Prof. Roberto Tufano - Histoires de terre regardèes du côté de la
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Prof. Roberto Tufano - Histoires de terre regardèes du côté de la
Prof. Roberto Tufano - Histoires de terre regardèes du côté de la mer Nous savons que pendant plusieurs siècles le vocable “Méditerranée” n’a pas été un nom propre mais un adjectif qualificatif et son évolution en substantif représente le produit final d’une vision du monde mûrie par les peuples européens et extra-européens dans les deux derniers siècles, construction mentale à laquelle ont contribué de manière déterminante les sciences humaines et sociales. Bien entendu, parler de la “mer blanche du milieu” - comme on dit dans le monde araben’a pas la même signification selon qu’on se trouve dans différents pays, sur une rive ou sur une autre, dans la mesure où la perception dépend du lieu où on se trouve, du lieu d’où l’on regarde. Par exemple, le regard français est très différent de l’italien et ce n’est que dans cette différence qu’il est possible de noter les forces et les faiblesses des nationalismes. Mais venons-en à ceux de l’Italie, dont les limites dépendent beaucoup de l’engagement historiographique dans ce secteur d’étude. L’«archéologie» du concept au XIXe siècle et l’extrême variété de significations qu’il a assumée dans le cours du siècle suivant, nous aident à déchiffrer l’imaginaire contemporain italien qui, dans le second XXe siècle, a vu généralement cette mer davantage comme un lac tranquille, lieu de relations transnationales, plutôt que comme le lieu de divisions nationales et de conflits permanents entre les civilisations, au contraire de ce qui était représenté pour l’époque médiévale et moderne. Il paraît évident que cette vision de la Méditerranée, élaborée dans l’Italie du second après-guerre, a été une représentation paradoxale, une image extravagante, à peine entamée de quelques épisodes graves et inquiétants (les bombes de Khadafi sur Lampedusa, l’avion civil italien abattu aux environs d’Ustica, l’abordage de l’Achille Lauro). Mais cette image est finalement entrée en crise d’une façon dramatique en septembre 2001 quand, après l’attaque terroriste contre les États-Unis, s’est écroulé tout le discours politique tenu jusqu’alors par les forces politiques de l’ensemble de l’arc constitutionnel. Je crois qu’il importe d’expliquer les raisons du changement survenu dans la sensibilité italienne qui est passée d’un imaginaire collectif inspiré par la peur de la mer (des massacres d’Otrante en 1480 à l’Unité italienne) à deux attitudes opposées, l’une belliciste (de l’Unité à la Seconde Guerre mondiale), la seconde irénique (du second après guerre à 2001). Ces deux dernières images de la Méditerranée nous semblent hautement idéalisées, et même fausses, très éloignées en tout cas de la longue tradition moderne. Aussi nécessiteraient-elles toutes deux de nombreux éclaircissements que seule l’historiographie est habilitée à donner. Celle d’Italie s’efforce encore aujourd’hui de pénétrer les raisons et les modes par lesquels la terre ferme se relie à la mer qui l’entoure, et vice versa. Depuis l’Unité italienne jusqu’à nos jours, le principal argument du discours politique des élites péninsulaires s’est constitué autour d’un unique caractère commun, représenté par la dimension spatiale de la “fondation” nationale, qui a entraîné la redéfinition géographique de la pratique politique. Or, un tel processus de relocalisation géopolitique de la nouvelle nation a été le fruit d’une idéologie nationaliste, absolument autarcique, comme l’a démontré Federico Chabod dans son étude sur la politique extérieure de l’Italie à la fin du XIXe siècle (Storia della politica estera italiana dal 1870 al 1896. I. Le premesse, Bari 1951). Avec l’invocation des “aigles” de la Rome antique, l’Italie mazzinienne préparait l’extension géographique des confins italiens aux rivages africains, venant sanctionner une domination retrouvée sur la Méditerranée : c’est en effet, le sens dans les années quatre-vingts du XIXe siècle, du lancement de trois cuirassés, l’Enrico Dandolo (le doge du siège de Constantinople en 1203), l’Andrea Doria (le vainqueur de Lépante) e la Caio Duilio (le vainqueur de la bataille de Milazzo pendant la première guerre punique), qui auraient dû garantir à la nation le contrôle de la Méditerranée. L’histoire qui suit est aussi connue que triste et, pour le thème de la Méditerranée, n’apporte rien de nouveau à ce qui s’était déjà élaboré pendant la monarchie libérale : la mer limitrophe est l’”espace vital” de la nation italienne, le lieu où elle doit exercer sa propre politique extérieure indépendante au détriment des autres nations ( y compris de la “soeur”française), pour lesquelles cette mer n’est qu’un “chemin”, alors que pour l’Italie c’est la “voie” majeure qui part de Rome, la cité de l’universalité méditerranéenne (Benito Mussolini: Italia marinara, avanti, in Il popolo d’Italia, 18 dicembre 1919, p. 1 e Opera omnia, Firenze 1956, vol. XXVIII, p. 71). Dans le discours du second après-guerre, la Méditerranée a disputé au champ lexical de l’“Europe” la primauté sur la scène des relations internationales, au point que, malgré l’apparente polysémie du premier terme, s’est toutefois établie - et a persisté encore après la disparition des deux grands partis représentant des cultures politiques du catholicisme et du marxisme, la démocratie chrétienne et le Parti communiste -, une unité d’usage à travers les engagements politiques, tantôt directe, tantôt d’un type transversal, qui renvoie à une velléité assez vague d’affaires extérieures conduites d’une façon autonome par rapport au système politique international. Ainsi, si après la Seconde Guerre mondiale la communauté italienne a participé activement à consolider des liens forts avec le nord de l’Europe, celle-ci a également créé plus au sud une autre frontière spéculaire, mais hypothétique, entrevue comme une possibilité de pratiquer des politiques nationales plus autonomes, échappant au strict et efficace contrôle technocratique de l’appareil bureaucratique de Bruxelles. Comme nous avons pu le noter, tout discours sur la Méditerranée taille transversalement chaque nœud culturel, politique, social et religieux de l’Italie moderne et contemporaine. Cela forme, change et transforme l’image collective de cette mer et des sujets qui y agissent : autrefois c’était le conflit entre le christianisme et l’islam; à l’époque moderne, l’origine du gap entre les pays du Nord de l’Europe et le Sud de l’Italie; puis l’expression géographique d’une volonté de puissance nationale, avec le rappel fantaisiste et trompeur d’une histoire “italienne” glorieuse, incluant à l’intérieur la polémique entre le Nord et le Sud (et réciproquement) de la péninsule ; enfin, dans notre quotidienneté, le drame de l’immigration clandestine, du terrorisme et de la riposte qui lui est faite, thèmes qui renvoient non seulement aux vieilles images de la confrontation entre les modèles différents de développement, mais aussi à celles plus antiques du conflit millénaire entre Orient et Occident. Il appartient par conséquent à l’historiographie d’éclairer tous ces aspects, en jetant la bonne lumière sur les rapports qui lient le Sud italien à la Méditerranée et, à travers eux, à l’Europe (France et Angleterre en tête), à l’Afrique et à l’Asie. ( Roberto Tufano, professeur d’Histoire moderne à l’Université de Catane et coordinateur de la Summer School)