Florent Audoye
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Florent Audoye
1 – H&M fashion news, 2013. Fineliner et crayon sur formulaire H&M. 14,9 x 10,5 cm. 2 – Automatism, 2013. Fineliner sur document pédagogique du Miami Art Museum. 14,8 x 10,5 cm. Florent Audoye 3 – Le RSA, c’est aussi pour les jeunes, 2011. Fineliner sur brochure Allocations Familiales. 21 x 21 cm. par Christophe Donner 4 – J’aime, j’aime moins, 2012. Fineliner et crayon sur formulaire Carrefour. 21 x 14,8 cm. 5 – Paris, 2013. Crayon sur papier Moleskine City Notebook Paris. 14 x 8,5 cm. Le formulaire et la formule de l’art 1|3 Le formulaire est une insulte. Vraiment l’ennemi de l’art. Il s’insinue partout dans la vie courante pour réduire en miette cette « vie courante » et en faire une vie non courante, une vie découpée en morceaux, des morceaux de cadavre. Le formulaire est le pacte avec le diable que chaque impétrant doit signer avant d’entrer en enfer. Le formulaire est laid, il est dessiné par des artistes qu’on a enfermés, frappés, torturés, soumis au chantage : « Maintenant, salaud d’artiste, tu vas nous dessiner un formulaire pour tous les futurs esclaves remplisseurs de formulaire, sinon tu n’auras pas à manger. » L’artiste dessine un formulaire, mais ça ne va pas, il doit le refaire car ce n’est pas assez laid, pas assez méchant esthétiquement, ce n’est pas artistiquement assez insultant. Il doit s’y prendre à quatre ou cinq fois avant que son « dessin » soit enfin accepté : par le dégueulis des couleurs, le kitsch des photos, le démodé des typos, la perversion de toutes les divines proportions, il a atteint le sommet de l’abjection. Un formulaire qu’on va pouvoir imprimer, diffuser, distribuer et faire remplir par des quantités de gens qui ne se rendront compte de rien, ils prendront ça pour un jeu où il y a des cases à remplir. La case est le langage universel du formulaire. En chinois, en russe, en arabe, en anglais, la case est la seule chose qu’on reconnaît d’un questionnaire à l’autre. Il n’y a plus de prénom, plus de nom, plus de date de naissance, il n’y a désormais que des lettres et des chiffres à faire rentrer dans des cases. Et l’humanité se plie à l’exercice avec bonheur, avec son stylo elle coche, biffe, remplit, heureuse de s’identifier, de se déterminer, elle a l’impression d’exister, et même de s’exprimer alors que, divisée en M., Mme ou Mlle, elle entre sans le savoir dans la régression, elle se fond, se réduit, se tait. Et puis un jour, Florent Audoye, devant le formulaire d’un dossier de candidature en vue de devenir équipier chez Quick, le foutre l’a pris, comme disaient les anciens. Le foutre, c’est vraiment ça. Le foutre contre le clean, l’aseptisé, le mort, et contre le mensonge auquel on lui demandait de se plier pour entrer chez Quick. Inventez, M., Mme ou Mlle, un mensonge digne d’une petite case. Il était sur son vélo, d’après ce qu’il m’a |4 2| |5 52 53 raconté, ou que j’ai cru comprendre et me souvenir, il était sur son vélo et l’illumination lui est venue en pensant à ce qu’il venait de remplir. Il est retourné chez Quick, il s’est emparé du formulaire et il a écrit : « Il me faut de l’argent ». Mais c’était trop bon pour eux, il a gardé la feuille qui était devenue une œuvre. Florent Audoye a le mérite de ne pas transformer ces étincelles de lucidité en éclairage accablant sur « notre société ». Son exposé ne produit pas de discours sur la misère, les jeunes, la politique, l’emploi, toutes ces niches pourvoyeuses de formulaires. Son art est fragile, jusque dans l’humour qu’il distille, discrètement. The form and the formula of art A form is an insult. Truly the enemy of art. It insinuates itself everywhere in ordinary life to reduce the “routine” to crumbs and to make it an unordinary life, a life cut into pieces, pieces of a cadaver. A form is the pact with the devil that each applicant must sign before entering Hell. A form is ugly, it is designed by artists that have been enclosed, hit, tortured, subjected to blackmail: “Now, jerk artist you are going to design us a form for all the future slave fillers of forms, if not you will have nothing to eat.” The artist designs a form, but it is not right, he must do it again because it is not ugly enough, not aesthetically bad enough; it is not artistically insulting enough. He must work on it four or five times before his “design” is finally accepted; by the puke of the colours, the kitsch of the photos, the outdated fonts, the perversion of all divine proportions, he reaches the summit of abjection. A form that we will be able to print, distribute and make many people fill in who will not notice anything, they will take it for a game where there are checkboxes to be filled. The checkbox is the universal language of the form. In Chinese, Russian, Arabic, English, the checkbox is the only thing that can be recognized from one form to another. There is no longer any first name, last name, no date of birth, from now on there are only letters and figures to be put into checkboxes. And humanity happily submits to the exercise, with its pen it ticks, crosses out, fills, happy to identify itself, determine itself, it has the impression of existing, and even of expressing itself while, divided into Mr. Mrs. Ms., without knowing, it enters regression, it melts, reduces and silences itself. And then one day, Florent Audoye, in front of the form of an application dossier to become a team member for Quick, the shit hit, as the ancients said. The shit, it is truly that. The shit against the clean, the sanitized, the dead and against the lie to which he was being asked to submit to join Quick. Invent Mr., Mrs. or Ms., a lie worthy of a small checkbox. He was on his bicycle, according to what he told me, or what I thought I heard and remembered, he was on his bicycle and enlightenment came to him while he was thinking about what he had just filled in. He went back to Quick, he seized the form and he wrote: “I need money.” But it was too good for them; he kept the sheet of paper which had become a work of art. Florent Audoye has the virtue of not transforming these sparks of lucidity into damning illumination of “our society.” His presentation does not produce any discourse on misery, youth, politics, employment, all these niches that are purveyors of forms. His art is fragile, as far as the humour that distils discretely.