sur son roman ; j’y apprendrai peut-être la genèse de celui-ci, ou bien une
explication me sera livrée, etc. La tradition littéraire, les habitudes de lecture lui ont conféré une
valeur indexicale, au sens que la pragmatique donne à cette expression, renseignant sur le contenu
du discours.
Or le choix même du mot soulève bien des questions. “Préface” s’impose (ou ne s’impose
pas, nous y reviendrons justement) face à bien d’autres candidats sur l’axe paradigmatique du
langage. En des termes pratiquement identiques, Gray et Genette dressent chacun leur inventaire
des appellations les plus courantes :
By preface I mean any beginning entitled PREFACE, PROLOGUE, PROHEME, INTRODUCTION,
145
INTRODUCTORY, APOLOGY, DESIGN, FOREWORD or ADVERTISEMENT
.
Je nommerai ici préface, par généralisation du terme le plus fréquemment employé (...), toute espèce de texte
liminaire (...). J’ai dit “le plus fréquemment employé : la liste de ses parasynonymes (...) est fort longue (...) :
introduction, avant-propos, prologue, note, notice, avis, présentation, examen, préambule, avertissement, prélude,
discours préliminaire, exorde, avant-dire, proème (...)
146
.
Mais le choix d’une appellation plutôt qu’une autre n’est-il pas à quelque égard signifiant ?
Genette ne le pense pas, qui évoque tout au plus des différences de registre : “Hors [les] cas de
coprésence, les nuances sont plutôt d’ordre connotatif : exorde, avant-dire ou proème sont plus
recherchés, cuistres ou précieux, introduction, note ou notice plus modestes”147. Certes, il serait
bien risqué de déclarer qu’une “Préface” et une “Note de l’auteur”, toutes deux préliminaires à
l’œuvre et remplissant les mêmes fonctions, appartiennent du seul fait de leur intitulé à des genres
séparés. Néanmoins cette différence existe, et suscite plusieurs interrogations : un auteur a-t-il une
préférence marquée pour un terme plutôt qu’un autre, et pourquoi ? Certains de ces intitulés, par
exemple “prologue”, “proème” ou “exorde”, n’inscrivent-ils pas le texte dans des genres et des
formes historiquement fixés ? Et la question par laquelle il faut bien commencer : est-il possible de
dresser un inventaire de tous les intitulés de textes préfaciels ? Sans doute serait-il vain de prétendre
à une telle exhaustivité, à l’intérêt épistémologique au demeurant douteux. En revanche, des
regroupements par types peuvent être tentés. La classification suivante nous semble regrouper, en
144
Lewis, cité par Armengaud, op. cit., p. 57.
Alasdair Gray, op. cit., p. 7.
146
Gérard Genette, op. cit., p. 150.
147
ibid., p. 151.
145
35
cinq catégories, à peu près tous les types d’intitulés rencontrés dans la littérature anglaise. Elle
permet de distinguer quelle valeur indexicale est à chaque fois privilégiée.
Un premier groupe serait formé par des appellations rattachant le texte à un genre discursif
connu, et le désignant comme préliminaire à une œuvre. Les termes suivant en font partie :
“preface”, “prefatory remarks” (choisi par Thackeray dans The Book of Snobs)148, “prologue”,
“introduction” (qu’utilise Mary Shelley dans Frankenstein) 149 , “induction”, “proem”, “note”,
“notice”, “advertisement” (comme celui de Jane Austen dans Northanger Abbey)150, “prelude”, ou
encore “foreword” (préféré par Maugham au seuil de Of Human Bondage)151. Ces appellations
n’annoncent pas précisément le contenu du texte, mais elles soulignent sa transitivité par rapport à
l’œuvre. Elles définissent donc ce que Lewis appelle un “contexte verbal”152, c’est-à-dire une
séquence de parole plus large, constituée ici par le roman, et qu’il est nécessaire de prendre en
compte pour lire le texte. Celui-ci, à en croire l’intitulé, n’existe donc qu’en vue de son propre
dépassement.
Un deuxième groupe serait constitué par des intitulés également transitifs, mais cette fois
moins génériques que thématiques, c’est-à-dire descriptifs du contenu même du texte liminaire. Les
exemples les plus courants sont : “argument”, “plan” (comme celui d’Adam Smith présentant The
Wealth of Nations)153, “design” (qu’emploie Pope dans An Essay on Man)154, ou encore “abstract”.
La différence principale avec les appellations du premier groupe est que celles-ci restreignent le
champ de l’énoncé à une seule fonction discursive, celle de l’effet d’annonce, qui prendra ici la
forme du résumé, là celle du plan. A ce titre, elles soulignent peut-être davantage encore la totale
subordination du texte à l’œuvre. Un résumé l’est forcément d’un autre texte qui devient son seul
point d’évaluation.
Un troisième groupe comprendrait des intitulés désignant cette fois un destinataire (et
éventuellement un destinateur) du texte. Les exemples sont nombreux : “To the public” (Blake,
Jerusalem)155, “To the Reader” (Dryden, The Hind and the Panther)156, “To the Favourable Reader”
(Hakluyt, The Principall Navigations) 157 , “To All Ingenious Lovers of Poesy” (Vaughan,
148
Cité par Gray, op. cit., p. 512.
Cité par Gray, op. cit., p. 490.
150
Cité par Gray, op. cit., p. 469.
151
W. Somerset Maugham, Selected Prefaces and Introductions of W. Somerset Maugham, London, Heinemann, 1963,
p. 34.
152
Cité par Armengaud, op. cit., p. 57.
153
Cité par Gray, op. cit., p. 413.
154
Cité par Gray, op. cit., p. 367.
155
Cité par Gray, op. cit., p. 455.
156
Cité par Gray, op. cit., p. 314.
157
Cité par Gray, op. cit., p. 214.
36
149
Poems)158, “To the reader of the Discourse: but especially To the honest Angler” (Walton, The
Compleat Anger)159, “The Author to the Critical Peruser” (Traherne, Poems)160, “To the King”
(Bacon, The Advancement of Learning)161, “To the Right Honourable Mr. Pitt” (Sterne, Tristram
Shandy)162. Les appellations de ce troisième groupe se résolvent ultimement, à mesure que se
rétrécit le champ des destinataires, dans la dédicace, et les préfaces elles-mêmes (faut-il continuer
d’employer ce mot ?) dans la dédicace étendue, ou l’épître dédicatoire ; la frontière entre les deux
genres devient impossible à tracer avec précision. On mesure la différence, d’un point de vue
indexical, avec les deux premiers groupes : les intitulés désignent cette fois “un ensemble
d’interlocuteurs”163, ou au moins un destinataire. La relation communicative l’emporte ici sur le
contenu.
Le quatrième groupe serait celui des titres imaginés par les préfaciers ; on peut y rattacher le
texte préliminaire de Vanity Fair (“Before the Curtain”)164, ou bien celui d’Animal Farm (“The
Freedom of the Press”) ; ce dernier exemple montre à quel point le contexte référentiel ainsi défini
dépasse largement le cadre de l’œuvre. Orwell écrit précisément :
It is the liberals who fear liberty and the intellectuals who want to do dirt on the intellect: it is to draw attention
to that fact that I have written this preface
165
.
Un cinquième groupe enfin serait paradoxalement consitué par... l’absence de tout titrage ou
dénomination, cas rare mais qu’illustre notamment le texte de Maria Edgeworth généralement
publié en introduction de Castle Rackrent166. C’est alors l’usage seul, y compris oral, qui fait que le
texte est qualifié de préface. En fait, l’absence d’intitulé fait appel au contexte présuppositionnel,
c’est-à-dire à “tout ce qui est également présumé par les interlocuteurs”167, en l’occurence qu’un
texte de l’auteur à cet endroit du livre doit bien être une préface.
Cette classification demeure bien sûr imparfaite. En premier lieu, elle n’est pas totalement
stable. Les textes préfaciels, davantage peut-être que d’autres éléments péritextuels, sont en effet
sujets à des variations considérables d’une édition à l’autre. Des appellations peuvent changer ; il
peut être difficile de déterminer à coup sûr si tel intitulé n’a pas été donné par un autre que l’auteur
158
Cité par Gray, op. cit., p. 268.
Cité par Gray, op. cit., p. 280.
160
Cité par Gray, op. cit., p. 296.
161
Cité par Gray, op. cit., p. 242.
162
Cité par Gray, op. cit., p. 395.
163
Françoise Armengaud, op. cit., p. 57.
164
William M. Thackeray, préface de Vanity Fair, http://coba.shsu.edu/help/strunk, au 25/09/00.
165
George Orwell, préface de Animal Farm, http://home.iprimus.com.au/korob/Orwell.html, au 25/09/00.
166
Cité par Gray, op. cit., p. 448. Le texte commence ainsi : “The prevailing taste of the public for anecdote has been
censured and ridiculed by critics, who aspire to the character of superior wisdom...”
167
Françoise Armengaud, op. cit., p. 61.
37
159
(notamment par l’éditeur), par souci de clarté dans l’agencement du livre. Par exemple, le texte
désormais publié come étant la préface de Animal Farm a connu un destin éditorial original, comme
l’explique Robert Weaver :
The essay below was written to be the preface to the first edition of Animal Farm but was not included in the
published book and was only discovered in the author’s original typescript some years later.
168
Inversement, un titre peut avoir été progressivement délaissé par la tradition. Les préfaces
elles-mêmes, ne l’oublions pas, disparaissent puis réapparaissent au gré des éditions. En outre, on
hésite à ranger certaines appellations dans telle catégorie plutôt que dans telle autre ; que penser de
la “Notice” de Mark Twain dans Huckleberry Finn, et qui tient en cette seule phrase :
Persons attempting to find a motive in this narrative will be prosecuted; persons atempting to find a moral in it
will be banished; persons attemting to find a plot in it will be shot.
169
BY ORDER OF THE AUTHOR per G.G., Chief of Ordnance
Ces réserves faites, notre typologie fait ressortir un point essentiel : l’intitulé possède une
véritable fonction indexicale, et ce à plusieurs titres. Il peut définir le texte de manière
performative : ceci est une préface parce qu’elle en porte le titre. Il dirige en outre l’attention du
lecteur vers un objet de référence privilégié, le plus souvent le roman qui suit (premier et deuxième
groupes), mais pas uniquement : ce peut être vers une question plus générale (exemple d’Orwell),
voire une pure situation de communication (notre troisième groupe). En cela, il est ce que Françoise
Armengaud nomme une coordonnée des “objets proéminents”170 vers lesquels l’attention du lecteur
est dirigée. L’absence d’intitulé constitue une absence de repère non moins signifiante, l’auteur, ou
l’éditeur, ayant estimé que l’assomption contextuelle du lecteur, c’est-à-dire sa (re)connaissance du
contexte paradigmatique171, suffit pour établir le statut du texte.
Cette classification établie, peut-on se prononcer sur la fréquence relative d’apparition de
ces intitulés ? D’entre tous, “Preface” est assurément le plus répandu172, et, qui plus est, semble
avoir imperturbablement traversé tous les âges de la littérature anglaise. Certes, d’autres ont aussi
passé les siècles ; l’auteur éponyme du Book of Margery Kempe dicta en 1436 un proym à placer en
exergue de l’histoire de sa vie spirituelle, lointain ancêtre (lexicalement parlant) du proem composé
plus de quatre siècles après par Thomson pour The City of Dreadful Night. Mais la prospérité du
mot préface en a fait le terme générique pour désigner tout texte de ce type. En tant que préface
168
George Orwell, préface de Animal Farm, http://home.iprimus. com.au/korob/Orwell.html, au 25/09/00.
Cité par Gray, op. cit., p. 586.
170
Françoise Armengaud, op. cit., p. 57.
171
On entend ici par contexte paradigmatique une situation reconnue socialement, et implicitement, par ses
protagonistes.
172
Il n’existe aucune statistique sur ce point, et cette affirmation procède d’une observation empirique de notre part.
38
169
auctoriale, on la trouve dès 731 sous la plume de Bede le Vénérable qui écrit une “Praefatio” de son
histoire de l’Eglise en Angleterre ; en 1570 sous celle de Roger Ascham qui propose “A Praeface to
the Reader” dans The Scholemaster ; on la retrouve sous son orthographe moderne en 1704 devant
A Tale of a Tub de Swift ; puis elle fleurit tout au long des XVIIIème, XIXème et XXème siècles
chez Steele, Pope, Defoe, Fielding, Richardson, Scott, Dickens, James, Hardy, Conrad ou
Maugham.
Il n’en est pas moins vrai que l’usage du terme reste lié aux circonstances historiques.
Certaines époques marquèrent des tournants dans l’évolution du paratexte en général et des préfaces
en particulier ; la diffusion des livres imprimés à partir du XVème siècle vient bien sûr à l’esprit.
L’invention de Gutenberg eut incontestablement pour effet secondaire de donner une autonomie
nouvelle à la préface, notamment parce qu’elle permettait un agencement typographique inédit. De
fait, l’apparition de la préface allographe coïncide pratiquement avec elle ; les “Proheme[s]” de
William Caxton sur certaines œuvres de Chaucer (The Canterbury Tales) ou de Malory (Le Morte
d’Arthur), véritables ancêtres des introductions critiques de nos éditions savantes modernes, datent
justement de 1484, soit vingt-huit ans seulement après l’impression de la Bible de Jérôme à
Mayence. Et le même Caxton fait paraître en 1490 un “Prologue to His Own Book” affixé à The
Boke of Eneydos, première occurence (à notre connaissance) d’un texte préfaciel auctorial s’autodésignant comme tel ; il s’agit d’une traduction libre de Virgile :
And when I had viewed the said book, I deliberated and decided to translate it into English... And when I saw
the elegant and strange expressions in it I feared it would not please some gentlemen who recently blamed me... They
desired me to use old and homely terms in my translations. Wanting to satisfy ever man, to do as they wished I took an
173
old book and read therein, and the English was so rude and broad that I could not understand it.
Mais ce n’est qu’à partir des années 1730 que l’appellation se généralise véritablement. Or,
c’est précisément à cette époque que se cristallise un genre littéraire nouveau : le roman174. On
relève de fait une intimité étroite entre la préface et lui. Si l’on peut attribuer certaines fonctions
préfacielles à des textes plus anciens, tel l’incipit de l’Iliade ; si l’on trouve quelques occurences de
cette désignation dans la littérature médiévale (comme le “Prologue” de The Canterbury Tales de
Chaucer en 1385) ; et si enfin l’on constate une fixation de la forme préfacielle avec l’invention de
l’imprimerie (impression sur des feuillets séparés, typographie ou pagination éventuellement
différentes, comme on commence à le voir avec le “Proheme” éditorial de William Caxton à ces
mêmes Canterbury Tales en 1484 175 ), il faut néanmoins souligner que le roman favorisa la
173
Cité par Gray, op. cit., p. 156.
Voir Ian Watt, The Rise of the English Novel, Hogarth Press, London, 1995.
175
Caxton écrit par exemple : “we ought to gyve a synguler laude unto that noble & grete philosopher Gefferey chaucer
[sic] the which for his ornate wrytyng in our tongue may wel have the name of a laureate poete”, cité par Gray, op. cit.,
39
174
prolifération à grande échelle du terme et de l’objet textuel qu’il désigne. Par la suite, la pratique
préfacielle s’étendra aux autres genres, à la poésie (Blake, Wordsworth, Poe écriront des
“Preface[s]”), au théâtre (Shaw et Wilde feront de même), à la nouvelle (James, Maugham). Mais
toujours restera ce rapport privilégié qui fait que la plupart des “Prefaces” le seront à des œuvres
romanesques.
A contrario, d’autres vocables, notamment ceux de notre deuxième groupe, introduisent
généralement des ouvrages à caractère plus didactique ou scientifique ; aux exemples
précédemment cités, ajoutons tel traité philosophique (“Introduction” dans A Treatise of Human
Nature de Hume176), et tels livres de biologie (“Introduction” dans The Origin of Species de
Darwin177), d’histoire (“Chapter I: Introduction” dans History of England de Lord Macaulay178), ou
d’économie (“Introduction and Plan of the Work” dans The Wealth of Nations d’Adam Smith179).
Les observations de Derrida sur Hegel se voient ici parfaitement illustrées. Inversement, “Prologue”
est généralement réservé à un recueil de poésies, et le texte qu’il désigne est le plus souvent luimême composé en vers ; c’est le cas de celui de The Princess de Tennyson, qui commence ainsi :
“Sir Walter Vivian all a summer’s day / Gave his broad lawns until the set of sun”180. Du coup, ces
synonymes, lorsqu’ils sont utilisés pour des romans, paraissent atypiques, et c’est peut-être de leur
côté qu’il faut chercher les signes d’un choix sémantique plus volontaire.
Un exemple nous est fourni par le texte intitulé “Introduction” dans Felix Holt de George
Eliot. Roman et introduction datent de 1866. Felix Holt met en scène l’opposition entre deux
hommes : Transome, bourgeois progressiste, candidat aux élections législatives, dont les discours
en faveur du droit de vote des ouvriers poussent ouvertement ces derniers à l’émeute, et Holt,
ouvrier autodidacte qui craint que lesdites émeutes ne mettent en danger certains acquis sociaux. Il
s’agit donc d’un roman social, nourri du débat sur la réforme électorale qui agitait la société
victorienne depuis plusieurs décennies déjà. Qu’attend-on, dans ce contexte, d’un texte préliminaire
portant comme titre “introduction” ? Sans doute qu’il soulève précisément ces questions en faisant
des rappels historiques, et en explicitant le point de vue et les motivations de l’auteur. Il n’en est
rien. Au lieu de cela, Eliot décrit la traversée imaginaire d’un voyageur à travers l’Angleterre des
années 1830, et son évocation regorge de descriptions poétiques inattendues :
It was worth the journey only to see those hedgerows, the liberal homes of unmarketable beauty—of the
p. 150.
176
Cité par Gray, op. cit., p. 371.
177
Cité par Gray, op. cit., p. 552.
178
Cité par Gray, op. cit., p. 515.
179
Cité par Gray, op. cit., p. 413.
180
Cité par Gray, op. cit., p. 508.
40
purple-blossomed ruby-berried nightshade...
181
Mais derrière le charme rustique, transparaît bien sûr une véritable topographie des classes et
des conditions : les épithètes liberal et unmarketable en attestent ici avec une discrétion feinte. Et
l’introduction, au fil du parcours en voiture par les routes et chemins, prend de fait toute la mesure
des évolutions d’une société et d’un pays sur trente ans :
In those days there were pocket boroughs, a Birmingham unrepresented in Parliament and compelled to make
strong representations out of it...
182
Progressivement, à mesure que se déroulent les paysages sous les yeux du voyageur, émerge
une idée centrale, celle du conflit entre la permanence de certaines structures mentales collectives
(l’idéologie selon la terminologie marxiste), et le désir contradictoire du changement :
Here were multitudinous men and women aware that their religion was not exactly the religion of their rulers,
who might therefore be better than they were, and who, if better, might alter many things which now made the world
perhaps more painful than it need be, and certainly more sinful. Yet there were the grey steeples too, and the
183
churchyards, with their grassy mounds and venerable headstones, sleeping in the sunlight...
C’est par ce biais métaphorique que l’introduction rejoint finalement le thème central du
roman. Il ne s’agit donc nullement de l’introduction systématique et programmatique d’un traité
politique. En revanche, s’il faut la lire comme une parabole, ainsi qu’Eliot nous incite à le faire (elle
termine sur ces mots : “These things are a parable”184), c’est peut-être pour souligner les risques
d’une interprétation littérale de l’œuvre à la lumière des seuls référents historiques. Eliot force à se
souvenir, par ce contraste entre une appellation à caractère didactique et une écriture imagée, que
Felix Holt est avant tout un roman, et non un manifeste social ; comme l’introduction, il se veut une
représentation métaphorique de la réalité et doit d’abord être lu comme tel.
A contrario, il arrive qu’un auteur soit contraint d’adopter une appellation. C’est le cas de
Conrad qui s’en explique ainsi au début de la préface de The Arrow of Gold :
Having named all the short prefaces written for my books, Author’s Notes, this one too must have the same
heading for the sake of uniformity if at the risk of some confusion. “The Arrow of Gold”, as its sub-title states, is a story
between two Notes. But these Notes are embodied in its very frame, belong to its texture, and their mission is to prepare
and close the story. They are material to the comprehension of the experience related in the narrative and are meant to
determine the time and place together with certain historical circumstances conditioning the existence of the people
concerned in the transactions of the twelve months covered by the narrative. It was the shortest way of getting over the
181
Citée par Gray, op. cit., p. 563.
ibid., p. 565.
183
ibid.
184
ibid.
182
41
185
preliminaries of a piece of work which could not have been of the nature of a chronicle.
Aucune des deux notes ne ressemble donc à l’introduction de George Eliot. Du point de vue
de la terminologie, outre le fait que Conrad ne distingue pas la préface de la note (sauf peut-être par
la relative brièveté de cette dernière), il souligne ici un point essentiel, et dont nous explorerons plus
loin les enjeux : c’est l’appartenance à une série qui force le choix de l’appellation. Cette dernière,
par l’usage systématique qu’en fait l’auteur, incite au rapprochement entre les préfaces. De fait,
James appellera toujours ses préfaces “Prefaces”, de même que Scott, Hardy et la plupart des
auteurs ; Scott appellera “Introduction” chacun des textes préliminaires du magnum opus, même si
la tradition a généralisé l’usage de “préface” pour les désigner ; et Conrad s’en tiendra donc, dans
ses œuvres complètes, à “Author’s Note”.
Or, dans The Arrow of Gold figure déjà une “First Note” affixée au corps même du récit,
équivalent narratif du “Prologue” de The Moonstone ou du “Preamble” de The Woman in White, et
dont l’existence force Conrad à en préciser la nature. Ce faisant, il nous apprend ce que n’est pas
son “Author’s Note” : d’une part elle n’est pas intégrée à la trame du récit et n’a donc aucune
fonction diégétique ; d’autre part elle n’est pas nécessaire à la compréhension de ce même récit. Le
rapport entre les deux notes est donc purement terminologique, et une fois faite la mise au point,
toute interrogation est levée sur le choix de l’appellation. Reste évidemment que rien n’est dit sur
l’intérêt de la préface, mais nous reviendrons sur ce point.
La coprésence est donc ici fortuite, et plutôt malheureuse selon l’auteur. Tel n’est pas
toujours le cas. En ouverture de The Master of Ballantrae, au contraire de Conrad qui souligne avec
insistance la ligne de démarcation entre paratexte critique et affixe diégétique, Stevenson semble se
complaire à brouiller la frontière entre texte et hors-texte. Il y parvient si bien qu’il est difficile de
démêler avec certitude ce qui relève du leurre ou de l’information authentique. La préface n’est ici
qu’un élément liminaire parmi d’autres ; on trouve également, suivant leur ordre d’apparition, un
texte intitulé “The Genesis of the Story”, une dédicace étendue adressée à Percy et Lady Shelley, et
encore une “Author’s Note” en guise de postface. Quelles distinctions établir entre ces textes ?
C’est uniquement dans le deuxième que Stevenson assume une posture clairement
extradiégétique. Il parle alors à la première personne, offrant quelques références littéraires (“I was
aware of a tall shadow across my path, the shadow of Barry Lyndon”186) et autres anecdotes
autobiographiques (“My mother, who was then living with me alone, perhaps had less
185
Préface de The Arrow of Gold, London, J.M. Dent & Sons, 1947, p. vii.
Préface de The Master of Ballantrae, London, Nelson, p. xvi.
186
42
enjoyment”187), en ne perdant jamais de vue son objet principal, le récit de l’élaboration du roman
(“My story was now world-wide enough : Scotland, India, and America being all obligatory
scenes”188). C’est ce texte qui se rapproche formellement le plus des préfaces de James, dans
lesquelles on retrouve les mêmes topoï, bien que dans un style et sur un ton évidemment très
différents. La préface en revanche, bien que signée “R.L.S.”, propose une autre version des origines
de cette histoire, nettement moins attestable historiquement. Elle relate à la première personne, sous
une forme en partie dialoguée, une conversation entre l’auteur (“the editor of the following
pages”189), dont on peut estimer ou non qu’il s’agit de Stevenson, et un certain Mr. Thomson qui lui
aurait remis de vieux papiers relatifs à la vie de personnages l’ayant inspiré :
In the smoking-room, to which my host now led me, was a packet, fastened with many seals and enclosed in a
single sheet of strong paper thus endorsed : Papers relating to the lives and lamentable deaths of the late Lord
Durrisdeer, and his elder brother James, commonly called Master of Ballantrae...
190
On reconnaît là une variante d’un procédé narratif courant au dix-neuvième siècle, celui du
manuscrit exhumé après des années et dont découleraient les événements contés. Selon Stevenson,
c’est Mr. Thomson qui lui aurait soufflé l’idée d’en faire un roman : “Here (...) is a novel ready to
your hand : all you have to do is to work up the scenery, develop the characters, and improve the
style”191. Nous sommes donc très loin de la version présentée par le texte “Genesis of the Story”, où
Stevenson mentionne comme origine première le souvenir d’un récit narré jadis par un aïeul (“there
cropped up in my memory a singular case of a buried and resuscitated fakir, which I had been often
told by an uncle of mine, then lately dead, Inspector-General John Balfour”192), diverses influences
littéraires et surtout un patient travail de composition. La multiplication des textes a donc pour effet
de désorienter le lecteur ; on ne peut plus parler d’indice au sens de Lewis, sauf à considérer cette
profusion comme autant de panneaux indicateurs pointant des directions différentes.
Comme Genette et Gray l’avaient bien pressenti, il n’y a pas de déterminisme de l’intitulé. Il
est patent que l’on atteindrait vite de sérieuses limites à vouloir exagérer sa portée dans la définition
du statut de la préface. La part d’arbitraire, ou de conformité à un usage, est décisive. Il faut
néanmoins considérer d’une part que la présence de tels indexicaux crée nécessairement un horizon
d’attente chez le lecteur (attente comblée ou non par la lecture de la préface), et d’autre part que le
choix du terme s’avère signifiant dans le cas où il relève d’une problématique interne à l’œuvre,
comme dans les trois exemples cités.
187
ibid., p. xiv.
ibid., p. xv.
189
ibid., p. vii.
190
ibid., p. x.
191
ibid., p. xi.
192
ibid., p. xiv.
188
43
2.2 Qui parle ?
Selon les termes de la typologie genettienne, les préfaces auxquelles nous nous
intéresserons, sauf exception, sont auctoriales et assomptives, c’est-à-dire écrites par les auteurs des
romans ou nouvelles eux-mêmes, et publiées comme telles. Seules les préfaces originales de Walter
Scott appartiennent à la catégorie dite fictive, mais elles n’occuperont pas une place prépondérante
dans le corpus, sinon en ce que leur existence infléchit nécessairement la teneur des préfaces
ultérieures, ces dernières incitant parfois explicitement le lecteur à s’y référer. Ce cas particulier mis
à part, les préfaciers non seulement assument la paternité de leurs œuvres, mais s’expriment même
précisément à ce titre. La préface semble donc le lieu de l’autorité par excellence ; le je auctorial s’y
affiche, magistral, parfois dès la première phrase comme dans les exemples suivants :
I think fit to tell thee these following truths...
When at the first I took my pen in hand...
When I devised this story, I foresaw...
I cannot forego...
193
194
195
196
I was walking one night in the veranda of a small house...
197
C’est un “contexte existentiel”198 qui est ainsi défini, celui de l’identité du préfacier, qui
n’est autre que l’auteur. La manière dont celui-ci décrit son pouvoir sur le texte en atteste. C’est
bien Bram Stoker, auteur de la préface que nous sommes en train de lire, qui a décidé du nom des
personnages de Dracula : “I have changed the names of the people”199. Le préfacier de What Maisie
Knew nous confirme que la nouvelle est bien de lui : “my own work”200. Nous nous trouvons en
présence d’une “conception du discours où les phrases [sont] tenues pour les résultats de l’activité
symbolique d’un locuteur individuel, où l’ego [est] à la source et à l’origine de son dire et du sens
de son dire”201. Comme l’a noté Benveniste, les pronoms personnels font partie de l’appareil formel
de l’énonciation, et sont “la marque de la subjectivité dans la langue”202. Cette subjectivité est celle
du préfacier-romancier, les deux instances étant confondues.
En fait, un regard sémiologique sur l’espace préfaciel permet de constater, au-delà de
193
Izaak Walton, préface de The Compleat Angler, cité par Gray, op. cit., p. 280.
John Bunyan, “The Author’s Apology For His Book”, in The Pilgrim’s Progress, cité par Gray, op. cit., p. 299.
195
Charles Dickens, préface de Our Mutual Friend, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, p. 848.
196
Charles Dickens, préface de Dombey and Son, Oxford, OUP, 1990, page non numérotée.
197
R. L. Stevenson, “The Genesis of the Story”, in The Master of Ballantrae, London, Nelson, p. xiii.
198
Françoise Armengaud, op. cit., p. 60.
199
Bram Stoker, préface de Dracula, London, Foulsham, 1986, p. 11.
200
Préface de What Maisie Knew, Edel, p. 1159.
201
Françoise Armengaud, op. cit., p. 114.
202
ibid., p. 59.
194
44
l’affirmation d’un je, l’abondance des indices de l’identité auteur-préfacier. Le plus visible de tous
est la signature, qui apparaît sous divers avatars. Partons de ce qu’on peut appeler le cas zéro : en
l’absence de toute indication, il semble que le lecteur attribue spontanément la paternité de l’avantdire à l’auteur du texte. Les exemples en sont assez rares ; à partir des années 1800, l’anthologie de
Gray n’offre guère que celui du texte liminaire de Castle Rackrent, qui, on l’a vu, ne portait pas non
plus de titre. Mais puisque ce dispositif minimum suffit à établir l’identité préfacier-auteur, la
présence d’autres éléments venant surligner cette dernière prend une dimension sémiotique
particulière : elle fait passer d’un simple état de fait (l’auteur s’exprime dans ces lignes) à une
assertion facultative de cet état de fait, dont la présence demande donc explication.
On peut en effet considérer comme redondant, d’un point de vue communicationnel, une
formule aussi répandue que “Author’s Note”. Le lecteur n’en a pas besoin pour s’assurer une bonne
compréhension du contexte, ni par conséquent de ce qui est formulé. Il attribuera spontanément à
l’auteur l’origine du propos. C’est cette formule, pourtant, que Joseph Conrad adopte dans ses
œuvres complètes, et que l’on trouvait déjà chez Winwood Reade dans The Martyrdom of Man.
Bram Stoker en propose une variante dans Dracula : “Author’s Preface”, et Jane Austen joue sur le
même thème en exergue de Northanger Abbey : “Advertisement by the Authoress”203. Une autre
variante, éditorialement originale, apparaît dans l’édition Nelson de The Master of Ballantrae, au
péritexte décidément très complexe, où le dernier texte liminaire porte comme titre “Note to The
Master of Ballantrae”, puis est repris sous la forme “Author’s Note” dans les en-têtes de rappel des
pages suivantes.
D’un point de vue pragmatique, ces formules ont en commun d’être des “[actes] de présence
du locuteur”204. Ce qu’elles soulignent, c’est bien sûr l’identité du préfacier, défini comme auteur
du roman ; mais c’est aussi, et peut-être surtout, le fait même que cet auteur parle. En se posant au
centre de l’énonciation, le préfacier s’affirme comme auteur, et l’auteur comme locuteur. Cette
hypothèse des “actes de présence” éclaire le rôle joué par toute une série de signes autrement
anodins. Un pas supplémentaire est franchi lorsque les tournures précédemment citées figurent en
bas de la préface. Peacock paraphe ainsi celle du volume LVII de ses romans : “THE AUTHOR OF
“HEADLONG HALL”
205
. L’effet de signature vient renforcer, par son évocation du genre épistolaire,
la dimension communicationnelle du propos. Il est lui-même accentué par l’usage des initiales
qu’affectionnent un Stevenson ou un Thomas Hardy. Le premier signe “R.L.S” la préface de la
première édition de An Inland Voyage, ainsi que celle du Master ; le second appose “T.H.” au bas
203
Citée par Gray, op. cit., p. 469.
Françoise Armengaud, op. cit., p. 8.
205
http://informalmusic.com, au 11/04/00.
204
45
de chacune de ses préfaces, originales et ultérieures. Ces dernières s’intitulent d’ailleurs postscript,
autre formule épistolaire. Stoker quant à lui fait figurer entièrement son prénom suivi de son nom au
bas de la préface de Dracula.
Ce qui commence alors de se faire entendre, c’est la voix de l’écrivain en tant que personne
physique dans le jeu des instances narratives. Si l’auteur et le préfacier sont confondus, c’est parce
qu’à travers la figure du préfacier se réalise la rencontre entre l’auteur comme instance du récit et
l’auteur comme personne réelle. Un préfacier, pour reprendre les termes de la dichotomie
barthésienne, c’est un écrivant ayant rencontré son écrivain, et de cette rencontre émerge une voix
originale, forte et homogène. Lorsque le lecteur de Vanity Fair rencontre au seuil de l’œuvre un
texte intitulé “Before the Curtain”, il est frappé par ce sous-titre ostentatoire : “Preface to Vanity
Fair by William Makepeace Thackeray”206. La déclinaison complète du nom de l’auteur (middle
name inclus) met à coup sûr en scène l’homme Thackeray, écrivain, auteur et préfacier du livre :
sémiotiquement, les trois catégories se confondent. Un petit artifice prépositionnel y contribue aussi
; il est impossible de décider si le by se réfère à la préface ou au roman ; aux deux, bien entendu, et
l’équivoque est heureuse si elle vise précisément, comme on peut le penser, à confondre les
instances.
D’autres signes viennent s’ajouter ou se substituer à ceux-ci, qui contribuent également à
préciser le contexte existentiel de l’énonciation. C’est par exemple la mention d’une date ou d’un
lieu. Dickens, dont le nom n’apparaît pas dans l’espace préfaciel, prend presque toujours le soin de
faire figurer ces informations. On les trouve, avec des variantes typographiques selon les œuvres ou
les éditions, au bas des préfaces de Dombey and Son (“Devonshire Terrace, Twenty-Fourth March,
1848”)207, Nicholas Nickleby (“Devonshire Terrace, May, 1848”)208, David Copperfield (“London,
October, 1850”)209, ou encore A Tale of Two Cities (“Tavistock House, November, 1859”)210.
Informant sur les déménagements successifs de Dickens, elles inscrivent la parole de ce dernier
dans un registre encore plus intime, qui rappelle de nouveau le style épistolaire. Pour ses
contemporains, les préfaces pouvaient faire figure d’autant de lettres reçues. Le dispositif est très
proche chez Henry Adams, même si celui-ci se contente d’une date en bas de la préface de The
Education of Henry Adams (“February 16, 1907”)211, et surtout chez Collins qui mentionne “Harley
206
http://coba.shsu.edu/help/strunk au 25/09/00.
Préface de Dombey and Son, Oxford, OUP, 1990, page non numérotée.
208
Préface de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 52.
209
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
210
Préface de A Tale of Two Cities, Harmondsworth, Penguin, 1985, page non numérotée.
211
http://www.bartleby.com au 25/09/00.
207
46
Street, London, February 1861”212 dans celle de The Woman in White.
Faut-il voir derrière ces indications une véritable stratégie sémiotique de la part des auteurs ?
Là encore, la contingence des choix éditoriaux vient brouiller les pistes. Seul un travail de critique
génétique (à partir de la correspondance, des carnets de travail, etc.) pourrait nous renseigner.
Néanmoins, stratégie ou non, ces signes sont là et produisent leur effet. Il faut ici souligner
l’évidente multiplicité des combinaisons possibles : initiales, lieu et date comme dans l’introduction
de Frankenstein (“M.W.S. London, October 15, 1831”)213, simple date (comme dans The Irrational
Knot de G. B. Shaw : “London, May 26, 1905”)214, présence ou absence du nom de l’auteur, etc.
Une typologie serait donc pratiquement impossible à établir ; mais on remarque toutefois que plus
ces signes sont nombreux et explicites, plus l’auteur-préfacier se pose comme un locuteur, et mieux
comme un interlocuteur puisqu’il s’adresse au lecteur. En organisant à son gré cette foisonnante
“catégorie de signes mobiles” 215 , il se situe dans “une communauté de communication” 216 ,
principalement par le biais de la forme épistolaire qu’assume alors la préface. Ce qui change alors
radicalement, et ce sera tout l’objet des chapitres à venir, c’est que cette dernière peut être
approchée non plus à partir de la pensée, c’est à dire du point de vue de l’idéologie qu’elle véhicule
ou des fonctions qu’elle remplit, mais à partir de la communication, c’est à dire du point de vue de
ce que Francis Jacques appelle “la relation interlocutive actuelle”217, et qui détermine l’origine de la
signification.
Pourtant, à ce stade de l’analyse, il y a moins encore relation que diffusion d’un message
dans un sens unique, de l’auteur vers le destinataire de la préface. Or, l’usage de la première
personne n’est-il pas source de méprise ? Quand il dit je dans sa préface, le romancier n’est plus
tout à fait romancier, mais justement préfacier : si les deux instances sont confondues, c’est au sens
mathématique du terme, c’est-à-dire qu’elles occupent le même espace au même moment mais sans
être absolument réductibles à un seul objet. Peut-on déceler la trace de voix divergentes ? Françoise
Armangaud évoque justement “la présence d’un “je” qu’il faut d’abord identifier pour déterminer le
sens”218. Mais y a-t-il un je de la préface ? La question peut sembler paradoxale ; pourtant, plusieurs
facteurs viennent mettre en cause l’unité de la voix narrative.
Benveniste a mis en évidence la dimension indexicale du temps tel qu’il est marqué dans le
discours. Il ne s’agit pas du temps physique, qui est continu et linéaire, mais du temps “tel qu’il est
212
Préface de The Woman in White, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 32.
Cité par Gray, op. cit., p. 495.
214
Cité par Gray, op. cit., p. 622.
215
Françoise Armengaud, op. cit., p. 8.
216
ibid., p. 9.
217
Cité par Armangaud, op. cit., p. 114.
218
Françoise Armengaud, op. cit., p. 4.
213
47
organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du
discours”219. C’est d’abord lui qui vient troubler l’unité du locuteur. L’exemple de James est bien
connu. Plus le roman qu’il préface est ancien, plus James prend ses distances avec le jeune auteur
qu’il était ; plus le roman est récent et plus la préface le dresse en modèle esthétique. Il critique ainsi
sa peinture des mœurs provinciales, inspirées de Balzac, dans Roderick Hudson : “Pathetic, as we
say, (...) no doubt, to reperusal, the manner in which the evocation (...) of the small New England
town of my first two chapters, fails of intensity”220. Inversement, sa composition de The Wings of
the Dove est, à l’en croire, un exemple à suivre :
I recognise (...) not only no deformities, but, I think, a positively close and felicitous application of method, the
preserved consistencies of which (...) it (...) might be of some profit to follow
221
.
Dans la préface de Roderick, ce n’est donc pas strictement l’auteur qui parle, mais l’auteur
ayant mûri, celui de The Wings. C’est avec ce dernier seulement que le préfacier se confond ; est-ce
encore, se demande-t-on, l’auteur de Roderick ? Ici, la préface, pour reprendre une phrase de
Benveniste, “[ordonne] le présent autour d’un axe, et celui-ci est (...) l’instance de discours”222.
Toutes les préfaces ultérieures et tardives reflètent plus ou moins ce changement, comme ici chez
Hardy :
The following novel, the first published by the author, was written nineteen years ago, at a time when he was
feeling his way to a method.
223
The artificial treatment perceptible in many of the pages was adopted for reasons that seemed good at the date
of writing for a story of that class (...).
224
Dickens également mesure le temps qui a passé (“I was a young man of two- or three-andtwenty”225), de même que Maugham (“The manuscript of the book I wrote then still exists, but (...) I
have no doubt that it is very immature”226). Toutefois, il ne s’agit pas le plus souvent de la
perception d’un temps parfaitement linéaire ; le dédoublement de personnalité peut s’annuler et les
deux auteurs, par-delà le temps, se rejoignent : “I find myself live over again, and quite with
wonderment and tenderness, so intimate an experience of difficulty and delay”227. Stevenson
explicite ce rapport dialectique entre passé et présent : “[the author is there] content to be his
219
Cité par Armengaud, op. cit., p. 59.
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1143.
221
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1300.
222
Cité par Armengaud, op. cit., p. 59.
223
Préface de Desperate Remedies, Plietzsch.
224
Préface de The Hand of Ethelberta, Plietzsch.
225
Préface de The Pickwick Papers, New York, Dodd, Mead & Co., 1944, p. v.
226
Préface de Of Human Bondage in Selected Prefaces and Introductions of W. Somerset Maugham, London,
Heinemann, 1963, p. 35.
227
Préface de The American, Edel, p. 1042.
48
220
present self ; there he is smitten with an equal regret for what he once was and for what he once
hoped to be”228. On voit poindre ici, derrière l’apparente toute puissance d’un auteur présentant son
œuvre, l’expression de regrets et de désirs inassouvis. Mais on ne saurait exprimer plus clairement
le changement radical d’identité qui a eu lieu... sauf à pousser l’image de la transformation dans ses
représentations les plus littérales, ce que fait justement G. B. Shaw dans la préface de son unique
roman :
At present, of course, I am not the author of The Irrational Knot. Physiologists inform us that the substance of
our bodies (and consequently of our souls) is shed and renewed at such a rate that no part of us lasts longer than eight
years: I am therefore not now in any atom of me the person who wrote The Irrational Knot in 1880. The last of that
author perished in 1888; and two of his successors have since joined the majority. Fourth of his line, I cannot be
expected to take any very lively interest in the novels of my literary greatgrand-father. Even my personal recollections
of him are becoming vague and overlaid with those most misleading of all traditions, the traditions founded on the lies a
man tells, and at last comes to believe, about himself to himself.
229
L’humour paradoxal de ces lignes a sans doute valeur proleptique, manière pour l’auteur de
décliner par avance toute responsabilité, donc d’esquiver toute critique. La dernière phrase citée met
aussi en évidence le caractère construit, voire fictif, du je. La schizophrénie générale des préfaciers
tardifs atteint ici son paroxysme, à la fois dédoublement et représentation fantasmatique de la
personnalité. D’où un usage forcément rendu difficile du pronom personnel :
When I say that I did and felt these things, I mean, of course, that the predecessor whose name I bear did and
felt them. The I of today is (am?) cool towards Carmen; and Carmen, I regret to say, does not take the slightest interest
in him (me?). And now enough of this juggling with past and present Shaws. The grammatical complications of being a
first person and several extinct third persons at the same moment are so frightful that I must return to the ordinary
230
misusage, and ask the reader to make the necessary corrections in his or her own mind.
De fait, l’approche autobiographique est généralement refusée, notamment par James : “the
“private” character (...) quite insists on dropping out”231. C’est là une deuxième remise en cause de
l’unicité de la parole de l’auteur. Le je qui s’exprime n’aurait qu’un rapport ténu avec l’homme
Henry James ; c’est l’histoire d’une conscience dont il s’agit, d’où l’abondance de verbes d’état (“I
think”, “I remember”, “I was”, etc.) décrivant tous plus ou moins le cheminement créatif de
l’auteur. Celui-ci n’existe pratiquement plus que par sa faculté de penser, de se souvenir, d’assister
à l’éclosion de ses personnages. Beaucoup d’autres préfaciers soulignent les risques de
l’engagement biographique dans la préface ; c’est le cas de Scott (“the Author (...) feels that he has
the delicate task of speaking more of himself and his personal concerns than may perhaps be either
228
Préface de The Master of Ballantrae, London, Nelson, p. vii.
Cité par Gray, op. cit., p. 611-612.
230
ibid., p. 612.
231
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1039.
229
49
graceful or prudent”232) et de Peacock (“I might very fitly preserve my own impersonality”233). Le
je des préfaces est donc une représentation de l’auteur, et non l’auteur lui-même ; nous sommes
conduits à “reconnaître la réalité des formes langagières par quoi je me figure au centre de
l’énonciation” 234 . L’anonymat des publications originales d’un Scott prend alors une valeur
préventive (contre le risque d’un échec qui aurait été mal assumé) : “the risk was in some degree
prevented by the mask which I wore” 235 . Confession paradoxale dans un texte qui se veut
précisément communication sur l’œuvre, et qui met donc le lecteur en alerte : le préfacier Scott (et
tout préfacier avec lui) ne continue-t-il pas de porter un masque ?
Les masques, justement, abondent, et constituent une troisième mise en cause de l’unité de
la voix du locuteur. Par le biais de métaphores, récurrentes ou fugitives, James assume ainsi mille
personnalités. On le découvre tour à tour décorateur (“one hangs fine old tapestry”), bouilleur de
cru (“How boil down so many facts in the alembic ?”), capitaine au long cours (“I was at sea with
no harbour of refuge till the end of my serial voyage”236), éclaireur Indien (“even as the red Indian
tracks in the forest the pale-face”237) ou cuisinier (“season and stir according to judgement and then
set the whole to simmer, to stew, or whatever, serving hot and with extreme neatness”238). Certaines
métaphores sont récurrentes : celles du jardinier, du peintre et de l’architecte. Elles révèlent une
conception de l’art sur laquelle nous reviendrons. Scott ne multiplie pas tant les personnages, même
si on trouve à l’occasion quelques images savoureuses : le voici tricoteuse (“like the knitter at the
finishing of her stocking”239), ou professeur aux beaux-arts (“a professor of the fine arts”240).
Certaines images font écho à celle de James, comme celle du navigateur (“to escape the rock on
which my predecessor was shipwrecked”241).
On peut encore relever au titre des masques l’usage occasionnel de la troisième personne.
Parfois il permet une généralisation, un propos sur l’art en général. D’autres fois, il est une mise à
distance à l’occasion de l’évocation d’erreurs. D’autres fois enfin, il est le reflet ou l’expression
d’un schéma dialogique que le préfacier cherche à mettre en place.
Une quatrième source de diffraction de la voix du locuteur est la présence de ces nombreux
auteurs convoqués dans les préfaces. Même lorsqu’ils paraissent s’exprimer en leur nom propre, les
232
“General Preface”, Weinstein, p. 86.
Préface du Volume LVII des Standard Novels, http://informalmusic.com, au 11/04/00.
234
Françoise Armengaud, op. cit., p. 114.
235
“General Preface”, Weinstein, p. 95.
236
Préface de The American, Edel, p. 1054.
237
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1135.
238
Préface de Julia Bride, Edel, p. 1267.
239
Préface de The Abbot, Weinstein, p. 167.
240
Préface de Ivanhoe, Weinstein, p. 136.
241
“General Preface”, Weinstein, p. 92.
233
50
préfaciers invoquent très souvent telle ou telle référence, voire la tradition littéraire dans son
ensemble. James convoque ainsi une lignée impressionnante de noms : “Verily even, I think, no
“story” is possible without its fools - as most of the fine painters of life, Shakespeare, Cervantes and
Balzac, Fielding, Scott, Thackeray, Dickens, George Meredith, George Eliot, Jane Austen have
abundantly felt”242. Litanie de noms similaire chez Maugham : “All the greatest short-story writers
have published their stories in magazines, Balzac, Flaubert and Maupassant; Chekhov, Henry
James, Rudyard Kipling” 243 . Il s’agit ici pour le préfacier de s’inscrire dans une tradition
prestigieuse, avec quelque accent de justification. Ces références sont celles à ceux que Scott
appelle les patriarches (“the patriarchs of literature”244) dans une page où il mentionne Grimm et
Voltaire.
Mais les citations directes sont aussi d’usage courant. Maugham en fait largement usage,
citant Tchékov (“Critics are like horse-flies which prevent the horse from ploughing” 245 ),
Maupassant (“For me, psychology in a novel or in a story consists in this: to show the inner man by
his life”246). Il peut alors s’agir de se démarquer du modèle ; Maugham fait ici ce commentaire sur
la phrase de Maupassant : “That is very well, that it is what we all try to do, but the gesture will not
by itself always indicate the motive”247. Scott est peut-être celui qui y a le plus recours ; on trouve
pratiquement à toutes les pages des références à des ouvrages historiques, à des chroniques, à des
propos rapportés. C’est ici une originalité, à mettre bien sûr en rapport avec son esthétique
romantique : il donne la parole à d’autres que ses pairs, faisant la part belle aux récits oraux
d’hommes et de femmes du peuple, comme dans la préface de The Heart of Mid-Lothian, composée
pour l’essentiel de la “communication” d’une certaine Helen Lawson, dont le récit aurait fourni la
trame du roman. Le récit est introduit ainsi : “Her communication was in these words”248 (suivent
cinq pages en style direct, rarement entrecoupées par des interventions du préfacier). La préface
devient donc un espace où circulent des paroles multiples.
Enfin, il faut évoquer l’usage curieux de la citation fait par James. Il cite des conversations
tenues avec d’autres, notamment Tourgueniev, et rapporte les propos de son interlocuteur in
extenso, à des années d’intervalle. Il est permis de douter de l’exactitude de telles citations, qui
semblent bien être apocryphes. C’est le cas dans la préface de The Portrait of the Lady, où les
242
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1092.
Preface de The Complete Short Stories, in Selected Prefaces and Introductions of W. Somerset Maugham, London,
Heinemann, 1963, p. 66.
244
Préface de The Abbot, Weinstein, p. 164.
245
Preface de The Complete Short Stories, in Selected Prefaces and Introductions of W. Somerset Maugham, London,
Heinemann, 1963, p. 59.
246
ibid., p. 45.
247
ibid.
248
Préface de The Heart of Mid-Lothian, Weinstein, p. 117.
51
243
phrases de Tourgueniev ont des accents bien jamesiens :
How [the characters] look and move and speak and behave, always in the setting I have found for them, is my
account of them - of which I dare say, alas, que cela manque souvent d’architecture. (...) [The wind-blown germs] are
the breath of life - by which I mean that life, in its own way, breathes them upon us.
249
Il n’y a donc pas une mais des voix qui s’expriment dans les préfaces. Celle de l’auteur,
formellement prédominante, n’est pas totalement stable, et elle est accompagnée par celles de
beaucoup d’autres qui font de la préface un carrefour de paroles. James résume le paradoxe dans
une formule saisissante : “the voice, the thousand voices”250. Une question se pose alors : dans cette
circulation de parole entre l’auteur, son passé, la tradition, voire d’autres locuteurs, le lecteur a-t-il
voix au chapitre ? C’est ce que nous devons maintenant examiner.
2.3 A qui parle-t-on ?
On a vu au chapitre précédent que Genette évacuait rapidement cette question, en faisant du
lecteur, dans tous les cas, le destinataire final de la préface. Nous tiendrons certes pour acquis le fait
que par-delà les relais posés, fictifs ou réels, c’est bien à lui que le discours s’adresse. Toutefois, la
réflexion sur ce point peut être poursuivie dans deux directions. En premier lieu, l’observation
empirique de la réception des préfaces montre que l’usage de ces dernières n’est pas réservé aux
seuls lecteurs des œuvres. Recueils et anthologies, puisqu’ils existent, supposent bien l’existence
d’un type de lecteurs qui s’intéressent aux préfaces pour elles-mêmes. Et sans doute quelque
étudiant s’est-il contenté des préfaces des Lyrical Ballads et de Waverley, rebaptisées pour la
circonstance “manifestes du romantisme”, pour découvrir les particularités de ce mouvement
littéraire. Il faudrait donc distinguer entre le destinataire tel qu’il est visé par le préfacier, et l’usager
effectif de la préface, qui y trouvera son compte au gré de motivations plus ou moins
contradictoires. En second lieu, un fait majeur est que la personne à qui le discours préfaciel
s’adresse est, pour reprendre une formule de Bakhtine sur le locuteur du roman, “l’objet d’une
représentation verbale et littéraire”251. Le lecteur somme toute assez abstrait dont parle Genette
prend une épaisseur sociale et un visage dont on reconnaît souvent les traits. Il existe donc dans et
“par le discours même”252 du préfacier.
Les destinataires d’une préface sont d’abord définis par l’époque et le lieu de sa première
publication. La part de contingence est beaucoup plus réduite que pour un roman car le préfacier,
249
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1072.
Préface de The Siege of London, Edel, p. 1220.
251
Mikhaïl Bakhtine, Théorie et esthétique du roman, Paris, Gallimard, 1987, p. 153.
252
ibid.
250
52
qui écrit toujours sur commande, ou du moins avec l’accord préalable de son éditeur, connaît à
l’avance les circonstances de parution. La New York Edition de James s’adresse au public
américain, et répond au besoin de reconnaissance en son pays natal d’un écrivain de bientôt
soixante-dix ans ayant passé l’essentiel de sa vie en Europe. Conrad estime que l’édition définitive
(et londonienne) de ses œuvres est un endroit aussi bon qu’un autre (“as good a place as
another”253) pour reconnaître ce qu’il doit à son lectorat britannique : “It lies on me to confess at
last (...) that I have been all my life (...) the spoiled adopted child of Great Britain and even of the
Empire ; for it was Australia that gave me my first command”254. Pour Scott enfin, les préfaces du
magnum opus sont l’occasion de fournir à un public de curieux les derniers détails sur l’anonymat
ayant présidé aux parutions originales de ses œuvres :
[Having] then some poetical reputation, I was unwilling to risk the loss of it by attempting a new style of
composition... It was a step in my advance towards romantic composition; and to preserve the traces of these is in a
great measure the object of this Essay.
255
Cette dernière citation montre cependant une transition dans le destinataire : Scott passe
d’un lecteur historique ayant gardé mémoire du livre à un lecteur transhistorique voulant garder
mémoire du texte.
C’est ce dernier que Genette a en tête lorsqu’il fait le constat suivant : “La détermination du
destinataire de préface (...) se réduit presque à ce truisme : le destinataire de la préface est le lecteur
du texte” 256 . C’est l’équation minimale dont nous partirons. Elle est posée, plus ou moins
explicitement, et selon des formulations diverses, par de nombreux préfaciers. C’est au lecteur des
romans et nouvelles de la New York Edition (“The reader of these volumes”257) que s’adresse
Henry James. Ce sont les lecteurs de The Moonstone que Wilkie Collins instruit de ses intentions
(“I beg to inform my readers”258), et ceux de Dombey and Son (“to my readers”259) que salue
Dickens. Somerset Maugham met en garde les siens à propos de tel procédé narratif : “I beg the
reader not to be deceived by the fact that a good many of these stories are told in the first
person”260. Si ces quelques exemples inscrivent bien la préface dans la sphère du péritexte public,
ils précisent aussi sa destination, qui n’est pas le public en général mais celui, plus étroit, formé par
les lecteurs de l’œuvre.
253
Préface de Youth, Hynes, p. 288.
ibid.
255
“General Preface”, Weinstein, p. 90-92.
256
Gérard Genette, op. cit., p. 180.
257
Préface de Lady Barbarina, Edel, p. 1208.
258
Préface de The Moonstone, Harmondsworth, Penguin, 1986, p. 27.
259
Préface de Dombey and Son, Oxford, OUP, 1990, page non numérotée.
260
Préface de The Complete Short Stories, London, Heinemann, 1963, p. 42.
254
53
Un risque de ce ciblage est que la préface devienne paradoxalement incompréhensible
(paradoxalement étant donné sa position et son caractère largement préventif) pour celui qui n’a pas
lu le texte. Cela est au moins vrai à un niveau microscopique, celui de certaines unités
compositionnelles (phrases, paragraphes, allusions à un personnage ou un événement du récit), où le
phénomène se constate en abondance. Plus le propos portera sur des aspects précis de l’œuvre, plus
l’incompréhension sera grande, excluant temporairement le lecteur du jeu préfaciel. Il faut donc
remarquer que si le destinataire est bien le lecteur de l’œuvre, le message lui parvient en deux
temps : une première fois alors qu’il n’est que lecteur imminent, et une seconde fois après qu’il est
devenu lecteur effectif. Le destinataire subit donc une évolution diachronique. Ainsi le passage
suivant s’adresse-t-il bien plus au lecteur effectif :
Mr Burns’s moral being receives a severe shock in his relations with his late captain, and this in his diseased
state turns into a mere superstitious fancy compounded of fear and animosity. This fact is one of the elements of the
story, but there is nothing supernatural in it - nothing, so to speak, from beyond the confines of this world, which in all
conscience holds enough mystery and terror in itself.
261
Bien entendu, seul le lecteur effectif de The Shadow-Line sait qui sont Mr Burns et feu son
capitaine, de quelle maladie et de quel fantasme il s’agit ; autant de pré-requis que ne possède pas le
lecteur imminent. Celui-ci est dépourvu du “sens opératoire [nécessaire] pour des analyses
particulières” 262 ; il lui manque le contexte présuppositionnel constitué par les connaissances
“devenues progressivement communes aux interlocuteurs”263. Pour lui, le message aurait au mieux
une valeur préventive : je ne dois rien voir de surnaturel dans les fantasmes entretenus par un
dénommé Burns consécutivement à la mort de son capitaine. Mais l’avertissement est pour le moins
obscur, et seul le lecteur effectif peut réellement le décrypter, car lui sait que Burns, second sur un
navire immobilisé en mer par l’absence de vent, souffre d’une fièvre tropicale qui décime
l’équipage, et tient dans son délire le fantôme d’un capitaine haï comme responsable de la situation.
Le texte liminaire de Treasure Island est un exemple inverse. Son intitulé en fait par
définition une adresse au lecteur imminent : “To The Hesitating Purchaser”. Stricto sensu, ce n’est
même pas le lecteur qui est ici visé, mais l’acheteur, qui deviendra ou non lecteur. L’acte que le
préfacier veut susciter n’est pas interprétatif mais économique. C’est pourtant le contenu du livre
qui est mis en avant, promesse d’aventures, d’écumeurs et de lingots cachés : “Storm and adventure,
heat and cold, (...) schooners, islands, and maroons, [and] Buccaneers and buried Gold” 264 .
L’amateur d’histoires de pirates reconnaît les ingrédients traditionnels du genre et se voit exhorté à
261
Joseph Conrad, préface de The Shadow-Line, London, Penguin, 1986, p. 39-40.
Françoise Armengaud, op. cit., p. 62.
263
ibid.
264
R. L. Stevenson, Treasure Island, London, Penguin, 1994, page non numérotée.
262
54
acheter le livre : “So be it, and fall on!”265 ; dans le cas contraire : “So be it, also ! And may I and all
my pirates share the grave where these and their creations lie !”266.
A partir de ces deux exemples caractéristiques, il serait assez aisé de répartir bon nombre
d’unités sémantiques, voire des préfaces entières, selon le lecteur à qui elles s’adressent en priorité.
La préface de David Copperfield, où Dickens exprime son plaisir de l’écriture juste achevée, vise
plutôt le lecteur imminent : “no one can ever believe this Narrative, in the reading, more than I have
believed it in the writing”267. Le post-scriptum de Waverley s’adresse au lecteur effectif : “Our
journey is now finished, gentle reader; and if your patience has accompanied me through these
sheets, the contract is, on your part, strictly fulfilled”268. Les passages relatant les origines d’un
roman s’adressent indifféremment aux deux. De fait, le plus souvent, une même unité s’adresse
successivement aux deux lecteurs, assumant un double sens. Le lecteur effectif donnera un contenu
plus précis à ce que le lecteur imminent reçoit comme une déclaration générale. C’est le cas de cette
phrase de l’avertissement de l’auteur (“Advertisement by the Authoress”) dans Northanger Abbey ;
Jane Austen y rappelle implicitement l’engouement pour la littérature gothique à l’époque de
l’écriture de son roman, littérature dont elle fait une parodie dans son premier chapitre :
The public are entreated to bear in mind that thirteen years have passed since it was begun, and that during that
period, places, manners, books and opinions have undergone considerable changes.
269
Cette double lecture laisse entrevoir comment le destinataire contribue lui aussi à
l’élaboration du sens. Dans certains cas, l’effet est moins évident car l’interprétation porte sur
l’ensemble de la préface, comme chez Hardy :
[Jude the Obscure] attempts to deal unaffectedly with the fret and fever, derision and disaster, that may press
in the wake of the strongest passion known to humanity; to tell, without a mincing of words, a deadly war waged
270
between flesh and spirit; and to point the tragedy of unfulfilled aims...
Le contenu attribué à des mots comme “derision” ou “fret” varie selon que le roman a été lu
ou non. Le moment de la lecture de la préface, avant ou après celle du roman, est donc une variable
d’interprétation. Il constitue une coordonnée contextuelle à part entière. La lecture de la préface
change radicalement de contexte, en ce qu’elle appelle celle du roman qui vient la modifier à son
tour. “Le contexte évolue en même temps que le discours”271 de l’auteur, préfacier puis romancier.
La réinterprétation du message est donc inhérente à sa réception : il faut relire une préface.
265
ibid.
ibid.
267
Préface de l’édition de 1850 de David Copperfield, Penguin, Harmondsworth, 1976, p. 45.
268
Préface de Waverley, Weinstein, p. 3.
269
Citée par Gray, op. cit., p. 469.
270
Préface de Jude the Obscure, Plietzsch.
271
Françoise Armengaud, op. cit., p. 62.
266
55
Mais ce (re)lecteur, qui est-il ? Parfois, la préface est l’occasion de restreindre le champ des
destinataires, comme chez Hardy (“a novel addressed by a man to men and women of full age”272)
ou Stevenson (“The wiser youngsters of today”273). James est sans doute le préfacier ayant poussé le
plus loin la représentation du lecteur. De son propre aveu, il écrivit ses préfaces en pensant aux
apprentis romanciers en quête de références : “They ought (...) to form a sort of comprehensive
manual or vademecum for aspirants in our arduous profession”274. On retrouve au fil des pages
plusieurs adresses à ces jeunes novices : “This (...) will commend itself, I feel, to all imaginative
and projective persons who have had (...) any like experience”275 ; “trust an old romancer’s, an old
pious observer’s fine sense to have made sure of it !”276 Or, c’est là un destinataire non seulement
plus précis mais décalé par rapport au lecteur du texte (rien n’oblige absolument le consultant du
vade-mecum à lire ensuite la nouvelle). Ce souci pédagogique laisse soupçonner que le véritable
destinataire, comme souvent dans les préfaces, est en fait un lecteur idéal. Quel visage prend-il ici ?
Les préfaces de James regorgent d’attaques contre l’incompétence critique des lecteurs.
L’auteur s’est-il efforcé d’ériger certains personnages en centres de conscience, dont le lecteur
épousera le regard ? Celui-ci ne le remarquera même pas : “the reader with the idea or the suspicion
of a structural centre is the rarest of friends and critics - a bird, it would seem, as merely fabled as
the phoenix”277. Cet oiseau rare se permet encore de faire la fine bouche, comme lorsque les
dialogues l’ennuient : “One had noted this reader as perverse and inconsequent in respect to the
absorption of ‘dialogue’”278.
On se rend compte que le public anglophone est plus spécialement visé : “the picture of an
intelligence appears for the most part (...) a dead weight for the reader of the English novel to carry,
this reader having so often the wondrous property of caring for the displayed tangle of human
relations without caring for its intelligibility”279. L’identité du destinataire est réaffirmée plus loin :
“a certain extraordinary benightedness on the part of the Anglo-Saxon reader”280 . James, en
s’incluant lui-même dans cet ensemble culturel, restreint le cercle des communicants (“we AngloSaxons”281), uniquement pour mieux cibler ses attaques : “our so marked collective mistrust of
272
Préface de Jude the Obscure, Plietzsch.
Préface de Treasure Island, London, Penguin, 1994, page non numérotée.
274
Lettre à W.D. Howells du 17 août 1908, citée par R. P. Blackmur in The Art of the Novel, New York, Scribner, 1934,
p. viii.
275
Préface de The Pupil, Edel, p. 1166.
276
ibid., p. 1167.
277
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1108.
278
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1127.
279
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1089.
280
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1127.
281
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1309.
56
273
anything like close or analytic appreciation”282 . On retrouve là l’ambiguïté traditionnelle des
relations entre l’auteur des Européens et son public, ambiguïté soulignée notamment par Margolis,
qui, sans parler spécifiquement des préfaces, fournit d’autres pistes sur l’identité de leurs
destinataires :
In his public presentation of himself (...) James seems to have achieved almost as much success in anticipating
and adapting himself to the expectations of his American audiences as he had previously experienced in his more
private interaction with the ranks of the English-speaking avant-garde. The evident pride which he took in this carefully
orchestrated dose of self-advertisement was merely the flip side of the conspicuous disdain for popularity which he
displayed when dealing with his ever-growing circle of disciples and admirers among the rising generation, a generation
which included not only avant-garde writers and artists but a new type of professional reader (...), the academic critic of
the modern novel.
283
C’est essentiellement son inintelligence de la structure des œuvres, son manque de
discernement, de perception, voire d’effort de concentration, qui sont reprochés au lecteur. Celui-ci
ne remplit pas son devoir d’analyse et d’interprétation ; il laisse l’auteur se débattre seul pour
élaborer des œuvres jamais vraiment appréciées. L’auteur ne peut donc compter que sur lui seul :
“my relation with the reader (...) was another affair (...) as to which I felt no one to be trusted but
myself”284. En conséquence, il doit sans cesse baisser le niveau de ses exigences s’il veut être
compris :
He has (...) but one thing to think of - the benefit, whatever it may be, involved in his having cast a spell upon
the simpler, the very simplest, forms of attention. This is all he is entitled to ; he is entitled to nothing, he is bound to
285
admit, that can come to him, from the reader, as a result on the latter’s part of any act or reflexion or discrimination
.
Outrancières, à coup sûr, ces continuelles mises en doute des capacités intellectuelles les
plus élémentaires. Comment faut-il les comprendre ? Sans doute James cherche-t-il à provoquer le
lecteur pour l’obliger à redéfinir son rapport aux œuvres. Celles-ci, pour exister, exigent sa
participation analytique, et l’auteur ne doit pas rester ce demi-dieu altier qu’il est si commode
d’ériger :
Anything, in short, I now reflect, must always have seemed to me better—better for the process and the effect
of representation—than the mere muffled majesty of irresponsible “authorship”. I catch myself shaking it off and
disavowing the pretence of it while I get down into the arena and do my best to live and breathe and rub shoulders and
converse with the persons engaged in the struggle that provides for the others in the circling tiers the entertainment of
282
Préface de The Figure in the Carpet, Edel, p. 1234.
Citée par Vivien Rundle in “Defining Frames : The Prefaces of Henry James and Joseph Conrad”, Henry James
Review, N° 16, p. 183-184.
284
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1083.
285
ibid., p. 1081.
57
283
the great game.
286
Ici encore, tout est affaire de communication, voire de contact au sens le plus physique :
l’auteur est tout prêt à se jeter dans la mêlée pour assurer la beauté du spectacle — de la
représentation — encore faut-il que le lecteur joue le jeu et assume, par son engagement critique et
pour le plaisir de tous, sa part d’autorité sur le texte.
Toutefois, dans une certaine mesure, les préfaces s’opposent par leur existence même à cette
déclaration d’intention. Ne sont-elles pas le moyen pour l’auteur d’imposer au lecteur (au
destinataire en tant que futur lecteur) sa vision du texte ? C’est la thèse défendue par Vivienne
Rundle287. Il s’agirait, suivant une stratégie retorse, d’affirmer haut et fort le rôle du lecteur tout en
humiliant sans cesse celui-ci pour mieux l’obliger à épouser la seule lecture valable, celle de
l’auteur. La distinction entre lecteur réel (constamment dénigré) et lecteur idéal déboucherait
ultimement sur la reconnaissance que le seul lecteur idéal est James lui-même. Cette thèse semble
effectivement confirmée par les mises à distance du destinataire par rapport au texte. Les
réminiscences personnelles que le préfacier lui livre ont pour effet de révéler l’existence d’un sens
qui lui restera à jamais étranger :
There are pages of the book which, in the reading over, have seemed to make me see again the bristling curve
of the wide Riva, the large colour spots of the balconied houses and the repeated undulation of the little hunchbacked
bridges...
288
As I look back, the attentive exploration of London, the assault directly made by the great city upon an
imagination quick to react, fully explains a large part of it.
289
Le lecteur de la préface est alors réduit au rang de spectateur d’une lecture qui lui échappe.
La préface ne lui est presque plus adressée : elle devient dialogue entre l’auteur, son texte et sa
mémoire. On retrouvera cette idée au détour de quelques expressions en apparence anodines : “The
second in order of these fictions speaks for itself”290. A quoi bon dès lors la préface sinon, comme le
dit Vivienne Rundle se référant à Derrida, pour accompagner le texte, le déplacer, et ajoute-t-elle,
substituer à l’interprétation du lecteur celle de James lui-même.
Néanmoins, la thèse de Vivienne Rundle se heurte à un écueil : les préfaces de James ne
proposent jamais de véritable interprétation des textes, encore moins d’élucidation de leurs
obscurités. Bien plutôt, elles les reproduisent, comme cette phrase à la syntaxe tortueuse chargée de
286
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1322-1323.
Voir Vivienne Rundle, “Defining Frames : The Prefaces of Henry James and Joseph Conrad”, Henry James Review
16 (1995), p. 66-92.
288
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1070-71.
289
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1086.
290
Préface de In the Cage, Edel, p. 1168.
58
287
nous éclairer sur la question des points de vue dans The Wings of the Dove :
Heaven forbid, we say to ourselves during almost the whole Venetian climax, heaven forbid we should “know”
anything more of our ravaged sister than what Densher darkly pieces together, or than what Kate Croy pays, heroically,
it must be owned, at the hour of her visit alone to Densher’s lodging, for her superior handling and her dire profanation
291
of.
La seule indication, récapitulée par Leo Bersani, est d’ordre méthodologique :
[The] Prefaces are the best example I know of a criticism which constantly redirects our attention from the
referential aspects of a work of art (its excursions into “reality”) to its own structural coherence as its principal source
of inspiration
292
.
Là encore, une perspective pragmatique permettrait de sortir de cette contradiction, à
condition de lire les préfaces non plus comme espace clos, simple reflet de l’asymétrie, notée par
Francis Jacques, entre un énonciateur à l’origine du sens et monopolisant, dans le temps de la
préface, la parole, mais comme moment d’une relation interlocutive ayant commencé dans l’horizon
d’attente du lecteur et se poursuivant dans la lecture des textes. Ultimement, il ne faut donc pas
“rapporter les effets de sens (...) à l’image que [le locuteur] se fait de l’allocutaire (...) mais à la
relation interlocutive elle-même”293.
Une comparaison avec Scott sur ce point permet d’approfondir la réflexion. L’auteur de
Waverley multiplie les références à une communication déjà existante avec ses lecteurs, notamment
par des renvois à l’ensemble du dispositif paratextuel dont les romans sont entourés : “the
preliminary letters of Mr. Laurence Templeton became in some measure necessary. To this, as to an
Introduction, the reader is referred, as expressing the author’s purpose and opinions”294 . La
continuité du dialogue entre l’auteur et son public est ainsi revendiquée : “the footing of unreserved
communication which the Author has established with the reader”295. On mesure l’écart entre
l’attitude altière du préfacier James et celle, qui se veut plus amicale, d’un Scott. C’est peut-être
aussi qu’ils ne s’adressent pas aux mêmes lecteurs. Scott envisage les siens d’un point de vue
beaucoup plus sociologique. Il sait que la majorité sont des lectrices, et jeunes de surcroît ; c’est
donc à elles qu’il s’adresse : “young persons, the most common readers of romance”296. De là peutêtre une certaine tendance à paterner, voire infantiliser, le lecteur :
The reader (...) does not relish that the incidents of a tale familiar to him should be altered... This feeling is so
natural, that it may be observed even in children, who cannot endure that a nursery story should be repeated to them
291
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1299.
Leo Bersani, “The Jamesian Lie”, Partisan Review, N° 36, 1969, p. 53-79.
293
Cité par Armengaud, op. cit., p. 117.
294
Préface de Ivanhoe, Weinstein, p. 137.
295
Préface de Ivanhoe, Weinstein, p. 145.
296
ibid.
292
59
differently from the manner in which it was first told
297
.
The public (like a child to whom a watch is shown)...
298
Surtout, Scott vise un lectorat qui coïnciderait avec l’ensemble de la population, sans
distinction de classe. C’est ce qu’il entend par l’expression general reader299. Il rappelle qu’il a eu
la chance de converser, au cours de sa vie, avec toutes sortes d’Ecossais auxquels il veut désormais
s’adresser : “from the Scottish peer to the Scottish ploughman”300. On retrouve là une préoccupation
des Romantiques, affichée entre autres par Wordsworth dans la préface des Lyrical Ballads dès
1798. Le titre du poème inséré dans la préface de la troisième édition de Waverley (1814) la reflète
bien : “The Author’s address to all in general”.
Toutefois, chez Scott comme chez d’autres préfaciers, ce lecteur un peu abstrait peut prendre
ici ou là un visage aux contours très précis. Ce sera le grand voyageur trouvant à redire à la mise en
scène des mœurs orientales dans The Talisman (“Every Member of the Travellers’ Club, (...)
[constitues] my lawful critic and corrector”301), ou l’historien scrupuleux auquel on recommande tel
ouvrage d’érudition (“the reader who wishes to examine with attention the historical events of the
periods (...) will find ample means of doing so in the valuable works of Zschokke and M. de
Barante”302). Cependant, derrière ces adresses particulières, non dénuées d’humour, se profile
toujours le lecteur universel : “the following details (...) will instruct the antiquarian, as well as
amuse the popular reader”303.
Le destinataire des préfaces, s’il est bien le lecteur du texte, correspond à une image que s’en
fait le préfacier et qui transparaît largement au travers des propos de ce dernier. Sa position en fait
parfois un véritable interlocuteur, dans la mesure où il prend une part active au sens à donner à la
préface.
2.4 Les lieux de la préface
A quoi bon s’interroger sur le lieu de la préface ? N’est-il pas constitutif de la définition
même du genre ? S’il est un attribut dont on peut compter a priori sur la stabilité, c’est bien celui-ci.
Le mot latin dont le terme moderne est dérivé est formé de prae et de fari (parler, dire), et signifie
donc étymologiquement “dire avant”. Il a développé dès le XVIème siècle le sens figuré général de
297
“Advertisement”, Weinstein, p. 84.
“General Preface”, Weinstein, p. 101.
299
ibid., p. 92.
300
ibid., p. 91.
301
Préface de The Talisman, Weinstein, p. 220.
302
Préface de Anne of Geierstein, Weinstein, p. 238.
303
ibid.
298
60
“ce qui précède”304 . En bonne logique, les préfaces précèderaient donc toujours les romans.
Corollairement, aucun texte situé ailleurs dans un livre ne saurait être qualifié de préface, sous peine
d’une évidente contradiction dans les termes. Bref, on pense tenir là, enfin, un invariant du discours
sur lequel fonder une définition minimale, ne serait-ce qu’a contrario : ce texte n’est pas une
préface puisque son lieu n’est pas celui de la préface. Sauf que... bien des auteurs ne l’entendent pas
du tout ainsi ; sauf que l’on trouve chez Sterne, chez Fielding, mais aussi chez Scott, Dickens et
Stevenson, des préfaces au milieu ou à la fin des romans ; sauf que le lieu n’est pas toujours fixé
une fois pour toutes, et que, comme le note Genette, “un changement de place (...) entraîne parfois
un changement de statut”305 : cas limite (parmi d’autres), les préfaces de James, qui, rassemblées
dans The Art of the Novel, ne se repèrent même plus immédiatement par rapport à leur roman. La
question est donc plus complexe qu’on aurait pu le penser. Si la règle, ici encore, est qu’il n’y a pas
de règle absolue, on peut néanmoins répertorier les dispositifs existants et se demander si le choix
de l’emplacement est délibéré, qui en a décidé, et quels effets il peut induire. La position
préliminaire sera-t-elle finalement réduite au rang de simple avatar, ou gardera-t-elle son statut de
norme à partir de laquelle les préfaciers varient leur dispositif ?
On commencera par le cas de loin le plus courant, celui d’une position préliminaire doublée
d’un net démarquage typographique. La note d’auteur de The Shadow-Line en est un exemple parmi
de nombreux autres, mais très caractéristique. Longue d’environ mille cinq cents mots, elle est
datée de 1920. Dans l’édition Penguin de 1986, elle est nettement séparée du roman par une page
totalement vierge (non numérotée quoique correspondant à la page 42), puis par la répétition du
titre, au-dessous duquel le récit commence306. C’est là, à quelques variations mineures près, le
dispositif le plus répandu. Une simple fréquentation empirique des livres suffit à s’en convaincre,
sans grande surprise au demeurant : rares sont les préfaces qui ne se détachent pas ainsi en position
préliminaire. Des procédés variés de pagination et de typographie (numérotation en chiffres
romains, saut de page, police ou taille de caractères différentes) aboutissent à ce même résultat.
Citons ces deux exemples puisés chez Dickens : les pages de la préface de The Pickwick Papers,
dans l’édition Dodd, Mead and Company de 1944 sont numérotées de v à viii (chiffres romains), le
roman lui-même commençant à la page 1 (chiffres arabes) ; dans l’édition Oxford University Press
de 1990 de Dombey and Son, la préface, bien que très courte (cent vingt mots à peine), mobilise
toute une page (non numérotée) qui reste blanche aux trois-quarts, et est écrite, comme la dédicace
de la page précédente, mais à la différence du roman, en petits caractères.
304
Voir Dictionaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 2905.
Gérard Genette, op. cit., p. 160.
306
On trouve en fait encore, sous le titre, une épigraphe de Baudelaire et la mention “CHAPTER ONE”, mais ces deux
éléments font partie du péritexte interne.
61
305
La note de The Shadow-Line, pour revenir à elle, est une préface tardive, et Conrad, comme
le montrent ces extraits du premier et du dernier paragraphe, l’utilise largement comme correctif à
certaines interprétations abusives de son récit. On remarquera, dans la deuxième citation,
l’importance que donne Conrad à l’emplacement des éléments péritextuels :
This story (...) was not intended to touch on the supernatural. Yet more than one critic has been inclined to take
it that way
307
.
The words, ‘Worthy of my undying regard’, selected by me for the motto on the title page, are quoted from the
text of the book itself; and, though one of my critics surmised that they applied to the ship, it is evident from the place
308
where they stand that they refer to the men of that ship’s company
.
A en croire l’auteur, c’est bien le lieu qui fait sens, et ce qui est vrai pour l’épigraphe ne l’est
peut-être pas moins pour la préface. En revanche, bien qu’il réagisse à des lectures précédentes, rien
n’indique que Conrad s’adresse à des lecteurs ayant déjà lu le roman. C’est là encore un trait
partagé avec la plupart des préfaces, et qui permet de poser cette distinction fondamentale : le lieu
n’est pas déterminé par le moment ; autrement dit, une préface ultérieure ou tardive n’a pas plus de
chances de devenir une postface. C’est ce qui justifie parfois la présence simultanée d’une préface
et d’une postface, comme chez Dickens ou Hardy. Toutefois, on a vu précédemment que la préface
avait toutes les chances d’être relue, et donc qu’elle deviendrait, fonctionnellement, une postface.
L’emplacement dans le livre ne permet donc pas à lui seul d’arrêter le statut du texte, mais si son
lieu est matériellement fixe, une distinction préface/postface peut être réintroduite par la stratégie de
lecture de l’usager.
Le type général, qui est le plus courant (position préliminaire, mise en exergue et absence de
co-présence avec une postface), semble d’abord correspondre à une tradition reçue en héritage, que
l’auteur ou l’éditeur (notamment pour les éditions posthumes) se contentent le plus souvent de
suivre. En revanche, le lecteur contournera, ou adaptera par la suite à son gré cette disposition. Il
arrive toutefois que cette conformité à l’usage commun soit l’objet d’une problématisation de la part
de l’auteur, c’est-à-dire qu’elle résulte d’un choix conscient de sa part, que ce choix lui convienne
ou qu’il l’embarrasse. Une même métaphore, que l’on trouve sous la plume de Peacock et de
Thackeray, exprime cette gêne. Peacock commence ainsi sa préface :
All these little publications appeared originally without prefaces (...). But an old friend assures me, that to
publish a book without a preface is like entering a drawing-room without making a bow. In deference to this opinion
309
(...) I make my prefatory bow at this eleventh hour
.
307
Préface de The Shadow-Line, Harmondsworth, Penguin, 1986, p. 39.
ibid., p. 41.
309
Préface du volume LVII de The Standard Novels, http://informalmusic.com, au 11/04/00.
308
62
Thackeray, se comparant au directeur d’une troupe de théâtre, termine ainsi celle de Vanity
Fair : “[With] this, and a profound bow to his patrons, the Manager retires, and the curtain rises”310.
Dans les deux cas, la justification donnée au lieu est d’ordre social. La préface est assimilée
à un geste de bienséance, une obligation mondaine à laquelle on se prête de plus ou moins bonne
grâce : la salutation, la révérence. Elle consacre par là même le passage d’un monde à un autre, du
réel à la fiction, de la vie à la représentation de la vie, que symbolisent ici l’entrée dans une
nouvelle pièce (le salon), là le lever de rideau. Préface-vestibule, préface-corridor, passage, voie
d’accès... images (trop) traditionnelles immédiatement perverties par Peacock. En inscrivant la
préface dans le registre de la pure convention, sociale ou littéraire, sa comparaison en fait un acte
illocutionnaire dont le sens et la portée sémiologique seraient “suffisamment définis par les règles
générales du langage”311 et du savoir-vivre. Or, il est difficile de réduire le texte à ce signe
univoque : un sens plus profond lui est conféré par son auteur. Quel est-il ?
Pour l’essentiel, Peacock note les changements intervenus dans la société entre l’époque où
il écrivit ses romans et l’époque présente (celle de l’écriture de la préface) : “things were true (...)
which are true no longer”. La nature humaine cependant n’a guère changé, ni l’infinie variété de la
palette des caractères qui forment la structure profonde d’une société plus stable qu’il n’y paraît :
“the classes of tastes, feelings, and opinions (...) remain substantially the same”. Peacock se lance
alors dans une attaque pleine de verve contre la clique des arrivistes, corrompus, charlatans et
imposteurs en tous genres :
Perfectibilians, deteriorationists, statu-quo-ites, phrenologists, transcendentalists, political economists, theorists
in all sciences, projectors in all arts, morbid visionaries (...) march, and will march, for ever, pari passu with the march
of mechanics, which some facetiously call the march of the intellect (...). [The] array of false pretensions, moral,
political, and literary, is as imposing as ever (...), and political mountbanks continue, and will continue, to puff nostrums
and practise legerdemain under the eyes of the multitude...
312
Loin d’être un geste déférent, sa préface se transforme en réquisitoire social, politique et
esthétique ! Faisant mine de se conformer à l’usage de la courbette introductive, il décoche en fait
ses flèches à toute volée. Mais bow (graphiquement du moins, la prononciation étant différente
selon le sens du mot) ne désigne-t-il pas aussi “l’arc” ? A l’image originale (taking a bow, bowing
to someone), d’autres se superposent alors en contrepoint dans l’esprit du lecteur : drawing a bow,
shooting an arrow... Entrée en matière somme toute conforme pour un auteur se flattant justement
de n’avoir pris de libertés qu’avec les convenances et les opinions communes (“having never (...)
310
Préface de Vanity Fair, http://coba.shsu.edu/help/ strunk/vf.html, au 25/09/00.
Françoise Armengaud, op. cit., p. 78.
312
Préface du volume LVII de The Standard Novels, http://informalmusic.com, au 11/04/00.
311
63
taken any liberties but with public conduct and public opinions”).
Thackeray ne se livre pas à un exercice si différent lorsque, se plaçant dans la position du
directeur de troupe dans les minutes précédant la représentation, il entrouvre le rideau et observe la
foule bigarrée de son public :
There are bullies pushing about, bucks ogling the women, knaves picking pockets, policemen on the look-out,
quacks (other quacks, plague take them!) bawling in front of their booths, and yokels looking up the tinselled dancers
and poor old rouged tumblers, while the light-fingered folk are operating upon their pockets behind.
313
Même goût de la liste que chez Peacock, même pessimisme à l’égard du genre humain qui
l’oblige à recourir aux lieux communs du discours pour masquer sa mélancolie :
What more has the Manager of the Performance to say? To acknowledge the kindness with which [the
performance] has been received in all the principal towns of England (...) ; he is proud to think that his Puppets have
given satisfaction (...) ; and please to remark the richly-dressed figure of the Wicked Nobleman...
314
.
Le discours introductif, là encore, est en décalage par rapport à sa fonction révérentielle,
même si le personnage du directeur (mais non pas Thackeray) finit par s’y soumettre. Cette préface
d’une page propose en fait, de sa première à sa dernière phrase, un parcours entre une profonde
mélancolie (“a feeling of profound melancholy”) et une profonde salutation (“a profound bow”). La
révérence n’est qu’une façade, et le lieu commun le moyen pour le directeur d’éviter les pièges d’un
exercice délicat. C’est la mise en abîme qui permet au préfacier de contourner le lieu de la préface,
qui l’obligerait à son tour.
Peacock et Thackeray nous montrent que le lieu de la préface est investi d’une charge
sociale que chacun d’eux, à sa manière, s’emploie à subvertir. Il apparaît donc que la préface est un
espace dont le lieu physique a partie liée avec les lieux du discours. Rien d’étonnant dès lors à ce
que d’autres soient allés plus loin dans la subversion, en déplaçant matériellement la préface dans le
livre. Un exemple historiquement fondateur est celui proposé par Sterne dans A Sentimental
Journey. La préface y est retardée de plusieurs pages, et ce n’est qu’une fois le récit de son périple
engagé (il est déjà arrivé à Calais) que le narrateur se décide à l’écrire : “being determined to write
my journey, I took out my pen and ink, and wrote the preface to it”315. Ce déplacement participe
bien sûr du refus de Sterne de se conformer à la coutume narrative ou compositionnelle ; il est
l’équivalent macro-structurel du “coup” que cet auteur a porté à la syntaxe classique, “à la période
ordonnée, réglée, un coup dont elle ne s’est pas relevée”316. Déjà la préface de Tristram Shandy
313
Préface de Vanity Fair, http://coba.shsu.edu/help/ strunk/vf.html, au 25/09/00.
ibid.
315
Préface de A Sentimental Journey, London, Everyman, 1969, p. 9.
316
Histoire de la littérature anglaise, Paris, Didier, 1947, p. 170.
314
64
était placée en milieu de volume, et produisait ainsi un effet s’ajoutant à celui des pages blanches ou
noires, et des schématisations fantaisistes de l’intrigue sur lesquelles le lecteur tombe soudain.
Or, dans A Sentimental Journey, Sterne ajoute une autre dimension à celle-ci, qui restait
essentiellement ludique. La préface est écrite par le narrateur au cours du voyage lui-même, dans un
désobligeant, c’est-à-dire une chaise à porteurs monoplace. Elle n’est donc pas un après-coup ; elle
adhère totalement à la progression du récit. Elle est en déplacement effectif dans le désobligeant,
avant de l’être, d’une autre manière, dans le roman ; on peut dire qu’elle se déplace en même temps
qu’elle est déplacée. Elle est un moment du voyage, et ne saurait donc avoir de lieu fixe qu’en
apparence : le sous-titre qui lui est donné (“in the desobligeant”) la situe dans l’espace paradoxal du
mouvement. Infinie mise en abîme : la préface est dans la chaise, la chaise dans le roman, mais
l’inverse n’est pas moins vrai puisque le roman s’écrit dans la chaise, elle-même décrite dans la
préface qui consiste inévitablement, pour l’essentiel de son propos, en une catégorisation des types
de... voyageurs (“idle travellers, inquisitive travellers, lying travellers, proud travellers, vain
travellers, splenetic travellers...”317). On pense au paradoxe de Zénon (le mouvement n’est qu’une
succession de positions fixes), qui se trouve inversé : rien d’autre ici qu’un ensemble de
mouvements, tant au niveau diégétique que compositionnel, mais qui finissent par former un
volume stable, le livre que l’on tient en main.
Ce mouvement perpétuel du voyage et de l’écriture (les deux se confondent), auquel
s’ajoutent les trépidations parasites du désobligeant (“if the see-saw of this Desobligeant will but let
me get on”318) est une image des oscillations même de l’homme entre ses penchants contradictoires.
Ce thème, récurrent chez Sterne, revient ici au travers des types de voyageurs qui coexistent ou
alternent dans un même personnage et se compensent l’un par l’autre. Sa typologie n’a rien de
rigide, et un lien peut être décelé entre composition du roman et connaissance de soi :
It is sufficient for my reader, if he has been a traveller himself, that with study and reflection hereupon he may
be able to determine his own place and rank in the catalogue - it will be one step towards knowing himself...
319
Le brouillage des repères, provoqué par l’emplacement inattendu de la préface, trahit la
complexité du modèle. Car c’est finalement un portrait de Sterne voyageur qui est proposé au terme
de la typologie : “And last of all (...) The Sentimental Traveller (meaning thereby myself), who
have travelle’d, and of which I am now sitting down to give an account”320. Le repos, enfin, après le
mouvement. Quoique... dans une dernière pirouette, le narrateur, bavardant avec deux compagnons
317
Préface de A Sentimental Journey, London, Everyman, 1969, p. 10.
ibid.
319
ibid., p. 12.
320
ibid.
318
65
d’étape, assimile préface et soubresaut, en même temps qu’il souligne la nécessité pour toute
préface de s’inscrire dans un rapport de communication :
We were wondering, said one of them (...), what could occasion [the desobligeant’s] motion. ’Twas the
agitation, said I coolly, of writing a preface. I never heard, said the other (...), of a preface wrote in a Desobligeant. It
would have been better, said I, in a Vis à Vis.
321
Dans un péritexte au titre significatif, “A Postscript which should have been a Preface”,
Walter Scott joue lui aussi de l’effet de surprise lié au déplacement, mais s’interroge plus
explicitement sur la pertinence du lieu :
This should have been a prefatory chapter, but for two reasons. First, that most novel readers, as my own
conscience reminds me, are apt to be guilty of the sin of omission respecting that same matter of prefaces; Secondly,
that it is a general custom with that class of students to begin with the last chapter of a work; so that, after all, these
322
remarks, being introduced last in order, have still the best chance to be read in their proper place.
C’est donc parce qu’il faut lire ce péritexte avant le roman que le préfacier de Waverley le
place après. On mesure bien sûr la part de jeu dans cette pensée paradoxale. La visée est
humoristique, et à la limite peu importe que le lecteur lise la préface avant ou après pourvu qu’il s’y
amuse et en fasse bon usage. Mais cet usage toutefois n’est pas totalement libéré de certaines
contraintes spatiales fixées par Scott. Le roman est enchâssé entre une introduction (Introductory),
des notes historiques tardives et le Postscript. Plus qu’à un déplacement de la préface, comme chez
Sterne, on assiste ici à une diffraction, en des lieux multiples, des fonctions traditionnelles de la
préface ; nous reviendrons, en comparant le dispositif de Waverley à celui de Stevenson dans The
Master of Ballantrae, sur cet aspect. Toutefois, comme dans The Shadow-Line, la distinction reste
aisée entre le péritexte et le début (ou la fin) de la fiction.
Ce dernier point n’est pas si évident chez Dickens, qui dans Our Mutual Friend, semble
pourtant reproduire le jeu scottien en proposant ce texte : “Postscript in lieu of preface”323. Mais,
comme le souligne Marie-France Rouart dans un article sur les préfaces de David Copperfield,
“dans la plupart des grands romans de Dickens, la préface commence dans les derniers chapitres,
quand le narrateur cède la place à l’auteur avouant les difficultés qu’il éprouve à se séparer”324 de
ses personnages. On trouve par exemple cette expression paradoxale dans la préface de David
Copperfield : “I cannot close this Volume more agreeably to myself, than with a hopeful glance
321
ibid., p. 14.
Préface de Waverley, Weinstein, p. 3.
323
Charles Dickens, préface de Our Mutual Friend, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, p. 848.
324
Marie-France Rouart, “Dickens et les préfaces de David Copperfield” in Le Texte préfaciel, Nancy, Presses
Universitaires de Nancy, 2000, p. 123.
66
322
towards the time when I shall again put forth my two green leaves once a month”325. La solution du
paradoxe nous est fournie dans la phrase même ; elle tient au mode particulier de publication du
roman, par épisode dans des magazines, qui ne rend la préface possible qu’après coup, puisque
l’histoire elle-même progressait souvent d’épisode en épisode.
Si la préface tend un pont vers le prochain roman, c’est en un sens ce dernier qu’elle cherche
à introduire, plutôt que celui déjà écrit que le lecteur s’apprête à lire. Le véritable lieu de la préface
de David Copperfield (et nous parlons donc ici de lieu symbolique ou sémiotique, non du lieu
physique qui au fond importe moins) c’est le mi-chemin entre l’œuvre achevée et l’œuvre en projet.
Ce n’est à proprement parler ni une préface, ni une postface, mais un entre-deux livres, sorte
d’espace original qui ne s’accommode guère des contraintes matérielles de la publication. On pense,
toutes différences mises à part, à la préface hybride des Chants de Maldoror évoquée
précédemment. La préface est structurée par un réseau de verbes ou de noms qui soulignent la
projection vers la prochaine création : “Instead of looking back (...) I will look forward” ; “a (...)
glance towards” ; “to get far away from this Book”. Marie-France Rouart parle du rôle de “ligature
entre deux fictions”326 que joue le texte préfaciel. On peut ajouter que ce sont donc certains éditeurs
d’aujourd’hui, qui, faisant figurer la préface en en-tête, opèrent un déplacement... car chez Dickens,
la préface n’est plus ce vestibule faisant accéder du réel à la fiction, mais la traversée d’une rive
romanesque à une autre.
C’est, à l’origine, la même contingence matérielle qui incite Dickens à indexer ainsi son
post-scriptum de Our Mutual Friend : “in lieu of preface”327. Un double paradoxe est ici mis en
œuvre. D’une part le post-scriptum tient lieu de préface (pourquoi alors n’avoir pas écrit une
préface ?) ; d’autre part l’indication peut sembler trompeuse puisque il s’agit au contraire d’une
préface occupant le lieu d’un post-scriptum. Le jeu de mot possible sur l’expression in lieu of
(tenant lieu de/se trouvant à la place de) brouille un peu plus le statut du texte, mais confère au texte
un espace référentiel plus large que le seul roman. Comme dans la préface de David Copperfield,
Dickens laisse entendre combien la séparation avec l’œuvre, et avec le lectorat, est pour lui toujours
difficile. La préface est tout entière tournée, dans sa partie conclusive, vers les lecteurs et le monde,
et prend un ton autobiographique. Une dimension téléologique apparaît nettement, puisqu’elle se
conclut par les mots “THE END” qui referment aussi le roman et le livre. La préface est
l’expression biface d’un aboutissement et d’une relance du discours. Cela se comprend mieux si
l’on dépasse, dans la lecture du texte préfaciel, “le cadre du locuteur pour la relation
325
Préface de l’édition de 1850 de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
Marie-France Rouart, “Dickens et les préfaces de David Copperfield” in Le Texte préfaciel, Nancy, Presses
Universitaires de Nancy, 2000, p. 124.
327
Charles Dickens, Our Mutual Friend, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, p. 848.
67
326
interlocutive”328. Le texte de Dickens est “réponse à une question virtuelle de l’interlocuteur” et
comme “une question tacite qui lui est posée”329. Le paradoxe du lieu rejoint ce que Françoise
Armengaud, se référant à Francis Jacques, appelle “le paradoxe de la non-séparabilité des actions
linguistiques”330. Ou, pour reprendre les termes de l’incipit du “Hors-livre” de Derrida : relance par
le déplacement (matériel et référentiel) du texte.
Dans la préface de The Master of Ballantrae, Stevenson traite précisément la question de la
position par rapport au texte. Le dispositif présente certaines analogies et de nombreuses différences
avec celui de The Arrow of Gold. Premier point commun : la préface se trouve en position
préliminaire. Deuxième point commun : elle n’est pas le seul élément paratextuel. On trouve en
effet, par ordre d’apparition dans l’édition Nelson : une préface (Preface) ; un texte intitulé Genesis
of the Story ; une dédicace (Dedication). De surcroît, les deux premiers chapitres sont ravalés au
rang de récapitulation d’événements (Summary of events) antérieurs au récit lui-même qui ne
commence vraiment qu’au chapitre III avec les Mémoires du Chevalier de Burke. Enfin, publiée en
fin de volume, une note d’auteur (Author’s Note) clôt performativement l’ensemble en proclamant
la fin de tout discours, textuel ou péritextuel, diégétique ou extradiégétique (“THE END”331). Or,
seule cette note est explicitement présentée comme extérieure au récit :
The magician after he has prepared his sleight of hand will sometimes afford a second, and a fresh, pleasure by
explaining the method of his dexterity. As some such after-piece, for an empty moment, it is hoped this Note may be
regarded.
332
A l’inverse, aussi bien dans la préface que dans le récit de la genèse du roman, Stevenson
entretient l’incertitude du lecteur quant au statut (déjà fictionnel ? métatextuel ? introductif ?) de ses
textes. Pour ce faire, les procédés sont multiples : adoption d’un mode narratif (la préface est
dialoguée pour l’essentiel, avec des incises comme : “I repeated”, “said Mr. Thomson”, “objected
Mr. Thomson”333) ; travestissement de l’écrivain en simple éditeur d’un manuscrit trouvé (“Here
[...] is a novel ready to your hand: all you have to do is to work up the scenery, develop the
characters, and improve the style”334) ; présence d’une dédicace réellement extradiégétique (à Percy
et Mary Shelley) entre la préface et le chapitre I. La multiplication même des éléments paratextuels
ajoute à l’incertitude.
Les schémas de The Arrow of Gold et de The Master of Ballantrae sont donc très différents.
328
Françoise Armengaud, op. cit., p. 115.
ibid., p. 117.
330
ibid.
331
R. L. Stevenson, The Master of Ballantrae, London, Nelson, p. 281.
332
ibid., p. 279.
333
ibid., p. viii, ix et xi respectivement.
334
ibid., p. xi.
329
68
Dans le premier cas, deux notes dont le statut intradiégétique ne fait pas de doute enchâssent un
récit central, et une note d’auteur (autrement baptisée préface) qui marque sa distance avec le texte ;
dans le second cas, une ambiguïté qui ne doit rien au hasard des homonymes ni à l’inattention du
lecteur, mais qui résulte d’une stratégie narrative délibérée. C’est bien la note d’auteur de Stevenson
(et non sa préface) qui se rapproche le plus, fonctionnellement, de la préface de Conrad. On pourra
facilement, à partir de ces deux procédés d’arrimage au texte, établir quelque typologie : Dickens et
James seraient des préfaciers de la première catégorie ; Scott de la deuxième.
Or, la question de l’appartenance ou de la non-appartenance à l’œuvre est très directement
liée à celle du lieu. Stevenson justifie ainsi le choix d’une note en forme de postface : “Placed in
front, I should be inclined to judge it an impertinence ; placed as a rearguard to the volume, it may
serve a useful purpose on occasion.”335 La modestie, sans doute sincère au demeurant, n’est pas ici
l’essentiel. Ce qui est en jeu, c’est un mode de lecture que Stevenson propose et qui engage sa
conception des rapports auteur/texte/lecteur. Placée symboliquement en tête d’ouvrage, la préface
ressemblerait trop à l’imposition d’un point de vue (celui de l’auteur bien sûr) à laquelle il se refuse.
Ce qui apparaît en filigrane, c’est le désir que la création littéraire procède d’un échange de points
de vue entre auteur et lecteur. Ce que la préface doit offrir, c’est une autre façon d’envisager
l’œuvre : “a new standpoint on the same train of thought which he has been following so long”336.
Elle ne peut donc, en toute logique, qu’intervenir après lecture : “how the finished work looks in the
eyes of its begetter, has always seemed to me excellent reading for the curious”337. On comprend
mieux alors ce qu’une pré-face aurait d’impertinent 338 : elle n’aurait pas encore, faute de
destinataire avisé (c’est-à-dire de lecteur effectif et non potentiel), de véritable lien métatextuel avec
le roman. On mesure donc la portée essentiellement symbolique du choix effectué par Stevenson, et
qu’un Conrad, en dépit des apparences typographiques, n’aurait certainement pas contestée sur le
fond.
Quel bilan tirer de ces réflexions sur le lieu ? D’abord qu’une attention spéciale est toujours
accordée au plan de l’édition, et ce n’est jamais le hasard si une préface se trouve précisément à tel
endroit, ou comme le dit Scott : “in this place”, “in [its] proper place”339. Reste évidemment une
335
ibid., p. 279.
ibid., p. 279.
337
ibid.
338
C’est-à-dire : “not pertinent : IRRELEVANT” (Webster’s New Encyclopedic Dictionary, Le Prat, 1996, p. 499.)
339
Préface de Waverley, Harmondsworth, Penguin, 1995, p. 567. L’ensemble du paragraphe illustre parfaitement notre
propos : “The plan of this Edition leads me to insert in this place some account of the incidents on which the Novel of
WAVERLEY is founded. They have been already given to the public by my late lamented friend William Erskine, Esq.
(...) when reviewing the Tales of My Landlord for the Quarterly Review, in 1817. The particulars were derived by the
Critic from the Author’s information. Afterwards they were published in the Preface to the Chronicles of the
Canongate. They are now published in their proper place”.
69
336
question essentielle : le lieu de la préface, en dépit de ces tapageuses combinaisons d’auteur, est-il si
décisif pour la réception de celle-ci ? Genette en doute, qui ne consacre qu’un paragraphe à la
question. Il a raison selon sa perspective finale, qui est celle d’une étude des fonctions. Celles-ci
restent les mêmes. Toutefois, si l’on raisonne non plus en termes de fonctions mais en termes
d’effets, la question apparaît sous un jour légèrement différent. Il s’agit certes d’un problème de
mise en page, rien de plus mais rien de moins, et dont l’impact peut être réel sur la perception
immédiate de la figure de l’auteur, sur la mise en place (c’est bien le mot) du rapport au livre et
donc, du moins est-ce le pari éditorial, au texte qu’il contient.
D’autre part, s’est confirmé le sentiment que la préface était avant tout un espace de
communication. Si Sterne, on l’a vu, fait directement allusion à l’échange et au dialogue, c’est
toujours par rapport à la réception ou à la portée du message que les préfaciers réfléchissent à la
pertinence du lieu. Voici confortée l’idée d’une nécessaire réflexion sur ce point. De plus, il est
apparu que le lieu se définissait par des critères typographiques, mais aussi symboliques et
sémiotiques : lieu du texte et lieux du discours s’agencent en d’infinies combinaisons. Ce qui nous
amène à envisager la préface non comme une simple marge, mais comme une véritable interface, au
sens qu’a ce mot dans la pensée systémique. C’est dans cette voie que doit maintenant s’engager
notre analyse, afin de comprendre précisément comment s’agencent et interagissent les divers
composants du système que nous avons identifiés.
En effet, notre réflexion nous a conduit à voir dans la préface un milieu composite,
hétérogène, traversé par des voix multiples et s’adressant à des destinataires variés. Son espace luimême semble incertain : aucune préface n’a sans doute jamais occupé de position totalement stable
au gré des éditions ; certaines ont tendance à se déplacer dans l’œuvre, d’autres sont diffractées
dans le paratexte, d’autres encore absorbées par le roman. Ce travail de décomposition accompli
(indexations multiples du discours, chevauchement des voix narratives, dis-location du texte),
comment repenser l’unité du genre, sans rien perdre de sa formidable variété ? Une approche
systémique du problème peut y contribuer.
70
Chapitre 3
Le système préfaciel
3.1 Description d’une préface comme système
3.2 Le cas des séries
3.3 De la préface à l’interface
D’un point de vue descriptif, l’approche systémique présente un double intérêt. D’une part,
elle nous permettra évidemment de comprendre en quoi une préface forme un système, c’est-à-dire,
selon une définition toute provisoire du terme, un “ensemble d’éléments liés par un ensemble de
relations” 340 . Ces éléments, nous les avons mentionnés précédemment : ce sont le préfacier,
l’auteur, le lecteur, l’éditeur, le temps et le lieu du discours, l’appellation donnée à celui-ci. D’autre
part, la systémique permettra de mieux cerner dans quel(s) ensemble(s) s’insère toute préface (par
exemple, celui qu’elle forme avec le roman qu’elle introduit, mais aussi les autres préfaces du
même auteur, ou la préface comme genre). Cela nous amènera finalement à voir dans la préface un
lieu d’interaction entre différents systèmes, narratifs ou textuels.
3.1 Description d’une préface comme système
En quoi une préface possède-t-elle les caractéristiques d’un système ? Dans La Systémique,
Daniel Durand propose de déterminer la structure d’un système à partir de quatre composants que
l’on retrouve ici. L’existence d’une frontière qui sépare le système de son environnement immédiat
est le premier d’entre eux : “c’est par exemple la membrane d’une cellule ou la peau du corps ; mais
ce peut être aussi les limites plus floues d’un système mal défini, tel un groupe social”341. Nous
avons déjà noté les fréquentes démarcations typographiques qui entourent la préface : page blanche,
saut de page, page de titre, changement dans la taille ou la police des caractères. Grâce à elles, la
préface est isolée de ce qui lui est extérieur. Deux éditions d’œuvres différentes de Conrad illustrent
cette séparation. Dans l’édition Penguin 1978 de Victory, l’appellation (Author’s Note), une page
vierge avant et après la préface, ainsi que le choix de caractères plus petits, détachent clairement le
texte dans l’économie du livre. Les mêmes procédés étaient déjà utilisés dans l’édition Doubleday
340
Jacques Lesourne, cité par Daniel Durand in La Systémique, Paris, PUF, 1998, p. 7.
Daniel Durand, op. cit., p. 12.
341
71
and Company 1921 de The Secret Agent.
Toutefois, comme le note Durand, une frontière est toujours “plus ou moins perméable”342.
Ainsi est-elle beaucoup plus floue, en dépit de quelques apparences, dans The Woman in White.
Dans ce roman, c’est presque imperceptiblement que Wilkie Collins fait passer le lecteur de
l’extérieur à l’intérieur du roman. De nombreux signes indiquent clairement que la préface de la
seconde édition est extradiégétique, notamment l’adresse au lecteur, la référence à la réception du
roman, ou des éléments de commentaire :
I have endeavoured, by careful correction and revision, to make my story as worthy as I could of a continuance
of the public approval (...). One more word, before I conclude, in acknowledgement of the heavy debt of gratitude I owe
343
to the reading public (...). Here is a novel which has met with a very kind reception because it is a story.
Mais cette préface est suivie d’un préambule (Preamble) dont la nature pose davantage
problème. Sommes-nous toujours dans le paratexte ou bien déjà dans le roman ? On croit encore
entendre la voix de l’auteur (“the Law is still, in certain inevitable cases, the pre-engaged servant of
the long purse”344), mais celui-ci ne parle plus à la première personne. Narrativement, on se
rapproche donc de la configuration du roman, mais diégétiquement nous en sommes toujours
extérieurs : le texte joue de son ambiguïté en rendant floue la frontière. On pourrait à partir de là
établir une typologie, selon le critère d’une plus ou moins grande perméabilité, pour reprendre le
mot de Durand. Deux cas limites permettraient de borner le terrain. Emblématique de la plus grande
perméabilité, The Master of Ballantrae, où préface(s) et roman s’entrelacent, rendant très fortuite
l’idée d’une démarcation nette entre le dedans et le dehors de l’œuvre. A l’autre bout de la chaîne,
la préface jamesienne, par exemple celle de Sir Edmund Orme. Ici, l’auteur refuse la confusion des
genres et préserve absolument la non-métatextualité du roman. L’utilisation de la première
personne, le commentaire autotélique et l’adresse au lecteur sont réservés à la préface :
Moved to say that of “Sir Edmund Orme” I remember absolutely nothing, I yet pull myself up ruefully to
retrace the presumption that this morsel must first have appeared, with a large picture, in a weekly newspaper and, as
then struck me, in the very smallest of all possible print—at sight of which I felt sure (...) that no one would ever read
it.
345
Dans cette typologie, Hardy et Conrad seraient plutôt du côté de James, et le Scott des
préfaces originales du côté de Stevenson bien que selon un dispositif différent, lié à l’anonymat de
l’auteur. Les préfaces de Tom Jones et de A Sentimental Journey forment, nous l’avons vu, des
systèmes très perméables. Celles du magnum opus de Scott occuperaient une position intermédiaire,
342
ibid.
Wilkie Collins, préface de The Woman in White, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 31-32.
344
ibid., p. 33.
345
Préface de Sir Edmund Orme, Edel, p. 1263.
343
72
puisqu’elles anticipent déjà sur le récit par leur aspect narratif, mais donnent aussi l’occasion à
l’auteur de justifier sa démarche :
It chanced upon a Sunday that the whole inhabitants of the household were at church excepting Dumb Lizzie
(...). It happened that, as she was sitting in the kitchen, a mischievous shepherd-boy (...) slunk into the house to see what
he could pick up...
346
The state of manners which I have introduced in the romance was necessarily in a great degree imaginary,
though founded in some measure on slight hints, which, showing what was, seemed to give reasonable indication of
what must once have been...
347
Les éléments constitutifs de l’ensemble sont le deuxième composant proposé par Durand.
“[Ils] peuvent être identifiés, dénombrés et classés. Ces éléments sont plus ou moins hétérogènes :
les molécules ou les organites au sein de la cellule ou bien les hommes, les bâtiments, les machines,
les capitaux au sein de l’entreprise industrielle”348. Ici, les divers personae prenant part au discours
sont autant d’éléments repérables. La voix de l’auteur et celle du préfacier, que nous avons
distinguées, celle du lecteur ou d’autres instances, créent l’impression d’une plus ou moins vaste
polyphonie pouvant elle aussi donner lieu à plusieurs typologies. A la voix distanciée du préfacier
chez Conrad, pour qui l’autobiographie ne peut être qu’une autobiographie d’auteur, s’oppose
l’implication sentimentale d’un Dickens partant à la rencontre de son public :
It would concern the reader little, perhaps, to know, how sorrowfully the pen is laid down at the close of a twoyear’s imaginative task; or how an Author feels as if he were dismissing some portion of himself into the shadowy
349
world, when a crowd of the creatures of his brain are going from him forever.
350
I seemed able to capture new reactions, new suggestions, and even new rhythms for my paragraphs.
En effet, et c’est le troisième composant du système selon Durand, la préface organise entre
ces éléments un “réseau de relation, de transport et de communication qui véhicule (...) des
informations sous toutes les formes possibles”351. On a pu mesurer l’importance du dialogue
auteur/lecteur dans les préfaces de Scott, de Dickens ou de Hardy. Car ce qui compte, ce sont bien
les rapports que la préface organise entre toutes ces instances, narratives, personnelles ou textuelles.
La préface est entre elles un espace de rencontre et de transmission des informations. Ces dernières
relèvent aussi bien de la simple mention de date, récurrente chez pratiquement tous les préfaciers, et
souvent dès la première phrase (par exemple, chez Forster et Orwell : “A Room with a View was
346
Préface de Peveril of the Peak, Weinstein, p. 187.
Préface de The Pirate, Weinstein, p. 175-176.
348
Daniel Durand, op. cit., p. 12.
349
Préface de David Copperfield, London, Penguin, 1976, p. 45.
350
Préface de An Outcast of the Islands, Hynes, p. 290.
351
Daniel Durand, op. cit., p. 12.
347
73
published in 1908” 352 ; “[this] book was first thought of in 1937”353 ), que de relations des
circonstances de rédaction ou de l’origine du récit (par exemple : “Paste (...) was to consist but of
the ingenious thought of transposing the terms of one of Guy de Maupassant’s admirable
contes”354). Elle est pour l’auteur un moyen rapide et sûr de s’adresser au public, tout en se faisant
dépositaire de la parole de ce dernier : “If I were to attempt to sum up the hundreds upon hundreds
of letters, from all sorts of people in all sorts of latitudes and climates”355. Un axe typologique se
dessine alors, selon que la préface se veut échange, ou moment d’un échange avec le lecteur,
comme dans le dernier exemple cité, ou bien au contraire discours unidirectionnel d’un auteur, alors
en position haute, vers un lecteur maintenu en position basse, comme il a été remarqué à propos des
préfaces de James.
Enfin, quatrième et dernier composant, la préface est bien ce “réservoir”356 d’information
auquel le lecteur aura (de nouveau) recours après lecture du roman. Pour Durand, “l’existence de
réservoirs est indispensable au bon fonctionnement du système car, sans eux, celui-ci ne pourrait
adapter correctement son fonctionnement”357. Le paradigme en est ici la mutiplicité des niveaux de
sens par rapport au moment de la lecture, grâce à quoi est relancée la dynamique du texte ; en
quelque sorte, et comme tout système complexe, ce dernier assure ainsi sa propre survie, c’est-àdire ici sa relecture. Une typologie pourrait alors s’établir selon le degré d’univocité du message ;
plus celle-ci sera grande, plus nombreuses seront les relectures nécessaires. Nul doute par exemple
que cette remarque de Thomas Hardy recevra autant d’interprétations que de (re)lectures de la
préface et du roman : “Jude the Obscure is simply an endeavour to give shape and coherence to a
series of seemings”358. A l’inverse, telle information purement factuelle n’exigera pas de retour
après-coup (c’est-à-dire après lecture). Il va sans dire que les préfaces les plus riches, et qui sont
citées dans le cadre de cette étude, sont toujours celles qui ne visent pas à l’univocité du sens ; ceci,
peut-être, les fait pencher du côté de la littérature, et non de la critique (ou du moins d’une certaine
forme de critique).
Un tableau permettra de figurer la structure du système préfaciel ainsi dégagée :
352
E. M. Forster, préface de A Room with a view, London, Penguin, 1978, p. 231.
Préface de Animal Farm, http://home.iprimus.com.au, au 25/09/00.
354
Henry James, préface de Paste, Edel, p. 1242.
355
Charles Dickens, préface de Nicholas Nickleby, London, Penguin, 1982, p. 51.
356
Daniel Durand, op. cit., p. 12.
357
ibid.
358
Préface de Jude the Obscure, cité par Gray, op. cit., p. 598.
353
74
Critère relatif de
typologie
Concept général
Paradigme
frontière
démarquages
typographiques et/ou
diégétiques
perméabilité
éléments
constitutifs
échange
d'information
instances narratives
hétérogénéité
communication entre les
instances narratives
réciprocité
possibilité de relecture
univocité
réservoir
d'information
Notre compréhension du système peut être encore affinée par référence à l’analyse des
mécanismes de décision que propose Durand. Si le système-préface comporte des “flux” 359
d’information qui transitent par lui (renseignements sur la genèse de l’œuvre ou les circonstances de
rédaction par exemple), c’est parce qu’un “centre de décision”360 principal, en l’occurence le
préfacier, agit sur “les débits des différents flux”361. Mais il n’est pas le seul, et l’on a vu toute
l’importance de la réponse et du dialogue dans le discours préfaciel. Les lecteurs, “qui reçoivent les
informations (...), les transforment [aussi] en actions, en agissant sur les débits des différents
flux”362. L’exemple de Jude the Obscure est caractéristique : “Then somebody discovered that Jude
was a moral work—as if the writer had not all the time said in the Preface that it was meant to be
so”363.
Il existe donc de véritables “boucles de rétroaction”364 qui ont pour objet d’informer le
centre de décision principal “de ce qui se passe en aval”365, autrement dit, dans le cas qui nous
occupe, au niveau de la réception du roman. La préface est le lieu où s’inscrit la prise en compte par
les auteurs de cette rétroaction exercée par les lecteurs sur leur œuvre ; elle va leur permettre “de
prendre leurs décisions en connaissance de cause”366. Ici, ce sera l’éditeur qui entrera en jeu, ailleurs
tel lecteur privilégié de l’œuvre :
The sub-title (...) was appended at the last moment, after reading the final proofs, as being the estimate left in a
candid mind of the heroine’s character—an estimate that nobody would be likely to dispute. It was disputed more than
359
Daniel Durand, op. cit., p. 12.
ibid.
361
ibid.
362
ibid.
363
Thomas Hardy, cité par Gray, op. cit., p. 599.
364
Daniel Durand, op. cit., p. 12.
365
ibid., p. 13.
366
ibid.
360
75
367
anything else in the book.
A solicitor of great experience in his profession most kindly and carefully guided my steps whenever the
narrative led me into the labyrinth of the Law. I can add, on judicial authority, that these precautions were not taken in
vain. The ‘law’ in this book has been discussed, since its publication, by more than one competent tribunal, and has
been decided to be sound.
368
Parfois, un “délai de réponse”369 s’imposera, qu’atteste là encore le souci de datation des
préfaciers et sans doute des éditeurs, toujours méticuleux à ce sujet. Ces mises au point sont elles
aussi “nécessaires à la bonne marche du système”370, comme d’ailleurs à la bonne réception des
romans, que ce soit pour répondre à une demande du lectorat ou pour signifier à ce dernier le bien
fondé des choix effectués :
I have only to add that, in the present edition of Desperate Remedies, some Wessex towns and other places that
are common to the scenes of several of this series of stories have been called for the first time by the names under which
they appear elsewhere, for the satisfaction of any reader who may care for consistency in such matters. This is the only
material change; for, as it happened that certain characteristics which provoked most discussion in my latest story were
present in this my first—published in 1871, when there was no French name for them—it has seemed best to let them
unaltered.
371
L’intérêt épistémologique d’une telle description de la préface comme système commence
alors d’apparaître plus clairement. D’abord ont été mises en évidence plusieurs caractéristiques
fondamentales de ce type de discours si particulier. On comprend mieux que le système-préface
puisse être composé d’éléments variés, sans que cela implique qu’il soit la somme de tous ces
éléments ; il “n’est pas une simple addition d’éléments mais possède des caractéristiques propres,
différentes de celles des éléments pris isoléments” 372 . La globalité du système “implique
l’apparition de qualités émergentes que ne possédaient pas les parties”373. Ce concept d’émergence,
comme l’appelle Durand, est tout à fait central, puisque c’est lui qui permet d’expliquer que
certaines préfaces, comme celles de Henry James, puissent être lues en dehors de toute référence à
l’œuvre. Ce paradoxe, en apparence inexplicable, est résolu si l’on prend en compte le fait que la
préface produit un surcroît de signification qui dépasse son contexte particulier.
Mais ce que l’approche systémique permet surtout de discerner avec plus de netteté
conceptuelle, c’est la spécificité dialogique de la préface, singulièrement par rapport à d’autres
formes comme l’interview ou le paralipomène, régies par d’autres mécanismes. Il ressort
367
Thomas Hardy, préface de Tess of the d’Ubervilles, Plietzsch.
Wilkie Collins, préface de The Woman in White, Penguin, London, 1985, p. 31.
369
Daniel Durand, op. cit., p. 13.
370
ibid.
371
Thomas Hardy, préface de Desperate Remedies, Plietzsch.
372
Alex Mucchielli, Les Sciences de l’information et de la communication, Hachette supérieur, Paris, 1995, p. 19.
373
Daniel Durand, op. cit., p. 9-10.
368
76
principalement de la description systémique des préfaces qu’elles correspondent à un mode de
communication mettant en cause le schéma classique d’un message véhiculé unidirectionnellement
d’un auteur-émetteur vers un lecteur-récepteur :
Auteur
→
Lecteur
La dimension dialogique nous commande de prendre en compte les phénomènes
d’interaction entre ces deux éléments. Au minimum, il conviendra d’envisager la double action de
l’auteur sur le lecteur et du lecteur sur l’auteur. Un schéma plus correct serait donc :
Auteur
↔
Lecteur
Nous sommes bien sûr confrontés ici à l’une des formes les plus complexes de l’interaction,
celle ayant trait à ces “relations d’une grande variété et subtilité entre deux individus”374 ou plus.
Nous entrons de plain-pied dans le champ de la communication interpersonnelle, qui interdit toute
application mécaniste de schémas forcément réducteurs ; comme nous le verrons, les modalités de
l’échange sont de fait infiniment subtiles. En outre, selon que la préface sera confrontée au roman
ou à d’autres préfaces, un certain type d’information sera perçu ou non par le lecteur : nous en
reparlerons abondamment à propos du cas des séries. Selon le contexte, la préface libère donc des
“stocks” 375 sémantiques différents, et ce dernier point nous fait déjà entrevoir l’existence de
systèmes dans lesquels s’inscrit lui-même le système préfaciel.
Dans son article “The Jamesian Lie”, Leo Bersani émet ce jugement célèbre sur l’auteur de
Four Meetings : “What interested him was not the figures but their relations, the relations which
alone make pawns significant”376. Sur l’échiquier des préfaces aussi les relations entre les pièces
(préfacier, destinataire, texte) déterminent le statut de chacune. En publiant ses impressions sur des
œuvres plus ou moins anciennes, revues et corrigées, James a conscience de faire acte de
communication, et insiste sur l’originalité d’une telle démarche : “no revisionist I can recall has
ever been communicative”377. Appréciation au demeurant erronée, puisqu’elle ignore (ou feint
d’ignorer) l’existence des préfaces de Walter Scott, qui s’était lui-même livré à un travail de
révision :
It has been the occasional occupation of the Author of Waverley (...) to revise and correct the voluminous
series of Novels which pass under that name
378
.
Scott place aussi la communication au centre de sa démarche :
374
ibid., p. 9.
ibid., p. 12.
376
Leo Bersani, “The Jamesian Lie”, Partisan Review, N° 36, 1969, p. 53-79.
377
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1335.
378
“Advertisement”, Weinstein, p. 83.
375
77
The General Preface (...) and the Introductory Notices (...) will contain an account of such circumstances (...)
proper to be communicated to the public
379
.
Ce faisant, James et Scott définissent implicitement la préface comme espace de “mise en
communauté de sens”380. Le destinataire d’une préface semble toujours ciblé, selon les attentes
particulières que l’auteur lui prête ou qu’il a évidemment manifestées. Si l’on peut parler de
communication à propos de la préface, c’est d’abord parce que cette dernière n’est en fait jamais
originelle mais s’inscrit toujours déjà dans le sillage d’échanges précédents. Le motif si souvent
décliné de la réponse, du correctif, en atteste :
There is only one other point on which I offer a word of remark. The possibility of what is called Spontaneous
Combustion has been denied since the death of Mr. Krook; and my good friend Mr. Lewes (...) published some
ingenious letters to me at the time when that event was chronicled... I have no need to observe that I do not wilfully or
negligently mislead my readers, and that before I wrote that description I took pains to investigate the subject.
381
I may mention here in answer to enquiries that the Christian name of “Eustacia,” borne by the heroine of the
382
story, was that of the Lady of the Manor of Ower Moigne, in the reign of Henry the Fourth...
I shall (...) give a general answer to the question, so very frequently asked me
— “How I, then a young girl,
383
came to think of, and to dilate upon, so very hideous an idea?”
La préface est ainsi inscrite dans un contexte interactionnel, c’est à dire un “enchaînement
d’actes de langage dans une séquence interdiscursive”384. Une préface a moins pour rôle d’établir
une communication entre l’auteur et son lectorat que de relancer, recadrer ou enrichir un dialogue
déjà existant sans lequel elle n’aurait pas lieu d’être. En d’autres termes, la préface n’a de sens
“qu’à travers une historicité des manières de dire et de faire”385. Préfacer, “c’est, soit poursuivre,
par un épisode interactif, une histoire conversationnelle qui s’appuie sur des précédents, soit
inaugurer un épisode d’une éventuelle histoire interactive”386, par exemple s’il s’agit d’un premier
roman. C’est ce que Mucchielli appelle la “causalité circulaire” d’un système d’interaction, qui fait
que “comprendre la signification” d’une préface “exige de la replacer dans le système total”387.
Selon les cas, la préface sera mise au point, point d’orgue ou (tentative de) point final à la
conversation. Scott va même jusqu’à indiquer que certains éléments d’information ont déjà été
transmis au public (“already given to the public”) : de la préface comme redite.
379
ibid., p. 84.
Francis Jacques, cité par Armengaud, op. cit., p. 115.
381
Charles Dickens, préface de Bleak House, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, page non numérotée.
382
Thomas Hardy, préface de The Return of the Native, Plietzsch.
383
Mary Shelley, préface de Frankenstein, citée par Gray, op. cit., p. 490.
384
Françoise Armengaud, op. cit., p. 61.
385
Robert Vion, La Communication verbale, Paris, Hachette supérieur, 2000, p. 19.
386
ibid.
387
Alex Mucchielli, op. cit., p. 21.
380
78
Certaines pages de Bakhtine sur l’énonciation, déterminée selon lui par tout un ensemble de
dialogues réels et imaginaires, se voient parfaitement illustrées par le discours préfaciel, qui est “en
quelque sorte partie intégrante d’une discussion idéologique à grande échelle : il répond à quelque
chose, il réfute, il confirme, il anticipe sur les réponses et les objections potentielles, cherche un
soutien”388. Toute préface, “quelque signifiante et complète qu’elle soit par elle-même, ne constitue
qu’une fraction d’un courant de communication verbale ininterrompu”389.
On perçoit donc bien toute la complexité du système, au sens que Durand donne à ce terme,
et surtout l’intérêt que nous avons “de conserver cette complexité, quitte à admettre qu’on ne puisse
en saisir et comprendre toute la richesse”390. La complexité du système-préface tient d’abord,
répétons-le, à sa composition même, aux caractéristiques problématiques de ces éléments, que nous
avons tenté d’éclairer : qu’est-ce qu’un préfacier ? Qui parle ? A qui ? Elle provient aussi de ce que
Durand appelle “l’incertitude et [les] aléas propres à [l’]environnement”391 du système : où s’arrête
la préface du Master of Ballantrae ? Où commence-t-elle ? La préface d’Ivanhoe fait-elle partie de
l’œuvre ? La complexité est enfin liée aux “rapports ambigus entre déterminisme et hasard
apparent, entre ordre et désordre”392 ; par exemple : pourquoi les préfaces disparaissent-elles de
certaines éditions pour (parfois) réapparaître ensuite ? Souci de rentabilité pour l’éditeur ? Choix
critique de l’auteur ou de l’éditeur ayant jugé (mais pourquoi ?) la préface caduque ? On sent bien
qu’il ne sera jamais répondu à ces questions pour toutes les préfaces existantes ; l’inconnu,
l’aléatoire, l’incertain, font partie intégrante de la vie de notre objet et lui confèrent, à leur manière,
une partie de son sens.
A ce stade, nous est-il possible de proposer une définition systémique de la préface ? Parmi
toutes les définitions du système que recense Durand, celle de Joël de Rosnay semble ici la plus
pertinente : “ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d’un but”393.
Elle reprend plusieurs des notions fondamentales dont nous avons parlé : interrelation, totalité,
organisation, complexité, visée programmatique. Elle permet de définir ainsi la préface : dialogue
entre l’auteur d’un roman, ses lecteurs, son éditeur, ou d’autres individus, organisé par le préfacier
pour assurer une bonne réception du texte — chacun des termes de la définition pouvant
naturellement faire à son tour l’objet d’une problématisation particulière, la complexité de
l’ensemble se démultipliant à la manière de celle d’une fractale.
388
Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Editions de Minuit, 1977, p. 136.
ibid.
390
Durand Durand, op. cit., p. 11.
391
ibid.
392
ibid.
393
ibid., p. 8.
389
79
L’infinie variété des formes préfacielles, la difficulté même que l’on éprouve parfois à
décider ce qui est préface et ce qui ne l’est pas, ne nous apparaissent donc plus comme les signes
terribles de notre impuissance à dégager les règles immuables du genre. L’erreur serait de prendre
pour une disparité chaotique ce qui relève en fait de la variété systémique. Chercher les invariants
du discours préfaciel, c’est se condamner à terme à découvrir que la préface n’existe pas. En
revanche, chaque préface doit être appréhendée comme une configuration particulière que le
système peut revêtir. Substituer au concept de genre le concept de système permet ici d’échapper à
une forme d’illusion réductionniste.
La variété du système, c’est donc l’ensemble des configurations que ce dernier peut revêtir,
et c’est dans l’organisation, c’est-à-dire l’agencement entre les composants, que se joue la variété.
Celle-ci permet au demeurant d’assurer une certaine marge d’adaptation ; ainsi peut-on voir dans les
préfaces successives à un même roman les avatars d’un système unique, conception évidemment
fort étrangère à la perspective de Genette. L’évolution intervient lorsque certains seuils de variables
ou de contraintes provenant de l’environnement de la préface sont dépassés. Le système antérieur,
ne pouvant plus faire face à la situation nouvelle, est transformé. Le plus souvent, une préface en
remplace alors une autre, même si certaines éditions les présentent à la suite, comme l’édition
Penguin 1986 de The Moonstone ; mais dans la “Revised Edition” de 1871 Collins a bien remplacé
un texte par un autre qui ne fait aucune référence au premier, publié trois ans auparavant. Il arrive
toutefois que la préface ultérieure garde les traces de la première ; chez Dickens, on peut même
parler de véritable palimpseste ; voici la première phrase de la préface de la première édition de
Bleak House, puis celle de la “Charles Dickens Edition” :
A few months ago, on a public occasion, a Chancery Judge had the kindness to inform me, as one of a
company of some hundred and fifty men and women not labouring under any suspicions of lunacy, that the Court of
Chancery, though the shining subject of much popular prejudice (at which point I thought the Judge’s eye had cast in
my direction), was almost immaculate.
394
A Chancery Judge once had the kindness to inform me, as one of a company of some hundred and fifty men
and women not labouring under any suspicions of lunacy, that the Court of Chancery, though the shining subject of
395
much popular prejudice (at which point I thought the Judge’s eye had cast in my direction), was almost immaculate.
La suite de cette préface de deux pages est rigoureusement identique d’un texte à l’autre,
jusqu’au dernier paragraphe où de nouveau une modification intervient ; la préface tardive s’achève
ainsi : “In Bleak House, I have purposedly dwelt upon the romantic side of familiar things”396. La
préface originale disait encore : “I believe I have never had so many readers as in this book. May
394
Bleak House, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, page non numérotée.
ibid.
396
ibid.
395
80
we meet again!”397 Il n’y aurait donc peut-être jamais à proprement parler de disparition ni même de
remplacement d’une préface, mais une modification plus ou moins profonde de son organisation
(l’absence de toute préface en constituant un avatar). Le concept d’organisation, comme le précise
Durand, “recouvre donc à la fois un état et un processus”398. De là l’idée qu’une préface ne serait
par définition jamais achevée, mais qu’elle subirait une “optimisation” 399 régulière de son
organisation. C’est ce qu’a semblé dire Thomas Hardy, qui ajoutait à ses préfaces originales, sans
les faire disparaître des éditions ultérieures, des prolongements en forme d’amendement ou de postscriptum. Voici comment s’enchaîne avec la fin de la préface celui de The Hand of Ethelberta :
(...) who come within the scope of a congenial regard.
December 1895.
P.S.—The surmise ventured upon in the note above... has been borne out by events... The artificial treatment
perceptible in many of the pages was adopted for reasons that seemed good at the date of writing for a story of that
class, and has not been changed.
August 1912.
T.H.
400
Un problème corollaire se pose alors de nouveau, qui ne semble pas résolu : qui décide de
l’optimisation de la préface ? Il faut bien admettre l’existence dans le système d’un “niveau
hiérarchique supérieur”401 qui dispose les éléments à sa guise et décide de la finalité du propos. La
figure altière de l’auteur-préfacier, initiateur exclusif du discours, sera-t-elle réintroduite par ce
biais ? Ne faut-il finalement voir dans la polyphonie qu’un trucage plus ou moins subtil ? Non, car
là encore on peut dépasser la contradiction en reformulant le problème d’un point de vue
systémique. Le préfacier n’est ni le créateur absolu de la préface ni l’un de ses auteurs à égalité avec
tant d’autres ; il est un contrôleur, ou un régulateur, du système. Décrivant un système sous son
aspect fonctionnel, Durand explique qu’il comporte “des flux de nature diverses : de matières, de
produits, d’énergie, de monnaie, d’informations... Ils circulent dans les divers réseaux et transitent
dans les réservoirs du système”402. L’état stationnaire de la préface résulte de la variabilité des flux
qui la traversent : tant que des lecteurs recevront des informations de la préface, et tant que celle-ci
sera traversée par des lectures successives qui en modifient la perception, aucune modification
formelle ne s’impose : la préface peut vivre. L’identité de la préface (son sens) procède donc de
deux paramètres : la stabilité formelle que lui confère le préfacier, et le mouvement que les lectures
circulant en elle lui imposent. Mais dès lors qu’un blocage intervient, que les lectures aient épuisé le
397
ibid.
Daniel Durand, op. cit., p. 10.
399
ibid.
400
Thomas Hardy, préface de The Hand of Ethelberta, Plietzsch.
401
Daniel Durand, op. cit., p. 21.
402
ibid., p. 12.
398
81
sens d’une préface ou que le dialogue auteur/lecteur se soit déplacé vers un autre lieu, une
modification s’impose... à discrétion du préfacier, qui choisira de renouveler le système, ou de le
laisser dépérir. C’est l’idée de Doris Lessing :
When a book’s pattern and the shape of its inner life is as plain to the reader as it is to the author — then
403
perhaps it is time to throw the book aside, as having had its day, and start again on something new.
A ce stade de la réflexion, une évidence s’impose : aussi imperméable qu’il puisse être, le
système préfaciel n’est jamais totalement replié sur lui-même, et d’abord parce que sa raison d’être
est toujours sa transitivité par rapport à cet objet qui lui reste extérieur, le roman. La préface de The
Portrait of a Lady peut bien constituer en elle-même un texte autonome, souvent cité pour son plus
célèbre passage qui s’applique aussi bien à d’autres romans de James : “The house of fiction has in
short not one window, but a million—a number of possible windows...”404 ; elle peut bien posséder
toutes les caractéristiques du système telles que nous les avons définies précédemment ; il n’en reste
pas moins que parce qu’elle traite avant tout de la genèse d’un roman (“the germ of my idea (...)
must have consisted (...) in the sense of a single character, the character and aspect of a particular
engaging young woman”405), parce qu’elle définit la place des personnages dans le schéma actantiel
(“Miss Stackpole then is [a case] of the light ficelle, not of the true agent”406), parce qu’elle dévoile
certains des grands principes de composition de ce texte (“a structure reared with an ‘architectural’
competence”407), elle doit évidemment être confrontée au roman pour prendre tout son sens.
Réciproquement, la lecture du roman est éclairée par ce qu’en dit la préface (du moins est-ce
l’ambition supposée du préfacier). Si l’interaction préface/roman peut paraître aller de soi, et ne
constitue donc pas une surprise pour le lecteur, celui-ci se trouve néanmoins confronté à un
dispositif plus complexe qu’il n’y paraît, où l’ensemble [préface + roman] formerait un supersystème dans lequel viendrait s’insèrer le premier. La frontière de ce super-système est
physiquement palpable (le livre) ; le lien métatextuel entre ses deux éléments constitutifs (la préface
d’une part, le roman d’autre part) est la forme que prend ici l’échange d’information.
403
Doris Lessing, préface de The Golden Notebook, St. Albans, Panther, 1973, p. 9. L’analyse systémique de Mucchielli
fait écho à ce propos : “[des] règles (codes sémiotiques, règles conversationnelles...) tendent à (...) privilégier les
situations d’équilibre alors que d’autres forces poussent au contraire à la dérégulation, au changement, à l’innovation”,
op. cit., p. 22.
404
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1075.
405
ibid., p. 1071.
406
ibid., p. 1082.
407
ibid., p. 1080.
82
3.2 Le cas des séries
Les choses se compliquent encore si l’on envisage l’hypothèse selon laquelle l’ensemble des
préfaces de la New York Edition, dont celle du Portrait n’est que la troisième d’une suite de dixhuit, formerait en second super-système. Il faudrait alors repenser la préface du Portrait comme
sous-système d’au moins deux super-systèmes : [préface + roman] et [préface + autres préfaces de
la série].
Ce cas de figure, celui précisément des séries, est loin d’être exceptionnel ; on peut même
sans doute affirmer que la plupart des préfaces tardives en relèvent. Or, les problèmes posés dans ce
cas de figure sont très spécifiques. Outre celles de la New York Edition, les préfaces du magnum
opus de Scott, mais aussi celles de la Charles Dickens Edition, celles de la Wessex Edition de
Hardy, ou encore celles de l’édition 1920 des œuvres complètes de Conrad furent rédigées
ensemble pour ces occasions uniques, souvent en l’espace de quelques semaines ou quelques mois
tout au plus. Est-il possible alors qu’elles n’aient pas formé, dès l’origine, une sorte de continuum ?
Et ne doit-on pas soupçonner celui-ci de prendre le pas sur les liens entre chaque préface et son
roman ?
Dans le cas de James, que nous suivrons ici pour un temps, un premier indice est fourni par
les divers choix d’édition effectués au fil des ans. Ainsi une préface est-elle apposée à chacun des
romans ou groupes de récits formant les vingt-quatre volumes de la New York Edition, mais dès
1934 R. P. Blackmur assure pour la première fois la publication séparée de l’ensemble, et choisit un
titre emprunté aux préfaces elles-mêmes : The Art of the Novel. Ce faisant, il ne faisait d’ailleurs
que consacrer un mode de lecture déjà opératoire, comme en témoignent un article de S. Gretton408
de 1912, et la thèse complémentaire de L. Edel409 de 1931. Depuis, les œuvres sont souvent publiées
avec leur préface (éditions Norton, Penguin), mais les œuvres complètes donnent parfois lieu à un
regroupement séparé des préfaces (The Library of America).
Il est intéressant de noter que l’auteur lui-même était très conscient de l’autonomie
potentielle de la série, mais semble s’être refusé à affranchir totalement les préfaces de leurs
attaches aux romans. Dans sa lettre à Howells du 17 août 1908, il écrivait :
[The Prefaces] ought, collected together, none the less, to form a sort of comprehensive manual or vademecum
for aspirants in our arduous profession. Still, it will be long before I shall want them together for that purpose and
furnish them with a final Preface. I’ve done with prefaces for ever.
410
408
“Mr Henry James and his Prefaces”, Contemporary Review, January, 1912.
The Prefaces of Henry James, Paris, Jouvre, 1931.
410
The Letters of Henry James, vol. 2, Percy Lubbock (éd.), New York, Scribner, 1920, p. 102.
409
83
La litote (“it will be long”), et le redoublement de la forme antithétique (“none the less”,
“still”) semblent instaurer une ambivalence radicale de composition que la suite de la lettre ne
permet pas d’éclaircir. Utilisant dans les préfaces mêmes les ressources du code proaïrétique, James
fait l’aveu d’une forme d’ensemble au moins en partie préméditée :
“Roderick Hudson” was begun in Florence in the spring of 1874, designed from the first for serial publication
in “The Atlantic Monthly”, where it opened in January 1875 and persisted through the year. I yield to the pleasure of
placing these circumstances on record, as I shall place others, and as I have yielded to the need of renewing
acquaintance with the book after a quarter of a century”
411
.
Le jeu des temps et des aspects, du present perfect (“I have yielded”), au présent (“I yield”),
et au renvoi à une écriture encore à venir (“I shall”), inscrit la rédaction (ou la dictée, puisque James
dictait ses préfaces à sa secrétaire d’alors) dans un ordre séquentiel et récursif. De fait, plusieurs
topoï se retrouvent dans pratiquement toutes les préfaces, et selon un schéma syntaxique récurrent ;
c’est le cas des informations matérielles sur la publication de l’œuvre, comme dans les exemples
suivants :
“Roderick Hudson” was begun in Florence in the spring of 1874, designed from the first for serial publication
412
in “The Atlantic Monthly,” where it opened in January 1875 and persisted through the year.
“The American”, which I had begun in Paris early in the winter of 1875-76, made its first appearance in “The
Atlantic Monthly” in June of the latter year and continued there, from month to month, till May of the next.
413
“The Portrait of a Lady” was (...) begun in Florence, during three months spent there in the spring of 1879...
[It] had been designed for publication in “The Atlantic Monthly,” where it began to appear in 1880.
414
Même principe de la variation sur un motif syntaxique s’agissant du dévoilement des
sources de l’œuvre. Plus exactement, un motif et un contre-motif sont développés ici, selon que le
souvenir de l’origine a perduré ou non dans l’esprit de James. A ce titre, les cinq premiers exemples
parmi ceux qui suivent s’opposent aux deux derniers :
I recapture perfectly again ... both the first jog of my imagination and the particular local influence that
presided at its birth...
415
I perfectly recall, by every aspect of the original vision...
416
417
I recall with perfect ease the idea in which “The Awkward Age” had its origin...
411
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1039.
ibid., p. 1039.
413
Préface de The American, Edel, p. 1053.
414
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1070.
415
Préface de The Chaperon, Edel, p. 1154.
416
Préface de The Pupil, Edel, p. 1165.
417
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1120.
412
84
418
I not only recover with ease, but delight to recall, the first impulse given to the idea of “The Aspern Papers”.
I had my vision (as I recover the happy spell) of her having “come over”...
419
420
I plead a blank of memory as to the origin of “The Siege of London”.
421
I profess a certain vagueness of remembrance in respect to the origin and growth of “The Tragic Muse”...
La comparaison avec d’autres préfaciers de séries est aisée, tant on retrouve chez tous,
toujours, cette formidable unité formelle d’une préface à l’autre. La longueur adoptée est d’une
régularité constante (une dizaine de pages pour chaque préface de la New York Edition, une à deux
pages pour les préfaces de Hardy, trois ou quatre pour celles de Conrad). Les contraintes éditoriales
semblent avoir joué ici un rôle primordial, et apparentent la préface à un exercice de style dans
lequel le format (sinon la forme) est imposé. Cette contrainte transparaît parfois entre les lignes,
comme dans ces exemples tirés de James et de Conrad, où les préfaciers font allusion à une
longueur limite imposée :
But there are fifty things to say here; which indeed rush upon me within my present close limits in such a cloud
as to demand much clearance.
422
423
I have left myself no space to talk about the other three stories...
Plus frappante, la répétition de certaines formules, comme il a déjà été observé chez James,
permet pratiquement d’identifier à coup sûr chaque préfacier par les premières (ou les dernières)
lignes de son texte. Voici comment se concluent six des quatorze préfaces de Hardy :
424
The first edition of this novel was published in three volumes in 1878.
425
The first edition of this romance was in three volumes, published in 1880.
426
The first edition of the novel was published in 1882, in three volumes.
The novel was first published complete, in two volumes, in May 1886.
427
The Woodlanders was first published complete, in three volumes, in the March of 1887.
428
429
The novel was first published complete, in three volumes, in November, 1891.
418
Préface de The Aspern Papers, Edel, p. 1173.
Préface de A London Life, Edel, p. 1151-1152.
420
Préface de The Siege of London, Edel, p. 1218.
421
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1103.
422
Préface de The Pupil, Edel, p. 1165.
423
Préface de Within the Tides, Hynes, p. 319.
424
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
425
Préface de The Trumpet-Major, Plietzsch.
426
Préface de Two on a Tower, Plietzsch.
427
Préface de The Mayor of Casterbridge, Plietzsch.
428
Préface de The Woodlanders, Plietzsch.
419
85
Les variations, comme chez James, sont mineures, et dans les deux cas le préfacier semble
rabâcher mécaniquement une formule obligée qui ne lui appartient pas en propre. L’existence de
voix différentes, déjà évoquée, est ici manifeste : n’est-ce pas celle de l’éditeur qui se fait ici
entendre ? Ce genre de topoï ne correspond-il pas, dans le monde de l’édition moderne, aux
mentions légales relatives aux premières impressions ? C’est sans doute pourquoi Hardy expédie la
formule en fin de préface (ou plus en amont, comme dans Under a Greenwood Tree, mais en des
termes rigoureusement semblables), comme pour marquer nettement la différence entre sa voix
propre et une autre, celle de l’éditeur ou plus généralement celle d’une topique discursive
impersonnelle, qui lui demeure discursivement extérieure bien qu’intégrée à la page de son texte.
James, bien que souscrivant en apparence aux mêmes exigences, et en marquant cette même
distinction entre les deux lignes narratives par la reproduction d’une même formule, en tire
cependant un usage particulier. Il semble s’approprier davantage les formules, puisqu’il les investit
d’une charge émotionnelle à laquelle Hardy se refuse absolument : rappelons-nous l’incipit cité plus
haut de la préface de Roderick Hudson, où le plaisir de l’information factuelle est confessé. Ce qui
semble rester chez Hardy une corvée expédiée en fin de préface parce qu’il faut bien s’en
débarrasser quelque part (et l’on retrouve le lien établi au chapitre précédent entre lieu de la préface
et lieux du discours), devient chez James prétexte à digression autobiographique, retour sur le passé,
déclencheur attendrissant du récit de la genèse du roman — d’où un positionnement en début de
préface, comme dans cet autre exemple :
“The American,” which I had begun in Paris early in the winter of 1875-76, made its first appearance in “The
Atlantic Monthly” in June of the latter year and continued there, from month to month, till May of the next. It started on
its course while much was still unwritten, and there again come back to me, with this remembrance, the frequent
hauntings and alarms and that comparatively early time...
430
Mais revenons à la question centrale : comment penser l’articulation entre les deux supersystèmes observés, la préface dans la série, d’une part, chaque préface et son roman, d’autre part. A
partir de l’exemple de James, nous adopterons successivement trois modes de lecture, chacun
faisant valoir une architectonie originale de l’ensemble. Le premier envisagera le problème selon un
point de vue thématique : quelle unité peut-on trouver à la série de ce point de vue ? Les idées se
poursuivent-elles d’une préface à l’autre ? Sont-elles entièrement déterminées par le roman, sa
forme, son sujet ? La deuxième lecture sera rhétorique : peut-on lire la série comme un discours
organisé, et dont on puisse dégager la structure ? La troisième approche est d’ordre narratif ; il
s’agira de déceler dans la série même les indices de son organisation.
429
Préface de Tess of the d’Ubervilles, Plietzsch.
Préface de The American, Edel, p. 1053.
430
86
De Blackmur jusqu’à Franklin et Kimball, certains critiques des préfaces jamesiennes ont
tenté de dresser l’index plus ou moins exhaustif des thèmes qui y sont abordés431 — sans doute pour
faciliter le travail d’étudiants ou de chercheurs, mais aussi, dans un souci plus strictement
heuristique, pour dégager les lignes (ou les solutions) de continuité d’une préface à l’autre. Variant
au gré de classifications nécessairement arbitraires, les thèmes principaux, repris d’une préface à
l’autre, n’en constituent pas moins autant de leitmotive dont le développement donne à l’ensemble
un homogénéité certaine. A l’inverse, des motifs que nous appellerons secondaires sont directement
liés au contenu thématique original de chaque roman ; ceux-là viennent renforcer la cohésion du
système [préface + roman].
Deux motifs se retrouvent dans toutes les préfaces. Le premier est un effort de mise en place
d’une esthétique structurale, c’est-à-dire voulant attirer l’attention du lecteur sur la composition du
roman, plutôt que sur l’intrigue. Ce thème, développé à travers des métaphores architecturales et
picturales, revient de manière obsédante :
Such is the aspect that to-day “The Portrait” wears for me: a structure reared with an architectural
“competence”...
432
433
Of course the affair would be simple enough if composition could be kept out of the question...
434
One’s work should have composition, because composition alone is positive beauty...
[The] idea of a structural centre is the rarest of friends and of critics.
435
Il faut voir derrière ce souci revendiqué une exigence de symétrie dans la forme et
l’existence d’un personnage à travers qui l’histoire sera perçue. La symétrie est celle exigible au
niveau de l’économie du livre ; James, dans une formule célèbre de la préface de The Tragic Muse,
reproche précisément à Dumas et Tolstoï d’avoir produit des œuvres difformes : “large loose baggy
monsters”436. Quant au personnage par qui l’histoire sera perçue, c’est le centre de conscience
(centre of consciousness) que James utilise dans tous ses romans :
I have already betrayed, as an accepted habit, and even to extravagance commented on, my preference for
dealing with my subject-matter, for “seeing my story”, through the opportuniy and the sensibility of some more or less
detached, some not strictly involved, though thoroughly interested and intelligent, witness or reporter, some person who
431
Voir Rosemary Franklin, An Index to Henry James’s Prefaces to the New York Edition, Charlottesville,
Bibliographical Society of the University of Virginia, 1966, et Jean Kimball, “A classified subject index to Henry
James’s critical prefaces to the New York Edition (collected in The Art of the Novel)”, Henry James Review, N° 6,
1985, p. 89-133. Blackmur propose son propre inventaire en introduction de The Art of the Novel.
432
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1080.
433
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1107.
434
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1315.
435
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1108.
436
ibid., p. 1107.
87
437
contributes to the case mainly a certain amount of criticism and interpretation of it.
On notera bien sûr dans les premiers mots de la phrase, de nouveau, l’aveu d’une forme
concertée donnée à la série. Parfois ces deux idées sont mêlées, la répartition des points de vue
narratifs devenant un enjeu majeur de la construction d’ensemble :
There was the “fun”, to begin with, of establishing one’s successive centres—of fixing them so exactly that the
portions of the subject commanded by them as by happy points of view (...) would constitute (...) solid blocks of
wrought material, squared to the sharp edge, as to have weight and mass and carrying power; to make for construction,
that is, to conduce to effect and to provide for beauty.
438
L’autre grand motif fédérateur de toutes les préfaces est le parti pris de la description du
germe ou idée première dont le développement organique, selon des métaphores cette fois-ci
essentiellement végétales, donne ultimement naissance au roman. Les variations lexicales sur le
thème abondent : “the germ”439, “the productive germ of a work of art”440, “the germ of my idea”441,
“the growth of the ‘great oak’ from the little acorn”442, “the grain of suggestion”443, “the first
impulse”444. Comme les remarques sur les choix de structure des romans, celles sur leur origine
deviennent très vite, pour le lecteur régulier de James, attendues voire désirées. Il se crée un
horizon d’attente, et même une envie de retrouver, comme un refrain, ces explications. Une certaine
frustration peut être ressentie lorsque le préfacier contrarie l’habitude qu’il a lui-même créée : “I
plead a blank of memory as to the origin of “The Siege of London”445.
Ces motifs, centraux dans l’esthétique jamesienne, se retrouvent donc dans toutes les
préfaces de la série. D’autres à l’inverse n’apparaissent qu’en fonction des particularités de chaque
œuvre, et sont très intimement liés à sa problématique interne. Des réflexions sur le fantastique se
trouvent ainsi en introduction de The Turn of the Screw (“Good ghosts [...] make poor subjects, and
it was clear that [...] my pair of abnormal agents [Peter Quint and Miss Jessel] would have to depart
altogether from the rules”446) mais ne se retrouvent nulle part ailleurs.
La recherche de lignes de continuité thématiques revient donc à faire des préfaces les miroirs
de l’unité et de la diversité thématique et technique de l’œuvre. Mais de ce point de vue on ne peut
donc soutenir que les préfaces obéissent à une logique qui ne soit pas entièrement déterminée par
437
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1322.
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1294.
439
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1120.
440
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1103.
441
Préface de Portrait of a Lady, Edel, p. 1070.
442
Préface de What Maisie Knew, Edel, p. 1156.
443
Préface de The Tree of Knowledge, Edel, p. 1240.
444
Préface de The Aspern Papers, Edel, p. 1173.
445
Préface de The Siege of London, Edel, p. 1218.
446
Préface de The Turn of the Screw, Edel, p. 1186.
438
88
celle des œuvres. C’est en ayant recours aux modèles de la rhétorique classique que l’on pourra
pleinement justifier l’emploi du mot série, qui confère une bien plus grande autonomie au corpus.
On peut dire en effet des préfaces I à IV qu’elles forment un ensemble introductif. La
première s’ouvre par des termes très généraux sur la profusion des choix qui s’offrent à l’artiste, et
des indications sur la façon dont ces choix sont effectués : “The art of representation bristles with
questions the very terms of which are difficult to apply and to appreciate”447. Surtout, elle propose
un double contrat de lecture qui vaut pour l’ensemble des préfaces :
[The] private history of any sincere work (...) looms with its own completeness in the rich, ambiguous æsthetic
air, and seems at once to borrow a dignity and to mark, so to say, a station. This is why, reading over, for revision,
correction and republication the volumes here in hand, I find myself (...) in presence of some such recording scroll or
engraved commemorative table—from which the “private” character (...) quite insists on dropping out. Addicted to
stories (...) [the artist] fondly takes (...) his whole unfolding, his process of production, for a thrilling tale, almost for a
wondrous adventure, only asking himslef at what stage of remembrance the mark of the relevant will begin to fail. He
frankly proposes to take this mark everywhere for granted.
448
Le contrat est donc critique, d’une part, et autobiographique, d’autre part. Ce dernier semble
même prévaloir ; les souvenirs personnels de l’auteur constitueront le matériau primordial, celui qui
assurera l’unité de la série et la correspondance de ses différentes parties. Il s’agit cependant d’un
projet autobiographique bien particulier, puisque la personne privée est explicitement mise horsjeu : c’est de l’histoire des œuvres qu’il s’agit exclusivement, et les descriptions de lieux ou
d’atmosphères, comme nous le verrons, s’éloigneront du but étroitement représentationnel de
l’autobiographie pour rapprocher le lecteur du roman qu’il va lire.
A cela s’ajoute, dans l’ensemble des préfaces I à V, l’introduction d’un vocabulaire critique
personnel, tenu plus tard pour acquis. Ainsi la notion de centre de conscience est-elle introduite, fort
pédagogiquement, en plusieurs étapes. Les mots de l’expression apparaissent une première fois, en
ordre dispersé, dans la préface de Roderick Hudson (“the centre of interest throughout “Roderick” is
in Rowland Mallet’s consciousness”449). La préface suivante les reprend, en ajoutant l’image de la
fenêtre pour compléter la définition :
[The] interest of everything is all that it is his [Newman’s] vision, his conception, his interpretation: at the
450
window of his wide, quite sufficiently wide, consciousness we are seated.
Et quelques lignes plus loin : “that effect of a centre”. La troisième reprend et développe la
447
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1039.
ibid., p. 1039-1040.
449
ibid., p. 1050.
450
Préface de The American, Edel, p. 1067.
448
89
métaphore de la fenêtre, (“the house of fiction has in short not one window, but a million”451),
tandis que dans la quatrième James reformule une nouvelle fois son concept, à partir d’un nouvel
exemple, celui de Hyacinth :
Clearness and concreteness constantly depend (...) on some concentrated individual notation of them. That
notation goes forward here in the mind of little Hyacinth.
452
Les préfaces V à XVI forment le cœur de l’ensemble. Elles offrent un développement plus
poussé des termes généraux définis précédemment, mais en tenant les idées essentielles pour
acquises, en les confrontant à des œuvres particulières. C’est ici que l’on note également la présence
de nombreuses digressions sur plusieurs thèmes précis comme la représentation des fantômes (The
Turn of the Screw), le thème international (Daisy Miller), ou la distinction entre nouvelle et short
story (The Lesson of the Master). Le caractère le plus intéressant est ici le glissement de sens qui
s’opère parfois dans l’utilisation des concepts. Reprenons l’exemple du mot “centre” : par un
renversement spectaculaire, il peut désigner tour à tour, passée la première phase d’introduction,
beaucoup plus rigoureuse (ou, si l’on veut, moins problématique) le sujet ou l’objet de la
focalisation ! Car si Maisie est bien celle à travers qui l’histoire nous parvient, certes déformée par
sa vision d’enfant (“She is the extraordinary ‘ironic centre’ I have already noted”453), Milly est bien
celle vers qui convergent tous les regards dans The Wings of the Dove lorsque James parle d’elle en
disant : “my regenerate young New Yorker (...) should form my centre”454. Maisie est le réflecteur,
Milly est l’objet, toutes deux sont “centres” de la composition, mais selon des acceptions différentes
du mot... Nous avons l’illustration du fait que les multiples échos d’une préface à l’autre ne sont
donc pas de simples répétitions, mais autant de recentrages d’une pensée en mouvement, selon le
principe de l’accumulation de sens.
Les préfaces XVII et XVIII, enfin, ont une valeur conclusive. Celle de The Ambassadors
résume les principes exposés précédemment et les confronte à l’élaboration du roman préféré de
James : “I am able to estimate this as, frankly, quite the best, ‘all round’, of all my productions”455.
“All round” : nous voici bien arrivés à l’heure des bilans. Ces deux dernières préfaces ne sont
d’aileurs tardives qu’en apparence, puisque les romans sont les derniers de James, et coïncident
donc avec ses choix esthétiques les plus aboutis ; ici, auteur et préfacier se confondent pratiquement
dans le temps.
La préface de The Golden Bowl surtout fait retour sur l’entreprise globale de publication de
451
Préface de Portrait of a Lady, Edel, p. 1075.
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1094.
453
Préface de What Maisie Knew, Edel, p. 1162.
454
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1292.
455
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1306.
452
90
la New York Edition, en parlant notamment des photographies figurant en tête de chaque volume, et
en explorant longuement le travail de révision des textes. La série se clôt comme elle avait
commencé, par une déclaration des plus générales, et presque sentencieuse, cette fois sur la nature
de l’art :
But on all the ground to which the pretension of performance by a series of exquisite laws may apply there
reigns one sovereign truth—which decrees that, as art is nothing if not exemplary, care nothing if not active, finish
nothing if not consistent, the proved error is the base apologetic deed, the helpless regret is the barren commentary, and
connexions are employable for finer purposes than mere gaping contrition.
456
La préface XVII annonçait déjà cette tonalité conclusive, en s’achevant par une phrase elle
aussi rythmée d’un solennel mouvement ternaire : “the Novel remains still, under the right
persuasion, the most independent, most elastic, most prodigious of literary forms”457.
On retrouve donc dans cette organisation d’ensemble certaines des règles de composition de
la rhétorique classique (division du discours en exorde, agon et conclusion) ; il est donc légitime de
parler d’organisation, au sens systémique, de la série. Cette organisation s’appuie sur une logique
double : bien que la pensée de James ne puisse être saisie totalement que dans la série (et bien
évidemment à la lumière de ses autres écrits critiques et de ses œuvres), chaque préface peut être lue
séparément et forme une unité indépendante. Il faut donc distinguer deux axes de lecture autour
desquels s’articule le système. Considérées dans leur ensemble, selon une logique syntagmatique,
les préfaces forment une introduction à l’ensemble de la production jamesienne, ou un essai
autonome sur la création littéraire ; individuellement, selon une logique paradigmatique, elles sont
autant d’introductions à des œuvres spécifiques, ou bien de courts essais sur des questions
techniques précises. L’intérêt pour le lecteur est qu’il y trouvera toujours son compte. James joue
sur la “complexité” du système préfaciel, c’est-à-dire sur le “nombre et [les] caractéristiques de ses
éléments et surtout de ses liaisons”458 — liaisons de chaque préface avec un roman ou liaisons de
toutes les préfaces entre elles.
Ces remarques sur la série des préfaces de James sont-elles valables pour d’autres que lui ?
James est sans doute celui qui a poussé le plus loin cet effort de structuration générale. Les
conditions mêmes d’écriture des préfaces (là encore, vraisemblablement selon un choix de l’éditeur,
ou du moins une négociation avec lui) sont d’ailleurs variables, même dans des cas apparemment
identiques de préfaces tardives pour une édition d’œuvres complètes. Comparons James et Conrad.
Première différence : la New York Edition est une vraie-fausse édition complète, puisque James a
456
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1341.
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1321.
458
Daniel Durand, op. cit., p. 11.
457
91
refusé d’y intégrer certains romans de jeunesse dont il jugeait l’esthétique dépassée ; ainsi, The
Europeans, The Bostonians, Washington Square, Confidence n’y figurent pas. Restriction en partie
imposée par les Scribner, faute de place, mais James ne dévoilait-il pas, dans une lettre à Pinker du
6 juin 1905, l’un de ses objectifs : “to quietly disown a few things by not thus supremely adopting
them”459. En revanche, Conrad supervise la republication de l’intégralité de ses romans et nouvelles
dans l’édition de 1920.
Autre différence : James réécrit pour l’occasion une préface nouvelle, même lorsqu’une
préface originale ou ultérieure existait déjà (ce qui était certes rarement le cas). A l’inverse, comme
l’indique Samuel Hynes, Conrad choisit de ne rédiger une “Note de l’auteur” que là où il n’en
existait pas : “Conrad set out to write an ‘Author’s Note’ for each volume that did not already have
such a note”460.
Il faut bien sûr prendre en compte le fait que Conrad était un lecteur et critique de James,
comme le prouvent son essai de 1905 ou encore ce passage d’une lettre à Galsworthy :
Technical perfection, unless there is some real glow to illumine and warm it from within, must necessarily be
cold. I argue that in H.J. there is such a glow and not a dim one either... The outlines are so clear, the figures so finished,
chiselled, carved and brought out that we exclaim—we, used to the shades of the contemporary fiction, to the more or
less malformed shades—we exclaim—stone! Not at all. I say flesh and blood,—very perfectly presented—perhaps with
too much perfection of method.
461
Surtout, comme le montre cette autre lettre à James Pinker, son agent littéraire, à une date où
le projet d’une édition complète était déjà lancé, Conrad avait lu les préfaces de la New York
Edition, et subséquemment choisi de ne pas tomber dans les pièges de l’imitation ou de la
reproduction d’un modèle écrasant :
I can’t rivalise with poor dear HJ and I don’t know that it would be wise even to try. Besides I don’t feel the
need somehow.
462
Son parti pris critique fut donc radicalement différent :
Having always disclaimed a formal critical faculty, he surrendered any idea of duplicating the Jamesian
Prefaces. His approach was, instead, to the backgrounds of the novels, to the real-life models for his leading characters,
463
to the geography and climate of the books rather than to their substance as art.
459
Cité par Michael Anesko dans “Ambiguous Allegiances”, in Henry James’s New York Edition : The Construction of
Authorship, David McWhirter (éd.), Stanford, Stanford UP, 1995, p. 88.
460
The Complete Short Fiction of Joseph Conrad, Samuel Hynes (éd.), New York, The Ecco Press, 1991, p. 286.
461
Lettre du 11 février 1899, citée par Frederick Karl in Joseph Conrad, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1970,
p. 21-22.
462
Lettre du 14 juillet 1917, citée par Owen Knowles et Gene Moore in Oxford Reader’s Companion to Conrad, Oxford
University Press, 2001, p. 29.
463
Frederick Karl, Joseph Conrad, op. cit., p. 22.
92
Les notes restent donc étroitement liées à chaque roman, et ne développent pas de liaisons
entre elles parce qu’elles n’ont pas pour objet de présenter une théorie esthétique globale : “this
Note is mostly concerned with personal contacts and the origins of the persons in the tale”464. Il
existe bien une unité de ton et de forme, mais qui n’exige pas, comme chez James, “de nombreux
aller et retour, des itérations (...) pour parvenir à une représentation définitive satisfaisante”465. Le
système jamesien, on l’a vu, est fondé sur l’organisation rhétorique et l’accumulation de sens. En
revanche, le système conradien ne se complexifie pas au fur et à mesure de son développement. Les
préfaces de Dickens pour la Charles Dickens Edition, de ce point de vue, peuvent être rapprochées
de celles de Conrad. Mais peut-on encore parler de système ? Oui, parce que, comme nous le
verrons, la série est dotée d’une fonction (sinon d’une structure) d’ensemble qui justifie l’utilisation
du terme.
Les préfaces de Scott, quant à elles, précèdent de plusieurs décennies celles de James. Celuici s’est-il démarqué de son prédécesseur, à la manière d’un Conrad ? Sans doute — et nul besoin de
redire que James avait lu Scott. La série des préfaces du magnum opus propose en fait un troisième
modèle, ou peut-être devrait-on dire un modèle originel puisque Scott fut le premier à se lancer dans
l’aventure d’une écriture tardive de cette ampleur. On trouve, bien que dans une moindre mesure
que chez James, quelques signes d’une organisation d’ensemble. Ainsi la préface générale vaut-elle
aussi bien pour chacune des introductions à suivre que pour les romans : “The volumes, therefore,
to which the present pages form a Preface are entirely the composition of the author”466. Elle leur
assigne, à plusieurs reprises, un rôle commun qu’elles ne peuvent remplir que confrontées les unes
aux autres, ou du moins lues dans la totalité :
[This] concluding chapter is also added to the present Introduction (...) and to preserve the traces of [my
advance toward romantic composition] is in a great measure the object of this Essay.
467
468
In preparing the present edition, I have done all that I can do to explain the nature of my materials.
Having undertaken to give an Introductory Account of the compositions which are here offered to the public,
with Notes and Illustrations, the Author (...) feels that he has the delicate task of speaking more of himself and his
personal concerns than may be perhaps be either graceful or prudent.
469
On se rend compte que l’édition forme en elle-même un véritable système aux composants
multiples : autour des romans gravitent des notes, un glossaire, des illustrations, des introductions,
464
Préface de Victory, Harmondsworth, Penguin, 1978, p. 11.
Daniel Durand, op. cit., p. 65.
466
“General Preface”, Weinstein, p. 100.
467
“General Preface”, Weinstein, p. 92.
468
“General Preface”, Weinstein, p. 93.
469
“General Preface”, Weinstein, p. 86.
465
93
l’ensemble étant chapeauté par la préface générale... et l’avertissement qui la précède. Celui-ci fait
nettement ressortir l’existence d’un plan, d’une organisation préméditée : “the plan of the proposed
Edition”470. De nouveau la valeur collective des introductions est soulignée :
The General Preface to the new Edition, and the Introductory Notices to each separate work, will contain an
account of such circumstances attending the publication of the Novels and Tales.
471
Les liaisons entre ces éléments sont extraordinairement complexes. Selon un modèle inspiré
de la cybernétique, on pourra voir dans l’avertissement une carte d’orientation, ou mode d’emploi,
qui permet au lecteur de se repérer dans le labyrinthe de l’opus. Il est permis, dans une certaine
mesure, “d’ignorer le fonctionnement interne”472 d’un tel élément de système considéré comme un
“atome de structure”473 : il est une clé fournissant le code d’accès. Et des “boucles de rétroaction”474
existent entre introductions et romans — on a déjà évoqué la modification de la lecture du roman
par celle de la préface et inversement.
Ce système est très comparable à celui de la New York Edition. Là aussi des illustrations
complètent le dispositif (les photographies de Alvin Langdon Coburn en frontispice de chaque
volume) ; une sorte de mode d’emploi est donné sous forme d’un contrat de lecture, on l’a vu, en
ouverture de la première préface. Mais une différence majeure doit être soulignée. James fait (ou
plus exactement cherche à faire) de ses préfaces de véritable “effecteurs” ou “organes d’action sur
le monde extérieur” 475 , c’est-à-dire le lecteur, à qui non seulement elles communiquent des
informations mais indiquent quelle est la bonne lecture des romans : une lecture attentive aux
équilibres architecturaux de l’œuvre. On ne trouve guère trace de telles directives chez Scott, ni
d’ailleurs chez Conrad. Ceci doit nous amener à réfléchir au type de communication que veut établir
le préfacier.
470
“Advertisement”, Weinstein, p. 84.
“Advertisement”, Weinstein, p. 84.
472
Daniel Durand, op. cit., p. 36.
473
ibid.
474
ibid.
475
ibid.
471
94
3.3 De la préface à l’interface
Avant d’en arriver à ces fonctions communicationnelles, il nous faut faire part d’un soupçon
qui s’est affirmé : celui que le champ d’interaction des préfaces avec d’autres systèmes, ou d’autres
composants d’un système commun, est très vaste, notamment dans les cas de Scott et James. D’une
manière générale, des connexions n’existent-elles pas entre les préfaces et les autres écrits critiques
ou autobiographiques des auteurs, voire, pour les modernes, leurs interviews ? Se pourrait-il alors
qu’une préface ne soit jamais que le sous-système non pas de deux mais de plusieurs supersystèmes ?
Ouvrons quelques pistes. Dans le cas de James, si les rapports entre préfaces et œuvres
renouvellent les jeux subtils de l’autocritique, ceux entre préfaces et écrits autobiographiques,
notamment les chapitres 11, 12 et 13 de Notes of a Son and Brother (1914), et les sept chapitres
achevés de The Middle Years (rédigés en 1916, publiés l’année suivante à titre posthume) forment
un autre ensemble ayant pour but explicite de retracer l’histoire complète de l’“imagination”
jamesienne. Un critique a même pu affirmer que les préfaces et les écrits autobiographiques
formaient un véritable diptyque : “[they form a] diptych, together claiming to furnish a complete
history of the development of James’s imagination”476.
Mais ce n’est pas tout : préfaces et écrits critiques, notamment The Art of Fiction (1884) et
Notes on Novelists (1914), participent d’une réflexion continue sur le roman comme imposition
d’une “géométrie” personnelle du romancier sur le matériau informe de la vie, contre la mimesis de
l’école réaliste (nous y reviendrons ultérieurement). Enfin, la comparaison avec d’autres préfaces
permet de situer celles de James sur l’horizon d’attente générique tracé par des préfaciers comme
Scott, Dickens ou, selon une filiation américaine, Cooper. C’est évidemment parce que le lecteur
garde la mémoire d’autres préfaces qu’il prend la mesure de l’originalité de celle qu’il découvre, ou
de sa conformité à un type.
Au moins un autre lien peut encore être établi : ce que dit James de la genèse de ses romans
dans leur préface pourrait être confronté à ses carnets de travail (les Notebooks), ou encore à sa
correspondance des mois de rédaction, ne serait-ce que pour vérifier si ses déclarations après-coup
concordent avec la réalité. Cependant, il serait sans doute impropre de parler ici de super-système :
la frontière entre paratextes public et privé semble en l’occurence trop fermée pour cela.
Nous sommes alors amenés à définir la préface comme un croisement ou un point de
rencontre entre ces textes divers qui forment son environnement. L’environnement d’une préface,
476
William Goetz, Henry James and the Darkest Abyss of Romance, Baton Rouge, Louisiana State University Press,
1986, p. 153.
95
c’est l’ensemble des éléments avec lesquels elle entretient une relation active. Ici, “l’environnement
est actif, il y a interpénétration ou interactions multiples avec le système”477. Mais le terme préface
lui-même semble désormais trop réducteur, car enfermant le texte dans une seule relation (celle au
roman). Toute préface est en réalité une interface ou “lieu d’échanges entre systèmes distincts”478 :
interface entre l’auteur et le lecteur, entre le lecteur et le roman, entre le roman et la littérature (pour
reformuler de manière systémique la thèse de Mitterand), et finalement, entre la littérature et le
monde.
Mais d’autres connexions peuvent encore être établies. Ainsi, la préface de The Nigger of
the Narcissus de Conrad est-elle à rapprocher autant des préfaces de James que de son essai “The
Art of Fiction”, publié neuf ans auparavant. Certains parallèles sont frappants, qui portent justement
(ce n’est pas un hasard) sur les liens entre l’art et la vie :
[Art] is all life, all feeling, all observation, all vision... [Imagination] takes to itself the faintest hints of life (...)
[converting] the very pulses of the air into revelations.
479
One walked of course with one’s eyes greatly open, and I hasten to declare that such a practice, carried on for a
long time and over a considerable space, positively provokes, all round, a mystic solicitation, the urgent appeal, on the
480
part of everything, to be interpreted and, so far as may be, reproduced.
[The artist is] snatching in a moment of courage (...) a passing phase of life... [Art must show life’s] vibration,
its colour, its form; and through its movement, its form, and its colour, reveal the substance of its truth—disclose its
481
inspiring secret: the stress and passion within the core of each convincing moment.
Le schéma suivant se propose de représenter quelques-uns des principaux systèmes qui
entrent en correspondance avec la préface ; par hypothèse (au sens mathématique), celle-ci figure au
centre du dispositif. Il apparaît que la préface est bien un système “paradoxal” puisque “ses
frontières le séparent de son milieu extérieur et, à la fois, l’y relient”482 :
477
Daniel Durand, op. cit., p. 14.
ibid., p. 15.
479
Henry James, “The Art of Fiction”, cité par Frederick Karl, in Joseph Conrad, New York, Farrar, Straus and Giroux,
1970, p. 25.
480
Henry James, préface de The Princess Casamassima, p. 1086.
481
Joseph Conrad, préface de The Nigger of the Narcissus, cité par Frederick Karl, op. cit., p. 25.
482
Y. Barel, cité par Mucchielli, op. cit., p. 23.
96
478
Roman
Autres
préfaces
du même
roman
Préface
Autres
préfaces
de la série
La préface
comme
genre
Comme on vient de le voir, le schéma ne demande qu’à être complété, et les connexions
sont potentiellement infinies. Précisons qu’il est librement inspiré de James ; celui-ci, voulant
rendre intelligible aux membres du comité éditorial du Harper’s Weekly, son système, interne au
roman, de la multiplicité des points de vue, se saisit d’un crayon :
I drew on a sheet of paper (...) the neat figure of a circle consisting of a number of small rounds disposed at
equal distance about a central object. The central object was my situation, my subject itself (...), and the small rounds
represented so many distinct lamps.
483
Mais, pour conclure, que nous apporte cette perspective nouvelle, cette lecture des préfaces
comme systèmes cohérents, d’une part, et comme interfaces, d’autre part ? En premier lieu, elle
nous permet de donner plus de sens à nos observations sur l’intitulé, le lieu et les instances
narratives, en définissant la préface comme mise en relation de ces éléments : auteur, préfacier,
destinataire, lecteur, roman et monde extérieur s’y rencontrent. Ainsi, nous avions vu que par le jeu
des références qu’il met en place, l’intitulé situait le texte dans un réseau de relations, soit à d’autres
textes, soit à des instances narratives (l’auteur, le lecteur), soit à des personnes réelles. Nous
pouvons maintenant préciser des relations. Elles sont d’ordre architextuel pour les termes du
premier groupe. Dans ce cas le texte est défini par son appartenance à un genre discursif, et est de
ce fait mis en rapport non seulement avec le roman mais aussi avec des précédents historiques :
c’est le super-système [préface + préface comme genre] qui est mis en avant. Les relations sont plus
strictement métatextuelles pour les intitulés du deuxième groupe (le statut se fonde par le rapport
483
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1130.
97
logique à l’œuvre introduite) : le super-système [préface + roman] est privilégié. Elle sont enfin de
nature proprement communicationnelle pour ceux du troisième ; l’intitulé fait ici du texte un
message demandant à être lu moins comme préface de (tel roman) que comme préface à (tel
destinataire) : la préface affiche ici en priorité sa fonction d’interface entre le lecteur et le texte.
Le flou ressenti quant au statut même de la préface proviendrait donc de l’infinité potentielle
des possibilités d’organisation du système, de la direction du flux incessant des informations entre
ses composants (de l’auteur vers le lecteur, du roman vers la préface, de la préface vers le roman),
et des univers variés entre lesquels la préface jette des ponts. Les préfaces sont diverses parce que
ce sont des systèmes largement ouverts que les préfaciers adaptent sans cesse aux conditions
changeantes de leur environnement. Comme la fonction en mathématiques exprime “une infinité de
situations possibles ayant un même caractère (celui d’être lié par la fonction)”, les préfaces seraient
des “ensembles de variables qui expriment une combinaison générale”484.
En outre, nous comprenons justement que dans tous les cas l’organisation doit être
considérée comme un ressort central du discours préfaciel (et sa description comme l’un des
objectifs majeurs de l’analyse préfacologique). Comme dans tout système, cette organisation
consiste d’abord en “un agencement de relations entre composants ou individus qui produit une
nouvelle unité possédant des qualités que n’ont pas eu ses composants”485. C’est elle qui permet de
rendre compte de l’infinie variété des dispositifs préfaciels, à partir d’un nombre restreint d’acteurs
et d’éléments de base. Tous les agencements structurels sont virtuellement possibles, mais aussi
toutes les données programmatiques. En effet, parler de l’organisation d’une préface, c’est
envisager à la fois un aspect structurel et un aspect fonctionnel : structurellement, la préface peut
être représentée sous forme d’un système ou d’un schéma de communication ; fonctionnellement,
elle peut être décrite par le programme (critique, idéologique, autobiographique ou autre) qu’elle
met en œuvre. C’est la définition du système de Joël de Rosnay : “ensemble d’éléments en
interaction dynamique, organisés en fonction d’un but”486. Prenant en compte ces divers éléments,
nous voulons maintenant montrer que ce programme (ce but) est essentiellement communicationnel,
et en dégager les principaux avatars. Nous pénétrons alors au cœur du domaine privilégié de la
préface : la communication.
484
Alex Mucchielli, op. cit., p. 18.
Daniel Durand, op. cit., p. 10.
486
Cité par Durand, op. cit., p. 8.
485
98
Chapitre 4
Fonctions communicationnelles des préfaces
4.1 L’expression publicitaire
4.2 La négociation chez Scott
4.3 James ou la leçon du maître
4.4 La conversation chez Conrad
4.5 Dickens et l’agir dramaturgique
L’enjeu est donc à ce stade de réinvestir chaque système (préface ou ensemble de préfaces)
d’une finalité, ou d’un but. La typologie fonctionnelle de Genette répond en partie à ce souci — en
partie seulement car il nous semble que l’auteur de Seuils, par décision heuristique, ignore un
certain nombre des phénomènes d’interaction se produisant entre les divers éléments du système
que nous avons identifiés au chapitre 2. Comme nous avons tenté de le montrer, nous avons en effet
affaire à des systèmes complexes mettant en jeu des informations, de la mémoire d’autres textes, et
des décisions (par exemple : lire ou ne pas lire). Alors, “nous pénétrons dans un nouveau monde :
celui de la communication” 487 . Les fonctions essentielles de la préface sont des fonctions
communicationnelles, dont l’exploration reste à faire. Nous la débuterons par la fonction sans doute
la plus largement répandue, présente à des degrés divers chez tous les préfaciers : la fonction
publicitaire ; puis notre analyse nous conduira vers des modes de communication plus propres à
chacun, et qui structurent leurs systèmes respectifs.
4.1 L’expression publicitaire
“Taking literature, that is, on the side of the money to be earned by it.”
488
Le souci publicitaire des écrivains, qui se manifeste notamment dans le cadre d’entreprises
commerciales de grande ampleur telles les éditions complètes, ne fait guère de doute, et a été
souligné par divers historiens de la littérature. Knowles et Moore font ainsi remarquer du Conrad
des années 1916-1920 :
487
Daniel Durand, op. cit., p. 28.
Henry James, préface de The Next Time, Edel, p. 1233.
488
99
He took a considerable and typically professional interest in the preparation of his own collected edition: he
wrote prefaces for the volumes, supervised their proof-reading, fussed over their appearance, and signed sheets for the
first volume of each set.
489
Like James, Conrad took a personal and professional interest in the developing project: he prepared publicity,
carefully meditated the physical appearance of the volumes, and penned an ‘Author’s Note’ for each volume.
490
Comme le suggèrent les auteurs, James avait effectivement manifesté des préoccupations
semblables pour la New York Edition. Sa correspondance trahit à maintes reprises l’un de ses
objectifs majeurs, qui était de réhausser la valeur de ses écrits aux yeux du public... et de profiter
financièrement de ce regain de popularité. Les préfaces, confia-t-il à son éditeur, contribueraient
peut-être à vendre quelques exemplaires de plus : “two or three copies more”491. Il écrivait encore à
leur propos, exprimant dans la deuxième citation toute l’ambiguïté caractérisant son rapport au
succès :
[The prefaces] might count as a feature of a certain importance in any such new and more honorable
presentation of my writings, [giving them] for the first time (...) a form and appearance, a dignity and beauty of outer
aspect, that may seem to bespeak consideration for them as a matter of course.
492
It may make a little money for me—the consummation sordidly aimed at... They [the prefaces] will have
represented much labor to this latter end.
493
D’autres passages de la correspondance font valoir les illustres précédents que James avait
en tête ; dans son introduction à Henry James’s New York Edition : The Construction of Authorship,
David McWhirter cite un passage d’une lettre à Pinker relatif au format des volumes :
James’s correspondence with his publisher and with his agent, James B. Pinker, consistently demonstrates his
keen understanding of the conventions, marketing assumptions, and sales potential of the collected edition format: he
insists, for example, on “a Handsome Book, distinctly, not less so” than the recent editions of Robert Louis Stevenson
494
and George Meredith, and welcomes “the prospect of a size greater than the Kipling.”
Chez Scott, l’intitulé du premier texte rencontré par le lecteur du magnum opus ne laisse
guère place au doute lui non plus : “Advertisement” signifie à la fois “avertissement” et “publicité”,
et c’est bien un exercice de promotion (entre autres) auquel se livre l’auteur :
489
Owen Knowles et Gene M. Moore, Reader’s Companion to Conrad, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 74.
Owen Knowles et Gene M. Moore, op. cit., p. 29.
491
Cité par David McWhirter, “Introduction” in Henry James’s New York Edition : The Construction of Authorship,
Stanford, Stanford UP, 1995, p. 3.
492
ibid.
493
Cité par Philip Horne in Henry James and Revision, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 3.
494
David McWhirter, “Introduction” in Henry James’s New York Edition : The Construction of Authorship, Stanford,
Stanford UP, 1995, p. 4.
100
490
[The author] is naturally induced to give them [his works] to the press in a corrected, and, he hopes, an
495
improved form, while life and health permit the task of revising and illustrating them.
Si l’objectif publicitaire est attesté, comment est-il mis en œuvre ? On note en premier lieu
le soin accordé à la présentation du livre, ce qui, encore une fois, se vérifie particulièrement dans le
cas d’éditions complètes. Scott, James et Conrad s’intéressèrent tous trois de très près aux aspects
matériels de la publication ; ils firent preuve d’un soin méticuleux dans le choix des illustrations
accompagnant le texte, et bien sûr dans la révision des textes eux-mêmes. Scott le confesse
volontiers :
[The] Author has studied (with the prudence of a beauty whose reign has been rather long) to supply, by the
assistance of art, the charms which novelty no longer affords. The publishers have endeavoured to gratify the
honourable partiality of the public for the encouragement of British art, by illustrating this edition with designs by the
most eminent living artists.
496
On repère dans cet extrait certaines figures aujourd’hui familières du discours publicitaire :
emploi du superlatif (“the most eminent”) ; argument de la nouveauté ou du moins du
perfectionnement (“improved”, “corrected”) ; retour insistant sur l’esthétique du produit (les mots
“illustrating”, “art”, “beauty”, “designs” et “artists” s’enchaînent en quelques lignes seulement, les
deux premiers répétés une fois chacun) ; appel aux sentiments patriotiques du lecteur, qui fera
œuvre honorable en soutenant un art national contemporain, à condition bien sûr qu’il acquière la
collection.
Pour reprendre notre description systémique, on dira qu’ici la préface fait sens en tant
qu’élément d’un système global de mise en valeur du texte, aux côtés de la correction (et de
l’annonce, par voie de préface, de la correction, non moins importante), des illustrations, du format
retenu, du titre général donné à l’ensemble, ou encore du prix de vente. On se doute qu’à ce stade la
collaboration/négociation avec les éditeurs est un facteur décisif dans les choix effectués. C’est
Frank N. Doubleday, le principal éditeur américain de Conrad à partir de 1913, qui, reprenant en
1916 un projet d’édition complète interrompu par la première guerre mondiale et la pénurie de
papier qui s’ensuivit, encouragea Conrad à écrire ses notes d’auteur. Des discussions, des échanges
épistolaires eurent lieu entre l’auteur, son agent, James Pinker, et l’éditeur sur diverses questions,
comme le nombre final de volumes, l’ordre d’apparition des romans ou le nom d’ensemble donné à
l’édition :
The history of the collected editions began as early as March 1913, when F. N. Doubleday broached the idea
with Conrad and Pinker over lunch in London... Plans resurfaced in the spring of 1916, with Doubleday, who then
495
“Advertisement”, Weinstein, p. 83.
“General Preface”, Weinstein, p. 101.
496
101
wished to call his printing the ‘Otago Edition’, urging Conrad to write ‘Author’s Notes’ for volumes soon to be
reprinted... In December 1918, plans for the edition seriously advanced when Doubleday (...), who met with Conrad
about his plans, convinced him to write prefaces for each volume, and even before the final arrangements Conrad began
this task
497
.
Dans les années 1905 et suivantes, des tractations de même nature eurent lieu entre James et
Scribner, comme elles avaient déjà eu lieu quelque quatre-vingts ans auparavant entre Scott et
Ballantyne. La “Préface générale” du magnum opus garde la mémoire de ces échanges :
My old friend and schoolfellow, Mr. James Ballantyne, who printed these Novels, had the exclusive task of
corresponding with the Author, who thus had not only the advantage of his professional talents, but of his critical
abilities
498
.
Un éditeur de l’époque de Scott est en effet non seulement le premier des lecteurs mais le
premier des critiques, et son intervention dépasse largement le cadre strictement commercial499,
même si dans la préface de Rob Roy, c’est justement pour son sens de l’expression publicitaire qu’il
est rendu hommage au grand éditeur d’Edimbourg, Archibald Constable :
The title of Rob Roy was suggested by the late Mr. Constable, whose sagacity and experience foresaw the germ
of popularity which it included
500
.
Revenant justement sur cette question du titre, la préface de The Betrothed relativise
cependant la connivence entre l’auteur et son éditeur, et fait allusion aux tractations que ce choix
peut occasionner :
[The] publisher and the author, however much their general interests are the same, may be said to differ so far
as title-pages are concerned... [And] a taking title (...) best answers the purpose of the bookseller, since it often goes far
to cover his risk, and sells an edition not unfrequently before the public have well seen it. But the author ought to seek
more permanent fame... Thus many of the best novelists have been anxious to give their works such titles as render it
501
out of the reader’s power to conjecture their contents, until they should have an opportunity of reading them.
Bien évidemment, comme le suggère ce dernier exemple, ces remarques ne sont pas vraies
des seules préfaces figurant dans des éditions complètes. On peut même faire l’hypothèse que le
premier niveau de participation de la préface auctoriale à l’effort publicitaire n’est pas dans ce
qu’elle dit, mais dans le simple fait qu’elle soit : par son existence même elle confère un prestige au
roman, parce qu’aux yeux de l’acheteur (ou à son inconscient) elle l’élève au rang d’œuvre
canonique méritant préface (ce que disait James dans la lettre précédemment citée : “to bespeak
497
Owen Knowles et Gene M. Moore, Oxford Reader’s Companion to Conrad, Oxford, OUP, 2000, p. 74-75.
“General Preface”, Weinstein, p. 94.
499
Voir R. L. Stevenson, “Auteurs et éditeurs” in Essais sur l’art de la fiction, Michel le Bris (éd.), Paris, La Table
Ronde, 1988, p. 283-293.
500
Préface de Rob Roy, Weinstein, p. 115.
501
Préface de The Betrothed, Weinstein, p. 215.
102
498
consideration (...) as a matter of fact”). C’est ce que laisse entendre Stevenson (sur le mode subtil, il
est vrai, de la semi-dénégation) : “To equip so small a book with a preface is, I am half-afraid, to sin
against proportion”502.
Cependant, on ne saurait limiter l’impact publicitaire de la préface à son rôle de signe, ou
d’indice, pour reprendre une terminologie pragmatique, de l’importance du roman503. Elle contient
aussi, dans son discours, des arguments de valorisation du texte faisant appel à la raison des
acheteurs-lecteurs. “On peut valoriser un sujet”, écrit Genette, “en représentant son importance, et
donc indissociablement l’utilité de sa considération”504. C’est ce que fait Dickens, sur le plan social,
dans la préface de Oliver Twist...
It appeared to me that to draw a knot of such associates in crime as really did exist; to paint them in all their
deformity ... would be to attempt a something which was needed, and which would be a service to society. And I did it
as I best could.
505
... ou dans celle de Martin Chuzzlewit :
In all my writings, I hope I have taken every available opportunity of showing the want of sanitary
improvements in the neglected dwellings of the poor.
506
Wilkie Collins, dans The Woman in White, insiste quant à lui sur l’intérêt psychologique de
son roman. Afin de ne pas violer trop ouvertement le principe de modestie dont parle KerbratOrecchioni507, il relègue ici entre tirets, comme au rang d’information accessoire, son argument
majeur, celui du jugement des lecteurs :
Here is a story, the interest of which - as I know by the testimony, voluntarily addressed to me, of the readers
themselves - is never disconnected from the interest of character.
508
Formellement, Conrad aura plus tard recours au même procédé, pour attirer l’attention sur sa
restitution de l’esprit de la période napoléonienne dans “The Duel” :
French readers (...) volunteered the opinion that in those hundred pages or so I had managed to render
‘wonderfully’ the spirit of the whole epoch. Exaggeration of kindness no doubt; but even so I hug it to my breast,
502
Préface de An Inland Voyage, http://eldred.ne/mediaone, au 11/04/00.
C’est l’une des sources de l’analogie avec le cadre en peinture : le rôle de celui-ci serait de “redonner du poids aux
œuvres en magnifiant celles-ci par une théâtralité excessive”, écrivent Vincent Verdeguer et Bruno Roseinzweig (cités
par Gérard Raurich, in Encadrements d’artistes, Paris, Fleurus, 1998, p. 118).
504
Gérard Genette, op. cit., p. 184.
505
Oliver Twist, New York, Dodd, Mead and Co., 1941, p. ix.
506
Martin Chuzzlewit, Dodd, Mead and Co., 1944, p. 6.
507
Catherine Kerbrat-Orecchioni, “La description des échanges en analyse conversationnelle, l’exemple du
compliment”, DRLAV, N° 36-37, 1987, p. 1-53.
508
The Woman in White, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 32.
103
503
509
because in truth that is exactly what I was trying to capture in my small net: the Spirit of the Epoch.
La valeur édifiante du récit est également souvent mise en avant, comme par Scott dans
l’introduction de Waverley (“the moral lessons, which I would willingly consider as the most
important part of my plan”510), mais aussi par Defoe qui ne sépare jamais intrigue et enseignement,
histoire et morale de l’histoire, comme ici dans la préface de Robinson Crusoe...
If ever the story of any private man’s adventures in the world were worth making publick, and were acceptable
511
when published, the editor of this account thinks this will be so.
... là dans celle de Moll Flanders :
There is in this Story abundance of delightful Incidents, and all of them usefully apply’d. There is an agreeable
512
turn Artfully given them in the relating, that naturally Instructs the Reader either one way or other.
On le voit, les arguments sont nombreux et variés, parfois avancés, comme dans le dernier
exemple, sur le mode d’une franchise désarmante aux frontières de l’auto-parodie. L’argument de la
véridicité des faits narrés figure parmi les plus fréquents : “the most prominent and peculiar
characters were sketched from real life”513. Dans ce dernier cas, la préface propose un contrat de
lecture apparemment paradoxal, s’agissant d’une œuvre de fiction, mais qu’un Stevenson sait
surmonter en défendant un réalisme du possible :
The realism I love is that of method; not only that all in a story may possibly have come to pass, but that all
might naturally be recorded—a realism that justifies the book itself as well as the fable it commemorates.
514
Cependant, nous n’avons eu affaire ici qu’à un fonctionnement éminemment rationaliste de
la préface-publicité, où le préfacier cherche à “toucher (...) la raison du [lecteur] potentiel par un
discours approprié”515. La notion d’expression publicitaire, que nous avons déjà employée, nous
permettra de prolonger celle de “valorisation”516, qui lui est évidemment très liée, en englobant cette
dernière dans une dimension plus affective, tant il est vrai que le discours publicitaire, c’est là l’un
de ses traits caractéristiques, joue avec le désir de sa cible pour mieux l’atteindre. Le poème placé
par Stevenson en exergue de Treasure Island constitue, d’abord à cause de son appellation, une
sorte d’archétype de ce discours. Sa relative brièveté nous permet de le reproduire intégralement :
509
Préface de A Set of Six, Hynes, p. 314.
Préface de Waverley, Weinstein, p. 10.
511
Robinson Crusoe, Harmondsworth, Penguin, 1985, page non numérotée.
512
Moll Flanders, Harmondsworth, Penguin, 1989, p. 39.
513
Walter Scott, “Review of Tales of My Landlord”, Weinstein, p. 23.
514
“Note de l’auteur”, in The Master of Ballantrae, London, Nelson, p. 281.
515
Lucien Sfez, La Communication, Paris, PUF, 1991, p. 98.
516
La notion de valorisation est proposée par Genette, op. cit., p. 184.
510
104
TO THE HESITATING PURCHASER
If sailor tales to sailor tunes,
Storm and adventure, heat and cold,
If schooners, islands, and maroons
And Buccaneers and buried Gold,
And all the old romance, retold
Exactly in the ancient way,
Can please, as me they pleased of old,
The wiser youngsters of today:
— So be it, and fall on! If not,
If studious youth no longer crave,
His ancient appetites forgot,
Kingston, or Ballantyne the brave,
Or Cooper of the wood and wave:
So be it, also! And may I
And all my pirates share the grave
Where these and their creations lie!
517
C’est essentiellement l’intitulé qui définit la fonction du discours. Sans lui, ces deux huitains
pourraient être pris pour une sorte de talisman exercitif destiné à assurer le succès du livre ; le ton
est au demeurant celui de l’invocation (“So be it”, “may I”). Pourtant, l’adresse n’est pas à une
muse tutélaire ; beaucoup plus prosaïquement (en dépit de la forme choisie), elle est au client
potentiel. Stevenson a en effet parfaitement envisagé le lieu de la lecture de la préface, élément clé
du contexte situationnel tel que nous l’avons défini au chapitre 2 : c’est la librairie, où le chaland
feuillette plus ou moins fortuitement les livres qui s’étalent. On l’imagine debout, tournant et
retournant le livre, attentif à ce stade à quelques éléments péritextuels (nom de l’auteur, préface
éventuelle, illustrations) ou autres (incipit, prix).
Or, ce contexte situationnel définit pour le préfacier un rôle relativement institutionnalisé : à
charge pour lui de faire de sa préface un acte perlocutionnaire efficace, c’est-à-dire débouchant sur
l’achat du livre. Comment y parvenir ? Cela commence par le ciblage d’un public : ce sont ici les
jeunes gens (“youngsters”, “youth”), ou ceux qui leur achètent des livres. Le jeune lecteur (sans
doute un garçon) est présent comme cible, et Stevenson cherche à tisser entre lui et le livre un
réseau d’images désirables (les îles lointaines, les boucaniers, les pirates, les trésors enfouis)
propres à exciter son imagination et à éveiller son envie de lire. L’auteur utilise la “communication-
517
Treasure Island, Harmondsworth, Penguin, 1994, page non numérotée.
105
représentation” 518 et ses ressources, c’est-à-dire qu’il dévoile quelques images de son livre,
n’ignorant pas que, précisément, “le désir est lié à l’image”519.
Ici, les parties du système “sont extérieures les unes aux autres et s’articulent comme les
parties d’une machine”520 : le livre, le lecteur, et la préface entre les deux. “Moyen de transmission
d’une intention de persuader pour un achat précis”521, la préface est le fait d’un auteur qui pense
connaître son public, c’est-à-dire non seulement ses penchants intellectuels mais aussi “les ressorts
de [sa] psychologie”522.
Dans la préface de “The Brute”, Conrad suscite lui aussi l’impatience du lecteur, mais d’une
autre façon. Si les images qu’il donne perdent, par rapport à celles de Stevenson, “en qualité de
représentation”523, elles gagnent en mystère :
“The Brute”, which is the only sea-story in the volume, is (...) based on a suggestion gathered on warm human
lips. I will not disclose the real name of the criminal ship but the first I heard of her criminal habits was from the late
Captain Blake... I have made of it what the reader will see. The existence of the brute was a fact. The end of the brute as
related in the story is also a fact...
524
Un horizon d’attente inquiète est aussitôt tracé dans l’esprit du lecteur qui se demandera :
“comment cela, un navire tueur ? L’histoire serait donc fantastique ? Mais on parle d’un fait divers
authentique”, etc. Du même coup, ce lecteur investit le non-dit (“I will not disclose”) de ses propres
représentations, peurs ou explications. Nous sommes alors face à une relation véritablement
dialogique en ce que le système “inclut le destinataire dans son annonce”525 en le forçant à combler
les vides du discours.
Allons plus loin : à la limite, un désir sans objet peut être suscité. Stevenson reprenait les
images (désirables pour le public visé) du roman, à la manière d’une bande-annonce dans le cinéma
d’aujourd’hui ; Conrad jouait sur la part de mystère véhiculée par le non-dit. Mais Bram Stoker,
dans la préface de Dracula, ne dévoile rien du ressort essentiel de l’intrigue ; aucun des mots
auxquels on pourrait s’attendre (rétrospectivement, il est vrai) n’y figure : “vampire”, “death”,
“fantastic”... Une seule allusion directe, mais vague, est faite : “a series of crimes”526. A part cela,
on en reste au niveau de la généralité : “the events outlined in these pages”, “this mysterious
518
Lucien Sfez, op. cit., p. 98.
ibid.
520
ibid.
521
ibid.
522
ibid., p. 99.
523
ibid.
524
Préface de The Brute, vol. 2, Hynes, p. 313-314.
525
Lucien Sfez, op. cit., p. 100.
526
Préface de Dracula, London, Foulsham and Co., 1986, p. 11.
519
106
tragedy”527. Pourtant, le désir de lecture est suscité par un jeu d’insinuations et de sous-entendus
laissant à penser que cette histoire est tout simplement formidable. Dans cette préface évidemment
fictive, propos insistants sur la véracité absolue des faits, d’une part, et sur leur nature
extraordinaire, d’autre part, sont habilement mêlés :
I am quite convinced that there is no doubt whatever that the events here described really took place, however
unbelievable and incomprehensible that might appear at first sight... The events are incontrovertible, and so many know
of them that they cannot be denied... The people who have willingly — or unwillingly — played a part in this
remarkable story are known generally and well respected... [They] are my friends and have been so for many years, and
528
I have never doubted that they were telling the truth.
En dehors de ces termes très vagues pourtant, la préface donne de l’intrigue une image
“singulièrement vide de tout contenu”529, ce qui constitue pour Lucien Sfez le stade ultime de
l’expression publicitaire. Au lecteur de l’investir “avec ses propres désirs errant sur la surface des
objets sans s’y fixer”530 — et non seulement au lecteur mais encore à “ses différents doubles
hypothétiques auxquels la pub permet de s’exprimer”531 : si pleine de non-dit, mais évoquant
quelque crime réel, sordide et ténébreux, la préface donne naissance à tous les fantasmes ou toutes
les peurs possibles, y compris refoulés. Le recours à une préface fictive prend alors tout son sens :
“Au lieu que la publicité intervienne comme fiction dans le cours de la réalité décrite, dans cette
dernière étape, c’est la réalité qui prend place en tant que fiction dans le tissu narratif imagé de la
publicité”532, et tel que (se) l’imagine son récipiendaire.
A l’extrême opposé de ce discours, il faut enfin citer le cas de préfaciers trop conscients des
stratégies de la préface-publicité pour se livrer sans rire à l’exercice. La phrase citée plus haut de
Defoe pouvait prêter au doute (“There is in this Story abundance of delightful Incidents...”) ; mais
c’est encore Stevenson que nous citerons, cette fois pour sa préface originale de An Inland Voyage.
A la fausse candeur avec laquelle il avoue ses intentions de préfacier, font échos les arguments
justifiant que les gens sérieux se détournent finalement de son livre :
The more I thought, the more I disliked the notion [that I might not only be the first to read these pages, but the
last as well]; until the distaste grew into a sort of panic terror, and I rushed into this Preface, which is no more than an
advertisement for readers... Although [the book] runs to considerably upwards of two hundred pages (...) I seem to have
forgotten all that makes it glorious to be a man. ’Tis an omission that renders the book philosophically unimportant; but
527
ibid.
ibid., p. 12.
529
Lucien Sfez, op. cit., p. 100.
530
ibid.
531
ibid., p. 101.
532
ibid.
528
107
533
I am in hopes the eccentricity may please in frivolous circles.
L’efficacité réelle de ce type de stratégie, comme de toute forme d’expression publicitaire
des préfaces, est au demeurant difficilement mesurable. La réputation de l’auteur ou du roman, le
prix de vente importent finalement sans doute plus, et l’on sait que la New York Edition fut un
échec commercial notoire dont la recherche des causes relève plus de l’étude de marché que de
l’analyse littéraire. Ce que l’on peut dire, c’est que c’est ici que se fait ressentir le plus nettement le
besoin, pour l’auteur, de définir ou de choisir son lectorat. Comme l’écrit Genette, “les auteurs ont
souvent une idée assez précise du type de lecteur qu’ils souhaitent, ou savent, pouvoir toucher ;
mais aussi de celui qu’ils souhaitent éviter”534. Surtout, sa dimension publicitaire confirme que la
préface veut entrer en communication avec ce destinataire, et qu’elle est bien un système orienté, à
finalité pratique. Elle est un acte perlocutionnaire, visant à produire sur les allocutaires un effet
autre que la simple compréhension de ce qu’elle dit. “La portée interactionnelle ou transactionnelle
de l’acte”535, selon la terminologie de Francis Jacques, en devient manifeste. L’étude des fonctions
communicationnelles dominantes selon les auteurs va maintenant nous permette d’en prendre la
mesure.
4.2 La négociation chez Scott
Dans l’ouverture de “A Postscript Which Should Have Been a Preface”, première adresse du
romancier, en 1814, à son public, Scott compare sa relation au lecteur à un échange de type
vendeur/client :
Our journey is finished, gentle reader; and if your patience has accompanied me through these sheets, the
contract is, on your part, striclty fulfilled. Yet, like the driver who has received his full hire, I still linger near you, and
536
make, with becoming diffidence, a trifling additional claim upon your bounty and good nature.
L’image du roman comme transport payant (“contract”, “hire”) crée une interaction de type
complémentaire entre le préfacier et le lecteur, “dans la mesure où chacun des protagonistes y
participe à travers un rôle spécialisé”537 : Scott se réfère en effet à un code de conduite aux contenus
attendus, comme l’indique l’adjectif becoming. Nous sommes donc ici dans la cadre d’une
transaction, ce qui signifie qu’en théorie du moins, le contrat de communication entre les deux
parties est tout-à-fait limité : on pourrait établir une liste très fermée des “éléments de
533
Préface de An Inland Voyage, http://eldred.ne.mediaone.net, au 11/04/00.
Gérard Genette, op. cit., p. 197.
535
Francis Jacques, Dialogiques, Paris, PUF, 1971, p. 203.
536
Préface de Waverley, Weinstein, p. 3.
537
Robert Vion, op. cit., p. 133.
534
108
signification”538 (tel le fait de s’attarder dans l’attente du pourboire) que le conducteur du coche (ou
de la voiture publique, de la diligence...) et le passager peuvent échanger. Pourtant, la
complémentarité de la transaction fait aussi entrevoir que, de même que conducteur et passager
unissent leur comportement “pour former une ‘Gestalt’ de type différent”539, auteur et lecteur
coopèrent pour donner sens et existence à l’œuvre, ou du moins, dans un premier (dernier ?) temps
à la pré/postface ; que l’un d’eux fasse défaut, et celle-ci restera lettre morte.
L’anonymat de Scott lors de la parution de ses premiers romans prend du même coup un
sens nouveau. En effet, “la transaction s’effectue généralement dans l’impersonnalité”540 : nul
besoin de se présenter nommément pour conduire ou être conduit à tel endroit, ni “pour être conduit
à la gare”541 (Vion reprend ici l’image de “A Postscript...”, mais la coïncidence n’en est pas une, il
se trouve simplement que le linguiste a pensé à la même situation archétypale que Scott), ni pour
embarquer le lecteur dans le voyage imaginaire du récit. Par le recours à l’anonymat, Scott aurait
donc cherché à mettre en valeur le “rôle spécialisé”542 qu’il incombe à chacun de jouer, au
détriment des “relations que les clients [ici, les lecteurs] apportent avec eux”543. Autrement dit,
l’anonymat de l’auteur le pose en tant qu’auteur comme instance du récit, ou comme fonction
narratologique, et du même coup incitera peut-être le lecteur à se positionner lui aussi comme tel
pour mieux assumer son rôle. L’image du masque apparaît alors logiquement comme symbole
d’une volonté proclamée de dissocier vie privée et vie d’auteur :
I allege as one reason of my silence a secret dislike to enter on personal discussions concerning my literary
labours. It is in every case a dangerous intercourse for an author to be dwelling continually among those who make his
writings a frequent and familiar subject of conversation... This risk was in some degree prevented by the mask which I
wore; and my own stores of self-conceit were left to their natural course.
544
Le propos peut sembler paradoxal, puisque Scott s’engage justement, par voie de préface,
dans une forme de communication sur son œuvre. C’est, d’une part, que la préface est un échange
conversationnel accompagnant la transaction principale (la lecture du roman) mais “sans jamais se
confondre avec elle”545. C’est peut-être là la plus décisive des innovations du préfacier Scott :
contrairement à ses grands prédécesseurs des siècles précédents (nous avons déjà cité les cas de
Sterne dans A Sentimental Journey et de Fielding dans Tom Jones), Scott s’est généralement refusé
au jeu de la préface interne aux romans. C’est cette émancipation que Macartney avait perçu, qui
538
ibid.
Watzlawick, Beavin & Jackson, Une Logique de la communication, cités par Vion, op. cit., p. 134.
540
Robert Vion, op. cit., p. 133.
541
ibid.
542
ibid.
543
Erving Goffman, Les Moments et leurs hommes, Paris, Seuil, 1988, p. 223.
544
“General Preface”, Weinstein, p. 96.
545
Robert Vion, op. cit., p. 133.
539
109
écrivait dans son article de 1905 : “In the hands of Scott the preface suddenly acquired a dignity and
interest which it had never before possessed”546.
L’autre explication du paradoxe, plus fondamentale encore, c’est que la transaction est
habilement biaisée. On a dit que Scott définissait, par l’assimilation des rapports auteur/lecteur à
une interaction de nature vendeur/client, deux comportements évidemment fort “dissemblables mais
[qui], adaptés l’un à l’autre, s’appellent réciproquement”547. Y-a-t-il pour autant égalité entre les
deux parties ? Non, car l’auteur nous situe à un moment précis de la transaction : le paiement du
service (la lecture du roman) vient d’être effectué, et le passager (le lecteur), qui ne doit plus rien,
“occupe désormais une position qui a été désignée comme supérieure ou ‘haute’ (one-up)”, tandis
que le préfacier se retrouve dans une position dite “inférieure, seconde ou ‘basse’ (one-down)”548.
C’est en effet au lecteur seul que revient l’initiative de poursuivre l’échange, ou au contraire de
refuser de se laisser conduire plus avant :
You are as free, however, to shut the volume of the one petitioner, as to close your door in the face of the
other.
549
Scott structure donc ici sa relation au lecteur sur un axe de complémentarité hiérarchique où
il occupe la position basse. Or, à quoi correspond cette position ? Son acte de langage est de l’ordre
de la requête ; pouvait-il en être autrement ? Non, sans doute : qu’on lui en fasse ou non la
remarque, le lecteur est en réalité toujours libre de cesser de lire. Il se passe donc ceci, que la
reconnaissance par l’auteur de la liberté totale du lecteur oblige ce dernier, selon le code de
politesse en vigueur. La dernière image citée ne joue-t-elle pas sur la correspondance entre le geste
de (re)fermer son livre, et celui, qui ne peut être le fait que d’un malotru, de fermer la porte au nez
de quelqu’un — sous-entendu : conduite indigne du bienveillant lecteur (“gentle reader”) que vous
êtes. Scott met donc en place une “communication piégée”, situation où “l’un des sujets joue d’un
rapport de places pour en faire avaliser un autre”550. C’est un cas de figure particulier de la
transaction, celui où les rapports haut/bas, logiquement évacués par la complémentarité des places,
sont en fait réintroduits par effet psychologique. Vion décrit ce moment-type que Scott cherche à
provoquer :
Pourquoi le vendeur occuperait-il la position haute de l’échange par rapport au client ? Ce dernier peut prendre
l’initiative d’entrer dans la boutique, peut refuser de se laisser conduire par le commerçant avec un “non merci, je ne
546
M. H. Macartney, “Sir Walter Scott’s use of the Preface”, Living Age 247 (1905): 495. Un système d’écho existe
toutefois avec le chapitre 5 du roman, où la métaphore avait été introduite, et où Scott engageait déjà le dialogue avec
celles qu’il savait être surtout des lectrices.
547
Watzlawick, Beavin & Jackson, Une Logique de la communication, Paris, Seuil, 1972, cités par Vion, op. cit., p. 134.
548
ibid.
549
Préface de Waverley, Weinstein, p. 3.
550
Robert Vion, op. cit., p. 116.
110
fais que regarder”, négocier le prix d’un objet, et partir sans rien acheter. Certes, on pourra constater que certains sujets
551
auront du mal à se comporter ainsi, tant ils peuvent se sentir obligés à l’égard du commerçant.
Si Scott adopte la posture basse (terme que l’on préférera à celui de position, au sens où par
cette posture l’auteur veut nous faire croire qu’il occupe la position basse), c’est parce que le
véritable enjeu de la préface de Waverley, comme de l’ensemble des préfaces originales, est
ailleurs, et bien plus décisif que ce que laisse entendre son premier paragraphe ; il s’agit non plus
d’une simple transaction mais d’une véritable négociation entre l’auteur et son public. Quel en est
l’objet ?
Genette relève que pour convaincre le public d’acheter et/ou de lire un livre, un argument
majeur de valorisation du texte est celui de sa nouveauté, ou de son originalité. Mais il arrive que
des changements trop radicaux suscitent quelque appréhension chez un auteur : le démarche sera-telle comprise ? Ne heurtera-t-elle pas le goût de lecteurs habitués à autre chose ? Tout comme la
préface de la seconde édition des Lyrical Ballads (1800), dont elles partagent nombre de
convictions esthétiques, les préfaces de Scott, notamment les préfaces originales, révèlent que
l’auteur avait conscience de participer, ni plus ni moins, à une révolution littéraire. Un enjeu majeur
des préfaces sera de négocier avec le lecteur l’acceptation de ces formes d’écriture nouvelles — les
nouveaux canons esthétiques du romantisme, et surtout l’introduction d’un genre inédit, le roman
historique scottien.
Pour analyser les ressorts de cette négociation, on se concentrera sur un nombre restreint de
préfaces ayant valeur exemplaire : le premier chapitre de Waverley (“Introductory”), et les préfaces
de Ivanhoe, The Fortunes of Nigel et Peveril of the Peak. Ces trois derniers textes se présentent sous
une forme au demeurant remarquable. La préface de Ivanhoe se veut une épître dédicatoire
(“Dedicatory Epistle”) de l’auteur fictif, Laurence Templeton, à un certain Révérend Dryasdust.
Celle de Nigel, qualifiée d’épître introductive (“Introductory Epistle”), est envoyée par un certain
capitaine Clutterbuck à ce même révérend. Celle de Peveril est une lettre-préface (“Prefatory
Letter”) adressée par Dryasdust au capitaine. Aucune n’a évidemment rien d’allographe, et toutes
sont bien sûr fictives, ce qui ne pouvait pas échapper aux contemporains. A eux seuls les noms pour
le moins fantaisistes des épistoliers sont un indice transparent, d’autant que les lecteurs fidèles
pouvaient les retrouver de roman en roman (le soi-disant capitaine Clutterbuck avait déjà signé la
préface originale de The Antiquary).
Ce qui frappe le plus, ce n’est donc pas la question du statut fictif ou non-fictif de ces textes,
mais plutôt la façon dont ils forment, envisagés de manière systémique, une histoire
551
ibid., p. 134.
111
conversationnelle. D’une part, le choix formel est celui d’un échange interactif par excellence — la
correspondance. D’autre part, il ne semble guère “légitime d’isoler un épisode [de cette
correspondance] (...) du flux”552 communicationnel dans lequel il s’inscrit. En effet, chacun ne
prend tout son sens “qu’à travers une historicité des manières de dire”553 des deux personnages, et
de ce qu’ils disent :
I readily accept of, and reply to, the civilities with which you have been pleased to honor me in your obliging
letter, and entirely agree with your quotation, of ‘Quam bonum et quam jucundum!’
554
To your last letter I might have answered, with the classic, Haud equidem invideo, miror magis.
555
Au fil des ans, ce sont donc les mêmes préfaciers fictifs dont les lecteurs de Scott assistaient
aux échanges d’impressions sur l’auteur et sur son œuvre. Leurs liens avec Templeton restent
pourtant vagues ; les deux personnages se contredisent même sur ce point : Clutterbuck l’appelle
son ami (“my worthy friend”556), Dryasdust semble en faire une sorte de bienfaiteur (“our father and
patron”557), mais il semble qu’il soit en fait un parent commun (“our common parent”558). Une
explication possible est que les deux hommes sont ici des figures du lecteur, et expriment la
multiplicité des sentiments de celui-ci par rapport à l’auteur. Le procédé fictif permet en tout cas au
lecteur réel de s’identifier, ou du moins de se comparer aux destinateurs des lettres, et donc,
moment capital, d’entrer dans la conversation.
Ceci est d’autant plus aisé que la raison d’être (fictive) de ces lettres est de rapporter une
conversation entre chacun des épistoliers et Templeton. En effet, entre une introduction de quelques
paragraphes sur les circonstances de la rencontre et quelques formules conclusives de rigueur, le
cœur des deux préfaces est un entretien, reproduit verbatim, entre l’auteur fictif, c’est-à-dire
Templeton, et un lecteur (tour à tour Clutterbuck et Dryasdust) :
Captain. Will your goodness permit me to mention an anecdote of my excellent grandmother?
Author. I see little she can have to do with the subject, Captain Clutterbuck.
Captain. It may come into our dialogue on Bayes’s plan. The sagacious old lady—rest her soul!—was a good
friend to the church, and could never hear a minister maligned by evil tongues without taking his part warmly. (...)
Author. And what is that to the purpose?
559
552
ibid., p. 19.
ibid.
554
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 40.
555
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 58.
556
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 41.
557
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 59.
558
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 57.
559
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 46.
553
112
Dryasdust. I assure you I have seen some grave treatises in which it was thought necessary to contradict your
assertions.
Author. That certainly was to point a discharge of artillery against a wreath of morning mist.
Dryasdust. But besides, and especially, it is said that you are in danger of causing history to be neglected,
readers being contended with such frothy and superficial knowledge as they acquire from your works (...).
Author. I deny the consequence.
560
Le révérend et le capitaine confessent ne savoir quelle suite donner à leur entretien, et se
résolvent, presque faute de mieux, à le faire figurer en préface au roman :
I leave it to you to form your own opinion concerning the import of this dialogue.
561
I do not know what to make of this doubtful matter, but will certainly imitate your exemple in placing this
dialogue, with my present letter, at the head of Peveril of the Peak.
562
Le contexte situationnel des deux rencontres présente quelques différences de surface, mais
le même schéma fondamental s’y retrouve. Dryasdust dit avoir reçu la visite inopinée de l’auteur
quelque temps après que celui-ci lui a envoyé à lire les épreuves de Peveril ; Clutterbuck le
rencontre, également à l’improviste, dans l’arrière-boutique d’une imprimerie où il préserve son
anonymat, mais où il s’attendait manifestement à la venue du capitaine. Dans les deux cas, l’auteur
a donc pris l’initiative de la rencontre ; et dans les deux cas, c’est parce qu’il avait quelque chose à
entendre, et non à dire, sur les œuvres et leur réception :
Author. I was willing to see you, Captain Clutterbuck. (...) [First], touching The Monastery—how says the
world? You are abroad and can learn.
Captain. Hem! hem! The inquiry is delicate. I have not heard any complaints from the publishers.
Author. That is the principal matter; but yet an indifferent work is sometimes towed on by those which have
left harbour before it, with the breeze in their poop. What say the critics?
563
Si, à travers les figures de l’auteur, de Clutterbuck et de Dryasdust, Scott fait donc de ses
préfaces le réceptacle d’un entretien, défini par Vion comme une “interaction complémentaire
finalisée”564, il se place de nouveau en position basse, comme demandeur, et non fournisseur
d’informations. Pourtant, un renversement s’opère de nouveau. Formellement, les deux entretiens
présentent toutes les caractéristiques de l’interview moderne ; Scott a peut-être inventé là, sous une
forme imaginaire, cet exercice plus tard si divulgué par le développement des médias de masse. On
peut en effet assimiler le rôle de Clutterbuck et de Dryasdust à celui de journalistes. L’un et l’autre,
à mesure qu’ils reviennent de leur surprise et de leur timidité initiales, s’enhardissent en effet dans
560
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 66.
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 57.
562
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 69.
563
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 43.
564
Robert Vion, op. cit., p. 131.
561
113
les questions posées à l’auteur, et ont recours à des “activités de guidage”565 caractéristiques de
l’interview (questions, critiques, incitations plus ou moins provocantes) :
You are incorrigible. Are there no bounds to your audacity?
You are determined to proceed then in your own system?
I fear me [sic] that you are here eluding the charge.
566
567
568
Le procédé permet à Scott de justifier, aux yeux du lecteur réel, ses partis pris romanesques
tout en se prêtant “au jeu de la dynamique interactive”569. Il parvient à rester “maître du jeu sans
être à l’initiative”570, au moyen de figures comme la concession, ou en mettant les rieurs de son
côté :
Dryasdust. A worse fault is, that your manners are even more incorrect than usual. Your Puritan is faintly
traced in comparison to your Cameronian.
Author. I agree to the charge; but although I still consider hypocrisy and enthusiasm as fit food for ridicule and
satire, yet I am sensible of the difficulty of holding fanaticism up to laughter or abhorrence without using colouring
571
which may give offence to the sincerely worthy and religious.
Dryasdust. Here you have a Countess of Derby (...) given up as a Catholic, when she was in fact a zealous
Huguenot.
Author. She may sue me for damages, as in the case Dido versus Virgil.
572
Le statut du capitaine et du révérend devient alors très complexe. Leur rôle réel est “moins
de parler que de susciter la parole” de l’auteur, “auquel [ils laissent] le soin de fournir l’essentiel de
la matière conversationnelle”573, mais ils incarnent fictivement le rôle d’un critique auquel Scott
voudrait réellement répondre... L’interview fictive plonge les uns et les autres dans une succession
infinie de mises en abîme. C’est justement l’un des rouages essentiels de la négociation : dans le
moment même où elle est réponse ou paratonnerre (fonctions décrites par Genette), la préface,
“dans un sorte de simul déconcertant” 574 , pour reprendre ici l’expression de Derrida, donne
également voix à son contraire — coexistence de deux discours qui “permet d’appréhender
565
ibid., p. 130.
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 56.
567
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 53.
568
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 69.
569
Robert Vion, op. cit., p. 130.
570
ibid., p. 132.
571
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 68.
572
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 68.
573
Catherine Kerbrat-Orecchioni, “La mise en place”, in Décrire la conversation, Lyon, Presses universitaires de Lyon,
1987, p. 324.
574
Jacques Derrida, op. cit., p. 12.
114
566
l’interaction dans son dynamisme interne”575 en impliquant le critique.
Pourtant, celui-ci se voit aussitôt confronté à ce que Vion appelle une “négociation de la
relation”, c’est-à-dire une négociation portant “sur la relation réciproque qui se construit dans
l’échange”576, autrement dit la place occupée dans l’interaction. Ces phases sont l’occasion pour
Scott, “sous prétexte de reproduire la parole adverse, d’effectuer un certain nombre de
déplacements afin d’accentuer l’aspect jugé offensant, de faire ressortir l’implicite, d’expliciter ce
qu’il estime être le sens véritable” 577 , et plus généralement de réajuster le positionnement
réciproque :
Dryasdust. (..) I have seen some grave treatises in which it was thought necessary to contradict your assertions.
578
Author. That certainly was to point a discharge of artillery against a wreath of morning mist.
Dryasdust. (...) This will leave you still countable for misleading the young (...) by thrusting into their hands
works which (...) yet leave their giddy brains contended with the crude, uncertain, and often false statements which your
novels abound with.
Author. It would be very unbecoming in me, reverend sir, to accuse a gentleman of your cloth of cant; but,
579
pray, is there not something like it in the pathos with which you enforce these dangers?
Dryasdust. Not to mention, my worthy sir, that perhaps you may think the subject exhausted.
Author. The devil take the men of this generation for putting the worst construction on their neighbour’s
conduct!
580
Dans ces trois échanges, l’auteur privilégie clairement une stratégie de positionnement au
détriment d’une réponse sur le contenu des critiques, se contentant de faire ressortir leur vanité, leur
incivilité ou leur franche indécence. Mais il n’en est pas toujours ainsi. A la négociation de la
relation se combine une “négociation des contenus”, évidemment beaucoup plus essentielle, fondée
à la fois sur “la recherche du consensus [et] l’introduction de la divergence”581 ou plus exactement
de la nouveauté. Cette négociation ne se saisit totalement qu’à partir de recoupages entre plusieurs
préfaces, parfois distantes dans le temps. Elle consiste par exemple, pour chaque défense et
illustration d’un aspect essentiel de l’œuvre, à recourir à “la verbalisation d’une base consensuelle”
permettant, “à moindres frais, d’introduire la différence”582. Ceci est particulièrement manifeste
575
Robert Vion, op. cit., p. 142.
ibid., p. 224.
577
ibid.
578
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 66.
579
“Prefatory Letter”, Weinstein, p. 67.
580
“Prefatory letter”, Weinstein, p. 69.
581
Robert Vion, op. cit., p. 224.
582
ibid.
576
115
lorsqu’il s’agit de justifier la représentation des faits historiques :
The severer antiquary may think that, by thus intermingling fiction with truth, I am polluting the well of history
with modern inventions, and impressing upon the rising generation false ideas of the age which I describe. I cannot but
in some sense admit the force of this reasoning, which I yet hope to traverse by the following considerations. (...) It is
necessary, for exciting interest of any kind, that the subject assumed should be, as it were, translated into the manners,
as well as the language, of the age we live in.
583
While I own the force of these objections, I must confess at the same time, that they do not appear to me to be
altogether insurmountable.
584
D’autres fois, l’auteur se place de lui-même dans la posture de l’accusé, par le biais de
métaphores judiciaires, pour mieux mettre en place son système de défense. C’est ainsi qu’est
décrite la réception de Waverley par son tout premier lecteur :
Having proceeded as far, I think, as the seventh chapter, I showed my work to a critical friend, whose opinion
was unfavourable; and having then some poetical reputation, I was unwilling to risk the loss of it by attempting a new
style of composition. I therefore threw aside the work I had commenced, without either reluctance or remonstrance.
585
Dans un premier temps donc, un repli tactique est effectué. On note toutefois que l’opinion
du critique n’est étayée par aucun argument tangible (du moins dans la préface), et l’on a plutôt
l’impression que c’est la nouveauté même du genre qui est en cause : “a new style of composition”.
Instinctivement, le lecteur de la préface associera alors la nouveauté à des notions positives comme
innovation, création, invention... et l’accusation est retournée. Mais d’autres précautions sont prises
pour ménager le lecteur ; la publication de l’œuvre ayant finalement lieu, elle doit apparaître
presque fortuite ou accidentelle, et l’auteur pleinement conscient de son insignifiance :
I feel no confidence, however, in the manner in which I have executed my purpose. Indeed, so little was I
satisfied with my production, that I laid it aside in an unfinished state, and only found it again by mere accident among
other waste papers in an old cabinet...
586
La dépréciation joue le rôle d’une “modalité d’énoncé (portant sur l’attitude subjective de
l’énonciateur vis-à-vis des contenus assertés)”587 qui consiste à sous-entendre : tout ceci (cette
révolution esthétique que constitue Waverley) n’est pas si grave, inutile donc de s’épuiser en vaines
clabauderies. Au fil des préfaces originales, lieu logiquement privilégié de la négociation, c’est
toute l’esthétique scottienne qui est de la même façon introduite à pas mesurés. Dans l’Introduction
de 1816 de The Antiquary, l’entrée en littérature d’une nouvelle classe sociale est annoncée, et plus
583
“Ivanhoe : Dedicatory Epistle”, Weinstein, p. 33-34.
“Ivanhoe : Dedicatory Epistle”, Weinstein, p. 32.
585
“General Preface”, Weinstein, p. 90.
586
Préface de Waverley, Weinstein, p. 5.
587
Robert Vion, op. cit., p. 239.
584
116
encore peut-être celle de la langue qui lui est propre :
I have, in the last two narratives especially
588
, sought my principal personages in the class of society who are
the last to feel the influence of that general polish which assimilates to each other the manners of different nations.
Among the same class I have placed some of the scenes in which I have endeavoured to illustrate the operation of the
higher and more violent passions; both because the lower orders are less restrained by the habit of suppressing their
feelings, and because I agree with my friend Wordsworth that they seldom fail to express them in the strongest and most
powerful language.
589
La préface générale du magnum opus revient, quinze ans plus tard, sur ce caractère majeur
de l’esthétique romantique :
Every work designed for mere amusement must be expressed in language easily comprehended; and when (...)
the author addresses himself exclusively to the antiquary, he must be content to be dismissed by the general reader with
the criticism of Mungo, in the Padlock, on the Mauritanian music, ‘What signifies me hear, if me no understand?’
590
Dans l’épître de The Fortunes of Nigel, le rejet du récit linéaire est ainsi défendu :
Captain. And the story is, I hope, natural and probable; commencing strikingly, proceeding naturally, ending
happily, like the course of a famed river...
Author. Hey! hey! what the deuce is all this? Why, ’tis Ercles’s vein, and it would require some one much
more like Hercules than I to produce a story which should gush, and glide, and never pause, and visit, and widen, and
deepen, and all the rest on’t. (...) And, in the meanwhile, all the quirks and quiddities which I might have devised for my
reader’s amusement would lie rotting in my gizzard, like Sancho’s suppressed witticisms, when he was under his
master’s displeasure.
591
L’épître de Ivanhoe positionne le roman dans la tradition littéraire, en le tenant à l’écart des
romances au goût du jour, mais en soulignant l’influence du roman picaresque, notamment celle de
Smollett et Le Sage :
(...) a publication which the more grave antiquary will perhaps class with the idle novels and romances of the
day. I am anxious to vindicate myself from such a charge.
592
Smollett, Le Sage, and others, emancipating themselves from the strictness of the rules he [Fielding] has laid
down, have written rather a history of the miscellaneous adventures which befall an individual in the course of life than
the plot of a regular and connected epopeia.
593
Choix de nouveaux sujets, d’une nouvelle langue, d’un nouveau mode de narration, tels sont
588
C’est-à-dire Guy Mannering et The Antiquary.
Préface de The Antiquary, Weinstein, p. 11.
590
“General Preface”, Weinstein, p. 92.
591
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 44-45.
592
“Dedicatory Epistle”, Weinstein, p. 29.
593
“Introductory Epistle”, Weinstein, p. 45.
589
117
les enjeux de la négociation. Mais finalement, en dépit des références qu’il invoque, Scott laisse
entendre que ce ne sont pas ses précédents historiques qui légitiment une œuvre, mais sa réception
par le public. Lorsque celle-ci est favorable, toute autre critique est cassée (au sens où un jugement
peut l’être), comme celle, défavorable, du premier lecteur de Waverley : “my ingenious friend’s
sentence was afterwards reversed on an appeal to the public”594. Le verdict final a été prononcé,
l’affaire est entendue.
4.3 James ou la leçon du maître
A l’inverse de Scott, et comme nous l’avons déjà évoqué au chapitre 2, James se place
ostensiblement (mais de manière sans doute trop tapageuse pour que les choses ne soient pas plus
complexes qu’elles semblent) dans une position haute par rapport à des lecteurs volontiers rappelés
à leur incompétence critique. Dès les premières préfaces, introductives, le ton est donné dans des
passages assez développés :
Criticism based upon perception (...) is too litle of this world... [The author] is entitled to nothing, he is bound
to admit, that can come to him, from the reader, as a result on the latter’s part of any act of reflexion or discrimination...
The artist may of course, in wanton moods, dream of some Paradise (for art) where the direct appeal to the intelligence
might be legalised; for to such extravagances as these his yearning mind can scarce hope ever completely to close itself.
The most he can do is to remember they are extravagances.
595
The picture of an intelligence appears for the most part, it is true, a dead weight for the reader of the English
novel to carry, this reader having so often the wondrous property of caring for the displayed tangle of human relations
without caring for its intelligibility.
596
[The] reader with the idea or the suspicion of a structural centre is the rarest of friends and of critics—a bird, it
would seem, as merely fabled as the phoenix.
597
Des piqûres de rappel sont ensuite administrées au fil des pages :
[A] certain extraordinary benightedness on the part of the Anglo-Saxon reader. One had noted this reader as
perverse and inconsequent in respect to the absorption of ‘dialogue’.
598
[We] feel (...) how the theme is being treated. That is we feel it when, in such tangled connexions, we happen
to care. I shouldn’t really go on as if this were the case with many readers.
599
594
“General Preface”, Weinstein, p. 90.
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1081-1082.
596
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1089.
597
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1108.
598
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1127.
599
Préface de What Maisie Knew, Edel, p. 1172.
595
118
600
[Our] so marked collective mistrust of anything like close or analytic appreciation.
[This] odd numbness of the general sensibility, which seemed ever to condemn it, in presence of a work of art,
601
to a view scarce of half the intentions embodied, and moreover but to the scantest measure of these...
[The] original grossness of readers.
602
603
[The] dire paucity of readers ever recognising or ever missing positive beauty.
On a déjà tenté d’identifier les lecteurs réels visés par ces attaques : tout lecteur en général,
le lectorat britannique et américain en particulier, et un nouveau type de lecteurs dont l’importance
dans les journaux et revues n’avait cessé de croître au cours du siècle, le critique professionnel.
Notre thèse est ici que le rabaissement du lecteur n’est en réalité que la première étape de son
édification : l’éducation critique du destinataire nous semble s’imposer comme fonction majeure
des préfaces de la New York Edition. Reformulons le problème en termes communicationnels et
linguistiques : pour James, maintenir le lecteur “dans une position basse (...) concerne
prioritairement le rapport de places”604 qu’il cherche à construire. Si “postuler l’hétérogénéité des
instances énonciatives”, comme nous l’avons fait au chapitre 2, “conduit à concevoir qu’à chacune
des places occupées correspond un ensemble hétérogène d’indicateurs de place”605 , on peut
considérer les formules véhémentes du préfacier comme autant de “taxèmes” ou “faits sémiotiques
pertinents”606 qui déterminent le rapport de places au sein même de l’échange communicatif. Ici, ils
sont d’ailleurs à considérer moins comme des indicateurs que comme “des donneurs de places
qu’ils allouent au cours du développement de l’échange”607. On saisit bien ce qu’une structure
sérielle présente ici comme avantage : elle seule permet la réitération de ces taxèmes, nécessaire au
maintien de la position haute du locuteur “jusque dans la procédure de clôture de l’échange”608. Ce
n’est pas un hasard si les derniers paragraphes de la série envoient l’ultime estocade ; le lecteur y est
décrit comme à peine conscient de sa pitoyable condition : “poor passive spirit, systematically
bewildered and bamboozled on the article of his dues, [and] but dimly aware of it”609.
Mais de quels devoirs s’agit-il ? Au-delà de leur ton provocateur, les reproches sont
cohérents, et se dégagent de l’acrimonie stérile en ce qu’ils débouchent sur une ambitieuse leçon de
600
Préface de The Figure in the Carpet, Edel, p. 1234.
ibid.
602
Préface de Daisy Miller, Edel, p. 1271.
603
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1315.
604
Robert Vion, op. cit., p. 252.
605
ibid.
606
Catherine Kerbrat-Orecchioni, “La mise en place”, in Décrire la conversation, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,
1987, p. 320.
607
ibid., p. 321.
608
Robert Vion, op. cit., p. 254.
609
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1339.
119
601
lecture. Le message adressé est globalement le suivant : les lecteurs n’ont pas saisi mon intention
d’artiste ; cette intention est d’ordre compositionnel ; ce sont donc les questions de structure (dans
toutes leurs implications architecturales et narratologiques) auxquelles le lecteur doit être attentif
pour interpréter mon œuvre. James se place exactement dans la position de Hugh Vereker, le
personnage-écrivain de The Figure in the Carpet, dont le secret qui habite l’œuvre (et dont on ne
saura jamais ce qu’il était) obsède le narrateur qui cherche à le décrypter :
There may be links missing between the chronic consciousness I have glanced at—that of Hugh Vereker’s own
analytic projector, speaking through the mouth of the anonymous scribe—and the poor man’s attributive dependence,
for the sense of being understood and enjoyed, on some responsive reach of critical perception that he is destined never
to waylay with success.
610
C’est ce commentaire notamment qui permet de voir dans les critiques professionnels le
cœur de cible ; et leur faute est d’autant plus grave qu’ils ont malheureusement répandu (aux dires
de James) leur mode de lecture inadéquat. Le but assigné aux préfaces est donc celui-là même qui
déjà avait poussé à l’écriture de The Figure in the Carpet : “to reinstate analytic appreciation (...) in
its virtually forfeited rights and dignities”611.
Parallèlement aux reproches virulents, c’est donc à une leçon de critique littéraire que
convient les préfaces. Toutefois, celles-ci ne livrent aucune interprétation directe des œuvres ; bien
plutôt, elles fournissent au lecteur, y compris de manière très dirigiste, les moyens méthodologiques
d’arriver à une autonomie de lecture. Guidage et émancipation : on reconnaît là les deux pôles
contradictoires, en apparence seulement, de tout projet pédagogique. Celui de James est centré sur
les questions de structure (découpage et enchaînements des scènes, répartition des chapitres,
distribution des points de vue) ; d’où le premier point de la leçon : la nécessaire assimilation par le
lecteur d’une terminologie adaptée. Un ensemble de concepts est ainsi progressivement défini et
illustré, comme celui de “ficelle” :
As certain elements in any work are of the essence, so others are only of the form; (...) this or that character (...)
belongs intimately to the treatment (...). Maria Gostrey and Miss Stackpole then are cases, each, of the light ficelle, not
of the true agent.
612
Maria Gostrey (...) is the reader’s friend (...) and she acts in that capacity, and really in that capacity alone,
with exemplary devotion, from beginning to end of the book. She is an enrolled, a direct aid to lucidity; she is in fine, to
tear off the mask, the most unmitigated and abandoned of ficelles.
613
Cet exemple nous montre de nouveau à l’œuvre le principe d’accumulation de sens que nous
610
Préface de The Figure in the Carpet, Edel, p. 1234.
Préface de The Figure in the Carpet, Edel, p. 1235.
612
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1081-1082.
613
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1317.
611
120
évoquions au chapitre précédent : le mot désigne dans un premier temps un personnage secondaire,
puis un adjuvant au lecteur. En termes linguistiques et communicationnels, on parlera d’un effort
continu de référenciation. “Référer consiste à sélectionner dans la totalité des “événements”
possibles des objets de discours”614 ; c’est là, de l’aveu de James lui-même, la principale difficulté
de l’écriture des romans. C’est aussi, par mise en abîme, l’un des enjeux des préfaces, qui posent la
question : que faut-il observer dans un roman ? Or, en imposant ses propres termes critiques (ficelle,
centre de conscience, architecture, symétrie...) James oriente déjà la perception du lecteur selon sa
propre perspective organiciste, sans toutefois décrire précisément l’organisation de chaque roman
ou récit. Ce sera au lecteur de le faire ensuite. Comme l’explique Kerbrat-Orecchioni :
[Dénommer] c’est choisir au sein d’un paradigme dénominatif ; c’est faire “tomber sous le sens”, c’est orienter
dans une certaine direction analytique, l’objet référentiel... La forme d’un mot ou d’une périphrase (...) n’est donc
615
jamais innocente et toute désignation est nécessairement “tendancieuse”.
La référenciation établit donc des inférences qui relèvent des choix subjectifs de l’auteur,
mais sans que ces catégorisations s’opèrent “dans la solitude du sujet parlant”616. Au contraire, non
seulement James construit-il une forme discursive polyphonique (selon le dispositif décrit au
chapitre 2, et complexifié encore par ses relations systémiques), mais encore organise-t-il ses
catégorisations de manière dialogique, de sorte que ses analyses critiques s’effectuent toujours dans
un cadre interactif impliquant une réaction du lecteur, en l’occurence une lecture orientée.
La référenciation pratiquée par James se met donc en place dans l’intersubjectivité de la
communication, ou dans la dimension relationnelle, dans la mesure où “nommer c’est se situer et
donc situer l’autre, et, bien sûr, la dimension discursive, puisque les manières de dire sont
constitutives des discours”617. C’est précisément là que la référenciation constitue l’un des canaux
de diffusion (de dissémination ?) de la méthode critique jamesienne : imposer son propre
vocabulaire constitue pour le préfacier l’un des enjeux fondamentaux dans la propagation de ses
propres modes de lecture.
Reste ensuite pour le lecteur à savoir manier à bon escient les outils critiques qui lui sont
proposés. Là encore le préfacier-professeur lui vient en aide, en l’incitant, mais de manière
indirecte, à se poser les bonnes questions sur l’œuvre. Des discussions sont ainsi engagées sur des
aspects parfois mineurs d’un roman, mais dont la valeur réside dans l’intérêt des approches critiques
qu’elles dessinent. Par exemple, il est fort à parier que la plupart des lecteurs de Roderick Hudson
614
Robert Vion, op. cit., p. 211.
Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Enonciation, Paris, Armand Colin, 1980, p. 126.
616
Robert Vion, op. cit., p. 212.
617
ibid.
615
121
ne se soucient guère de la façon dont la ville de Northampton, que le héros quitte très vite, est
représentée dans les premiers chapitres. Telle est pourtant le premier point de micro-lecture soulevé
dans la série :
Pathetic (...), no doubt, to reperusal, the manner in which the evocation, so far as attempted, of the small New
England town of my first two chapters fails of intensity.
618
S’il est fait retour sur cette maladresse, somme toute secondaire, sur plus de deux pages,
c’est peut-être parce qu’elle soulève quelques problèmes essentiels qui eux méritent d’être explorés
activement par le lecteur, et non seulement à propos de Roderick Hudson, mais pour l’ensemble de
l’œuvre. Ce sont, par exemple, les ruptures et continuités avec la tradition littéraire, et
corollairement l’évolution entre les œuvres de jeunesse et celles de la maturité de l’auteur :
One nestled, technically, in those days, and with yearning, in the great shadow of Balzac... If it was a question
of Saumur, of Limoges, of Guérande, he ‘did’ Saumur, did Limoges, did Guérande.
619
C’est encore le rôle du point de vue dans la représentation littéraire :
Its [representation’s] fortune rests primarily (...) on somebody’s having, under suggestion, a sense of it.
620
De la même façon, ce sera au lecteur de faire le lien entre les concepts théoriques définis
dans les préfaces et leur réalisation particulière dans chaque roman. C’est l’idée de Paul B.
Armstrong :
Some of the most useful aspects of the prefaces are their theoretical observations (...) about the novel as a
genre (his famous definition of “romance” versus realism, or his metaphor of the “house of fiction”). The usefulness of
these theoretical notions lies precisely in their generality, their lack of specificity. They are not inextricably tied to a
single text or commentary, and their broad range of possible reference leaves it to the reader to figure out how best to
621
apply them as instruments for understanding and appreciation.
Les préfaces de la New York Edition relèvent donc d’une interaction éducative en ce
qu’elles projettent de guider le lecteur dans ses façons de lire, mais dans la perspective finale de lui
permettre de critiquer par lui-même. Elles forment une leçon de méthodologie critique, et non un
cours magistral interprétant les romans ; elles fournissent au lecteur certains outils herméneutiques
qui lui permettront de poursuivre son propre travail interprétatif, mais ne livrent par elles-mêmes
aucune réponse directe aux questions soulevées par les œuvres : le lecteur espérant des explications
définitives sur les idées de l’auteur quant à la moralité de Daisy Miller ou la folie supposée de Miss
Jessel en sera pour ses frais. En revanche, James ne néglige pas de résumer ou reformuler ses idées
618
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1043.
ibid.
620
ibid.
621
Paul B. Armstrong, “Reading James’s Prefaces”, in Henry James’s New York Edition : The Construction of
Authorship, David McWhirter (éd.), Stanford, Stanford University Press, 1995, p. 136.
122
619
maîtresses très régulièrement, parfois au risque de lasser, mais n’ignorant peut-être pas que la
répétition est l’une des bases de la pédagogie :
The centre of interest throughout “Roderick” is in Rowland Mallet’s consciousness...
622
623
“Place the centre of the subject in the young woman’s own consciousness,” I said to myself.
624
There was the “fun”, to begin with, of establishing one’s successive centres...
I have already betrayed, as an accepted habit, and even to extravagance commented on, my preference for
dealing with my subject-matter, for “seeing my story”, through the opportunity and the sensibility of some more or less
detached, some not strictly involved, though thoroughly interested and intelligent, witness or reporter, some person who
contributes to the case mainly a certain amount of criticism and interpretation of it. (...) The Prince, in the first half of
the book, virtually sees and knows and makes out, virtually represents to himself everything that concerns us... The
625
function of the Princess, in the remainder, matches exactly with his...
La fonction pédagogique devient transparente lorsque James propose aux critiques un sujet
de leçon (si d’aventure, comme il les y engage, ils voulaient eux aussi contribuer à l’édification des
lecteurs). C’est l’étude d’un contre-exemple, celui de la seconde partie de The Wings of the Dove,
jugée mal proportionnée, qu’il suggère :
The latter half, that is the false and deformed half, of “The Wings” would verily, I think, form a signal object626
lesson for a literary critic bent on improving his occasion to the profit of the budding artist.
On ne peut s’empêcher de lire cette phrase à la lumière de cette lettre à Howells où James
définissait le destinataire de ses préfaces tardives non pas comme lecteur mais comme disciple :
“They ought, collected together, (...) to form a sort of comprehensive manual or vademecum for
aspirants in our arduous profession”627. Reste que ceci n’est possible qu’au prix d’un dispositif
particulier : la lecture des romans doit être parallèle à celles des préfaces. La question de l’avant ou
de l’après se trouve donc de nouveau relancée : c’est un parcours (initiatique) qui est proposé au
lecteur, non pas alternativement du roman à la préface ou de la préface au roman, selon le choix le
plus évident a priori, mais simultanément de l’un et de l’autre. Expérience déroutante sans doute, et
qui renvoie une fois encore aux propos de Derrida : ne s’agit-il pas là aussi, “dans une sorte de
simul déconcertant”628, de déplacer et transformer les schémas traditionnels de la pensée, ou du
moins de la lecture ?
622
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1050.
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1079.
624
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1294.
625
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1323.
626
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1299.
627
Henry James Letters, Leon Edel (éd.), Cambridge, Harvard UP, 1984, volume II, p. 102.
628
Jacques Derrida, op. cit., p. 12.
623
123
La question du statut du préfacier revient alors elle aussi au premier plan ; s’il y a élève, il y
a maître, et le statut paradoxal de ce dernier (tout son effort consiste à apprendre à l’élève à se
passer de maître) permet de mieux comprendre la co-présence d’affirmations apparemment
contradictoires sur la valeur de ses intentions :
What matters, for one’s appreciation of a work of art, however modest, is that the prime intention shall have
629
been justified—for any judgement of which we must be clear as to what it was.
One’s plan, alas, is one thing and one’s result another...
he produces.
630
[An artist’s] triumph (...) is but the triumph of what
631
De telles phrases déchargent le lecteur du travail de recherche d’insaisissables intentions
auctoriales, mais la première affirme leur importance aux yeux de l’auteur lui-même. C’est en fait
un partage des responsabilités herméneutiques qui est défini ; une nouvelle fois, cela nous rappelle
la posture de Vereker dans The Figure in the Carpet, qui ne cesse de tambouriner l’existence du
motif caché dans son œuvre, mais qui, refusant de le dévoiler, exige du lecteur un travail d’analyse
venant prolonger son travail de création. Telle la corde de l’alpiniste, la préface assure le passage de
l’un à l’autre.
4.4 La conversation chez Conrad
“A most discreet, understanding man...”
632
C’est justement dans la conception du rapport au destinataire que l’on peut situer la
différence fondamentale entre les préfaces de James et celles de Conrad. L’opposition théorique
entre conversation et discussion est ici opératoire : contrairement à James, Conrad se place dans une
perspective de conversation, au sens où Robert Vion, dont nous suivons toujours l’analyse des
interactions communicationnelles, définit ce terme. Selon lui, la conversation “mettra en présence
des sujets sociaux, déjà pourvus d’images sociales, dont les positionnements ne sauraient être
identiques”633 ; elle est un échange d’abord caractérisé par “un rapport de places symétrique”634. A
aucun moment en effet, Conrad ne manifeste la moindre vélléité d’occupation d’une position haute
par rapport au lecteur. Les topiques du discours sont au contraire ceux des règles de la courtoisie :
“The discriminating reader will guess that I have found [these tales] within my mind”635. On peut
629
Préface de A London Life, Edel, p. 1151.
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1294.
631
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1118.
632
Préface de Youth, vol. 3, Hynes, p. 288.
633
Robert Vion, op. cit., p. 135.
634
ibid.
635
Préface de A Set of Six, vol. 2, Hynes, p. 314. Les récits dont il s’agit sont “The Informer” et “An Anarchist”.
630
124
même dire que se manifeste une certaine “domination de la coopérativité par rapport à la
compétitivité”636. Avec Conrad, la préface entre dans la sphère de la coopération entre l’auteur et le
lecteur : chacun, à part égale, a voix au chapitre, et l’interprétation de l’un ne saurait être a priori
plus ou moins légitime que celle de l’autre :
One would think that I am the proper person to throw light on the matter [the origins of Marlow]; but in truth I
find that it isn’t so easy.
637
I won’t characterize the mood [in which “Youth” is written] precisely, but anybody can see that it is anything
but the mood of wistful regret, of reminiscent tenderness.
638
As to [Youth’s] “reality,” that is for the readers to determine.
639
But what is the subject of “Falk”? I personally do not feel so very certain about it. He who reads must find out
for himself.
640
L’objet n’est plus ni de transiger avec les lecteurs, ni de s’imposer à eux comme figure
altière détentrice d’un savoir à transmettre, mais de susciter en chacun sa propre démarche
interprétative :
Each of them [the novels and stories] has more than one intention. With each the question is what the writer
has done with his opportunity; and each answers the question for itself in words which, if I may say so without undue
solemnity, were written with a conscientious regard for the truth of my own sensations. And each of those stories, to
641
mean something, must justify itself in its own way to the conscience of each successive reader.
Il résulte de cette reconnaissance de la privauté des interprétations, que Conrad ne tente
jamais, contrairement à James, de fixer le cours de celles-ci, ni même d’élucider certains aspects
compositionnels ou certains partis pris esthétiques. Ici, la “finalité interne [des préfaces est] centrée
sur le contact et la réaffirmation de liens sociaux”642. Ce n’est généralement pas le moindre
étonnement du lecteur de Conrad de s’apercevoir que ses préfaces ne renseignent que très peu, voire
pas du tout, sur les œuvres :
One does one’s work first and theorises about it afterwards. It is a very amusing and egotistical occupation of
no use whatever to any one and just as likely as not to lead to false conclusions.
643
Le préfacier en restera donc toujours à une “implication mesurée”644 quant aux attendus de
636
Robert Vion, op. cit., p. 135.
Préface de “Youth”, vol. 3, Hynes, p. 287.
638
Préface de “Youth”, vol. 3, Hynes, p. 288.
639
Préface de “Youth”, vol. 3, Hynes, p. 289.
640
Préface de “Falk”, vol. 3, Hynes, p. 292.
641
Préface de “Typhoon”, vol. 3, Hynes, p. 291-292.
642
Robert Vion, op. cit., p. 135.
643
Préface de “The Lagoon”, vol. 1, Hynes, p. 289.
644
Robert Vion, op. cit., p. 135.
637
125
son discours, qui restent pour la plupart des lecteurs les dessous de l’écriture du roman. Sur ce
point, le parallèle peut être fait avec James, qui, on l’a vu, se refuse également au dévoilement
herméneutique direct ; mais au-delà, l’enjeu est tout autre, de nature sociale et non critique.
L’auteur part à la rencontre de son lecteur comme il affirme être allé à celle de son personnage le
plus célèbre, Marlow, dans le cadre d’une “relation interpersonnelle [au] caractère spontané et
quotidien”645 :
The man Marlow and I came together in the casual manner of those health-resort acquaintances which
sometimes ripen old friendships
646
.
La définition donnée par Tarde de la conversation correspond bien à cette situation :
Par conversation j’entends tout dialogue sans utilité directe et immédiate, où l’on parle surtout pour parler, par
plaisir, par jeu, par politesse... Elle marque l’apogée de l’attention spontanée que les hommes se prêtent réciproquement
647
et par laquelle ils s’entre-pénètrent avec infiniment plus de profondeur qu’en aucun autre rapport social.
Ceci explique le ton amical si caractéristique de Conrad préfacier : la préface devient avec
lui “un lieu de convivialité relative”648, comme l’humour complice de la note d’auteur de Lord Jim
en témoigne :
A friend of mine returning from Italy had talked with a lady there who did not like the book. I regretted that, of
course, but what surprised me was the ground of her dislike. “You know,” she said, “it is all so morbid.” The
pronouncement gave me food for an hour’s anxious thought. Finally I arrived at the conclusion that, making due
allowances for the subject itself being rather foreign to women’s sensibilities, the lady could not have been an Italian. I
wonder whether she was European at all?
649
On peut donc dire de Conrad qu’il ne conçoit la préface ni comme une instance de
négociation (comme c’est le cas de Scott), ni comme une instance d’orientation de la démarche
critique (comme c’est le cas de James) mais bien plutôt comme “une instance de base de la
socialisation”650. La meilleure définition de ses notes d’auteur pour l’édition complète de 1920
figure dans sa correspondance même : “a chat, an appreciation, something light and interesting”651.
Knowles et Moore font cette observation pertinente :
The rules of polite conversation prevail throughout the ‘Author’s Notes’, with the implication that excessive
645
ibid.
Préface de “Youth”, vol. 3, Hynes, p. 287-288.
647
Cité par Vion, op. cit., p. 136.
648
Robert Vion, op. cit., p. 135.
649
Préface de Lord Jim, New York, Modern Library, 1931, p. viii-ix.
650
Robert Vion, op. cit., p. 136.
651
The Collected Letters of Joseph Conrad, Frederick R. Karl et Laurence Davies (éd.), Cambridge, Cambridge UP,
1983, vol. II, p. 139.
126
646
engagement with wider literary issues, technical matters, or open controversy, would be bad form.
652
Un exemple en est donné à l’occasion de “Freya of the Seven Isles” ; Conrad, après avoir
fait état des remarques agressives de quelque lecteur au sujet de ce récit, laisse se dissoudre peu à
peu une riposte finalement jamais formulée :
I was considerably abused for writing that story on the ground of its cruelty, both in public prints and in private
letters. I remember one from a man in America who was quite furiously angry. He told me with curses and imprecations
that I had no right to write such an abominable thing which, he said, had gratuitously and intolerably harrowed his
feelings. It was a very interesting letter to read. Impressive too. I carried it for some days in my pocket. Had I the right?
The sincerity of the anger impressed me. Had I the right? Had I really sinned as he said or was it only that man’s
madness? Yet there was method in his fury... I composed in my mind a violent reply, a reply of mild argument, a reply
of lofty detachment; but they never got on paper in the end and I have forgotten their phrasing. The very letter of the
man has got lost somehow; and nothing remains now but the pages of the story...
653
Le contraste est frappant avec la véhémence d’un James reproduisant in extenso, sur plus de
deux pages, sa réponse pour le moins énergique à un jugement négatif du traitement de certains
personnages (Neil Paraday, Ralph Limbert, Hugh Vereker) :
I was reminded (...) that these represented eminent cases fell to the ground, as by their foolish weight... I must
really reproduce the whole passion of my retort. “What does your contention of non-existent conscious exposures, in the
midst of all the stupidity and vulgarity and hypocrisy, imply but that we have been, nationally, so to speak, graced with
no instance of recorded sensibility fine enough to react against these things?” (...) So I made my point and so I
continued.
654
Avec Conrad, non seulement sommes-nous très loin de ces admonitions jamesiennes, mais
c’est tout le statut du texte qui subit une inflexion marquante : leur nature conversationnelle fait
sortir les préfaces de Conrad du faisceau étroit de la transitivité par rapport à l’œuvre, même prise
dans son ensemble. Le contrat de parole est ici largement plus ouvert que celui de James, chez qui
l’on trouvait en début de série, comme nous avons eu l’occasion de le noter au chapitre 3, “une
verbalisation des objectifs et des thèmes”655 inhérente à l’effort directif poursuivi. Au contraire, se
manifeste chez Conrad une “absence de tout but explicite et de thèmes imposés”656, absence tout à
fait caractéristique du mode conversationnel. Le type de discours envisagé par Conrad est beaucoup
plus libre sur le fond comme dans le forme : “some literary speculation of (...) a friendly nature”657.
Cette dernière formule évoque la conversation de salon ou de café (littéraires, s’entend),
652
Owen Knowles et Gene M. Moore, Oxford Reader’s Companion to Conrad, Oxford, Oxford University Press, 2000,
p. 30.
653
Préface de ’Twixt Land and Sea, vol. 4, Hynes, p. 335.
654
Préface de The Lesson of the Master, Edel, p. 1230.
655
Robert Vion, op. cit., p. 137.
656
ibid., p. 136.
657
Préface de “Youth”, vol. 3, Hynes, p. 287.
127
depuis longtemps déjà passés de mode en 1920, mais dont la préface prendrait justement en quelque
sorte la relève658. D’autres expressions plus ou moins familières viennent confirmer la préférence
pour un degré faible de formalité dans les échanges, mais qui n’exclut jamais une profonde
mansuétude. Cela nous confirme que la préface conradienne “est centrée sur le contact” ; en tant
que conversation, elle “implique une attention particulière à la qualité du contact”659 :
Critics (...) reviewed the volume with a warmth of appreciation and understanding, a sympathetic insight and a
friendliness of expression for which I cannot be sufficiently grateful.
660
Men earning their bread in any very specialized occupation will talk shop.
661
662
I have been patted on the back for it [“A Smile of Fortune”].
Plus qu’un discours sur (le roman, la littérature), la préface conradienne est un discours avec
(le lecteur). Elle est mise en présence, ou rencontre au sens où Goffman emploie ce terme :
“interaction qui se produit (...) quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence
continue les uns des autres”663. Ici, des instances narratives (l’auteur, Marlow, d’autres personnages,
le lecteur) se retrouvent puis se séparent le temps d’une préface : “It accords best with my feelings
to part from Captain Whalley in affectionate silence”664.
4.5 Dickens et l’agir dramaturgique
On trouve chez d’autres préfaciers des marques de la bienveillance de Conrad. Ainsi dans la
préface de Tess of the d’Ubervilles, Hardy remercie-t-il en ces termes les lecteurs ayant accueilli
favorablement son roman :
I cannot refrain from expressing my thanks; and my regret is that, in a world where one so often hungers in
vain for friendship, where even not to be wilfully misunderstood is felt as a kindness, I shall never meet in person these
665
appreciative readers, male and female, and shake them by the hand.
Dans le paragraphe suivant, Hardy s’adresse en particulier à une catégorie de lecteurs, les
critiques. Comme Conrad, il avance alors l’idée que le lecteur contribue à la construction de
658
“An informal meeting of writers, artists, scientists et al. at a private house, the salon was particularly popular in
France in the 17th and 18th c. (...) In England the pub, the club and the coffee house were preferred”. J. A. Cuddon,
Dictionary of Literary Terms and Literary Theory, Harmondsworth, Penguin, 1992, p. 825.
659
Robert Vion, op. cit., p. 127.
660
Préface de “Typhoon”, vol. 3, Hynes, p. 293.
661
ibid.p. 290.
662
Préface de “A Smile of Fortune”, vol. 4, Hynes, p. 334.
663
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1 : La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit,
1973, p. 23.
664
Préface de “The End of the Tether”, vol. 3, Hynes, p. 289.
665
Préface de Tess of the d’Ubervilles, Plietzsch.
128
l’œuvre, à la suite du romancier : “Their words show that they, like the others, have only too largely
repaired my defects of narration by their own imaginative intuition”.
Toutefois, Dickens est sans doute celui qui a poussé le plus loin cette “apparente informalité
de fonctionnement, reposant sur une relation interpersonnelle, sur son caractère spontané et
quotidien”666. L’auteur de Dombey and Son respecte en premier lieu certains “rituels d’ouverture et
de clôture”667 des rencontres quotidiennes :
I cannot forego my usual opportunity of saying farewell to my readers
668
.
I believe I have never had so many readers as in this book. May we meet again!
669
670
It only now remains for the writer of these passages (...) to bid his readers farewell.
Faisant écho à ces “célèbres tournées de lectures publiques (1858-1870) qui l’amèneront à
jouer ses personnages, et à donner à des lecteurs le plaisir de devenir spectateurs de ses romans”671,
les préfaces deviennent même une forme de représentation interactive où l’auteur s’adresse
directement, et sur le ton de la badinerie, à son public :
It is possible, first reader, to give you a hint of what lies ahead. You may as well skip the first chapter because
everybody does and because just beyond it you will bang into Mr. Pecksniff and his two daughters—keep your eye on
the younger one.
672
Les analogies avec la représentation théâtrale sont d’ailleurs multipliées. Dickens rappelle
sa pratique d’acteur et instaure un lien de continuité entre celle-ci et l’écriture de A Tale of Two
Cities : “when I was acting, with my children and friends, in Mr Wilkie Collins’s drama of The
Frozen Deep, I first conceived the main idea of this story”673). Ailleurs, tel roman est assimilé à une
scène : “you will have, toward the end, a murder more artistic than that of Nancy Skyes because it
takes place off-stage and all you see is its effect on the murderer”674. On ne parle finalement plus de
lecteurs mais de spectateurs : “thinking it worth while, in the interests of art, to hint to an
audience”675.
666
Robert Vion, op. cit., p. 135.
ibid., p. 128.
668
Préface de Dombey and Son, Oxford, Oxford University Press, 1990, page non numérotée.
669
Préface de Bleak House, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, page non numérotée.
670
Préface de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 46.
671
Marie-France Rouart, “Dickens et les préfaces de David Copperfield”, in Le Texte préfaciel, Laurence Kohn-Pireaux
(éd.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2000, p. 130.
672
Préface de Martin Chuzzlewit, New York, Dodd, Mead & Co., 1944, p. 7.
673
Préface de A Tale of Two Cities, Harmondsworth, Penguin, 1985, page non numérotée.
674
Préface de Martin Chuzzlewit, New York, Dodd, Mead & Co., 1944, p. 7.
675
Préface de Our Mutual Friend, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, p. 848.
129
667
Cette orientation dramaturgique de la préface fait obligation à Dickens d’effectuer sa mise
en scène : “l’acteur [ici, le préfacier] agit de façon à donner (...) une expression de lui-même, et les
autres [les lecteurs, le public] à leur tour doivent en retirer une certaine impression”676. C’est
l’expression des émotions de l’auteur, sur lesquelles il est sans cesse fait retour, qui jouent ce rôle.
Avec Dickens, la préface devient le lieu d’un investissement véritablement affectif, fût-il joué ; non
seulement “les formes d’engagement y sont nettement plus personnalisées”677, mais nous sommes
en présence de la version la plus “intimiste”678 de la conversation, qui se décline tour à tour sur le
mode de la confidence ou de l’émotion. Le lecteur y devient bizarrement un être aimé : “the reader,
whom I love” 679 ; expression un peu racoleuse, sans doute, qui nous renvoie à la fonction
publicitaire, mais les vocables décrivant les affects de l’auteur prolifèrent tout autour (“sensations”,
“pleasure”, “regret”, “emotions”, “happy”680 ), comme d’ailleurs dans l’ensemble des préfaces
(“satisfaction”, “that feeling of regret”, “hopes”681, “suffered”682, “not alarmed”, “at great pains”683,
“amusement”, “satisfaction” 684 ). En un sens, Dickens prolonge ici la manière d’écrire
caractéristique selon lui de la publication par épisodes (qui fut celles de nombre de ses romans) :
“the periodical essayist commits to his readers the feelings of the day, in the language which those
feelings have prompted”685. Le lecteur se trouve par exemple plongé, de manière récurrente, dans la
douleur d’un auteur contraint de se séparer de ses personnages une fois chaque roman achevé,
même si le spectacle de cette douleur n’a, de l’aveu même du préfacier, que peu d’intérêt pour lui :
It would concern the reader little, perhaps, to know, how sorrowfully the pen is laid down at the close of a two686
years’ imaginative task. (...) Yet, I have nothing else to tell
.
It only now remains for the writer of these passages, with that feeling of regret with which we leave almost any
687
pursuit that has for a long time occupied us and engaged our thoughts (...) to bid his readers farewell.
L’aveu que seul compte finalement cette mise en scène du moi intime (“I have nothing else
to tell”), pour exagéré qu’il soit, illustre bien une fonction majeure de la préface dickensienne, celle
de “l’agir dramaturgique” tel que le définit Habermas, où l’acteur, constituant un auditoire devant
lequel il se présente, “peut exercer un contrôle sur l’accès public à la sphère de ses intentions
676
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1 : La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit,
1973, p. 12.
677
Robert Vion, op. cit., p. 136.
678
ibid.
679
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
680
ibid.
681
Préface de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 47.
682
Préface de A Tale of Two Cities, Harmondsworth, Penguin, 1985, page non numérotée.
683
Préface de Our Mutual Friend, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, p. 848.
684
Préface de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 51.
685
Préface originale de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 47.
686
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
687
Préface originale de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 47.
130
intimes, de ses propres pensées, dispositions, souhaits, sentiments, etc. auxquels il a un accès
privilégié”688. C’est pourquoi, nonobstant la prétérition, ce même lecteur sera encore le témoin de
tout un répertoire de sentiments et d’émotions allant du plaisir à l’espoir, du regret à l’impatience,
du bonheur à l’inquiétude — sentiments toujours suscités par les relations aux lecteurs ou aux
personnages (bonheur du travail terminé, tristesse de se séparer de ses personnages, espoir que le
livre sera bien reçu, inquiétude quant à la réaction du public, impatience de se replonger dans
l’écriture des pages mensuelles du prochain roman) ; toute la palette des émotions humaines est
ainsi explorée :
689
It has afforded the Author great amusement and satisfaction...
I cannot close this Volume more agreeably to myself, than with a hopeful glance towards the time when I shall
again put forth my two green leaves once a month...
I am happy...
690
691
I may claim to have felt a sorrow of that sort...
692
The Author feels as if he were dismissing a portion of himself into the shadowy world, when a crowd of the
creatures of his brain are going from him for ever.
693
My mind is so divided between pleasure and regret—pleasure in the achievement of a long design, regret in the
separation from many companions...
694
La dernière citation nous montre que plaisir et regret, les deux sentiments dominants, et
contradictoires, sont éprouvés concurremment. Dickens l’exprime dans une belle métaphore
météorologique : “the genial sun and showers that have fallen on these leaves”695.
C’est là que se joue l’action sur le lecteur. “Jouer un rôle”, rappelle Robert Vion, “exige la
présence des autres fonctionnant comme public”696 ; la figure du préfacier comme acteur n’est
possible que par “la médiation du public”697 qui, au moins tacitement, le consacre dans ce rôle.
Erving Goffman propose le concept de face pour désigner l’image qu’un sujet (par exemple un
préfacier) met en jeu dans une interaction donnée. Or, “alors même que la face sociale d’une
personne est souvent son bien le plus précieux et son refuge le plus plaisant, ce n’est qu’un prêt que
688
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société,
Paris, Fayard, 1987, p. 101.
689
Préface originale de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 45.
690
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
691
Préface de Martin Chuzzlewit, New York, Dodd, Mead & Co., 1944, p. 6.
692
Préface de Dombey and Son, Oxford, Oxford University Press, 1990, page non numérotée.
693
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
694
ibid.
695
ibid.
696
Robert Vion, op. cit., p. 37.
697
ibid., p. 38.
131
lui consent la société”698, qui est ici celle des lecteurs, pour qui la pré-face devient le lieu de
représentation (au sens dramaturgique) de la face. Mais en substantialisant ainsi le rôle joué par
Dickens, ces mêmes lecteurs ne peuvent que devenir partie prenante de la représentation. Dickens
laisse clairement entendre que son humeur dépend directement de leur jugement sur le roman, et
surtout de leur fidélité à son égard :
With such feelings and such hopes (...) the Author of these pages, now lays them before his readers in a
completed form, flattering himself (...) that on the first of next month they may miss his company.
699
Autrement dit, “aussi passif que puisse paraître leur rôle”, les lecteurs/spectateurs devront
bien répondre à l’acteur et adopter à son égard “une conduite déterminée”700. La multiplicité des
affects de l’auteur prend alors son sens de
réponse émotionnelle immédiate à la face que lui fait porter un contact avec [le public] : (...) si les événements
lui font porter une face plus favorable qu’il ne l’espérait, il “se sent bien”. Si ses vœux habituels ne sont pas comblés, on
s’attend à ce qu’il se sente “mal” ou “blessé”.
701
Mais la responsabilité s’est déplacée du locuteur vers le destinataire, et comme l’écrit MarieFrance Rouart le texte préfaciel s’est donc recentré “sur le lecteur comme sur un double, un double
invité à lire l’œuvre comme lui, Dickens, l’a lue et relue”702. Si le pathos déborde parfois par sa
démesure, comme lorsque Dickens assimile, après avoir évoqué un accident de chemin de fer dont
il fut victime, fin de la lecture et mort de l’auteur, c’est que “la face n’est pas logée à l’intérieur ou à
la surface de son possesseur, mais qu’elle est diffuse dans le flux des événements de la
rencontre”703 :
On Friday the Ninth of June in the present year, Mr. and Mrs. Boffin (...) were on the South-Eastern Railway
with me, in a terribly destructive accident. (...) I remember with devout thankfulness that I can never be much nearer
parting company with my readers for ever, than I was then, until there shall be written against my life, the two words
with which I have this day closed this book:—THE END.
704
Sans doute Conrad aurait-il trouvé ici ce qu’il réprouvait pour lui-même : “the subterfuge of
exaggerated emotions”705. L’agir dramaturgique ouvrirait donc la voie (telle serait du moins la
stratégie du préfacier) à “l’agir communicationnel [qui] concerne l’interaction d’au moins deux
698
Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974, p. 13.
Préface originale de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 47.
700
Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 1 : La Présentation de soi, Paris, Editions de Minuit,
1973, p. 12.
701
Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974, p. 10.
702
Marie-France Rouart, “Dickens et les préfaces de David Copperfield”, in Le Texte préfaciel, Laurence Kohn-Pireaux
(éd.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2000, p. 130.
703
Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974, p. 10.
704
Préface de Our Mutual Friend, New York, Dodd, Mead & Co., 1951, p. 850.
705
Préface de The Arrow of Gold, London, J. M. Dent & Sons, 1947, p. viii.
132
699
sujets capables de parler et d’agir qui engagent une relation interpersonnelle”706 ; si “Dickens joue
dans le texte préfaciel son meilleur numéro d’acteur”, il le fait en cherchant à captiver (séduire,
soumettre) un public “auquel il s’adresse pour mieux s’indéfinir”707. Etablissant des échanges sur le
mode de la subjectivité, de la complicité, voire de la confidence, la préface devient “aussi bien le
lieu où se manifeste l’existence d’un social pré-formé que le lieu où il se reconstruit en se
réactualisant”708 :
I remarked in the original Preface to this Book, that I did not find it easy to get sufficiently far way from it... I
can now only take the reader into one confidence more. Of all my books, I like this the best... I have in my heart of
hearts a favourite child. And his name is David Copperfield.
709
Robert Vion précise : “Par reconstruire nous n’entendons pas la reproduction directe de ce
social mais bien la possibilité d’une nouvelle construction, d’une modification”710. Nous retrouvons
là, sous un angle légèrement décalé, l’idée avancée des nécessaires métamorphoses du système. En
jetant un pont entre les romans (comme nous l’avons expliqué dans un chapitre précédent), et en se
référant les unes aux autres au gré de leur succession (comme la dernière citation le montre), les
préfaces réactualisent sans cesse le lien entre Dickens et ses lecteurs — lien tissé sur le mode de la
conversation (“ with the freedom of intimacy and the cordiality of friendship”711) et prolongé dans
le dévoilement de soi : “personal confidences, and private emotions”712.
Quel bilan tirer de ces observations ? En premier lieu, une précision s’impose. Nous avons
décrit ici les fonctions communicationnelles dominantes chez Scott, James, Conrad et Dickens :
négociation de nouveaux choix esthétiques, édification de l’esprit critique des contemporains,
conversation avec le lecteur, théâtralisation du moi de l’auteur. Il va de soi que ces fonctions ne
sauraient être reçues comme exclusives d’aucunes autres. Notre analyse prolonge la typologie de
Genette dans un sens communicationnel, elle ne l’invalide évidemment pas. D’autre part, même
dans une perspective communicationnelle, d’autres interactions sont bien sûr identifiables. Ainsi,
aucune interaction ne fonctionnant dans la plus parfaite coopérativité, il paraît totalement
improbable qu’il n’y ait aucun enjeu de pouvoir, aucune place pour la compétitivité et la recherche
de succès dans les préfaces de Conrad. On a même pu écrire que leur ton consensuel visait en fait à
plaire aux membres de l’Académie de Stockholm à une date où Conrad était pressenti pour le prix
706
Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 102.
Marie-France Rouart, “Dickens et les préfaces de David Copperfield”, in Le Texte préfaciel, Laurence Kohn-Pireaux
(éd.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2000, p. 131.
708
Robert Vion, op. cit., p. 103.
709
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 47.
710
Robert Vion, op. cit., p. 103.
711
Préface originale de Nicholas Nickleby, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 47.
712
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
133
707
Nobel :
During the period 1919-20, when Conrad wrote many of the prefaces, he harboured the ambition of winning
the Nobel Prize for Literature. Whether accidentally or not, many of his ‘Author’s Notes’ employ an elevated rhetoric
713
and invoke values that might certainly catch the eye of a Nobel committee.
De même, les préfaces tardives de Scott, par exemple, associées qui plus est au système de
notes érudites que nous avons déjà évoqué, se veulent largement documentaires, ce qui complexifie
un peu plus leur statut et donc leur utilisation par le lecteur. D’autres découvertes restent donc à
faire, d’autres pistes à explorer ; mais celles-ci nous ont paru prévaloir dans chacun des systèmes
respectifs, et des comparaisons sont désormais faciles à formuler. Par exemple, on aura noté que
Scott et James proposent des schémas communicationnels à la fois inversés et divergents : là où
Scott faisait profil bas pour mieux négocier l’apparition du roman historique, James fait profil haut
pour mieux inculquer une vision structurale de ses œuvres. Là où Dickens surexpose ses affects,
Conrad se réfugie dans une réserve de rigueur, tandis que Scott joue la carte des masques et de la
fictionnalité. Quant à l’efficacité des stratégies utilisées par les uns et par les autres, elle ne pourrait
se mesurer que dans le cadre d’une étude psychologique ou cognitiviste au protocole expérimental
fort complexe, et dont les conditions méthodologiques déborderaient largement notre propos. On
peut cependant rappeler cette vérité prudente, que “l’utilisation systématique de certains taxèmes ou
de certains éléments de stratégie”714 ne saurait garantir de la part du lecteur ni une interprétation ni
une réponse (au sens psychologique) nécessairement conformes aux attentes du préfacier. Ce que
Scott exprime dans l’une de ses métaphores judiciaires : “a cause, however ingeniously pleaded, is
not therefore gained”715.
Autre point commun, qui ne saurait surprendre : toutes les fonctions définies ramènent à la
question de la réception des œuvres ; on découvre que finalement, ni Scott, ni Dickens, ni Conrad,
ni même James, ne cherchent à imposer une signification : tout ce passe selon des mécanismes
beaucoup plus complexes visant à faire rentrer le lecteur, selon des voies fort diverses, dans le jeu
préfaciel. A chaque fois, au moyen de stratégies communicationnelles d’une inventivité et d’une
variété extraordinaires, “le concept d’interprétation intéresse au premier chef”716 le préfacier —
interprétation de son œuvre, de ses intentions. Pour cela, celui-ci pourra, comme James “ordonner
les termes de la lexis, les orienter donc”717, ou au contraire, à l’instar de Conrad, miser sur
l’indirection du message, qui permet d’effectuer des lectures plus individuelles des romans.
713
Owen Knowles et Gene M. Moore, Reader’s Companion to Conrad, Oxford, OUP, 2001, p. 30.
Robert Vion, op. cit., p. 254.
715
“Introductory Epistle to The Fortunes of Nigel”, Weinstein, p. 47.
716
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société,
Paris, Fayard, 1987, p. 102.
717
Vignaux cité par Vion, op. cit., p. 191.
134
714
Interprétation, orientation, signification : ces trois termes clés nous amènent à poser la
question du sens des préfaces. C’est par elle que nous devons compléter cette étude.
135
Chapitre 5
Mais une préface a-t-elle un sens ?
5.1 Récit des origines, origines du récit
5.2 En écrivant, en cartographiant
5.3 Du mouvement et de l’immobilité du sens
“Mais que font les préfaces ?”718, se demandait Jacques Derrida. Si nous croyons avoir
apporté quelques réponses, ou du moins avoir ouvert quelques pistes, d’autres questions, non moins
diaboliquement simples, ont pris corps au fil des pages : que disent les préfaces ? Peut-on définir la
nature de leurs liens avec les romans ? Ces questions nous renvoient à une problématique du sens,
dans les multiples acceptions de ce mot. Jouons un instant, après James, au jeu de la référenciation.
Aucun dictionnaire n’a jamais donné cette définition du mot sens, même si elle fut inspirée par
certains719 :
SENS n.m. I. 1° Faculté d’éprouver les impressions que font les objets matériels. 2° Faculté de connaître d’une
manière immédiate et intuitive. II. Idée que représente un signe ou un ensemble de signes. Sens et non-sens. III. 1°
Direction, position dans un plan, dans un volume ; mouvement orienté. Sens unique. 2° Succession ordonnée et
irréversible des états d’une chose en devenir. Le sens de l’histoire.
L’intérêt général de cette définition est de faire ressortir clairement trois acceptions du mot
bien distinctes dans la conscience langagière : perception par les sens, idée, et direction ; les deux
premières correspondent à deux grands aspects de la vie psychique : raison et sensation ; la
troisième à affaire avec les concepts d’ordre et d’agencement. Son intérêt heuristique particulier est,
on l’aura compris, que chacun des “sens” du mot nous renvoie à un ou plusieurs traits essentiels des
préfaces, ou à des questions que celles-ci posent de façon récurrente. Par exemple : de nombreux
préfaciers décrivent les impressions ou sensations reçues dans leur environnement quotidien (lieux,
bruits, conversations), et font retour sur l’alchimie créatrice qui s’ensuit ; certains redemandent à la
littérature, et à la préface même, si elles sont ou non des formes de connaissance ; des métaphores
cartographiques et géographiques, ou liées aux thèmes du voyage, de l’exploration, de la
navigation, traversent les préfaces de Scott, de James, de Hardy ; une préface véhicule-t-elle
d’abord un (ou plusieurs) sens, ou bien produit-elle un effet sémantique (la signification
718
Jacques Derrida, op. cit., p. 14.
Par exemple le Dictionnaire historique de la langue française, tome 3, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 345860, et le Petit Larousse en couleurs, Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 850.
136
719
saussurienne) ? Quelles conceptions de la vérité, de l’ordre ou du désordre, voit-on finalement
triompher ?
Nous montrerons, dans un premier temps, en quoi les différents récits d’origine des romans
sont une manière d’associer le lecteur à “un travail intersubjectif [qui] permet d’engendrer des
significations”720 ; puis nous verrons en quoi le discours préfaciel s’apparente à un balisage, ou une
définition, au sens pictural, du roman et de sa réception ; enfin, on s’interrogera sur la dialectique de
la fixation et de la libération du sens, et sur ces liens avec d’autres dichotomies : polysémie et
monosémie, sens et signification.
5.1 Récit des origines, origines du récit
L’histoire de l’origine et/ou de l’écriture des romans (ou des nouvelles) est un lieu commun
du discours préfaciel ultérieur et tardif, et typique du paratexte rétrospectif tel qu’il est observé par
Genette721. L’interrogation première est donc de se demander pourquoi tous les préfaciers (ou
presque) se conforment à cet usage. Est-ce par intérêt supposé des lecteurs ? Nous pensons plutôt
que la relation des origines, ou, selon les cas, des sources, est l’occasion, pour chaque auteur,
d’affirmer certaines conceptions sur la création littéraire et de poser certains jalons interprétatifs de
son œuvre. Si l’objectif de lever le voile sur le mystère des origines est partagé par tous, chacun, en
effet, le remplit à sa manière propre.
Avec James, l’histoire des romans s’écrit sur un mode narratif où le processus du récit
déteint sur le récit du processus. On trouve ainsi, de préface en préface, des efforts répétés de mise
en scène, et d’abord sous forme d’indication des temps et lieu de l’inspiration première : “It was in
Rome during the autumn of 1877”722 ; “It was of a Sunday afternoon early in the spring of that
year”723 ; “It was in Florence years ago”724 ; “It was years ago, I remember, one Christmas Eve”725.
Le souvenir inquiet des contraintes de la rédaction anime aussi le récit : “I find myself live over
again (...) so intimate an experience of difficulty and delay”726 ; “there again come back to me (...)
the frequent hauntings and alarms...”727 James sait encore utiliser les ressources du suspense : le
récit des origines de The Portrait of a Lady, promis sans délai au début de la préface (“Trying to
720
Robert Vion, op. cit., p. 94.
Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987.
722
Préface de Daisy Miller, Edel, p. 1269.
723
Préface de The Lesson of the Master, Edel, p. 1225.
724
Préface de The Aspern Papers, Edel, p. 1173.
725
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1138.
726
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1042.
727
Préface de The American, Edel, p. 1053.
721
137
recover here, for recognition, the germ of my idea”728), est pourtant retardé par des digressions de
plusieurs pages sur les plaisirs de l’écriture, la peinture des caractères, la moralité en art, et une
définition métaphorique de la fiction. Avant de mettre un terme à sa digression (“All this is a long
way round, however, for my word about my dim first move toward ‘The Portrait’”729), James a
éveillé la curiosité d’un lecteur en quête d’une origine qui se dérobe. Grâce à ces procédés, et
malgré une syntaxe volontiers nébuleuse (nous reviondrons sur ce point), le texte gagne en tension
et tend à devenir ce récit palpitant (“thrilling tale”730) annoncé au début de la première préface.
On peut donc parler ici de dramatisation de la préface, si l’on entend par ce terme la
transformation d’un texte a priori non-fictionnel en épisode narratif. L’injonction lancée par
l’auteur à lui-même à propos des romans (“my inveterate “Dramatise!”731, “Dramatise it, dramatise
it !”732) semble extensible aux préfaces. James, littéralement, intrigue, c’est-à-dire construit son
propos sur le mode du récit. En ce sens, les préfaces participent à la fois de la défamiliarisation et de
la critique imitative ; de la critique imitative parce qu’elles tendent à reproduire le genre (et, on le
verra, le style) des textes qu’elles examinent, et de la défamiliarisation parce qu’elles acquièrent par
là même, dans le système global, une fonction réflexive, ou métanarrative, bannie de l’espace
fictionnel.
Les liens génératifs entre préfaces et romans sont par surcroît réciproques, estompant un peu
plus encore les limites entre fiction et non-fiction. La relecture des romans rallume en effet le
souvenir de leur origine, inscrite entre les lignes, avant de déboucher sur l’écriture des préfaces :
733
Throughout this process of revision, the old, shrunken concomitants muster again as I turn the pages...
There are pages of the book which, in the reading over, have seemed to make me see again the bristling curve
of the wide Riva...
734
Le lecteur n’a bien sûr pas accès à cette perception du roman, pertinente pour le seul Henry
James. En revanche, le récit des origines, déposé dans les préfaces, constitue la version autorisée de
l’histoire des romans — reconstruction bien sûr rétrospective, fictionnalisée, mais qui surdétermine
nécessairement la lecture. Plus qu’un rapport de transitivité directe, et de chronologie binaire
avant/après, il y a donc, au niveau du système représentationnel mis en place, engendrement
réciproque du texte et du pré-texte, circulation trophallactique de l’un à l’autre.
728
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1071.
ibid.
730
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1040.
731
Préface de Europe, Edel, p. 1244.
732
Préface de Owen Wingrave, Edel, p. 1262.
733
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1143.
734
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1070.
729
138
La description des principaux avatars du “germe” jamesien nous permettra ici de montrer en
quoi ce récit des origines participe de la construction de la réception du texte. Le germe, ou la
graine — telle est en effet la métaphore la plus couramment employée par le préfacier pour désigner
l’idée originale, l’inspiration première, dont la croissance donnera naissance à la structure complexe
du roman. La préface de The Spoils of Poynton décrit ce phénomène :
The germ, wherever gathered, has ever been for me the germ of a “story,” and most of the stories straining
shape under my hand have sprung from a single small seed, a seed as minute and wind-blown as that casual hint for
“The Spoils of Poynton”...
735
Le germe prend toutefois des formes très diverses. Le sujet — “theme”736 — de The
American apparut soudainement à un James enchanté lors d’un parcours en voiture à cheval, à
Boston : un Américain jeune et robuste, issu d’un milieu aristocratique, deviendrait en Europe la
victime de gens passablement machiavéliques, qui prétendent pourtant représenter le plus haut
degré de civilisation : “I found myself, of a sudden, considering with enthusiasm (...) the situation
(...) of some beguiled compatriot...”737 Une fois cette situation (im)posée, la question essentielle
devient celle de l’action : “What would [this American] ‘do’ in that predicament ?”738. James
s’auto-représente alors appliquant les principes de sélection et de composition énoncés dans la
préface d’ouverture. Après une prompte évaluation de plusieurs développements possibles, il estime
judicieux de voir son personnage tramer une revanche à laquelle il renoncera pourtant, avec dégoût,
au dernier moment. Cette péripétie, au sens aristotélicien739, fondée sur la nécessité morale de la
magnanimité du héros, deviendra la clef de voûte diégétique et doxique du roman.
Or, cette inspiration peut sembler trop précise, trop riche en matériaux (trame déjà complète,
personnages plus qu’esquissés, enième variation, après The Passionate Pilgrim, après The Madonna
of the Future, après Madame de Mauves, après Roderick Hudson, après The Europeans, après Daisy
Miller, sur le thème de la confrontation entre Europe et Amérique) pour n’être que cette vision
prodiguée on ne sait comment par on ne sait quoi : “I forget the accident of thought that produced
[the first glimpse]” 740 . De fait, un autre discours se fait entendre, celui de la profondeur
(métaphorique) de l’inconscient ; les images du puits, du réservoir, du trésor enfoui, voire du
tombeau, évoquent toutes le travail obscur, puis le jaillissement lumineux de l’idée :
735
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1138.
Préface de The American, Edel, p. 1054.
737
ibid.
738
ibid.
739
“Peripety is the change from one state of things within the play to its opposite of the kind described”, Aristote,
Poetics, chapitre VI, traduit par Bywater, cité par J. A. Cuddon in Dictionary of Literary Terms and Literary Theory,
Harmondsworth, Penguin, 1991, p. 700.
740
Préface de The American, Edel, p. 1054.
139
736
I was charmed with my idea, which would take, however, much working out; and precisely because it had so
much to give, I think, must I have dropped it for the time into the deep well of unconscious cerebration: not without
hope, doubtless, that it might eventually emerge from that reservoir, as one had already known the buried treasure to
come to light, with a firm iridescent surface and a notable increase of weight. This resurrection then took place in
Paris...
741
Cette idée, récurrente, peut être l’objet d’un parallèle avec Scott. Une concordance d’images
est frappante entre la préface de What Maisie Knew et la préface générale du magnum opus. Dans
les deux cas, la métaphore de la pêche (que l’anecdote de Scott ait un fondement véridique ou non)
représente l’idée ou le manuscrit perdus puis retrouvés ; le vieux secrétaire de Scott, d’accès
difficile, s’apparente au puits profond de James, précédemment cité :
[A] simple touch at an old latent and dormant impression, a buried germ, implanted by experience and then
forgotten, flashes to the surface as a fish, with a single “squirm,” rises to the baited hook, and there meets instantly the
vivifying ray.
742
I happened to want some fishing-tackle for the use of a guest when it occurred to me to search the old writingdesk already mentioned... I got access to it with some difficulty; and, in looking for lines and flies, the long-lost
manuscript presented itself.
743
Le lecteur est alors en droit de se demander s’il ne s’agit pas d’une reconstruction a
posteriori, et si l’intuition première était réellement aussi élaborée. Le doute ne fait que s’accroître
lorsque James déclare irrécouvrable (“untraceable” 744 ) la germination du type même de son
personnage, incapacité bien curieuse étant donnée l’évidente utilisation de matériaux
autobiographiques.
Les origines de The Portrait of a Lady ne sont pas moins problématiques. Cette fois, nous
dit James, le roman s’est construit autour d’un personnage détaché, abstrait de tout contexte
diégétique ou idéologique :
The germ of my idea (...) consisted in the sense of a single character, the character and aspect of a particular
engaging young woman.
745
Le processus est donc inversé : il ne s’agit plus d’insérer un personnage dans un cadre
narratif, mais de construire le monde et le cadre dans lesquels évoluera le personnage. Une
similitude existe tout de même dans l’intérêt que l’on retrouve pour la définition (au sens
graphique) d’un contour. C’est tout le sens de l’obiter dictum (sans doute apocryphe, du moins
741
ibid., p. 1055.
Préface de What Maisie Knew, Edel, p. 1166.
743
“General Preface”, Weinstein, p. 93.
744
Préface de The American, Edel, p. 1055.
745
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1071.
742
140
largement recomposé) de Tourgeniev, qui insiste sur l’importance du décor, ou du cadre, ces termes
désignant ici l’ensemble des liens sociaux tissés autour des personnages : “how they look and love
and speak and behave, always in the setting I have found for them”746.
On retrouve cependant la même interrogation sur l’origine de l’origine : d’où vient le germe
lui-même ? Là encore, des allusions à l’obscur travail de l’inconscient sont faites par voies de
métaphores spatiales délibérément vague (“there”, “far back”, “far behind”) :
As for the origin of one’s wind-blown germs themselves, who shall say, where they come from? Isn’t it all we
can say that they come from every quarter of heaven, that they are there at almost any turn of the road? (...) We have to
go too far back, too far behind, to say. (...) They are so, in a manner prescribed and imposed—floated into our minds by
the current of life.
747
L’image de l’inspiration “au coin de la rue” (“at almost any turn of the road”) est poussée
jusqu’à son sens le plus littéral dans la quatrième préface. Comme The Portrait of a Lady, The
Princess Casamassima est construit autour d’une figure centrale, mais née littéralement du pavé de
Londres : “this fiction proceeds quite directly (...) from the habit and interest of walking the
streets”748. Le roman est le fruit de ces promenades : “the ripe round fruit of perambulation”749.
Marcher par les rues denses, pleines d’humanité et de tout le bruit et la vie de la grande ville, c’est
pour James recevoir des impressions, et celles-ci se frayent leur chemin (“worked and sought an
issue”750) jusqu’à devenir des idées — le lent travail de l’inconscient est celui d’une transformation
et d’une restitution des impressions. Cet obscur passage de la sensation à la représentation artistique
est également évoqué par Hardy, qui réutilise le mot “impression” :
Like former productions of this pen, Jude the Obscure is simply an endeavour to give shape and coherence to a
series of seemings, or personal impressions.
751
[A] novel is an impression, not an argument...
752
Ces phrases rappellent l’emploi réitéré du mot par James : “this particular London
impression”753, “the very largest fund of impressions and appearances”754, “a handful of acute
impressions” 755 . De par sa polysémie même, le mot exprime le passage des sensations à
l’expression — des impressions sensorielles à l’impression des mots sur la page.
746
ibid., p. 1072.
ibid., p. 1073.
748
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1086.
749
ibid..
750
ibid.
751
Préface de Jude the Obscure, Plietzsch.
752
Préface de Tess of the d’Ubervilles, Plietzsch.
753
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1121.
754
Préface de The Reverberator, Edel, p. 1197.
755
Préface de The Private Life, Edel, p. 1253.
747
141
La description de cette maturation lente prend toute son ampleur avec The Tragic Muse. Une
anecdote, une scène observée en ville, un propos entendu dans une conversation, peuvent avoir
donné naissance à d’autres romans. Mais ici, l’origine est plus profonde encore :
I fail to recover my precious first moment of consciousness of the idea... I must have had from still further back
(...) the happy thought of some dramatic picture of the “artist-life”.
756
Peut-on alors, à partir de ces quelques avatars, proposer une description satisfaisante de ce
germe ? Il est le plus souvent, nonobstant les allusions à une insondable psyché, provoqué par un
incident quotidien, bribes de conversation entendues, vision fugitive au détour d’une rue : “the stray
suggestion, the wandering word, the vague echo, at touch with the novelist’s imagination”757. Ainsi,
Morgan, personnage central de The Pupil, fut-il suggéré à James par les propos d’un compagnon de
voyage ; et des circonstances similaires inspirèrent l’histoire de Maisie :
[He] spoke to me of a wonderful American family (...) the most interesting member of which was a small boy,
acute and precocious, afflicted with a heart of weak action, but beautifully intelligent... Here was more than enough for
758
a summer’s day even in old Italy... : I saw, on the spot, little Morgan Moreen, I saw all the rest of the Moreens...
The accidental mention had been made to me of the manner in which the situation of some luckless child of a
divorced couple was affected, under my informant’s eyes, by the re-marriage of one of its parents.
759
Pour l’auteur, ces moments sont sources d’enchantement : “the felicity of the first
glimpse”760 ; “this wonderment, once the spark was kindled”761. Surtout, ils forment une impulsion
originelle (“the prime propulsive force” 762 ) qui se distingue par son extraordinaire densité
sémantique : “Once more (...) the single spoken word (...) had said all”.763 Ensuite, son éclosion ne
se fera bien sûr que sous l’influence d’un patient travail de construction : “my gathered impressions
and stirred perceptions [are] the deposit in my working imagination of all my visual and all my
constructive sense of London”764. Ainsi la perception par les sens (la vue, l’ouïe) se convertit-elle
en un sens construit.
Quelques années plus tard, dans Stephen Hero, Joyce formulera la définition fameuse de
l’épiphanie, qui rappelle en bien des points la démarche jamesienne — soudaineté de l’apparition,
déclencheur d’apparence banale, importance de l’activité psychique (“a memorable phase of the
756
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1103.
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1138.
758
Préface de The Pupil, Edel, p. 1165.
759
Préface de What Maisie Knew, Edel, p. 1156.
760
Préface de The American, Edel, p. 1054.
761
Préface de In the Cage, Edel, p. 1168-69.
762
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1121.
763
Préface de The Chaperon, Edel, p. 1154-55.
764
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1101.
757
142
mind”) :
This triviality made him think of collecting many such moments together in a book of epiphanies. By an
epiphany he meant a sudden spiritual manifestation, whether in the vulgarity of speech or of gesture or in a memorable
phase of the mind itself. He believed that it was for the man of letters to record these epiphanies with extreme care,
765
seeing that they themselves are the most delicate and evanescent of moments.
Plus loin, Joyce emploie des termes résolument jamesiens pour illustrer sa définition,
comme glimpses, que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, ou la notion de mise au point
visuelle que James évoque à propos de la construction progressive du personnage de Milly Theale
dans The Wings of the Dove (“I focussed my image”766), ou à propos de sa vision de la structure
générale de The Princess Casamassima (“that main happy sense of the picture (...) was eased off
and adjusted”767) :
Imagine my glimpses of that clock as the gropings of a spiritual eye which seeks to adjust its vision to an exact
focus. The moment the focus is reached the object is epiphanized.
768
L’un de ces moments est très exactement décrit dans la préface de The Pupil :
This is perhaps indeed but the aftersense of the assault made on my mind, as I perfectly recall, by every aspect
of the original vision, which struck me as abounding in aspects. It lives again for me, this vision, as it first alighted;
though the inimitable prime flutter, the air as of an ineffable sign made by the immediate beat of the wings of the poised
figure of fancy that has just settled, is one of those guarantees of value that can never be re-captured. The sign has been
made to the seer only—it is his queer affair; of which any report to others, not at yet involved, has but the same effect of
flatness as attends, amid a group gathered under the canopy of night, any stray allusion to a shooting star. The miracle,
since miracle it seems, is all for the candid exclaimer.
769
Quoi de plus évanescent, pour reprendre le mot de Joyce, qu’une étoile filante ? Quant au
visionnaire (“the seer”) de James, il est aussi l’homme de lettres de Stephen Hero, car en dépit de sa
prétendue incommunicabilité, la vision sera tout de même transcrite en mots, puis en roman. Le
signe (“the sign”) assure ce passage, à la fois manifestation et trace, ou représentation, de cette
manifestation (le signe linguistique, le mot sur la page). Le livre d’épiphanies du texte de Joyce a
peut-être pour ancêtres les fameux carnets dont James affirme qu’il ne se départait jamais. Etre à
l’affût du mot qui touche, de la vue qui se découvre, et prendre des notes au plus vite pour fixer
l’instant, sont les prémices de la création littéraire, auxquelles il devient vite impossible de se
soustraire :
765
James Joyce, Stephen Hero, cité par J. A. Cuddon, Dictionary of Literary Terms and Literary Theory,
Harmondsworth, Penguin, 1991, p. 297.
766
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1288.
767
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1087.
768
James Joyce, Stephen Hero, cité par J. A. Cuddon, Dictionary of Literary Terms and Literary Theory,
Harmondsworth, Penguin, 1991, p. 297.
769
Préface de The Pupil, Edel, p. 1165.
143
Notes had been from the cradle the ineluctable consequence of one’s greatest inward energy... Notes had been
in other words the things one couldn’t not take
770
.
Le récit des origines est donc pour James l’occasion d’une évocation de ces épiphanies
(encore baptisées : “the first flush of recognition”771), puis, dans un deuxième temps, des choix
esthétiques qui aboutirent au roman ; c’est le temps des métaphores végétales de la croissance, de
l’expansion, analysées notamment par Susanne Kappeler772 :
Art (...) plucks its material, otherwise expressed, in the garden of life - which material elsewhere grown is stale
and uneatable
773
.
[The] quite incalculable tendency of a mere grain of subject-matter to expand and develop and cover the
774
ground
.
Il est frappant à cet égard de constater que sont également décrits tous les romans possibles
qui, du fait de ces choix, ne furent jamais écrits. Par exemple, la préface de The Ambassadors
soumet l’hypothèse, rondement disqualifiée, d’un narrateur intradiégiétique, tandis que celle de
Julia Bride évoque, pour y renoncer aussitôt, la possibilité d’une autre peinture de la vie
américaine :
Had I, meanwhile, made [Strether] at once hero and historian, endowed him with the romantic privilege of the
“first person” (...), variety, and many other queer matters as well, might have been smuggled in by a back door. Suffice
775
it, to be brief, that the first person, in the long piece, is a form foredoomed to looseness...
There were meanwhile the alternatives of course—that I might renounce the nouvelle, or else might abjure that
“American life” the characteristic towniness of which was lighted for me, even though so imperfectly, by New York
and Boston... Such extremities, however, I simply couldn’t afford artistically, sentimentally, financially, or by any other
sacrifice.
776
Ces alternatives abandonnées mettent en valeur, par contraste, les choix effectués, et ceux-ci
finissent par constituer une version autorisée. En effet, le choix effectué est toujours présenté
comme finalement le seul logiquement ou esthétiquement recevable ; les choix abandonnés sont
rendus étrangers à l’univers esthétique de l’œuvre. En encadrant l’œuvre du souvenir de sa
composition, James rappelle ses choix, motivés par son intention d’auteur, et les préfaces trahissent
ainsi son désir de circonscrire entièrement la structure esthétique, de marquer ses limites, dans le
770
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1101.
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1123.
772
Voir Susan Kappeler, “On gardening”, in Writing and Reading in Henry James, London, Macmillan, 1980, p. 164173.
773
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1308.
774
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1120.
775
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1315.
776
Préface de Julia Bride, Edel, p. 1275.
144
771
cadre de son autorité sur l’objet fini, comme il avait fallu les marquer pour donner forme au
matériau informe du monde. D’où l’insistance sur les notions de symétrie, de structure,
d’architecture, et les images qui les véhiculent, minutieusement étudiées par Nancy Tynan777. C’est
une idée proche de celle de Pearson quand il écrit :
Tracing the history of the text, in other words, is tantamount to tracing the history of the author’s awareness of
778
his text... By implication, the text and its author cannot exist apart from one another.
Les préfaces construisent cette figure de l’auteur, et lui confèrent une existence narrative
propre en la faisant se percevoir elle-même dans l’acte de (re)lire et d’écrire — avatar jamesien
d’un trope métafictionnel identifié par Genette : j’écris, je me vois en train d’écrire, je me
représente en train d’écrire...779
La démarche de Scott, dans les préfaces tardives du magnum opus, est-elle comparable ? Il
s’agit là aussi de retracer l’histoire des romans. Dans la préface générale, Scott se place d’emblée
dans une perspective de divulgation des sources :
The Author also proposes to publish, on this occasion, the various legends, family traditions, or obscure
historical facts which have formed the ground-work of these Novels...
780
Sous des désignations variées, ces sources, dont on voit que la nature textuellement (ou du
moins langagièrement) construite diffère radicalement de celles de James, sont un souci constant du
préfacier :
the real source
781
the materials to which the author stands indebted
782
the trivial particulars attending the origin of that publication
783
784
the incidents on which the ensuing Novel mainly turns
Les épiphanies du quotidien cèdent ici la place aux aventures de l’histoire, aux chroniques
érudites, aux récits des familles, à la légende des siècles :
The document which the Author of Woodstock had formerly perused (...) is entitled, The Genuine History of
the Good Devil of Woodstock, Famous in the World in the Year 1649, and never accounted for, or at all understood to
777
Voir Nancy Tynan, “Metaphors that Reveal and Conceal : Rhetorical Strategies in Henry James’s Prefaces”, thèse
non publiée, University of Houston, 1991.
778
John Pearson, “Frames of Reference : the Prefaces of Henry James”, thèse non publiée, Boston University, 1989, p.
43.
779
Voir Gérard Genette, op. cit., p. 269.
780
“Advertisement”, Weinstein, p. 84.
781
Préface de The Bride of Lammermoor, Weinstein, p. 122.
782
Préface de The Fortunes of Nigel, Weinstein, p. 183.
783
Préface de The Pirate, Weinstein, p. 175.
784
Préface de Castle Dangerous, Weinstein, p. 245.
145
this Time.
785
The incidents on which the ensuing Novel mainly turns are derived from the ancient metrical chronical of The
Bruce, by Archdeacon Barbour, and from The History of the Houses of Douglas and Angus, by David Hume of
Godscroft; and are sustained by the immemorial tradition of the western parts of Scotland.
786
The manner in which the novels were composed cannot be better illustrated than by reciting the simple
narrative on which Guy Mannering was originally founded... The tale was originally told me by an old servant of my
father’s...
787
Toutefois, plus que les sources elles-mêmes, c’est finalement leur confrontation à l’objet fini
(le roman) qui intéressera le lecteur curieux, et celui-ci est invité à prendre la mesure de l’écart entre
la matière première et la construction achevée. Le plus souvent, cet écart est considérable : “in the
progress of the work, the production ceased to bear any, even the most distant resemblance [to the
original narrative]”788. Ainsi, c’est une simple lettre de deux pages qui donnera naissance aux quatre
volumes de The Heart of Mid-Lothian :
The Author (...) received from an anynymous correspondent an account of the incident upon which the
following story is founded. He is now at liberty to say that the information was conveyed to him by a late amiable and
ingenious lady... Her maiden name was Miss Helen Lawson, of Girthhead, and she was wife of Thomas Goldie, Esq., of
Craigmuie, Commissary of Dumfries. Her communication was in these words: ‘I had taken for summer lodgings a
789
cottage near the old Abbey of Lincluden...’
Suit, sur trois pages, soit toute la préface moins le dernier paragraphe de dix lignes, la
relation de la tragique (et véridique) histoire de Helen Walker. Mais contrairement à James, Scott
arrête là sa préface, et passe volontairement sous silence le travail d’exploitation, d’expansion,
d’imagination, qui suivit, sinon de manière très allusive, en employant comme ici la métaphore du
tissage également très prisée de James : “It appeared likely that, out of this simple plot, I might
weave something attractive”790. La préface de The Heart of Mid-Lothian, dont on remarque qu’elle
est constituée aux trois-quarts d’un document allographe présenté par l’auteur, se contente d’être
une (très riche) référence que Scott invite à consulter pour mesurer en quoi le roman se rapproche
ou diffère de sa source :
The reader is now able to judge how far the Author has improved upon, or fallen short of, the pleasing and
interesting sketch of high principle and steady affection displayed by Helen Walker, the prototype of the fictitious
785
Préface de Woodstock, Weinstein, p. 225.
Préface de Castle Dangerous, Weinstein, p. 245.
787
Préface de Guy Mannering, Weinstein, p. 103.
788
ibid.
789
Préface de The Heart of Mid-Lothian, Weinstein p. 117.
790
Préface de The Fortunes of Nigel, Weinstein, p. 178.
786
146
Jeanie Deans.
791
Même invite à la comparaison entre récit et origines du récit dans les préfaces de A Legend
of Montrose et de The Talisman :
Such are the facts of the tale here given as a legend of Montrose’s wars. The reader will find they are
considerably altered in the fictitious narrative.
792
Such is the tradition concerning the talisman, which the Author has taken the liberty to vary in applying it to
his own purpose.
793
Si, contrairement à James, Scott ne se représente pas en train d’écrire, le lecteur est donc
invité à découvrir par lui-même la trame tissée entre la source et le roman ; tout au plus son
attention est-elle dirigée vers telles phrases en particulier d’un texte cité, comme celles d’un
ouvrage d’érudition sur l’organisation des tribunaux saxons : “I have marked by italic letters the
most important passage of the above quotation”794. Cela signifie que le sens du message véhiculé
par les préfaces (les modalités du passage de la source au roman) n’est pas ici “localisé à l’intérieur
du message”795. Du même coup, les destinataires apparents de la communication (les lecteurs) se
trouvent bel et bien intériorisés aux “processus de production” du sens, et “participent (...) à son
élaboration”796, puisque la préface se borne à indiquer la tâche à effectuer. Elle est l’énoncé d’un
er
problème (par exemple : comment suis-je passé de la description du règne de Jacques I par Somers
dans Narrative History of the First Fourteen Years of King James’s Reign, à la représentation qui
en est faite dans The Fortunes of Nigel ?) ; au lecteur maintenant de le résoudre.
Cet extériorisation du sens conduit à un exercice de lecture inattendu, peut-être déroutant
voire décourageant, conduisant en tout cas à une interrogation sur la notion même de littérarité. En
effet, puisqu’elle se veut (et qu’elle doit être, pour fonctionner) présentation des sources, la part de
citations, références, extraits de mémoires et autres transcriptions de lettres qui la composent est très
substantielle. Ainsi, la préface de Woodstock et celle de Anne of Geierstein sont-elles largement
composées d’extraits allographes (dont la vocation première n’était évidemment pas de figurer en
ce lieu), ceux-ci ayant fourni à Scott les références nécessaires à l’écritue de ces romans : “at the
risk of prolonging a curious quotation, I include a page or two from Mr. Hone’s Everyday
Book”797 ; la préface de A Legend of Montrose, longue de huit pages, reproduit sur trois d’entre elles
791
Préface de The Heart of Mid-Lothian, Weinstein, p. 120.
Préface de A Legend of Montrose, Weinstein, p. 131.
793
Préface de The Talisman, Weinstein, p. 223.
794
Préface de Anne of Geierstein, Weinstein, p. 237.
795
Robert Vion, op. cit., p. 22.
796
ibid.
797
Préface de Woodstock, Weinstein, p. 226.
792
147
des extraits des récits d’expédition du colonel Monro et des mémoires de Sir James Turner.
Pour Scott, la divulgation des origines semble donc essentiellement documentaire, là où
James en faisait le point de départ d’une analyse de méthode. Mais elle rejoue également le jeu de
masque des préfaces fictives originales, l’anonymat et les pseudonymes étant désormais remplacés
par la délégation d’une parole qui n’appartient plus en propre à l’auteur : citer (a fortiori
copieusement) est une manière de ne rien dire soi-même. Cette situation particulière d’énonciation
correspond à l’interlocution telle qu’elle est décrite par Francis Jacques :
[Le] locuteur cesse d’être au centre de l’énonciation, comme celui qui mobilise l’appareil de la langue au
service (ou au profit) de son dire. La situation typique d’énonciation n’est plus égocentrique, quand bien même on
marquerait la fonction de centre de référence du locuteur à l’aide de termes déictiques comme “moi”, “ceci”,
“maintenant”, etc.
798
Le mot “auteur”, constamment utilisé, et capitalisé de surcroît (“the Author”), peut être vu
comme l’un de ces déictiques. Cependant, cette forme d’énonciation, qui est aussi une forme
d’intertextualité, pose un problème fondamental quant à la littérarité des textes : au roman, par
définition œuvre de fiction, sont superposées dans le discours préfaciel des formes non-fictionnelles
(chroniques, ouvrages d’histoire, lettres). Il faut alors envisager la création littéraire (du moins celle
de Scott) comme une absorption et une transformation du récit historique, tandis que la préface joue
le rôle de point d’articulation entre ces systèmes de signification et de représentation discordants.
Dans ses notes d’auteur, Conrad se plie, lui aussi, à la tradition de la divulgation des
origines, mais de manière beaucoup plus expéditive. Toutefois, là encore, l’exercice prend un tour
singulier, même si, comme ses prédécesseurs, Conrad se concentre aussi sur ses personnages et sur
la trame des récits : “the origins of that gentleman [Marlow]”799 ; “the genealogy of ‘Il Conde’”800.
La nature de ces origines les situe pourtant à mi-chemin entre celles de James et celles de Scott : ce
sont le plus souvent (notamment pour les romans de la mer) des récits de marins entendus dans les
ports ; leur trame est donc plus élaborée que celles des épiphanies de James, mais sans être aussi
construites ni savantes que celles des références de Scott :
The instance of a steamship full of returning coolies from Singapore to some port in northern China occurred
801
to my recollection... It was for us merely one subject of conversation amongst many others...
The origins of “The Secret Sharer” are quite other... The basic fact of the tale I had in my possession for a good
many years. It was in truth the common possession of the whole fleet of merchant ships trading to India, China, and
798
Francis Jacques, “La mise en communauté de l’énonciation”, in Langages N° 70, 1983, p. 56-57.
Préface de “Youth”, vol. 3, Hynes, p. 287.
800
Préface de A Set of Six, vol. 2, Hynes, p. 312.
801
Préface de “Typhoon”, vol. 3, Hynes, p. 290.
799
148
Australia... The fact itself happened on board a very distinguished member of it, Cutty Sark by name...
802
“The Brute” (...) is, like “Il Conde”, associated with a direct narrative and based on a suggestion gathered on
warm human lips.
803
A la fonction conversationnelle des préfaces fait donc écho l’origine, conversationnelle elle
aussi, des récits et romans, et qui fait se souvenir l’auteur de Victory du caractère humain et
chaleureux de ces instants — d’où, là encore, un privilège accordé aux individus et aux relations
qu’ils entretiennent : “this Note is mostly concerned with personal contacts and the origins of the
persons in the tale”804. Il suffit de considérer la façon dont l’origine de “The Brute” est rapportée
pour mesurer de nouveau la distance qui sépare Conrad de James ; ce dernier, loin d’érotiser
(“warm human lips”) ses inspirateurs, leur saurait plutôt gré de se taire une fois leur rôle assumé ;
ainsi de cette personne ayant fait allusion au différend entre une dame et son fils au sujet de
l’héritage d’une maison ancienne et des meubles de valeur qu’elle contenait (futur argument de The
Spoils of Poynton) :
I was dining with friends: a lady beside me made in the course of talk one of those allusions that I have always
found myself recognising on the spot as “germs”... [So] that when in the next breath I began to hear of action taken, on
the beautiful ground, by our engaged adversaries (...), I saw clumsy Life again at her stupid work. For the action taken,
and on which my friend, as I knew she would, had already begun all complacently and benightedly further to report, I
had absolutely, and could have, no scrap of use...
805
La vie (en tant qu’elle s’oppose à l’art) est décidément reléguée par James du côté du chaos,
là où Conrad voit en elle un matériau riche et voluptueux. C’est peut-être pourquoi l’autre
particularité de Conrad est qu’il insiste dans chaque préface sur l’existence d’un modèle réel pour
chaque personnage et pour chaque situation. Mais ce faisant, il définit ce qu’on pourrait appeler un
réalisme du type ; Schomberg ou MacWhirr, par exemple, ne sont pas des personnages réalistes en
ce qu’ils seraient le portrait fidèle de personnes bien vivantes, mais parce qu’ils sont conformes au
type d’individus qu’ils représentent :
If it is true that Captain MacWhirr never walked and breathed on this earth (...) I can also assure my readers
806
that he is perfectly authentic. I may venture to assert the same of every aspect of the story...
807
That I believe him to be true goes without saying... Schomberg is an old member of my company.
In fine, James et Conrad se retrouvent donc sur ce point. Si pour l’auteur de The Golden
802
Préface de ’Twixt Land and Sea,, vol. 4, Hynes, p. 334.
Préface de A Set of Six, vol. 2, Hynes, p. 313.
804
Préface de Victory, Harmondsworth, Penguin, 1978, p. 15.
805
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1140.
806
Préface de “Typhoon”, vol. 3, Hynes, p. 291.
807
Préface de Victory, Penguin, Harmondsworth, 1978, page 9.
803
149
Bowl les impressions reçues du monde sont à l’origine de la littérature, c’est la littérature qui, “par
sa fontion symbolique” et structurante, “serait à l’origine des catégorisations du monde”808 ,
autrement inintelligible. C’est une variation (par anticipation) de la position de Saussure, “pour qui
la pensée sans la langue ne serait qu’une masse informe et chaotique”809 — ce que serait, pour
James, la vie sans l’art. Conrad partage parfois ce souci :
From the first the mere anecdote, the mere statement I might say, that such a thing had happenend on the high
seas, appeared to me a sufficient subject for meditation. Yet it was a bit of a sea yarn after all. I felt that to bring out its
deeper significance which was quite apparent to me, something other, something more was required; a leading motive
that would harmonize all these violent noises, and a point of view that would put all that elemental fury into its proper
place.
810
On retrouve dans ce passage l’idée jamesienne de la richesse sémantique de l’impression,
mais aussi de ses nécessaires explicitation et mise en forme : au bruit et à la fureur du chaos primitif
(“violent noises”, “elemental fury”) doit succéder l’ordre de la création. Conrad est ici un héritier de
James en ce qu’il adopte la focalisation pour principe directeur — le “point de vue” auquel il se
réfère et qui sera celui du capitaine MacWhirr : “What was needed of course was Captain
MacWhirr”.811
Si l’écriture de Scott obéit à d’autres règles, le préfacier de Quentin Durward pose le
problème de la sélection et de l’organisation des “matériaux” en des termes également très proches :
Amidst so great an abundance of materials, it was difficult to select such as should be most intelligible and
interesting to the reader; and the Author had to regret that, though he made liberal use of the power of departing from
the reality of history, he felt by no means confident of having brought his story into a pleasing, compact, and
sufficiently intelligible form.
812
Ni Conrad, ni James, ni Scott (ni leur lecteur attentif) ne sauraient donc considérer les
préfaces comme “l’analyse des relations qu’entretiennent, de manière externe”813, le roman et ses
origines, ou le monde et la littérature. Elles indiquent au contraire, selon des modalités différentes,
que cette dernière “ne saurait renvoyer à la représentation directe ou objective du réel”814. Loin
d’être un espace de transit entre le monde et l’œuvre, la préface viendrait donc creuser entre eux un
fossé. Comment, dès lors, repositionner les éléments du système ? Où situer la préface dans
l’étroitesse de ce qui reste d’interstice référentiel ?
808
Robert Vion, op. cit., p. 25.
Robert Vion, op. cit., p. 25. Saussure dit exactement : “une masse amorphe et indistincte” (Cours de linguistique
générale, Paris, Payot, 1972, p. 155).
810
Préface de “Typhoon”, vol. 3, Hynes, p. 291.
811
ibid.
812
Préface de Quentin Durward, Weinstein, p. 198.
813
Robert Vion, op. cit., p. 25.
814
ibid.
150
809
5.2 En écrivant, en cartographiant
La préface générale du magnum opus débute par la relation des circonstances d’une longue
maladie (“a long illness”815) qui frappa Scott adolescent :
For several weeks I was confined strictly to bed, during which time I was not allowed to speak above a
whisper, to eat more than a spoonful or two of boiled rice, or to have more covering than one thin counterpane. (...) I
816
was at this time a growing youth, with the spirits, appetite, and impatience of fifteen...
Le jeune Walter n’aurait sans doute pas enduré la sévérité des prescriptions si ne lui avait été
accordée, en guise de réconfort, une liberté totale dans le choix de ses lectures, et dans le temps
qu’il pouvait leur consacrer :
I was allowed to do nothing save read from morning to night. (...) I was abandoned to my own discretion, so
far as reading (my almost sole amusement) was concerned.
817
Le jeune malade se réfugia donc avec avidité dans les livres : “I indemnified myself by
becoming a glutton of books”818. Le mot glutton fait de la lecture un substitut symbolique aux
nourritures interdites, en même temps qu’il renvoie au péché de gourmandise (gluttony). Mais
pourquoi ce souvenir, qui n’intéresse a priori que l’auteur, nous est-il rapporté ? Parce que bien plus
qu’un mémorable élément de biographie personnelle, c’est son éducation littéraire dont Scott nous
fait part : “I believe I read almost all the romances, old plays, and epic poetry in that formidable
collection”819. Poursuivant la métaphore alimentaire, il précise encore :
Familiar acquaintance with the specious miracles of fiction brought with it some degree of satiety, and I began
by degrees to seek in histories, memoirs, voyages and travels, and the like, events as wonderful as those which were the
work of imagination...
820
Cette nourriture littéraire, celle d’un autodidacte, et dont nous savons maintenant qu’elle
sera digérée puis restituée sous une forme romanesque, constitua ainsi, dans la plus grande liberté,
et pendant deux années encore, le pain quotidien du jeune garçon. Dans la plus grande liberté, mais
aussi dans une certaine errance : “I was plunged into this great ocean of reading without compass or
pilot”. 821 Scott compare sa situation d’alors à celle de son premier personnage éponyme, en
soulignant le caractère décousu de l’expérience : “the desultory studies of Waverley (...) whose
815
“General Preface”, Weinstein, p. 87.
ibid.
817
ibid., p. 88.
818
ibid.
819
ibid.
820
ibid.
821
ibid.
816
151
course of reading were imitated from my own”822.
Or, cette idée d’un nécessaire balisage de l’expérience littéraire est au cœur du discours de
deux préfaciers au moins, Hardy et James. La représentation et la valeur symbolique du paysage
sont au cœur de l’univers romanesque du romancier Hardy. Le préfacier aborde ces aspects en
revenant avec constance sur la question des liens entre paysage réel et paysage représenté, d’une
part, et en multipliant les métaphores de l’œuvre comme espace géographique, d’autre part.
Concernant le premier point, on attendrait logiquement de la préface qu’elle joue son rôle de
frontière — à la fois point de passage et démarcation stricte — entre fiction et réalité, en indiquant
par exemple quels endroits, ou quels éléments du paysage, relèvent de l’imagination, et quels autres
de la mimesis. C’est ce que semble faire la préface de Two on a Tower, en infléchissant la
représentation du côté de la mimesis :
The scene of the action was suggested by two real spots in the part of the country specified, each of which has
a column standing upon it. Certain surrounding peculiarities have been imported into the narrative from both sides, and
from elsewhere.
823
Apparemment, le passage du modèle à sa représentation est clairement décrit, l’espace du
roman mélangeant les caractères géographiques bien réels de deux endroits distincts. Le lecteur sera
peut-être tenté de poursuivre, convaincu par les détails (telles les colonnes) du dispositif que les
descriptions ou évocation de lieux du roman sont de nature réaliste. A l’inverse, il pourra tout aussi
bien se dire que rien n’est éclairci par cette phrase, et se poser plusieurs questions restées sans
réponse : finalement, quels sont ces deux endroits ? Pourquoi le préfacier ne les nomme-t-il pas ?
Même le détail des deux colonnes ne renseigne guère (des centaines de villages ou collines anglais
en possèdent une ou plusieurs). Dès lors, comment acquérir la certitude que les deux endroits
existent réellement ? Au demeurant, allusion est faite à une autre source d’inspiration, mais sous
une forme délibérément vague (“from elsewhere”). Quel est cet “ailleurs” ? D’autres endroits
contemplés in situ, ou bien les régions moins tangibles de l’imaginaire ? Loin de démêler la part
d’invention et la part de représentation, la phrase en estompe donc au contraire un peu plus la limite
incertaine.
De préface en préface, de roman en roman, Hardy propose alors au lecteur une sorte de jeu
de piste, ou course d’orientation : saura-t-il retrouver, au moyen des indices fournis dans le roman et
la préface, les différents modèles des villages, églises, paysages et sites divers, tels le rivage ou la
falaise de A Pair of Blue Eyes ? On notera que d’après la dernière phrase, l’original ressemble à la
822
ibid., p. 88-89.
Préface de Two on a Tower, Plietzsch.
823
152
soi-disant copie, et non l’inverse...
The shore and country about “Castle Boterel” is now getting well known, and will be readily recognized. (...)
[A] remarkable cliff which resembles in many points the cliff of the description bears a name that no event has made
famous.
824
Comme sur une carte au trésor, le préfacier fournit parfois des distances et des directions
générales, qui mettent sur la voie sans jamais mener directement à l’endroit recherché :
The mansion called “Endelstow House” (...) has to be looked for at a spot several miles south of its supposed
825
site. The church, too, of the story was made to be more open to the ocean than its original.
The heroine’s fine old Jacobean house would be found in the story to have taken a witch’s ride of a mile or
more from its actual position.
826
[Though] the action of the narrative is supposed to proceed in the central and most secluded part of the
heaths(...), certain topographic features resembling those delineated really lie on the margin of the waste, several miles
to the westward of the centre.
827
Cependant, tout en étant ainsi incité à parcourir la lande (ou la côte, les routes...) pour y
dénicher les modèles originaux, le lecteur, brusquement promu explorateur, est prévenu de la
difficulté, voire de l’impossibilité matérielle de la tâche : “[the] village [is] hardly discernible by the
explorer”828. Or, l’explication donnée nous plonge d’emblée au cœur d’un processus créatif (et non
simplement reproductif ou mimétique) ; il s’agirait de paysages recomposés, c’est-à-dire réagencés
par le romancier à partir de plusieurs modèles : “there has been a bringing together of scattered
characteristics... The heaths [were] united into one whole”829. Tel est le cas dans Two on a Tower,
dont la préface déjà citée mentionne deux sources croisées : “the scene of the action was suggested
by two real spots”830. Tel est aussi le cas de la célèbre lande de Egdon Heath, cadre de The Return
of the Native, et enchevêtrement complexe d’éléments multiples :
Under the general name of “Egdon Heath,” which has been given to the sombre scene of the story, are united
or typified heaths of various real names, to the number of at least a dozen.
831
L’embarras du lecteur-explorateur, devenu entre temps arpenteur, ne fait que s’accroître
après l’aveu que les éléments de paysage qui lui sont présentés peuvent de surcroît avoir subi les
déformations du regard subjectif du romancier. Dans cette phrase de la préface de A Laodicean,
824
Préface de A Pair of Blue Eyes, Plietzsch.
ibid.
826
Préface de Far from the Madding Crowd, Plietzsch.
827
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
828
Préface de Far From the Madding Crowd, Plietzsch.
829
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
830
Préface de Two on a Tower, Plietzsch.
831
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
825
153
l’idée de la recomposition est reprise par la métaphore du tissage (“fabrics”) ; mais l’expression
finale fait entrevoir que la “vision” dont il est question relève autant de l’apparition — vision
individuelle, sans nécessaire fondement objectif constatable par d’autres (d’où l’adjectif “baseless”)
— que de la perception ordinaire :
Looking over the novel at the present much later date, I hazard the conjecture that its sites, mileages, and
architectural details can hardly seem satisfactory to the investigating topographist, so appreciable a proportion of these
features being but the baseless fabrics of a vision.
832
Il devient alors difficile de croire à l’argument de la “simple” représentation mimétique,
pourtant invoqué dans la préface de Tess of the d’Ubervilles, dans le contexte d’une réponse aux
accusations d’immoralité auxquelles le roman avait donné lieu : “the novel was intended (...) in the
scenic parts to be representative simply”833. Certaines préfaces font d’ailleurs basculer presque
entièrement le paysage dans l’imaginaire onirique : “the horizons and landscapes of a partly real,
partly dream-country”834 ; “the place is pre-eminently (...) the region of dream and mystery”835. Le
jeu de piste avec le lecteur risque alors de tourner, comme en exergue de The Woodlanders, à une
(auto-)parodie des figures de l’auteur omniscient et du lecteur prisonnier d’une vision étroitement
réaliste :
I have been honoured by so many inquiries for the true name and exact locality of the hamlet “Little Hintock,”
in which the greater part of the action of this story goes on, that I may as well confess here once for all that I do not
know myself where that hamlet is more precisely than as explained above and in the pages of the narrative. To oblige
readers I once spent several hours on a bicycle with a friend in a serious attempt to discover the real spot; but the search
ended in failure; though tourists assure me positively that they have found it without trouble, and that it answers in
836
every particular to the description given in this volume.
Le parallèle est ici est frappant avec la préface de The Bride of Lammermoor, où Scott avait
eu recours à un procédé semblable :
The imaginary castle of Wolf’s Crag has been identified by some lover of locality with that of Fast Castle. The
Author is not competent to judge of the resemblance betwixt the real and imaginary scene, having never seen Fast
Castle except from the sea. But (...) its vicinity to the mountain ridge of Lammermoor renders the assimilation a
probable one.
837
Toutefois, dans le cas de Hardy, et par un renversement que l’auteur ne pouvait prévoir,
l’espace fictif du Wessex semble avoir conquis, grâce au succès des romans, une réalité certaine que
832
Préface de A Laodicean, Plietzsch.
Préface de Tess of the d’Ubervilles, Plietzsch.
834
Préface de Far from the Madding Crowd, Plietzsch.
835
Préface de A Pair of Blue Eyes, Plietzsch.
836
Préface de The Woodlanders, Plietzsch.
837
Préface de The Bride of Lammermoor, Weinstein, p. 127.
833
154
l’industrie touristique locale contribue au demeurant, de nos jours encore, à perpétuer :
I did not anticipate that this application of the word to modern story would extend outside the chapters of these
particular chronicles. But it was soon taken up elsewhere, the first to adopt it being the now defunct Examiner, which,
in the impression bearing date July 15, 1876, entitled one of its articles “The Wessex Labourer,” the article turning out
to be no dissertation on farming during the Heptarchy, but on the modern peasant of the south-west counties.
838
Si dans ce cas le paysage fictif s’est surimposé (du moins en partie) au paysage réel, il n’en
conserve pas moins, entre les pages des romans, sa signification propre. Le rappel systématique,
dans chaque préface, même les plus courtes, du lieu (fictif) de l’action, sous forme de toponymes ou
de périphrases, témoigne de son importance narrative : “Budmouth” 839 ,
“Casterbridge” 840 ,
“Wessex”841, “Overcombe”842, “Weatherbury”843, “the rocky coign of England”844, “the sombre
scene of the story”845, “the peninsula (...) whereon most of the following scenes are laid”846. Dans la
préface de The Woodlanders, Hardy semble avoir cédé au plaisir de l’énumération, et mêle ici
encore fiction et réalité :
The neighbourhood of High-Stoy (I give, as elsewhere, the real names to natural features), Bubb-Down Hill,
and the glades westward to Montacute; of Bulbarrow, Hambledon Hill, and the slopes eastward to Shaston, Windy
Green, and Stour Head, teems with landscapes which, by a mere accident of iteration, might have been numbered
among the scenic celebrities of the English shires. (...) [The] commanding heights called “High-Stoy” and “Bubb-Down
847
Hill” overlook the landscape in which [the nook] is supposed to be hid.
Parler comme Hardy le fait ici d’itération, donc de langage, inscrit le paysage dans une
dimension symbolique. C’est pourquoi Hardy incite le lecteur à observer en quoi le paysage définit
l’atmosphère du roman, exprime le caractère des personnages, voire permet de présager des
événements : ainsi, Egdon Heath semble-t-il conduire droit à la tragédie (“the sombre scene of the
story”848) ; ainsi, la péninsule de The Well-Beloved reflète-t-elle le tempérament des autochtones (“it
is a spot apt to generate a type of personage”849). Le décor fantastique de A Pair of Blue Eyes (“my
theatre for these imperfect dramas of country life and passions”) est planté en quelques images
frappantes qui viennent rappeler son rôle dans la définition de “l’atmosphère”850 du récit :
838
Préface de Far from the Madding Crowd, Plietzsch.
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
840
Préface de The Mayor of Casterbridge, Plietzsch.
841
Préface de Desperate Remedies, Plietzsch.
842
Préface de The Trumpet-Major, Plietzsch.
843
Préface de Far from the Madding Crowd, Plietzsch.
844
Préface de The Well-Beloved, Plietzsch.
845
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
846
Préface de The Well-Beloved, Plietzsch.
847
Préface de The Woodlanders, Plietzsch.
848
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
849
Préface de The Well-Beloved, Plietzsch.
850
C’est-à-dire, selon la définition de J. A. Cuddon dans son Dictionary of Literary Terms and Literary Theory,
155
839
The wild and tragic features of the coast (...), the ghostly birds, the pall-like sea, the frothy wind, the eternal
soliloquy of the waters, the bloom of dark purple cast that seems to exhale from the shoreward precipices, in themselves
lend to the scene an atmoshpere like the twilight of a night vision.
851
L’influence gothique de cette évocation est frappante, et fait soupçonner que dans ce roman
comme dans d’autres, c’est un paysage littéraire et mental, autant que géographique, qui s’offre au
regard (ou à l’imagination) du lecteur. Les repères (au sens topographique) de l’espace pourront
donc aussi bien venir d’un intertexte (des Mystères d’Udolpho au Roi Lear) que d’une hypothétique
réalité physique à laquelle ils restent cependant très liés :
It is pleasant to dream that some spot in the extensive tract whose south-western quarter is here described, may
be the heath of that traditionary [sic] king of Wessex—Lear.
852
Si l’espace devient littérature, le roman devient espace, du moins à travers des expressions
assimilant le récit lui-même à un paysage ou un tableau (par exemple : “the novel’s line of
perspective”853), et le lecteur à un géographe (“topographist”854, “searchers for scenery”855). On
mesure alors ce que pourrait être la contribution spécifique de la préface : donner au lecteur les
moyens de s’orienter dans le roman, être d’une certaine manière la boussole qui avait fait défaut au
jeune Scott. Des informations relatives au contexte historique ou culturel peuvent jouer ce rôle,
comme à propos de Under the Greenwood Tree la tradition des musiciens qui se produisaient à
l’église le dimanche :
The zest of these bygone instrumentalists must have been keen and staying, to take them, as it did, on foot
every Sunday after a toilsome week through all weathers to the church, which often lay at a distance from their homes.
(...) The gratuities received yearly by the musicians at Christmas (...) were just enough, as an old executant told me, to
pay for their fiddle-strings, repairs, rosin, and music-paper...
856
On peut donc dire des préfaces de Hardy qu’elles tentent de fonder une cartographie
générale du roman dont l’objet serait tout à la fois de signaler la valeur symbolique du paysage dans
les œuvres de l’auteur, de tracer des lignes de continuité entre les siècles, et de guider la lecture. En
ce sens, la nécessité dont parle Hardy d’unifier son œuvre romanesque par le biais d’un espace
déterminé (le Wessex) peut aussi bien tenir lieu d’impératif critique : “[The novels] seemed to
Harmondsworth, Penguin, 1991, p. 64 : “The mood and feeling, the intangible quality which appeals to extra-sensory as
well as sensory perception, evoked by a work of art. (...) An excellent example in the novel is Hardy’s depiction of
Egdon Heath in The Return of the Native”.
851
Préface de A Pair of Blue Eyes, Plietzsch.
852
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
853
Préface de The Hand of Ethelberta, Plietzsch.
854
Préface de A Laodicean, Plietzsch.
855
Préface de The Return of the Native, Plietzsch.
856
Préface de Under the Greenwood Tree, Plietzsch.
156
require a territorial definition of some sort”857.
Cet objectif de définition territoriale du roman, nous le retrouvons aussi chez James, mais
cette fois c’est l’auteur lui-même qui risque de se perdre. La série s’ouvre justement par l’évocation
de la difficulté pour l’artiste de délimiter le champ de sa représentation. Tous les objets, toutes les
personnes, toutes les sensations nous paraissent, dans le monde réel, reliés les uns aux autres ;
comment décider de ceux qu’il faut exclure dans l’œuvre ?
Really, universally, relations stop nowhere, and the exquisite problem of the artist is eternally but to draw, by a
geometry of his own, the circle within which they shall happily appear to do so.
858
L’art est donc là pour donner sens au matériau informe de la vie : “Life being all inclusion
and confusion, and art being all discrimination and selection...”859 Tel un chien à la recherche de
son os (“[he] sniffs round the mass as instinctively and unerringly as a dog suspicious of some
buried bone”860), l’artiste se met en quête d’un principe d’ordonnance, sans lequel sa condition
serait celle du naufragé : “some system of observation—for fear, in the admirable immensity, of
losing its way”861. Une formule frappante vient résumer l’objet de la quête : “the method at the heart
of the madness”862. L’art est la vie médiatisée par la géométrie personnelle de l’artiste ; il est
imposition d’une forme sur un objet informe ; il est quête, aussi, du sens ainsi libéré. Car c’est
précisément l’acte de sélection, de séparation, de bornage, qui donne forme et signification :
[To] isolate, to surround with the sharp black line, to frame in the square, the circle, the charming oval, that
helps any arrangement of objects to become a picture.
863
Selon le mot de Hardy, c’est bien un acte de définition, à la fois délimitation d’un contour (le
cadre du tableau) et dégagement d’un sens, dont il s’agit. Cette même métaphore picturale est
employée par Scott : “the last touches of an artist, which contribute to heighten and finish the
picture”864. En traversant les préfaces de la New york Edition, elle se mêle constamment à celles de
la géométrie, du voyage, de la cartographie. L’écriture y est vécue comme la quête aventureuse de
ce “système”, de cette “méthode”. La rédaction de Roderick Hudson, premier roman de James,
857
Préface de Far from the Madding Crowd, Plietzsch.
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1041.
859
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1138.
860
ibid.
861
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1039.
862
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1139.
863
Préface de The Awkward Age, Edel, p. 1123. L’analogie que fonde James avec le cadre en peinture rappelle le propos
du peintre Juanjo Benet au sujet de cette multiplicité des formes possibles du cadre : “l’abus de formats rectangulaires
me gêne, car je crois que chaque contenu pictural requiert sa propre frontière” (cité par Gérard Raurich, op. cit., p. 65).
864
“Advertisement”, Weinstein, p. 84. Là encore, la phrase de Scott rappelle ce jugement du peintre Marcel Baugier sur
le cadre, qui doit “conclure le propos de l’œuvre en l’isolant de la couleur environnante et en l’accompagnant
discrètement dans son harmonie comme le fait l’orchestre pour accompagner le soliste” (cité par Gérard Raurich, op.
cit., p. 46).
157
858
publié en 1875, devient un voyage initiatique, plein de dangers et d’enchantements pour un jeune
navigateur encore peu exercé :
I recall again the quite uplifted sense with which my idea, such as it was, permitted me at last to put quite out
to sea. I had but hugged the shore on sundry previous small occasions; bumping about, to acquire skill, in the shallow
waters and sandy coves of the “short story” and master as yet of no vessel constructed to carry a sail. The subject of
“Roderick” figured to me vividly this employment of canvas, and I have not forgotten, even after long years, how the
blue southern sea seemed to spread immediately before me and the breath of the spice-islands to be already in the
breeze.
865
L’évocation est poétisée avec force consonnances et allitérations : “the (...) southern sea
seemed to spread”, “blue”, “breath”, “breeze”, “shore”, “short”, “shallow”. En outre, la toile
(“canvas”), qui est à la fois celle de la voile et celle du tableau, permet le passage d’une métaphore
à l’autre ; l’enchaînement se fait sans heurts de l’image du navigateur à celle du peintre, dans la
phrase suivant le passage cité : “the painter’s subject consisting (...) of the related state, to each
other, of certain figures and things”866. Si bien que dans la suite du paragraphe, on ne saurait dire si
l’auteur se figure en marin perdu dans l’immensité océane, ou en peintre fixant sur son châssis une
toile que la blancheur défend : “a young embroiderer of the canvas of life soon began to work in
terror, fairly, of the vast expanse of that surface...”867 La double métaphore devient même triple,
puisque la toile désigne ici le matériau brut de la vie...
Dans la suite des préfaces, ces deux images ne cessent de s’entrecroiser, illustrant le plus
souvent l’idée d’un nécessaire positionnement méthodologique (définition d’un personnage
focalisateur, conception d’un plan d’ensemble harmonieux, mise en perspective des événements).
L’auteur sera tour à tour ce marin, ce peintre, ou leurs nombreux avatars, ou les deux à la fois : “He
embarks, rash adventurer, under the star of representation... [His] work (...) is put back on the
easel”868 ; “the navigator”869 ; “the preoccupied painter”870. Le point de rencontre reste toujours
l’effort de balisage — marquage des contours de la toile, ou du roman, et jalonnement des étapes de
l’écriture, pour échapper aux risques du désordre : “my inward sense (...) was (...) not of finding
myself in the vague and the uncharted”871.
Lorsque Scott emploie une métaphore proche, c’est également pour figurer... les écueils de
la production romanesque, comme celui d’une langue trop absconse, contre lequel Queenhoo Hall
865
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1040.
ibid.
867
ibid., p. 1041.
868
ibid.
869
Préface de The Aspern Papers, Edel, p. 1173.
870
Préface de The Princess Casamassima, Edel, p. 1101.
871
Préface de A Passionate Pilgrim, Edel, p. 1205.
866
158
était venu s’échouer :
I conceived it possible, by rendering a similar work more light and obvious to general comprehension, to
escape the rock on which my predecessor was shipwrecked.
872
Conrad et Hardy, faisant état de leurs premières aventures littéraires, se figurent également
en recherche de la voie la plus sûre :
The following novel, the first published by the author, was written nineteen years ago, at a time when he was
feeling his way to a method.
873
(...) irresistibly the town became the background for the ensuing period of deep and tentative meditations.
874
Endless vistas opened before me in various directions. It would take years to take the right way!
Contrôle de l’écriture donc, mais peut-être aussi de la lecture. C’est le point de vue de
Pearson, qui assimile la préface au cadre du tableau, relevant la portée sémantique de ce dernier :
The circle, the frame around the novel or tale, is that exquisite sign of the artist, to whom the frame represents
the “geometry of his own”—his esthetic domain and so, as an artist, his very identity... James’s entire project, like many
of the framing experiments that precede it, is informed by a drive to colonize the vast territory of readership. The
prefaces draw a border (...) around the art work and attempt to attract readers within it.
875
On retrouve bien le “signe”, cette fois employé dans son sens de balise, chargée de maintenir
sur le droit chemin interprétatif les lecteurs égarés : “the signs for our guidance” ; “the wrong or the
right deviation”876. Les signes restent néanmoins tout autant, ici encore, les traces, les mots, les
signifiants — et pourquoi pas, comme le suggère Pearson, ceux des préfaces.
5.3 Du mouvement et de l’immobilité du sens
Une fois de plus, le problème de la dichotomie entre intériorité et extériorité des préfaces
s’est donc trouvé relancé, cette fois à travers l’extériorisation du sens (comme chez Scott), ou au
contraire son balisage en apparence très strict (comme chez James). Le concept de dialogisme peut
nous aider à le résoudre ; il importe essentiellement d’en finir avec la vision d’une préface
fonctionnant en système fermé avec le seul roman qu’elle introduit, ce que nous avons tenté de
montrer au chapitre 3. Allons plus loin ; si l’on a pu voir dans le discours préfaciel “une fraction
d’un courant de communication ininterrompu”877 (réponse à des critiques, anticipation de certaines
872
“General preface”, Weinstein, p. 92.
Thomas Hardy, préface de Desperate Remedies, Plietzsch.
874
Joseph Conrad, préface de The Secret Agent, New York, Doubleday & Co., 1921, p. 11.
875
John H. Pearson, “The Politics of Framing in the Late Nineteenth Century”, Mosaic 23/1, p. 27.
876
Préface de The Spoils of Poynton, p. 1139.
877
Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Editions de Minuit, 1977, p. 136.
873
159
questions potentielles), il faut également inclure dans la notion de dialogisme “ce que nous appelons
la dimension interactive du langage” : il n’est plus possible de lire les préfaces comme de simples
“communications unilatérales” parce qu’elles “relèvent du dialogisme inhérent à toute production
communicative”878.
Paradoxalement, les effets de bruit qui viennent parfois la parasiter sont eux-mêmes partie
prenante de ce dialogisme. Il arrive en effet que les préfaces nous disent des choses que nous
n’avons a priori pas envie d’entendre. Nous prendrons deux exemples caractéristiques : un type de
bruit thématique, la figure de l’excuse chez Scott, et un type de bruit structurel, la digression chez
James. La figure de l’excuse devient très vite familière au lecteur des préfaces de Scott, qui
s’excuse de tout : d’avoir manqué de documents au moment de rédiger tel passage...
This novel was written at a time when circumstances did not place within my reach the stores of a library
tolerably rich in historical works, and especially the memoirs of the middle ages... I hope this apology will suffice for
879
one mistake which has been pointed out to me by the descendant of one of the persons introduced in this story...
...de déconcerter le lecteur anglais par sa représentation des mœurs écossaises...
The traditions and manners of the Scotch were so blended with superstitious practices and fears, that the author
of these novels seems to have deemed it incumbent on him, to transfer many more such incidents to his novels, than
seem either probable or natural to an English reader. It may be some apology that his story would have lost the national
880
cast, which it was chiefly his object to preserve, had this been otherwise.
...de ne pas maîtriser totalement le gaélique...
It was my accidental lot, though not born a Highlander (which may be an apology for much bad Gaelic), to
reside during my childhood and youth among persons of the above description.
881
...d’avoir adjoint à ses romans des notes explicatives de peu d’intérêt :
I have some reason to fear that the notes which accompany the tales (...) may be thought too miscellaneous and
882
egotistical. It may be some apology for this, that the publication was intended to be posthumous...
Cette forme discursive réitérée peut en fait s’apparenter à ce que Goffman, établissant un
relevé de ce qu’il appelle les “contraintes du système”, identifie comme “des indices permettant de
distinguer des lectures spéciales applicables à des segments parenthétiques”883 et destinés à des
lecteurs particuliers : les connaisseurs de la Westphalie à l’époque de Louis le Pieux (sensibles aux
erreurs de Anne of Geierstein), les Anglais, les puristes du gaélique, les fâcheux en tous genres.
878
Robert Vion, op. cit., p. 31.
Préface de Ann of Geierstein, Weinstein, p. 236-237.
880
“Review of Tales of My Landlord”, Weinstein, p. 19.
881
Préface de Waverley, Weinstein, p. 4.
882
“General Preface”, Weinstein, p. 101.
883
Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 21.
879
160
Parmi ces indices ou “capacités de recadrage”, Goffman cite les “apartés, citations, plaisanteries,
etc.”, à quoi l’on peut ajouter ces excuses, qui visent aussi à “reconstruire des sens par ailleurs
conventionnels”884 en fournissant à chaque fois une explication acceptable. Les excuses ne sont
donc une forme discursive hétérogène (donc parasitaire) que pour les seuls non-participants à ces
phases de “gestion conjointe de la discursivité”885 : les Ecossais, les ignorants de la Westphalie...
D’une autre nature sont les digressions de James : l’agacement est ici lié à l’ajournement de
ce que l’on voudrait entendre. Les préfaces de la New York Edition, parmi les plus longues qui
soient avec celles de Scott, sont très fortement marquées par une discontinuité discursive. Par
exemple, la préface de The Portrait of a Lady commence par relater l’origine du roman, pour
aussitôt diverger vers une méditation sur Venise ; on revient deux pages plus loin au germe de
l’histoire, puis à son développement, interrompu par l’obiter dictum de Tourgueniev puis une
longue parenthèse sur la question des points de vue, qui culmine avec le passage célèbre : “The
house of fiction has in short not one window...” ; on revient sur la construction du roman avec
l’élaboration du personnage d’Isabel, ce qui nous entraîne vers une comparaison des personnages
féminins chez Shakespeare, George Eliot, Dickens, Scott, Stevenson ; alors seulement les autres
personnages sont expliqués dans leurs liens avec Isabel... ce qui conduit à une première explication
technique de ce qu’est une ficelle ; enfin, l’idée est glissée furtivement que le thème international
était également au cœur de la problématique du roman, mais qu’il est malheureusement trop tard
pour en parler, et la préface s’achève par ces mots : “There is really too much to say”886.
Ce mode d’expression, que l’on retrouve de préface en préface, n’en est pas moins codé. En
effet, James digresse sans cesse mais s’excuse régulièrement de ses digressions, les encadrant de ces
contours prosodiques particuliers que Goffman appelle des “alertes et marques de disjonction”887 :
I have delayed much too long to remark...
888
All this is a long way round, however, for my word about my dim first move toward “The Portrait”...
889
This will have seemed doubtless a roundabout approach to my saying that I seized the right connexion for our
890
roaring young lioness (...) from the moment I qualified her as (...) signally “unaware of life”.
All of which, however, doubtless wanders a little far from my mild argument...
891
884
ibid.
Robert Vion, op. cit., p. 204.
886
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1085.
887
Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 265.
888
Préface de Lady Barbarina, Edel, p. 1212.
889
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1075.
890
Préface de The Reverberator, Edel, p. 1199.
891
Préface de Lady Barbarina, Edel, p. 1211.
885
161
I feel myself awaited by a pair of appeals really more pressing than either of those just met; a minor and a
892
major appeal, as I may call them: the former of which I take first.
Ces marqueurs rappellent au lecteur qu’un changement de sujet s’est produit, ou va se
produire, “et qu’il faudra peut-être une recherche en mémoire pour trouver un sens à ce dont les
prochains [ou les précédents] propos vont se révéler traiter”893. Une lecture active, participant à
l’élaboration du sens est donc par là-même sollicitée, fût-ce dans une voie toujours tracée d’avance.
D’autre part, en démontrant par la figure de l’excuse son souci de certaines “normes de
topicalité”894 alors même qu’il ne les respecte pas, James concrétise, du moins dans le négatif de
son discours, pour reprendre l’expression de Derrida, ce qu’un comportement discursif convenable
produirait, “à savoir prouver qu’il est correctement attentif à la situation”895 d’énonciation et aux
désirs du lecteur : le magister courroucé que nous décrivions au chapitre précédent sait aussi se
mettre à l’écoute.
En elles-mêmes, les digressions constituent donc de véritables “cycles parenthétiques”896 au
sein desquels la linéarité du discours semble provisoirement suspendue, mais qui en réalité, on
l’aura compris, sont des détours qui fournissent au lecteur les éléments nécessaires, et dont il ne
disposait pas, pour s’intégrer à la construction du sens.
Dans leur ensemble, et sans nécessairement relever du bruit, les différentes structurations du
discours préfaciel reflètent au demeurant autant de conceptions différentes de cette construction, et
de l’idée de la vérité qui lui est liée. Pour certains, celle-ci semble évolutive, ou dialectique : elle
procède par stades successifs qui ne sauraient s’annuler mutuellement au fur et à mesure de leur
apparition. On voit ainsi Scott et Dickens se livrer à un véritable recyclage de préfaces ou
productions anciennes. Le personnage de Meg Merrilies, le tsigane de Guy Mannering, avait-il déjà
été évoqué ? Il suffit d’insérer le passage en question dans la préface du roman :
The Author gave the public some account of this remarkable person in one of the early numbers of
Blackwood’s Magazine, to the following purpose:—...
897
Suit un extrait de “Review of Tales of My Landlord”, écrit douze ans plus tôt. Le procédé est
abondamment exploité par Dickens, sous deux formes différentes. Parfois, la préface ultérieure
commence par une référence à la préface originale, soit pour souligner une continuité dans le temps,
soit pour prendre acte d’un changement de regard qui toutefois ne débouche pas sur l’imposition
892
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1325.
Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 265.
894
ibid.
895
ibid.
896
Robert Vion, op. cit., p. 201.
897
Préface de Guy Mannering, Weinstein, p. 112.
893
162
d’un nouveau sens :
I remarked in the original Preface to this Book, that I did not find it easy to get sufficiently far away from it...
898
So true are these avowals today, that I can now only take the reader into one confidence more.
It was observed, in the Preface to the original Edition of the Posthumous Papers of the Pickwick Club, that they
were designed for the introduction of diverting characters and incidents; that no ingenuity of plot was attempted...
Although on one of these points, experience and study have taught me something, and I could perhaps wish now that
these chapters were strung together on a stronger thread of general interest, still, what they are they were designed to
be.
899
Mais d’autres fois, sans référence explicite, une préface est partiellement ou entièrement
recyclée ; c’est le cas déjà cité de celle de Bleak House, dont seules les trois dernières lignes varient.
Il a déjà été montré que Hardy proposait une organisation différente. Avec lui, la préface est un
système en perpétuel devenir. Une préface de Hardy, c’est l’accumulation de ses différents avatars,
aucun ne venant abolir le précédent. Conrad a pu occasionnellement adopter la même
configuration :
The contemporaneous very short Author’s Note which is preserved in this edition bears sufficient witness to
900
the feelings with which I consented to the publication of the book.
En revanche, aucune des préfaces originales de James n’a été ainsi “préservée” dans les
éditions ultérieures, encore moins dans la New York Edition. Ici, chaque préface vise à arrêter le
cours du sens : les préfaces tardives remplacent et annulent les préfaces originales, dont la destinée
éditoriale a d’ailleurs effectivement fait long feu (les retrouver relève aujourd’hui de la pêche
miraculeuse pour tout bibliophile). C’est que nous ne sommes plus ici dans une logique de “reprisemodification de textes antérieurs [où] toute forme de conscience et de connaissance passe par [le
renouvellement] de l’activité discursive”
901
, mais dans une succession abrogatoire des
interprétations. Contre l’énonciation dialogique décrite par Bakhtine, où “c’est l’expression qui
organise l’activité mentale, qui la modèle et détermine son orientation” 902 , James cherche à
organiser l’expression à partir de l’activité mentale, c’est-à-dire de son jugement critique, du
souvenir de ses intentions, et de sa conscience d’auteur, piliers majestueux du temple sémantique
des préfaces : “the judgement, the memory, the conscience”903. Dans la perspective de Hardy, au
contraire, on peut dire que “la problématique du langage s’est partout substituée à celle de la
898
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 47.
Préface de The Pickwick Papers, New York, Dodd, Mead & Co., 1944, p. v.
900
Préface de Victory, Penguin, Harmondsworth, 1978, p. 11.
901
Robert Vion, op. cit., p. 31.
902
Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Editions de Minuit, 1977, p. 123.
903
Préface de The Reverberator, Edel, p. 1194.
899
163
conscience”904 :
The foregoing remarks were written during the early career of this story... The pages are allowed to stand for
905
what they are worth, as something once said; but probably they would not have been written now.
Cette question n’est pas sans rapport avec les concepts d’ordre et de désordre dans la
construction du roman. Pour Scott par exemple, le désordre est un principe structurant :
Smollett, Le Sage, and others, emancipating themselves from the strictness of the rules he [Fielding] has laid
down, have written rather a history of the miscellaneous adventures which befall an individual in the course of life than
906
the plot of a regular and connected epopeia, where every step brings us a point nearer to the final catastrophe.
Le désordre est au contraire rejeté par James ; sa définition du beau en atteste : “composition
alone is positive beauty”907. L’agencement et l’enchaînement des scènes est par exemple un souci
constant lors de l’écriture de The Wings of the Dove : “one begins, in such a business, by looking
about for one’s compositional key”908. Chaque chapitre, chaque scène, et surtout chaque réflecteur
devient un élément d’architecture qui doit trouver sa place pour que l’ensemble puisse tenir : “solid
blocks of wrought material, squared to the sharp edge, as to have weight and mass and carrying
power”909. James (consciemment ou non) est en cela fidèle aux principes de la Poétique d’Aristote
dans sa défnition de l’action (“plot”) :
[A plot must be] a whole, the structural union of the parts being such that, if any one of them is displaced or
removed, the whole will be disjointed and disturbed.
910
En revanche, l’action épisodique, sans agencement réfléchi des scènes (“without probable or
necessary sequence”911), est disqualifiée par Aristote, mais célébrée par Scott : “I should write with
sense and spirit a few scenes unlaboured and loosely put together, but which had sufficient interest
in them to amuse”912. C’est tout le contraire de James proclamant : “looseness, never much my
affair”913. Maugham résume les deux points de vue, et se range résolument aux côtés d’Aristote et
de James :
My prepossessions in the arts are on the side of law and order. I like a story that fits... It taught me to make
904
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société,
Paris, Fayard, 1987, p. 154.
905
Préface de Tess of the d’Ubervilles, Plietzsch.
906
“Introductory Epistle to The Fortunes of Nigel”, Weinstein, p. 45.
907
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1325.
908
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1292.
909
ibid., p. 1294.
910
Aristote, Poetics, cité par J. A. Cuddon, op. cit., p. 719.
911
ibid.
912
“Introductory Epistle to The Fortunes of Nigel”, Weinstein, p. 45.
913
Préface de The Ambassadors, Edel, p. 1325.
164
incident follow incident in such a manner as to lead up to the climax I had in mind... In life stories straggle, they begin
nowhere and tail off without a point. That is probably what Chekhov meant when he said that stories should have
neither a beginning nor an end.
914
Si éloigné qu’il soit de cette esthétique du désordre, et veillant donc toujours à ne pas
dérouter le lecteur, James n’en pense pas moins que le sens n’est totalement accessible qu’à
l’artiste, qui au mieux pourra tenter de le transmettre ou de le partager. Pour Conrad, il est au
contraire accessible à tous. Deux paragraphes peuvent être lus en miroir, qui reprennent les mêmes
termes, mais en inversant les perspectives, le premier de la préface de The Spoils of Poynton, où
James parle des deux personnages principaux, Mrs. Gereth et Fleda Vletch, le second de la préface
de The Nigger of the ‘Narcissus’, où Conrad définit son objectif en littérature :
Had I been asked why they were, in that stark nudity, (...) “interesting,” I fear I could have said nothing more
to the point, even to my own questioning spirit, than “Well, you’ll see!” By which of course I should have meant “Well,
I shall see”... That points, I think, to a large part of the very source of interest for the artist: it resides in the strong
consciousness of his seeing all for himself.
915
My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you
feel—it is, before all, to make you see.
916
Vision (donc perception, interprétation) de l’auteur contre celle du lecteur : c’est bien la
question du sens à donner aux œuvres, et nous en avons confirmation par d’autres déclarations
venant étayer celles-ci. Evoquant les notions de vérité et de direction de l’œuvre, James écrit :
[The artist] alone can measure the truth of the direction to be taken by his developed data. There can be for
him, evidently, only one logic for these things; there can be for him only one truth and one direction...
917
Il affiche avec candeur son objectif (les italiques sont les siennes) : “I thus project the ray of
my critical lantern”918. Il précise encore, pour conclure sa série et faire retour sur l’ensemble de
l’entreprise préfacielle :
What has the affair been (...) but an earnest invitation to the reader to dream again in my company and in the
interest of his own larger absorption of my sense ?
919
Inversement, pour Conrad, la libre vision du lecteur lui permettra idéalement d’accéder par
lui-même à une vérité qu’il ne soupçonnait pas : “If I succeed, you shall find there (..) that glimpse
914
W. Somerset Maugham, préface de The Complete Short Stories in Selected Prefaces and Introductions, London,
Heinemann, 1963, p. 60.
915
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1141.
916
Préface de The Nigger of the ‘Narcissus’, Oxford, Oxford World’s Classics, p. x.
917
Préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1141.
918
Préface de Lady Barbarina, Edel, p. 1215.
919
Préface de The Golden Bowl, Edel, p. 1338.
165
of truth for which you have forgotten to ask”920. Ce sont donc bien deux conceptions de la vérité qui
s’affrontent ; pour Conrad une vérité humaine qui puise sa source au cœur de l’être-ensemble (“the
solidarity in dreams, in joy, in sorrow, in aspirations (...), which binds men to each other”921), et se
définit donc autant par sa pluralité que par son unicité : “the truth, one and manifold”922. Cette
conception le conduit à définir ainsi la fiction (définition dont on mesure aisément les liens avec le
mode conversationnel de ses préfaces, que nous décrivions au chapitre précédent) :
[The] appeal of one temperament to all the other innumerable temperaments whose subtle and resistless power
endows passing events with their true meanings.
923
Le pluriel du dernier mot est significatif ; pour James, s’il y a dans l’œuvre superposition
des regards portés par les différents réflecteurs sur un objet, il ne s’agit plus pour le lecteur de voir,
comme chez Conrad, mais de voir à travers cette perspective imposée : “seeing ‘through’”924. De la
même façon, les préfaces prétendent faire voir l’œuvre par le prisme de la vision de l’auteur (sa
“lanterne critique”). Le “secret” de la création, le sens caché des choses, le motif dans le tapis,
évoqué par les deux préfaciers, est donc pour Conrad une forme d’inspiration personnelle à
l’origine, mais universalisable ensuite (l’épiphanie, dans la citation qui suit, est communion); en
revanche, James le situe du côté de ses propres intentions, et le cantonne, via la métaphore de
l’alchimiste, dans l’antre impénétrable de la prérogative auctoriale :
To snatch in a moment of courage, from the remorseless rush of time, a passing phase of life [in order to]
reveal the substance of its truth—disclose its inspiring secret... The prevented vision shall awaken in the hearts of the
beholders that feeling of unavoidable solidarity (...) which binds men to each other and all mankind to the visible
world.
925
[The artist] alone has the secret of the particular case... This sense of “authority” is for the modern alchemist
something like the old dream of the secret life.
926
Et pourtant... James croit-il vraiment à cette tentative de fléchage à sens unique ? Ne sait-il
pas, au fond, que le sens ne se fixe, ni ne se canalise ainsi ? Voici que des définitions contradictoires
de la vérité apparaissent : “a certain fulness of truth—truth diffused, distributed and, as it were,
atmospheric”927. L’image de la lumière diffractée s’oppose au rayon de la lanterne, braqué droit sur
l’œuvre. Ces images prolifèrent et viennent déconstruire le discours dominant et tapageur : partout,
920
Préface de The Nigger of the ‘Narcissus’, Oxford, Oxford World’s Classics, p. x.
ibid., p. viii.
922
ibid., p. vii.
923
ibid., p. viii.
924
Préface de The Pupil, Edel, p. 1168.
925
Joseph Conrad, préface de The Nigger of the ‘Narcissus’, Oxford, Oxford World’s Classics, p. x.
926
Henry James, préface de The Spoils of Poynton, Edel, p. 1141.
927
ibid.
921
166
c’est l’irisation (“iridescence”) qui triomphe. La réalité du monde est multiple, comme Paris reflété
dans les mille gouttes d’eau de ses fontaines, qui rejaillissent dans le roman en gestation :
I saw from one day to another my particular cluster of circumstances, with the life of the splendid city playing
in it like a flashing fountain in a marble basin.
928
Le monde (diégétique) de la société européenne se caractérise par la profusion de ses
regards : “the old-world salon, with its windows if iridescent view and its different conception of
the range of charm”929 ; l’œuvre elle-même finalement bascule du côté de la dissémination : “the
flushing through on the part of the subject-matter, and (...) the mantle of iridescence naturally and
logically so produced”930.
Les préfaces ne sont évidemment pas plus monosémiques, tout entières traversées par des
réseaux de métaphores qui corrodent les efforts de référenciation décrits au chapitre précédent. On
peut voir en elles, et sans doute cela est-il vrai aussi de celles des autres auteurs, des textes
phatiques, au sens où Cuddon définit ce terme :
Language used for establishing an atmosphere and the communication of feelings rather than of ideas, and of
logical and rational thoughts.
931
Telles les photographies ou illustrations que Scott et James ont voulu placer en exergue des
volumes de leurs éditions tardives, les préfaces ne véhiculeraient pas du sens mais de la
signification, au sens saussurien, c’est-à-dire un effet sémantique, oblique et indirect, porté sur les
romans, que James appelle justement, à propos des clichés de Coburn, effet d’illustration :
“producing an effect of illustration”932. Le rapport au roman peut alors être défini ainsi :
The trick is to create an indirect relation between the prefatory document and the main text which suggests
kinds of interpretative attitudes without closing off analysis and imagination as a definitive statement would.
933
De la préface comme effet de sens donc, parce que “la construction du sens va bien au-delà
des seules dispositions sémantiques”934 des préfaces. Les auteurs le savent et en jouent, même si
parfois cette réalité les gêne, et la peur les envahit que quelque chose leur échappe. Ce jardin que
James et Conrad veulent protéger, que renferme-t-il ? L’essentiel, pour chacun d’eux (la
compréhension profonde de l’œuvre ou l’être intime) :
928
Préface de The American, Edel, p. 1055-56.
Préface de The Reverberator, Edel, p. 1195.
930
Préface de Julia Bride, Edel, p. 1264-65.
931
J. A. Cuddon, Dictionary of Literary Terms and Literary Theory, Harmondsworth, Penguin, 1991, p. 705.
932
Préface de The Wings of the Dove, Edel, p. 1326.
933
Paul B. Armstrong, “Reading James’s Prefaces”, in Henry James’s New York Edition, David McWhirter (éd.),
Stanford, Stanford University Press, 1995, p. 127.
934
Robert Vion, op. cit., p. 94.
167
929
(...) the questions begotten within the very covers of the book, those that wander and idle there as in some
sweet old overtangled walled garden, a safe paradise of self-criticism...
935
In plucking the fruit of memory one runs the risk of spoiling its bloom, especially if it has got to be carried into
the market-place. This being the product of my private garden my reluctance can be easily understood.
936
Ce sentiment de la perte peut à son tour expliquer la présence d’une image répandue chez de
nombreux préfaciers, celle de l’auteur comme père, et du roman comme progéniture. Dickens voit
en David Copperfield (il s’agit bien du livre, non du personnage) son enfant préféré : “like many
fond parents, I have in my heart of hearts a favourite child. And his name is DAVID
COPPERFIELD”
937
; tel roman, dont il a oublié l’origine, est pour James un orphelin : “I can but
look on the present fiction as a poor fatherless and motherless, a sort of unregistered and
unacknowledged birth” 938 ; Scott parle de la paternité des romans (“the paternity of these
Novels”939).
Nous sommes en présence de ce que Roland Barthes appelle des “mythes de filiation”, qui
trahissent la fracture interne entre la tentative d’affirmation ou de récupération de l’autorité sur le
sens ou la postérité de son texte, d’une part, et la conscience qu’il a du caractère forcément ouvert
de ce sens, et forcément indéterminé de cette destinée, d’autre part. Le préfacier sait bien qu’une
fois le roman publié, il n’est plus présent sur la page que comme “invité”, et que sa “signature”
n’est plus ni “privilégiée” ni “paternelle”940. La traditionnelle signature des préfaces que nous
évoquions au chapitre 2 reçoit alors un éclairage nouveau... a fortiori celle, en fac-similé, qui ornait
la page de titre du premier volume de la New York Edition, aux côtés d’un cliché de profil de
l’auteur.
Conscients de cette fracture, les préfaciers se laissent parfois aller à s’interroger sur le bienfondé de leur démarche, voire à exprimer leur certitude de l’inutilité radicale de celle-ci. Lequel n’a
pas ressenti le sentiment de la vanité de toute préface ? Sur une tonalité ironique ou désolée, les
variations sur le thème abondent :
941
All that I could say of the Story, to any purpose, I have endeavoured to say in it.
It would be vain to discourse about what I made of [the subject of my story] in a handful pages, since the pages
935
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1045.
Préface de The Arrow of Gold, London, Dent & Sons, 1947, p. viii.
937
Préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 47.
938
Préface de The Tragic Muse, Edel, p. 1103.
939
“General Preface”, Weinstein, p. 100.
940
Roland Barthes, “De l’œuvre au texte”, in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69-77.
941
Charles Dickens, préface de David Copperfield, Harmondsworth, Penguin, 1976, p. 45.
936
168
942
themselves are here, between the covers of this volume, to speak for themselves.
943
All these little publications originally appeared without prefaces. I left them to speak for themselves.
I must but leave “The Birthplace” to plead its own cause.
944
This is a very long novel and I am ashamed to make it longer by writing a preface. An author is probably the
last person who can write fitly about his own work.
945
...this volume scarcely stands in need of any prefatory introduction on my part.
946
947
To equip so small a book with a preface is, I am half afraid, to sin against proportion.
Les préfaciers savent-ils “la saturation sémantique impossible”948, comme le formulera
Derrida ? Ont-ils l’intuition, comme Hardy, qu’une part du sens de leur œuvre toujours déjà leur
échappe : “there can be more in a book than the author consciously puts there”949 ? Sans doute ; et
d’ailleurs beaucoup le disent : la littérature se suffit à elle-même. Mais les préfaces existent !
Littérature elles aussi, donc, sauf à s’enfermer dans cette contradiction du commentaire inutile
auquel on se livre malgré tout950. Destinées, peut-être, moins à circonscrire le sens des œuvres qu’à
s’en rapprocher toujours sans jamais l’atteindre ; à être ce torrent sémillant (séminal, signifiant)
autour du rocher romanesque : “the swirl of the current roundabout it”951.
942
Joseph Conrad, préface de “Typhoon”, vol. 3, Hynes, p. 291.
Thomas L. Peacock, préface du volume LVII de Standard Novels, http://informalmusic.com/Peacock, au 11/04/00.
944
Henry James, préface de The Birthplace, Edel, p. 1252.
945
W. Somerset Maugham, préface de Of Human Bondage in Selected Prefaces and Introductions of W. Somerset
Maugham, London, Heinemann, 1963, p. 34.
946
Wilkie Collins, préface de The Woman in White, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 31.
947
R. L. Stevenson, préface originale de An Inland Voyage, http://eldred.ne.mediaone.net au 11/04/00.
948
Jacques Derrida, op. cit., p. 30.
949
Préface de Jude the Obscure, Plietzsch.
950
Tel le cadre en peinture qui, selon le peintre Max Marra, “prend la même importance que l’œuvre, parce qu’il est
œuvre aussi. Tout produit manufacturé artistique est un fragment d’une œuvre plus ample...” (cité par Gérard Raurich,
op. cit., p. 85).
951
Henry James, préface de The Ambassadors, Edel, p. 1305.
169
943
Conclusion
Allier approche systémique et théories de la communication, telle fut donc notre méthode de
recherche. Que nous a-t-elle appris ? D’abord que les préfaces font partie d’un système commun
d’organisation et de communication du sens. C’est ce système qui leur confère une unité. Cette idée
englobe et dépasse les théories à partir desquelles nous avons construit notre problématique.
Pleinement intégrées dans une vision systémique, les dialectiques de la préface analysées par
Derrida (dedans/dehors, supplément/complément, vérité/ fiction) n’ont plus besoin pour se résoudre
de décréter la fin de la préface : “Interrompre, ici, par décision et coup de tête. La préface inscrit
alors la nécessité de sa coupure...”952 On sait maintenant que le dialogue continue. Une fois les
fonctions classifiées par Genette reformulées en termes communicationnels, les préfaces n’ont plus
besoin d’être réparties en de complexes typologies aux critères imparfaits, écueil sur lequel le
critique achoppe finalement : l’attachement “à la dignité classique et/ou à la transparence réaliste
(...) est à peu près le seul trait de distribution que nous ayons pu relever”953 ; il s’agit plutôt de
comprendre, dans l’étude de chaque préface, comment les éléments du système sont organisés selon
la fonction à remplir. Enfin, la “grammaire du discours préfaciel”954 de Mitterand, une fois
comprise dans un mouvement dialogique de co-construction du sens, peut bénéficier de ce que
l’auteur appelait de ses vœux en conclusion de son chapitre : “une méthodologie lui permettant de
discerner les filtres et les aiguillages où se préforment les significations d’un texte”955.
Cette approche, tournée vers la poétique des préfaces, nous a aussi permis, chemin faisant,
de rencontrer d’autres questions : celles de la définition de la vérité, des rapports du réel et de la
fiction, de l’ordre et du désordre. Mais reprenons nos interrogations originelles, et voyons quelles
réponses nous pouvons maintenant y apporter.
Pourquoi écrit-on des préfaces ? Celles-ci nous sont apparues comme des espaces hautement
organisés, pour reprendre un terme clé de l’analyse systémique, donc aux objectifs précis. De la
manière la plus générale, on peut dire que l’effet recherché par le préfacier est de problématiser la
réception du roman : que ce soit pour montrer au lecteur ce qu’il n’a pas vu (comme James), lui dire
que ce qu’il va voir mérite d’être vu (comme Scott), ou simplement qu’il y a quelque chose à voir
(comme Conrad), il faut réveiller le lecteur de son sommeil dogmatique, et le mettre sur la voie du
sens (raison, sensibilité) critique.
952
Jacques Derrida, op. cit., p. 76.
Gérard Genette, op. cit., p. 269.
954
Henri Mitterand, op. cit., p. 21.
955
ibid., p. 34.
953
170
Pourquoi lit-on les préfaces ? C’est la question la plus difficile — et d’abord parce qu’on ne
les lit pas toujours. Sans doute pour y chercher un sens qui, on l’a vu, a toutes les chances de se
dérober : il n’y aurait à ce titre que des lectures malheureuses. En revanche, on les relit pour autre
chose : parce qu’on devient partie prenante d’un système duquel on ne peut se dérober. (La réponse
à ce “pourquoi” n’est pas à chercher du côté du but, mais de la cause.) Le système préfaciel est
intégrant et se manifeste par l’attraction irrésistible qu’il exerce : à la manière d’un trou noir, la
préface absorbe et recycle des échanges passés, d’autres textes, ses propres états antérieurs, la
parole des grands auteurs. Parmi cette matière, le lecteur contemple sa propre image (des
représentations de lui-même), et s’aperçoit qu’un auteur l’a découvert avant qu’il ne découvre un
auteur.
Quels sont les rapports (les liens) des préfaces aux romans qu’elles introduisent ? L’un des
enseignements de cette étude fut de montrer que les préfaces furent écrites sans rien laisser au
hasard, et c’est d’abord en ce sens qu’on peut parler de continuité avec les œuvres. Mais la relation
privilégiée entre préface et roman semble s’être distendue ; d’autres éléments (par exemple, d’autres
préfaces) sont venus craqueler l’harmonieux face-à-face. Il n’est pas brisé, mais le jeu de miroirs
s’est élargi. Le lien entre la préface et son roman (ou le roman et sa préface, mais cette hiérarchie
peut bien être inversée le temps de quelques pages encore) n’est que l’une des liaisons (autre terme
systémique) du réseau textuel et référentiel dont elle est un nœud.
Peut-on dire que la préface forme un genre, comme on le dit du roman ou de la tragédie ?
On se doute maintenant que la préface, objet aux avatars multiformes, se défierait de toute typologie
pressée. Courir à la recherche d’invariants qui permettraient de définir les règles fondamentales du
genre serait se condamner à conclure (mais pourquoi pas ?) que celui-ci n’existe pas. Une autre
réponse nous semble toutefois plus juste, au sens musical. On ne sait pas (plus) ce qu’est une
préface ; mais l’idée de préface n’a pas changé : elle reste celle d’un auteur à l’identité parfaitement
stable s’adressant à un lecteur à l’identité non moins stable pour lui confier des informations
éclairantes sur le sens du roman qu’il s’apprête à lire (ou qu’il vient de lire). Seulement voilà : nous
savons maintenant qu’aucune préface ne s’accorde entièrement à cette description. Les préfaces
résistent à l’idée de préface. Nous le savons ; les préfaciers le savent aussi, qui composent toujours
leur texte à partir de ce modèle abstrait, mais refusant toujours de s’y conformer. Le genre préfaciel,
ce sont des variations infinies sur un thème qui n’existe pas.
Que nous apprennent les préfaces ? Plutôt que de fournir des clés interprétatives à usage
immédiat, elles mettent en place une réflexion sur la fiction ; voyage au cœur de la fiction, elles
s’apparentent à des connaissances procédurales, c’est-à-dire qui “donnent des indications sur les
171
procédures et les conditions d’utilisation de ces procédures”956. Connaissances déclaratives, elles
nous diraient : voici le sens du texte. Connaissances procédurales, elles nous disent : voici comment
accéder au sens du texte. Une étude cognitiviste des préfaces est à faire, qui pourrait partir, par
exemple, de la relation compréhension/explication proposée par Edgar Morin : en quoi une préface
est-elle du côté de la compréhension, c’est-à-dire d’une connaissance “impliquant subjectivité et
affectivité”, ou de l’explication, “connaissance adéquate aux objets” 957 , tel le roman ou la
littérature ? A moins qu’à la fois métaphorique, donc analogique, potentiellement compréhensive, et
propositionnelle, donc potentiellement explicative, elle n’illustre le fait que “explication et
compréhension sont et doivent être dialogiquement liées”958. Peut-être la préface, si elle voulait bien
redevenir le mode de communication qu’elle fut, contribuerait-elle à “développer simultanément”
l’une et l’autre, et ainsi réduire la disjonction, trop forte aujourd’hui selon Morin, “entre une culture
sous-compréhensive (scientifico-technique) et une culture sous- explicative (humaniste)”959 :
Même dans la connaissance explicative des choses (...), l’esprit de finesse, la subtilité, psychologique,
l’intuition (...), qui relèvent d’une certaine façon de la compréhension, sont les avant-gardistes de l’explication.
960
Mais faut-il opposer hier et aujourd’hui ? Nous parlions, en introduction, de ce qui nous
semble avoir été un âge d’or de la préface — un grand dix-neuvième siècle, commençant et
s’achevant symboliquement avec le Scott du magnum opus (1830) et le Conrad des œuvres
complètes (1920), plongeant des racines solides dans les décennies précédentes (Defoe, Sterne,
Fielding), et risquant quelques rameaux dans celles l’ayant suivi (Maugham). Mais qu’en est-il de la
préface aujourd’hui ? Peut-on expliquer son effacement ? Il nous semble en fait qu’elle n’a pas
disparu ; bien plutôt qu’elle s’est muée en d’autres textes, et qu’elle a colonisé d’autres espaces. Les
émissions littéraires, à la radio ou la télévision, les interviews publiés dans la presse, assument en
grande partie le rôle que les auteurs lui réservaient autrefois. L’entretien accordé par Ian McEwan
au magazine Télérama, à l’occasion de la parution en France de son roman Expiation, rappelle, sur
la question de la genèse de l’œuvre, bien des passages de la préface de The Portrait of a Lady :
En fait, tout a commencé par hasard. Je griffonais en rond depuis des mois quand un paragraphe m’est venu
brusquement. Je voyais une jeune fille dans l’embrasure de la porte d’une maison à la campagne... Elle semblait
troublée par la présence d’un jeune homme dans le jardin. A ce moment, j’ignorais absolument qui ils étaient et où cela
allait me conduire. Mais, à l’instar de la jeune fille, je sentais que j’étais au seuil d’une histoire... Les personnages en
place, il me fallait trouver l’intrigue.
961
956
Annick Weil-Barrais, L’Homme cognitif, Paris, PUF, 2001, p. 453.
Edgar Morin, La Méthode, tome 3 : La Connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986, p. 144.
958
ibid., p. 150.
959
ibid., p. 152.
960
ibid.
961
Télérama N° 2798, 27 août 2003, p. 35.
957
172
The sense of a particular engaging young woman, to which all the usual elements of a “subject”, certainly of a
setting, were to need to be superadded... I seem to have waked up one morning in possession of them—of Ralph
Touchett and his parents, of Madame Merle, of Gilbert Osmond and his daughter... I knew they were the concrete terms
of my “plot”... [They] floated into my ken, and all in response to my primary question: “Well, what will she do?”
962
McEwan termine au demeurant par une référence à James : “j’approuve plus que jamais
cette remarque de Henry James, qui considérait que le premier devoir d’un romancier est
d’intéresser ses lecteurs”963. De telles correspondances viennent étayer l’opinion d’un intervieweur
célèbre de notre temps, Bernard Pivot :
Etaler le pourquoi, le comment, révéler des clés, indiquer des passerelles, précéder ou prolonger le livre d’une
explication de texte... C’est ce que faisaient nos bons auteurs classiques par des préfaces qu’ils intitulaient tout
simplement “Au lecteur” et dans lesquelles, éprouvant la nécessité de s’adresser directement à ceux qui s’apprêtaient à
ème
les lire, ils leur confiaient une sorte de mode d’emploi de la pièce, de l’essai ou du roman... Si au XVIII
existé des Jules Huret
964
siècle avaient
, il est probable que Racine, Corneille, Boileau, etc., se seraient expliqués sous forme
d’interviews. Stimulés par les questions des journalistes, ils se seraient confessés un peu plus que dans leurs préfaces et
nous en saurions davantage sur la manière dont ils exerçaient leur métier d’écrivain... Suggestion pour un travail
d’élèves journalistes : “Relisez la préface de Britannicus et, tout en restituant l’essentiel par des citations scrupuleuses,
965
transformez-la en interview de Racine.” J’ai essayé, ça fonctionne.
Mais là aussi, des cas limites seraient vite repérables. L’interview de Vladimir Nabokov par
le même Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes en est un exemple presque caricatural. Loin
d’être la discussion à bâtons rompus qu’il semblait être, l’entretien avait en fait été totalement
contrôlé par l’auteur, chaque question préalablement soumise à son agrément, et chaque réponse
longuement préparée. Rien, durant l’heure entière, ne fut improvisé ; Nabokov restait maître du jeu.
Bernard Pivot raconta plus tard la négociation qui avait eu lieu :
“J’ai horreur de l’improvisation, me dit-il. Je n’ai jamais lâché dix mots à mes élèves ou en public que je n’aie
soigneusement pesés et écrits.
— Eh bien ! je ferai avec vous ce que je n’ai jamais admis pour personne : je vous enverrai le texte de mes
questions.
— Et j’y répondrai par écrit. Je lirai mes réponses devant les caméras.
— Mais... mais...
— Arrangez-vous pour m’installer à un bureau dont le devant sera garni d’une muraille de livres qui masquera
mon texte au public. Je suis très adroit dans l’art de faire accroire que je ne lis pas vraiment et que même à l’occasion
mes yeux vont chercher l’inspiration au plafond.”
962
Henry James, préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1071-81.
Télérama N° 2798, 27 août 2003, p. 36.
964
Considéré comme l’inventeur de l’interview littéraire moderne en France, ce journaliste a publié ses entretiens avec
des écrivains de son époque dans Enquête sur l’évolution littéraire (1891), réédité aux éditions José Corti en 1999.
965
Bernard Pivot, Le Métier de lire, réponses à Pierre Nora, Paris, Feryane, 1991, p. 140-141.
173
963
966
Ainsi fut fait, en direct, le 30 mai 1975.
“Une muraille de livres qui masquera mon texte”, ou la barrière du signe derrière laquelle
s’abrite un auteur toujours sur ses gardes... Inversement, la parole de l’auteur peut elle-même être
soumise à des formes de contrôle inédites. Les politiques des maisons d’édition se sont affinées,
leurs moyens publicitaires considérablement accrus (pour les plus importantes), et les interventions
publiques de certains auteurs, aujourd’hui sans doute au moins autant qu’hier, sont un élément de
promotion très dirigé.
Voilà donc quelques pistes qui restent à explorer... parmi bien d’autres sans doute, à
commencer par la plus paradoxale d’entre toutes, mais potentiellement riche d’enseignements :
l’interrogation sur le non-dit des préfaces. Que passent-elles sous silence, et pourquoi ? A quel
moment le préfacier décide-t-il d’arrêter sa préface (“There is really too much to say”967) ? Que
signifie une phrase comme : “Of “The Informer” and “An Anarchist” I will say next to nothing”968 ?
Un travail sur les implicites discursifs ou idéologiques pourrait être avantageusement entrepris.
“La préface, écrit Genette, est peut-être, de toutes les pratiques littéraires, la plus
typiquement littéraire, parfois au meilleur, parfois au pire sens, et le plus souvent aux deux à la
fois”969. On les assimile souvent à des seuils, ou des vestibules, des halls d’entrée, espaces de transit
vers la maison de la fiction. C’est l’image du titre de Genette, c’est la photographie ornant les Actes
du colloque “Le texte préfaciel” 970 (un porche de style oriental) ; ce sont les images d’un
Stevenson : “the writer of the preface (...) must show himself for a moment in the portico”, “if I
meet the reader on the threshold”971.
Ce ne sont pourtant pas les seules images qu’il emploie ; il se représente un soir sous l’abri
d’une véranda : “I was walking one night in the veranda of a small house in which I live... For the
making of a story here were fine conditions”972. Cette image rappelle celles de James, qui se
représente toujours écrivant derrière les vitres ou les volets d’une fenêtre donnant sur le monde :
“through the slits of cooling shutters”973 ; “the ceaseless human chatter of Venice came in at my
windows, to which I seem to have been constantly driven”974 — images de la séparation entre la vie
et la fiction, images aussi de la création littéraire, où l’auteur bénéficie d’une vue imprenable sur le
966
ibid., p. 256-257.
Henry James, préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1085.
968
Jospeh Conrad, préface de A Set of Six, vol. 2, Hynes, p. 314.
969
Gérard Genette, op. cit., p. 270.
970
Le texte préfaciel, Laurence Kohn-Pireaux (éd.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2000.
971
Préface de An Inland Voyage, http://eldred.ne.mediaone, au 11/04/00.
972
“The Genesis of the Story”, in The Master of Ballantrae, London, Nelson, p. xiii.
973
Préface de Roderick Hudson, Edel, p. 1042-43.
974
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1070.
967
174
monde tout en restant séparé de lui ; images prolongées enfin par celles de la fiction elle-même975 :
The pierced aperture (...) is the “literary form” (...), pierced in [the houses’] vast front, by the need of the
individual vision and by the pressure of the individual will.
976
C’est peut-être aussi ce que sont, finalement, les préfaces ; des fenêtres percées, des
ouvertures qui ne permettent pas l’accès direct au sens de l’œuvre, mais laissent à deviner la
richesse d’un intérieur ; moins des seuils que des façades (des interfaces), qui montrent, autant
qu’elles cachent, un monde inconnu.
975
Ce qui nous renvoie une fois encore à l’analogie avec le cadre en peinture : “La fenêtre, image redondante du cadre et
du cadré dans la peinture, en fait une métaphore presque trop belle. Déjà les anciens maîtres utilisaient la fenêtre comme
ouverture sur le paysage. Matisse en fait l’un de ses thèmes favoris et s’en sert pour rapprocher et fusionner les espaces
intérieurs et extérieurs” (Gérard Raurich, op. cit., p. 27).
976
Préface de The Portrait of a Lady, Edel, p. 1075.
175
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182
Table des matières
Introduction
3
Chapitre 1 : L’héritage critique
7
1.1 Jacques Derrida : la préface comme dissémination, 8
1.2 La typologie fonctionnelle de Gérard Genette, 13
1.3 Henri Mitterand et la linguistique des préfaces, 22
1.4 L’anthologie d’Alasdair Gray, 26
Chapitre 2 : Le contexte communicationnel
32
2.1 Les noms de la préface, 33
2.2 Qui parle ?, 44
2.3 A qui parle-t-on ?, 52
2.4 Les lieux de la préface, 60
Chapitre 3 : Le système préfaciel
71
3.1 Description d’une préface comme système, 71
3.2 Le cas des séries, 83
3.3 De la préface à l’interface, 95
Chapitre 4 : Fonctions communicationnelles des préfaces
99
4.1 L’expression publicitaire, 99
4.2 La négociation chez Scott, 108
4.3 James ou la leçon du maître, 118
4.4 La conversation chez Conrad, 124
4.5 Dickens et l’agir dramaturgique, 128
Chapitre 5 : Mais une préface a-t-elle un sens ?
136
5.1 Récit des origines, origines du récit, 137
5.2 En écrivant, en cartographiant, 151
5.3 Du mouvement et de l’immobilité du sens, 159
Conclusion
170
Bibliographie
176
183